Trimestriel Regards n° 50 - Printemps 2019

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L’ÉDITO

Pendant ce temps-là

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Pendant ce temps-là, pendant que l’on débat – ou que l’on fait mine de débattre et que l’on fait croire aux citoyens français qu’ils sont écoutés (et entendus) – les gilets jaunes continuent de dénoncer l’injustice fiscale, les retraités manifestent pour l’indexation de leurs pensions sur les salaires, les jeunes se mettent en grève pour le climat et les fonctionnaires se mobilisent pour les services publics. Pendant ce temps-là, les pauvres sont de plus en plus pauvres, les riches de plus en plus riches, les inégalités se creusent, les migrants se noient dans la Méditerranée, les discriminations et les violences homophobes, sexistes et racistes ne cessent d’augmenter et les nationalistes gagnent du terrain. Pendant ce temps-là, la planète continue de chauffer. Et ça chauffe pour la planète. Tous les indicateurs sont au rouge et les dirigeants politiques, comme les plus grands patrons du monde, continuent de faire comme si les ressources de la planète étaient inépuisables. Il y a aujourd’hui moins de 20 % de terres vierges de toute activité humaine. Les scientifiques estiment pourtant qu’il faudrait préserver entre 30 et 40 % des terres émergées pour assurer la survie des services écosystémiques majeurs… qui permettent aux humains de vivre. Mais la croissance à tout prix, la production intensive, le sens des affaires et du business, l’appât du gain et des profits restent leur seule boussole. Pourtant, ces indicateurs de mauvaise santé planétaire, nous les connaissons : émission de gaz à effet de serre en augmentation, hausse des températures et du niveau des océans, fonte des glaciers, plus de deux


cents millions d’habitants touchés par les catastrophes naturelles chaque année… Plusieurs rapports scientifiques attestent également d’une extinction de masse de la faune, avec une généralisation de l’érosion de la biodiversité. On estime que 60 % des populations d’animaux sauvages ont disparu du globe en à peine un demi-siècle. Face à cette catastrophe annoncée, voire programmée, de quelle mobilisation avons-nous besoin ? Le dossier de ce numéro de Regards est consacré à la rhétorique de l’effondrement. Entre survivalisme – qui génère une économie florissante (parce qu’il n’y a pas de sot capitalisme) –, mobilisation collective mondiale – avec les marches pour le climat –, climatoscepticisme – assumé par de nombreux dirigeants de la planète –, les réactions sont diverses et les affects provoquent tout à la fois le sentiment de peur ou le repli sur soi, et la prise de conscience de la nécessaire mobilisation collective. De la politisation de la question environnementale et climatique dépend sans doute le succès de la révolution qui s’impose. Parce que si la situation est présentée comme « ca-tas-tro-phique » par de nombreux chercheurs, nous pouvons encore éviter le pire. Éviter le pire. C’est aussi l’enjeu des élus locaux et des associations d’habitants qui interpellent les organisateurs des Jeux olympiques de 2024. L’enquête de Cyril Lecerf-Maulpoix, en Seine-Saint-Denis, révèle l’absence de prise en compte des exigences des élus locaux et des habitants face à ce projet aussi antiécologique qu’indifférent aux résidents des quartiers. De souveraineté, il est aussi question dans ce numéro avec la passionnante enquête intellectuelle de Marion Rousset. Enfin, c’est également en Seine-Saint-Denis que nous avons pris la pause déjeuner, à Stains, pour faire le point sur la situation des quartiers populaires avec la militante Assa Traoré, la sociologue MarieHélène Bacqué et le maire de Stains, Azzédine Taïbi. Parce que pendant c’temps-là, y en a qui veulent changer la donne. ■ pierre jacquemain

Face à la catastrophe annoncée, voire programmée, de quelle mobilisation avons-nous besoin ?

La presse vit des moments terribles. Des titres disparaissent. Les journalistes sont toujours plus malmenés et précarisés. À cela, il faut ajouter le climat nauséabond qui pèse sur la liberté de la presse comme l’illustre la loi dite sur les « fake news » ou celle sur le « secret des affaires ». Depuis toujours, Regards tâche de participer au rayonnement du pluralisme. Et pour continuer à agiter le débat d’idées et à bousculer la gauche, nous avons besoin de vous.

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DANS CE NUMÉRO 04 CE PRINTEMPS Agenda culturel et intellectuel. 06 L’ÉDITO Pendant ce temps-là 08 JEREMY CORBYN, L’ESPOIR ET LES ZONES D’OMBRE L’inattendu leader du Parti travailliste l’a sorti de son ornière libérale, mais s’il fédère une nouvelle génération, il peine à le rassembler autour d’un projet politique cohérent. 16 EUROPE : LES IMPASSES DE LORDON La « sortie » de l’Union européenne flatte le ressentiment contre celle-ci, sans résoudre d’impossibles contradictions, faute d’issue politique vers un modèle alternatif. 26 SEINE-SAINT-DENIS : QUI VA TOUCHER « L’HÉRITAGE » DES JO 2024 ? C’est promis : la manne des Jeux olympiques va ruisseler sur les habitants du 93… qui ne s’en laissent pas conter et se mobilisent contre des projets opaques.

46 DOSSIER. CLIMAT/BIODIVERSITÉ, GAME OVER L’apocalypse n’est plus une fiction. Elle a commencé sous nos yeux, mais ses vrais responsables continuent de regarder ailleurs. Quelles mobilisations faut-il leur opposer pour conjurer cette issue, comment même penser l’effondrement qui vient ? 80 LES PATRONS DE GAUCHE, PLUS PATRONS QUE DE GAUCHE ? Espèce rare et méconnue, le patron progressiste ne parvient pas toujours à assumer ses contradictions, et ses salariés en font parfois plus les frais que dans une entreprise « normale ». 90 POURQUOI LES GILETS JAUNES N’ONT-ILS PAS VU LA COULEUR DES QUARTIERS ? Les luttes des gilets jaunes et celles des banlieues populaires avaient tout pour converger. À Stains, nos trois invités discutent de ce rendez-vous manqué. 104 VICTOIRE TUAILLON RADIOLOGIE DE LA COUILLE N’ayant pas réussi à trouver sa place au sein des radios conventionnelles, Victoire Tuaillon s’est fait la sienne avec brio avec son podcast Les Couilles sur la table.

36 LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE, CE N’EST PAS DE L’HISTOIRE ANCIENNE Les gilets jaunes veulent rétablir le peuple dans sa souveraineté. Mais cette notion qui a beaucoup voyagé depuis Rousseau a trop souvent été dévoyée pour ne pas susciter des réserves.

EUROPE :

LES IMPASSES DE LORDON - 16

SEINE-SAINT-DENIS : QUI VA TOUCHER

« L’HÉRITAGE » DES JO 2024 ? - 26


LES INVITÉS

PHILIPPE MARLIÈRE 08

ASSA TRAORÉ 90

Professeur de sciences politiques à l’University College London (Royaume-Uni).

Sœur d’Adama Traoré, porte-parole du comité Vérité et justice pour Adama.

MARIE-HÉLÈNE BACQUÉ 90

PABLO SERVIGNE 66

Chercheur indépendant, ingénieur agronome et docteur en science de l’Université libre de Bruxelles.

Sociologue et urbaniste, professeure à l’université Paris Ouest, elle a participé à la création de la coordination nationale des quartiers populaires Pas sans nous.

CHRISTOPHE AGUITON 70

AZZÉDINE TAÏBI 90

Chercheur en sciences sociales, militant d’Attac.

Maire communiste de Stains et conseiller départemental de Seine Saint-Denis.

PATRICK FARBIAZ 84

Chercheur en sciences sociales, militant d’Attac.

LES CHRONIQUES DE… ROKHAYA DIALLO 44 Journaliste et réalisatrice

ARNAUD VIVIANT 78

Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

BERNARD HASQUENOPH 102 Fondateur de louvrepourtous.fr

LE 80 - LES PATRONS DE GAUCHE,

PLUS PATRONS QUE DE GAUCHE ?

VICTOIRE TUAILLON RADIOLOGIE DE LA COUILLE - 104


10 Expos

Vasarely. Jusqu’au 6 mai 2019, Centre Pompidou, Paris. Première grande rétrospective française consacrée au père de l’art optique, qui marqua les années 1960-1970.Océanie. Jusqu’au 7 juillet 2019, Musée du quai Branly-Jacques Chirac, Paris. Panorama de l’art du cinquième continent de la planète, riche d’une multitude de cultures.Génération en révolution. Dessins français du musée Fabre (1770-1815). Jusqu’au 14 juillet 2019, Musée Cognacq-Jay, Paris. Être artiste quand la monarchie s’effondre et que s’esquisse un monde nouveau.Foot et monde arabe. La révolution du ballon rond. Du 10 avril au 21 juillet 2019, Institut du monde arabe, Paris. Une scénographie immersive pour une épopée humaine, politique autant que sportive.Le modèle noir de Géricault à Matisse. Jusqu’au 21 juillet 2019, Musée d’Orsay, Paris. Représentation des figures noires dans la peinture, de l’abolition de l’esclavage aux années 1950.Homère. Jusqu’au 22

VOIR ROUGE De la révolution d’Octobre, en 1917, à la mort de Staline, en 1953, comment les artistes ont accompagné la mutation politique de la Russie. Du pluralisme créatif à un art de propagande, de l’invention formelle à un nouvel académisme. Rouge. Art et utopie au pays des Soviets. Jusqu’au 1er juillet 2019, Grand Palais, Paris.

juillet 2019, Louvre Lens. Voyage en compagnie de l’auteur de l’Iliade et de l’Odyssée, l’un des fondements de la culture occidentale.Rennes, les vies d’une ville. Jusqu’au 25 août 2019, Musée de Bretagne, Rennes. Un regard historique et anthropologique sur la capitale bretonne fondée il y a deux mille ans.Vingt-quatre heures de la vie d’une femme. Jusqu’au 22 septembre 2019, Musée d’art moderne et contemporain de SaintÉtienne. Exposition-fiction autour de la journée d’une femme imaginaire.Contre-vents. Solidarités ouvrières, étudiantes et paysannes dans l’Ouest : une généalogie. Du 26 mai au 29 septembre 2019, Le Grand café – Centre d’art contemporain, Saint-Nazaire. Une histoire régionale, sociale et politique, de 1968 à aujourd’hui.L’Asie rêvée d’Yves Saint Laurent. Du 6 avril au 6 octobre 2019, Musée des Arts asiatiques, Nice. Créations du grand couturier inspirées par l’Orient et objets traditionnels.

À LA MODE ANTIQUE Jamais l’Antiquité n’aura été aussi tendance. Elle imbibe mode et publicité, cinéma et BD... Sans compter l’art contemporain qui se marie ici avec l’archéologie. Choc esthétique et réflexion savante. Age of classics ! L’Antiquité dans la culture pop. Jusqu’au 22 septembre 2019, Musée Saint-Raymond, Toulouse.

MUSIQUE CITOYENNE Plongée sonore, visuelle et archivistique dans trois décennies de musiques émergentes des deux côtés de la Manche, d’irruption d’une jeunesse métissée et de mouvements antiracistes. Paris-Londres. Music Migrations (1962-1989). Jusqu’au 5 janvier 2020, Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris.


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CE PRINTEMPS

Essais

Sarah Al-Matary, La Haine des clercs. L’Anti-intellectualisme en France, éd. Seuil, 14 mars.Alain Badiou, Méfiez-vous des Blancs, habitants du rivage, éd. Fayard, 13 mars.Ilvo Diamanti et Marc Lazar, Peuplecratie. La métamorphose de nos démocraties, éd. Gallimard, 21 mars.Emmanuel Dockès, Voyage en misarchie. Essai pour tout reconstruire, éd. Du Détour, 2 mai.François Dubet, Le Temps des passions tristes. Inégalités et populisme, éd. Seuil-La République des idées, 7 mars.Francis Dupuis-Déri et Benjamin Pillet, L’Anarcho-indigénisme, éd. Lux, 3 mai.Arnaud Esquerre, Interdire de voir. Sexe, violence et liberté d’expression au cinéma, éd. Fayard, 10 avril.Cynthia Fleury, Le soin est un humanisme, éd. Gallimard, mai.Isabelle Garo, Communisme et stratégie, Amsterdam, 15 février.André Gorz, Penser l’avenir, Entretien avec François Noudelmann, éd. La découverte, 9 mai.

PEUPLE ET RÉVOLUTION Ce sont deux textes aussi concis qu’incisifs que livrent les historiennes Ludivine Bantigny et Déborah Cohen pour inaugurer une nouvelle collection intitulée « Le mot est faible ». La première restitue son tranchant au mot dévoyé de révolution pour « redonner du sens » aux possibles d’aujourd’hui, tandis que la seconde institue le peuple comme sujet parlant, contre la foule et la populace.  Ludivine Bantigny, Révolution / Déborah Cohen, Peuple, éd. Anamosa.

Eric Le Breton, Mobilité, la fin du rêve ?, éd. Apogée, mars.Elaine Mokhtefi, Alger, capitale de la révolution. De Fanon aux Black Panthers, éd. La Fabrique, 10 mai.Pierre Odin, Pwofitasyon. Luttes syndicales et anticolonialisme en Guadeloupe et en Martinique, éd. La Découverte, 23 mai.Sylvaine Perragin, Le Salaire de la peine. Le business de la souffrance au travail, éd. Don Quichotte, 4 avril.Thomas Piketty, Manon Boujou, Lucas Chancel, Anne-Laure Delatte, Stéphanie Hennette, Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez, Changer l’Europe, c’est possible !, éd. Seuil, 2 mai.Xavier Ragot, Civiliser le capitalisme. Crise du libéralisme européen et retour du politique, éd. Fayard 3 avril.Yann Raison du Cleuziou, Une contre-révolution catholique. Aux origines de la Manif pour tous, éd. Seuil, 7 mars.Jacques Rougerie, Eugène Varlin, Aux origines du mouvement ouvrier, éd. Du Détour, 11 avril.

COMMUNISME ET FÉMINISME Le retour en grâce de la figure de la sorcière a donné un second souffle aux travaux de l’universitaire américaine Silvia Federici, autrice de Caliban et la sorcière. Dans Le Capitalisme patriarcal, cette théoricienne marxiste dessine un nouveau type de communisme, revisité à l’aune d’un féminisme radical. Elle est notamment connue pour défendre l’idée d’un salaire pour le travail domestique, cette usine sociale bien audelà de l’usine. Silvia Federici, Le Capitalisme patriarcal, éd. La Fabrique.

LE NÉOLIBÉRALISME EN GUERRE Le philosophe Maurizio Lazzarato a choisi d’explorer la résurgence, au sein de ces démocraties dites libérales, d’idéologies de type autoritaire. Et loin d’expliquer cela par l’essor d’un populisme qui aurait surgi spontanément, il évoque une guerre de classe, de race et de sexe. Une guerre que la gauche aurait selon lui intérêt à mener : « Puisque le capital déteste tout le monde, il faut que tout le monde déteste le capital ». Maurizio Lazzarato, Le Capital déteste tout le monde. Fascisme ou révolution, éd. Amsterdam.



PORTRAIT DE POUVOIR

JEREMY CORBYN, L’ESPOIR ET LES ZONES D’OMBRE Arrivé contre toute attente à la tête d’un Parti travailliste qu’il a significativement gauchisé et revivifié, Jeremy Corbyn reste controversé en son sein et, dans le contexte du Brexit, il peine à le rassembler autour d’une ligne claire. par philippe marlière, illustrations alexandra compain-tissier

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N

Nous sommes au printemps 2015, quelques semaines avant l’élection du leader du Parti travailliste. Les militants et les sympathisants doivent pourvoir au remplacement d’Ed Miliband, qui vient de perdre l’élection législative et a démissionné de son poste. Au Royaume-Uni, un dirigeant ou une dirigeante qui perd une élection ne s’accroche pas à ses fonctions. Le Labour Representation Committee (LRC) organise sa conférence annuelle, et m’a invité à faire le point sur la gauche française. L’appellation LRC a été reprise en 2005 par l’aile gauche travailliste : le LRC était l’association qui regroupait les organisations socialistes et syndicales à l’origine de la création du Labour Party en 1900. Ce jour-là, l’atmosphère est morose et l’assistance clairsemée. Le Parti travailliste vient d’être sévèrement battu après cinq années d’un gouvernement conservateur et libéral qui a mené une politique d’austérité dure. La gauche de l’organisation semble paradoxalement encore plus marginalisée et incapable d’exercer la moindre influence dans la recomposition qui s’annonce. Durant une pausecafé, je croise Jeremy Corbyn, un député de l’aile gauche peu connu du public. Je lui pose la question sans détour : « Quel candidat ou candidate le Socialist Campaign Group [SCG – le petit courant de

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la gauche parlementaire travailliste] va-t-il présenter ? » Corbyn me répond sur un ton fataliste, d’une voix fatiguée : « La santé de John McDonnell [leader du SCG et aujourd’hui en charge des finances et de l’économie dans le shadow cabinet] ne lui permet pas d’être candidat et Diana Abbott [candidate en 2010] ne souhaite pas se représenter : elle veut prendre des vacances avec ses enfants. J’aimerais aussi partir en vacances, cela ne m’arrange donc pas. Mais je crois que je vais devoir me sacrifier… » Ainsi s’exprimait celui qui, quelques semaines plus tard, allait être triomphalement élu par les adhérents et sympathisants. JEREMY QUI ? Qui connaissait Jeremy Corbyn avant qu’il ne devienne leader de son parti ? Au-delà des administrés de sa circonscription et des cercles restreints de la gauche travailliste, il est probable que peu de personnes avaient entendu parler de cet homme de soixante-sept ans (aujourd’hui soixante-dix). Élu député pour la première fois en 1983 à Islington, au nord de Londres, il est réélu consécutivement à sept reprises depuis 1983. Lors de l’élection remportée par David Cameron en 2015, Corbyn conserve encore une très solide majorité : 60 % des voix et une avance de 21 000 bulletins sur son concurrent direct.

Bien avant de devenir député, Jeremy Corbyn a occupé divers postes administratifs dans des syndicats du TUC (National Union of Public Employees et Amalgamated Engineering and Electrical Union). Il est ensuite élu conseiller municipal à Londres dans les années 70. Il vote contre l’adhésion du Royaume-Uni à la Communauté économique européenne en 1975, et soutient Tony Benn en 1981 dans sa tentative de se faire élire vice-leader du parti. Corbyn appartient donc à l’aile gauche « bennite », une aile socialedémocrate radicalement de gauche – mais ni révolutionnaire, ni même d’inspiration marxiste. Corbyn fait son entrée au parlement en 1983, peu avant la grande grève des mineurs (1984-1985), qui va profondément affecter le mouvement ouvrier britannique. Il suscite une première controverse en 1984, lorsqu’il invite Gerry Adams à Westminster. À l’époque, le dirigeant de Sinn Féin est persona non grata dans les médias et dans les institutions britanniques, car on

PHILIPPE MARLIÈRE Professeur de sciences politiques à l’University College London (Royaume-Uni)


PORTRAIT DE POUVOIR

le soupçonne d’être lié à l’Armée républicaine irlandaise (IRA, organisation pratiquant la lutte armée). En 1990, le député londonien participe à la campagne contre la Poll Tax et refuse de la payer, évitant de peu une peine de prison. Corbyn est connu pour son engagement en faveur de trois causes principales : c’est un militant du Campaign for Nuclear Disarmament (CND, fondé par le philosophe Bertrand Russell en 1957) ; il défend les droits du peuple palestinien ; enfin, il s’intéresse de près à la situation politique en Amérique latine (sa deuxième épouse est chilienne et son épouse actuelle est mexicaine). Entre 1997 et 2010, il est le député travailliste qui a voté le plus grand nombre de fois contre son propre gouvernement ; et le deuxième député travailliste, dans l’histoire du parti, qui s’est le plus opposé à un gouvernement de son bord. Ses opposants ne se privent pas de le lui rappeler quand il se plaint que des députés ne respectent pas ses consignes de vote. La victoire de Corbyn en 2015 est donc celle d’un loup solitaire, sans appui dans l’appareil du parti ni soutien dans les médias. Le Socialist Campaign Group ne regroupe alors qu’une quinzaine de députés au mieux, et ne pèse guère dans les débats internes. Cette victoire est, à bien des égards, fulgurante, digne d’un conte de fée politique. Mais

elle s’explique par un mouvement politique de fond : le rejet viscéral de la « troisième voie » blairiste par les adhérents et électeurs travaillistes, et de vingt années d’adaptation au néolibéralisme à gauche. UN EUROSCEPTIQUE À LA TÊTE D’UN PARTI EUROPHILE Pour les partisans du nouveau leader, le bon résultat obtenu lors de l’élection générale de 2017 doit être mis à l’actif d’un « effet Corbyn ». Avec 30,4 % des voix et 232 sièges contre 36,9 % et 330 sièges, Theresa May a perdu à la Chambre des communes la majorité dont les conservateurs disposaient sous la précédente législature. Alors que les opposants à Corbyn prédisaient au Parti travailliste le pire résultat depuis 1983, la défaite de 2017 prend l’allure d’une… victoire. L’idée selon laquelle ce résultat s’explique par un vote pro-Corbyn du public n’est cependant pas étayée par les faits. Un électorat travailliste traditionnel s’est certes reconnu dans la plateforme électorale la plus à gauche du parti. Mais la proposition de renationaliser les chemins de fer, tabou absolu sous Blair et Brown, était en réalité populaire dans le public depuis longtemps. « L’effet Corbyn » n’est pas démontré pour deux raisons : les sondages de cotes de popularité montrent

La victoire de Corbyn en 2015 est fulgurante, mais elle s’explique par un mouvement politique de fond : le rejet viscéral de la « troisième voie » blairiste.

sans discontinuer depuis 2015 que Corbyn est très peu populaire (encore plus impopulaire que l’impopulaire Theresa May !). Le vote de 2017 a davantage été un vote d’avertissement des perdants du référendum sur la sortie de l’Union européenne. En effet, les partis pro-UE (dont le Parti travailliste) ont bénéficié du vote utile d’électeurs alarmés par la main-

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PORTRAIT DE POUVOIR

mise des ultras pro-Brexit, au sein du gouvernement, sur les négociations de sortie. Le référendum a divisé profondément le pays et le vote « Leave » l’a emporté de peu. Le Parti travailliste, principal parti d’opposition prônant le maintien dans l’Union, a donc pu bénéficier d’un vote pro-européen des Britanniques qui s’opposaient à un Brexit « dur ». Pour son leader, le Brexit s’avère depuis 2016 une distraction coûteuse : il préférerait orienter le débat national sur son programme économique, de facture socialedémocrate de gauche. Les événements actuels l’en empêchent, et on le somme de se prononcer sur une question qui, en réalité, l’embarrasse depuis le début. Jeremy Corbyn a mené une campagne des plus tièdes en faveur du maintien dans l’UE : l’écrasante majorité des député(e)s, des membres du parti, des syndicats et des organisations « amies », telle Momentum, était favorable au Remain. Deux tiers des électeurs et électrices travaillistes ont voté en faveur du maintien dans l’UE. Le tiers qui a voté en faveur de la sortie est, en général, regroupé dans les bastions travaillistes du Nord de l’Angleterre. Le choix a donc été fait de ne pas s’aliéner cet électorat ouvrier. Corbyn met en avant le fait qu’un vote démocratique a eu lieu et qu’il doit être respecté. Les opposants à cette ligne estiment que le vote a été obtenu à la suite d’une campagne référendaire mensongère des néoconservateurs. En outre, trois ans

après, nombre des promesses d’un Brexit radieux se sont avérées infondées. Un nouveau vote s’imposerait donc afin de trancher la question une fois pour toutes. Corbyn a longtemps résisté à la pression. Celle-ci est devenue trop importante lors du congrès travailliste de Liverpool, en septembre dernier : il a dû composer avec la base militante et concéder que l’option d’un deuxième référendum était sur la table. Plus le feuilleton à rebondissements du Brexit s’est enlisé, plus le refus de Corbyn d’envisager un second référendum est apparu comme un soutien implicite au Brexit. Le leader travailliste est en effet un opposant de longue date à l’UE, dans la tradition bennite du parti. Le problème est que Corbyn n’a jamais été en mesure d’articuler un discours de sortie de gauche, le fameux « Lexit », qui est demeuré, de bout en bout, introuvable. Leaver contraint par la position pro-Union de son parti à adopter une position pro-Remain, son comportement ambivalent et indécis a irrité les partisans du maintien, à la droite et à la gauche du Parti travailliste. La stratégie corbyniste comporte un risque électoral important : celui de perdre une part importante de l’électorat travailliste du Sud de l’Angleterre, qui a voté massivement contre le Brexit. Cet électorat pourrait être tenté de porter ses suffrages sur les libéraux-démocrates, une formation centriste pro-européenne qui réclame un deuxième

Pour Corbyn, le Brexit s’avère une distraction coûteuse : il préférerait orienter le débat national sur son programme économique, de facture socialedémocrate de gauche.

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référendum depuis un an. Corbyn a tenté en réalité de trianguler deux thèmes majeurs de droite : la fierté de recouvrer « l’indépendance » et le contrôle de l’immigration. Cependant, le souverainisme, entendu comme revendication patriotique et rejet de « l’Europe », est totalement résiduel dans l’électorat travailliste, y compris parmi les électeurs ouvriers. Il existe certes un électorat ouvrier qui lit The Sun et a soutenu la guerre des Malouines, mais celuici vote traditionnellement conservateur. En jouant maladroitement cette carte patriotique, Corbyn a pris le risque de perdre le soutien d’un électorat flottant, de classe moyenne, excédé par l’orientation ultra-droitière du Brexit. Cet électorat pourrait se rabattre sur les libéraux-démocrates, les partis nationalistes (Plaid Cymru, SNP) ou le Green Party – tous pro-UE. Or pour remporter l’élection générale, le Parti travailliste a un besoin vital du vote de ces électeurs dans les circonscriptions du Sud. Cette position attentiste sera-t-elle payante ? L’avenir le dira. Mais, jusqu’à présent, l’euroscepticisme implicite de Corbyn n’a pas permis au Parti travailliste de creuser l’écart, dans les sondages, avec une première ministre et un Parti conservateur pourtant très impopulaires. QUELLE DÉMOCRATIE ? On reproche à Corbyn de se concentrer sur des questions relativement secondaires pour le public (comme le renouvellement de la force de

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frappe nucléaire, Trident) et de déraper en public sur des sujets sensibles. Plusieurs accusations d’antisémitisme ont été portées contre lui : en 2012, notamment, l’épisode de la fresque murale à Londres a fait couler beaucoup d’encre. Au nom de la liberté d’expression, Corbyn a défendu une peinture qui représentait des banquiers juifs en « maîtres du monde », selon une imagerie qui rappelait celle des caricatures antisémites des années 30. Dans un premier temps, Corbyn a maintenu sa position. Quand la polémique a pris de l’ampleur dans son parti et dans les médias, Corbyn est revenu sur ses propos, en affirmant qu’il n’avait pas bien regardé le dessin avant d’apporter son soutien à son auteur. Mais c’est surtout son incapacité à réagir aux cas d’antisémitisme dans le parti, bien réels, qui a conduit ses opposants et certains de ses alliés à se demander si Corbyn combattait effectivement l’antisémitisme. En cela, Corbyn représente avant tout une vieille gauche « antisioniste » qui, vis-à-vis de l’antisémitisme, oscille entre ignorance du problème et indifférence. Sur la question migratoire, Corbyn se positionne dans la mouvance « populiste de gauche » de type Mélenchon-Kuzmanovic en France ou Sahra Wagenknecht en Allemagne, qui se fixe l’objectif « de ralentir, voire d’assécher les flux migratoires » par le recours à un « protectionnisme solidaire ». Dans les cercles populistes de gauche, on fustige la « bonne conscience de gauche »

pro-immigration qui tiendrait sur la question le même discours que le patronat. Les migrants seraient, selon eux, cette « armée de réserve » du Capital, destinée à concurrencer par le bas les droits et les salaires des travailleurs nationaux. La formule du « protectionnisme solidaire » des populistes de gauche laisse perplexe. En aucune manière le protectionnisme n’est en état de combattre le fléau principal : la spirale désastreuse de la financiarisation, de la marchandisation universelle, de la dérégulation et des bas salaires. Cette bataille n’est pas avant tout locale, nationale ou supranationale : elle est à la fois locale, nationale et supranationale. Ce que ne dit pas Corbyn, c’est que l’immigration vers le Royaume-Uni est essentiellement de nature extracommunautaire. La sortie de l’UE ne va pas donc pas régler la question. En outre, la liberté de mouvement communautaire n’a jamais été sans condition. Pour résider dans un pays de l’UE, il faut y détenir un emploi et démontrer que l’on est économiquement auto-suffisant. Aucun(e) immigré(e) communautaire au Royaume-Uni ne vit aux frais de la Couronne. Au motif d’enrayer la montée de l’extrême droite, rien ne justifie que l’on entérine son fonds de commerce idéologique. Corbyn a ainsi laissé un espace à la droite et à l’extrême droite, qui ont pu librement arguer que l’immigration était un problème majeur (notamment pendant la campagne référendaire).


