Trimestriel Regards n°46 - Printemps 2018

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TREMBLAY PUB


DANS CE NUMÉRO, 98 PORTFOLIO

04 CE PRINTEMPS

Jean-Robert Dantou revisite l’espace public des manifestations en anonymisant leurs participants : une réponse aux dispositifs de surveillance.

Agenda culturel et intellectuel.

06 L’ÉDITO

La gauche a rendez-vous

106 À QUI LA TERREUR FAIT-ELLE

08 COHN-BENDIT, 68 ET DES POUSSIÈRES

ENCORE PEUR ?

Figure de la rébellion soixante-huitarde, Daniel Cohn-Bendit a entretenu son image de grande gueule mais en l’ouvrant pour des causes de moins en moins défendables. Portrait.

18 AGRESSIONS SEXISTES : ELLES NE VEULENT PLUS FAIRE L’AUTRUCHE

Contre les violences, l’autodéfense féministe propose plus que des techniques de combat : elle apprend à réagir.

28 ART CONTEMPORAIN : DES FONDATIONS MINÉES

Multinationales et grandes fortunes ont réinvesti le mécénat pour se refaire une image en rompant les équilibres du champ de l’art. Principalement à leur profit.

Elle a servi de repoussoir tout autant qu’à orienter l’historiographie de la Révolution : il est temps de faire justice à la Terreur.

114 MAI 68, UN PRINTEMPS INACHEVÉ

Qu’est-ce que ce printemps vieux de cinquante ans a semé dans la société française, comment l’interpréter aujourd’hui ? L’historienne Ludivine Bantigny et le philosophe Patrice Maniglier sont passés à table pour en discuter.

126 FRANÇOIS DELAROZIÈRE,

UN MACHINISTE POÉTIQUE DANS LA CITÉ

Avec toute l’équipe de La Machine, François Delarozière imagine et fabrique un bestiaire fantastique qui envahit la ville pour la réenchanter.

56 DOSSIER

La gauche a perdu les mots et égaré ses valeurs sur une « crise migratoire » devenue centrale dans le débat public, laissant le champ libre aux discours xénophobes et à une politique cynique de tri des migrants.

PRISON ROSE - 64

COHN-BENDIT AGRESSIONS SEXISTES

68 ET DES POUSSIÈRES - 08

NE PLUS FAIRE L’AUTRUCHE - 18


LES INVITÉS

LES CHRONIQUES DE…

DIDIER FASSIN 75

ROKHAYA DIALLO 26

Anthropologue

Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

LUDIVINE BANTIGNY 114 Historiennne

ARNAUD VIVIANT 86

PATRICE MANIGLIER 114

Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

Philosophe

FRANÇOIS DELAROZIÈRE 126 Scénographe

BERNARD HASQUENOPH 124 Fondateur de louvrepourtous.fr

LE

ART CONTEMPORAIN PORTFOLIO DES FONDATIONS MINÉES - 28

TERRITOIRES DE LUTTE - 105

À QUI LA TERREUR

FAIT-ELLE ENCORE PEUR ? - 106


10 Expos

Détenues. Jusqu’au 30 avril 2018, château de Vincennes. En leur donnant un visage, la photographe Bettina Rheims rend leur dignité à des femmes incarcérées. Blacks Dolls. La collection Deborah Neff. Jusqu’au 20 mai 2018, la Maison rouge, Paris. Deux cents poupées noires créées par des Afro-Américaines anonymes entre 1840 et 1940. Margiela / Galliera, 19892009. Jusqu’au 15 juillet 2018, Palais Galliera, Paris. Le plus subversif des créateurs de mode qui a provoqué une déflagration dans ce milieu feutré avant de disparaître. L’Empire des roses. Chefs-d’œuvre de l’art persan du XIXe siècle. Jusqu’au 23 juillet 2018, Louvre Lens. L’art fastueux de la dynastie des Qajars, qui régna sur l’Iran de 1786 à 1925. Mary Cassatt, une impressionniste américaine à Paris. Jusqu’au 23 juillet 2018, Musée Jacquemart-André, Paris. Rétrospective d’une rare figure féminine du mouvement impressionniste. Delacroix (1798-1863). Jusqu’au 23 juillet 2018, Mu-

MAI 68, ETC. Panorama du graphisme politique, de l’aube de Mai 68 à l’autodissolution de la Gauche prolétarienne, en lien avec la création artistique du moment. Images en lutte. La culture visuelle de l’extrême gauche en France (1968-1974). Jusqu’au 20 mai 2018, Palais des Beaux-Arts, Paris.

sée du Louvre, Paris. Relecture de la carrière d’un peintre qui s’est approprié tous les genres et a produit des icônes de l’art. Kupka, pionnier de l’abstraction. Jusqu’au 30 juillet 2018, Grand Palais, Paris. Peintre d’origine tchèque vivant à Paris, illustrateur dans la presse satirique, c’est avec lui qu’en 1912, le public découvre la non-figuration. Couples modernes. Du 28 avril au 20 août 2018, Centre Pompidou-Metz. Le processus créatif au prisme des relations amoureuses, légitimes ou clandestines. Quand deux artistes se rencontrent... Mondes tsiganes. La fabrique des images. Jusqu’au 26 août 2018, Musée national de l’histoire de l’immigration, Paris. La représentation photographique des Roms, entre stéréotypes, peur et fascination. Hommage aux donateurs. Jusqu’au 13 janvier 2019, Musée d’art et d’histoire du judaïsme, Paris. Pour ses vingt ans, le mahJ revisite ses collections à travers une sélection de dons.

DOUBLE PICASSO Aux sources de l’inspiration du peintre, des saltimbanques à l’Afrique, de l’Antiquité à l’Orient. Deux expositions pour deux institutions culturelles marseillaises, dans le cadre de Picasso-Méditerranée 2017-2019. Picasso : voyages imaginaires. Jusqu’au 24 juin 2018, Centre de la Vieille-charité et MuCEM, Marseille.

RACCORD Un art contemporain engagé entre Neïl Beloufa, qui met en scène l’histoire en marche comme un dérisoire manège forain, et le duo Kader Attia-Jean-Jacques Lebel, qui interroge le concept d’altérité, scrutant les survivances du colonialisme. Discorde. Jusqu’au 13 mai 2018, Palais de Tokyo, Paris.


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CE PRINTEMPS

Essais

Arnaud Allessandrin, Sociologie des transidentités, éd. Le Cavalier bleu, mars Pierre-Yves Beaurepaire, L’Europe des francs-maçons, XVIIIè – XXIè siècles, éd. Belin, 4 avril Marie-Jo Bonnet, Mon MLF, éd. Albin Michel, mars Isabelle Coutant, Les Migrants en bas de chez soi, éd. Seuil, mars François Cusset, Le Déchaînement du monde. Logique nouvelle de la violence, éd. La Découverte, mars Thomas Daum et Eudes Girard, Du voyage rêvé au tourisme de masse, éd. CNRS, 14 juin Laurence de Cock, Sur l’enseignement de l’histoire, éd. Libertalia, avril Jean-Pierre Deschodt, Les Racines oubliées du socialisme français, éd. CNRS, 16 mai John Dewey, Écrits politiques, éd. Gallimard, mars Stéphane Foucart, Des marchés et des dieux. Quand l’économie devient religion, éd. Grasset, mai. David Frayne, Le Refus du travail. Théorie et pratique de la résistance au travail, éd. Détour, mars Marie Gaille (dir.), Pathologies environnementales, éd. CNRS, 24

ANONYMES (1) Pour une fois, Paris n’est pas le théâtre de l’enquête présentée dans Changer le monde, changer sa vie. Et les célébrités n’en sont pas les héros. Les entretiens biographiques avec des militants ordinaires de Lille, Lyon, Marseille, Nantes et Rennes sont au cœur de cet ouvrage collectif. On y trouve décrites trois familles de mouvements – le syndicalisme ouvrier, les gauches alternatives et la galaxie féministe.  Olivier Filleule, Isabelle Sommier, Sophie Béroud, Camille Masclet et Thomas Hirsch, Changer le monde, changer sa vie : enquête sur les militantes et militants des années 68 en France, éd. Actes Sud, mars 2018.

mai Aurélie Jeantet, Les Émotions au travail, éd. CNRS, 3 mai Smaïn Laacher, Croire à l’incroyable Un sociologue à la Cour nationale du droit d’asile, éd. Gallimard, mars Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky, L’État détricoté. De la Résistance à la République en marche, éd. Détour, 12 avril Laurent Mucchielli, Vous êtes filmés ! Enquête sur le bluff de la vidéosurveillance, éd. Arman Colin, mars Mark O’Connell, Aventures chez les transhumanistes. Cyborgs, techno-utopistes, hackers et tous ceux qui veulent résoudre le modeste problème de la mort, éd. L’Echappée, 19 avril Serge Quadruppani, Le Monde des grands projets et ses ennemis. Voyage au cœur de nouvelles pratiques révolutionnaires, éd. La découverte, 16 mai Noémie Renard, En finir avec la culture du viol, éd. Les Petits matins, mars Georg Simmel, L’Argent dans la culture moderne (et autres essais sur l’« économie de la vie »), textes choisis et présentés par Alain Denault, éd. PUL/ Hermann, mars

ANONYMES (2) Le Mai-68 ici étudié dépasse largement le petit cercle germanopratin. Aujourd’hui réédité, l’ouvrage de Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel a dix ans. Et déjà à l’époque, ces auteurs s’intéressaient à toute une diversité de luttes et d’aspirations déployées dans un temps long. Dans une postface inédite, ils en appellent à dépasser les frontières hexagonales, pour explorer ce qui s’est passé dans les anciennes colonies, en Guadeloupe, au Brésil ou au Mexique. 68. Une histoire collective (1962-1981), Philippe Artières et Michelle ZancariniFournel (dir.), éd. La découverte, 17 avril.

ANONYMES (3) « Pesanteur », « sentiment de non-envie », « ambiance délétère »… Les mots de Johnny Turin, dix-sept ans en mai 68, maître-élève à l’École normale d’instituteurs, sonnent juste. Voici un livre d’histoire écrit par des centaines d’anonymes comme lui, qui ont répondu à un vaste appel à témoignage lancé par les éditions de l’Atelier et Mediapart. Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu restitue la dimension collective et sensible d’un événement trop souvent résumé à ses acteurs les plus médiatiques. Mai 68 par celles et ceux qui l’ont vécu, Christelle Dormoy-Rajramanan, Boris Gobille et Erik Neveu (coord.), éd. L’Atelier, mars 2018.


L’ÉDITO

La gauche a rendez-vous

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Alors que se joue une bataille majeure pour la défense des services publics, un air d’optimisme est venu de celui qui fut l’un des quatre ministres communistes du gouvernement de Pierre Mauroy en 1981. Anicet Le Pors, invité de La Midinale l’a dit tout de go : « Le 21e siècle pourrait annoncer l’âge d’or du service public ». Comment ne pas espérer qu’il ait raison ? Pour cela, il importe que la gauche – sociale, politique, intellectuelle – soit au rendezvous. L’ancien ministre lui intime de « revenir à ses fondamentaux », et de renouer avec le terrain de l’idéologie et de la pensée : « C’est d’idées que nous manquons le plus », conclut-il. Ce constat fait écho aux propos de Clémentine Autain. Un an après l’élection d’Emmanuel Macron, la députée de la France insoumise – par ailleurs codirectrice de la revue Regards – partage sa réflexion sur l’état de la gauche, les dérives des droites et des droites extrêmes, les excès d’autorité du président de la République… tout en esquissant des perspectives politiques pour des jours si ce n’est heureux, au moins meilleurs. Un réveil nécessaire. Et pour cela, il ne faudra pas compter sur Daniel Cohn-Bendit – jadis appelé Dany le rouge (mais c’était il y a fort longtemps) – qui s’en est allé de compromis en compromissions tout au long de sa longue, très longue, carrière politique, pour finalement soutenir le dernier-né des courants libéraux : le macronisme. Un portrait qui fait écho à l’héritage de 68, dont on interroge les effets sur les politiques néolibérales. Un lien largement contesté


par l’historienne Ludivine Bantigny et le philosophe Patrice Maniglier, qui en débattent à la cantine de la CGT. La gauche. C’est encore d’elle qu’il est question dans le dossier de ce numéro. « Réfugiés : où est la gauche ? » Parce que c’est vrai, elle est où la gauche ? Que pense-telle ? Quelles conditions d’accueil souhaite-t-elle pour les migrants ? Veut-elle ouvrir ou fermer les frontières ? Le sujet, sensible, divise. Alors que se discute le projet de loi « asile et immigration », particulièrement critiqué par les associations qui dénoncent un « abandon par la France de sa tradition humaniste et d’accueil », l’engagement de la gauche politique est attendu, à l’Assemblée nationale et dans le pays. Bien d’autres rendez-vous passionnants sont à découvrir dans ce numéro où l’on revient notamment sur une période méconnue, ou plutôt mal connue, de l’histoire de France : la Terreur – souvent agitée comme épouvantail – et ses personnages tel Robespierre, objet de tous les fantasmes. Enfin, la culture avec « l’Atelier » du très poélitique François Delarozière, dont les machines géantes sont connues dans le monde entier. Petit détour à Nantes pour un reportage fantastique, loin des calculs frénétiques des géants de la finance qui rachètent à peu de frais notre patrimoine commun pour consacrer l’art contemporain. Une enquête sur l’abandon progressif de la culture par les collectivités, vers une privatisation, à découvrir dans ce Regards de printemps. Bonne lecture à toutes et à tous. ■ pierre jacquemain @pjacquemain

Anicet Le Pors le dit tout de go : « Le 21e siècle pourrait annoncer l’âge d’or du service public ». Comment ne pas espérer qu’il ait raison ? Pour cela, il importe que la gauche – sociale, politique, intellectuelle – soit au rendez-vous.

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PORTRAIT DE POUVOIR

COHN-BENDIT, 68 ET DES POUSSIÈRES Daniel Cohn-Bendit a été le visage de Mai 68 avant de devenir la figure des compromissions des ex-gauchistes avec la social-démocratie puis le libéralisme, au profit d’une écologie vert pâle et d’une europhilie inconditionnelle. par pablo pillaud-vivien, illustrations alexandra compain-tissier

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M

Mai 68 a cinquante ans et ses acteurs comme ses thuriféraires souvent soixante-dix. Pour la jeunesse d’aujourd’hui, c’est souvent un concept flou que les collégiens confondent tour à tour avec la guerre d’Algérie, une exposition universelle et la Commune de Paris. Mais, pour ceux qui arrivent à situer l’objet dans l’histoire, pour peu qu’ils aient un peu lu sur le sujet ou qu’ils aient vu un documentaire dont c’en était l’objet, il y a un nom à côté duquel ils ne peuvent pas être passés tant il fait partie intégrante de l’imaginaire du moment : celui de Daniel CohnBendit. « Dany ? C’est celui qui gueulait et qui gueule toujours d’ailleurs », entend-on souvent dans les cercles de ce qui reste de la gauche. « Mais parfois, on ne sait plus trop pourquoi il gueule… », ajoute-t-on aussi immédiatement, non sans une moue dubitative qui laisse transparaître cette déception un peu agressive de ceux qui s’accommodent mal du

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PORTRAIT DE POUVOIR

Se battre contre, on peut dire que Daniel Cohn-Bendit l’a fait. Mais pour quoi ? Lorsqu’il analyse lui-même Mai 68, il consent que « c’était une effervescence et non une théorie de la rupture ». temps qui passe. C’est qu’en cinquante ans tout pile, celui qui a été la coqueluche de toute une partie de la gauche et a arpenté les plateaux télé, squatté les ondes radio et occupé les colonnes de journaux, a parcouru un long chemin politique : révolutionnaire, gauchiste, antiautoritaire, conseiller municipal de Francfort, Vert allemand, Vert français, député européen allemand, député européen français, fédéraliste, libéral-libertaire, sociallibéral, macroniste… SYMBOLE CONTESTATAIRE Mais commençons par le commencement, par Mai 68, un moment fondateur pour toute une génération qui fut surtout celui de Dany le rouge. Avec ses taches de rousseur et ses cheveux orange, il envoie du lourd dans le mégaphone avec ses discours criés plus que parlés, son bagou qui déconcerte plus d’un puissant et son franc-parler qui attire nécessairement la sympathie,

médiatique comme populaire. C’est normal : il n’est pas d’accord. Avec qui ? Tout le monde. Avec quoi ? On s’en fout, on verra plus tard. Étudiant à l’université de Nanterre, il fait partie de ceux qui, dès le 22 mars 1968, décident d’occuper les locaux de la faculté pour demander la libération des membres du Comité Vietnam arrêtés à leur domicile quelques jours auparavant. Certes, il avait été brièvement membre de l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) mais la ligne politique du syndicat – ou l’idée même d’une ligne politique tout court d’ailleurs –, ne lui plaisait pas et l’enfermait dans des schémas qui ne lui correspondaient pas. Ce qui va devenir le Mouvement du 22 mars est beaucoup plus à son image puisque s’y côtoient la carpe et le lapin, unis dans leur volonté et leur ambition contestataires : des trotskistes, des chrétiens de gauches, des anars… Le tout réuni, bon an mal an, derrière un leader : Dany le rouge.

« Symbole de la contestation » : c’est très vite le nom qu’on lui affuble après que sa photographie où il tempête contre un CRS fait la une de tous les journaux. Pourtant, Daniel Cohn-Bendit n’est pas tout à fait sorti du même moule idéologique que ses camarades de contestation qui inondent les rues de leurs joyeux slogans et de leurs espérances révolutionnaires : il n’est ni trotskiste, ni maoïste, ni communiste, ni beaucoup de mots en -iste. Ses discours, dont l’armature idéologique n’est pas encore claire lorsqu’il n’a que vingt-trois ans, sont surtout des coups de gueule. Mais ce qui est intéressant, c’est que cette marque de fabrique, que ses détracteurs imaginent issue d’une stratégie marketing très tôt pensée, va perdurer jusqu’à aujourd’hui : du coup, on a du mal à en dégager un squelette idéologique clair, sauf à considérer que l’europhilie béate pour les uns, chevillée au corps pour les autres, pourrait en constituer un.

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PORTRAIT DE POUVOIR

EXILS INTÉRIEURS

Il prend ses distances avec toute idée de révolution et, comme l’aveu patenté d’un échec idéologique, abandonne presque avec nostalgie la volonté d’une transformation radicale du monde.