PORTRAIT DE POUVOIR

Alors que ce qui est en cause, ce sont les politiques d’austérité mises en œuvre par les gouvernements conservateurs depuis 2010. ÉPILOGUE La gauche corbyniste est de facture sociale-démocrate radicale, même si de nombreux alliés ont un passé militant dans l’extrême gauche (communiste ou trotskyste). Il ne s’agit donc pas de la victoire de la gauche traditionnelle, partidaire, marxiste et classiste, mais de l’expression d’une forme nouvelle de contestation qui, ici, a pris son essor dans un parti social-démocrate. Cette dynamique de contestation de l’appareil travailliste a été rendue possible par l’arrivée progressive de nouveaux membres – mais aussi le retour d’anciens membres – après la défaite d’Ed Miliband en 2015. Ces adhérents entendaient en finir avec vingt années de « troisième voie » – responsable, selon eux, du déclin électoral de leur parti et de l’effritement du vote ouvrier, souvent au profit de UKIP. La rencontre entre cette attente militante et l’offre politique de Corbyn a servi de catalyseur au nouveau dynamisme militant (qui s’appuie sur le mouvement Momentum à l’extérieur du parti), et au renouveau d’une ligne de gauche abandonnée dans les années 80. À peine réélu, Jeremy Corbyn a promis de donner « plus de pouvoir aux membres de base » dans l’orientation programmatique du parti, notamment au niveau de son

organe central, National Executive Committee, l’organe central du parti. Depuis, une sorte de « drôle de guerre » a commencé dans le parti : les critiques se sont tues, mais chaque partie campe sur ses positions. Quant au transfert du pouvoir du centre du parti vers la périphérie militante, aucune mesure d’envergure n’a encore vu le jour. C’est peut-être là la plus grande déception infligée par Jeremy Corbyn à ses jeunes adhérents. La victoire de Jeremy Corbyn a constitué un moment de politisation et de démocratisation intense au sein du Parti travailliste. Les adhérents et les sympathisants ont estimé que Corbyn pourrait permettre au Parti travailliste de renouer avec une social-démocratie qui défend la justice sociale. Les idées du nouveau leader travailliste vont indiscutablement dans ce sens. La promesse de démocratisation, en revanche, n’a pas été tenue pour le moment. En février dernier, huit députés et députées ont quitté le parti en désaccord avec la ligne non-inclusive du leadership. Parmi les centaines de milliers de personnes qui ont adhéré depuis deux ans, certaines, déçues, ont déjà quitté le parti. Le Labour demeure cette machine bureaucratique au fonctionnement peu transparent. Sans démocratie interne, les chances de Jeremy Corbyn de gagner l’élection seront faibles, et encore plus celles de mettre en œuvre un programme de gauche. ■ philippe marlière

L’euroscepticisme implicite de Corbyn n’a pas permis au Parti travailliste de creuser l’écart, dans les sondages, avec une première ministre et un Parti conservateur pourtant très impopulaires.

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EUROPE : LES IMPASSES DE LORDON

Frédéric Lordon a plaidé dans Le Monde diplomatique pour une rupture radicale avec le cadre institué de l’UE, mais son ébauche de stratégie prétend « sortir de l’impasse »… pour se précipiter dans une autre. par roger martelli

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Photo CC Andrew Seaman


P

Pour Frédéric Lordon, deux camps seulement sont face-à-face1. D’un côté se trouvent les classes populaires, les grands perdants effectifs de la construction européenne : elles sont protégées des « scrupules précieux de l’européisme » et un « Frexit » ne leur ferait pas peur. De l’autre côté, ce que Lordon appelle, selon les moments, « la classe éduquée » ou « la bourgeoisie éduquée de gauche » (sic !). Celle-là souffre d’un « européisme génétique » ; c’est à cause d’elle que tout processus de sortie est bloqué. Lordon, qui tient à cette sortie, sait qu’on ne quitte pas le marché unique et l’euro sans majorité pour le décider et donc sans raccord entre les « populaires » et les « éduqués ». Il faut donc, nous dit-il, trouver ce qui peut faire passer la pilule amère du retrait à ceux qui n’en veulent pas. La solution qu’il suggère est toute simple : offrir à « la bourgeoisie éduquée de gauche » le miel d’une Europe de la culture maintenue et même renforcée. Le premier problème, dans cette construction intellectuelle, est que la réalité ne met pas en présence deux camps, celui des « europhobes » et celui des « europhiles », ni même d’ailleurs celui des « populaires » et celui des « éduqués ». Il est vrai que la confiance à l’égard de l’Union augmente avec la longueur des études et l’importance des revenus. Mais si, à juste titre, les catégories populaires sont majoritairement méfiantes à l’égard de l’Union, elles ne se prononcent pas majoritairement pour un Frexit. En fait, les seuls à se prononcer nettement pour la sortie de l’UE sont les sympathisants de l’extrême droite. En revanche, seuls 30 % des sondés, 25 % des électeurs de feu le Front de gauche et 32 % des électeurs Mélenchon d’avril 2017 sont pour la sortie. On ne savait pas la « bourgeoisie éduquée » si nombreuse2. Au lieu de la division binaire, les sondages suggèrent plutôt que les « europhobes » et les « europhiles » convaincus ne sont que les minorités extrêmes d’une 1. « Sortir de l’impasse européenne », dossier Europe : une Union à refaire, Le Monde diplomatique, mars 2019. 2. Sondage Elabe, « Les Français et l’Union européenne », 9 mars 2017.

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ENQUÊTE

opinion qui oscille entre au moins trois attitudes : ceux qui pensent que l’Union a plus d’avantages que d’inconvénients, ceux qui pensent le contraire (chaque groupe est au-dessous de 40 %) et ceux qui jugent qu’il y a autant d’avantages que d’inconvénients. À l’arrivée, l’opinion positive et l’opinion négative globales sont à égalité, mais la volonté de sortie est très minoritaire. Telle est la réalité : elle n’est pas et elle ne sera pas univoque, en tout cas pour longtemps. Par ailleurs, Lordon nous propose de défaire l’édifice européen et d’en construire un autre, réservé à la culture. Mais avec qui ? La Hongrie de Viktor Orban, l’Italie de Giuseppe Conte, l’Autriche de Sebastian Kurtz, la Pologne de « Droit et Justice » ? Et, en admettant qu’elle soit souhaitable et possible, comment financer cette Europe-là ? En augmentant le budget européen au-delà du seuil critique des 3 % du PIB, nous dit l’article. Mais cela supposerait qu’il y ait un budget européen : on sortirait de l’Europe et de ses structures communes, mais en gardant un budget communautaire. Comment serait-il plus facile de construire demain, avec des majorités nationales éclatées et peu compatibles, ce qu’il est si difficile de réaliser aujourd’hui ? Le propre d’une stratégie politique n’est pas d’ignorer une contradiction, mais de la travailler. On ne le fait pas en invoquant un peuple fantasmé ou en pensant que l’on va convaincre les gogos en leur promettant la lune. PENSER LE MONDE TEL QU’IL EST Factuellement, l’argumentaire de Frédéric Lordon a du mal à résister à l’examen d’une réalité politique et sociale plus contradictoire qu’il ne le suggère. Il y a pourtant plus que cela : la question du devenir de l’Union ne se pose pas dans n’importe quel contexte historique. Pour Lordon, l’ennemi numéro un est « l’européisme abstrait ». Faudrait-il pour autant lui préférer un « nationalisme concret » ? Il fut certes un temps où l’on pouvait invoquer les mânes de la nation révolutionnaire et du patriotisme républicain, par exemple quand le fascisme en expansion rappelait ouvertement ses accointances avec la contre-révolution.

Les pensées binaires aiment bien les alternatives simples : ou bien la nation est obsolète, ou bien elle est éternelle. Le problème est que les deux affirmations sont fausses isolément. Mais ce temps-là n’est plus. Nous vivons dans un autre monde, celui des rapports de force instables, des inégalités croissantes, des concurrences exacerbées, où la realpolitik du heurt des puissances – la méthode Trump – se substitue de plus en plus au jeu patient des diplomaties et des instances de régulation planétaires. Un monde, en outre, où l’obsession de l’identité et la peur « de ne plus être chez soi » poussent à la fermeture par crainte du « grand remplacement ». L’identité se substitue à l’égalité sur le terrain des représentations sociales. Sur celui des représentations politiques, l’affirmation de la puissance prend le pas sur le primat de la négociation. Enfin, l’exigence d’autorité recouvre peu à peu le désir d’implication démocratique. Les Français ne s’accordent pas sur l’Union européenne, mais quand on les sonde sur les mesures qu’ils attendraient de l’Europe, celles qui attirent le plus de réponses positives, toutes catégories sociales confondues, sont le renforcement des gardes-frontières et l’élection d’un président de l’UE au suffrage universel !3 Il n’y a pas à s’étonner si cette période se prête, un peu partout, à l’émergence d’options autoritaires et aux tentations du repli sur soi. 3. Sondage Elabe, mars 2017.

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Photo CC Mike Mahaffie


ENQUÊTE

Alors que la nation était promise à la disparition progressive, il y a quelques décennies à peine, nous assistons aujourd’hui à l’émergence d’un monde que le politologue Bertrand Badie désigne justement comme « néo-national ». En soi, cela pourrait n’avoir rien d’inquiétant : tout esprit national n’implique pas sa perversion chauvine. Mais, précisément, l’air du temps est aussi à la dominante d’un véritable « néonationalisme », et pas seulement en Europe. Tout discours « national » s’enchâsse aujourd’hui dans cette dynamique, au risque d’être dévoré par elle. Lordon déteste le « mondialisme abstrait » ; mais jusqu’où peut conduire le « nationalisme concret » qu’on lui opposerait ? NATION : UNE RÉALITÉ À RELATIVISER Les pensées binaires aiment bien les alternatives simples : ou bien la nation est obsolète, ou bien elle est éternelle. Le problème est que les deux affirmations sont fausses isolément. La nation fait partie de ces « communautés imaginées » – elles sont à la fois fictives et concrètement agissantes – qui rendent supportable la violence propre aux sociétés de classes. Le territoire réunit horizontalement les êtres que la hiérarchie sociale sépare et oppose verticalement. Toute communauté imaginée, nation comprise, vaut parce que des êtres humains ont voulu qu’elle soit la leur. Elle dure tant qu’ils souhaitent et décident qu’elle reste la leur, jusqu’à ce que d’autres représentations leur permettent de se situer autrement dans l’espace et dans le temps. Nul ne peut donc décréter arbitrairement que le temps des nations est forclos ; en sens inverse, nul ne peut faire comme si la nation était vouée à la répétition et à l’immobilité. Quand le fait national s’est imposé, le monde était une abstraction pour l’immense majorité des êtres humains. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. La poussée des échanges, l’urbanisation galopante, les révolutions informationnelles, l’essor des communications instantanées et la diffusion massive des savoirs n’ont pas annulé les frontières, mais les ont relativisées. Les enjeux économiques, écologiques et culturels tissent

Aucun modèle alternatif ne fait consensus face à celui, toujours dominant, du marché, de ses normes et de ses « contraintes ». Sur quoi fonder donc une nouvelle Union des nations ?

désormais la trame d’une communauté de destin planétaire. L’espace-monde n’est plus seulement celui de « l’inter-nations », mais celui des interdépendances et de la « mondialité ». Que cette mondialité soit aujourd’hui recouverte et parasitée par la mondialisation financière et capitaliste est une chose ; qu’il faille lui tourner le dos, au nom de ce constat, en est une autre. Or l’interconnexion des espaces économiques et les problèmes globaux affectent la dynamique territorialisée propre à l’âge industriel. Les régulations « avant tout nationales » ont perdu l’évidence qui était naguère la leur. En fait, seuls les États-continents disposent de la concentration de puissance qui en fait des acteurs capables d’orienter le cours mondial. Tous les autres, sans exception, sont contraints de s’aligner plus ou moins, au mieux de surfer sur les contradictions entre puissances dominantes. Inventer des alliances d’États qui se substituent à celles rassemblant aujourd’hui les pays de l’Union européenne ? Mais les expériences, lointaines ou plus récentes, montrent que ces alliances sont fragiles si elles ne peuvent pas s’appuyer sur une cohérence partagée des modèles de développement.

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Penser qu’il suffit de sortir du cadre de l’Union pour relancer la grande contestation sociale et dégager la nation du cadre ultralibéral est une illusion. Or aucun modèle alternatif ne fait consensus face à celui, toujours dominant, du marché, de ses normes et de ses « contraintes ». Sur quoi fonder donc une nouvelle Union des nations dégagées des cadres communs européens ? Lordon a l’habitude de dire que la sortie de l’Union est d’autant plus nécessaire que c’est l’Europe communautaire qui a imposé le cours néolibéral de nos sociétés. Il sous-entend que cette sortie permettra de contester cette imposition. Je ne pense pas comme lui, et d’abord pour une raison historique : c’est parce que le mouvement ouvrier et les forces les plus démocratiques ont été nationalement battus, y compris en France, que la vague libérale a déferlé sur notre continent, et pas l’inverse. L’offensive néoconservatrice avait de solides bases nationales, qu’aucune configuration nationale des classes, aucune tradition démocratique, aucun dispositif local des gauches politiques n’a été en mesure de contrecarrer. Penser qu’il suffit de sortir du cadre de l’Union pour relancer la grande contestation sociale et dégager la nation du cadre ultralibéral est une illusion. D’une certaine manière, ce que propose Lordon relève d’un « nationalisme abstrait ».

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Se couler dans les contextes nationaux pour pousser en avant les courants de l’émancipation, user des traditions et des opportunités de chaque État : voilà qui relève de l’évidence. Cela ne justifie pas la tentation d’un raccourci national. Seule la contestation de la logique dominante, dans tous les territoires, ouvre la voie à une issue de crise. Faire un préalable du retour à une mythique « indépendance nationale » : là se trouve la véritable impasse. Ce présumé retour pourrait bien n’être que le masque de bien lourdes dépendances à l’ordre social dominant. Un processus émancipateur est aujourd’hui voué à l’échec s’il se pense comme « avant tout national ». UN PROJET EUROPÉEN Contrairement à ce que suggère Lordon, « l’opinion publique » n’est pas si stupide en laissant entendre à la fois son scepticisme devant l’Union telle qu’elle est et son désir de perpétuer son existence. 1. Dans un monde instable et incertain, où le heurt des puissances fait courir un risque mortifère à l’humanité, la convergence des peuples européens et la synergie de leurs forces sont plus nécessaires que jamais. Mais l’Europe doit aussi prendre la mesure de son expérience et déceler ce qui contredit absolument la réalisation d’une union solide : la généralisation du principe de concurrence qui accroît les inégalités ; la « gouvernance » technocratique qui anémie la démocratie jusqu’à la contredire ; l’obsession de l’identité qui fait de notre continent soit une Europe-forteresse, soit un agrégat d’Étatsnations désunis. L’utopie néolibérale, le fédéralisme technocratique et la realpolitik du rapport de force sont les pires ennemis de la construction d’une Europe dynamique et solidaire. 2. Dans des contextes différents, la Grèce et le Royaume-Uni montrent la double impasse de l’alignement sur la doxa « ordolibérale » et de la sortie pure et simple du cadre communautaire. Dégager l’Union des traités qui l’étouffent est un objectif raisonnable. Mais « sortir des traités », ce qui équivaut de fait à sortir de l’Union, est au mieux une


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astuce linguistique bien opaque et au pire une impasse politique. Dès lors, la solution la moins coûteuse est de maintenir le cadre communautaire, de préserver les cadres d’un débat démocratique continu sur ses normes et sur ses possibles évolutions et de légitimer les marges de manœuvre – y compris la désobéissance – des États qui s’estiment corsetés indûment par le respect strict de ces normes communes. Sans devenir un objectif en lui-même, le droit à l’écart ne peut être tenu pour une violation a priori répréhensible du pacte commun. 3. La source de la crise européenne est dans le décalage qui existe entre une construction qui repose avant tout sur les gouvernements des États et des citoyens qui ont le sentiment légitime d’être dessaisis des choix fondamentaux. Cette situation est due à la fois aux carences démocratiques des institutions et à la faiblesse des mobilisations collectives proprement continentales. Les dynamiques européennes des mouvements critiques existent et peuvent être développées pour y remédier. En revanche, malgré l’existence de partis européens – dont le Parti de la gauche européenne –, la conscience politique reste quasi exclusivement construite sur des bases nationales séparées. L’avenir de l’Europe passera donc à la fois par l’ampleur des mobilisations progressistes nationales et par l’émergence de formes de conscience européenne combative, sur tous les sujets, économiques, sociaux, écologiques, démocratiques qui conditionnent le devenir de l’Union. 4. Le recul des normes sociales, la crise du mouvement ouvrier et le désarroi démocratique sont à la base de tous les dérèglements, dans chaque État et sur le continent tout entier. C’est cet état de fait dangereux qui doit être renversé. Cela suppose, non pas le repli prioritaire sur les nations, mais l’articulation plus grande des projets démocratiques, à toutes les échelles de territoire sans exception. Nul projet national n’est viable s’il n’inclut pas une dimension européenne majeure et, en sens inverse, aucun projet européen n’est crédible s’il ne s’ancre pas dans les exigences sociales et démocratiques de chaque

peuple. En matière de construction continentale, le sens du commun et le respect de la spécificité sont les deux dimensions inséparables de toute avancée. Faute de cette liaison, l’universel mal compris nourrit le nationalisme, tandis que l’exacerbation de la différence conduit au séparatisme et à l’affrontement des esprits nationaux. 5. À court terme, tout projet européen conséquent à gauche doit donc articuler quatre niveaux : la définition d’un objectif progressiste européen de long terme, même si sa réalisation immédiate est impossible ; l’exigence persistante d’une refonte des traités ; la mobilisation des leviers sociaux et politiques sans lesquels aucune refondation n’est possible, ni à l’échelon national ni dans le cadre communautaire ; l’affirmation conjointe que l’on veut une mise en commun européenne et que l’on mettra en œuvre les décisions nationalement prises, quand bien même elles contrediraient la norme légalement retenue dans l’Union. ■ roger martelli

À lire et à débattre

Des approches intéressantes dans l’ouvrage d’Attac et Copernic, Cette Europe malade du libéralisme. L’urgence de désobéir (éd. Les Liens qui libèrent, 2018), ainsi que dans le Manifeste pour la démocratisation de l’Europe, coordonné par Manon Bouju, Lucas Chancel, Anne-Laure Delatte, Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste et Antoine Vauchez. On peut lire aussi la réflexion de Yanis Varoufakis, dans le dossier du Monde diplomatique, « Pour un printemps électoral », mars 2018.

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PROGRESSISME

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PROGRESSISME. Après avoir théorisé le « et-dedroite-et-de-gauche », la macronie n’a plus que ce mot à la bouche : progressisme. Deux des anciens – proches – collaborateurs du président de la République, David Amiel et Ismaël Emelien, sont même entrés en campagne autour de Le progrès ne tombe pas du ciel, essai publié aux éditions Fayard. Présentés comme les « stratèges » de l’Élysée, ses auteurs promettaient d’en dire davantage sur la véritable doctrine macroniste. Pour les auteurs, la gauche aurait trahi l’idéal d’égalité quand la droite aurait renoncé à celui de liberté. D’où cette « nouvelle » offre politique, le « progressisme », qui s’inscrirait au-delà des clivages politiques traditionnels. Une notion suffisamment large pour rassembler autour de lui tout ce qui se fait de centre-gauche, centre et centre-droit pour faire ainsi bloc face à Marine Le Pen et apparaître comme la seule alternative à lui-même. Un concept qui conduit les auteurs sur le terrain de « l’autonomie » des individus, c’est-à-dire de « la possibilité de choisir soi-même sa vie », écrivent-ils. Et soudain, la macronie inventa le libéralisme. ■ pierre jacquemain

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SEINE-SAINT-DENIS QUI VA TOUCHER « L’HÉRITAGE » DES JO 2024 ? Les grandes promesses des Jeux olympiques de 2024 s’évanouissent devant une concertation de façade et des projets qui menacent d’aggraver les inégalités. Mais les habitants de Saint-Denis, Saint-Ouen et L’Île Saint-Denis résistent. par cyril lecerf-maulpois

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Cluster des médias - Paris 2024 - Luxigon-TVK-Horoma


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I

Images marquantes d’infrastructures abandonnées devenues symboles de la crise économique grecque en 2004, expulsion et destruction des favelas des Jeux olympiques de Rio : les récentes expériences olympiques s’apparentent bien plus à de grands projets catastrophiques écologiquement et socialement qu’à des événements porteurs d’une vision économique, sociale et écologique nouvelle. En Seine-Saint-Denis, territoire des principaux nouveaux sites olympiques de 2024, des habitants sont entrés en résistance contre les faux-semblants des discours officiels. Au départ, il y a beaucoup de communication, et probablement une occasion inédite pour le territoire de la Seine-Saint-Denis. Depuis l’annonce par Anne Hidalgo de l’organisation des Jeux olympiques par Paris, le projet de 1,6 milliard d’euros, dont 85 % de fonds publics de l’État et des collectivités territoriales, s’est considérablement précisé. La livraison des infrastructures et la tâche complexe d’un réaménagement urbain ont été attribuées à différentes structures : l’intercommunalité de la Métropole du Grand Paris, la société d’économie mixte Plaine Commune développement et surtout la Solideo (Société de livraison des ouvrages olympiques), créée en 2018 et dont la maire de Paris est présidente. Une pluralité d’acteurs et décideurs parfois difficiles à démêler auxquels incombe la responsabilité de travaux réalisés sur plusieurs communes : Saint-Denis, L’île Saint-Denis et Saint-Ouen. Une opportunité en or pour investir financièrement dans un territoire qui, selon un rapport de mai 2018, bénéficie d’un manque cruel de fonds publics. DÉCLARATIONS VERTUEUSES Une année et demie plus tard, avant que les travaux n’aient véritablement débuté, le titanesque projet officiel est encore paré de belles promesses. Ce lundi 11 mars, dans le complexe scolaire Anatole-France à Saint-Denis, une rangée d’élus de Plaine Commune et des municipalités du département et de membres de la Solideo, font face à une salle comble. Une présen-

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tation Powerpoint défile : cartes et images figurent les futurs logements, les emplois attendus, les nouveaux aménagements sur une partie de Saint-Ouen et Saint-Denis. Elle est assortie de quelques formules bien senties : « mobilités douces », « inscription dans la trame écologique du territoire », « démarche de participation citoyenne », « sujets de programmation à co-construire ». Durant les présentations, la Solideo rassure : « L’idée, c’est qu’on ne soit pas dans un chantier fermé pendant six ans, et que vous puissiez construire un certain nombre d’usages du futur quartier ». Devant une image représentant le futur village olympique et annonçant 2 200 logements familiaux, 105 000 m2 de bureaux et 28 700 m2 d’activités, commerces et équipements divers, la directrice générale adjointe Isabelle Vallentin insiste sur le caractère provisoire des maquettes. « Tout n’est pas complètement figé, nous allons travailler avec les différents architectes tout au long de 2019. En septembre, nous vous indiquerons les différents groupements d’architectes et de promoteurs. Nous avons toute une programmation et un usage à inventer ensemble sur l’aménagement. » Malgré tant de déclarations vertueuses, les questions des habitants soulèvent vite les non-dits de cet exposé. S’agissant des emplois, l’un des enjeux importants des travaux et de « l’héritage » des Jeux, nous n’en saurons pas davantage. Shems, parent d’élève et militant associatif à Saint-Denis, s’interroge. « Est-ce que Solideo pourrait réfléchir, avec nous les collectifs d’habitants, sur les manières de s’organiser pour avoir une vraie réflexion sur l’ESS (économie sociale et solidaire) ? Ce sera compliqué de faire sans nous car on finit toujours par être les bras… » Ce à quoi Céline Terrier-Laurens, directrice du « pôle ambitions écologiques et héritage » de la Solideo, répond : « Sur la question de l’insertion professionnelle, nous respecterons ce qui est indiqué dans la charte Solideo. Nous nous engageons à assurer 10 % et 25 % des montants globaux des travaux ». L’établissement de cette charte, dont se félicitaient


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l’été dernier Anne Hidalgo, la ministre du Travail Muriel Pénicaud et celle des Sports d’alors, Laura Flessel, vise notamment à réserver 10 % des heures de travail à « un public éloigné de l’emploi » en Seine-Saint-Denis. « Nous travaillons avec différentes personnes, dont Impact 2024, mais aussi avec la CCI, le Medef, les syndicats et les collectivités », ajoute la responsable. Dans la salle, cependant, Impact 2024, la plateforme mise en place par Paris 2024 et la Solideo pour intégrer dans l’organisation des Jeux l’entreprenariat social et solidaire, les PME et TPE des quartiers, ne ravit pas tout le monde : « Nous nous sommes sentis comme des autochtones face au petit milieu parisien », ironise Shems. AU-DELÀ DES JEUX Très vite, l’agacement grandit et les griefs fusent : manque d’information et de transparence sur la construction des différentes infrastructures et de leur devenir ultérieur, inquiétude sur l’accessibilité, disparition de zones vertes protégées, risques sanitaires futurs… Devant l’assistance, la Solideo conserve un sourire de façade tandis que les élus tels Patrick Braouezec, président de Plaine Commune, ou Mathieu Hanotin, ancien député socialiste actuellement conseiller départemental délégué au sport et membre du Comité d’organisation des Jeux olympiques (COJO), se font discrets. Presque sceptiques. Beaucoup d’habitants s’inquiètent du risque d’opacité des appels à projets, qui doivent être présentés le lendemain par la Solideo au marché international de l’immobilier à Cannes. Une partie des celles et ceux qui prennent la parole ce soir-là travaillent sur le projet depuis plusieurs mois. Ils connaissent bien le dossier et ses complexités. Cécile, Benjamin, Shems ou Hamid sont tous habitants de Saint-Denis et font partie du Comité de vigilance Saint-Denis, créé il y a maintenant un an. Cet ensemble de dix-neuf collectifs de luttes citoyennes (pour l’enfouissement de l’autoroute A1,