Pourtant, dans les esprits, Daniel Cohn-Bendit, après un demi-siècle de présence médiatique et politique, c’est toujours celui qui dit non en vitupérant, en beuglant, qui invective et qui n’a pas peur de foutre les pieds dans le plat. Mais, en un demi-siècle itou, Daniel Cohn-Bendit, c’est aussi celui que la gauche, tout en ayant fait de lui l’un de ses symboles, s’est toujours refusée à pleinement adopter. Voire l’a carrément rejeté. Et pour cause : il n’a jamais vraiment fait montre de beaucoup de sympathie envers les idées et les idéaux des partis de la gauche traditionnelle tout autant que de la nouvelle. Et d’aucuns avancent qu’il s’agit là d’un trait propre à sa construction et à son éducation politico-familiale : « fils d’émigrés juifs allemands, né à Montauban en 1945, ni Français, ni Allemand, je suis, comme on dit, un bâtard ». Apatride de naissance, faute d’avoir été déclaré dans le bazar de la fin de la seconde guerre mondiale, il est bringuebalé de France en Allemagne – et effectuera même un court séjour dans une école à Londres. Ses parents, des juifs qui avaient fui le nazisme, lui donnent sûrement le goût du cosmopolitisme éclairé, de la bohème faite engagement politique et de l’universalisme bienveillant. Il passera même un été dans un kibboutz en Israël ; non que cela révèle quoi que ce soit d’une judéité à laquelle il fait très peu référence, se réclamant plutôt athée, mais cela

permet de mettre en lumière les prolégomènes de son militantisme pour un monde des peuples qui se donnent la main, de la construction d’une société bienveillante et ouverte où, surtout, les frontières ne sont pas un concept sur lequel les corps ou les esprits s’arrêtent. Ces frontières ont tout de même failli avoir raison de lui quand, à la suite des évènements de Mai 68, il est expulsé du territoire français – après être rentré une première fois à Paris en se jouant des services de police grâce à une ingénieuse teinture qui masquait sa crinière rousse – et qu’il doit se reconstruire en Allemagne. Cet exil forcé l’aura sans doute marqué, lui qui n’aura de cesse, par la suite, de se battre pour l’abolition des frontières intérieures européennes. PENSÉE MOLLE

Se battre contre, on peut dire que Daniel Cohn-Bendit l’a fait. Mais pour quoi ? Lorsqu’il analyse luimême Mai 68, il consent que « c’était une effervescence et non une théorie de la rupture ». Il va même plus loin, dans une interview qu’il a donnée en 1986 à Françoise Collin pour Les Cahiers du Grif, en affirmant que c’était « simplement un immense besoin de communication et de solidarité ». Dès lors, on comprend bien que l’inachèvement de ce que d’autres appellent une révolution était une issue triste mais nécessaire : comment organiser une société nouvelle sur la base d’une pensée aussi molle ? C’est l’essence

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Comment le Daniel Cohn-Bendit qui vieillit a-t-il réussi à se concilier avec la socialdémocratie dans ce qu’elle a de plus apathique, voire avec le capitalisme néolibéral ?

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même des reproches que lui feront, a posteriori, les maoïstes et les trotskystes qui l’avaient pourtant, dans un premier temps, suivi dans son aventure contestataire. Après avoir évolué du côté des anarchistes et des autoproductivistes allemands, il se rapproche, au fur et à mesure des années 1980, des Verts, et adhère à Die Grünen, en Allemagne, dès 1984. C’est à ce moment-là qu’il entame sa mue politicienne. Non qu’il se dédise de quoi que ce soit qu’il aurait déclaré dans ses plus jeunes années, mais il tient quand même à clarifier sa position en publiant Nous l’avons tant aimée, la Révolution en 1986. Dans ce texte, il prend ses distances avec toute idée de révolution et, comme l’aveu patenté d’un échec idéologique, abandonne presque avec nostalgie la volonté d’une transformation radicale du monde. Pourquoi ce soudain retour sur ce qui l’avait pourtant fondé ? Parce que Daniel Cohn-Bendit est maintenant le défenseur d’un écologisme réaliste qui s’opposerait à un écosocialisme jugé trop déconnecté de la réalité de la social-démocratie. Mais il ne faut pas pour autant croire que c’est une recherche du pouvoir qui l’a poussé dans les bras de l’acceptation d’une grande partie du monde tel qu’il est, au lieu de proposer un modèle résolument

alternatif en accord avec ce qu’il voudrait : c’est plutôt la conviction intime que la révolution, au sens de changement total des paradigmes d’une société, serait une sorte de nostalgie du présent, dont les voies et moyens relèveraient de l’impossible, et les objectifs du joli rêve. PARFUM DE TRAHISON INTELLECTUELLE

Il est vrai que s’il avait conservé le flou sur son tropisme révolutionnaire, il aurait eu du mal à trouver matière à soutenir la politique menée par le gouvernement de la région Hesse, aux mains du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD) dans les années 1980. Car sa prise de distance idéologique avec la révolution s’est immédiatement accompagnée d’actes et de prises de position en bonne et due forme : Daniel Cohn-Bendit a en effet soutenu celui qui fut ministre de l’Environnement et de l’Énergie du Land entre 1985 et 1987, Joschka Fischer. Ce qu’il voit, audelà de l’acceptation de toute une série de mesures qui n’avaient rien de révolutionnaire, c’est la création, pour la première fois dans une région allemande, d’un ministère de l’Environnement – avec à sa tête, de surcroît, un membre du parti des Verts. Et ça, ça le botte. Même si c’est loin, très loin des impératifs de


PORTRAIT DE POUVOIR

changements immédiats et radicaux que le Cohn-Bendit de vingt-trois ans aurait pu porter. D’aucuns verront aussi un parallélisme saisissant entre les deux amis, Joschka Fischer et Daniel CohnBendit, quand on sait que le premier a dû se faire rappeler trois fois qu’il ne pouvait siéger en jeans et baskets au Bundestag et qu’il s’était adressé au président de la chambre en ces termes fleuris : « Sauf votre respect, Monsieur le président, vous n’êtes qu’un trou du cul ». Et puis, le même parfum de trahison intellectuelle flotte autour des deux compères… Trahison intellectuelle parce que, s’il a incarné Mai 68, il a en aussi porté immédiatement les contradictions. Comment le Daniel CohnBendit qui vieillit, celui qui, fort de ses expériences plurielles dans la contestation et dans l’écologie, celui qui avait dit « Merde ! » à Jean-Marie Le Pen en pleine session plénière au Parlement européen, celui qui se dit libre de penser ce qu’il veut quand il veut – et de le penser haut et fort –, celui qui se veut courroie de transmission pour la jeunesse – de ses cris de douleurs comme de ses cris de joie –, comment celui-ci a-t-il réussi à se concilier avec la socialdémocratie dans ce qu’elle a de plus apathique, voire avec le capitalisme néolibéral ?

DANY-L’ORANGE

Et force est de constater qu’il a fait des émules puisque lorsqu’on interroge par les actuels membres d’Europe-Ecologie-Les Verts, ce sont plutôt les panégyriques que les critiques qui se succèdent. Mais certains, s’ils acceptent l’idée qu’il fut l’une des égéries positives de Mai 68, lui reprochent d’avoir trahi lors des grèves de 1995, alors que cela faisait à peine un an qu’il était devenu député européen : « Le mouvement de 1995 a vu deux logiques s’affronter : une gauche traditionnelle, derrière le mouvement ; et l’autre réformiste, qui disait : on ne peut pas continuer comme ça. Est-ce qu’il est raisonnable pour une société d’accepter la retraite à cinquante-cinq ans pour les employés de la SNCF ? » D’autant que Daniel Cohn-Bendit récidive en 1999, en assumant, dans L’Humanité, de se définir comme « libéral-libertaire ». Emprunté à Michel Clouscard, ce concept forgé en 1972 est considéré comme une sorte de contre-révolution parfaite à l’émergence du socialisme, au plus grand bonheur du capitalisme, en cela que cette rébellion factice s’évertue à effacer la conscience de classes. Dès lors, Dany le rouge, qui était passé par la case Dany le vert, devient plutôt Dany l’orange : il accepte, en principe et en actes, la société capitaliste qui produit tous

les effets néfastes, notamment environnementaux, qu’il dénonce pourtant par ailleurs. Mais ça, c’est peut-être ce que DCB a le mieux compris : la société du spectacle qui prend de plus en plus de place au fur et à mesure du XXe siècle et surtout au début du XXIe siècle, permet toutes les contradictions, à la fois dans le temps, dans l’espace et dans les idées : c’est finalement le « en même temps » d’Emmanuel Macron que Cohn-Bendit avait intégré longtemps avant lui. C’est une des raisons pour lesquelles, au début des années 2000, Daniel Cohn-Bendit, alors député européen, reste et demeure membre d’un parti des Verts qui comporte des personnalités aussi diverses que Dominique Voynet, Eva Joly ou Jean-Vincent Placé. Mais son parcours politique, contradictions obligent, n’est pas un long fleuve tranquille : quand il fait campagne en 2005 pour le oui au traité établissant une constitution pour l’Europe et que, même si le parti vote à 53 % comme lui, le positionnement en faveur d’un texte aussi néolibéral interroge. Mais c’est là que réside la clef du personnage qu’est devenu Daniel Cohn-Bendit depuis son mandat de député européen en 1994 : un défenseur, à n’importe quel prix, de l’Europe – voire de l’Union européenne.

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L’EUROPE COÛTE QUE COÛTE

Partisan d’une Europe fédérale à tout prix, intégrée économiquement et socialement, il est capable d’avaler toutes les couleuvres bureaucratiques pour que grandisse l’idée de Jean Monnet et Robert Schuman.

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Partisan d’une Europe fédérale à tout prix, intégrée économiquement et socialement, il est donc capable d’avaler toutes les couleuvres bureaucratiques pour que grandisse l’idée de Jean Monnet et Robert Schuman qu’il aime à appeler « son bébé ». DCB s’est trouvé une colonne vertébrale qu’il arrive à faire passer pour idéologique : l’Europe. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il quitte Europe-Écologie-Les Verts en 2012, après que le parti s’est prononcé à nouveau contre le traité européen et au moment même où il fonde, avec Yannick Jadot et José Bové notamment, le groupe de réflexion Europe et Écologie pour promouvoir une « approche pragmatique mais ambitieuse » de l’Europe… Il faut faire avancer la construction européenne coûte que coûte : tel est le credo de Daniel Cohn-Bendit. Et pour cela, il est capable des grands écarts les plus improbables : ainsi de son appel à voter Emmanuel Macron dès le premier tour parce qu’il est « le premier depuis 2010 à définir une perspective pour l’Europe », tout en concédant qu’en matière écologique, il reste beaucoup de chemin à parcourir… Et il en va de même pour sa rela-

tion au libre-échangisme effréné que l’Union européenne prône au niveau mondial : dans la mesure où il peut induire une plus grande attractivité pour l’Europe en tant qu’entité particulière, et malgré les conséquences potentielles sur le droit du travail ou l’environnement, DCB est pour. Il ne faut donc pas voir de rupture idéologique brutale ou de trahison inopinée quand on apprend qu’il est courtisé par l’actuel président de la République pour figurer sur la liste En Marche aux prochaines élections européennes de 2019, comme l’a affirmé récemment Christophe Castaner, secrétaire d’État chargé des relations avec le Parlement et délégué général du parti. Ni dans sa réponse ambigüe à la question « Est-ce qu’il concourra pour ce nouveau mandat européen ? » Certes, il se trouve un peu vieux et à soixante-neuf ans, et préférerait laisser la place à la jeunesse mais, tout de même, il « ne faut jamais dire jamais ». Au moins, cela permettrait de mettre les choses vraiment au clair quant à son positionnement politique : il serait de droite et les sympathisants de gauche pourraient arrêter de l’ériger systématiquement en figure tutélaire. ■ pablo pillaud-vivien



AGRESSIONS SEXISTES ELLES NE VEULENT PLUS FAIRE L’AUTRUCHE

Encore méconnus, les stages d’autodéfense féministe se développent. Ils proposent des outils efficaces pour lutter contre les violences sexistes. Certaines formatrices appliquent des méthodes assermentées, d’autres bricolent. Mais pour toutes, la peur doit changer de camp. par marion rousset

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ENQUÊTE

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L

Limoges. Des maisons à colombages, des rues pavées, des cris d’enfants qui s’échappent d’un square, quelques passants qui ne semblent pas pressés. Pressé, il vaut mieux ne pas l’être non plus quand on habite ailleurs. Car Limoges est une cité qui se laisse désirer. On n’y arrive pas en TGV mais en Intercités. Récemment promue ville idéale pour finir ses vieux jours, elle rassure les anxieux de la sécurité, avec un faible taux de crimes et délits.

TECHNIQUES SIMPLES

C’est pourtant là, dans un café du centre historique, que l’on retrouve Angel, formatrice d’autodéfense féministe, un soir pluvieux de mars. Elle a passé l’aprèsmidi au Planning familial, dont elle était l’unique salariée – en contrat aidé – avant que son poste ne soit supprimé. Les bras recouverts de tatouages qui débordent aussi de son décolleté, la jeune femme souligne de son propre chef : « On en profite souvent pour me faire des réflexions sur mes seins ». Au rez-de-chaussée de l’Espace El Doggo, un bistrot à l’ancienne qui ne paye pas de mine, avec son flipper qui attend les habitués à l’entrée, Angel déambule en sirotant un coca-cola. Les participantes n’arriveront que dans trois quarts d’heure. Depuis trois ans, elle donne des cours au sous-sol, dans la salle de concerts. Je patiente aussi, titillée par une petite inquiétude. Avec une tendinite récalcitrante et les cervicales fracassées, je crains que mon corps ne réponde pas tout à fait aux critères pour apprendre à faire des clés de bras. Ceci dit, on se rassure comme on peut. Ni tonique ni athlétique, Angel n’a pas non plus le profil-type de la prof d’arts martiaux. Plutôt rassurant.

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Et son discours l’est tout autant : « Avec un travail sur ses émotions, on peut désamorcer 95 % des agressions sans avoir besoin de se servir de son physique », affirme-t-elle. C’est-à-dire ? « Le langage du corps nous trahit. Quand on a peur, on se recroqueville et on a le regard qui fuit. Il suffit parfois de travailler là-dessus pour que la situation ne bascule pas. » Comme ça ne marche pas à tous les coups, elle enseigne aussi des techniques corporelles très simples pour immobiliser son agresseur. Mais rien à voir avec un sport comme le Kravmaga, qui apprend à viser les points vitaux pour tuer quelqu’un.

APPRENDRE À RÉAGIR

La cinquantaine toute menue, le cheveu court et l’allure raide, une femme s’approche, attirée par l’annonce de ce cours lue dans le journal local, mais pas complètement sûre de vouloir rester. « Je suis juste venue voir comment ça se passe, mais j’ai trop mal au dos pour participer. » Angel a l’habitude : « J’ai trois disques vertébraux bousillés et ça ne m’empêche pas d’être formatrice », réplique-t-elle sans réfléchir. Vrai ou faux, peu importe, la phrase fait son petit effet. Une adhérente du Planning familial se présente, plus détendue. Ce jour-là, celles qui viennent régulièrement ont prévenu de leur absence. Pour les présentes, qui arrivent au compte-gouttes, c’est une première. La séance commence donc par un tour de présentation. Chacune vient chercher quelque chose, mais aucune ne sait vraiment à quoi s’attendre. « Je viens là pour apprendre à me défendre plutôt qu’à attaquer comme j’ai l’habitude de le faire quand un mec me prend la tête », souffle Marie, qui semble à peine sortie de l’adolescence, avec l’air sur le qui-vive des écorchés. Ça tombe


ENQUÊTE

VERBATIM

« Quand les femmes réagissent, on les traite de folles » bien, « on n’apprend absolument pas, ici, à attaquer les gens », rebondit Angel. Encore faut-il préciser que la rage n’est pas – et de loin – la réaction la plus fréquente. « Quand on se fait agresser, le cerveau lance l’alerte au corps, protège ce qui est vital et coupe tout ce qui ne l’est pas. Autrement dit, les bras et les jambes. Ce qui explique qu’on reste paralysé. Le rythme cardiaque s’accélère et la crise d’angoisse se déclenche. On pleure, on tremble, on saigne du nez… », explique la formatrice. Elle poursuit : « Pour surmonter la tétanie et réactiver la machine, il faut respirer par le ventre. On inspire par le nez, on expire par la bouche. C’est la base de l’autodéfense ».