« Au départ, j’étais juste un habitant venu à une réunion de concertation. J’ai vu une rue disparaître des plans au profit d’une déviation et d’un projet de construction d’immeubles. » Hamid, membre du collectif Pleyel à venir et du Comité de vigilance Saint-Denis

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Village olympique et paralympique - Solideo

« La “co-construction”, c’est partager des problèmes pour dégager des solutions, et pas nous faire l’exposé de solutions prédéfinies. » Benjamin Darras, membre du collectif Pleyel à venir

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pour la défense et l’extension du parc de la Courneuve, pour le droit au logement, etc.) esquisse un aperçu des nombreux enjeux territoriaux. La veille, le Comité avait invité les habitants de Saint-Denis à un premier débat public à la Bourse du travail afin de les informer, d’entendre leurs inquiétudes et d’exposer des propositions alternatives. « Nous nous plongeons dans le projet depuis un an, mais avec le nombre d’acteurs impliqués, c’est parfois assez complexe. Nous essayons d’être une source d’information différente », explique une semaine plus tard Cécile, géographe très impliquée dans l’organisation. « Ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant les Jeux olympiques que l’avenir de Saint-Denis, sur les plans du sport, de l’environnement et de l’aménagement du cadre de vie. Nous luttons pour que tout ne soit pas entièrement privatisé et que les prix n’explosent pas. Nous avons un peu de temps et certaines compétences pour mettre le pied dans la porte. Nous défendons aussi les intérêts des gens qui n’ont pas la possibilité de participer à la concertation. » Elle ajoute, pour élargir la perspective : « Les Jeux olympiques ont un énorme impact et peuvent nous permettre de pointer des problématiques en suspens depuis longtemps ». Et les problématiques sont nombreuses. Dans un territoire où la pollution routière et sonore bat des records nationaux, où près de trois habitants sur dix vivent sous le seuil de pauvreté et où le manque d’infrastructures culturelles et sportives est criant, les Jeux pourraient évidemment favoriser une dynamique et constituer une opportunité particulièrement intéressante. « Après les JO, des investissements de cette nature, il n’y en aura plus. On doit essayer d’utiliser la masse de ces investissements pour faire quelque chose », ajoute Cécile. INÉGALITÉS DE TRAITEMENT Depuis le début du projet, les institutions jouent sur le caractère provisoire de leurs propositions. La majeure partie des appels d’offres ne devant aboutir que dans les mois à venir, le flou leur profite. La constitution de plusieurs zones d’aménagements concertées (ZAC) est prévue, de Saint-Denis à Saint-Ouen et l’Ile

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« Ils croient encore à la théorie du ruissellement redistributif en faisant venir des entreprises, des investisseurs. Ils jouent la carte du capitalisme et ne veulent pas changer de logiciel. » Cécile, géographe, membre du Comité de vigilance

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Saint-Denis. Elles accueilleront le village olympique – transformé par la suite en logements et bureaux – et un écoquartier fluvial, qui suscitent de nombreuses interrogations. Des descriptions estampillées « écologique et solidaire » promettent bien des bâtiments contribuant à l’économie circulaire, des toitures végétales pour un nouvel écosystème de biodiversité, des îlots producteurs d’énergie renouvelable, etc. Mais la reconversion de ces zones fait craindre la constitution d’enclaves gentrifiées en Seine-Saint-Denis. Patrick Braouezec s’en défend : « Le village olympique sera aussi un quartier populaire. Il y aura une mixité de logement, de logement social et logement très social, d’accès à la propriété et du logement libre ». Pourtant, la part réduite de logements sociaux – entre 25 % à Saint-Ouen, à la demande de l’actuel maire UDI William Delannoy, et 40 % à Saint-Denis –, met en doute les ambitions affichées. « Il n’y aura pas de logements pour les familles pauvres alors que 80 % de la demande à Plaine Commune porte sur des logements très sociaux », déplore Cécile quelques jours plus tard. « Ils ne sont, par ailleurs, pas vraiment capables de nous répondre sur la hausse des prix de l’immobilier. » Autres indicateurs de l’orientation particulièrement capitalistique du projet : le contraste et les inégalités de traitement entre les futurs écoquartiers modèles et le tissu urbain existant. Hamid est représentant FCPE, également membre du collectif Pleyel à venir et du Comité de vigilance. Il milite depuis novembre pour que la Dirif (Direction des routes d’Ile de France) rende publique ses intentions de détruire un axe autoroutier, près de la gare. Elle prévoirait d’y construire des immeubles et une passerelle, et d’aménager une 2x2 voies à proximité d’un complexe scolaire de sept cents enfants, déjà soumis à des taux de pollution extrêmement élevés. « Beaucoup d’habitants ne sont même pas au courant de la destruction de cette rue. Les élus et la Dirif ne la présentent pas clairement », nous explique-t-il. « Au départ, j’étais juste un habitant venu à une réunion de concertation. J’ai vu une rue disparaître progressivement des plans au profit d’une déviation et d’un projet


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de construction d’immeubles et d’une passerelle. » Les conséquences sanitaires d’un tel projet seraient désastreuses pour les enfants et le personnel du groupe scolaire. « Beaucoup de parents d’élèves sont démunis, ici, déplore Hamid. Des enseignants disent que les jeux sont faits et qu’ils ne peuvent rien faire. Il faut invoquer nos droits et le droit de nos enfants. » « Il s’agit de l’asphyxie de sept cents enfants de deux ans et demi à douze ans. Ils n’ont pas d’autre choix d’aller dans cette école », ajoute le Dionysien, qui se mobilise sans relâche contre cette déviation et pour des alternatives. L’annonce de la construction d’un mur antibruit qui ne protégerait que les futurs quartiers au sud de l’A86, et pas les quartiers nord, est également révélatrice. Elle exprime la discrimination croissante entre les futurs arrivants privilégiés et les anciens habitants, maintenus dans leur précarité. Les uns bénéficieront d’un « droit à la ville » et de tout ce qu’il contient d’ambitions sociales et environnementales. Les autres seront soumis aux dommages collatéraux d’infrastructures polluantes et aux lacunes d’un territoire désinvesti par les politiques publiques. SIMULACRE DE PARTICIPATION « La co-construction, c’est partager des problèmes pour dégager des solutions, et pas nous faire l’exposé de solutions prédéfinies », s’agaçait ce lundi-là devant les élus et la Solideo, Benjamin Darras. Infirmier de profession et membre de l’association Pleyel à venir, il s’implique dans les questions de circulation routière et de mobilités douces. Si les termes « participatif » et « co-construction » sortent souvent de la bouche des élus et des employés de la Solideo, le processus de concertation collectif est en réalité quasi inexistant. Pour Benjamin, Cécile ou Hamid, il ne s’agit que d’un habillage. « Les réunions publiques servent seulement à dire qu’on a consulté les habitants », déplore Hamid. Tous racontent leurs multiples tentatives d’obtenir de véritables réunions de travail auprès des structures concernées. À ce simulacre de participation s’ajoute la difficulté à trouver le bon interlocuteur. « Le problème, c’est cette

gouvernance délirante pour faire passer un message. Solideo, Métropole du Grand Paris, Plaine Co, Mairie de Paris… Pour sortir quelque chose de positif de ça, il faut mener une guérilla technocratique », se désole Cécile. Les élus, arrimés à leurs propres agendas politiques, hésitent encore à se positionner clairement. « Certains élus soufflent le chaud et le froid. Ils défendent le village olympique sur le modèle du Stade de France à l’époque », analyse-t-elle. « Ils croient encore à la théorie du ruissellement redistributif en faisant venir des entreprises, des investisseurs, pour ensuite créer du logement social, des crèches. Ils jouent la carte du capitalisme et ne veulent pas changer de logiciel. » D’autres « sont membres du Comité olympique et veulent être élus à la mairie. Ceuxlà ne voudront pas se mouiller ». La fenêtre de deux ans avant les municipales offre cependant la possibilité, pour le Comité de vigilance, de peser sur eux. Selon Cécile, « c’est aussi leur réputation qui est en jeu, leur crédibilité. Il leur faut aussi un aiguillon. Nous les poussons tous à faire quelque chose ». Activement engagés dans l’élaboration de projets alternatifs qui prendraient en compte les véritables besoins des habitants, les militants ambitionnent de renforcer leur base en se structurant plus localement. Au regard des retombées médiatiques de ses actions, le Comité espère voir ses rangs grossir au cours des mois et des années à venir. Il compte ainsi multiplier les coups d’éclat et solliciter inlassablement les élus. Sa prochaine campagne : proposer une alternative pour l’aménagement de la plaine Saulnier. Le projet actuel prévoit d’accueillir le centre aquatique, géré par une société privée, ainsi que de nombreux bureaux et logements. « À partir de la plaine Saulnier, plutôt que d’urbaniser, nous proposons d’utiliser le terrain pour repenser les circulations et désengorger Pleyel et l’A86. » En donnant au passage une leçon d’urbanisme réfléchi : « Nous allons essayer de ne pas faire ce que nous leur reprochons, c’est-à-dire de ne pas rester dans les périmètres de l’aménagement des JO, mais de penser l’aménagement plus globalement ». En Seine-Saint-Denis, les Jeux ne sont pas faits. ■ cyril lecerf maulpois

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L’IMAGE Vincent Jarousseau, Les racines de la Colère. Deux ans d’enquête dans une France qui n’est pas en marche, éd. Les Arènes, 22 euros.

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Denain, quelque 20 000 âmes, est le visage de cette France que l’on ne voit pas. Que l’on ne veut pas voir. Ou plutôt que l’on ne voyait pas, tant la mobilisation des gilets jaunes a permis un temps, à cette France des oublié-e-s, celle des laissé-e-s pour compte, d’apparaître en une des journaux, sur les plateaux de télévisions et de radios. « Denain n’est pas la France », peut-on lire dans l’ouvrage-enquête de Vincent Jarousseau, photographe, qui a passé deux ans dans cette petite ville du Nord à en rencontrer les habitants. Invité de « La Midinale » de Regards, l’auteur de Les Racines de la colère, se souvient de son arrivée dans l’une des villes les plus pauvres de France : « Quand on vient à Denain pour la première fois, on est marqué à la fois par le cadre urbain atomisé, mais surtout par les visages et le langage des corps ». Le paysage de cette petite ville du Nord, ancien territoire minier, ne trompe personne : les friches rappellent le souvenir, pas si lointain, d’une activité industrielle qui faisait la richesse de la France. Et l’emploi de Denain. Aujourd’hui, le taux de chômage s’y élève à 35 %. Premières victimes : les jeunes. Plus d’un sur deux ne trouve pas de travail. Tanguy (au centre de la photo), vingt ans, avec son baccalauréat et son BTS Maintenance industrielle en poche, est l’espoir de la famille : « Je suis l’aîné, j’ai une responsabilité vis-à-vis de mes frères et sœurs. Je dois leur montrer l’exemple, leur montrer les bonnes choses, les aider quand ils ont besoin. Il faut être sérieux si on veut réussir dans la vie ». À force de CV envoyés, il a fini par obtenir un CDD dans une entreprise de transports en travaillant de nuit. Avec un salaire net de 1 600 euros, il parcourt chaque nuit entre 400 et 500 kilomètres. Il n’est jamais parti en vacances, mais la voiture lui offre cet espace de liberté qu’il partage en famille avec ses frères et sœurs. Tanguy a voté Marine Le Pen en 2017. Comme 57,46 % des habitants de Denain.  pierre jacquemain


Photo Vincent Jarousseau


LA SOUVERAINETÉ POPULAIRE, CE N’EST PAS DE L’HISTOIRE ANCIENNE Le mouvement des gilets jaunes a revivifié un concept promu par Rousseau : la souveraineté du peuple. Souvent galvaudée ou trahie, elle suscite des sentiments ambivalents chez les élites politiques, et des craintes diverses. par marion rousset

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Source : Gallica. Au peuple français : la souveraineté est le premier attribût de tous les peuples... : [estampe] / [S. Goulet ?]


M

« Monsieur le président de la République, vous vous êtes adressé au peuple souverain de France ce lundi 31décembre 2018 à 20 heures pour exprimer vos vœux à l’ensemble des citoyens… » La lettre adressée début janvier par les « gilets jaunes » à Emmanuel Macron, en réponse à son allocution télévisée, commençait en ces termes. Dans les manifestations comme sur les rondspoints, la même expression revient sans fin, comme pour interpeller le pouvoir en place : « Macaron, le peuple souverain s’avance », s’affiche sur plusieurs pancartes. D’autres, plus sobres, se contentent d’un « Peuple souverain » ou « Le pouvoir au peuple ». Sur une route, au dos d’un gilet, on trouve aussi inscrit au marqueur en forme de programme : « VIe République. Démocratie directe. Le peuple souverain ». Une exigence démocratique si centrale qu’on en trouve la trace dès novembre 2018, chez un des leaders du mouvement qui déclare alors sur un plateau : « Le peuple souverain n’a pas à demander l’autorisation de manifester ». Depuis, elle s’est traduite dans l’idée de référendum d’initiative citoyenne – synthétisée par l’acronyme RIC – qui a fait son chemin dans le mouvement et au-delà, jusqu’à interroger certaines formations politiques. À commencer par le groupe La France insoumise, qui a présenté à l’Assemblée une proposition de loi en vue de mettre en place plusieurs référendums d’initiative citoyenne. LE RÉVEIL D’UN IDÉAL POLITIQUE Très en verve ce jour-là, Jean-Luc Mélenchon a adopté un ton incantatoire pour défendre l’idée, sans toutefois réussir à convaincre une majorité de députés : « Les RIC viendront. Ils sont inéluctables. C’est un franchissement démocratique comme l’ont été auparavant le droit du peuple de voter, le droit des femmes de voter, le droit des juifs d’être citoyens ». Il a convoqué SaintJust, Jaurès et même la république romaine : « Quand on aperçoit une élection avec 50 % d’abstention, cela signifie qu’une nouvelle fois, comme en 492 avant notre ère, le peuple s’est retiré sur l’Aventin. C’est le moment de répondre à cette crise ». Quant à Bastien Lachaud, rapporteur de cette proposition, il en a rappelé le

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principe au micro : « Le souverain, c’est le peuple. Vous avez grand tort de mépriser la voix du peuple. C’est la peur du peuple qui vous guide ». Que l’idée se propage à la gauche radicale n’a rien d’étonnant. Mais elle s’est aussi répandue dans la gauche sociale-démocrate, via le think tank Terra Nova, réputé proche du Parti socialiste. « J’ai été surpris par la rapidité avec laquelle ce thème du RIC s’est imposé non seulement dans le discours des gilets jaunes, dans leurs revendications, mais aussi dans l’espace public », souligne le politologue Loïc Blondiaux, qui a corédigé une note pour Terra Nova sur « Le référendum d’initiative citoyenne délibératif ». En dépit des « risques » associés à cette procédure, les auteurs de ce texte ne jettent pas le bébé avec l’eau du bain : combiné avec la démocratie participative, ce principe pourrait bien accomplir le rêve d’une démocratie directe « toujours savamment corsetée, voire empêchée », laissent-ils entendre. « Qu’un think tank comme Terra Nova, qui a certes défendu un certain nombre d’innovations politiques, ait produit un tel rapport témoigne de la diffusion de ce thème. Mais cela montre aussi que nous sommes dans un moment de crise où les tenants du pouvoir vont être obligés de répondre au désir des citoyens par des réformes qui modifient plus ou moins substantiellement le système actuel », poursuit Loïc Blondiaux. Ainsi ceux qui s’opposent au RIC ont-ils été obligés de faire des propositions. La Fondation Jean Jaurès, elle aussi proche du Parti socialiste, a publié une contribution de Jacques Lévy qui livre « une analyse critique de la démocratie directe » et formule des pistes pour la mise en place d’une « démocratie interactive ». Même La République en marche n’a pas pu faire la sourde oreille et a bien été obligée de trouver une échappatoire à la crise démocratique en mettant en place le grand débat national. Le climat était propice à l’émergence d’une telle revendication : « Cette volonté de remplacer la représentation par des formes de démocratie purement directes caractérise souvent les lendemains d’échec. En raison de l’incapacité des clubs à influencer la politique, au


ENQUÊTE

« Ce qui importe à Rousseau, c’est que le peuple ratifie les lois, pas qu’il exerce quotidiennement l’autogouvernement. » Céline Spector, professeure de philosophie politique

moment de la IIe République, on a vu émerger la proposition que tous les sujets soient directement gérés par les citoyens. Le RIC intervient lui aussi sur fond d’échec démocratique et de sentiment de déconnexion entre les partis et les citoyens », analyse le politologue Samuel Hayat. Mais si le référendum d’initiative citoyenne suscite autant de réactions, sans doute est-ce parce qu’à travers lui, les gilets jaunes ont réveillé un vieil idéal politique qui agite l’histoire de France depuis le XVIIIe siècle. LE ROUSSEAUISME DES GILETS JAUNES De fait, la souveraineté populaire a pour ancêtre le concept de « volonté générale » forgé par Rousseau dans Du contrat social en 1762. « Les gilets jaunes formulent un idéal politique dans lequel le peuple serait en mesure d’exprimer sa volonté à tout moment, de manière transparente, à travers le RIC, et mettent ainsi en scène dans leurs discours quelque chose qui ressemble beaucoup à l’idéal de volonté générale de Rousseau », avance Loïc

Blondiaux. À ses yeux, les révoltés des ronds-points n’ont pas besoin de citer le philosophe des Lumières pour être « parfaitement rousseauistes dans leur inspiration et leurs revendications ! » Christophe Miqueu, maître de conférences en philosophie politique à l’université de Bordeaux, confirme : « Le RIC vise une autre conception de la démocratie que celle que nous appelons représentative. L’idée est de proposer un mécanisme institutionnel, dont les contours restent à discuter dans le détail, qui rendrait précisément possible une implication beaucoup plus intense et régulière de la communauté des citoyens, autrement dit l’ensemble de celles et ceux qui à égalité constituent – par le lien civique qui les unit dans l’exercice de la souveraineté – le peuple souverain ». Une critique des systèmes de représentation héritière de l’esprit de Rousseau et qui « sait que dès lors que la souveraineté populaire est déléguée, elle n’existe plus comme volonté générale », explique encore Christophe Miqueu. Que dénoncent les gilets jaunes, sinon un régime qui confisque la souveraineté populaire et empêche le peuple d’influencer les décisions principales, à l’heure où les gouvernants sont soumis aux pouvoirs non-élus que sont les marchés, les banques et les grandes entreprises ? « On est dans une galaxie rousseauiste, mais la souveraineté populaire se reconquiert cette fois non pas seulement contre les professionnels de la politique, mais aussi contre la bureaucratie, les experts, l’Union européenne, les pouvoirs non-élus qui ont été les promoteurs des transitions néolibérales », précise Samuel Hayat. « Jusque très récemment, les deux revendications se paralysaient l’une l’autre. Celle qui était contre les marchés passait pour une revendication populiste qui nécessitait des partis puissants pour s’opposer à Bruxelles. Celle qui s’opposait aux élites politiques traditionnelles s’appuyait au contraire sur le recours à l’expertise citoyenne ou scientifique des associations et des ONG, poursuit-il. La nouveauté, c’est que ces deux critiques se rejoignent aujourd’hui car Emmanuel Macron est une synthèse entre le monde de la politique traditionnelle et celui de l’expertise néolibérale. » Quoi qu’il en soit, quand Rousseau en fait un cheval de bataille, vingt-cinq ans avant la Révolution fran-

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Source : Gallica. Monument destiné à l’exercice de la souveraineté du peuple en Assemblées Primaires... le 24 Juin 1793... : [dessin] / Inventé et dessiné par Jn Jque Le Queu, le 9 Messidor, 2ème de la République.


ENQUÊTE

« La peur de la plèbe crée chez les élites sociales une tentation antidémocratique permanente dont Emmanuel Macron est l’incarnation. » Samuel Hayat, politologue

çaise, l’application du concept de souveraineté du peuple est déjà une petite révolution en soi. Car elle rompt non seulement avec les origines théologiques d’une notion forgée par les religions monothéistes, qui attribuaient à Dieu l’autorité en dernière instance, mais aussi avec son emploi laïcisé au XVIe siècle par des auteurs comme Jean Bodin et Thomas Hobbes, qui transfèrent cette compétence au monarque. À partir du XVIIIe siècle, la souveraineté ne définit plus ni le pouvoir de Dieu, ni celui du roi, mais celui du peuple, qui en devient soudain le dépositaire légitime. « La Révolution a fait redescendre cette notion du monarque au peuple, un peuple considéré comme homogène et doté d’une volonté qui est source ultime du pouvoir », relève le politologue Yves Sintomer. DU PLÉBISCITE AU RÉFÉRENDUM « Cette forme de souveraineté ne pouvait revenir qu’au peuple et non pas à un monarque, ni même à une assemblée de représentants. Il fallait que le peuple soit le sujet et l’objet des lois. Le modèle est celui de Genève avant sa corruption, avec un “grand conseil” ou “conseil général”

où étaient regroupés tous les citoyens qui prenaient la parole dans une forme de démocratie directe », explique Céline Spector, professeure de philosophie politique. Même si, selon elle, les limites de cet exercice sont déjà pensées comme telles. « Pour Rousseau, il n’a jamais été question que chacun décide de toutes les actions du gouvernement. Ce qui lui importe, c’est que le peuple ratifie les lois, pas qu’il exerce quotidiennement l’autogouvernement. Dans son esprit, le législateur est un personnage un peu mythique qui ne se confond pas forcément avec celui qui met en œuvre les lois. » Reste que la Révolution de 1789 grave dans le marbre cette idée de souveraineté populaire. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui souligne que « tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à la formation [de la loi] ». Quelques années plus tard, en 1793, la Constitution de l’An I – qui ne sera jamais appliquée – reconnaît la démocratie directe sous l’influence des travaux de Condorcet, en confiant à des « assemblées primaires » le pouvoir de censurer la loi dans les quarante jours suivant la proposition des députés. Il faut cependant attendre la toute fin du XVIIIe siècle, sous le Premier Empire, pour voir se concrétiser des procédures d’appel au peuple. Bonaparte soumet par exemple la Constitution de 1799 et ses modifications à des plébiscites – du latin « plebs » (peuple) et « scitume » (décision). Sauf qu’il s’agit moins alors de rendre de la puissance d’agir aux citoyens que de légitimer le pouvoir napoléonien, ce qui jette un discrédit durable sur le dispositif, accusé à juste titre de sacraliser la figure du chef et de servir à contourner les décisions prises par les députés. Au XIXe siècle, le principe de la démocratie directe resurgit, au cœur de la Commune de Paris, dans la Déclaration au peuple français publiée dans le Journal officiel, le 20 avril 1871. Elle évoque « l’intervention permanente des citoyens dans les affaires communales par la libre manifestation de leurs idées ». Et plus tard, dans l’entre-deux-guerres, c’est le référendum qui est réhabilité sous la plume du juriste

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Raymond Carré de Malberg, qui propose en 1931 de s’en servir pour contrôler l’action du Parlement. Mais ce n’est qu’en 1958 que cette procédure revient sur la scène politique, taillée sur mesure pour le général De Gaulle : l’article 3 de la Constitution de la Ve République affirme en effet que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum (...) ». Ces dernières années, enfin, c’est l’Union européenne qui a prétendu donner un second souffle à la souveraineté populaire. En théorie, le traité de Lisbonne permet en effet à des citoyens qui parviennent à réunir au moins un million de signatures, provenant a minima de quatre pays de l’Union, de soumettre leur initiative à la Commission européenne. Sauf que rien n’oblige celle-ci à y donner suite. Quant au « référendum d’initiative partagée » consacré par la réforme constitutionnelle de 2008, il nécessite le soutien de 185 parlementaires et 10 % des inscrits sur les listes électorales. Soit… 4,6 millions d’électeurs. Autant dire qu’aucun « RIP » n’a encore été organisé. ÉLITES ET HAINE DE LA DÉMOCRATIE Cette situation signe toute l’ambiguïté des sentiments que suscitent les réinventions démocratiques : « Ce qui est loué en théorie n’est pas pour autant accepté en pratique… Confier le pouvoir au peuple n’a pas simplement suscité de la méfiance, mais bel et bien une lutte acharnée des classes dominantes, refusant depuis la Révolution française de laisser au peuple souverain la souveraineté effective de son pouvoir », estime Christophe Miqueu. En témoigne une conflictualité inhérente au mouvement démocratique que l’on retrouve dès la Révolution française avec la sans-culotterie, durant la révolution de 1848, pendant la Commune de Paris en 1871 ou encore au moment du Front populaire. Mais cette « haine de la démocratie » dont parle le philosophe Jacques Rancière est contrebalancée par l’impossibilité pour les élites politiques de refuser ouvertement toute innovation démocratique. « La peur de la plèbe crée chez les élites sociales une tentation antidémocratique permanente dont Emmanuel Macron

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« La conception d’une démocratie sans médiation mène à l’autoritarisme. Les partis politiques, la séparation des pouvoirs, l’État de droit sont indispensables à la structuration des conflits. » Loïc Blondiaux, professeur de science politique

est l’incarnation. Et en même temps, la démocratie c’est le règne du peuple, de n’importe qui », observe Samuel Hayat. Selon lui, « La France, comme l’Angleterre ou les États-Unis, est un régime né sur une révolution, donc sur l’expression directe du pouvoir du peuple. L’ambivalence vient de là. Les dirigeants ont toujours une haine de la démocratie, mais ils vivent dans des régimes qui tirent leur origine et leur légitimité de ce moment fantasmé d’un peuple qui, dans le passé, s’est rassemblé et a renversé la monarchie. » Que la France insoumise n’ait pas tardé à s’engouffrer dans la brèche entrouverte par les gilets jaunes n’a rien d’étonnant. Mais certains chercheurs tempèrent un enthousiasme jugé un peu excessif, tant la démocratie directe prête le flanc à la critique. On peut lui reprocher de conduire au règne de la démagogie et des émotions, de soumettre des questions complexes


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à des citoyens pas assez formés, de déboucher sur des réponses trop binaires, d’entériner le sentiment d’une classe politique nuisible, d’être instrumentalisée par de puissants lobbies désireux de faire reculer l’intervention de l’État… Et, pire que tout, de se renverser en son contraire : « La conception d’une démocratie sans médiation est une vision d’horreur, qui mène forcément à l’autoritarisme », déplore Loïc Blondiaux. « On peut concevoir la fabrication de consensus à l’échelle locale, dans groupes qui se connaissent et partagent les mêmes valeurs et les mêmes intérêts. Mais dès qu’on est dans des ensembles plus larges, cela devient compliqué. Les partis politiques, la séparation des pouvoirs, l’État de droit sont indispensables à la structuration des conflits », explique le chercheur. UNE FICTION DANGEREUSE ? Certes, les gilets jaunes ont la particularité d’avoir plutôt parlé d’une seule voix, sans faire de différence entre les Français et les étrangers, les assistés et les travailleurs, les pavillons et les cités, comme le fait remarquer la sociologue Isabelle Coutant dans une tribune publiée par Le Monde. « Les classes populaires et les petites classes moyennes réalisent sans doute à travers ce mouvement qu’elles ont plus en commun que ce qui les différencie. Il existe certes des différences entre les uns et les autres en termes de conditions de travail et de rémunération, ne serait-ce qu’entre qualifiés et non qualifiés, ruraux et urbains, hommes et femmes… Mais ces différences sont moindres que les écarts qui les séparent des catégories les plus favorisées », écrit-elle. Reste que l’idée d’un peuple homogène sur lequel repose la souveraineté populaire est une fiction qui peut s’avérer dangereuse : « Nier l’existence de ces conflits qui traversent la population expose à toutes sortes de manœuvres démagogiques et peut mener à des solutions autoritaires portées par un leader prétendant absorber en sa personne toutes les différences et réconcilier le peuple avec lui-même », ponctue Loïc Blondiaux. Selon lui, les corps intermédiaires sont indispensables pour structurer le débat et faire émerger un consensus. D’ailleurs, même en Suisse, championne de la démocratie directe,