BOÎTE À OUTILS

Les exercices s’enchaînent. On se redresse, on trouve son point d’équilibre, on adopte une démarche bizarre sans se soucier du regard des autres, on évite d’avoir le regard fuyant… Mais pour arrêter les importuns, il en faut parfois plus. « Comment on crie, techniquement ? », interroge Angel qui propose un jeu de rôle avec des agresseurs et des agressés. D’abord, on s’insulte : « Toutes les insultes sont autorisées, y compris sexistes, racistes et homophobes. On débriefe après ». Les « casse-toi », « connasse », « sac à merde », « fils de pute » sortent difficilement, entrecoupés de silences. Et pour cause : on réfléchit à ce qu’on crie. Et en plus, on a toutes les chances d’énerver l’autre. Donc on oublie, c’est contre-productif. « Par contre, crier est utile. Pour poser les choses, donner l’alerte et lâcher la tension. » Angel expose les outils : fuir, répéter « Je ne veux pas », surligner ce qui est en train de se passer (« Vous

Sarah, formée à la méthode Ripostes, anime des stages en Seine-Saint-Denis pour l’ARCA-F (Association d’autodéfense et de ressources pour le choix et l’autonomie des femmes et des lesbiennes). « J’ai suivi une formation pendant un an à la méthode Ripostes, qui s’inspire de la méthode Action enseignée depuis 1984 à Montréal. Cette méthode s’appuie sur une approche anti-oppression – intersectionnelle, pour utiliser un mot à la mode – qui consiste à outiller toutes les femmes contre les violences sexistes, mais aussi racistes, comme aux discriminations liées à l’orientation sexuelle, la religion, la situation sociale, l’âge, le handicap… Nous avons compilé des outils, mais une grande partie du travail consiste à rassurer les femmes sur ce qu’elles ont elles-mêmes mis en place pour se défendre. On est spécialistes de nos propres vies. On n’est pas obligées de casser le nez de son beaufrère s’il nous touche les fesses, pour mettre fin à de tels gestes. C’est à chacune de trouver la réponse adaptée à la situation. On peut nommer ce que la personne est en train de faire, manier l’humour, ou encore viser des “cibles incapacitantes”. Un coup de talon dans le pied, par exemple, c’est très efficace. Quoi qu’il en soit, il faut faire confiance à son intuition, s’autoriser à être en colère. Régulièrement, des participantes nous racontent qu’elles se sont sorties d’une agression, parfois de manière spectaculaire. Et qu’elles se sont fait traiter de folles pour avoir osé réagir, alors qu’elles se sont mises en sécurité et qu’elles ont parfois protégé d’autres femmes en intervenant. Pourquoi personne ne les félicite ? » ■ recueilli par mr

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me suivez, je vous demande d’arrêter »), rappeler la loi, prendre à partie des personnes de l’entourage, tourner en ridicule la situation, etc. Bien que faux, l’adage « Qui ne dit mot consent » est un poison qui se nourrit de l’absence de réaction face au danger. Contrairement à une idée reçue, faire l’autruche encourage l’agresseur à passer à l’acte. Pas à pas, la formatrice déconstruit les clichés qui alimentent la peur, à commencer par le fantasme de l’inconnu tapi dans l’ombre d’une ruelle glauque : « Dans

les chiffres, qui ne tiennent pas compte du harcèlement verbal, les agressions sexuelles et sexistes sont plus courantes la journée que la nuit. Et l’immense majorité des agresseurs sont des personnes que l’on connaît et que l’on croise sur des trajets habituels. » Il est 22 heures. Agnès, qui était arrivée sur la pointe des pieds, a l’enthousiasme de quelqu’un qui se sent déjà plus légitime à affirmer ses choix et ses désirs. Mais pour s’initier aux techniques d’immobilisation, elle devra revenir. ■ marion rousset @marion_rousset

« POUR SE DÉFENDRE, IL FAUT D’ABORD DÉTRUIRE LES MYTHES D’IMPUISSANCE ET DE FAIBLESSE » Irène Zeilinger a commencé à donner des cours d’autodéfense féministe à Bruxelles, avant de former des femmes dans toute l’Europe. Elle revient sur l’histoire d’une pratique méconnue, mais bien utile pour savoir comment réagir face à un agresseur. regards. Quelle est la différence entre l’autodéfense féministe et les cours de self-défense pour les femmes ?

nous soyons si peu confiantes dans nos propres ressources et que nous ne nous sentions pas légitimes à les utiliser pour nous défendre.

irène zeilinger. C’est une question de philosophie. L’autodéfense traditionnelle, mainstream, imagine que le problème vient des femmes, qui ne seraient pas assez fortes ou trop émotives… On leur enseigne les arts martiaux pour qu’elles deviennent moins vulnérables. L’autodéfense féministe n’essaie pas de changer les femmes, mais plutôt de travailler sur les rapports de domination entre les sexes, entre défaisant une partie de la socialisation féminine. Cette relation hiérarchisée constitue la source, la racine, d’une violence qui n’en est que le symptôme. C’est elle qui explique que

regards.

22 REGARDS PRINTEMPS 2018

Comment votre démarche s’y oppose-t-

elle ?

irène zeilinger.

Dans nos ateliers, on critique les messages de sécurité traditionnels qui insistent par exemple sur le fait de ne surtout pas sortir seule le soir sans la protection d’un mâle. Pour être en sécurité, il faudrait limiter notre mobilité, nos choix, suivre des règles très strictes sur la manière de se comporter. Pour surmonter cette socialisation qui conditionne les femmes, il ne s’agit pas seulement d’apprendre à utiliser notre corps,


Photo Célia Pernot, Fondation Louis Vuitton


comme dans les arts martiaux, mais aussi de mener un travail sur le plan psychologique et émotionnel. Pour le dire autrement, notre but est l’émancipation des femmes. Nous prônons le libre choix adapté à leurs conditions de vie, alors que l’autodéfense traditionnelle s’appuie souvent sur une image stéréotypée des femmes. regards.

Qui a inventé cette discipline ?

irène zeilinger.

L’autodéfense féministe est très ancienne. À en croire les dernières recherches, son acte de naissance remonte à 1909. Cette année-là, l’Anglaise Edith Garrud fonde le Suffragettes Self-Defense Club au sein duquel elle initie les femmes au Ju-jitsu et à l’autodéfense pour leur apprendre à se battre dans l’espace public comme privé, mais aussi contre la police. Avec son mari, elle a repris la toute jeune école d’autodéfense japonaise qui avait ouvert ses portes à Londres. Elle leur explique comment se défendre contre un mari violent. Mais assez rapidement, la Women’s social and political union (WSPU), frange la plus radicale du mouvement suffragiste, demande à Edith Garrud de former des activistes à l’autodéfense car ses militantes étaient la cible d’attaques politiques dans la rue, lors des manifestations et de différentes actions. Elle entraîne aussi un groupe chargé de protéger les porteparole du mouvement suffragiste visées par les arrestations, en les aidant à déployer des stratégies efficaces pour empêcher les arrestations.

regards.

L’époque se prête à de telles asirations ?

irène zeilinger. Le contexte est propice. La révolution industrielle qui s’accompagne d’une augmentation de la main-d’œuvre féminine voit émerger une préoccu-

24 REGARDS PRINTEMPS 2018

« Il ne s’agit pas seulement d’apprendre à utiliser notre corps, comme dans les arts martiaux, mais aussi de mener un travail sur le plan psychologique et émotionnel. »

pation nouvelle : l’idée que l’espace public serait dangereux pour celles qui sortent seules dans l’anonymat des grandes villes où les codes de bienséance ne fonctionnent plus. On assiste à une panique morale. Des livres expliquent aux femmes comment évoluer dans l’espace public entourées d’inconnus, en respectant les règles de la politesse tout en rembarrant les importuns. Au même moment, se développe un mouvement de « culture physique » qui ancre dans les esprits qu’une pratique sportive régulière peut avoir une influence sur le corps et s’inscrire dans un projet d’auto-amélioration. Par ailleurs, les arts martiaux sont arrivés en Angleterre en raison d’une fascination pour le Japon, alors colonisé par les Britanniques. C’était une pratique mixte qui s’adresse autant aux gentlemen victoriens, qui n’étaient pas censés se bagarrer, qu’aux femmes supposées vulnérables. Mais quand la première guerre mondiale arrive, les suffragistes anglaises les plus radicales décident de s’investir dans la cause patriotique pour prouver que les femmes méritent le droit de vote. Leur soutien à la mobilisation militaire signe la fin de l’autodéfense féministe.


ENQUÊTE

regards.

Dans Non c’est non, vous relatez un faitdivers très révélateur qui a eu lieu à Chicago en 1966…

irène zeilinger. C’est une histoire qui me hante. Un certain Richard Speck est entré par effraction dans une maison où habitaient des élèves infirmières. Neuf étaient présentes, huit d’entre elles sont mortes entre ses mains au cours de la soirée. Il était seul. Il n’avait pas d’arme. Il les a enfermées dans une pièce où il est venu chercher ses victimes l’une après l’autre, pour les emmener dans une autre pièce où chacune a été ligotée, puis étranglée. Elles savaient qu’il voulait toutes les tuer. Mais pas une seule fois, ces jeunes femmes n’ont pensé : « Nous sommes plus nombreuses que lui, on ne se laissera pas faire, nous ne voulons pas mourir ». Une seule a eu la présence d’esprit de se cacher sous un lit – ce fut le seul acte de résistance – et elle a survécu. C’est un horrible exemple de l’importance de l’autodéfense mentale : pour pouvoir se défendre, il faut d’abord détruire les mythes d’impuissance et de faiblesse, les déséquilibres de pouvoir réels et imaginaires qui nous rendent victimes sans même que l’agresseur ait besoin de lever le petit doigt. regards.

Mais est-on certain de l’efficacité de l’autodéfense féministe ?

irène zeilinger.

Il existe encore peu d’études permettant d’évaluer l’efficacité de cette pratique. J’en ai recensé une aux États-Unis, une autre au Canada et une dernière au Kenya. Dans les trois cas, le public cible était des étudiantes. Comparé à un groupe de contrôle n’ayant pas suivi de formation, celles qui s’étaient initiées à l’autodéfense rapportaient significativement moins d’agressions, et surtout moins de tentatives d’agressions. Les cours ont donc un effet préventif. ■ propos recueillis par mr

BIBLIO

Non c’est non. Petit manuel d’autodéfense à l’usage de toutes les femmes qui en ont marre de se faire emmerder sans rien dire (éd. La Découverte, 2018, rééd.)

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POURQUOI Y AURA-T-IL UN AVANT ET UN APRÈS

BLACK PANTHER ?

Illustration Alexandra Compain-Tissier

« C’est donc cela que vous ressentez vous les Blanc.he.s lorsque vous allez au cinéma ? » L’exclamation de cet homme afro-américain extatique face à l’affiche du film Black Panther avant même sa sortie a fait le tour du web. Pour la première fois, cet homme noir se trouvait face à la représentation d’une histoire de super héros dont la quasi intégralité des protagonistes sont noir.e.s. Et son propos résume parfaitement l’enjeu porté par l’existence d’une telle œuvre. Black Panther raconte l’histoire de T’Challa, le prince héritier du

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

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royaume fictionnel de Wakanda, situé quelque part en Afrique. Ce pays jouit d’un savoir-faire technologique exceptionnel dont T’Challa tire ses super pouvoirs. L’histoire se déroulant sur le continent africain, ses protagonistes sont dans leur quasi intégralité des personnes noires. L’AFRIQUE RÉIMAGINÉE Depuis l’annonce de la production de cet opus Marvel, je suis avec attention toutes les annonces relatives à ce film. Le choix du réalisateur Ryan Coogler m’a semblé tout à fait audacieux. Celui-ci s’est fait connaître grâce à son film Fruitvale Station, remarqué au Festival de Sundance, dont l’intrigue narrait la tragique dernière journée d’Oscar Grant, un Afro-Américain mort en 2009, abattu par un officier de police blanc. Qu’un réalisateur capable de s’emparer d’un thème aussi symptomatique de la place des minorités aux États-Unis prenne les rênes d’un tel blockbuster était prometteur. Mais je dois avouer que j’avais des craintes. Craintes que le film ne soit qu’une succession de prouesses esthétiques incapables de tenir leurs

promesses filmiques et narratives. Craintes qu’il ne se joue trop des codes des films de super héros dont je suis fan. Crainte qu’il ne soit boudé par le public. Et finalement, le film est un immense triomphe dont les recettes vont bien au-delà des prévisions du mastodonte Disney, propriétaire de la marque Marvel, pourtant habitué aux succès colossaux. Pourquoi ce film compte-t-il autant ? Black Panther déconstruit l’image habituelle de l’Afrique. Les Africain.e.s qui y figurent sont dignes et fièr.e.s et n’attendent aucun secours des pays dits occidentaux. Tête haute, ils.elles arborent fièrement des tenues et des coiffes traditionnelles dont le stylisme, conçu par la talentueuse Ruth E. Carter, est inspiré de créations qui existent sur tout le continent. Ces tenues, habituellement toisées d’un regard teinté de mépris lorsqu’elles sont arborées par des Africain.e.s immigré.e.s vers le Nord, sont l’essence même de la beauté que portent les peuples wakandais. Une beauté qui ne tire pas sa légitimité des canons européens imposés dans le monde, par suite des différentes vagues de colonisation,


loin de cette beauté formatée dont les conséquences sur l’estime de soi des peuples dominés sont toujours visibles. HUMAINS À PART ENTIÈRE Mais le tour de force de ce blockbuster, réside surtout dans le fait d’avoir placé les Africain.e.s noir.e.s au centre de l’histoire. Pour la première fois, nous, Noir.e.s citoyen.ne.s de pays occidentaux, biberonné.e.s par les productions d’Hollywood, pouvons voir une superproduction américaine dont les héros nous ressemblent. Pour la première fois, les personnages blancs ne sont pas au premier plan. Ils ne sont ni les plus intelligents, ni les plus beaux, ni les plus intéressants. Le Wakanda n’a pas besoin d’un white savior (sauveur blanc) pour subsister. Le seul personnage blanc qui en foule le sol est déstabilisé par la science qu’il

y découvre. Il doit apprendre des Wakandais.e.s pour leur être utile dans leurs luttes. Pour la première fois, les héros.héroïnes sont des noir.e.s dont la carnation est foncée, celles et ceux qui appartiennent à la catégorie la plus stigmatisée sur l’échelle esthétique. Dans Black Panther, les femmes noires sont puissantes. Ce ne sont pas des femmes dépendantes ou des victimes, ni des domestiques serviles ou des fantasmes exotiques dont les corps sont le support des projections les plus animalisantes. Elles n’ont pas la peau claire des rares femmes noires qui sont validées par l’espace mainstream, elles ne portent pas de cheveux raidis qui flottent au vent. Leurs cheveux crépus – tressés, coiffés en afro ou en splendides dreadlocks – ornent leurs têtes telles des couronnes. Pour une fois, les Noir.e.s sont des humains à part entière. Les person-

nages sont multiples, tant sur le plan de leurs phénotypes que de leurs personnalités. Au contraire des films qui se contentent de parsemer leurs intrigues d’un ou deux personnages noirs, Black Panther montre enfin la complexité de l’humanité noire. Il donne aussi à voir le caractère plastique et diasporique des identités noires en mettant en scène les tensions qui peuvent exister entre les différentes communautés africaines et afro-descendantes. Bien entendu, le film n’est pas parfait, il porte largement la matière susceptible de susciter des questions et des critiques quant aux options politiques qu’il propose. Je retiens toutefois une chose : il m’a fallu traverser quatre décennies pour enfin pouvoir me projeter pleinement dans un film de cinéma qui bouscule la société de manière globale. Et c’est Black Panther qui a accompli cette prouesse.  @RokhayaDiallo

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ART CONTEMPORAIN DES FONDATIONS MINÉES

Alors que s’ouvrent en France plusieurs nouvelles fondations dédiées à l’art contemporain, les interrogations se multiplient aussi sur la mainmise croissante des intérêts privés sur le champ des institutions muséales. par caroline châtelet

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ENQUÊTE

Photo Célia Pernot, La Maison rouge, exposition « Plus jamais seul, Hervé Di Rosa et les arts modestes », octobre 2016


L

Le 10 mars 2018, Lafayette Anticipations, la fondation d’entreprise du groupe Galeries Lafayette, a ouvert ses portes en plein quartier du Marais, à Paris. Sis rue du Plâtre, en secteur protégé, dans un ancien entrepôt du Bazar de l’Hôtel de ville (BHV) rénové par l’architecte néerlandais Rem Koolhas (prix Pritzker 2000), adjoint d’un café-restaurant et d’une boutique, le projet entend permettre à des artistes de produire des œuvres. Début 2019, François Pinault, fondateur du groupe de luxe Kering (anciennement Pinault-Printemps-La Redoute) et grand collectionneur d’art, ouvrira sa fondation dans les anciens locaux de la Bourse du commerce – propriété de la Ville de Paris. Le milliardaire, après son projet d’implantation inabouti sur l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt en 2005, est parti installer à Venise sa collection d’art contemporain. La Bourse du commerce, réhabilitée par l’architecte japonais Tadao Ando, accueillera des œuvres de la collection Pinault, des monographies, et proposera des cartes blanches à des artistes. Elle hébergera également un restaurant, ainsi qu’un auditorium. En 2019 toujours, la fondation d’art contemporain Luma Arles sera inaugurée. Porté par la mécène suisse Maja Hoffmann, le projet comprend la reconversion d’anciens ateliers SNCF en lieux de spectacles, d’expositions, de résidence, ou en restaurants, la construction d’une tour de cinquante-six mètres par l’architecte américain Frank Gehry, et six hectares de jardin ouverts au public, pour un budget total de plus de 150 millions d’euros.