« On ne peut pas penser la démocratie directe contre la démocratie représentative. Il faut défendre une perspective mixte. » Yves Sintomer, politologue

les votations citoyennes sont en général menées par des partis ou des syndicats. Très rares sont les cas où des collectifs de citoyens lancent eux-mêmes l’initiative et mènent campagne. Car il faut une organisation militante importante pour récolter 50 000 signatures afin de déclencher un référendum pour rejeter une loi, dans les cent jours qui suivent son adoption, voire 100 000 quand il s’agit d’obtenir un référendum sur une proposition de loi qui sera ensuite débattue au Parlement. « On ne peut pas penser la démocratie directe contre la démocratie représentative. Il faut défendre une perspective mixte », conclut Yves Sintomer. Et mettre en place des garde-fous pour permettre à cette belle idée de remplir ses promesses, à commencer par celle d’offrir à tous une vie meilleure. Car à en croire Christophe Miqueu, « la démocratie politique est le cadre dans lequel peut s’épanouir la démocratie sociale, dès lors que l’on ne renonce pas à faire du peuple – et non d’un seul ou de quelques-uns – le souverain ». ■ marion rousset

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L’ANONYMAT,

UN PRÉCIEUX OUTIL DÉMOCRATIQUE Dans le cadre du grand débat national, Emmanuel Macron s’est prononcé en faveur de la « levée progressive de tout anonymat » sur Internet, afin de « restaurer le statut de l’information  ». C’est une position qu’il défendait déjà en tant que candidat à la présidence, puisqu’il déclara alors vouloir contraindre les messageries instantanées de type Whatsapp à livrer leurs clés de chiffrement, pour pouvoir dévoiler l’identité de leurs utilisateurs. Spontanément, de nombreux internautes se sont montrés favorables à cette idée, qui sous-entend que l’anonymat serait la source de la diffusion d’informations volontairement erronées. En réalité, il n’est pas nécessaire d’être anonyme pour propager des informations fausses. De nombreuses personnalités identifiées (dont les comptes sur les réseaux sociaux sont certifiés) colportent régulièrement, à l’image du président américain Donald Trump, des informations mensongères sans que le fait de les

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connaître puisse mettre fin à leur surenchère. L’anonymat est aussi accusé d’être l’arme des « trolls » et autres agresseurs qui véhiculent des discours de haine et menacent leurs interlocuteurs sur les réseaux sociaux. Pourtant, la recherche établit le contraire. Selon une étude menée pendant trois ans par des chercheurs de l’université de Zürich en 2016, les personnes qui expriment le plus d’agressivité ne sont pas celles dont l’identité est masquée par un pseudonyme, mais celles dont le nom est bien identifiable. PSEUDONYMAT N’EST PAS ANONYMAT L’actualité récente montre d’ailleurs que l’on peut être parfaitement identifié dans la sphère publique et participer sans aucune gêne à des phénomènes de harcèlement. Ainsi, la « Ligue du LOL », constituée d’hommes journalistes, a terrorisé pendant une décennie plusieurs femmes journalistes et militantes – dont certaines ont

plongé dans la dépression – et quelques hommes, sans prendre la peine de tenter de véritablement dissimuler leur identité. Ils étaient préservés par le pouvoir qu’ils détenaient collectivement et par leur statut de journalistes très en vue dans les rédactions progressistes parisiennes. La remise en cause de l’anonymat au nom de « l’hygiène démocratique du statut de l’information », laissant entendre qu’il y aurait une antinomie entre anonymat et sécurité, est donc un leurre. Une grande confusion règne d’ailleurs lorsqu’il s’agit de distinguer anonymat et pseudonymat. Masquer son identité derrière un pseudonyme ne signifie pas que l’on est introuvable. Il y a quelques années, j’ai été la cible sur Twitter d’un appel au viol anonyme, à l’issue duquel j’ai réalisé un documentaire, Les Réseaux de la haine. Avec mon avocat, Me Kevin Grossmann, mon premier réflexe avait été de demander à Twitter l’identité de mon agresseur – ce à quoi l’entreprise s’était refusée. Nous nous


offre aussi le moyen de partager des expériences traumatisantes, sans le faire nécessairement à nom découvert. Elle permet ainsi de se mettre en relation avec d’autres victimes et de constituer un réseau d’entraide. La protection des données personnelles et de la vie privée doit rester la règle, et les pouvoirs publics ne doivent en aucun cas remettre en cause la pérennité d’un outil qui est une des boussoles de la santé démocratique d’un pays. 

rokhaya diallo Journaliste et réalisatrice

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Photo CC Humberto Chalate

SOUS PROTECTION On l’oublie trop souvent : l’anonymat peut être utile en de nombreuses circonstances. Dans un pays non démocratique, il est capital de pouvoir s’exprimer en protégeant son identité et en se prémunissant des conséquences éventuelles d’un témoignage à visage découvert. Mais, même dans un pays comme le nôtre, l’ano-

nymat peut revêtir de nombreux intérêts. Il protège les personnes soumises à un devoir de réserve qui veulent témoigner d’une situation méritant l’attention du grand public. Les lanceurs et lanceuses d’alerte peuvent ainsi y recourir pour dénoncer sans risquer de tout perdre. En février dernier, plusieurs employés français de la société Amazon ont reçu des notifications de licenciement pour avoir affiché leur solidarité avec le mouvement des gilets jaunes. L’un d’eux, après avoir appelé au blocage de l’entrepôt sur Facebook, avait été le destinataire d’une lettre de licenciement qui, s’appuyant sur les termes de son message, dénonçait une faute grave. Ce cas montre bien que des salariés pourraient faire usage du pseudonymat pour exprimer des revendications à travers des modes légitimes, sans craindre des rétorsions de la part de leurs employeurs. La possibilité de s’exprimer sur Internet en masquant son identité

Illustration Alexandra Compain-Tissier

sommes ensuite tournés vers le procureur de la République qui a exigé de l’entreprise américaine la livraison de l’identité de l’individu (obtenue facilement), afin que je puisse engager des poursuites. Une perte de temps, pensez-vous ? En aucun cas. Twitter est une entité privée, et elle n’a donc pas vocation à livrer l’identité des individus qui utilisent ses services, car cela constituerait une atteinte à la vie privée. Dans un État de droit, il est nécessaire qu’une entité judiciaire ou de police intervienne pour qu’une telle action soit possible.


PENDANT CE TEMPS-LÀ...

CLIMAT/BIODIVERSITÉ

GAME

OVER La partie est-elle déjà perdue avant d'avoir été vraiment jouée ? Si l'alarme est désormais assourdissante, elle ne doit pas nous paralyser : l'effondrement n'est inéluctable que si nous cédons à l'impuissance de nos propres dirigeants. Comment s'arracher à la fascination du désastre pour se mettre en mouvement ? images

© cnes



Cela ne fait plus de doute : la lutte contre le changement climatique sera politique ou sera perdue. Le tout est de ne pas céder à la panique (p. 49). Ni aux prophéties de malheur, qui tendent justement à dépolitiser le débat, à occulter les responsabilités et à encourager la résignation (p. 55). Reste que la catastrophe nourrit nos imaginaires au travers de nombreuses fictions postapocalyptiques qui ont toujours traduit… et mis à jour nos angoisses (p. 59). Puisqu'il faut tout repenser, le rapprochement entre philosophie et biologie effectué par plusieurs chercheurs permet de donner un nouveau statut au végétal, et de transformer notre rapport avec lui (p. 64). Ingénieur agronome, Pablo Servigne a conçu la collapsologie comme la science de l'effondrement. Peut-elle aussi permettre de l'éviter… ou simplement de limiter les dégâts ? (p.66). Pour Christophe Aguiton, d'Attac, seules des initiatives démocratiques et citoyennes pourront inverser le cours du thermomètre (p. 70). Militant écologiste, Patrick Farbiaz a vu dans le mouvement des gilets jaunes, vert et populaire, le signe que l'avenir était à l'écologie sociale (p. 72).

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LE DOSSIER

POLITISER LA CATASTROPHE POUR Y ÉCHAPPER Ni le fatalisme, ni le catastrophisme ne pourront sauver la planète. Devant l'inertie et le cynisme des vrais responsables, il faut mettre en œuvre de nouvelles mobilisations. Ne parlons pas de catastrophe, plutôt d'effondrement. On y est. Le monde s'effondre. La planète est en danger et l'espèce humaine est menacée. L'écrire, il y a encore quelques années, aurait valu bien des commentaires sceptiques. Penser que la fin de l'humanité était de l'ordre du possible nous aurait fait passer pour fous. Aussi fou que de croire, il y a plusieurs centaines d'années, que la Terre était ronde. À cette époque, les scientifiques étaient envoyés au bûcher. Aujourd'hui, alors que les scientifiques alertent et avancent chaque jour une preuve nouvelle de la catastrophe qui vient, la folie a changé de camp. De Donald Trump à Jaïr Bolsonaro en passant par Monsanto, Total, l'Europe ou la Chine, il existe une

petite réserve de climatosceptiques, conscients ou non, qui privilégieront toujours l'activité industrielle et capitaliste aux conséquences que leurs projets ont sur la santé, et même, la pérennité du monde. SURVIVRE OU SE MOBILISER ?

La pollution est seule responsable de près de dix millions de morts chaque année. L'Organisation des Nations unies prévoit que, d'ici 2050, deux cent cinquante millions de personnes seront forcées de s'exiler à cause des bouleversements du climat. L'urgence écologique n'est pas seulement devant nous, elle est là et semble ne pas affecter ni préoccuper outre mesure ces chefs d'État et autres dirigeants

des plus grandes entreprises mondiales, qui sont aussi les décideurs du monde. C'est-à-dire ceux qui font – et surtout défont – la planète. Devant l'inertie des politiques et des acteurs économiques, la société civile internationale s'organise. Et se divise : l'individu ou le collectif, le survivalisme ou la mobilisation de masse ? Il n'y a pas de petits profits. Les capitalistes ont traduit la première option en espèces sonnantes et trébuchantes. Au point qu'un véritable business s'est développé. Comme le rappelle le sociologue Bertrand Vidal dans une interview au Monde : « Des influenceurs émergent qui indiquent sur les réseaux sociaux la marque du meilleur couteau, du meilleur kit de

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Il ne faut pas minimiser la tentation du sauve-qui-peut, provoquée par le sentiment de panique, qui empêche toute initiative collective de s'imposer.

survie, voire la race de poules la plus performante pour contribuer à la vie en autonomie. L'Homo œconomicus, qui raisonne en coût-avantage, est dépassé, on est là face à des fans qui pratiquent une consommation tribale. C'est le même principe que pour les adeptes d'Apple contre ceux de Microsoft. Leur consommation ne correspond ni à un besoin ni à leur appartenance à une classe sociale,

mais à un imaginaire qui se nourrit de catastrophisme. »1 Et d'ajouter : « Le plus grand danger pour le survivaliste, c'est qu'il n'y ait plus de dangers ». Les grandes enseignes entretiennent d'ailleurs très largement cette idée : salons spécialisés, rayons entiers dans les magasins, sites internet dédiés… Pour autant, l'option consumériste apaise à peine les esprits qui imaginent que se creuser un bunker antiatomique rempli de conserves pourra les sauver de la fin du monde. L'effondrement dont il est question dépasse largement la simple capacité des hommes à envoyer une colonie sur Mars pour se prémunir de la fin de la Terre. Le destin collectif qui nous lie toutes et tous est déjà profondément affecté par les inégalités qui grèvent nos capacités singulières à être-au-monde. Et il ne faut pas minimiser la généralisation d'une forme de repli sur soi, la tentation du sauve-qui-peut provoquée par le sentiment de panique, qui empêche toute initiative collective de s'imposer. Tout le monde ne s'y résout pas, cependant. NOMMER LES COUPABLES

De nombreuses initiatives, massives, collectives, fleurissent aux quatre coins du monde. Comme ces lycéens qui, en Belgique, se mobilisent en nombre. Ou cette jeune Suédoise, Greta Thunberg, qui lève les foules et éveille les consciences. Parce que l'enjeu n'est pas seule1. Le Monde, 23 mars 2018.

ment de lutter contre le réchauffement climatique, il est aussi de dénoncer et de pointer du doigt les politiques irresponsables de celles et ceux qui nous gouvernent à travers le monde, en dépit des nombreuses alertes des scientifiques. Aussi, comme le rappelle Édouard Louis dans Qui a tué mon père (éd. Seuil, 2018), « La politique est une question de vie ou de mort pour les dominés ». Il y raconte les vies humaines sacrifiées par des décisions politiques et rappelle que les responsables portent un nom : celui d'« assassins », écrit-il. C'est aussi l'esprit de l'appel « L'Affaire du siècle », lancé par Notre affaire à tous, la Fondation pour la nature et l'homme, Greenpeace France et Oxfam France. Au nom de l'intérêt général, il s'agit d'attaquer l'État français en justice pour qu'il respecte ses engagements climatiques. Plus de deux millions de personnes ont signé cet appel à nommer les (ir)responsables. Les initiateurs de la pétition écrivent : « Les changements climatiques sont là : ils affectent déjà nos vies et n'épargnent personne (…). Obnubilés par les enjeux du court terme, les États et les acteurs économiques restent sourds aux innombrables cris d'alarme des plus fragiles, des scientifiques, des associations. Alors que les investissements nécessaires pour remédier à la catastrophe devraient être financés majoritairement par les plus aisés, les classes moyennes et les plus démunis y contribuent aujourd'hui de manière indifférenciée. La lutte


LE DOSSIER

contre les changements climatiques ne doit pas se faire au détriment des plus fragiles. » Car la question climatique ne peut pas être déconnectée de la question sociale. Et inversement. GREEN NEW DEAL

Fin du monde, fin du mois, même combat : c'est ce qu'ont aussi compris de nombreux acteurs du mouvement social et politique. La démocrate Alexandria Ocasio-Cortez, nouvelle égérie de la gauche américaine – proche de Bernie Sanders – a présenté en début d'année, à la Chambre des représentants, son Green New Deal qui suggère à l'État fédéral de financer une véritable révolution écologique et sociale. S'inspirant des thèses de l'économiste Thomas Friedman qui, pour la première fois, évoque l'idée d'un Great New Deal, la congresswoman suggère que les États-Unis se dotent d'une énergie 100 % renouvelable dans les dix ans, avec l'objectif d'un abandon total des énergies fossiles. Déjà en 2008, un groupe d'économistes avait élaboré cette réponse à la crise économique qui battait alors son plein. Aujourd'hui, le plan est à nouveau sur la table… ambitieux, mais jugé financièrement réalisable et bénéfique. Pour financer cette transition énergétique, la jeune élue de la Chambre des représentants propose par exemple de taxer à hauteur de 70 % les plus hauts revenus. Fait rare, « AOC » a été rejointe par quelques dizaines de parlementaires et a reçu le soutien de plusieurs cen-

taines d'associations, de personnalités et même de chefs d'entreprise. C'est un nouveau modèle de société que proposent les démocrates américains. Lesquels semblent, au moins auprès de la frange la plus radicale de la gauche américaine, avoir imposé l'idée selon laquelle il y a une réelle urgence écologique. Les paroles aussi remarquées qu'enflammées d'Ocasio-Cortez, au cœur du Congrès américain, n'y sont pas pour rien. Répondant à un républicain accusant le Green New Deal d'être « élitiste », elle répond : « Vous voulez dire aux gens que leur désir d'air pur et d'eau potable est élitiste ? Dites-le aux enfants dans le South Bronx, qui souffrent du taux d'asthme infantile le plus élevé du pays ; dites-le aux familles de Flint dont le taux de plomb monte dans le sang des enfants dont le cerveau est endommagé pour le reste de leur vie. Taxez-les d'élitistes. De larges parties du Midwest se noient en ce moment, des fermes, des villes ne seront jamais reconstruites et ou ne s'en remettront jamais. Et certains sont plus soucieux d'aider les compagnies pétrolières que leurs propres familles (…). Cela ne devrait pas être une question partisane. La science ne devrait pas être partisane. » NOUVEAU CONTRAT SOCIAL

L'intervention de la jeune parlementaire a été vue et partagée des dizaines de millions de fois. La transition énergétique est devenue le nouveau contrat social de cette gauche américaine. Et si le plan

d'AOC n'a aucune chance d'être adopté au Sénat – les Républicains y étant majoritaires –, il sera sans doute au cœur de la bataille présidentielle de 2020. En attendant, l'idée fait le tour du monde. Elle inspire bien des intellectuels, scientifiques, écologistes, femmes et hommes politiques de gauche. À l'instar de Yanis Varoufakis qui propose de créer un Green New Deal européen. Selon l'ancien ministre grec des finances, entre 2019 et 2023, l'Europe a besoin d'investir 2 000 milliards d'euros dans les technologies vertes et les énergies renouvelables. Il propose ainsi que « la Banque européenne d'investissement (BEI) émette pendant quatre ans un volume de bons supplémentaires à hauteur de cinq cents milliards d'euros »2. Même objectif du côté de la France insoumise qui, dans le cadre des élections européennes, propose de porter l'objectif à 100 % d'énergies propres et renouvelables en Europe d'ici 2050. Dont acte. Mais pour l'heure, ceux qui ont le pouvoir ignorent tout de ces plans, de ces deals et de ces propositions portées par des millions de citoyens. Les pouvoirs résistent au changement de paradigme nécessaire à la révolution qui permettrait d'emprunter une autre voie que celle de la catastrophe. Pourtant, l'ambiance du monde moderne est à l'apocalypse. Qu'on ait peur de la guerre totale, de la bombe ou de 2. Yanis Varoufakis, « Vers un printemps électoral », Le Monde diplomatique, mars 2019.

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LE DOSSIER

l'accident nucléaire, de l'attentat terroriste ou de la fonte des glaces, on essaie de se persuader que l'on vit un moment de très prochaine bascule, que la catastrophe juste devant nous est évitable si nous jetons toutes nos forces conjointes dans la bataille. Seulement, comme le décode bien Sophie Wahnich dans La Patrie en danger. Rumeur et loi, à propos de la Terreur pendant la Révolution française, « l'effroi est la seule émotion qui ne débouche pas sur du mouvement, la seule émotion immédiatement mortelle ». COMMENT AGIR ?

Il s'agirait donc de ne pas se laisser avoir par la pensée du futur paralysante qui stériliserait notre capacité à agir. Les incantations et les appels aux changements radicaux et profonds seraient ainsi des vanités qui éloigneraient de la véritable action. Mais alors, quelle serait cette véritable action ? Parce que l'immensité de la tâche à accomplir, qu'on la considère d'un point de vue physique (la planète, le monde, un degré de plus ou de moins) ou culturel (engager une révolution copernicienne de nos habitudes tellement ancrées dans nos vies quotidiennes ou rêvées), paraît rédhibitoire. Ce n'est d'ailleurs pas sans raison que la jeunesse se saisit du flambeau de la protestation et de la demande de solutions dans les marches pour le climat. Mise à l'écart des sphères du pouvoir, elle se permet de demander l'impossible, de mettre de côté ses paradoxes dans un éclat

de rire et de réclamer tout et tout de suite. D'autant que son constat est le bon : le monde brûle et il faut agir vite et fort. Reste à espérer qu'en arrivant au pouvoir, elle saura garder sa foi dans un changement radical. La tâche risque d'être lourde, car nous sommes face à un paradoxe, comme nous le rappelle le philosophe Michaël Fœssel dans Après la fin du monde : alors que « la lutte contre les risques globaux rend nécessaire ce qui, jusque-là, était considéré comme un idéal irréaliste : l'édification d'institutions cosmopolitiques (…), l'affaiblissement de l'idée de progrès historique, mais certainement aussi l'érosion de la croyance dans le monde, ont remisé à l'arrière-plan les spéculations sur l'État-mondial, parfois même dans les espérances juridiques placées dans les institutions supranationales »3. Il va donc falloir, à cette jeunesse appelée à sauver le monde, trouver le chemin sinueux vers la souveraineté populaire mondiale pour trouver des solutions rapides aux problèmes climatiques. La voie privilégiée par le philosophe se situe du côté du cosmopolitisme, envisagé comme une question de survie, une nécessité vitale  : « Il n'existe qu'un seul monde et nous en sommes collectivement responsables. » Une fois ce constat établi, il s'agit aussi de trouver les formes d'action, de manifestation et de prise de décisions les plus susceptibles de

Mise à l'écart des sphères du pouvoir, la jeunesse se permet de demander l'impossible, de mettre de côté ses paradoxes et de réclamer tout et tout de suite.

3. Après la fin du monde. Critique de la raison apocalyptique, éd. Seuil, 2012.

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déboucher sur des réalisations immédiates. Or les rythmes démocratiques, populaires, civils, politiques ou culturels sont très différents d'un espace géographique à l'autre : on ne manifeste pas de la même façon à New Delhi, à Canberra ou à Ouagadougou. On ne vote pas non plus en même, ni dans le même sens : si un radical écolo est élu dans un pays, il est fort à parier que, dans beaucoup d'autres, ce ne sera pas le cas. Dès lors, comment faire converger les efforts de tous ? Comment ne pas risquer que les tentatives des uns soient laminées par les contre-propositions des autres ? Car dans ces cas-là, c'est toujours le pire qui triomphe. CONJURER L'EFFROI

Ce qui sera toujours opposé haut et fort aux tenants d'une radicalité absolue dans la lutte pour empêcher la catastrophe, c'est l'exigence de liberté, parfois déguisée dans une exigence d'indépendance voire de souveraineté nationale ou locale. Avec mon voisin, avec les autres citoyens de ma ville ou de mon Étatnation, nous avons décidé que… Et bien mal avisé celui qui voudrait délégitimer cette volonté collective. Ainsi, pour pleinement vivre cette liberté d'association – ou de rupture, d'ailleurs –, Michaël Fœssel parle d'un nécessaire « arrachement avec les ordres culturels, politiques et religieux » pour permettre la mise en exergue du « lien qui existe entre l'homme et son environnement naturel et culturel ».

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Tout cela fait tourner la tête. Il est beaucoup plus simple pour un pouvoir royal national, que l'on feint de croire démocratique, de décréter l'abolition de la peine de mort ou la légalisation de l'interruption volontaire de grossesse. D'autant que, dans ces cas-là, on croit savoir où se situe le progrès. C'est plus compliqué lorsqu'il s'agit d'imposer de ne plus prendre l'avion, de moins manger de viande, de reconsidérer la nuit comme un moment où il fait noir, de ne plus pouvoir être en tshirt chez soi en plein hiver, de ne plus considérer le plastique comme l'horizon absolu de la modernité… Effroi et perplexité sont donc de rigueur. Sophie Wahnich nous éclaire en revisitant l'histoire de la Révolution française : « L'effroi serait ainsi conjuré par l'élaboration collective d'un mot d'ordre qui, en lieu et place du récit désastreux de la profanation, produirait un appel à agir ». La sidération catalysée par la politisation de la catastrophe ? Et c'est sans doute de cette politisation que dépend la possibilité de la révolution écologique et sociale. Il ne suffit pas pour cela de donner des leçons au monde entier à coups de « Make our planet great again ». Il apparaît plus que jamais inévitable, pour sortir des logiques mortifères consuméristes et productivistes, d'imposer un autre modèle de société. Et si l'urgence climatique ne peut pas attendre la fin du capitalisme, il nous revient d'écrire la suite. ■ pierre jacquemain et pablo pillaud-vivien

Il apparaît plus que jamais inévitable, pour sortir des logiques mortifères consuméristes et productivistes, d'imposer un autre modèle de société.


LE DOSSIER

« L'EFFONDREMENT QUI VIENT », UN DISCOURS À DOUBLE TRANCHANT En conjuguant au futur une catastrophe bien contemporaine, les prophéties de l'effondrement cèdent à un fatalisme qui tend à exonérer le capitalisme et à dépolitiser – voire à abandonner – le combat. Les mots sont importants. De tous ceux qui circulent dans l'atmosphère apocalyptique actuelle, « effondrement » semble remporter le plus de succès pour désigner la catastrophe à venir, qu'elle soit considérée sous l'angle de la pénurie énergétique, du dérèglement climatique ou de l'extinction des espèces. Le best-seller de Jared Diamond, Collapse (« effondrement »), paru en 2005, y est sans doute pour beaucoup dans la propagation du terme. D'après le géographe américain, la surexploitation de nos ressources entraînera le dépassement de la « capacité de charge » de la planète et la disparition d'une grande partie de la population, soit la reproduction à grande échelle du sort de l'île de Pâques au XVIIe siècle. Ses habitants, dont le nombre s'était porté à 30 000, avaient ravagé leur écosystème en abattant jusqu'au dernier palmier pour déplacer leurs gigantesques totems de pierre, de sorte que les quatre cinquièmes d'entre eux disparurent. COLLAPSE DE FIN Si la métaphore pascuane est percutante, de plus en plus de chercheurs soulignent ses limites. À commencer par son inadéquation pour désigner une séquence que les « collapsologues » eux-mêmes décrivent comme longue et progressive. La définition que proposent Yves Cochet et l'Institut Momentum, à savoir un « processus à l'issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie...) ne sont plus fournis – à un coût raisonnable – à une majorité de la population par des services encadrés par la loi », ne correspond pas à un phénomène brutal et total.

En effet, si l'on examine les sociétés du passé supposément « effondrées », comme celles des Aztèques et des Mayas, des continuités, des survivances et même des résistances persistent. D'ailleurs, des études scientifiques récentes contredisent la thèse de Diamond sur la chute subite de l'Ile de Pâques. Selon celles-ci, les Pascuans n'ont jamais été plus de 3 500, et c'est la prolifération de rats polynésiens qui a entraîné la disparition des arbres, tandis que les raids esclavagistes décimaient la population. Les habitants ne seraient donc pas coupables d'avoir littéralement scié la dernière branche écologique sur laquelle ils étaient assis. Le regard braqué sur un possible effondrement à venir a également pour effet pervers d'occulter un désastre qui est déjà là pour une grande partie de la population, entretenant ainsi le mensonge selon lequel l'actuel monde précaire, violent et inégal, serait vivable. Indexer notre niveau de préoccupation et de mobilisation à la concrétisation de catastrophes futures est d'autant plus hasardeux que les prophéties ne s'avèrent pas toujours exactes. Contrairement à la prédiction d'Yves Cochet en 2008, la « pétroapocalypse » n'a pas entraîné l'annulation des Jeux olympiques de Londres en 2012… Et le monde actuel ne s'en porte pas mieux pour autant. Le fait que ce fameux « pic pétrolier » soit sans cesse reporté – en 1975, il était programmé en 1995, puis en 1997 on l'a repoussé en 2010 – nous rappelle que notre système n'a pas de « limites » objectives, naturelles et implacables, au-delà desquelles il s'effondrerait. Tant que le prix du pétrole sera assez élevé, on creusera toujours plus profond…

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RÉSIGNATION POLITIQUE Il est donc vain de calculer une date théorique d'effondrement « inévitable », qui a surtout l'inconvénient de favoriser un certain fatalisme. « Être catastrophiste, ce n'est pas être pessimiste ou optimiste, c'est être lucide », écrit par exemple Pablo Servigne, co-auteur de Comment tout peut s'effondrer, paru en 2015. L'inventeur du terme « collapsologie » invite dans ses ouvrages à s'adapter à l'inéluctable cataclysme en se retirant dans des petites communautés rurales et en apprenant à cultiver son potager : la « résilience » par la décroissance et la sobriété énergétique, donc, plutôt que la résistance politique pour radicalement modifier nos modes de production. Or il n'y a rien d'inévitable dans la catastrophe à venir. Aucune loi naturelle n'oblige l'humanité à extraire l'intégralité des stocks fossiles ni à gaspiller la moitié de la production alimentaire mondiale. Mais pour comprendre cela, encore faut-il être au clair sur les causes du désastre en cours. Selon un récent rapport d'Oxfam, les dix géants de l'agro-alimentaire (dont Coca-Cola, Danone, Nestlé…) émettent chaque année plus de tonnes de gaz à effet de serre que la Finlande, la Suède, le Danemark et la Norvège réunis… Mais plutôt que d'identifier les adversaires à combattre, un certain discours écolo-catastrophiste préfère blâmer « l'humanité » en général et appeler à une vague « prise de conscience » collective. Pour le médiatique astrophysicien Aurélien Barrau par exemple, « même dans un passé lointain où nous étions encore chasseurs-cueilleurs, dès qu'une zone de la planète se trouvait colonisée

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Plutôt que d'identifier les adversaires à combattre, un certain discours écolocatastrophiste préfère blâmer « l'humanité » en général et appeler à une vague « prise de conscience » collective.

par les humains, la macrofaune était massivement décimée. Souvent avec une volonté explicite d'extermination ». Une affirmation fausse qui lui permet de reconduire le mythe dangereux de « l'anthropocène », c'est-à-dire de la responsabilité de « l'homme en général », et ainsi de dédouaner le capitalisme extractiviste, qui ne serait pas selon lui « le principal problème ». Non seulement le discours catastrophiste – avec sa naturalisation du problème – ne génère pas automatiquement la mobilisation politique anticapitaliste à même



d'empêcher le désastre, mais il peut être détourné au service des pires politiques. Dans une conférence donnée en septembre au Musée de l'homme, Jean Baptiste Fressoz, coauteur de L'Événement anthropocène, énumère quelques exemples historiques d'instrumentalisation : à la fin du XVIIIe siècle, les craintes sur le changement climatique lié à la déforestation ont ainsi été utilisées pour couper l'accès aux forêts aux paysans et à lutter contre leurs usages communs. Un siècle plus tard, la déploration d'un Orient rendu aride par la mauvaise gestion de ses ressources par ses habitants permettra à la France de justifier la « restauration environnementale » par la colonisation… Ironie du sort, le discours sur l'effondrement sera également mobilisé pour encourager le recours à des énergies soi-disant « alternatives » et « durables » pour le moins contestables : dans les années 1820, il s'agira d'inciter à remplacer le bois par le charbon, et dans les années 1970, à la suite du choc pétrolier et des inquiétudes sur les limites des réserves fossiles, d'inciter à la transition énergétique vers… le nucléaire. CHANTAGE À LA CATASTROPHE Si elle n'intervient pas dans un contexte de forte mobilisation démocratique populaire, la multiplication de prédictions cataclysmiques a de grandes chances d'encourager des pratiques de repli défensif aussi bien au niveau individuel, comme l'illustre le cas quelque peu folklorique des « survivalistes », que national, comme on le voit déjà aujourd'hui avec la volonté d'un Trump de dresser des murs pour « protéger » les Américains des « hordes » de migrants. Pour reprendre la formule de René Riesel et Jaime Semprun dans leur ouvrage de 2008, Catastrophisme, administration du désastre et soumission durable, « le catastrophisme d'État n'est très ouvertement qu'une inlassable propagande pour la survie planifiée – c'est-à-dire pour une version plus autoritairement administrée de ce qui existe ». La législation « antiterroriste » récente illustre bien à quel point le registre de l'urgence s'avère pratique pour légitimer les tournants autoritaires. Dans À nos amis, le Comité invisible a finement analysé la manière dont

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Le discours catastrophiste ne génère pas automatiquement la mobilisation anticapitaliste à même d'empêcher le désastre, mais il peut être détourné au service des pires politiques. le capital a « substitué au culte du progrès le chantage à la catastrophe », en adoptant « la gestion de crise comme technique de gouvernement ». Pour les auteurs, « le but de la prophétie n'est jamais d'avoir raison sur le futur, mais d'opérer sur le présent ». Le contexte du retour en force du vocabulaire de l'effondrement n'est à ce titre pas anodin. C'est en effet au sein du complexe militaroindustriel américain que l'on s'alarme, dans les années 1990, des alertes environnementales du GIEC. Les consultants en sécurité nationale mettent alors en garde contre les conflits, les migrations et plus généralement le chaos international, que susciteront la pénurie de ressources, la croissance démographique et la montée des eaux. Trente ans plus tard, l'aisance avec laquelle un Aurélien Barrau appelle les gouvernements à « suspendre les libertés individuelles » afin d'imposer les mesures « impopulaires » est pour le moins inquiétante. Il faut relire le pionnier de l'écologie politique Bernard Charbonneau, qui tirait la sonnette d'alarme dès 1980 dans Le Feu vert : « L'éco-fascisme a l'avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d'un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité ». ■ marion rousset


LE DOSSIER

MILLE ET UNE FAÇONS DE PÉRIR À chaque époque ses mythologies de l'apocalypse. Le pessimisme écologique et politique de la nôtre nourrit une abondance d'œuvres dont la représentation du futur traduit les peurs du présent. Il est plus facile, dit-on, d'imaginer la fin du monde que d'imaginer la fin du capitalisme. L'abondance du « collapse porn », qui véhicule toujours les mêmes images de colonnes de fumées noires, d'ours faméliques et de banquise fondue, atteste de la fascination qu'exerce sur nous l'apocalypse. De nombreuses œuvres de science-fiction se plaisent à figurer, si ce n'est la disparition totale de la planète, au moins l'effondrement de la civilisation industrielle telle qu'on la connaît, et la transformation radicale des modes de vie qui s'ensuit pour les survivants. Reflétant les préoccupations de notre époque, plusieurs séries dystopiques connaissent un grand succès, comme The Leftovers, qui met en scène un monde dans lequel 2 % de la population disparaît subitement, sans explication. Ou encore La Servante écarlate, la mini-série adaptée du roman de Margaret Atwood qui raconte comment les États-Unis ont mué en régime théocratique totalitaire et réduit les

rares femmes encore fertiles à l'état d'esclaves pour familles riches en mal d'enfants. Si la catastrophe nous semble de plus en plus proche et probable, nous ne sommes pas les premiers à la projeter dans nos productions littéraires et philosophiques. Dès le Ve siècle av. J.-C., Platon inventait, dans deux de ses dialogues – le Timée et le Critias –, le mythe de l'Atlantide, qui inspirera de nombreuses œuvres, parmi lesquelles Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne. La destruction brutale de cette cité sous l'effet combiné de mouvements telluriques et d'un raz de marée devait nous rappeler à quel point nos civilisations restent fragiles malgré leur puissance apparente. Et quoique les causes fussent naturelles, Platon précisait bien qu'il s'agissait d'un châtiment mérité par une civilisation ayant péché par orgueil. Comme le rappelle Alain Musset dans Le Syndrome de Babylone, géofictions de l'apocalypse (Armand Colin, 2012), ce thème de la culpabilité humaine restera fon-

damental dans la plupart des récits de cataclysmes. CONVULSIONS TERRESTRES

Le théâtre de ce désastre moral sera souvent le même : la ville, lieu de toutes les corruptions et de toutes les injustices, coupé de la nature et donc de Dieu. Après les villes bibliques de Babel, Sodome, Gomorrhe, Jérusalem ou Babylone, Paris, New York, Las Vegas et Los Angeles sont les cibles des films d'anticipation contemporains, qui continuent de trouver dans l'Ancien et le Nouveau Testament leur plus grande source d'inspiration, où figurent déjà toutes les options mortelles. Un film comme Waterworld, qui donnait en 1995 un aperçu saisissant d'une Terre totalement recouverte à la suite du réchauffement climatique et de la fonte des glaces, n'est pas sans rappeler le Déluge, qui provoque la fin de la première humanité dans la Genèse. Mais c'est surtout l'Apocalypse selon saint Jean qui offre la plus grande variété de calamités

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LE DOSSIER

fatales : on y meurt frappé par une météorite, comme plus tard dans Melancholia de Lars Von Trier, ou encore enseveli par de terribles tremblements de terre. Les convulsions de l'écorce terrestre inspireront de nombreux films à la fin des années 1990 et au début des années 2000, sans doute en raison de la série de séismes qui frappent l'opinion publique, que ce soit à Mexico, à Kobé, à Sumatra, au Sichuan ou à Fukushima. Dans son film 2012, Roland Emmerich met en scène le glissement des plaques tectoniques qui donnera raison à la prophétie maya, à grand renfort d'effets spéciaux spectaculaires permettant d'assister à l'engloutissement de la côte californienne dans les eaux du Pacifique. Last but not least, l'Apocalypse prévoit aussi la mort par épidémie. Une piste biologique qu'exploreront avec avidité de nombreux auteurs, souvent en y ajoutant un nouvel élément : la responsabilité humaine. L'expérimentation en laboratoire qui tourne mal, une guerre bactériologique qui dégénère… Dans Je suis une légende, c'est une tentative de vaccin contre le cancer qui transforme les victimes en monstres sanguinaires. CHRONIQUES DE L'AUTODESTRUCTION

Que l'homme puisse être bourreau de lui-même, l'invention de la bombe nucléaire le confirma définitivement. Après la deuxième guerre mondiale et Hiroshima, on assiste ainsi à l'essor d'une science-

fiction apocalyptique qui n'a plus besoin de recourir aux catastrophes naturelles, l'homme devenant techniquement capable de se détruire tout seul. Cependant, à partir des années 1960-1970, avec la lente prise de conscience écologique, et notamment la Conférence de Stockholm en 1972, la destruction de l'environnement supplante l'anéantissement atomique comme principale menace d'autodestruction. Si le spectre du réchauffement climatique a pu inciter un réalisateur comme Cédric Klapisch à concevoir un Paris complètement ensablé en 2070 dans son film Peut-être, Roland Emmerich imagine plutôt dans Le Jour d'après un retour à l'ère glaciaire. Émerge ainsi une science-fiction plus politique, critiquant la nocivité des sociétés industrielles capitalistes, la consommation de masse et le gaspillage caractéristiques d'un American Way of Life qui épuise les ressources naturelles et multiplie les déchets toxiques. Le classique de 1966 de Harry Harrison Soleil vert imagine la terre en 1999. Exsangue, elle est devenue incapable de nourrir ses trop nombreux habitants. À New York, trente-cinq millions d'habitants s'entassent où ils peuvent tandis que les plus fortunés se barricadent dans des résidences climatisées et sécurisées. Ce n'est plus l'instant t de la catastrophe qui intéresse, mais la période postapocalyptique qui suit, et qui peut durer longtemps… Le film d'animation Wall-E s'ouvre sur une Terre

À partir des années 1960-1970, la destruction de l'environnement supplante l'anéantissement atomique comme principale menace d'autodestruction.

désertée depuis sept cents ans, où ne subsistent que des montagnes d'ordures, vestiges d'une société d'hyperconsommation. Réfugiés sur des vaisseaux spatiaux pendant que des robots tentent de nettoyer le globe, les hommes parviendront finalement à revenir sur terre, après des siècles d'exil. Il y a toujours des raisons d'espérer, du moins dans le monde de Pixar. ■ laura raim

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10 SIGNES DE LA 60 %

des animaux sauvages ont disparu de la Terre depuis 1970, soit deux espèces par an en moyenne. Homo sapiens est un des rares vertébrés dont la population continue de croître. Dans les zones tropicales d’Amérique latine, ce sont 89 % des espèces qui manquent à l’appel, principalement à cause de la déforestation. En temps normal, ces extinctions auraient dû prendre 10 000 ans.

55 %

SIXIÈME EXTINCTION

Quant aux espèces qui n’ont pas (encore) disparu, 32 % d’entre elles sont en déclin. Profitez bien des guépards, des lions, des grands singes et surtout des oiseaux, pour lesquels ce chiffre monte à 55 %.

Depuis l'an 1500, 75 % des plantes, amphibiens, reptiles, oiseaux et mammifères ont disparu de la surface de la planète. On assiste à la sixième extinction de masse (les dinosaures, c’était la cinquième) sauf que cette fois-ci, la météorite, c’est nous.

CORAIL

Près de la moitié des récifs coralliens a disparu ces trente dernières années.

2,8 °C

Depuis la seconde moitié du XX siècle, la température de l’Antarctique a augmenté de 2,8 °C. Moins de banquise = plus d’eau dans les mers et océans (le niveau des océans s'est élevé de 22 cm depuis 1880), mais aussi une diminution de surface blanche, réfléchissant les rayons du soleil. Résultat : la température grimpe. e


FIN DU MONDE 2 908 000 000 000 $

c'est le coût des catastrophes climatiques entre 1998 et 2017, soit +251 % par rapport aux vingt années précédentes. En 2018, elles ont coûté 80 milliards d’euros. Mais bon, la transition écologique, vous comprenez, ça coûte trop cher.

90 %

des oiseaux marins ont du plastique dans leur organisme. Et c’est pas du tout fantastique.

OCÉAN

Si la température terrestre bat des records année après année, celle des océans est tout aussi préoccupante : 2018, c’était chaud. Vous allez voir 2019, 2020, 2021…

48 000

DÉCÈS PAR AN

En France, la pollution de l’air est responsable de 48 000 décès par an. C’est plus que l’alcool. À l’échelle planétaire, le réchauffement climatique et ses conséquences (famine, maladies, pollutions, etc.) causent plus de cinq millions de décès par an.

143 MILLIONS

DE PERSONNES

Les réfugiés climatiques pourraient représenter 143 millions de personnes d'ici 2050, soit l’équivalent de la population russe.


PENSER LES PLANTES POUR PANSER LA PLANÈTE

Au croisement des apports de la philosophie et de la biologie, des chercheurs invitent à reconsidérer la notion de végétal à la lumière de la crise écologique actuelle. «  Jamais autant d'articles scientifiques sur les comportements, mais aussi le statut philosophique et moral des plantes, n'ont été publiés », constatent les philosophes Quentin Herniaux et Benoît Timmermans, chercheurs au Fonds national belge de la recherche scientifique, dans leur ouvrage Philosophie du végétal. Et sans doute, l'engouement et la curiosité du public et, plus encore, la conscience d'une crise écologique majeure, ne sont pas indifférents à cette croissance des études scientifiques. Mais ces études récentes viennent également transformer l'image ou nos prénotions de ce que veut dire, aujourd'hui, « végétal ». Considérés comme des êtres sans conteste vivants, les végétaux ont pourtant été, au mieux, regardés comme des êtres « végétatifs » : passifs, immobiles et comme dor-

mants. Alors que les travaux sur l'immunologie végétale nous apprennent désormais qu'ils sont capables d'intégrer symbiotiquement leur environnement à travers des messages chimiques, et de communiquer avec leurs semblables (de mémoriser et de remobiliser des informations, de manière à reconfigurer ou même coloniser un sol). Et même de mobiliser et d'aménager leur environnement, sous forme d'un habitat ou d'une niche – ce dont témoigne la formation des forêts ou des écosystèmes végétaux. LA CADRE DU VIVANT

C'est également, en ce sens, que ce qu'on appelait le règne végétal ne constitue plus une simple « végétation », un ornement naturel mais accessoire pour la vie animale et humaine, mais bien le cadre même

BIBLIO

Quentin Herniaux et Benoît Timmermans (coordination), Philosophie du végétal, éd. Vrin, 2018. Aliénor Bertrand (coordination), Le Végétal, savoir et pratiques, Cahiers philosophiques, éd. Vrin, 2018.

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du vivant en général. « Le développement exponentiel de l'écologie nous a obligés à comprendre autrement, et sans doute mieux, le règne végétal et son interaction avec le reste du monde. Les végétaux sont ainsi passés du statut de paysage ou d'environnement objectif et passif à celui de conditions de possibilités absolues de la vie et de l'existence humaine sur la terre », estiment Quentin Herniaux et Benoît Timmermans. Plus précisément, la biologie considère que les végétaux constituent les conditions d'émergence du vivant, notamment la production et la reproduction de l'atmosphère respirable. On a ainsi pu montrer que les premiers organismes photosynthétiques étaient des algues marines, qui ont rendu possible les conditions atmosphériques de la vie sur terre (l'humidité et la régulation du cycle global de l'eau). Ce processus, comme l'ont montré des études géologiques, s'est poursuivi avec la colonisation des premiers végétaux sur la terre ferme, dont l'action des racines et la dégradation organique sont à l'origine de l'érosion de la roche et de la création de sols fertiles. Aujourd'hui encore, les plantes représentent l'immense majorité de la biomasse de la planète :


LE DOSSIER

entre 99 et 99,5 %. Et, pour ce qui est du végétal que nous cultivons, il représente un maillon essentiel de la chaîne alimentaire. VERS UN « PHYLOCENTRISME » ?

On peut donc considérer qu'il faut désormais, comme le dit Quentin Herniaux, penser le végétal non sous l'angle de ce qu'il est, ou de la manière dont il nous apparaît, mais de ce qu'il fait et nous fait (il configure en effet le temps et l'espace du vivant animal et humain). Mais aussi sous l'angle de ce que nous lui faisons. Sans doute ne pouvonsnous dire que, comme l'humain et l'animal, le végétal souffre de nos comportements. Mais, de fait, il ne souffre pas, ou plus, les modifications, voire les destructions que nous imposons à son habitat et son environnement. Et, en effet, un capitalisme exacerbé a fait des végétaux des objets de culture intensive, instrumentalisés à l'extrême, au point où les plantes cultivées ne sont plus capables de se reproduire par elles-mêmes et de se développer sans les engrais et les pesticides qui ont, comme on sait, donné lieu à de multiples scandales sanitaires. Mais aussi conduit à la

ruine les populations indigènes et pauvres qui en dépendent. Les luttes contre la déforestation – notamment celle des indigènes en Amazonie, contre les politiques destructrices et prédatrices de Bolsonaro –, pour la protection des écosystèmes végétaux et des espèces menacées, ou même pour une éthique alimentaire plus respectueuse de la spécificité des organismes végétaux, nous obligent donc à reconsidérer des notions aussi fondamentales que celles de sujet vivant, ainsi que celles de liberté, de mobilité, de souffrance de l'être vivant en général. Ce sont sans doute là, en effet, autant de concepts autrefois centraux, mais inadéquats pour la philosophie comme pour la biologie contemporaines. Faut-il, pour autant, pour conjurer la catastrophe écologique et climatique, élaborer un « phylocentrisme », conçu comme « communisme humain transhumain végétalement réfléchi », comme le suggère Michael Merder, auteur de The Philosopher's Plant cité par Quentin Herniaux ? Il faut du moins, raisonnablement, déplacer, décentrer notre regard, et travailler à « l'intégration de formes de vies non animale dans nos comportements », autant que dans notre pensée. ■ gildas le dem

« Les végétaux sont passés du statut de paysage ou d'environnement objectif et passif à celui de conditions de possibilités absolues de la vie et de l'existence humaine. » Quentin Herniaux et Benoît Timmermans

PRINTEMPS 2019 REGARDS 65


« CELA NE SE FERA PAS SANS SOUFFRANCE, MAIS ON PEUT IMAGINER UN APRÈS » Pablo Servigne a défini la collapsologie comme l'étude de l'effondrement de la civilisation industrielle et de ce qui lui succédera. De quoi mettre en récit la catastrophe, dans l'espoir d'un sursaut individuel et collectif. regards. Vous affirmez que l'effondrement a déjà commencé et qu'il pourrait déboucher sur la fin de l'espèce humaine. Ce discours n'est-il pas démobilisateur ? pablo servigne.

Le monde est beaucoup plus vulnérable qu'il n'y paraît. Une succession d'indices scientifiques montrent qu'il existe d'ores et déjà des petits et moyens effondrements, à commencer par la disparition massive des oiseaux et des insectes. Du côté de la faune, de la flore, des champignons et des micro-organismes, c'est l'hécatombe. Le dernier mâle rhinocéros blanc du Nord s'est récemment éteint, par exemple, rejoignant la liste des animaux imaginaires qui illustrent les histoires qu'on lit le soir à nos enfants. Ce constat irréfutable laisse entrevoir la possibilité d'un effondrement systémique global de notre civilisation thermoindustrielle, mais peut-être aussi d'écosystèmes entiers, voire de la biosphère dans son ensemble, ou même de l'espèce humaine. Mais à ce stade, on est dans l'incertitude. La science n'a pas les moyens d'affirmer que de tels événements arriveront, ni qu'ils n'arriveront pas. Tout dépend des choix que l'on fait aujourd'hui. Et cette incertitude est fondamentale car elle nous met en mouvement. Si on était sûrs qu'une météorite vienne

PABLO SERVIGNE

Chercheur indépendant, ingénieur agronome et docteur en science de l'Université libre de Bruxelles.

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détruire la terre en 2043, on ne ferait rien. Si on était convaincus que la terre est vouée à croitre à l'infini, on ne ferait rien non plus. Il est déjà trop tard pour éviter une trajectoire climatique catastrophique, mais il est encore temps pour limiter les dégâts et détruire le système politique qui en est à l'origine. regards.

Cette menace d'une catastrophe globale semble désormais faire l'objet d'un consensus scientifique après avoir été longtemps placée sous le sceau de l'irrationalité… pablo servigne. Le discours a changé, en effet. En 1992,

au Sommet de la Terre à Rio, plus de 1 700 scientifiques signaient un texte commun alertant l'humanité sur l'état de la planète. Ils craignaient que l'humanité ne pousse les écosystèmes au-delà de leur capacité à entretenir le tissu de la vie. À l'époque, c'était un événement sujet à controverse : 2 500 autres scientifiques leur ont répondu en mettant en garde la société contre « l'émergence d'une idéologie irrationnelle qui s'oppose au progrès scientifique et industriel ». Vingt-cinq ans plus tard, il n'y a plus de débat. 15 364 scientifiques de 184 pays ont cosigné en novembre 2017 un manifeste dans lequel ils affirment qu'en l'absence de mesures rapides et radicales, de nombreuses formes de vie risquent de disparaître totalement. En omettant de prendre les mesures urgentes indispensables pour préserver la biosphère en danger, expliquent-ils, l'humanité met en péril son avenir. Leur texte est resté sans réponse. Les climatonégationnistes sont désormais hyper-minoritaires. Bien qu'elle continue de baigner dans le mythe du progrès infini, la science a découvert les catastrophes, donc les



« Il est déjà trop tard pour éviter une trajectoire climatique catastrophique, mais il est encore temps pour limiter les dégâts et détruire le système politique qui en est à l'origine. » discontinuités. Tout en étant le fruit de la rationalité des Lumières au XVIIIe siècle, elle a réveillé l'inconscient de l'apocalypse. C'est fascinant ! D'autant que c'est sur ce terrain de l'imaginaire, de la croyance, de la mythologie que s'inscriront les grands combats à venir. regards.

Pour le christianisme, de la catastrophe peut émerger le salut collectif. Saint Jean et saint Paul promettent l'avènement d'un état meilleur du monde. Que reste-t-il de ce substrat religieux dans les discours de la collapsologie ?

pablo servigne. La question est bizarrement formulée. Elle pourrait laisser penser que la collapsologie possède une dimension religieuse intrinsèque, alors que c'est un domaine qui relève de la science, du logos, de la raison. L'étude de l'effondrement de notre civilisation industrielle et de ce qui pourrait lui succéder s'appuie sur des travaux scientifiques reconnus. Après, il est sûr que si l'on réfléchit à son impact potentiel sur l'imaginaire des individus, le récit de la catastrophe peut faire écho à l'apocalypse comme révélation : l'effondrement en cours constitue une opportunité de déverrouillage rapide du système. Autrement dit, on peut voir dans l'effondrement thermo-industriel à la fois la fin d'un

68 REGARDS PRINTEMPS 2019

monde et la possibilité de quelque chose de nouveau. Quand on vient comme moi de la biologie, on a l'habitude de penser le couple effondrement / renaissance. Un organisme vit, meurt, se reproduit. Il existe toujours ce qu'on appelle des cycles adaptatifs, des enchainements de vie et de mort. L'après peut être pire, pareil ou mieux. regards. Cette incertitude étant particulièrement anxiogène, peut-elle susciter un sursaut ? pablo servigne. L'effondrement est un récit qui a ceci de stimulant qu'il comporte des risques, comme celui de déboucher sur des massacres et des formes de fascismes, mais renferme aussi des promesses de changement. Car une désintégration est toujours suivie d'une réorganisation, laquelle peut offrir l'occasion de basculer vers une autre forme d'organisation sociale, en tout cas sans la dépendance aux combustibles fossiles, et si possible compatible avec le vivant. Edgar Morin résume bien cette idée lorsqu'il définit l'histoire comme « des émergences et des effondrements, des périodes calmes et des cataclysmes, des bifurcations, des tourbillons, des émergences inattendues ». Parfois, poursuit-il, « au sein même des périodes noires, des graines d'espoir surgissent ». La mise en récit optimiste des chiffres catastrophiques permet d'entrevoir une forme de révélation : un monde qui meurt et un autre qui naît. Cela ne se fera pas sans souffrance, mais on peut imaginer un après. Le sociologue allemand Ulrich Beck, qui s'est rendu célèbre pour avoir formalisé une théorie générale du risque global dans les années 1990, avançait lui aussi que les catastrophes majeures ont la capacité de produire un « choc anthropologique » capable de réorienter les visions du monde et de provoquer un changement politique radical. Il s'agissait pour lui de « réconcilier l'émergence de changements positifs à partir des ombres que nous offrent les catastrophes ». regards. Ce récit de la catastrophe ne risque-t-il pas d'abord de produire des réactions de peur et de repli ?


LE DOSSIER

pablo servigne. Un des écueils de ce discours, c'est de stimuler les discours réactionnaires voire les politiques fascistes. Parmi les plus riches de ce monde, certains font construire, à l'abri des regards indiscrets et sur tous les continents, de gigantesques et luxueux bunkers hightech souterrains pour protéger leur famille des catastrophes de toutes sortes. Je suis conscient que le récit de la catastrophe peut être dangereux – le récit du progrès l'est aussi –, mais le déni n'est pas la solution. Quand on vous diagnostique un cancer, vous devez l'accepter pour pouvoir vivre le reste de votre vie, et peut-être améliorer votre état. On doit faire la même chose au niveau sociétal. Devant la dévastation et les violences causées par notre civilisation, il ne faut pas oublier que partager sa peine avec d'autres peut souder les communautés et provoquer un profond soulagement. Celui de se savoir entouré et de créer du sens commun. Le récit de l'effondrement oblige à repenser notre manière d'être au monde. Il fissure les imaginaires et révèle que partout, pour survivre, les êtres vivants s'entraident et sont impliqués dans des interrelations mutuellement bénéfiques. Plutôt que d'entrer en compétition avec les humains et les autres qu'humains, il est temps de prendre conscience des relations fertiles que l'on peut développer y compris avec les plantes, les champignons, les bactéries… La perspective de la catastrophe laisse entrevoir non pas un avenir rose bonbon d'entraide et d'altruisme, mais un avenir où les groupes humains qui ne s'entraident pas auront moins de chance de s'en tirer. regards.