ÉCONOMIE DE L’ENRICHISSEMENT

Voilà quelques-unes des nouvelles fondations privées dédiées à l’art contemporain, dont les instigateurs se positionnent majoritairement comme des philanthropes désintéressés. Cette liste de lieux pourrait être allongée à loisir. Avec les plus anciennes : la fondation Maeght à Saint-Paul-de-Vence (créée en 1964 par les marchands d’art Marguerite et Aimé Maeght) ; la fondation Vasarely à Aix-en-Provence (1976) ; la fondation Cartier (1984) ou la Maison rouge (2004), à Paris

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– Antoine de Galbert, fondateur de cette dernière, ayant décidé sa fermeture définitive fin 2018. Avec d’autres, plus récentes : le fonds Hélène et Édouard Leclerc pour la culture, dédié à l’art contemporain et implanté en Bretagne sur le site de leur premier hypermarché Leclerc (2010) ; la fondation LouisVuitton, créée en 2014 par Bernard Arnault, PDG du groupe Louis Vuitton-Moët-Hennessy, et située dans le Jardin d’acclimatation à Paris… Relevant de statuts différents (fondations d’entreprise, fondations reconnues d’utilité publique, fonds de dotations, etc.), ces structures répondent à des objectifs divers : certaines sont des fondations monographiques d’artistes (Vasarely), là où d’autres accueillent en premier lieu les œuvres collectionnées par leur instigateur (fondation François Pinault), tandis que l’une d’elles se présente comme un lieu de production (Lafayette Anticipations). Au-delà de leurs divergences, leur multiplication atteste de la montée en puissance du secteur privé dans le champ des institutions muséales. Un mouvement récent et d’autant plus surprenant que, jusqu’au début des années 1980, personne n’aurait prédit la bonne santé actuelle des musées. Ces institutions traînaient une image de lieux poussiéreux, bien peu se dédiaient à l’art contemporain. Comme le raconte le « directeur d’une école d’art municipale » dans l’ouvrage L’Art et l’argent : « Avant les années 80, il n’y avait à Paris en tout et pour tout que deux musées à programmer des expositions d’art contemporain : Beaubourg et le Musée d’art moderne de la Ville de Paris ; et en province, si l’on excepte Grenoble, SaintÉtienne et le musée des Sables d’Olonne, c’était tout bêtement le désert. Du côté du privé, les choses étaient encore plus catastrophiques ; pas de collectionneurs ou très peu. Les grands groupes industriels, singeant l’aristocratie, semblaient plus intéressés par le patrimoine et les chevaux de course que par l’art ». Comment ne pas s’interroger sur ce qui motive certains des plus grands patrons français (selon le magazine Forbes, François Pinault est troisième fortune de France pour l’année 2017 avec 21,9 milliards


ENQUÊTE

d’euros, et Bernard Arnault est la première de France et la quatrième mondiale avec 58,6 milliards d’euros) à s’intéresser à un secteur dont le marché est très fluctuant. Pour les sociologues Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, cet intérêt est l’une des caractéristiques de l’économie de l’enrichissement, nouveau stade du capitalisme. « Le capitalisme, ayant surtout dépendu, dans un premier temps, du développement de l’industrie, a dû se déplacer de façon à tirer le meilleur parti possible de la marchandisation d’autres objets, à mesure que les chances de profit tirées de l’exploitation du travail industriel tendaient à diminuer. »

« UN FORMIDABLE ASCENSEUR SYMBOLIQUE »

Amorcée pendant le dernier quart du XXe siècle dans les pays d’Europe de l’Ouest, cette mutation est destinée en premier lieu à satisfaire « les demandes des riches ou des très riches du monde entier » – dont le nombre a considérablement augmenté ces vingt dernières années, tandis que les inégalités ne cessaient de croître. Cette offre s’adresse, également, « aux autres comme s’ils étaient riches ou, à tout le moins, plus riches qu’ils ne sont ». Les objets et domaines concernés, « valorisés moins en fonction de leur utilité directe que pour leur charge expressive et pour les récits qui en accompagnent la circulation », sont, par exemple, les antiquités, les œuvres d’art, ou les produits de l’industrie du luxe. Ce faisant, l’économie de l’enrichissement opère un mouvement vers des « domaines qui sont généralement considérés séparément, soit, notamment, les arts, particulièrement les arts plastiques, la culture, le commerce d’objets anciens, la création de fondations et de musées, l’industrie du luxe, la patrimonialisation et le tourisme ». À ce titre, les parcours de François Pinault et Bernard Arnault sont révélateurs par leur similitude. La journaliste Laura Raim rappelle ainsi dans la revue Le Crieur que, « surnommé le “Tapie de l’aggloméré”, Pinault a débuté dans le bois, Arnault dans le BTP et la promotion immobilière. Et tous deux avaient des “problèmes d’image” liés aux origines de leur fortune, que leur passion ostentatoire pour l’art a considérablement

« Le capitalisme a dû se déplacer de façon à tirer le meilleur parti possible de la marchandisation d’autres objets, à mesure que les chances de profit tirées de l’exploitation du travail industriel tendaient à diminuer. » Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, sociologues

contribué à gommer ». Pour ces deux magnats ayant reconverti leurs activités vers le luxe, si l’art a été une passion tardive – c’est en 1982 que Bernard Arnault achète sa première œuvre (un Monet, lors d’enchères à New York), et dans les années 1990 que François Pinault débute la sienne (ce dernier est considéré aujourd’hui comme l’un des plus grands collectionneurs d’art moderne et contemporain) –, il a constitué « un formidable ascenseur symbolique ». S’y prolonge également leur rivalité, déjà à l’œuvre dans le secteur du luxe, comme dans les vignobles. Détaillant les processus de cette « économie de l’enrichissement » dans la continuité de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, l’auteur Olivier Quintyn évoque « la patrimonialisation, qui relie l’objet à un passé culturel en fonction de récits produits ad hoc, la collectionnabilité, qui valorise l’objet par proximité avec d’autres appartenant à une série déjà constituée et

PRINTEMPS 2018 REGARDS 31


Jean-Michel Tobelem, enseignant et chercheur articulée autour d’un principe directeur, dans laquelle il est susceptible de s’inscrire ; enfin, la capitalisation, où l’objet est destiné à stocker une certaine masse de capital monétaire susceptible de produire une plus-value à la revente et d’être ainsi porteur d’un rendement ». À observer les projets des fondations précitées, nombre d’usages renvoient à ces processus. Par les lieux et leur valorisation, d’abord : des anciens ateliers de réparation de train de Luma Arles, de l’ancienne Bourse du commerce, ou d’ex-entrepôts du BHV, il s’agit toujours de patrimonialisation. Peu importe, d’ailleurs, que le bâtiment soit ancien ou neuf. Ce qui compte, c’est le récit associé, « qui inscrit cet endroit dans une généalogie », et sa valorisation par une intervention contemporaine. Quitte à dénaturer l’histoire initiale, comme le promet la transformation de l’ancien Musée des arts et traditions populaires, proche du bois de Boulogne, par Bernard Arnault en un centre culturel autour des métiers d’artisanat d’art et baptisé « Maison LVMH-Arts-Talents Patrimoine ».

CHAÎNE DE LÉGITIMATION

Quant aux prouesses architecturales, telles celles de Frank Gehry (à Luma Arles ou à la fondation Louis Vuitton), ou de Rem Koolhas avec ses planchers

32 REGARDS PRINTEMPS 2018

Photo Célia Pernot, Fondation Louis Vuitton

« Le bâtiment compte parfois davantage que les œuvres qu’il contient et devient le symbole d’une interpénétration entre architecture et image de marque. »

modulables pour Lafayette Anticipations, elles sont largement mises en avant. Fait éloquent : tous ces architectes de grandes institutions culturelles – privées comme publiques – ont reçu le prix Pritzker, équivalent en architecture du prix Nobel. Comme l’explique l’enseignant et chercheur Jean-Michel Tobelem, « le rôle de ces vedettes de l’architecture est clair : faire parler des équipements, apporter leur notoriété et leur réputation de maîtres d’œuvre, favoriser leur médiatisation à l’échelle internationale ». À tel point que le bâtiment compte parfois « davantage que les œuvres qu’il contient et devient le symbole d’une interpénétration entre architecture et image de marque ». Ainsi, présentant le travail de l’artiste américaine Lutz Bacher pour l’inauguration de Lafayette Anticipations, son directeur évoqua « un geste plus qu’une exposition », laissant toute la place aux volumes du bâtiment. Autre exemple : les discours légitiment l’existence de chaque fondation en l’ancrant dans une histoire. Selon Lafayette Anticipations, le lien du groupe Galeries Lafayette à la création, entre « culture et shopping », existe de longue date. Autocélébrée lors d’une précédente exposition (1912-2012. Chroniques d’un parcours créatif), cette alliance fructueuse remonterait à l’achat en 1914 du porte-bouteilles, premier des ready-mades de l’histoire de l’art, par l’artiste Marcel Duchamp au BHV. À Arles, la présence de la mécène suisse héritière des laboratoires Hoffmann-La Roche s’ancre dans le double récit de l’enfant du pays – Maja Hoffmann a passé son enfance à Arles – et d’une tradition familiale de philanthropie. Ainsi que le détaillent Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, « Comme son père et sa grand-mère, [Maja Hoffmann] a de longue date une activité de collectionneuse et une activité philanthropique dans le domaine de l’art contemporain. Elle soutient activement le Palais de Tokyo à Paris, la Serpentine à Londres, la Biennale de Venise, est présidente du Kuntsthalle de Zurich et est vice-présidente de la fondation Emmanuel-Hoffmann de Bâle, fondée par ses grands-parents pour accueillir leur collection, donnée par la suite au musée d’art contemporain de Bâle. »



Tout comme le storytelling positionne ces fondations d’art dans une relation authentique à leur territoire d’implantation, les œuvres d’art exposées vont, à leur tour, souligne Olivier Quintyn, « valoriser, par une sorte d’effet “secondaire”, un nombre quantitativement plus élevé d’autres marchandises conçues pour être diffusées à plus large échelle » – parfois sur place, telle la boutique de Lafayette Anticipations qui prévoit de vendre des pièces en série d’artistes résidents de la fondation. Toute une chaîne de légitimation et de validation se met en place, « de l’œuvre d’art possédée à la personne du grand collectionneur, et du collectionneur aux différentes firmes qu’il possède ; de l’œuvre d’art unique exposée dans une institution aux objets collector, bien qu’industriels, sur lesquels un artiste contemporain à haut degré de visibilité a apposé sa signature ; de l’artiste aux produits de luxe vendus par les marques qui sponsorisent ce dernier et les institutions qui l’exposent ; de l’image de marque aux diverses stratégies de distinction sociale du consommateur, chez qui l’on cherche à solliciter aussi des tendances collectionnantes (...) alimentant en retour, à sa base, l’ensemble. »

MÉCÉNAT DÉFISCALISÉ

Et l’État, dans tout ça ? Loin d’être étranger à ce processus, il l’a accompagné par ses politiques successives. Selon Boltanski et Esquerre, « tout se passe comme si le tournant vers une économie de l’enrichissement avait été, au moins pour une part, pensé et anticipé, après l’arrivée au pouvoir des socialistes en 1981, comme un des moyens disponibles pour compenser un possible déclin industriel ». S’éloignant de la vision d’une culture soustraite à la sphère de l’économie, le ministre de la Culture Jack Lang a incarné cette transformation. « Il déplace la conception de la culture qui avait dominé la prise en charge des activités culturelles au cours de la période précédente et qui avait été thématisé par Malraux mais aussi bien par les communistes. » À partir des années 80, un arsenal législatif et fiscal favorable au mécénat se met en place. La loi du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat définit la spécificité des fondations – jusqu’alors le

« Les œuvres d’art vont valoriser, par une sorte d’effet “secondaire”, un nombre quantitativement plus élevé d’autres marchandises conçues pour être diffusées à plus large échelle. » Olivier Quintyn, auteur terme n’avait pas de contours juridiques précis. La loi relative au mécénat, aux associations et aux fondations de juillet 2003, dite « loi Aillagon », concède des dispositifs de défiscalisation avantageux (la réduction d’impôt pour les sociétés est égale à 60 % du montant du don, pris dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires hors taxes). Enfin, la loi du 4 août 2008 donne naissance aux fonds de dotation, le plus souple des différents statuts de fondations. Au final, l’État français va supporter le coût des avantages fiscaux considérables dont vont bénéficier les entreprises privées via le mécénat. En mai 2017, un article de Marianne épinglait la fondation Louis-Vuitton, dont 80 % des 800 millions d’euros de coût de la construction ont été assumés par l’État. Les Français se retrouvent, ainsi, à contribuer à un bâtiment privé qui, en étant directement connecté – parfois jusque dans son intitulé – à une marque, participe à la campagne de communication de cette dernière et à la vente de ses produits. Cela pour accueillir des œuvres dont la cote augmentera par la visibilité acquise. Admettons qu’elles appartiennent à l’initiateur de la fondation, ce dernier pourra valoriser, pour Olivier Quintyn, « la capitalisation de la totalité de la collection constituée ». Face à cette spéculation et à cette toute


ENQUÊTE

« Penser les institutions consacrées à l’art implique de les considérer comme des structures de pouvoir politique par leur capacité à décider ce qui va être montré et ce qui ne va pas l’être, ce qui nous renvoie à la question de la démocratie. » Jovan Mrvaljevic, enseignant

puissance, les structures et musées publics subissent certains effets collatéraux. C’est le cas à Arles, où les pouvoirs publics ont refusé la proposition des Rencontres de la photographie d’Arles d’acquérir une partie des ateliers SNCF – que la manifestation avait pour habitude d’investir –, privilégiant Maja Hoffmann qui souhaitait l’intégralité des espaces. De façon plus générale, la spéculation a des conséquences sur les politiques d’acquisition des œuvres, les institutions muséales publiques ne pouvant rivaliser.

DÉSENGAGEMENT DE L’ÉTAT

S’il est encore trop tôt pour connaître les effets à long terme de l’avènement d’un système de l’art dominé par les intérêts privés, l’enseignant Jovan Mrvaljevic rappelle que : « penser les institutions consacrées à l’art implique de les considérer comme des structures de pouvoir politique par leur capacité à décider ce qui va être montré et ce qui ne va pas l’être, ce qui nous renvoie à la question de la démocratie. »

Cette politique d’optimisation fiscale, ainsi que la complaisance à l’égard des opérateurs privés, sont deux expressions d’un même mouvement : celui du désengagement des pouvoirs publics des politiques culturelles, et leur encouragement des stratégies de privatisation. Cette logique touche tous les échelons des tutelles. Côté ministère, citons le document interne au ministère de la culture en vue du programme « Action publique 2022 » (publié par Le Monde le 14 novembre 2017). La synthèse propose des pistes de réformes, articulées autour d’une réduction drastique du soutien de l’État : transfert de certains établissements culturels aux collectivités territoriales, baisse des subventions, encouragement des structures à développer leurs ressources propres, adaptation de l’offre de spectacles aux attentes du public et des collectivités, etc. Côté villes, citons Réinventer Paris, appel à projets de réhabilitation de sites parisiens – pour certains avec des projets culturels –, permettant à la mairie de développer à tous crins les partenariats publics-privés (type de financement critiqué par la Cour des comptes pour sa vision budgétaire à court terme). Bien loin d’une politique culturelle exigeante, soustraite à la sphère de l’économie, le développement culturel donne aujourd’hui lieu à une vision étriquée, dominée par l’économie et la rentabilité. ■ caroline châtelet

BIBLIO

Jean-Pierre Cometti et Nathalie Quintane (dir.), L’art et l’argent, éd. Amsterdam, 2017. Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, Enrichissement. Une critique de la marchandise, éd. Gallimard, 2017. Jean-Michel Tobelem, Les Bulles de Bilbao. La mutation des musées depuis Frank Gehry, éd. B2, 2014. Laura Raim, « Ce que lisent, écoutent et collectionnent les grands patrons », Revue Le Crieur, juin 2016.

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LE MOT

CONSEN CONSENTEMENT. Et si le sexe était remplacé par une tasse de thé ? C’est l’idée derrière une vidéo visant à faire comprendre avec humour et pédagogie la notion de consentement aux relations sexuelles. Initialement diffusée en 2015, elle a connu un nouveau succès dans la foulée de l’affaire Weinstein et du mouvement #MeToo. « Si vous êtes capable de comprendre quand quelqu’un ne veut pas de thé, pourquoi ne le comprendriez-vous pas quand ça s’applique au sexe ? », conclut le film. Mais est-ce aussi simple ? Que la personne reste, ou même que la bouche dise oui, ne suffit pas toujours : le véritable consentement implique aussi un accord intime de soi à soi qu’un tribunal aura le plus grand mal à déterminer chez une plaignante. D’où les réticences des juges du Syndicat de la magistrature à placer l’indécidable consentement au centre de la définition du viol, comme le réclame certaines militantes. Quant au projet gouvernemental actuel d’instaurer une présomption de non-consentement des mineurs en dessous d’un certain âge, cette automaticité de la réponse pénale nie la possibilité pourtant réelle d’un consentement sincère. « Voulons-nous faire dire à notre loi qu’un mineur de quatorze ans ne saurait en aucun cas consentir à un acte sexuel avec un majeur de dix-huit ans ? », s’inquiète le SM. Pour la philosophe Geneviève Fraisse, le mot consentement est trop ambigu. Elle distingue le consentement libre et « éclairé » du consentement « vicié », obtenu par la contrainte ou par un

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TEMENT

rapport de forces, y compris implicite. Le consentement possible d’une femme au port du voile ou à la prostitution, souligne-t-elle, ne suffit pas à clore le débat sur ces sujets controversés, car ces décisions individuelles s’inscrivent plus largement dans des rapports de domination masculine. De même, pourrait-on ajouter, la valeur d’une relation sexuelle « consentie » avec un supérieur hiérarchique est également discutable… Certes, consentir n’est pas la même chose que céder, mais en un sens, c’est pire : parler de « consentement à la domination », c’est rejeter la responsabilité de la domination sur les dominées. Cela est indéniable, il est infiniment préférable de désirer une relation sexuelle que de seulement y consentir. Mais on peut en dire autant sur quantités d’autres actions humaines. Que vaut le consentement à accepter n’importe quel emploi pénible ou dégradant lorsqu’on n’a pas d’autre choix pour nourrir sa famille ? La liberté est une valeur politique éminemment défendable et mobilisatrice, mais, en pratique, elle est le plus souvent limitée par des contraintes, à commencer par celle, en régime capitaliste, de la nécessité de vendre sa force de travail pour subvenir à ses besoins. S’assurer du consentement à une relation sexuelle est une exigence finalement assez modeste, au regard de ce que pourrait être un programme d’émancipation anticapitaliste et féministe ambitieux. Il n’en demeure pas moins un socle incontournable à la liberté sexuelle. ■ laura raim @Laura_Raim

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L’IMAGE

Angélique Stehli Cellules roses Angélique Stehli considère ses photographies comme des « capsules temporelles » confisquées au monde matériel. Dans sa série Pink Cells, l’espace-temps qu’elle capture ne l’a pas attendue pour se figer de luimême. Les cellules carcérales américaines et suisses qu’elle parcourt ont pour point commun d’avoir été repeintes en rose, au motif que cette teinte permettrait de calmer les détenus les plus turbulents. Aux États-Unis, le processus est lancé en 1979 à la suite des travaux d’Alexander G. Schauss, expert en « biochimie nutritionnelle », qui prête au « Baker-Miller Pink », ou « Drunk Tank Pink », la faculté de diminuer la pression artérielle, le stress et l’appétit des personnes exposées. En Suisse, à partir de 2006, une trentaine de cellules sont repeintes sous l’impulsion de Daniela Späth, « psychologue des couleurs », qui élabore le concept du « Cool Down Pink », lui aussi soupçonné de propriétés apaisantes. En réalité, ces affirmations pourraient ressembler à des campagnes marketing. Daniela Späth est à la tête d’une entreprise qui

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conseille des constructeurs sur les « effets psychologiques » des couleurs de leurs futurs bâtiments. Elle donne des conférences sur le sujet en partenariat avec Dold, un groupe industriel spécialisé dans « la technologie de pointe dans le domaine des peintures ». En 2013, pendant que la mode de la psychologie des couleurs se répandait jusque dans les hôpitaux psychiatriques, crèches, hôtels et lotissements, des observateurs à la prison suisse de Pöschwies déclaraient n’avoir « constaté pratiquement aucun effet dû aux cellules roses ». Certaines ont depuis été recouvertes d’autres coloris. Dans ce contexte, Angélique Stehli ne se risque pas à un jugement, même si elle estime « original » cette « nouvelle méthodologie ». Son intérêt de photographe semble en partie se situer dans des sphères plus esthétiques, celles qui motivèrent le grand prix Images Vevey à lui décerner sa mention Lumière en 2017. Pink Cells est à découvrir jusqu’au 6 mai au Centquatre à Paris, dans le cadre du festival Circulation(s).  manuel borras @manu_borras


Pink Cells, copyright AngĂŠlique Stehli


L’OBJET

Le journal tv D’accord, ce n’est pas vraiment un objet – à peine un mot, ainsi abrégé par ses initiales qui montrent que le journal télévisé est une institution datant de la grande époque des sigles, à commencer par celui de l’ORTF. Mais c’est à la fois une image et une chose : un homme-tronc ou une femme-tronc dans un gros poste de télévision. Car le voilà, l’objet : la télévision. Le support du JT. Avec la disparition des tubes cathodiques, le poste s’est aplati jusqu’à n’être plus qu’un écran. La 3D ne s’étant pas développée, celui ou celle qui présente le JT reste en deux dimensions – malgré ses efforts pour donner du volume à sa coiffure. Ce journal luimême n’occupe plus la même place dans les foyers français. La grand-messe du 20 heures a cessé d’être le rendez-vous quotidien de tout le pays, qui faisait l’actualité presque à lui tout seul. Du temps où, quand Roger Gicquel disait : « La France a peur », alors la France n’en menait pas large. Aujourd’hui, la France a peur de tout, tout le temps. Elle attend surtout la météo. Après avoir sacré des présentateurs stars, dont les feuilles people ont fait leurs choux gras – de Léon Zitrone à Claire Chazal, en passant par Yves Mourousi et Patrick Poivre d’Arvor –, après avoir symbolisé la concurrence entre le Une et la Deux, le journal télévisé s’est ringardisé, désormais concurrencé par les chaînes d’info en continu et les nouveaux formats des réseaux sociaux. Celui qui résiste le mieux est d’ailleurs le 13 heures de Jean-Pierre Pernaut (trente ans de service), qui n’a jamais cherché à faire moderne. Mais l’image de l’info contemporaine, c’est désormais BFMTV en diffusion permanente dans les cafés. Institution en péril, le JT du soir ? Il pèse encore sa douzaine de millions de spectateurs cumulés pour TF1 et France 2, avec une surperformance sur les ménagères : il assure ainsi une part stratégique des revenus publicitaires de la chaîne privée. Surtout, il a conservé sa fonction idéologique. Le pouvoir ne parle certes plus en ventriloque par la bouche des présentateurs. En fait, il n’a plus besoin de leur dire ce qu’il faut dire : ils récitent spontanément la vulgate libérale. David Pujadas s’épargne même de parler, lorsque, d’un air entendu, il laisse lourdement tomber le code du travail devant lui. Le JT continue, mais on a bien fait d’arrêter de le regarder. ■ jérôme latta @JeromeLatta, illustration anaïs bergerat @AnaisBergerat

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Constance, 22 ans et Christ, 3 jours. Camerounais A la mort de sa mère, Constance décide de quitter le Cameroun pour pouvoir subvenir aux besoins de ses petits frères. Sur la route, elle rencontre Yannick qui devient son compagnon. Constance alors enceinte et Yannick poursuivent leur voyage vers la Libye. A peine arrivé, le couple est kidnappé puis séparé. Après trois mois de détention en Libye, Constance parviendra à s’échapper et à rejoindre les plages d’où partent les bateaux pour l’Europe. Le 11 juillet 2017, Constance a mis au monde son enfant sur une barque au large de la Libye. Elle avait embarqué la veille avec une centaine d’autres migrants espérant rejoindre l’Europe. Les contractions ont commencé en pleine nuit. « Personne ne m’a aidée à accoucher dans le bateau. Il y avait deux femmes syriennes mais elles ne pouvaient pas se déplacer pour venir. Quand c’est arrivé, c’est moi seule qui poussais. Quand la tête est sortie, j’ai moi même arrêté de pousser sur le ventre et j’ai tiré la tête. Les hommes autour regardaient, ils ne causaient pas français. Christ est sorti et il a pleuré. Ça a duré 45 minutes. Il faisait jour ». Aquarius, mer Méditerranée. Juillet 2017

RÉFUGIÉS OÙ EST LA GAUCHE ?

La gauche a-t-elle abandonné les migrants à leur sort ? Comme si le sujet était devenu trop risqué politiquement, un certain embarras l'emporte, quand ce n'est pas un abandon des valeurs. La question devrait pourtant être, plus que jamais, au cœur des luttes. photos bruno fert

Le projet refuge a été réalisé avec l’aide précieuse de Médecins Sans Frontières Je remercie tout particulièrement Aurelie Baumel et Mélanie Kerloc’h ainsi que les équipes qui travaillent auprès de réfugiés, ceux et celles ont accepté de poser pour ce projet. Pour soutenir la publication du livre REFUGE avec Médecins Sans Frontières contactez : aurelie.baumel@paris.msf.org (Bruno Fert)

/msf france


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À

À quelques exceptions près, les formations de gauche ne se font plus entendre sur l'immigration, qu'elles finissent par considérer comme un « problème » contre les causes duquel il faut lutter, laissant les gouvernements successifs mettre en œuvre des mesures restrictives et répressives (p. 45). Une vision obsessionnelle et faussée de la « crise migratoire » s'est imposée, dont la gestion aggrave les déséquilibres et les inégalités (p. 50). La controverse sur les termes « migrants » ou « réfugiés » masque elle-même les fondements de politiques qui substituent à l'asile le tri des personnes (p. 62). Dans ce débat, on oublie justement les êtres humains : le témoignage de Yara Al Hasbani, jeune réfugiée syrienne, redonne chair à cette expérience de l'exil (p. 66). Pour autant, faut-il entretenir l'utopie d'un monde sans frontières, ou bien interroger les fonctions qu'on leur attribue ? (p. 70). L'anthropologue Didier Fassin désigne pour sa part nos manières de réserver aux étrangers du Sud les traitements les plus indignes (p. 75). Un pas de côté, pour clore – provisoirement – ce dossier : parmi les exilés, des artistes dont l'accueil fait l'objet d'expériences enrichissantes dans le monde culturel (p. 81). 44 REGARDS PRINTEMPS 2018


SUR L'IMMIGRATION, LA GAUCHE N'A PLUS LES MOTS Luttant mollement contre la désignation des migrants comme boucs émissaires et la définition de l'immigration comme « problème », les partis de gauche semblent avoir renoncé à imposer un autre discours sur la question. Lors de la manifestation du 21 février 2018 – la première unitaire depuis 2015 sur le sujet – seuls les associations et collectifs appelaient à se rassembler pour dénoncer le projet de loi « asile et immigration ». Parmi les participants, plusieurs centaines de personnes, avocats, agents de l'État du secteur de l'asile et associations d'aide aux migrants. Quelques élus, élus locaux ou députés communistes et insoumis, y ont participé mais leur présence est restée marginale. Parce que dans les faits, à part sur quelques plateaux de télés et de radios pour dénoncer mécaniquement « la politique du ministre de l’Intérieur Gérard Collomb », il n’y a pas grand monde pour promouvoir une politique d’accueil ambitieuse et volontariste. LA BATAILLE CULTURELLE ABANDONNÉE

Aujourd’hui, c’est la France insoumise qui donne le la, à gauche. Et lorsqu’on observe les grandes campagnes nationales retenues par ses militants pour l’année 2018, aucune parmi les trois choisies ne concerne les droits des étrangers. Et pourtant, alors que la « crise migratoire » s’intensifie en Europe et que l’année 2018 – notamment par l’agenda politique engagé par Emmanuel Macron et cette loi « asile et immigration » – va sans doute marquer un tournant sans précédent de la politique d’accueil en France, une mobilisation politique, intellectuelle, syndicale, de l’ensemble de la gauche aurait été nécessaire. Comme si la gauche avait abandonné la bataille culturelle. La bataille des idées. Celle des convictions. De la pédagogie, à travers de larges campagnes. Ne seraitce que pour contrer à l’échelle nationale le discours

ambiant qui, de l’actuelle majorité en passant par la droite de Laurent Wauquiez et l’extrême droite de Marine Le Pen, ne cesse de répandre des préjugés les plus nauséabonds. Ainsi, comme le relevait Héloïse Mary, présidente du BAAM (Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants) dans La Midinale du 21 février dernier : « La gauche a perdu une grande partie de son influence sur les questions migratoires par peur du Front national et de sa faiblesse idéologique (…). Elle est prise au piège de l’opinion publique ». L’opinion publique. Sans doute a-t-elle été un élément déterminant dans l’évolution de la réflexion, à gauche. À commencer par celle de Jean-Luc Mélenchon, dont le discours a évolué au cours de ces quelques dernières années. Ou plutôt depuis la campagne électorale de 2012. Lors de son discours très remarqué à Marseille, devant près de 100 000 personnes sur la plage du Prado, le héros de la gauche avait alors tenu un discours qui faisait honneur à la tradition humaniste, celles des droits et de l’accueil, en France. Ainsi avait-on vanté son « ode à la Méditerranée et au métissage » : « Marseille est la plus française des villes de notre République. Ici, il y a 2 600 ans, une femme a fait le choix de prendre pour époux l’immigré qui descendait d’un bateau, c’était un Grec et de ce couple est née Marseille (…). Les peuples du Maghreb sont nos frères et nos sœurs. Il n’y a pas d’avenir pour la France sans les Arabes et les Berbères du Maghreb ». Or, quelques jours après avoir tenu ce discours, les sondages pointaient un recul net de deux à trois points du candidat de feu le Front de gauche. Rien ne dit que la coïncidence du discours et de l’évolution sondagière recelait un lien de cause à effet. Mais

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LE DOSSIER

En 2012, alors que dans le programme du Front de gauche « l’immigration n’est pas un problème », il convient aujourd’hui, selon celui de L’Avenir en commun, de « lutter contre les causes des migrations. » c’est ainsi qu’elle a été – bien imprudemment – interprétée. Et si, depuis, le quatrième homme de la présidentielle de 2018 n’a pas véritablement changé de discours sur le fond – les propositions politiques sont sensiblement les mêmes entre la présidentielle de 2012 et celle de 2018 –, sur la forme, la démonstration qu’en fait désormais Jean-Luc Mélenchon, a largement évolué. En 2012, alors que dans le programme du Front de gauche « l’immigration n’est pas un problème », il convient aujourd’hui, selon celui de L’Avenir en commun, de « lutter contre les causes des migrations. » CHANGEMENT DE DISCOURS

Une évolution sémantique qui n’est pas insignifiante, si l’on en croit l’historien Benoît Bréville qui, dans un article de 2017 paru dans Le Monde diplomatique, relevait cet embarras de la gauche sur l’immigration1. « Lors de la précédente élection présidentielle, sans aller jusqu’à défendre explicitement la liberté d’installation, Mélenchon s’était présenté avec une liste de mesures d’ouverture : rétablissement de la carte unique de dix ans, abrogation 1. Le Monde diplomatique, « Embarras de la gauche sur l’immigration », par Benoît Bréville, avril 2017.

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de toutes les lois votées par la droite depuis 2002, régularisation des sans-papiers, fermeture des centres de rétention, décriminalisation du séjour irrégulier (…). En 2017, la ligne a changé. Il ne prône plus l’accueil des étrangers. » Benoît Bréville relève alors plusieurs des propos tenus par le candidat de la France insoumise au cours de la dernière campagne. « Émigrer est toujours une souffrance pour celui qui part, explique le 59e point de sa nouvelle plate-forme. (…) La première tâche est de permettre à chacun de vivre chez soi. » Et l’historien de conclure : « Ce changement de pied a divisé le camp progressiste, dont une frange défend l’ouverture des frontières, à laquelle M. Mélenchon s’oppose désormais. Figure du Nouveau parti anticapitaliste (NPA), M. Olivier Besancenot dénonce cette “partie de la gauche radicale [qui] aime se conforter dans les idées du souverainisme, de la frontière, de la nation”, tandis que M. Julien Bayou, porte-parole d’Europe Écologie-Les Verts, qui [a soutenu] le candidat socialiste Benoît Hamon, accuse le candidat de La France insoumise de “faire la course à l’échalote avec le Front national” ». Le discours du parti communiste français a lui aussi connu bien des évolutions par le passé. Il s’était déjà montré fort peu enthousiaste sur l’accueil des étrangers. Et c’est peu dire. En 1981, Georges Marchais, secrétaire général du PCF, lançait : « Il faut stopper l’immigration officielle et clandestine. Il est inadmissible de laisser entrer de nouveaux travailleurs immigrés en France alors que notre pays compte près de deux millions de chômeurs, français et immigrés ». L’extrême droite de l’époque n’avait pas fait la percée qu’elle connaît dans les années 1980, mais la tonalité générale du propos était dès lors si dangereuse qu’elle fut fort heureusement abandonnée par la suite. Près de trente ans plus tard, le discours du PCF a retrouvé des airs plus solidaires, assez proches de la position du NPA. Pierre Laurent, à la suite de sa visite du centre d'accueil d'urgence de La Chapelle à Paris, déclarait ainsi dans L'Humanité du 23 janvier : « Quand les migrants s'installent, ils deviennent des travailleurs et producteurs de richesses. Ce ne sont pas les migrants qui s'accaparent les richesses, mais les prédateurs de la finance,


LE DOSSIER

ceux des paradis fiscaux ou des multinationales, dont les profits explosent. Les mêmes profiteurs du système organisent le dumping social. C'est à cela qu'il faut mettre un terme pour permettre à tous, Français et migrants, un accès aux droits sociaux et à une vie digne ». Mais si le propos apparaît généreux, il n’en reste pas moins consensuel à gauche et peu contraignant. Loin par exemple des revendications d’un NPA qui propose à la fois de régulariser tous les sans-papiers, le droit de vote des immigrés à toutes les élections et l’application du droit du sol intégral pour la citoyenneté. REPENSER LA POLITIQUE MIGRATOIRE

Ainsi, du PCF à la France insoumise, en passant par les écologistes et même le dernier né Génération.S de Benoît Hamon, il est difficile d’y voir clair. Les bons sentiments empreints d’empathie sont, individuellement, souvent de sortie, mais l’on peine à trouver dans les discours et programmes de gauche ceux qui s’engagent – sans détour par la situation des pays de ceux qui les fuient –, à tout mettre en œuvre, en urgence, pour accueillir les réfugiés et migrants qui se retrouvent sur notre territoire aujourd’hui, tout en anticipant les besoins de demain en matière d’accueil et d’intégration. Par son absence de clarté – et de projet alternatif sans doute –, un véritable discours de gauche peine donc à s’imposer dans l’espace public. Parce que la gauche a cessé de mener campagne sur le terrain des idées. Pourquoi le Parti socialiste, alors qu’il s’y était engagé dans la campagne de François Hollande en 2012, n’at-il pas mené une grande campagne de fond, partout en France, pour (r)éveiller les consciences sur le droit de vote des étrangers ? Pourquoi aujourd’hui, personne à gauche ne prend-il à bras-le-corps ce qui ressemble fort à un impératif moral, dans le débat public, sur l’accueil des personnes étrangères – qu’elle soit ou non en situation régulière sur notre territoire ? Comment pourrait-on honnêtement justifier que la France et l’Europe n’en ont pas les moyens ? Enfin, pourquoi le discours d’une grande partie de la gauche a-t-il glissé au point de reprendre, parfois, les termes de la droite et de l’extrême droite : l’immi-

Par son absence de clarté – et de projet alternatif sans doute –, un véritable discours de gauche sur l'immigration peine donc à s’imposer dans l’espace public. gration comme problème ? Procéder ainsi revient à démobiliser la gauche, à l’engluer dans le piège de la droitisation, voire de l’extrême droitisation du débat public. Sans doute n’a-t-on pas toujours pris la mesure, à gauche, que c’est par la défense d’un accueil digne des réfugiés – qu’ils soient climatiques, économiques ou fuyant les conflits – que le combat contre l’extrême droite sera le plus efficace. Pas en flirtant avec ses solutions. Expériences à l’appui dans plusieurs centaines de territoires en France, toute la gauche pourrait trouver les mots pour le dire. Dire que l’immigration est une chance. Dans bien des domaines. Y compris – osonsle – économique. À hésiter sur le sens de ce combat, la gauche se perd, court à la faillite et peut aller jusqu’au déshonneur. Mais il n’est jamais trop tard. Le dossier de ce numéro de Regards se veut une pierre à l’édifice de reconstruction d’une pensée de la politique migratoire et du sort fait à ces quelques milliers de réfugiés qui meurent de faim et de froid dans nos villes. D’abord en rétablissant quelques vérités, sur cette « crise » qui n’en est pas une, mais aussi sur la base d’un parti pris : l’immigration comme une chance. Parce qu’en matière d’accueil des réfugiés, assumons-le : nous le pouvons, nous le devons, nous le ferons, parce que c’est inéluctable et que c’est une chance, oui. ■ pierre jacquemain

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Awesome, 43 ans, originaire du Pakistan Il est le patron du plus beau restaurant de la Jungle, « Les Trois Idiots », où se retrouvent aux côtés des habitants du camp, de nombreux volontaires étrangers. Awesome aime accueillir les Européens dans son établissement : un petit mot pour chacun puis un selfie souvenir qu’il punaisera sur le mur. Son anglais est impeccable. Il était guide touristique à Peshawar jusqu’à ce que les touristes commencent à se faire rare, et que les menaces à l’encontre de ceux qui les fréquentent deviennent plus sérieuses. Awesome a préféré partir. Après un an et demi de voyage, il ne souhaite désormais plus rejoindre la GrandeBretagne, et rêve plutôt d’ouvrir un nouvel établissement à Paris ! Pourquoi «Les Trois Idiots» ? Parce qu’Awesome a monté cette affaire avec deux amis, fans, comme lui, du classique bollywoodien «The Three Idiots». « Jungle » de Calais, France. Mai 2016

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LE DOSSIER

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LES USAGES DOUTEUX DE LA « CRISE MIGRATOIRE »

Avant de se prononcer sur le dossier des migrations, la gauche devrait regarder de façon plus attentive leurs réalités, hors des fantasmes et des idées reçues. Tour d’horizon sur une « crise » bruyamment proclamée… et difficile à trouver.