Ce nouveau rapport au monde confine pour vous au sacré. Qu'entendez-vous par là ? pablo servigne.

Ce n'est ni un dogme ni un sentiment religieux, mais le sentiment d'être en contact avec quelque chose de plus grand. Un lien avec ce qui compte vraiment au plus profond de nous, et avec l'invisible, ce qui existe au-delà de nous. Il y a un lien à faire avec ce qui dépasse notre petite puissance humaine, les quatre milliards d'années qu'il reste à vivre à la Terre, le fonctionnement de la nature, la mort qui nous dépasse. Il y a quelque chose d'arrogant dans la

volonté de la modernité des Lumières de tout désacraliser et de tout maîtriser. Découvrir sa propre vulnérabilité confère cette humilité qui est un ingrédient de la spiritualité. Nous vivons dans une société adolescente, qui rêve d'être indépendante, de ne pas mourir, de ne pas souffrir… Devenir adulte, c'est accepter la finitude et développer des relations d'interdépendance. Si la question de la politique de l'effondrement est la plus intéressante, ce n'est pas la plus urgente. À défaut de revoir notre rapport au monde, les politiques que l'on mettra en œuvre ne pourront être que catastrophiques. regards. Est-ce que la catastrophe oblige la science à se repenser ? pablo servigne. Les scientifiques n'ont pas été habitués à gérer une réalité aléatoire, erratique, floue et imprévisible. Les phénomènes aussi complexes et incertains que le changement climatique, lequel implique des millions de personnes, sont difficilement préhensibles par les outils classiques de la science. Il faut faire évoluer ces derniers. Ce qu'on appelle les « hyper objets » ou les « problèmes pernicieux » appellent des sciences dites de la complexité, encore baptisées « applications de la théorie des systèmes complexes ». Cette branche pluridisciplinaire n'étudie pas seulement les éléments d'un système, mais les relations entre ces éléments. C'est le cas notamment de l'écologie qui s'intéresse aux relations entre les êtres vivants. L'autre levier consiste à décloisonner les disciplines scientifiques, à les faire dialoguer et à faire participer la société civile à la fabrique comme à l'interprétation des résultats – à l'image de ce qui se pratique avec la bioéthique. Cette science postnormale n'est pas une antiscience. Au contraire ! ■ propos recueillis par marion rousset

BIBLIO Comment tout peut s'effondrer, de Pablo Servigne et Raphaël Stevens (éd. Seuil, 2015). Une autre fin du monde est possible. Vivre l'effondrement (et pas seulement y survivre), de Pablo Servigne, Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle (éd. Seuil, 2018).

PRINTEMPS 2019 REGARDS 69



LE DOSSIER

L'ÉCOLOGIE SOCIALE, AVENIR DES LUTTES À la fois social, écologique et populaire, le mouvement des gilets jaunes a réancré la question environnementale et climatique dans la question sociale, renforçant la possibilité de nouvelles convergences politiques. Après la multiplication des ZAD et la victoire de NotreDame-des-Landes, le mouvement des gilets Jaunes et les marches pour le climat sont en train de bouleverser le paysage politique de l'écologie. Ces mobilisations montrent la différenciation entre les trois écologies réunies jusqu'à présent dans une écologie mainstream dont les Verts puis EELV furent le creuset. Ces trois écologies sont maintenant clairement identifiées : l'écologie libérale réunie autour du macronisme (Daniel Cohn-Bendit, Pascal Canfin, François de Rugy…) ; la social-démocratie écologiste (la majeure partie de EELV, Place publique, Générations…) ; enfin, l'écologie de transformation anticapitaliste. Cette dernière est pour le moment dispersée, mais ses multiples tendances (écologie sociale, objection de croissance, écosocialisme, écoféminisme, zadisme…) partagent les mêmes valeurs et les mêmes objectifs.

entre le capitalisme vert et le vivant. Pour les troisièmes, d'organiser la sortie du capitalisme pour sauver l'humanité et la Terre en s'appuyant sur les classes populaires, premières victimes de l'effondrement qui vient. De ce point de vue, l'émergence des gilets jaunes comme mouvement de survie social-écologique et populaire change la composition sociale du mouvement écologiste. Il s'affirme contre la tendance générale du capitalisme, l'expulsion : expulsion des paysans par les accapareurs de terre, expulsion des ouvriers par les délocalisations, expulsion des locataires de leur logement ou des petits propriétaires de leurs maisons parce qu'incapables de rembourser leurs traites, expulsion des habitants des villes petites et moyennes (faute de services publics, de petits commerces), expulsion de la terre des ressources naturelles et des matières premières par les multinationales…

MOUVEMENT DE SURVIE

Si ces trois écologies sont d'accord sur les conséquences des crises climatiques, de l'extinction des espèces, de la raréfaction de la biodiversité et du vivant, des périls nucléaire et chimique, elles n'en tirent pas les mêmes conclusions. Pour les uns, il s'agit clairement d'utiliser le capitalisme vert pour sauver à la fois le système et préserver les conditions de vie de ceux qui en bénéficient. Pour les seconds, d'aménager le capitalisme en l'écologisant pour organiser un compromis historique

PATRICK FARBIAZ

Militant écologiste, auteur de Les Gilets jaunes. Documents et textes, éd. du Croquant, 2019.

PRINTEMPS 2019 REGARDS 71


Celles et ceux qui vivent dans les zones dites périphériques se retrouvent piégés dans leur vie quotidienne. Victimes des dépenses contraintes (fuel, essence, loyer ou traites, assurances, etc.), qui peuvent représenter jusqu'à 70 % de leur revenu, ils ne peuvent s'offrir une nourriture saine, accéder aux services publics de proximité ni aux loisirs. Dans tous les domaines, la gentrification et la métropolisation accélérées ont aggravé la fracture territoriale et sociale, et la relégation des populations. Les gilets jaunes, enracinés dans des territoires déshérités, refusent ce mode de vie contraint en insistant sur la relocalisation de l'économie et des activités, sur les circuits courts, sur la proximité, l'accès à l'énergie et la fin de la précarité énergétique. Remettant en cause la logique de métropolisation et de gentrification, ils veulent – comme les régionalistes et les écologistes des années 1970 – « vivre et travailler au pays ». Le mouvement des gilets jaunes est en cela le premier en Europe à poser la question de l'écologie sociale en partant des besoins et des conditions de vie des classes populaires.

Le mouvement des gilets jaunes est le premier en Europe à poser la question de l'écologie sociale en partant des besoins et des conditions de vie des classes populaires.

NOUVEAU BLOC POPULAIRE

Ce mouvement, dans son fonctionnement même, est social-écologiste. L'émergence d'un sujet autonome qui se défie de toutes les instances intermédiaires (partis, syndicats, associations) et fixe son propre agenda à partir de ses besoins, est communaliste dans son essence en ce qu'il agit localement et pense globalement. L'autonomie du mouvement, l'absence de porte-parole élus et identifiés, l'alliance du principe de proximité et de la souveraineté populaire locale l'apparentent au municipalisme libertaire et à l'écologie sociale théorisée par Murray Bookchin – appliquée en partie au Chiapas et au Rojava, le Kurdistan syrien. Il rappelle l'organisation des ZAD par la fraternité et la sororité des rondspoints, mais aussi les fondements de la société convivialiste d'Ivan Illich, ou l'entraide selon Kropotkine. Cette dynamique de la coopération et de l'associationnisme, l'appel à construire des cabanes ou des maisons du peuple évoque les débuts du mouvement ouvrier, tout comme le rôle accordé à la désobéissance civile

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(occupation des ronds-points, blocage des centres commerciaux, des plateformes logistiques). Ce mouvement s'oppose de fait au consumérisme en s'en prenant au « Black Friday » de novembre. Il s'attaque non à la production de la marchandise, mais à sa circulation. Cette joie de se reconnaître comme « nous », la libération de la parole dans laquelle le rôle des femmes est essentiel, cette leçon-là ne seront pas perdues pour l'avenir, quel qu'il soit. La composition sociale du mouvement des gilets jaunes transforme le rapport entre l'écologie et la société. Ce renversement de perspective permet aux classes populaires de se réapproprier la question écologique en la liant à la répartition des richesses et à la contestation du système capitaliste. Jusqu'ici, celles et ceux qui étaient au cœur du mouvement écologique représentaient les couches moyennes salariées (intermédiaires et


LE DOSSIER

supérieures) au capital culturel aisé. C'est désormais un nouveau bloc populaire qui relève le drapeau de l'écologie sociale. CONVERGENCE ET MASSIFICATION

Pour l'écologie politique, le mouvement des marches climatiques est aussi une chance. La jeunesse en formation nous oblige à rompre avec la logique mainstream paresseuse de l'écoblanchiment, des petits pas, de la croissance verte. Un des slogans massivement repris est « Écologie libérale, mensonge du capital ». Pour la première fois dans le mouvement écologiste, depuis les années 70, le débat est ouvert entre les deux âmes du mouvement : d'une part une écologie des réformes qui permettent d'atténuer les conséquences de l'effondrement ; d'autre part l'urgence de rompre avec le système qui l'a généré. Dans les assemblées générales des facs et des lycées, autour du mouvement de désobéissance civile pour le climat, émerge une autre écologie, qui ne réduit pas son horizon à l'occupation des institutions. Une génération entière, transnationale, constate que si elle laisse faire les tenants du système, elle concourt elle-même à la catastrophe. Si le mot d'ordre « Fin de mois, fin du monde, même combat » a eu une telle résonance, c'est précisément parce que le réchauffement climatique s'attaque déjà aux populations les plus pauvres et commence à affecter les populations déjà confrontées aux injustices environnementales et sociales en France. La fin du mois et la fin du monde non seulement ne s'opposent pas, mais sont le socle de l'écologie des pauvres, l'écologie sociale. La mobilisation pour le climat se massifie depuis plusieurs mois : en témoigne la réussite de la manifestation du 16 mars, qui a rassemblé 350 000 personnes dans 76 villes en France – même si sa composition sociale correspond aux classes moyennes dotées d'un important capital culturel. Mais justement, si cette mobilisation converge avec celle des gilets jaunes, elle sera productrice d'une nouvelle alliance fondée sur des mobilisations sociales, écologiques et anticapitalistes, fédérant les luttes et les aspirations à une vie meilleure et à une

La fin du mois et la fin du monde non seulement ne s'opposent pas, mais sont le socle de l'écologie des pauvres, l'écologie sociale.

relation respectueuse avec la nature, afin de déstabiliser le système en son cœur. Il s'agit d'articuler le social et l'environnemental à travers des exigences communes. Aujourd'hui, au niveau mondial, les composantes les plus avancées de cette stratégie de convergence pour la justice sociale et environnementale sont les luttes des peuples indigènes, des paysans, le mouvement des femmes, celui des précaires et les luttes de la jeunesse. En France, nous avons besoin de la construction d'un bloc populaire face au bloc bourgeois, symbolisé par Macron et ses alliés, qui inclue aussi le mouvement ouvrier organisé. Celui-ci tend à rompre avec son productivisme originel, notamment en multipliant les luttes contre les crimes industriels (amiante, usines Seveso, produits chimiques, etc.). Les mobilisations des gilets jaunes et de la jeunesse sur le climat ouvrent le champ des possibles sur le plan politique. C'est en ce sens que l'Appel pour une constituante de l'écologie populaire et sociale – permettant de fédérer à la base les partisans du municipalisme libertaire et de l'écologie sociale, de l'écosocialisme, des objecteurs de croissance, du zadisme et de l'écoféminisme face au capitalisme vert – est un pas en avant pour renforcer ces nouvelles mobilisations. ■ patrick farbiaz

PRINTEMPS 2019 REGARDS 73


7 VILLES, 7 ALTERNATIVES Pour ne pas faire exploser la terre, la consommation par urbain devrait être de 1,6 tonne équivalent de CO2. Actuellement, elle oscille entre 7,5 et 11 tonnes. Autant dire que l'engagement des villes est déterminant. Nombreuses sont celles qui s'engagent et multiplient les initiatives.

NEW YORK s'engage à réduire ses émissions de gaz à effet de serre de 80 % d'ici 2050. Ainsi, la municipalité contraint les magasins climatisés à fermer leurs portes et les propriétaires à publier un bilan annuel de leur consommation en eau et en énergie. Elle incite aussi à peindre en blanc les toits des immeubles pour limiter l'effet chaleur.

NANTERRE impose dans sa « charte qualité des constructions neuves » des façades végétalisées, attend des matériaux de construction biosourcés et des parkings évolutifs, exige la présence de potagers.

LORIENT

mise sur l'énergie renouvelable. L'éolien offshore pourrait lui apporter 107 GWh d'ici 2030. À cet horizon, la ville vise la production de 22 % de son énergie en renouvelable, soit 712 GWh (4 % en 2017).

BREST

vient de construire un château d'eau chaude de 1 000 m3 qui utilise la chaleur de l'usine d'incinération. Gain attendu : 13 millions de tonnes de CO2 sur vingt ans.


POUR CHANGER LA DONNE COPENHAGUE

est la première cité où circulent plus de vélos que de voitures. En 2016, 265 700 déplacements quotidiens ont été effectués sur la petite reine, 10 000 de plus qu'en automobile. Pistes cyclables, ponts dédiés, points vélos sont réalisés par la Ville.

BARCELONE est menacé par un différentiel de 7 °C par rapport à sa périphérie et s'attaque à la surchauffe de son centre. La ville va doubler le nombre d'arbres en ville et aménager un mètre carré d'espaces verts en plus par habitant d'ici 2020.

BREST

mobilise l'épargne populaire pour rénover et isoler le bâti ancien du centre-ville, tout en assurant l'éligibilité aux prêts à taux zéro pour du logement social.

PARIS

vient de rénover la piscine de la Butte-aux-cailles et assure la température de l'eau à 27 °C en utilisant la chaleur de ces chambres numériques. En retour les data centers sont refroidis. Tout se transforme, rien ne se crée.

CHANGER LA RUE

Les innovations se multiplient en la matière. Revêtement clair pour limiter l'îlot de chaleur urbain, poreux pour permettre l'infiltration de l'eau et faire reculer l'imperméabilisation des sols et l'assèchement des nappes phréatiques. En incorporant des cellules photovoltaïques dans le bitume, 2,5 % des surfaces routières pourraient assurer 10 % des besoins énergétiques de la France, assure le promoteur du procédé, la société Colas.


LA DÉMOCRATIE CONTRE L'EFFONDREMENT Face à la passivité et à l'insuffisance des États, la fascination pour la catastrophe est un leurre et la tentation autoritaire un danger : les solutions seront nécessairement démocratiques et citoyennes. Les enjeux environnementaux devenant de plus en plus importants – et angoissants – et les réponses des gouvernements, en particulier ceux des régimes occidentaux, paraissant à des années-lumière des réponses nécessaires, la question politique devient aujourd'hui centrale. Le débat sur qui pourrait advenir « le jour d'après » l'effondrement de nos sociétés est le moins intéressant. Il est évidemment présent dans toute une série de dystopies littéraires ou cinématographiques, Mad Max en étant l'exemple emblématique. Mais ces dystopies ne

prennent pas en compte ce que nous connaissons des effondrements antérieurs, qui ont été des mosaïques d'effondrements successifs et le plus souvent progressifs comme l'explique Pablo Sevigne, un des théoriciens français de l'effondrement1. Surtout, ces dystopies sautent l'étape la plus importante pour nous toutes et tous : la situation actuelle où se pose la question des mesures à prendre 1. Pablo Sevigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s'effondrer. Petit manuel de collapsologie à l'usage des générations présentes, éd. Seuil, 2015.

CHRISTOPHE AGUITON Chercheur en sciences sociales, militant d'Attac.

pour éviter cet effondrement ! Face à l'incapacité des gouvernements à prendre les mesures nécessaires pour lutter contre le réchauffement climatique ou l'extinction massive des espèces – comme le prouvent les études qui indiquent qu'en Europe, 80 % des insectes ont disparu en quelques décennies –, des théoriciens comme Jason Brennan2 défendent l'idée que seule une aristocratie du savoir pourrait prendre les mesures adéquates. RÈGLES COMMUNES Deux idées sont au cœur de ces théories. La première part du présupposé, plus que discutable, que les êtres humains sont incapables d'autres comportements qu'un individualisme égocentrique, comme l'expliquent Hobbes dans 2. Jason Brennan, Against democracy, éd. Princeton University Press, 2016.

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LE DOSSIER

Il n'y a pas d'autre choix possible que de s'appuyer sur un approfondissement de la démocratie qui seule permettra aux initiatives citoyennes de se développer.

le Léviathan ou plus récemment Hardin3 dans son analyse sur la « tragédie des communs ». La seconde s'appuie sur l'exemple de la Chine, qui démontrerait qu'un pays au régime autoritaire peut, plus que les démocraties, s'engager dans des politiques volontaristes de transition énergétique. Deux idées plus que discutables. La prix Nobel Elinor Ostrom a ainsi démontré que les « biens communs » pouvaient vivre et se développer s'ils se dotaient des règles communes admises par tous4. Quant à la réussite de la Chine grâce à son régime autoritaire, c'est oublier le plus important : ces régimes ne peuvent survivre sur le long terme que s'ils s'appuient sur un développement économique incompatible avec 3. Garrett Hardin, « The Tragedy of the Commons », Science 162 (n° 3859), 1968. 4. Elinor Ostrom, La Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles, éd. De Boeck, 2010.

les objectifs écologiques. L'Union soviétique, après la période de la grande terreur des années 1930 puis la seconde guerre mondiale, n'a survécu que par le développement économique des ères Khrouchtchev puis Brejnev Et la Chine « communiste » contemporaine seulement grâce au boom économique de ces dernières décennies. Il n'y a donc pas d'autre choix possible que de s'appuyer sur un approfondissement de la démocratie qui seule permettra aux initiatives citoyennes de se développer. Les exemples allemands et autrichiens nous montrent que les coopératives citoyennes peuvent permettre une transition énergétique vers les énergies renouvelables bien plus rapide que ce que pourrait faire une intervention étatique, surtout si elle était autoritaire. C'est la seule voie possible, et la plus sûre ! ■ christophe aguiton

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PATATRACT !

Illustration Alexandra Compain-Tissier

À la suite du court-circuit sociétal de Mai 68, le magnat du cinéma français Gérard Lebovici avait fondé les éditions Champ Libre pour en faire « le Gallimard de la révolution ». Cinquante ans plus tard, c’est maintenant Gallimard qui se veut le « Champ Libre de la conservation » en lançant la collection Tracts. Des petits fascicules vendus au prix de trois cafés au comptoir ou d’un demi-paquet de cigarettes. Papier journal et reliure à l’agrafe. Objet pop singeant la révolte dans la forme, alors qu’il s’agit au fond de remettre tout le monde au pas de la loi et de la norme. Les deux premiers « tracts » pas chers donc, mais néanmoins payants (on ne sombrera quand même pas chez Gallimard dans la pure gratuité de l’activisme) concernent l’Europe. C’est qu’il y

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arnaud viviant

Romancier et critique littéraire

a, figurez-vous, des élections dans le collimateur. Le premier s’intitule L’Europe fantôme et il est signé : Régis Debray. Tout un programme. À ce propos, il écrit à la fin de son opuscule : « Le soussigné ne tient pas la chronique théâtrale ». À voir. DEBRAY FAÇON CUISTRE Dans son habituelle prose de clerc obscur, le président honoraire de l’Institut européen des sciences des religions (IESR) ronchonne classiquement, avec moult citations de Paul Valéry à l’appui, sur cette « Europe des avoirs » plutôt que de l’être, sur cette non-personne qui « pèse de l’extérieur, sans habiter notre intérieur ». Bien. S’il part souvent en vrille avec des phrases qui finissent le cul en l’air comme des danseuses du Crazy Horse, l’auteur de Révolution dans la révolution, l’inventeur de la théorie du « foyer révolutionnaire » peut se révéler très précis au sujet d’une hypothétique Armée européenne. Ainsi nous apprend-il qu’en 2045, tous les pays européens seront équipés d’avions de chasse américains, le F-35 de Lockheed-Martins « dont les informations en vol remontent en

temps réel au fabricant américain, donc au Pentagone ». C’est sûr que pour une armée indépendante, cela la fiche mal. Debray fulmine, ironise au sujet de l’Europe, mais c’est pour conclure à la dernière page de façon cuistre : « Pourquoi ne pas se contenter d’un eppur si mueve ? En quel autre canton de la planète vit-on mieux et plus longtemps, gouverne-t-on moins sauvagement, est-on plus en sécurité, et en meilleure santé, avec des inégalités croissantes certes mais tempérées en France par les sursauts d’un génie maison de type égalitaire et gilet jaune, et d’un reste appréciable de droits sociaux ? ». Et d’ajouter la phrase qui tue : « N’est-ce pas vers lui (ce canton de la planète, nda), vers nous, que se dirigent les affamés d’Afrique et les massacrés du Moyen-Orient au péril de leur vie ? » Euh, comment te dire, Régis ? Si les migrants cherchent à gagner les rivages de l’Union européenne, ce n’est ni par choix ni par goût, mais par proximité géographique. Aurais-tu l’idée, au lieu de vaticiner dans le désert des tracts farce, de les interroger sur leur destination rêvée, tu les enten-


CHRONIQUE

drais alors parler du Canada, des États-Unis, voire de l’Angleterre du Brexit comme le prouve l’inextricable jungle de Calais.

le sommes, qu’on n’en doute pas, vous diront que cette comparaison entre l’Union et une classe d’école est aussi infantilisante qu’éculée. En revanche, on sait gré à cet DE LUCA écrivain, qui fit de longues années EN ZONE FRANCHE de prison pour son engagement Quelle que soit notre admiration communiste, d’écrire ces lignes pour Erri de Luca, sa langue rêche en fin d’article : « Ils n’ont pas souet minérale, ses romans de plus en levé de pierres, ils n’ont pas empoigné plus libres et beaux, à la lisière du d’armes. Jordi Cuixart, Jordi Sanchez poétique, nous ne sommes pas non et d’autres citoyens catalans subissent plus très convaincus par son tract la prison en pleine Europe pour ce intitulé Europe, mes mises à feu. Son qu’ils ont voulu dire. Je n’ai pas besoin éloge d’un continent humaniste et de me prononcer ni d’entrer dans le littéraire semble conventionnel, détail de leur position de l’indépenpresque scolaire. À la mesure de dance de la Catalogne. Ils ont exprimé la métaphore qui ouvre le texte et une conviction, ils sont jugés pour ça ». qu’on ne comprend pas bien : « Tôt La liberté des prisonniers politiques le matin, l’Europe se met en route catalans devrait être un préalable pour l’école. Elle rapporte ses devoirs à la tenue de toute élection sur le à la maison : lutter contre les poussées sol européen. L’Europe doit rester, en arrière par un élan vers une union selon la belle expression de Erri de plus étroite. Le devoir sera effectué par Luca « une zone franche de la liberté les meilleurs élèves, ceux du noyau d’expression ». fondateur. Que feront les autres  ?  arnaud viviant Ils suivront, un peu à contrecœur, par le chemin des écoliers ». Enfin, Régis Debray, L’Europe fantôme, tous les profs vous diront qu’une Tract n° 1, 3,90 euros. classe de vingt-sept élèves, c’est un peu trop… Et tous les Euro- Erri De Luca, Europe, mes mises à péens convaincus comme nous feux, Tract n° 2, 3,90 euros.

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LES PATRONS DE GAUCHE, PLUS PATRONS QUE DE GAUCHE ?

Parce qu’ils n’assument pas leur statut et ses contradictions, y sont mal préparés ou s’accordent une forme d’impunité, les « patrons de gauche » ne sont pas toujours exemplaires. Comment les mettre en conformité avec leurs valeurs ? par simon cottin-marx et arthur brault moreau

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C

Ce ne sont pas les plus nombreux ni les plus visibles, on ne les voit ni dans les analyses ni dans les médias, et les statistiques n’en ont pas fait un objet d’étude à quantifier : ce sont les patrons et les patronnes de gauche. À mi-chemin entre des valeurs progressistes, parfois même anticapitalistes, et une position de chef d’entreprise dans laquelle la logique de marché demeure prédominante, ces patrons semblent échapper aux radars. Cette enquête a débuté par une prise de conscience : nous avons nous-mêmes connu de nombreuses expériences professionnelles dans des entreprises dirigées par une personne de gauche (quand nous n’avons pas joué nous-mêmes un rôle d’employeur…), et nous avons constaté que nos expériences n’avaient rien d’exceptionnel. Nos camarades, collègues et amis avaient eux aussi vécu les mêmes pratiques, les mêmes conflits, les mêmes frustrations. Nous avons alors décidé de mettre en ordre et par écrit ces différents témoignages. Pourquoi un article sur les patrons et les patronnes de gauche ? Déjà, pour souligner que ce ne sont pas des licornes : ils et elles existent et sont même assez nombreux. Ensuite, parce qu’ils ne sont malheureusement pas toujours des patrons idéaux et que l’on peut repérer, grâce aux récits de salariés, des travers qui leur sont spécifiques. Il ne s’agit pas de les désigner comme le nouvel ennemi à abattre, mais d’aider les salariés à se défendre et ces patrons à offrir des conditions de travail conformes à leur position politique. QU’EST-CE QU’UN « PATRON DE GAUCHE » ? La définition du mot « patron » ne pose pas de problème particulier. Il est celui qui dirige une organisation : généralement une entreprise, mais aussi être une association, une mutuelle ou encore une fondation. Le patron est également l’employeur. Les salariés lui sont liés par un contrat de travail et par un lien de subordination qui lui est inhérent. En conséquence, les salariés doivent se conformer aux instructions du patron, effectuer le travail qu’il lui confie (norma-

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lement en contrepartie d’un salaire). Bref, le patron est celui qui achète la force et le temps de travail des salariés. Définir le mot « gauche » est moins aisé car c’est risquer la controverse. Qui est vraiment de gauche ? Cela dépend toujours des points de vue, on est toujours à la droite (ou à la gauche) de quelqu’un. Pour simplifier, on considérera comme étant un « patron de gauche » un employeur se revendiquant de gauche. Ce dernier point est important. Les employeurs qui nous intéressent affirment publiquement porter, voire représenter les valeurs de gauche comme l’égalité, la solidarité, l’humanisme, etc. Pour qu’un patron entre dans la case « de gauche », on considère qu’il faut de l’engagement, du militantisme. Exeunt, donc, tous les patrons qui ont glissé un bulletin de gauche dans l’urne aux dernières présidentielles : ici, cela ne suffit pas pour être un « patron de gauche ». Mais alors, où en trouver ? Les plus faciles à repérer sont les élus. Les députés et les sénateurs, par exemple, à la tête de véritables entreprises avec des équipes allant jusqu’à cinq à six salariés. Au total, la France compte quelques milliers de collaborateurs parlementaires (plus de 1 800 pour la seule Assemblée nationale), dont un certain nombre, en fonction des alternances, travaille pour des élus de gauche. Les maires, les présidents d’agglomération, de département ou de région sont aussi à la tête de cabinets qu’ils dirigent directement, où officient de petites mains de la politique (à bien distinguer des fonctionnaires de l’administration). Par exemple, la maire de Paris, Anne Hidalgo, emploie dans son cabinet une trentaine de personnes auxquelles s’ajoutent les salariés, évidemment beaucoup moins nombreux, dans les cabinets de ses vingt-sept adjoints (eux aussi se revendiquant majoritairement « de gauche » – non, pas de polémique !). Si l’archétype du patron se réclamant de gauche va être l’élu politique, de nombreux élus associatifs répondent aussi à la définition : président ou présidente d’une association de droits de l’homme, d’éducation populaire, de sauvegarde de l’environnement, de bar


ENQUÊTE

associatif, de média engagé, etc. Ils sont nombreux à être, de fait, employeurs des salariés de leur « entreprise associative ». Cela fait du monde : 1,8 million de salariés dans le monde associatif. Si tous n’ont pas un « patron de gauche », une partie d’entre eux (dont beaucoup dans de petites et moyennes « entreprises associatives ») sont tout de même concernés. On trouve aussi des « patrons de gauche » dans les syndicats de salariés, eh oui ! On peut être syndicaliste et, de fait, employeur de travailleurs de son organisation. Pour compléter cette liste, on pourrait encore citer certaines entreprises affiliées à l’économie sociale et solidaire : les coopératives, les entrepreneurs sociaux, les fondations, etc. Et bien d’autres encore. Les « patrons de gauche » sont des employeurs qui se réclament publiquement des valeurs de la gauche. Beaucoup de ces entreprises sont de petite taille, ce qui génère une proximité entre salariés et employeur. Elles sont souvent confrontées à un environnement concurrentiel et incertain qui pèse sur l’organisation du travail. On pense notamment aux entreprises du secteur associatif, politique, ou encore celles de la culture et de la presse. DES SALARIÉS QUI TRAVAILLENT POUR LA CAUSE Travailler pour un patron de gauche, c’est le rêve ? Sur le papier, cela semble bien parti. Bosser pour un patron humaniste, dans une organisation qui s’engage pour le vivre ensemble, qui lutte contre les inégalités et veut libérer le travail du joug de l’exploitation capitaliste… Motivant, non ? Beaucoup de salariés répondent par la positive à cette question, se félicitent d’avoir un emploi qui permet de lier l’activité professionnelle à un engagement personnel ou politique. C’est une des particularités des patrons de gauche : ils emploient souvent (mais pas exclusivement, bien sûr) des salariés de gauche, qui croient dans les valeurs portées par leurs employeurs. Résultat, ces derniers sont « intrinsèquement » motivés. Dit autrement, ils n’hésitent pas à faire des heures supplémentaires gratuites, du surtravail, à travailler « bénévolement ».