LES MIGRATIONS ONT BON DOS

« Brexit », montée des extrêmes droites nationalistes, discrédit des institutions continentales… Constater que l’Union européenne ne va pas bien est désormais une banalité. On pourrait penser que les ressorts du malaise doivent se chercher au plus profond des mécanismes communautaires, dans son socle néolibéral ou dans les pratiques opaques de sa « gouvernance ». À lire bien des écrits et à écouter bien des discours, la morosité viendrait d’ailleurs. Dans un essai brillant paru en 2017, Le Destin de l’Europe, le politologue bulgare Ivan Krastev énonce ce qu’il estime être la clé du problème : « Plutôt que la crise économique ou l’aggravation des inégalités sociales, c’est l’échec du libéralisme à traiter le problème migratoire qui explique que l’opinion publique se soit retournée contre lui ». L’auteur est bien trop subtil pour se risquer à affirmer qu’une bonne politique migratoire rétablirait le cours vertueux de la construction européenne dont il rêvait. Mais si l’on suit sa pente d’analyse, les politiques migratoires publiques devraient à tout le moins

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atténuer les peurs et les colères de l’opinion. S’il y a « trop » d’immigrés perçus, le « moins » d’immigration constaté ne serait-il pas la condition d’un apaisement des esprits ? C’est en grande partie la conclusion pratique qu’ont tirée les responsables de l’Union européenne, Commission, conseils et États. À l’Ouest comme à l’Est du continent, à droite comme à gauche, que l’on soit ouvertement xénophobe ou que l’on vitupère le « populisme », la propension quasi générale des gouvernants est à la limitation maximale des flux entrants. Au plus fort de l’afflux des réfugiés syriens et afghans, en 2015, tous les pays européens n’ont certes pas refusé le principe des quotas d’accueil, comme l’ont fait la République tchèque, le Slovaquie, la Hongrie et la Roumanie. A fortiori, très peu ont repris les propos du Hongrois Viktor Orban récusant violemment l’immigration en général, qu’il considère comme une menace pour l’identité chrétienne de l’Europe. Mais bien peu ont mis sérieusement en pratique la solidarité de répartition qu’impliquait la règle des quotas, au demeurant de façon bien rabougrie.

Alors que le terme de « migrants » regroupe une variété extrême de statuts, volontaires ou forcés, migrants économiques, regroupements familiaux, migrants humanitaires, réfugiés ou demandeurs d’asile, c’est le réfugié, a priori suspect d’être un « faux réfugié », qui devient le prototype même du migrant international et la source de toutes les phobies. De ce fait, le renforcement des contrôles aux frontières et l’extension des procédures de limitation de l’accueil sont devenus des normes de fait avec le siècle en cours. Au fil des années, de nombreux pays européens ont ainsi durci les conditions d’octroi de la protection internationale pour les réfugiés et demandeurs d’asile. C’est le cas somme toute peu surprenant de l’Autriche, mais c’est aussi celui de la Suisse ou de pays scandinaves réputés plus accueillants, Suède, Danemark, Norvège et Finlande. L’afflux massif de réfugiés venus de Syrie et d’Afghanistan n’a fait qu’élargir une logique de contrôle accru mise en place dès 2004, sous l’égide de l’agence européenne Frontex, qui joue à la fois le rôle de fournisseur – douteux – de statistiques, d’expert


LE DOSSIER

en politique migratoire et de gendarme omniprésent des frontières de l’espace Schengen. Que l’on s’en réclame ou non, le modèle de gestion des confins des États-Unis et du Mexique fonctionne désormais comme un paradigme universel. La gestion de l’immigration s’est transformée, sur toute la planète, en obsession de la lutte contre l’immigration clandestine. Or il en est de la proscription du clandestin comme de toute prohibition : elle avive la propension à la transgression, davantage qu’elle ne la décourage. De ce fait, la transformation des frontières politiques en une barrière infranchissable s’avère un processus tout aussi aléatoire que coûteux. Sur les quinze premières années du siècle, des estimations placent les dépenses liées à la lutte contre l’immigration clandestine à un niveau proche des 13 milliards d’euros. Entre 2006 et 2017, le budget de Frontex a été à lui seul multiplié par 17 et le Royaume-Uni a dégagé plus de 50 millions d’euros pour « sécuriser » la frontière franco-britannique. L’UE s’est donc attachée à compléter la surveillance de l’espace Schengen par des négociations visant à sous-traiter la gestion des flux à la Turquie, à l’Afrique du Nord et, plus généralement, au continent africain dans son ensemble. S’est ainsi mise en place, d’abord en Grèce et en Italie, une logique désignée aujourd’hui comme celle des « hotspots », qui n’est pas sans évoquer, dans un autre domaine, celle des « maquiladoras », ces entreprises américaines installées

de l’autre côté de la frontière avec le Mexique et destinées à fixer sur place une main-d’œuvre bon marché attirée par le grand rêve américain. La solution très tôt adoptée est toute simple : le « hotspot » est un point de concentration de réfugiés, situé dans les zones de transit les plus recherchées et où va s’opérer préventivement le tri entre les cas acceptables et ceux que l’on refuse d’accueillir. Le but est de faciliter sur place l’identification des demandeurs d’asile, d’éviter les procédures de relocalisation entre les pays de l’Union et d’organiser au plus vite et à moindre coût le retour des indésirables. Pour soutenir la mise en place de ces véritables centres de triage, l’Europe propose une aide économique aux pays nordafricains et sahéliens qui s’engagent à endiguer le flux des migrants vers l’Europe. En novembre 2015, a été créé un Fonds fiduciaire associant l’Union européenne et l’Afrique. Théoriquement, il s’agit d’une enveloppe financière destinée au développement, mais qui inclut dans ses attributions l’aide au retour volontaire de migrants bloqués en Afrique du Nord. Un lien direct est ainsi établi entre l’aide au développement et l’allègement des flux migratoires en direction de l’Europe. Des accords complémentaires signés avec le Niger, le Mali, le Sénégal et l’Éthiopie renforcent depuis l’intrication des « pactes migratoires », des relations commerciales et du soutien au développement. Autant dire franchement que l’on confie la gestion de flux

Le modèle de gestion des confins des ÉtatsUnis et du Mexique fonctionne désormais comme un paradigme universel. La gestion de l’immigration s’est transformée en obsession de la lutte contre l’immigration clandestine. migratoires à des régions du monde qui sont le moins à même de l’assumer, en tout cas dans des conditions tolérables pour des populations déjà plus que fragilisées. À la fin de 2017, l’UE a cherché à compléter son dispositif en prévoyant le renvoi automatique, vers un « pays tiers sûr »1, des demandeurs d’asile dont on peut prouver qu’ils ont transité dans un de ces pays avant d’accéder au territoire de l’Union. Au départ, il ne s’agit de rien d’autre que de codifier la mé1. Un « pays sûr » est théoriquement un pays présentant des garanties démocratiques de protection pour les réfugiés prévues dans la Convention de Genève sur les réfugiés (1951). L’UE a ainsi établi d’ores et déjà une liste de sept pays européens sûrs (Albanie, BosnieHerzégovine, Macédoine, Kosovo, Monténégro, Serbie, Turquie).

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Naef, 28 ans, Katrin 1 an et demi, Maran, 9 ans, Zina, 26 ans et Manal, 7 ans, Yézidis du nord de l’Irak Naef et sa famille sont Yézidis. Ils vivaient dans le Sinjar, une province du nord de l’Irak, lorsque le groupe Etat Islamique a pris le contrôle de la région en août 2014 et massacré une partie de la population. La famille a d’abord trouvé refuge dans le camp de Dohuk, au nord de Mossoul, avant de prendre le chemin de l’Europe. Karam, leur fils âgé de 5 ans, a pu rejoindre l’Allemagne avec sa grand-mère. Mais avec la fermeture des frontières intérieures de l’Europe, Naef, Zina et leurs trois filles sont désormais coincés en Grèce dans le camp de Katsikas. Maran réclame son petit frère et sa grand-mère qu’elle n’a pas vus depuis plus d’an an. Tout lui manque : ses amies, l’école «et en plus la nourriture est mauvaise dans le camp». Camp de Katsikas. Ioannina, Grèce. Juin 2016.

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Au mépris de ses valeurs fondamentales, l’Europe accumule elle-même, à proximité de ses frontières, la poudre qui peut exploser d’un moment à l’autre et menacer son environnement le plus proche. thode retenue en 2015 par la Grèce, qui a refoulé vers la Turquie les réfugiés syriens et afghans qui avaient franchi massivement la frontière gréco-turque. Or cette option d’un cynisme absolu – la Turquie fait ainsi partie des pays retenus pour leur respect des droits de l’homme… – rompt purement et simplement avec la Convention de Genève sur les réfugiés, en légitimant l’examen accéléré des demandes, les appels non suspensifs, les rejets probables et le renvoi massif des expatriés vers les pays de provenance2. Le continent des droits de l’Homme peut 2. Le 19 décembre dernier, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) a émis un avis défavorable sur l’introduction de la notion de « pays tiers sûr » dans le droit français.

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ainsi, sans autre forme de procès, revenir en deçà des avancées humanitaires formulées au lendemain de la victoire sur les fascismes. En son temps, François Hollande n’avait pas osé aller jusque-là. Gérard Collomb, lui, ne manifeste aucune hésitation à s’y engager, même s’il a dû, le 20 décembre dernier, retirer l’inscription de la notion de « pays sûr » dans son projet de loi sur l’immigration… en attendant l’adoption annoncée d’une directive européenne. Disons-le autrement : au mépris de ses valeurs fondamentales, l’Europe accumule elle-même, à proximité de ses frontières, la poudre qui peut exploser d’un moment à l’autre et menacer son environnement le plus proche. « Nous ne pouvons accueillir tout le monde », a déclaré Emmanuel Macron dans ses vœux du 31 décembre 2017. La formule, déjà employée avant lui, a l’apparence de l’évidence. Mais si les pays les mieux nantis ne peuvent accueillir les populations chassées par la guerre, la famine ou les dérèglements climatiques, comment les plus fragiles peuvent-ils y parvenir, sans que se créent de nouveaux désordres, de nouveaux déséquilibres et de nouvelles situations d’urgence ? Jusqu’où ira-t-on dans la recherche d’illusoires solutions ? Qu’importe que l’on recense 4 000 cas de malnutrition dans les camps de rétention libyens, que la maltraitance et le travail forcé y prospèrent impunément et qu’une partie de l’appareil d’État libyen traite discrètement avec des réseaux de passeurs : l’essentiel est

que l’Europe se décharge de ses responsabilités, quitte à considérer sans doute que la Libye est un « pays sûr ». Contrôle accru des frontières externes de l’Europe, état d’urgence en Hongrie, détentions illégales en Italie, maltraitance en Grèce, déplacements autoritaires dans des centres de rétention en France : tristes vertus de la realpolitik… La « crise migratoire » annoncée en 2015 a été effectivement contenue. Le nombre de migrants venus de Méditerranée est passé d’un million en 2015 à 360 000 en 2016 et 250 000 en 2017. Mais à quel prix réel ? LES POLITIQUES DE L’AUTRUCHE

Les migrations sont le terrain par excellence de tous les fantasmes. Leur réalité se charge pourtant de les démentir régulièrement. Mais encore faut-il que l’on ne passe pas, en permanence, de l’aveuglement à l’affolement. Les êtres humains se déplacent, depuis la nuit des temps, et leur mobilité a été dès le départ un facteur structurant de notre commune humanité. Avec le temps, il est vrai, le déplacement s’est fait plus marginal et ses rythmes plus aléatoires. Aujourd’hui, les migrants internationaux sont évalués par l’ONU à 258 millions, ce qui ne représente que 3,4 % de la population mondiale. Ce chiffre est, il est vrai, en augmentation depuis une trentaine d’années : les migrations se situaient à 77 millions en 1975 et à 150 millions au


début du XXIe siècle. Elles ont donc triplé en trois décennies et ont augmenté de 50 % depuis l’an 2000. Contrairement à ce que l’on pense souvent, l’essentiel des migrations n’est pas l’effet de la misère extrême. C’est plutôt l’amorce du développement, l’ouverture des opportunités et le désir d’exploiter au mieux ses capacités qui poussent une part des moins démunis à chercher ailleurs une amélioration de leur destinée. Il fut un temps où l’Europe démographiquement expansive et de plus en plus industrielle « exportait » ainsi ceux qui pensaient trouver ailleurs une vie plus digne. Aujourd’hui, la planète entière est en mouvement. La plupart des déplacements se font à l’intérieur des États ou à l’intérieur de zones géographiques voisines. On oublie trop qu’il y a autant de migrants chinois à l’intérieur de la Chine que de migrants internationaux à l’échelle de la planète. Quant à l’Union européenne, ses statistiques officielles relativisent sérieusement les images de l’invasion ou de la « ruée vers l’Europe » trop souvent évoquées par l’imagerie courante. En 2015, année de la plus forte pression migratoire, on dénombre 4,8 millions d’immigrants dans l’Union et 2,8 millions en sont sortis. Sur ces immigrants, le partage se fait presque exactement entre ceux qui viennent d’un autre pays de l’Union et ceux qui arrivent d’un pays tiers. Faut-il alors parler de crise migratoire ? Sur les 2,4 millions venant de l’extérieur de l’UE, 40 % se sont portés sur la seule Allemagne,

le Royaume-Uni n’en ayant recueilli qu’un peu plus de 11 % et la France moins de 8 %. L’Allemagne y a-t-elle pour autant perdu la place centrale qui est la sienne en Europe et que son faible croît naturel et son vieillissement ne peuvent plus garantir ? Incontestablement, les pays à haut revenus sont ceux qui attirent le plus grand nombre de migrants de toute origine (un peu moins de 60 % du total des migrants internationaux). Mais si l’on raisonne en termes de flux, ceux qui vont vers le Sud (du Sud au Sud et du Nord au Sud) sont à peine inférieurs aux mouvements qui se dirigent vers le Nord (du Nord au Nord et du Sud au Nord). Les plus pauvres vers les pays riches ? Les migrants qui se déplacent du Sud vers le Nord ne représentent qu’un peu plus d’un tiers des migrants internationaux, soit un total qui se situe autour de 85 millions de personnes. Les pays d’origine des migrants dans les pays les plus riches, ceux de l’OCDE, restent en gros les mêmes depuis le début du siècle : la Chine, la Roumanie, la Pologne, l’Inde, le Mexique et les Philippines. Seule l’année 2015 a conjoncturellement modifié le classement, en propulsant la Syrie à la deuxième place des pays de départ. Or tous ces foyers de migration sont loin d’être les pôles contemporains de la détresse humaine. Quand ils le peuvent, les plus démunis ne vont pas vers les zones les plus riches de la planète. Pour le décider, il faut en effet pouvoir faire la balance des risques et des avantages du

grand départ et il faut disposer des ressources nécessaires pour financer un transport souvent coûteux. Les plus pauvres vont donc prioritairement du Sud au Sud, et en général vers les zones les plus proches, souvent à peine mieux loties que les territoires de départ. Significativement, plus de 85 % des réfugiés à l’échelle mondiale se dirigent vers un pays du Sud, tandis que les pays de l’OCDE accueillent, à parts égales, une population vouée à des tâches répétitives et une autre qui s’insère dans des circuits de qualification plus élevée. Quel que soit l’angle d’observation, nous voilà bien loin de l’accueil chez nous de « toute la misère du monde ». Les pays les plus riches travaillent activement à maintenir cette situation avantageuse. La plupart ont adopté les vieilles habitudes du brain drain (le « drainage des cerveaux ») qui consiste à attirer une migration hautement qualifiée, qui combine le quadruple avantage d’accepter des revenus moins élevés que les cadres locaux, de dépenser l’essentiel de leurs revenus sur place, de recourir moins que les plus pauvres aux aides publiques et de laisser au pays de départ… le coût de leur formation initiale. Des dispositifs légaux encouragent donc directement l’installation des travailleurs les plus qualifiés, en les écartant des exigences de quotas. L’Union européenne a étudié la possibilité de directives en ce sens (comme la directive relative à la « Carte bleue européenne »). La France a lancé le « passeport talent »

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Abas, 32 ans, Melina, 1 mois et Soad, 28 ans, originaires du Kurdistan irakien Abas et Soad sont Kurdes. Ils ont fui la guerre en Irak et espéraient arriver en Grande-Bretagne avant la naissance de Melina. Mais le couple est tombé sur des passeurs malhonnêtes qui ont pris toutes leurs économies sans jamais les faire passer. Depuis plus d’un an, Abas et Soad sont bloqués sans argent à Grande-Synthe mais ils tentent de passer malgré tout. Soad a accouché à Dunkerque et des volontaires lui ont offert un berceau. Abas espère qu’avec le Brexit, le gouvernement britannique autorisera les migrants à traverser la Manche. Grande-Synthe, France. Juillet 2017.

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en 2016. Le Japon, la Nouvelle-Zélande, le Canada et bien d’autres agissent dans la même direction. Les riches tolèrent l’arrivée chez eux des moins pauvres, tandis que les moins riches sont voués à l’accueil des miséreux. Telle est la mise en application concrète de ce que l’on aime désigner, dans l’arène internationale, comme le principe « d’équité ». L’ANTICIPATION DE LA SOLIDARITÉ

L’année 2015 nous a valu l’irruption, dans le discours politique, du terme de « crise migratoire ». Or, si crise il y eut, elle a été d’abord celle des politiques migratoires appliquées dans les territoires de l’Union. Car si le nombre total de déplacés en 2015 a été exceptionnel dans le monde (sans doute 53 millions de déplacements forcés de toute nature, à l’intérieur des pays ou à l’extérieur), il n’avait rien d’insupportable pour une Europe qui n’a accueilli que 15 % environ des quelque 20 millions de déplacés internationaux (l’Afrique subsaharienne, bien plus pauvre, en a reçu 25 % !). Et, surtout, il n’avait rien d’inattendu. Depuis le début du conflit syrien, les réfugiés se sont portés massivement vers la Turquie et vers le Liban (1 million de réfugiés pour 4 millions d’habitants). Comment pouvait-on penser que cette situation d’instabilité et de déséquilibre, tout comme celle de l’Afrique sahélienne, pouvait se maintenir indéfiniment ? Les officiels européens furent ainsi

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victimes d’abord de leur courte vue. Les yeux rivés sur les courbes de la dette publique, ils en oublièrent que la vie des hommes ne se réduit pas à l’examen des ratios financiers. Ce court-termisme risque hélas de coûter plus cher encore dans les décennies à venir. Il n’y a en effet aucune raison de penser que les migrations internationales vont cesser de croître. La faute à la mondialisation ? Elle a accru le désir de se déplacer et élargi les possibilités de le faire. Mais la dominante financière et marchande de ses procédures a reproduit, dans les mécanismes mêmes du déplacement, la polarité croissante que le capitalisme imprime de façon universelle au mouvement des sociétés. D’un côté, s’observe la possibilité de se déplacer librement pour les nantis et les moins démunis et, d’un autre côté, l’obligation de l’exil pour les plus fragiles. On dit parfois que le développement généralisé devrait tarir peu à peu les engagements au départ. On explique encore que l’aide au développement est la meilleure façon de résoudre la question de l’afflux des clandestins, en limitant les situations qui contraignent des populations entières à quitter leur lieu de vie. En réalité, cela n’a rien d’évident. Sans doute le développement concerté finira-t-il par réduire la part des cas d’urgence et des migrations forcées. Il n’arrêtera pas de sitôt le mouvement de déplacement des zones les moins développées vers les zones les plus prospères.