Salarié-militant, militant-salarié, la frontière est poreuse : quand c’est pour la cause, on ne compte pas ses heures !

Il n’est pas rare qu’ils confondent travail et engagement. Salarié-militant, militant-salarié, la frontière est poreuse : quand c’est pour la cause, on ne compte pas ses heures ! Les sociologues du monde associatif se sont intéressés à cette question. Matthieu Hély nous explique, par exemple, que les conditions de travail dans le monde associatif sont moins bonnes que dans l’administration publique ou les entreprises privées. Que dans ce secteur, c’est le « salariat atypique qui est typique ». Plus que dans le privé et le public, les salariés travaillent le soir et le week-end, avec des contrats précaires et de moins bons salaires, etc. Mais alors pourquoi ces emplois trouvent preneurs ? Pour la sociologue Anne Preston, si les travailleurs sont disposés à accepter un salaire réduit, c’est qu’ils y trouvent une compensation : leur activité est source « d’externalités positives ». Autrement dit, servir un projet à but non lucratif apporte une satisfaction morale au travailleur, ce qui justifie à ses yeux une rémunération plus faible que celle à laquelle il pourrait prétendre dans une organisation à but lucratif. Comme l’explique la chercheuse Maud Simonet, au nom de « l’esprit associatif », une part du travail bénévole des salariés « va de soi ».

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ENQUÊTE

Au-delà de la question des heures gratuites, travailler pour la cause, c’est souvent accepter l’attitude du patron au nom de l’engagement militant. « Plus qu’un emploi, c’est un projet politique », « on faisait déjà ça avant d’avoir des postes de travail », entend-on pêle-mêle dans la bouche de patrons de gauche et de salariés. Les liens militants, sans parler des liens affectifs, justifient alors l’auto-exploitation des salariés et l’autorité de l’employeur. Les patrons de gauche, comme les employeurs associatifs, profitent de cet effet. Les salariés de gauche qui travaillent pour des patrons de gauche sont motivés, n’hésitent pas à faire « don de travail » pour la cause. « FAITES CE QUE JE DIS, PAS CE QUE JE FAIS » Les patrons de gauche profitent de salariés motivés qui acceptent des conditions de travail parfois dégradées car ils ont le bonheur de travailler pour la cause. Malheureusement, la réalité du monde du travail vient assombrir ce tableau… Le problème avec les grandes idées et les grandes valeurs est que, lorsque le décalage entre éthique et pratique est abyssal, les salariés tombent de haut. Donnons quelques exemples qui n’épuisent pas le sujet. Le premier exemple pousse au cynisme. Il s’agit d’un sénateur de gauche qui se trouvait à la tête d’une petite équipe de trois personnes. Un élu du genre fort en gueule qui avait quelques marottes – dont la défense des travailleurs. Il a plusieurs fois porté la parole des ouvriers et des employés dans l’hémicycle. Et lorsque, une énième fois, le gouvernement a présenté un projet de loi pour favoriser le travail salarié le dimanche, il a sans hésiter défendu avec toute sa verve le principe du repos dominical et le dédommagement de ceux qui ne peuvent en profiter… Pourtant, il n’était pas le dernier à faire travailler certains membres de son équipe le dimanche et ce, bien sûr, sans compensation. Pour sa défense, ce n’était pas la plus choquante de ses pratiques… Malgré les idées politiques qu’il défendait, il s’asseyait aussi régulièrement sur le temps de travail, licenciait ses salariés à tour de bras (plus de trente

Le problème avec les grandes idées et les grandes valeurs est que, lorsque le décalage entre éthique et pratique est abyssal, les salariés tombent de haut.

collaborateurs parlementaires en sept ans : un record du genre), détournait à des fins personnelles une partie de l’argent destiné à son mandat, employait sa femme (non ce n’était pas Pénélope, elle est de droite, rappelez-vous), etc. Travailler avec lui vous dégoûtait rapidement de la politique. Malheureusement, les exemples (un peu) extrêmes comme celui-ci ne manquent pas. Il arrive que les patrons de gauche, comme les patrons tout court, soient de mauvais patrons : harcèlement moral ou sexuel ; embauche de « petits jeunes » serviles à merci ; rémunérations inégales entre les salariés reposant sur l’affinité (parfois politique) et non les compétences ou le travail effectué ; remplacement de postes salariés par des stages ou des services civiques ; centralisme à outrance, absence de transparence, autoritarisme, etc. La hauteur des idées portées ne protège pas contre ces « dérapages ». Ce qui est particulier avec les patrons de gauche, c’est le « Faites ce que je ne dis, pas ce que je fais ! ». Pour les salariés, la dissonance émotionnelle est grande. Travailler pour un patron ouvertement « de gauche »

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n’est pas anodin : c’est souvent partager ses valeurs. Et la forte contradiction entre croyances et pratiques qui résulte de ces situations entraîne une importante souffrance psychique pour ceux qu’il appointe, en plus des souffrances directement causées par ces pratiques. Comme l’écrivent Michel Gollac et Marceline Bodier dans leur rapport sur les facteurs de risques psychosociaux au travail, ces conflits de principes et d’éthique sont source de malaise, dégradent l’image du métier aux yeux des salariés, alimentent le sentiment d’inutilité du travail – bref, ils ont malheureusement des effets importants sur la santé mentale des subordonnés. Le tableau n’est pas d’un noir d’encre : la gauche et ses patrons ne sont heureusement pas condamnés à trahir leurs idées. Mais puisque ces situations existent, il faut réagir. LE PATRON QUI NE S’ASSUME PAS Une autre particularité des patrons de gauche réside dans le fait que certains ne s’assument pas comme employeurs. Ils peuvent, par exemple, être mal à l’aise dans la relation de subordination avec leurs salariés, faire comme si les hiérarchies salariales avaient disparu et continuer à appeler et se faire appeler « camarade ». C’est le cas, par exemple, de cette parlementaire qui va jusqu’à nier les hiérarchies salariales et revendique avoir inventé un mode nouveau de gestion « sans chef », « horizontal et participatif ». Une utopie que les salariés ne vivent pas comme telle… Très vite, en cas de crise ou lorsqu’il est nécessaire de trancher un débat, la subordination reprend le dessus. Comment expliquer ce déni de leur statut et de leur rôle d’employeur de gauche ? Peut-être par leurs convictions, ou par leur réticence à des ordres. C’est ce qu’explique une psychologue du travail à propos de son expérience personnelle d’employée d’un cabinet de conseil aux syndicats. « La patronne avait beaucoup de mal à asseoir sa posture, raconte-t-elle. Elle était incapable de trancher, d’arbitrer et de donner des directives. Quand il fallait prendre une décision, elle deman-

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Un patron est un patron : les hiérarchies continuent à exister, le patron, quel qu’il soit, décide du quotidien de ses employés et a droit d’emploi ou de chômage sur eux.

dait à son équipe de la prendre : décidez entre vous ! (…) Celle que j’ai connue était victime d’une forme de schizophrénie. Elle se revendiquait de gauche, mais être patronne, dans sa grille de lecture, c’était être de droite… Ce n’est pas facile de gérer les deux, de créer sa propre identité en tant que patron. » Cette difficulté des patrons de gauche à se reconnaître employeurs s’explique par la dissonance avec leur parcours et leur identité. Imaginez un syndicaliste, qui s’est battu toute sa vie pour améliorer les conditions de travail, n’a trouvé comme adversaire que des patrons sur son chemin, les a pris en grippe… et se retrouve lui-même patron parce qu’il est à la tête d’un syndicat ayant des permanents. Difficile pour


ENQUÊTE

lui d’accepter le fait qu’il est devenu un « salaud » de patron… Pour autant, devenir patron, est-ce que c’est forcément passer dans l’autre camp de la lutte des classes ? Non, évidemment, mais pour certains, changer de casquette n’est pas simple et la confusion s’installe. Ces patrons de gauche qui refusent l’étiquette peuvent ainsi avoir du mal à accepter ce qu’ils professent par ailleurs. C’est l’exemple de cette élue qui refuse la demande de « dialogue social » formulée par ses salariés. On l’entend d’ici : « Quand on est de gauche, on est égaux. On se tutoie. Vous avez de la chance d’être ici, vous avez des tickets-restaurants à 9,50 euros, vous pouvez prendre des vacances quand vous voulez, faire les horaires que vous voulez. Pas besoin de syndicat, pas besoin de contre-pouvoir. On est entre nous ». Pour autant, pour les salariés, avoir un patron de gauche, est-ce que c’est la fin de l’histoire que décrivait Marx ? Malheureusement non, un patron est un patron : les hiérarchies continuent à exister, le patron, quel qu’il soit, décide du quotidien de ses employés (congés, horaires, etc.) et a droit d’emploi ou de chômage sur ses salariés. Nier cette réalité ne peut que compromettre les possibilités de se défendre pour les salariés. En cas de crise ou pour trancher un débat, la subordination juridique reprendra le dessus. Et le patron de gauche, pas plus que le patron classique, n’aime les syndicats quand ils se mêlent de son organisation. On l’aura compris, l’enjeu n’est pas de nier le salariat ni de le dépasser, mais de l’assumer. QUELQUES PISTES DE SOLUTIONS Cette enquête mériterait d’être étoffée d’exemples concrets, l’analyse poussée plus loin : chers lecteurs, envoyez-nous vos témoignages de salariés de patron de gauche ou de patron de gauche, ou les deux. L’objectif étant de dresser le tableau de ces contradictions et de leurs conséquences, mais aussi de trouver des pistes pour s’assurer que ces « patrons de gauche » adoptent des pratiques « de gauche » en tant qu’em-

ployeurs. C’est utopique, certainement, mais travaillons à rendre ce petit monde un peu plus cohérent, à construire le monde que nous voulons demain. En attendant d’aller plus loin grâce à vous et avec vous, quelques pistes de réflexion. Les élus (politiques, associatifs, syndicaux) ne sont peut-être pas préparés, encore moins que les autres patrons, à être employeurs. Ils se sont battus pour des idées, pour obtenir des mandats, écrire des lois ou diriger des collectivités… et se retrouvent aussi employeurs d’équipes. Ils n’ont souvent pas pris conscience que c’était au programme. Comme le résume une collaboratrice parlementaire : « Ils se sont préparés à être élus – et encore, parfois pas tout à fait –, mais ils ne se sont pas préparés à être employeurs ». La gauche s’est toujours battue pour donner des droits aux salariés, le premier pas à faire est de respecter ces droits et de commencer par les connaître. Une petite formation n’est pas à négliger, aussi bien pour les patrons que pour les salariés. Le patron de gauche doit aussi faire le point sur ses valeurs, réfléchir à comment les décliner dans l’organisation du travail de ses propres équipes. Enfin, car rien n’est jamais parfait, il faut aussi que les patrons acceptent et cultivent les contre-pouvoirs au sein de leur propre organisation. L’existence d’une organisation syndicale est sans doute le meilleur outil pour rendre visible les relations de pouvoir, les cadrer et permettre aux salariés de se défendre. Mais attention, chez les patrons de gauche, rien n’est simple. Un patron CGT sera tout à fait à l’aise devant un syndicat CGT dans sa propre entreprise : la connivence est rapide. Alors il faut rester vigilant à ce que le contrepouvoir en soit réellement un, ou au moins faire en sorte de permettre l’émergence de nouveaux qui n’hésiteraient pas à bousculer ceux trop complaisants. Sans forcément prôner la révolution permanente, il faut peut-être commencer par s’appliquer à soi ce que l’on projette pour les autres et la société. ■ simon cottin-marx et arthur brault moreau

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L’OBJET

Le drone On n’arrête pas le progrès (cf. « Le mot »). Il y a le drone sympa, celui qu’on utilise pour les photos de vacances avec des hauteurs de vue à couper le souffle. Ou qu’on expérimente pour livrer le courrier et les pizzas. Et puis il y a le drone pas sympa, comme ceux des Russes qui s’élancent à vive allure avec une arme embarquée – et une cible précise –, parfois même pour attaquer un drone ennemi. Avant eux, les Américains ont largement utilisé le drone comme véritable et puissante arme de guerre. Et puis il y a le drone des fictions. Dans la série Black Mirror, des mini-drones imitant les abeilles sont dispersés sur l’ensemble de la Grande-Bretagne pour se substituer aux véritables abeilles en voie de disparition. Jusqu’à ce que ces pollinisateurs mécaniques soient piratés et reprogrammés pour tuer des milliers de personnes à travers le pays. Glaçant. Fiction, vraiment ? Une entreprise américaine, Walamart, a d’ores et déjà déposé un brevet imaginant un système d’abeilles-robots autonomes pour polliniser les cultures. Vraiment, on n’arrête pas le progrès (cf. « Le mot »). ■ pierre jacquemain, illustration anaïs bergerat

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AU RESTO

POURQUOI LES GILETS JAUNES N’ONT-ILS PAS VU LA COULEUR DES QUARTIERS ?

Inégalités territoriales et sociales, violences policières… Malgré des combats partagés, la convergence entre le mouvement des « g ilets jaunes » et les mobilisations des banlieues populaires n’a pas eu lieu. Nos trois invités, impliqués dans ces luttes, discutent de l’isolement politique des « quartiers ». par pierre jacquemain, photos julie bourges pour regards

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AU RESTO

L’Alcazar n’a rien d’une forteresse. Au contraire. Ambiance safranée. Équipe chaleureuse. Nous ne sommes pas à Séville mais à Stains, petite ville populaire de la grande couronne parisienne. Ce restaurant bistronomique halal est un petit palais de centre-ville. On y vogue. Le feu aux écoutilles. regards. Quel regard les quartiers populaires portent-ils sur le mouvement des gilets jaunes ? traoré.

Avec le Comité Adama, dès la deuxième semaine de mobilisation, nous avons décidé de soutenir les gilets jaunes et de lancer un appel. Au départ, on nous disait qu’il ne fallait pas y aller parce qu’on y entendait des propos racistes. Nous avons très vite compris qu’il s’agissait d’un mouvement qui pouvait être récupéré et qu’il fallait stopper cette récupération politique. Ça a tout de suite été le sens de notre démarche. On ne peut pas parler de ce mouvement sans parler de nous, sans parler des quartiers populaires. Qui, mieux que les quartiers populaires, peut parler de la pauvreté, de la précarité, du mal-logement et de la violence policière ? Nos voix sont aussi importantes que celles des autres. Donc nous ne rejoignons pas ce mouvement : ce mouvement nous appartient, il fait partie de notre histoire. assa

marie-hélène

bacqué. Une bonne partie des gilets jaunes vient de territoires où vivent des classes

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ASSA TRAORÉ

Sœur d’Adama Traoré, mort en juillet 2016 à la gendarmerie de Persan après une arrestation brutale, elle est la porte-parole du comité Vérité et justice pour Adama. Elle a publié avec Elsa Vigoureux le livre Lettre à Adama (éd. Seuil, 2017).

MARIE-HÉLÈNE BACQUÉ

Sociologue et urbaniste, professeure à l’université Paris Ouest, elle a participé à la création de la coordination nationale des quartiers populaires Pas sans nous, et dirigé avec Éric Charmes l’ouvrage Mixité sociale, et après ? (éd. Puf-Vie des idées, 2016).

AZZÉDINE TAÏBI

Maire communiste de Stains et conseiller départemental de Seine-Saint-Denis, Azzédine Taïbi se mobilise régulièrement avec d’autres élus de son département contre les inégalités de traitement dont est victime leur territoire.

populaires. C’est la « France des petits-moyens », pour reprendre le titre d’un ouvrage collectif. Tout dépend donc de ce que l’on qualifie de quartiers populaires. Si l’on restreint ceux-ci aux banlieues populaires qui ont une histoire sociale et politique spécifique, leurs revendications rencontrent largement celles des gilets jaunes en termes de redistribution sociale et de démocratie. On a cependant pu observer des hésitations parmi les

habitants des banlieues populaires et leurs organisations à s’associer au mouvement des gilets jaunes, pour plusieurs raisons. D’abord parce que ces revendications ne sont pas nouvelles dans les banlieues populaires. J’ai pu entendre des réflexions comme : « Je suis un gilet jaune depuis bien longtemps, mais on ne nous entend pas ». Ensuite parce que les habitants des banlieues populaires se rappellent avoir été seuls lors des révoltes de



« La place des jeunes des quartiers dans cette mobilisation relève parfois du fantasme : on veut les voir. Mais on veut les voir pour quoi ? Se faire tuer ? » Assa Traoré


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2005. Par ailleurs, au départ de la mobilisation, on a relevé des réactions racistes ou anti-immigration. Et enfin, il y avait une crainte que les violences de certaines manifestations ne soient directement attribuées aux « jeunes des quartiers » racialisés. Cela n’a d’ailleurs pas manqué dans les commentaires des médias. Sous-jacente à cette hésitation et cette discussion est posée la question de la discrimination. Mais il faut quand même relever, outre la position du Comité Adama, une série de convergences locales comme à Angers, à Clermont-Ferrand ou encore à Rungis. taïbi. Le mouvement des gilets jaunes est clairement et profondément un mouvement populaire. Les classes populaires et moyennes y sont très largement représentées. Et dans le populaire, il y a le peuple. Mais j’ai très vite senti qu’il y avait une certaine résonance entre les revendications portées par ce mouvement et ce que je peux entendre, par exemple, dans les quartiers populaires de ma ville, Stains. La seule différence, c’est que les mobilisations portées par le milieu associatif et les habitants des quartiers populaires n’ont jamais été prises en compte. Elles ont même souvent été stigmatisées, y compris par les forces de gauche. Une gauche qui ne s’est pas non plus mobilisée – ou très tardivement, par exemple après la mort d’Adama Traoré. Ce qui est regrettable, c’est que ce qu’ont pu obtenir

azzédine

les gilets jaunes – même s’ils n’ont finalement pas obtenu grand-chose – nous rappelle que les revendications et les critiques que nous formulons depuis plusieurs années ne sont jamais ne serait-ce que considérées. S’il y avait eu du courage et une volonté politique, après 2005 notamment, on aurait pu imaginer un sursaut de la République. Ça n’a pas été le cas. regards. Pourquoi a-t-on fait ce reproche aux jeunes des quartiers populaires d’être absents des mobilisations des gilets jaunes ? assa traoré.

Quelque chose me dérange dans les perceptions de la banlieue : il n’y a pas que des jeunes. On associe le mot « quartier » à celui de « jeune ». Cela veut dire que les jeunes ne sont même pas considérés comme des adultes. Le doigt pointé sur cette jeunesselà continue de l’être quand ils sont adultes, quand ils sont pères ou mères de famille. Il faut arrêter : dans ces quartiers, il n’y a pas que des jeunes…

regards. Vous discutez avec cette jeunesse qui, malgré tout, existe dans les quartiers. L’invitez-vous à rejoindre les cortèges des gilets jaunes ? assa traoré. Honnêtement, je n’enverrais même pas mon petit frère dans le mouvement des gilets jaunes. Je pose toujours cette ques-

tion : si l’on met un jeune noir ou arabe à côté d’un gilet jaune blanc, urbain, sur qui la police va-t-elle tirer en premier ? La réponse est malheureusement évidente. Alors, bien sûr, j’entends ceux qui nous disent que les jeunes des quartiers ne sont pas venus sur les ChampsÉlysées ou dans les mobilisations des gilets jaunes, mais il faut comprendre cette jeunesse-là. Dans nos quartiers, il y a des luttes, aux abords des quartiers, il y a des combats. Les jeunes ne sont pas obligés de venir dans ces mobilisations, ils ne sont pas de la chair à canon pour les rues de Paris. La place des jeunes des quartiers dans cette mobilisation relève parfois du fantasme : on veut les voir. Mais on veut les voir pour quoi ? Les voir se faire tuer ? Nous, nous n’avons même pas besoin d’aller manifester dans la rue, on vient nous tuer dans nos quartiers. marie-hélène bacqué.« Où sont les jeunes des quartiers populaires ? », cette question est en effet revenue souvent dans les médias alors que, au même moment, les lycéens se mobilisaient en Seine Saint-Denis – notamment sur des enjeux liés à la justice sociale proches de ceux des gilets jaunes. Encore une fois, la question est de savoir de qui et de quels territoires on parle. L’opposition entre banlieues populaires et grande périphérie faite notamment par des intellectuels comme Christophe Guilluy est de ce point de vue trop simpliste. Il y aurait,

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AU RESTO

schématiquement, d’un côté des territoires assistés habités par des immigrés ou enfants d’immigrés et, de l’autre, des territoires laissés pour compte peuplés de « Blancs » pauvres qui travaillent et qui n’arrivent pas à s’en sortir. C’est plus compliqué que cela, d’abord parce que dans toute une partie des banlieues populaires, comme dans les grandes périphéries, on observe les mêmes inégalités en termes de droit commun. Ensuite parce que ces territoires et leur avenir sont liés dans les choix de développement des métropoles. Cela souligne d’autant plus les enjeux de convergence des luttes. azzédine taïbi. Il faut en finir avec cette idée que les populations des quartiers ne se mobiliseraient pas. Elles sont en permanence mobilisées, mais totalement ignorées et rendues invisibles par les médias. On peut faire le constat inverse : tous ces politiques qui ont soutenu les gilets jaunes, où sont-ils lorsque ça explose dans les quartiers ? Cela dit, je suis inquiet d’une dérive possible du mouvement. Pas du fait des gilets jaunes, mais de celui d’une dérive médiatique et politique bien organisée, y compris par le pouvoir actuel à l’approche des élections européennes. J’ai perçu cette tournure inquiétante après l’agression d’Alain Finkielkraut, à propos de laquelle on a pointé du doigt, quasi automatiquement, les quartiers populaires et les mouvements radicalisés dont ils seraient issus. C’est

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terrible et inquiétant d’ignorer ce piège dans lequel même la gauche s’est engouffrée. C’est pour moi une manipulation supplémentaire, qui se retourne contre les quartiers pour les stigmatiser un peu plus et pour détourner le regard de leurs véritables revendications. regards.

Quelle analyse faitesvous de ce que la gauche a fait, ou pas fait, pour les quartiers ?

assa traoré.

Une partie de la gauche instrumentalise les quartiers populaires. Après la mort de mon frère, la gauche a déserté. Elle a cherché parfois à se donner bonne conscience avec des tweets et des photos. Il y a des députés, il y a eu des ministres de gauche, ils sont garants de nos droits. Qu’ont-ils fait ? Je leur dis aujourd’hui : prenez vos responsabilités. Nous voulons du concret. Il y a aussi beaucoup de paternalisme chez certains représentants de la gauche qui trouvent en nous une forme de caution. Je veux leur dire que nous valons mieux que ça, que nos voix comptent et que ce combat pour les quartiers populaires ne peut pas se faire sans nous. Avec nos mots. Et nos voix. Je sais qu’ils vont vouloir venir à la marche du 22 juillet prochain en mémoire d’Adama pour être sur la photo. Ils seront les bienvenus, mais qu’ils assument jusqu’au bout et qu’ils parcourent les cinquante kilomètres avec nous, dans ce cas. Qu’ils ne se contentent pas de passer pour être sur les images.

azzédine taïbi.

Je ne veux pas être pessimiste, mais je trouve que la situation a empiré depuis 2005. La vie des quartiers se dégrade. La question sociale, la question des discriminations et des injustices est beaucoup plus puissante qu’avant. La République d’une manière générale, et la gauche en particulier, ont abandonné les quartiers populaires. Je vois ce qu’elle aurait pu, ce qu’elle aurait dû faire depuis tout ce temps. Et nous n’en serions pas là aujourd’hui si elle avait réellement œuvré pour défendre les quartiers. Quant à Macron, il surfe tout simplement sur ce qui n’a pas été fait depuis plus de trente ans. Je ne déconnecte pas ma sensibilité de citoyen de celle de maire. Et c’est pour ça que j’ai décidé de lancer un recours contre l’État pour le mettre face à ses responsabilités.

regards. Est-ce que la figure du précaire, du pauvre, est la même dans les banlieues populaires, dans les territoires ruraux ou dans les périphéries urbaines ? assa traoré.

Il y a de la précarité partout. J’ai conscience de la précarité qui existe dans le monde rural. Je ne suis pas là pour faire une hiérarchie de la précarité et dire que dans les communes rurales, elle est moins importante que dans les quartiers populaires. Mais il y a des catégories. Et nous, dans les quartiers populaires, nous appartenons à une sous-catégorie. Mon frère était considéré comme un sous-


« On commence à comprendre l’importance de la racialisation de la question sociale, les logiques d’altérisation des populations racisées, profondément ancrées dans les discours et les comportements. » Marie-Hélène Bacqué


« Il faut en finir avec cette idée que les populations des quartiers ne se mobiliseraient pas. Elles sont en permanence mobilisées, mais totalement ignorées et rendues invisibles par les médias. » Azzédine Taïbi


AU RESTO

homme. Azzédine a raison, la situation s’est aggravée depuis 2005 et le racisme s’est banalisé. Auparavant, la France, contrairement aux ÉtatsUnis, masquait le racisme derrière la classe sociale. Il faut cesser de nier la réalité : il y a en France un racisme bien réel. Et hélas, les gilets jaunes n’ont pas échappé à cette dérive. Les violences à l’endroit des habitants des quartiers populaires, victimes de ce racisme, c’est le grand problème d’aujourd’hui qu’on ne veut pas voir. azzédine taïbi. Il existe une forte envie de dignité dans les quartiers populaires. Il est insupportable que ce gouvernement veuille nier que, dans les quartiers populaires, il y a des formes de solidarité et de résistance. Elles sont pourtant réelles, c’est le cas à Stains par exemple. On sait qu’il y a un tissu de citoyens, d’habitants qui se mobilisent pour cette quête d’égalité et de dignité. Et c’est sans doute plus fort aujourd’hui que ça ne l’était par le passé où j’ai vu des gens baisser les bras. Mais avec la réduction des dépenses publiques, qui impactent les associations, les répercussions sont énormes. Et le tissu associatif, si nécessaire dans ces quartiers, se délite peu à peu. assa traoré.