Ainsi, on pouvait penser que l’essor des pays émergents attirerait vers eux une part croissante des migrations internationales et fixerait sur place les populations locales jusqu’alors vouées au départ. Pour une part, le constat s’est révélé juste et les pays émergents sont devenus des territoires d’accueil. Mais, outre le fait que la croissance accélérée de ces pays toussote et qu’elle s’accompagne terme le désir de trouver mieux encore, dans des pays qui, par comparaison, disposent de standards de vie toujours nettement supérieurs à ceux des « émergents ». L’aide au développement est nécessaire, parce qu’elle est juste et parce qu’elle est la seule qui puisse aider à l’équilibre à long terme de la planète. Mais elle n’est pas l’opérateur principal d’une politique raisonnable de gestion des flux migratoires. Le plus raisonnable est de partir de l’idée que la croissance démographique forte de l’Afrique subsaharienne et de l’Asie méridionale et les effets du changement climatique vont maintenir à terme une pression migratoire importante, accompagnée de poussées plus ou moins fortes selon la conjoncture climatique ou sociale. Cette croissance prévisible conjuguera donc, plus que jamais, la migration volontaire et les départs forcés, le déplacement planifié et légal et le transfert illégal de populations en nombre variable. Et il est tout aussi raisonnable de penser que les pays les plus riches vont attirer vers eux davantage de migrants, même s’il est vraisem-


blable que, plus que jamais, il faudra cesser d’y voir la « ruée » vers l’Occident de « toute la misère du monde ». Si la croissance des migrations va se poursuivre, indépendamment des volontés des États, mieux vaut se dire que leur maîtrise équilibrée et donc le sens du partage seront les seules manières d’éviter les rancœurs, les situations humaines insupportables et les violences de plus en plus incontrôlées, quel qu’en soit l’habillage, ethnique, religieux ou politique. Jusqu’à ce jour, qu’on le veuille ou non, a primé la logique de la distribution inégale des richesses et des rapports des forces. Alors que l’essor des échanges nécessitait une mise en commun étendue, les institutions de régulation internationale, et en premier lieu le système onusien, ont vu leur rôle décliner inexorablement. Le poids du « chacun pour soi », fût-ce sous les auspices de la souveraineté, a globalement accru les difficultés des plus fragiles. Le 19 septembre 2016, les Nations unies ont pourtant adopté la Déclaration de New York pour les réfugiés et les migrants qui décidait d’engager l’élaboration d’un Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières. La méthode ouvrait ainsi la voie à une construction commune permettant de remettre le droit et les droits au premier plan, au lieu d’une extension des interdictions et des contraintes. Or, il y a quelques semaines, l’administration Trump a décidé de se retirer du processus, au

risque d’en torpiller définitivement le déroulement. C’est pourtant dans cette direction que réside la possibilité d’éviter la spirale de l’illégalité, de la dangerosité des parcours et de l’exacerbation des haines, de part et d’autre. Que la frontière, construction politique par excellence, garde cette vertu politique en circonscrivant le cadre territorial des souverainetés étatiques-nationales est une chose. Qu’elle devienne une barrière discriminante, le symbole du repli et de l’exclusion de ceux qui sont « out » est le contraire de la valorisation citoyenne. Aucune frontière ne peut empêcher le passage de ceux qui font de son franchissement le passage obligé du mieux-vivre. Quand la frontière se fait mur, matériel ou technologique, cela n’interrompt pas le passage mais accroît la violence et le désastre humain. Dans un monde interpénétré, le mur dit avant tout le refus du partage ; en cela, il est à la fois un désastre éthique et une protection illusoire et dangereuse, pour ceux-là mêmes qui se croient à l’abri. Il est absurde de penser que peut perdurer une méthode globale qui, au lieu de faire des migrations un outil du développement durable et sobre, en fait le support d’une croissance des inégalités, aiguillant les migrations qualifiées vers les plus riches et les situations personnelles et familiales difficiles vers les plus pauvres. Sans doute est-il difficile de plaider le bon sens du partage, quand les passions mauvaises confondent

Il est absurde de penser que peut perdurer une méthode globale qui, au lieu de faire des migrations un outil du développement durable et sobre, en fait le support d’une croissance des inégalités. l’égoïsme et le réalisme. Mais à quoi sert la gauche si son combat de long souffle ne vise pas à démontrer, par le verbe et par l’action, que la solidarité et la mise en commun, à toutes les échelles, sont les seules manières d’éviter un monde invivable et sans protection véritable ? À quoi sertelle, si elle ne montre pas, faits à l’appui, que le respect des droits et la protection sans réserve des plus fragiles sont d’un coût bien moindre que les dépenses somptuaires du contrôle et de la sécurité ? À quoi sert-elle, si elle ne s’attache pas, résolument, à montrer que la mondialité du développement partagé vaut mille fois mieux que la mondialisation de la marchandise et de la finance, ou que l’égoïsme à courte vue des protections de nantis ? ■ roger martelli

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Altaher, 29 ans, originaire de Sinar au Soudan Son voyage jusqu’à la Jungle de Calais a duré un an et demi. Aujourd’hui, Altaher a renoncé à tenter de rejoindre l’Angleterre ; il estime que c’est trop compliqué de passer. Des amis lui ont parlé de Nantes et d’Angers. Il aimerait s’y installer et travailler comme ouvrier dans la construction. C’est Abdallah, son colocataire et compatriote qui a décoré leur refuge. Lui non plus ne tente plus de traverser la Manche depuis longtemps. Où veut-il aller ? Il ne sait plus. Jour et nuit Abdallah peint, repeint et embellit leur cabane de façon presque mystique. « Jungle » de Calais, France. Juin 2016

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RÉFUGIÉS, MIGRANTS : DERRIÈRE LES MOTS, DES POLITIQUES DE TRI Quels que soient les termes employés pour désigner les candidats à l'asile, la sémantique est toujours restée sous l'influence de la politique pour définir les conditions de leur accueil et, surtout, de leur sélection.

« Nous accueillons tous ceux qui fuient les guerres et persécutions, mais nous distinguons les réfugiés de ceux dont la migration obéit à d’autres ressorts, notamment économiques », se justifiait l’année dernière dans la presse le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb. C’est donc cette distinction qui explique que le gouvernement crée des places dans les centres d'hébergement « pour les réfugiés », mais envoie les forces de l‘ordre lacérer les tentes et les duvets des migrants près de la porte de la Chapelle à Paris. Une hiérarchie d’autant plus discutable qu’elle est arbitraire. « Pourquoi risquer de mourir de faim serait-il moins grave que risquer de mourir en prison ? », lance Karen Akoka, sociologue à l'université de Paris-Ouest Nanterre, qui a étudié la manière dont la figure du réfugié s’est construite, transformée et rigidifiée au gré des priorités politiques. « Quand la révolution

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bolchevique inquiète la France dans les années 1920, “réfugié” est synonyme de “Russe”. Un Italien ou un Espagnol échappant au fascisme n’a en revanche aucune chance d’être reconnu comme réfugié. À la fin de la seconde guerre mondiale, les résidents allemands expulsés des pays d’Europe de l’Est sont exclus du statut. Avec les débuts de la guerre froide, ce n’est plus la figure du fasciste ou de l’Allemand nazi qui pose problème, mais celui du communiste. » L'AGENDA POLITIQUE DE LA GUERRE FROIDE

À la Convention de Genève de 1951, la définition de réfugié fait l’objet d’âpres négociations. Les états socialistes mettent l’accent sur les droits collectifs et les violences socio-économiques, mais ce sont les puissances occidentales qui finiront par imposer leur conception libérale du réfugié « légitime ». Résultat, le terme s’applique à toute

personne « craignant d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques », et ne prend pas en compte les inégalités économiques. Mais, en pratique, les conditions d’attribution par l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), créé en 1952, évolueront encore en fonction de l’agenda politique. Ainsi, durant une première époque qui va jusqu’aux années 1970, l’objectif premier de la France sera de discréditer les régimes communistes, surtout ceux qui ont eu le mauvais goût de gagner les récentes guerres d’indépendance. Par conséquent, il suffit d’être russe, hongrois, tchécoslovaque – et un peu plus tard de venir d’Asie du SudEst, du Cambodge, du Laos ou du Vietnam – pour décrocher le statut de réfugié. Nul besoin de montrer qu’on a été individuellement persécuté ni de nier la dimension écono-


LE DOSSIER

mique de l’exil, d’autant que le besoin en main-d’œuvre est fort. 90 % des demandes sont ainsi accordées par l’Ofpra, dont la mission principale est l’aide à l’intégration. « À la fin des années 1980, tandis que le bloc soviétique s’effondre et que la crise économique s’installe, le “problème” n’est plus le communisme ni les besoins de main-d’œuvre, mais le chômage et l’immigration », poursuit Karen Akoka. Au moment où les demandes augmentent, le terme de « réfugié » est remplacé par celui de « demandeur d’asile », de moins en moins sûr de recevoir une réponse favorable. Le nombre de rejets dépasse celui des accords en 1985. Car « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde », se résigne Michel Rocard. UN ACCUEIL DE PLUS EN PLUS CONDITIONNÉ

Dès lors, la mission de l’Ofpra n’est plus d’intégrer les nouveaux venus mais de détecter le « faux demandeur d’asile », alors que les critères deviennent de plus en plus difficiles à remplir. « Par exemple, les Kurdes de Turquie, autrefois reconnus comme réfugiés sur la seule base de leur appartenance ethnique, doivent désormais montrer non seulement qu’ils sont individuellement persécutés, mais qu’ils n’ont pas pris part à

la lutte armée du PKK », souligne la chercheuse. Depuis le début des années 1990, le taux de reconnaissance du statut stagne à 15 %. Si le communisme n’est plus la menace à contrer, les critères idéologiques d’attribution n’ont pas disparu. C’est ce que suggère l’ouverture du statut aux victimes de l’excision ou du mariage forcé, des violences associées dans les esprits à l’islam radical, cible numéro un de la guerre contre le terrorisme. Reste que même ces nouveaux « réfugiés légitimes » sont accueillis bien moins chaleureusement que ne l’étaient les anticommunistes. « Loin d’être acheminés jusqu’en Europe comme l’étaient les “Ex-Indochinois”, les Syriens doivent franchir de nombreux obstacles », fait remarquer Karen Akoka. Pour la chercheuse, l’accord de 2016 permettant de renvoyer en Turquie tous les migrants, y compris Syriens, arrivés en Grèce après le 20 mars 2016, représente la plus inquiétante rupture historique. « Il ne s’agit plus de différencier entre bons réfugiés et mauvais migrants, mais de renvoyer les candidats à l’asile en amont de ce tri. Il ne suffit plus ni d’atteindre l’Europe pour avoir le droit d’y demander l’asile, ni d’y être considéré comme un réfugié pour avoir le droit d’y rester. » ■ laura raim @Laura_Raim

« Aujourd'hui, il ne s’agit plus de différencier entre bons réfugiés et mauvais migrants, mais de renvoyer les candidats à l’asile en amont de ce tri. » Karen Akoka, sociologue

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Ali, 18 ans, né au Koweit La cabane d’Ali a l’air d’une chambre d’enfant. Un puzzle accroché au mur représente une belle demeure européenne. Ali est né au Koweit dans une famille bédouine. Il explique que les Bédouins n’ont aucun droit dans ce pays ; même pas à la nationalité koweitienne. Ali a toujours vécu sous une tente et cette cabane est sa première « maison ». Au Koweit sa tribu se déplaçait à dos de chameau. Pour rejoindre l’Europe, Ali a surmonté sa peur en prenant pour la première fois l’avion et le bateau. Le désert et ses couchers de soleil lui manquent. Il évoque ses souvenirs d’enfance avec nostalgie ; quand il gardait les moutons à cheval ou qu’il faisait des bonhommes de sable dans le désert après la pluie. Ali confie qu’il a un rêve : travailler une année ou deux en Grande-Bretagne pour pouvoir offrir un pèlerinage à la Mecque à sa mère malade. « Jungle » de Calais, France. Juin 2016

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VIVRE UNE VIE DOUBLE Yara Al Hasbani a vingt-quatre ans. Chorégraphe, elle est arrivée en France il y a trois ans, chassée de Syrie par la guerre et la mort de son père, torturé et assassiné par le régime de Bachar El-Assad. Elle a souhaité participer à ce numéro de Regards en tant que personne concernée. Directement concernée. Je suis Syrienne. Et je vis à Paris, en France, en tant que réfugiée. J’espère pouvoir un jour retourner dans mon pays, mais rien n’est moins sûr. Du coup, il est une question que je me pose tout le temps depuis que je suis ici : est-ce que j’arriverai un jour à considérer ce pays comme le mien ? Honnêtement, je ne vois pas trop comment ce pourrait être le cas : il y fait beaucoup trop froid – ce genre de froid qui t’habite lorsque tu n’as pas d’amis, pas de voisins et que le confort est un mot qui t’est complètement étranger. Mais je me bats, au jour le jour, pour essayer de faire de Paris un endroit plus chaud pour moi. Et pourtant, je ne suis pas seule : il y a la communauté syrienne, dont je fais partie de facto, en tant qu’immigrée de ce pays. C’est une communauté en expansion, faite de personnes qui sont autant de mains tendues et de portes auxquelles on peut frapper : c’est toujours plus facile, quand tu n’es pas dans ton pays, à l’étranger, d’aller vers quelqu’un qui parle ta langue. La langue crée un lien fort entre les individus. Et c’est précisément ce que j’ai trouvé à Paris : j’y ai entendu beaucoup de gens parler en arabe. Un peu partout. Ce qui m’a permis de rencontrer des amis syriens avec qui j’ai retrouvé la joie, mais surtout la chaleur de la vie. Parce que j’ai enfin réussi à parler avec eux des souvenirs de notre pays maintenant lointain – mais aussi de nos peurs d’étrangers en France.

Je ne suis plus la même mais, au moins, dans les yeux des gens que je côtoie, j’arrive à croire que je suis normale.

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Cet espace que l’on a créé entre immigrés syriens nous permet de mettre en mots des choses que l’on avait l’habitude d’entendre, des craintes et des problèmes qu’une traduction, aussi précise soit-elle, ne réussira jamais à rendre. Et force est de constater qu’entre ce que nous étions en Syrie et ce que nous sommes maintenant en France, un fossé se creuse. TROUVER UNE MAISON Mais le problème, c’est que de ces discussions en arabe avec d’autres Syriens, il ne ressort rien de très profond : c’est facile et toujours drôle de partager des bons souvenirs avec des gens que tu viens de rencontrer, mais c’est toujours plus compliqué d'en trouver qui sont prêts à écouter ta tristesse, ta nostalgie et ta peine – et ce sont justement ces personnes-là qui t’aident à te sentir chez toi, en sécurité. Mais, dans la mesure où c’était les seules avec qui je pouvais partager, j’en ai rapidement tiré la conclusion que ce serait avec eux que je me devais de tout partager, bon gré, mal gré. Parallèlement à tous ces problèmes de langue, une de mes plus grandes chances, c’est d’avoir trouvé une maison. Cette maison, c’est l’association Pierre-Claver, qui propose aux demandeurs d’asile un lieu de rencontres et d’études. Et c’est dans cette maison, que j’ai réussi à me sentir, à nouveau, en sécurité. Et puis, j’y ai trouvé une mère, un père, un frère et une sœur. Et ma vie dans le froid parisien est devenue – un peu – plus chaude. À tel point que j'en suis même venue à me demander si je pourrais un jour (ça va peut-être vous paraître une drôle de question) avoir une famille française. J’avais été tellement meurtrie par mon exil de Syrie que je m’étais dit que je ne trouverais plus jamais l’amour. Mais j’ai quand même rencontré un très bel homme – un Français –, de qui j’ai même