Il est vrai que, souvent, on parle des quartiers comme s’ils n’avaient pas de passé, pas d’histoire. Comme si tout ne faisait que commencer. Avant nous, il y a eu le MIB (Mouvement de l’immi-

gration et des banlieues). Pourquoi n’en parle-t-on pas ? Le MIB et d’autres organisations ont fait beaucoup de choses. Notre voix devrait compter d’autant plus. C’est ce que nous disons aussi aux gilets jaunes : avant nous, avant eux, il y a eu des luttes dont il faut se souvenir. Nous ne venons pas de nulle part. Il faut respecter les personnes qui se sont soulevées pour nous. Il faut aussi respecter la mémoire de nos morts. Parce que nous mourons dans les quartiers. Et on n’a pas attendu les violences contre les gilets jaunes pour réclamer l’interdiction de l’usage des LBD (lanceurs de balles de défense). marie-hélène

bacqué.La

dénonciation de la violence policière n’est en effet pas nouvelle dans les banlieues populaires et elle n’a jusqu’à présent pas été entendue, de même que celle des contrôles au faciès. Plusieurs mouvements se sont structurés après 2005 sur ces enjeux et plus largement sur les enjeux d’égalité. Il y a eu notamment le grand tour de France qu’avait organisé l’association AC Le Feu, avec les cahiers de doléances. Et Assa a raison : on a l’impression que l’on repart à zéro, sans prendre en compte ce travail et cette dynamique. Or l’histoire des quartiers populaires est aussi une histoire des luttes qui appartient à notre histoire collective.

assa traoré. On le voit dans l’Éducation nationale, qui a un rôle très

important. Quand j’étais à l’école, on ne m’a pas enseigné l’histoire sociale et politique des quartiers. Et pourtant, le rôle de la transmission, des cultures, de l’histoire, dès l’enfance à l’école, est primordial. Parce que c’est notre héritage commun. C’est la même chose quand l’école se refuse de parler de la colonisation ou de l’esclavage. Et quand on ne veut pas en parler, cela signifie qu’on refuse de l’assumer. Alors aujourd’hui, nous nous battons pour imposer cette histoire, notre histoire. Qui est celle de la France. Il nous faut assumer notre histoire. regards.

Les grands projets franciliens, avec l’arrivée de nouveaux transports, le Grand Paris Express, les Jeux olympiques, les infrastructures nouvelles, sont-ils une opportunité pour les quartiers ?

azzédine taïbi. Il faut dire la vérité : ces projets ne profiteront pas à tout le monde. Voire, ils profiteront qu’à quelques-uns. Je veux croire qu’il est encore temps d’inverser la tendance. Les grosses boîtes qui vont se gaver sur le dos des infrastructures que nous allons payer ne doivent pas tourner le dos aux habitants. Il y a des compétences dans nos quartiers. Et les habitants ne sont pas là uniquement pour assurer le gardiennage de chantiers, la sécurité ou le ménage des bureaux. 80 % des infrastructures prévues pour les JO le sont en Seine-Saint-

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Denis. Cela veut dire qu’il doit y avoir des retombées pour nous et les départements limitrophes. On n’en prend pas le chemin, mais nous devrons amplifier la bataille pour que ce soit le cas. marie-hélène bacqué.

Le projet du Grand Paris Express permettra de désenclaver certains territoires et favorisera la mobilité des habitants. Mais quand on fait le tour des sites des nouvelles gares, on voit surtout des opérations immobilières privées cherchant à attirer des classes moyennes et des investisseurs. Une fois encore, la question est de savoir pour qui se développe la métropole francilienne. Quant aux Jeux olympiques, les bilans faits au Brésil ou en Grèce montrent qu’il faut être plus que prudent sur leurs retombées positives.

regards.

Il y a un décalage entre ces grands projets et les besoins des quartiers, qui souffrent notamment de l’affaiblissement, voire de la disparition des services publics ?

azzédine taïbi. Oui, et je peux vous dire que nous sommes dans un moment très critique de la vie des communes populaires. À Stains, avec les habitants, je suis obligé de me battre tous les jours pour maintenir les services publics : la Poste, la Sécurité sociale, les impôts, etc. Mais je suis habitué à ne rien lâcher avec les habitants qui se mobilisent. Et il y a de quoi être en colère

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quand on voit qu’à Neuilly-surSeine ou à Levallois, on conserve les services publics. Leurs habitants n’ont pas besoin de se battre, eux. Certains maires ont fini par renoncer et accepter l’idée de créer des maisons des services publics, sans voir le piège qui leur était tendu. On nous l’avait proposé à Stains, mais je l’ai refusé parce que derrière cette idée de mutualisation, il y a de fait la disparition d’autres services publics considérés comme non rentables. C’est très inquiétant. assa traoré. Pour que notre jeunesse participe à la construction de ce monde, à la construction de cette France, à la construction de leur propre vie, il faut un véritable service public, accessible et disponible pour tous. Aujourd’hui, le seul service public qui profite de la jeunesse des quartiers, ce sont les prisons. Investir dans les autres services publics, ce serait investir dans l’avenir de la jeunesse des quartiers. Mais l’État ne le veut pas, comme s’il considérait qu’elle est nuisible. Nous, nous disons que cette jeunesse va participer à la construction de la maison France. Les infrastructures publiques nous appartiennent aussi. Il faut arrêter de nous considérer comme « les terroristes des quartiers », comme on a surnommé mes frères. regards.

Pourquoi la question de la place des racisé-e-s dans l’espace public pose-t-elle problème ?

assa traoré. En France, on a tendance à se comparer aux États-Unis sur toutes les questions liées aux violences policières, mais pas sur les questions de racisme. De l’autre côté de l’Atlantique, on parle plus facilement du racisme d’État, par exemple. Chez nous, ce sera beaucoup moins clair, beaucoup moins assumé – alors que les actes sont là et que nos vies en dépendent trop souvent. Il faut donc imposer les personnes racisées dans l’espace public car leur voix compte. J’aimerais que des personnalités, des politiciens, des philosophes arrivent à assumer le mot de racisme. azzédine taïbi. De mon point de vue, elle pose effectivement problème car le poids du passé colonial de la France est encore présent dans le débat politique et dans la manière dont nos institutions fonctionnent. La France refuse de reconnaître le fait colonial et les crimes qu’elle a pu commettre en son nom, principalement en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne. Or ce sont ces populations qui sont victimes de mépris, de discriminations et de racisme. Il est regrettable de voir, encore aujourd’hui, que la question du racisme et des discriminations est exclusivement portée par des collectifs et associations d’habitants des quartiers populaires – c’est le cas avec le combat que mènent Assa et le collectif Adama. Elle est aussi portée par des intellectuels, des historiens courageux, je pense à Pascal Blanchard par exemple, et


concrètement par des équipes municipales progressistes et très engagées – c’est le cas à Stains. marie-hélène

bacqué.

La question de la discrimination est en train de rentrer dans le débat public, mais c’est un processus très long. En France, contrairement à d’autres pays, il est difficile de faire des études sur la discrimination car les statistiques ethniques sont interdites. Une série de tra-

vaux ont néanmoins mis en évidence cette réalité. On commence à comprendre l’importance de la racialisation de la question sociale, les logiques d’altérisation des populations racisées, profondément ancrées dans les discours et les comportements, y compris au plus haut niveau des institutions. Cela renvoie à ce disait Assa : il faudrait que la France arrive à se poser la question de l’héritage colonial et que ce soit un débat partagé. C’est

l’histoire des racisés, mais c’est aussi l’histoire des Blancs. assa traoré.

Ce dont il faut se rendre compte, c’est que toute une partie de la population est entre la vie et la mort parce que, lorsque des jeunes sortent, ils peuvent se faire tuer. Et cela se passe en France, dans un État dont la devise est « liberté, égalité, fraternité ». ■ entretien réalisé

par pierre jacquemain

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Photo CC Andrew Kuznetsov

MUSÉES AU VERT 99 % des émissions de gaz à effet de serre du musée du Louvre sont dus aux visiteurs. Ce sont ses premiers pollueurs ! Tel est l’un des enseignements du premier bilan carbone réalisé par l’institution en 2009 sur un périmètre global. Il doit en être de même pour nos plus grands musées, fréquentés majoritairement par des étrangers, du fait de leur mode de déplacement aérien et de la combustion du kérosène. Voilà le responsable. Au bilan suivant, en 2014, les émissions de gaz à effet de serre du Louvre ont bondi de 21 %, « en particulier à cause des déplacements en avion des visiteurs étrangers », confirmait l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), alors que l’établissement, seul, pouvait se prévaloir d’une diminution d’environ 16 % grâce à ses efforts pour diminuer son empreinte environnementale. En mai 2018, la revue scientifique Nature Climate Change fit sensation en publiant les résultats d’une étude établissant que le tourisme, pesant lourd dans le PIB, était beaucoup plus néfaste qu’on ne le

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pensait, cumulant 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Sachant que le secteur des transports, dans ce domaine, arrive second après celui de l’énergie et pourrait bientôt le dépasser. Le tourisme allant croissant, du fait de l’élévation du niveau de vie des pays émergents, la situation ne peut qu’empirer. ÉLECTROCHOC CLIMATIQUE L’été dernier, en pleine canicule, François-Marie Bréon, chercheur en climatologie et directeur adjoint du laboratoire des sciences du climat et de l’environnement (LSCE), ne craignait pas d’affirmer dans Libération que « la lutte contre le changement climatique est incompatible avec le tourisme international ». Il allait jusqu’à recommander, entre autres mesures radicales, de multiplier le prix des billets d’avion par trois, afin de décourager les gens d’en user. Provocation, volonté de créer un électrochoc ou proposition sérieuse ? « Toutes ces mesures ne seraient pas bonnes pour l’économie et seraient clairement impopulaires »,

déclarait-il en toute conscience. Et, encore plus gravement : « On peut dire que la lutte contre le changement climatique est contraire aux libertés individuelles et donc sans doute avec la démocratie ». Pas de quoi faire les affaires de nos grands musées nationaux, dont les ressources propres dépendent beaucoup de ce public étranger. En 2018 au Louvre, il constituait 75 % des visiteurs, Américains et Chinois en tête, ces derniers approchant le million. « C’est un public qui, il y a cinq ans, n’existait pas et n’était même pas dans les cinq premières nationalités. C’est un bond exceptionnel », commentait Jean-Luc Martinez, président du musée, qui s’apprête à accueillir toujours plus de visiteurs chinois. Dans le même temps, une tendance inverse semble se dessiner dans le monde développé, si l’on en croit une enquête internationale sur les aspirations liées à la mobilité et aux modes de vie d’habitants de six pays représentatifs (France, Espagne, Allemagne, États-Unis, Turquie, Japon), menée en 2015 par le Forum vies mobiles et l’Ob-


servatoire société et consommation (ObSoCo). Conscientes des enjeux environnementaux et lassées d’un quotidien trépidant, 75  % des 12 000 personnes sondées se disent prêtes à réduire leurs déplacements et à privilégier la proximité, et 60 % prêtes à abandonner l’automobile ou l’avion. Même si l’on reste dans l’ordre du désir, cela exprime un changement de paradigme important. TOUS ÉCOMUSÉES En attendant, les musées participent, à leur échelle, à la lutte contre le réchauffement climatique. En France, les établissements nationaux, encouragés par le ministère de la Culture, qui possède en son sein une mission développement durable composée de deux personnes, adoptent des pratiques écologiques, sans que, la plupart du temps, cela soit connu du public : éclairage basse consommation, tri des déchets, diminution de l’usage du papier, produits de nettoyage non toxiques, limitation des déplacements… À première vue, on pourrait penser les

deux univers éloignés. Or si l’on songe que la mission première des musées est la conservation de leurs collections pour les transmettre aux générations futures, pas tant que ça. D’un point de vue historique, l’installation des premiers musées, aux XVIIIe et XIXe siècles, dans des monuments reconvertis, en avait même déjà l’esprit. Sans oublier le concept d’écomusée, né dans les années 1970, qui portait à sa façon cette dimension. Peu à peu, les musées prennent conscience du gâchis que constitue souvent le montage d’expositions. Le matériel autrefois jeté est parfois pensé en amont pour être réutilisable. Certains musées en font même une obligation dans les appels d’offres passés pour la scénographie. Des éléments sont aussi donnés, ensuite, à des collectifs pour leur offrir une seconde vie, comme les Ateliers chutes libres qui proposent, à Paris, de réaliser soi-même du petit mobilier. Dans l’autre sens, la Réserve des arts, à Pantin, met à disposition des artistes du matériel récupéré dans les entreprises. D’autres secteurs sont

concernés : l’événementiel avec la tenue continuelle de salons, mais aussi le théâtre et le cinéma. Cependant, les bonnes volontés se heurtent à des problèmes logistiques. Le temps est souvent très limité pour débarrasser les lieux et les espaces de stockage manquent. Cependant, les initiatives vertueuses s’opposent à des comportements contradictoires au sein des mêmes institutions : circulation intensive des œuvres dans le monde entier, délocalisation des réserves à plusieurs centaines de kilomètres ou mécénat d’entreprises polluantes… 

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

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VICTOIRE TUAILLON

RADIOLOGIE DE LA COUILLE Piloté par la journaliste féministe Victoire Tuaillon, le podcast Les Couilles sur la table renouvelle les formats de la radio pour explorer les masculinités et déconstruire les schémas de domination. par caroline châtelet, photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER

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Camille Regache et Victoire Tuaillon échangent sur le choix de l’image qui illustrera le prochain épisode du podcast.

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DANS L’ATELIER

Apparu en 2004 sous la plume d’un journaliste britannique de The Guardian, Ben Hammersley, repris dès 2005 par la firme Apple, le terme podcast (contraction d’iPod et de broadcast : diffusion) désigne des créations audio (ou vidéo) téléchargeables sur un lecteur MP3 ou écoutables en streaming. Depuis le mitan des années 2010, avec la généralisation des smartphones, ce moyen de diffusion de fichiers écoutables n’importe où et quand est en pleine expansion. Si le podcast a d’abord été utilisé par les radios traditionnelles pour permettre le replay, c’est-à-dire de rattraper un programme manqué lors de sa diffusion, les dernières années ont vu la prédominance des « podcasts natifs » : des contenus pensés et diffusés uniquement en ligne. Aujourd’hui, différents acteurs produisent ces formats web : radios traditionnelles (RTBF en Belgique, France Culture, etc.), boîtes de production (Binge audio, Louie Media, Nouvelles écoutes, etc.), autres médias (tel Arte qui a lancé en 2002 Arte Radio, structure pionnière en France) ou encore slate.fr. Riches et inventifs dans leur forme, leur ton, les podcasts occupent une place de plus en plus grande dans le champ des médias et refaçonnent nos accès à l’information et à la culture. Tandis que le magazine Télérama propose chaque semaine une sélection des meilleurs, les 11e et 12e Assises internationales du journalisme de Tours leur ont consacré des débats, et le premier festival dédié au podcast natif français et francophone, le Paris Podcast Festival, s’est tenu à l’automne dernier. Au sein de cette offre abondante, Les Couilles sur la table constitue, selon les chiffres des classements Apple, l’un des podcasts les plus écoutés sur le territoire hexagonal, tandis que la plateforme Binge l’hébergeant est l’une des plus reconnues actuellement en France. Fondé en 2016 et codirigée par Gabrielle

Boeri-Charles (ex-directrice du Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne – Spiil), David Carzon (ex-directeur adjoint de la rédaction de Libération) et Joël Ronez (ex-directeur des nouveaux médias à Radio France), Binge audio est installé depuis quelques semaines dans ses nouveaux locaux du 20e arrondissement de Paris. ANATOMIE DES MASCULINITÉS C’est là, dans ces espaces où la plateforme conçoit ses programmes journalistiques et des contenus publicitaires pour des annonceurs ou des institutions (les seconds permettant de financer les premiers), que nous retrouvons Victoire Tuaillon, ce lundi 18 mars. Tout en nous faisant visiter les lieux (salon-salle à manger avec livres à disposition en consultation ; cuisine ; studios d’enregistrement – baptisés pour l’un « studio Virginie Despentes », pour l’autre « Studio Surya Bonaly » ; salle de montage ; bureaux), la journaliste nous explique le choix de l’intitulé. « Quand je parlais de ce projet d’émission, je donnais ce titre pour voir ce qu’il suscitait comme réaction. Les gens riaient toujours. Les couilles, ce sont les testicules, qui étymologiquement signifient “le témoin” : elles sont considérées comme les témoins de la virilité. Certains hommes s’appellent “ma couille”, d’autres disent “aimer être entre couilles”. » Pour elle, « l’expression montre bien que le courage et l’audace sont assimilés à quelque chose d’essentiellement masculin. L’intitulé correspond à l’idée de disséquer les masculinités, en rappelant que les mots, le langage traduisent des représentations, des rapports de pouvoir ». Après avoir salué quelques membres de l’équipe de Binge – constituée de quinze personnes à temps plein et de collaborateurs extérieurs – Victoire Tuaillon nous présente son travail en cours. Elle œuvre sur plusieurs fronts : outre le montage de l’émission

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Aménagés et insonorisés par l’équipe de Binge, les deux studios (« Virginie Despentes » et « Surya Bonaly ») offrent deux ambiances, qui influencent également le ton du podcast.

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DANS L’ATELIER

enregistrée le vendredi précédent avec le réalisateur Quentin Bresson et la préparation de celle à venir avec sa stagiaire Nadia Chapelle, la journaliste planche sur une intervention prévue le vendredi, à Nantes. Elle est invitée à présenter Les Couilles sur la table au Printemps des fameuses, manifestation qui valorise des initiatives et projets encourageant l’égalité femmes-hommes. « Nous avons fait cela pour la première fois à Brest en février, lors du festival Longueur d’ondes, et Binge audio prépare également un spectacle le 14 mai avec plusieurs de ses podcasts. » Réalisées devant des publics très divers, ces présentations permettent de « comprendre que les masculinités sont un sujet féministe ». Un usage du pluriel volontaire, qui « renvoie à la nécessité de croiser les questions de genre avec celles de race, de classe, de sexualité, etc. Il importe de ne pas essentialiser les masculinités, de ne pas faire comme s’il y avait “un” groupe, les hommes ». SPÉCIALISTES ET PAS DE CÔTÉ Cette vigilance envers la nécessité de penser les masculinités dans une approche de genre et dans des rapports sociaux et politiques plus vastes, Victoire Tuaillon la déploie depuis septembre 2017, à un rythme désormais quinzomadaire et dans des émissions dont la durée va de trente minutes à une bonne heure, selon l’invité(e). Qu’ils soient artistes, universitaires ou encore essayistes, tous sont des spécialistes de la question traitée. Parmi les sujets abordés, citons la répartition du travail domestique (avec la journaliste et écrivaine Titiou Lecoq, dans « Des chaussettes et des hommes ») ; l’obsession pour les organes génitaux masculins (avec la philosophe Olivia Gazalé, dans « Les preuves de la virilité ») ; ou encore l’usage des espaces urbains en fonction du genre (avec le géographe Yves Raibaud, dans « Des villes viriles »). Autant de problématiques auxquelles la journaliste arrive par divers chemins. « Il y a des questions qui sont celles que je me pose. Certaines sont évidentes, mais elles ne sont jamais abordées frontalement. Une, centrale, est celle du genre de la violence. Alors que l’immense

majorité des personnes commettant des actes violents – viols, violences conjugales, meurtres, tueries de masse, attentats terroristes, etc. – sont des hommes, le lien n’est jamais posé explicitement par les médias. » Ensuite, précise-t-elle, « je fais depuis longtemps un travail de veille sur la question des masculinités dans la recherche universitaire et dans la production éditoriale. Mais je n’invente rien, je prends des questions qui circulent, me disant que si un sujet m’intéresse et que j’apprends des choses, il peut intéresser d’autres personnes ». Pour autant, avoir un sujet ne suffit pas, et certains peuvent demeurer quelque temps dans un tiroir, faute de trouver le bon interlocuteur. « Le suicide, par exemple : la sociologie du suicide est complexe et le passage à l’acte difficile à expliquer. Selon les statistiques, les hommes font moins de tentatives de suicide, mais ils parviennent à leurs fins deux fois plus que les femmes. Alors que cela me semblait être un sujet que je traiterais aisément, je n’ai pas encore trouvé le bon interlocuteur pour l’aborder dans une perspective de genre. » L’ART DE LA CONVERSATION La journaliste tenant fermement la barre de son angle, cela amène parfois l’invité(e) à faire un pas de côté. La philosophe Manon Garcia, médiatisée récemment pour son ouvrage On ne naît pas soumise, on le devient, a ainsi évoqué « la soumission féminine dans ce qu’elle produit chez les hommes, notamment dans la relation amoureuse ». Actuellement, la journaliste a peu ou prou programmé ses sujets « jusqu’au mois de juin. Cela dépend de ce qui sort, de ce que j’ai envie de faire ». Tout en s’autorisant des réactions à l’actualité, telle l’émission #35 « Ligue du LOL : la force du Boys Club », décidée après la publication d’un article de Libération dénonçant le harcèlement mené via les réseaux sociaux par des journalistes et publicitaires. Elle est également soucieuse de varier les thèmes comme les types de paroles. Sa dernière émission enregistrée lorsque nous la rencontrons (épisode #38, « Parler comme un homme ») invite le professeur de sociolinguistique Luca Grego ; celle à venir doit accueillir l’écrivain

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Le rythme bimensuel du podcast permet de soigner la réalisation. Victoire Tuaillon et Quentin Bresson passent trois à quatre heures dans le « cabanistan » pour peaufiner chaque épisode.

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Martin Page, auteur d’Au-delà de la pénétration. Au sujet de ses choix, la journaliste explique « de moins en moins les discuter », avant de préciser : « J’en parle de moins en moins “formellement”, mais j’en parle tout le temps. Il ne se passe pas une journée sans que je n’évoque l’émission, ni sans que l’on m’en parle – que ce soit en famille, avec des amis, au travail, ou par les mails d’auditeurs. Après, si David Carzon valide les titres et que je l’informe de mes sujets, je suis complètement libre ». Cette liberté se retrouve à l’écoute et l’émission balance entre France culture pour le fond – fouillé, construit, prenant le temps de l’échange – et Radio Nova pour le ton décontracté sans être désinvolte, plus intime. Cet entre-deux est autant le résultat du goût de Victoire Tuaillon – « pour penser la domination, nous avons besoin de faits, de concepts, de théories, qui soient donnés de manière accessible, mais sans simplification » – que le fruit de la réalisation. Planchant ce lundi sur l’enregistrement de l’épisode #38, le réalisateur Quentin Bresson nous explique : « Pour un épisode d’une heure, nous avons trois à quatre heures de montage. Tout n’est pas écrit, l’émission est enregistrée sur le ton de la conversation. Victoire prenant des libertés par rapport à son conducteur, parfois les paroles sont moins maîtrisées. Nous enlevons les hésitations – enfin seulement celles qui ne servent pas au propos de l’invité ». Après avoir enregistré quelques épisodes dans le studio Virginie Despentes, Victoire et Quentin ont fait le choix de s’installer dans le studio Surya Bonaly, à l’ambiance plus intime. « Lorsque nous étions dans les précédents locaux de Binge, explique-telle, le studio était tout petit. Je pense qu’une partie du ton du podcast résulte de la proximité avec l’invité. » Et puis, il y a aussi ce qui est induit par cette fameuse forme. Aisé à réaliser, le podcast autorise des formats plus libres et audacieux que dans les médias traditionnels, le traitement de thèmes pointus. Il est également accessible à de nouvelles générations de journalistes. Lorsqu’elle contacte Binge audio au printemps 2017 pour leur proposer Les Couilles sur la table, la journaliste n’est pas « reconnue ». Diplômée de Sciences Po Paris, elle a travaillé au JT


DANS L’ATELIER Exemples d’images accompagnant les podcasts. Cette identité graphique est signée Seb Brothier, de l’entreprise de webdesign et de création graphique Upian.

de France 2 et à l’émission de France 5 La Grande librairie, et également été, entre-temps, chevrière dans une communauté andalouse, serveuse ou encore enseignante en histoire-géographie. « N’ayant jamais eu d’expérience radiophonique auparavant, aucune radio ne m’aurait donné l’antenne pour une de ses émissions. Le podcast permet d’aborder des sujets de niche, là où les radios ont besoin d’émissions capables de faire beaucoup d’audience. Nous existons hors des contraintes de grilles, nous ne nous posons jamais la question de la longueur. La durée d’un épisode est celle nécessaire pour traiter un sujet. » LIBERTÉ ACQUISE Une fois réalisé et monté, chaque épisode est « vérifié », soit réécouté puis mis en ligne par la chargée d’édition, Camille Regache. Toutes deux choisissent également ensemble le visuel l’accompagnant. « Avec Camille, deux fois par an, nous listons des sujets possibles. Upian [entreprise de webdesign et de création graphique, ndlr] dessine les images et nous décidons chaque image pour chaque émission. » À voir ainsi Victoire Tuaillon travailler, et évoquer avec ses collaborateurs le mode de fonctionnement, sa liberté fait rêver. Elle n’a, pour autant, pas été acquise aisément. « À Sciences Po, je n’étais pas vraiment considérée comme un bon élément. À France 2, ma voix et mon attitude ne convenaient pas, on me disait tout

le temps que j’étais trop grande gueule. C’était assez ambivalent, même à La Grande librairie, ils trouvaient que j’étais douée, mais ils ne savaient pas quoi faire de moi. Je ne savais pas si je voulais continuer à faire ce métier… » Tout a changé. « Là, je suis dans une période de ma vie très heureuse, je fais l’émission que j’ai voulu faire. Mais c’est la première fois que ça m’arrive, à vingt-huit ans. » Une liberté dont la journaliste use avec intelligence pour faire œuvre de déconstruction – cela dans toutes ses productions, qu’il s’agisse des Couilles… ou d’Et là c’est le drame, podcast pour Arte radio interrogeant avec humour et pertinence les accents ridicules des journalistes télés. « Je dis souvent que ce qui m’intéresse intellectuellement, ce sont les rapports intimes et politiques – ce qui est l’ADN du féminisme. Cela a à voir avec l’interrogation des évidences, ce qui va de soi, pour déconstruire les rapports de domination. » ■ caroline châtelet www.binge.audio www.binge.audio/category/les-couilles-sur-la-table/ www.arteradio.com/auteurs/victoire_tuaillon 14 mai 2019, Palais des Glaces, à Paris, Binge audio en scène (avec Rokhaya Diallo, Grace Ly, Sophie-Marie Larrouy, Victoire Tuaillon, Juliette Livartowski, Thomas Rozec). www.palaisdesglaces.com

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