LE DOSSIER

cru que j’allais pouvoir tomber amoureuse… Et, sans même que je m’en rende vraiment compte, me voilà à rêver d’un enfant français. Que nous aurions ensemble. Et nous en parlons : je lui dis que je veux qu’il ait ses yeux bleus, même s’il aurait préféré qu’il ait mes yeux noirs. Sur cette base, nous avons commencé à nous imaginer une vie ensemble. Jusqu’à ce que patatras, nos différences ne viennent détruire les ponts que l’on avait réussi à créer entre nous : de façon évidente, ils n’étaient pas assez forts pour faire durer notre amour. Ou pour résister au temps. Ou même, tout simplement, pour nous donner le temps de nous découvrir l’un et l’autre. C’était trop fragile pour que je ne voie pas en lui tout ce qui faisait qu’il était un Français et moi une Syrienne – deux êtres aux histoires trop différentes. Et c’est à ce moment-là que mon histoire a commencé à changer. Je n’étais pas encore prête pour accepter que ce qui était en train de se passer, c’est-à-dire ma vie en France, ma relation amoureuse avec un Français, pouvait devenir une sorte de réalité concrète : se construire une nouvelle vie, une nouvelle identité avec une nouvelle personne. J’ai eu des remords. Un sentiment d’abandon de qui j’étais. Et tout cela m’a fait terriblement peur. Et j’ai été incapable de lui en parler sans que je sache, aujourd’hui encore, si c’était un problème civilisationnel ou juste ma maîtrise trop imparfaite de la langue française. Et le pire, c’est que je crois c’était la même chose de son côté. On n’était pas d’accord – et notre vie rêvée s’est écroulée sur elle-même. Maintenant, j’essaie de me persuader que, peut-être, quelqu’un va faire irruption dans ma vie, et qu’il va me donner son nom de famille – français pourquoi pas – et plus seulement de la souffrance et le sentiment que je suis une étrangère. NE PAS AVOIR DE FAMILLE C’est pour cela que Pierre-Claver a été si important : parce que dans cette petite maison, il y a un très, très grand amour. On s’aime. On peut se sentir. On se soutient. On fait attention aux uns et aux autres, comme une famille : on mange ensemble, on rit ensemble, parfois, on pleure ensemble. Et surtout, on peut comprendre ce qui se passe derrière le regard de l’autre. Et on sait quoi en faire. Et puis, pour nous aider, heureusement, nous ne sommes

pas seuls. Ayyam Sureau par exemple. C’est la directrice de l’association Pierre-Claver. Ce qui fonde son humanité, c’est qu’elle n’accepte jamais de voir quelqu’un dans le besoin et de ne pas l’aider directement. Ou de tout faire pour lui. Elle est convaincue qu’en tant qu’étranger, nous avons des droits et que nous devons les revendiquer. Et ce, à la fois auprès de la société et auprès du gouvernement. Elle croit en nous et c’est une des rares personnes que j’ai rencontrées qui accepte d’écouter nos problèmes et nos tristesses, et qui nous aide à y faire face. Vivre une vie double, personne ne peut imaginer ce que cela signifie – sauf peut-être les schizophrènes. Parce que c’est cela que l’on vit puisque nous laissons notre pays derrière nous, forcément. Et puis il y a une guerre dans notre pays. La famille dans laquelle nous vivions est en train de mourir. Et tous nos amis. Quand ils ne sont pas en prison. Et l’on ne sait rien d’eux. On sait seulement qu’ils n’ont rien à manger. Et tout à coup, je me souviens que je n’ai pas de famille. Même si, depuis quelque temps, j’ai réussi à avoir une vie normale. Normale ? Normale. Et pourtant, j’ai profondément changé depuis que j’ai quitté la Syrie. Je ne suis plus la même mais, au moins, dans les yeux des gens que je côtoie, j’arrive à croire que je suis normale : je fais mes devoirs et je n’arrive pas à me pardonner si je fais une erreur ; je mange et je dors dans des conditions plus que décentes ; je vais même à l’Opéra, je lis des livres, je vais parfois au cinéma. Et pourtant, tout cela, ce n’est pas ma réalité. Comment voulez-vous que cela le soit alors que la chair de ma chair meurt affamée dans des prisons et que moi, je suis saine et sauve ? Malgré tout cela, même si j’aurais préféré rester vivre dans une Syrie pacifiée, même si j’aurais préféré être une simple touriste ici en France, j’ai quand même des demandes importantes à faire au gouvernement et à la société française : 1. Donnez-nous des papiers. Et vite. Car nous ne supportons pas d’être présents sur le sol français de façon illégale. Nous aspirons à autre chose que la crainte perpétuelle de la police et l’impossibilité de se construire. 2. Ouvrez les yeux et regarder les gens qu’il y a autour de vous. Quand quelqu’un a l’air de crever dans la rue, s’il vous plaît, allez l’aider. 3. Vous êtes profondément racistes. Ne le soyez plus. ■ yara al hasbani

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■ par ppv

REPÈRES

DÉSINTOX

Certains médias et politiques parlent de « vagues », « flux » et « flots », mais il s’agit d’hommes, de femmes et d’enfants. Ce ne sont pas les populations les plus pauvres qui migrent, car la migration a un coût : seuls les plus aisés parviennent à réaliser leur projet migratoire. Une étude de l’INED (février 2017) indique que de nombreux groupes migratoires présents en France possèdent un niveau de diplôme plus élevé que la population locale : si 27 % des Français sont diplômés de l'enseignement supérieur, la diaspora chinoise en France est diplômée à 43 %, la roumaine à 37 %, la vietnamienne à 35 %, la polonaise à 32 % et la sénégalaise à 27 %.

UN MONDE DE MIGRATIONS

Selon l’INED, plus de 230 millions de personnes dans le monde ne vivent pas dans leur pays de naissance. Ces migrants internationaux représentent à peine plus de 3 % de la population mondiale. L’écrasante majorité des personnes qui migrent le font à l’intérieur de leur propre pays : le PNUD estime qu’il y aurait 740 millions de migrants internes dans le monde. Seul un tiers de ces migrants internes s’est déplacé d’un pays en développement vers un pays développé. 60 % des migrations s’effectuent en effet entre pays de même niveau de développement (entre pays développés ou entre pays en développement). On estime que 50 millions de personnes étaient des réfugiés environnementaux en 2010 et que 200 millions le seront d’ici 2050. 82 millions de ces migrants sont des migrants sud-sud, ce qui représente 36 % de l’ensemble des mouvements migratoires. Les réfugiés représentent 21,3 millions de personnes, soit seulement 0,3 % de la population mondiale.


QUELQUES CHIFFRES EN FRANCE

Selon l’OCDE, la France a accueilli en 2016 un peu plus de 256 000 immigrants – principalement du fait du regroupement familial. Elle est le cinquième pays de destination après les États-Unis (plus d'un million de migrants), l'Allemagne (686 000), le Royaume-Uni (380 000) et le Canada (270 000). Les réfugiés et demandeurs d'asile ont totalisé 78 000 personnes. Le nombre annuel d'attributions de l'asile est de 150 000 à 200 000. En 2016, les deux pays les plus représentés sont le Soudan et l'Afghanistan, suivis par Haïti et l'Albanie. La Syrie n’a comptabilisé que 3 615 demandes en 2016.

PROJET DE LOI ASILE ET IMMIGRATION

Dans le projet de loi Asile et immigration analysé par l’association La Cimade, trois propositions vont dégrader la situation d’un très grand nombre de personnes réfugiées et migrantes :  réduction du délai de recours devant la Cour nationale du droit d’asile de 30 à 15 jours qui va accélérer, de facto, les expulsions  allongement de la durée de la rétention administrative jusqu’à 135 jours  bannissement des personnes étrangères et systématisation des interdictions de retour sur le territoire français.

LES MIGRANTS ET LA MORT

Plus de 3 100 hommes, femmes et enfants sont morts en tentant de franchir la Méditerranée en 2017. Entre 1993 et mai 2017, le quotidien allemandTagesspiegel a décompté 33 293 décès. La mer Méditerranée n’est pas le seul cimetière pour les migrants : selon l’Organisation internationale pour les migrations, plus de 30 000 personnes auraient aussi péri en voulant traverser le Sahara depuis 2014. Juste à côté, les conditions de vie des migrants en Libye sont si catastrophiques qu’elles entraînent elles aussi de nombreux décès – que l’on n'est pas en mesure de chiffrer.


FAUT-IL DÉSIRER UN MONDE SANS FRONTIÈRE ? L'abolition des frontières (et des États) est une aspiration ancienne dans le camp humaniste… mais aussi dans celui du capitalisme. En réalité, tout dépend de ce qu'elles séparent et de ce que l'on veut faire circuler librement entre elles. La gauche condamne les frontières fermées, la chose est entendue. Mais quel terme pose problème, au juste : « fermées » ou « frontières » ? Plus radical encore que le titre de la chanson culte de Tiken Jah Fakoly, Ouvrez les frontières, le nom des activistes No border dessine un horizon d’abolition pure et simple des frontières nationales, et donc des nations. Une perspective qui semble salvatrice, tant les politiques migratoires de la forteresse européenne donnent aujourd’hui aux frontières des apparences de cimetière marin. Il faut applaudir l’action de ces militants qui se donnent pour but de « construire la résistance face aux agressions policières, d’éveiller les consciences sur la situation calaisienne, de montrer notre solidarité avec les migrants, et tout simplement d’essayer de rendre la vie des gens un peu plus facile ». On peut néanmoins contester le postulat que les frontières seraient intrinsèquement nocives et douter du fait que leur suppression soit une piste politique réalisable, ou désirable. Pour avoir une idée de ce qu’est une « bonne » frontière, disons tout de

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suite ce qu’elle n’est pas : un mur, qui protège unilatéralement un côté de toutes ses craintes : l’immigration, le terrorisme, la pauvreté… Là où « le mur interdit le passage, la frontière le régule », écrit Regis Debray dans son Éloge des frontières, où il liste les caractéristiques de la frontière « honnête » : objet d’un accord, elle doit pouvoir être traversée des deux côtés. Ainsi, elle est un vis-à-vis, un « égalisateur de puissance », une séparation qui permet l’hospitalité ainsi que l’asile. Une porte que l’on peut ouvrir à un réfugié politique et fermer à la tête de la police qui le traque. Sans frontière, c’est « la loi du plus fort, qui est chez lui partout », juge l’écrivain. Et de rappeler que « les Palestiniens n’aspirent qu’à une chose, avoir une frontière », faute de quoi ils se retrouvent derrière une citadelle barbelée, vulnérables face aux incursions israéliennes. La frontière nationale n’implique pas non plus une obligation de loyauté chauvine. Nul besoin de la supprimer, donc, pour se désolidariser avec son propre gouvernement, ou pour soutenir un autre peuple. Cela s’appelle l’internationalisme.

UN RÊVE LIBÉRAL

Séduisante sur le papier, la suppression des frontières n’est pas la panacée, on le constate assez là où elles ont déjà été affaiblies, par exemple à l’intérieur des diverses zones de libre-échange ou au sein de l’Union européenne. Lorsque Bernie Sanders, partisan de la régularisation massive des immigrés clandestins, est interrogé sur l’option d’ouvrir complètement les frontières, sa réponse est nette : « C’est une proposition des frères Koch [les plus grands financeurs des Républicains] (…) C’est une proposition de droite ». Car les No border ne sont pas les seuls à rêver d’un monde sans frontière. Les capitalistes sont les premiers à œuvrer au renforcement de la mobilité des facteurs de production – les travailleurs et les capitaux, appelés à fluidifier en temps réel l’offre et la demande mondiale. Leur mot d’ordre : « Laissez faire, laissez passer ». Ainsi, dans la très libérale construction européenne, l’élimination des contrôles de capitaux depuis 1986 facilite aussi bien la spéculation sur les marchés de capitaux mondiaux et les crises financières que l’évasion


LE DOSSIER

fiscale, privant les États des moyens nécessaires à la préservation de leur modèle social. Quant à la disparition des barrières douanières consécutives à la réalisation du Marché unique en 1993, elle empêche de taxer les produits dont la fabrication viole certaines normes sociales, sanitaires ou environnementales. Certes, dans la version libérale, il importe que les frontières ne soient que partiellement dissoutes : pour tirer le maximum de bénéfices d’un vaste marché mondial, il doit rester suffisamment d’États hétérogènes pour faire jouer la concurrence entre les systèmes fiscaux et sociaux nationaux. Et en pratique, l’application des « quatre libertés » (biens, services, capitaux, personnes) voulues par les pères fondateurs de l’Europe s’est avérée à géométrie variable. Intransigeantes sur la liberté totale des mouvements de capitaux, condition préalable imposée par l’Allemagne en 1988 pour envisager le principe d’une union monétaire européenne, les autorités sont plus conciliantes sur la circulation des hommes. Le droit de séjour des citoyens européens au-delà de trois mois dans un État membre de l’UE est en effet soumis à de strictes conditions. Quant au droit d’accéder aux allocations familiales, aux formations professionnelles, à l’éducation, à la sécurité sociale et aux allocationschômage dont bénéficient les nationaux, il fait régulièrement l’objet de dérogations. Par exemple, en 2016 sous la pression du parti anti-im-

migration de Nigel Farage, le premier ministre conservateur David Cameron a obtenu de Bruxelles, où l'on était prêt à tout à tout pour éviter un « Brexit », la possibilité de suspendre pendant sept ans le versement des allocations sociales aux nouveaux venus européens. QUELLE COMMUNAUTÉ POLITIQUE ?

Pourquoi ne pas imaginer une politique humaniste – au sens propre du terme – strictement inverse, qui consisterait à resserrer les contrôles sur les biens et capitaux, tout en ouvrant grand les frontières aux hommes ? N’est-ce pas cela, faire de la politique ? Rejeter les mécanismes automatiques ou immuables, les barrières en permanence fermées ou en permanence ouvertes, pour se donner la possibilité de débattre et de décider collectivement, au cas par cas, et le plus régulièrement possible, de ce que la communauté politique laisse entrer et sortir. C’est cela la souveraineté populaire, ou la démocratie, au choix. Il se trouve qu’elle ne peut s’exercer qu’à l’intérieur d’une communauté politique nécessairement circonscrite, autrement dit d’un territoire défini par une frontière. Jusqu’à présent, c’est dans le cadre de l’État-nation que la souveraineté s’est réalisée, même si elle a été considérablement érodée par la mondialisation. En matière économique surtout, la capacité des peuples à décider des politiques menées a en effet été en grande partie dissoute dans des trai-

Sans frontière, c’est « la loi du plus fort, qui est chez lui partout », juge Régis Debray. Et de rappeler que « les Palestiniens n’aspirent qu’à une chose, avoir une frontière ».

tés de libre-échange, des institutions supranationales non élues et des marchés financiers dérégulés. Rien n’interdit de penser les conditions de la réactivation de la démocratie à l’échelle nationale, ou de son redéploiement à une échelle plus large, par exemple européenne. Plus vaste, cette nouvelle entité n'en conserverait pas moins des frontières. Reste donc à savoir si l’avènement d’un monde sans frontière est possible. De fait, un gouvernement mondial serait plus adapté à l’activité des puissances privées qui, elles, n’ont attendu personne pour sur-

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Karwan, 31 ans et ses fils, Baran, 4 ans et Nishan, un an et demi. Karwan, sa femme et ses deux fils ont tenté de traverser la Méditerranée une première fois mais leur bateau est tombé en panne en pleine nuit dans une mer très agitée. L’embarcation a commencé à couler, Karwan a embrassé sa femme et ses enfants comme si c'était pour la dernière fois. Tout le monde criait ou pleurait à bord. Un des passagers a demandé de l'eau chaude pour le biberon de son fils. Les autres lui ont répondu qu'il n'en avait plus besoin puisque ils allaient tous mourir. Mais l'homme criait qu'il ne voulait pas que son fils meure en ayant faim. Cet événement a créé un débat sur le bateau et détendu l’atmosphère. A ce moment les gardes-côtes sont arrivés pour les secourir. Grande-Synthe, France. Juillet 2017.

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Pourquoi ne pas imaginer une politique humaniste qui consisterait à resserrer les contrôles sur les biens et capitaux, tout en ouvrant grand les frontières aux hommes ?

Muni de son habituelle armature conceptuelle spinoziste, Frédéric Lordon a relevé le défi. Dans Imperium, le philosophe pose la question de la possibilité d’une telle communauté politique unifiée. Sa conclusion est négative : les forces passionnelles rivent l’humanité dans une configuration fragmentée. D’une part, les hommes se regroupent sous le coup d’affects tels que la compassion, mais aussi par nécessité vitale : la survie commandant de ne pas être seul, la division du travail conduit au rapprochement. D’autre part, d’autres affects comme la haine, la jalousie ou la rivalité exercent une pression inverse, à l’éloignement et la sécession. « La pluralité des groupements finis distincts s’impose donc comme la solution d’équilibre entre tendances centripètes et tendances centrifuges. » UNE POLITIQUE DES FRONTIÈRES

voler les frontières, de paradis fiscal en organisations internationales. Le monde entier est leur terrain de jeu. Dans son livre Demain, qui gouvernera le monde ? Jacques Attali est optimiste. « Un jour, l’humanité comprendra qu’elle a tout à gagner à se rassembler autour d’un gouvernement démocratique du monde, dépassant les intérêts des nations les plus puissantes, protégeant l’identité de chaque civilisation et gérant au mieux les intérêts de l’humanité. Un tel gouvernement existera un jour. Après un désastre, ou à sa place. Il est urgent d’oser y penser, pour le meilleur du monde. »

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A supposer, avec les No border, que la possibilité d’un État unique mondial soit théoriquement possible un jour, ce jour semble pour le moins lointain. En réalité, on observe au contraire un regain du sentiment national, les mouvements indépendantistes en Écosse ou en Catalogne l’ont récemment illustré. Tandis qu’une certaine élite ne se lasse de prédire la fin de la nation, la balkanisation se poursuit : 27 000 kilomètres de frontières « nouvelles » ont été dessinés depuis 1991 selon Regis Debray, qui interprète cette « furie d’appartenance » comme une

réaction à une mondialisation qui cherche, précisément, à abattre les frontières et uniformiser la planète. Plutôt que de construire un projet sur l’hypothèse fragile et ambivalente d’une dissolution future des frontières, il appartient à la gauche de définir une politique des frontières qui reflète ses valeurs. Ni bonne ni mauvaise en soi, la frontière est à l’image de la nation qu’elle délimite : fermée et odieuse quand la communauté politique est repliée sur une base ethnique excluante, ouverte et aimable quand elle est fondée sur un principe inclusif de citoyenneté et d’égalité lié au droit du sol. On peut alors aller loin dans la défense d’une ouverture inconditionnelle à tous les hommes résidant sur le territoire. Dans le sillage des théories de la justice globale, le chercheur américain Joseph Carens estime que « la citoyenneté dans les démocraties libérales occidentales est l'équivalent moderne du privilège féodal : un statut héréditaire qui accroît considérablement les possibilités de vie d'une personne ». L'auteur de Ethics of immigration affirme par conséquent que « les frontières devraient généralement être ouvertes et que les individus devraient normalement être libres de quitter leur pays d'origine et de s'installer dans un autre sans y être soumis à d'autres contraintes que celles qui pèsent sur les citoyens de ce pays ». Encore faut-il que les représentants de la gauche radicale surmontent leurs réticences à affirmer haut et fort ce genre de position. ■ laura raim @Laura_Raim


LE DOSSIER

DIDIER FASSIN

« NOS PRINCIPES ÉTHIQUES S'EFFONDRENT LORSQU’IL S’AGIT D’ÉTRANGERS VENUS DE PAYS DU SUD » Les étrangers exilés en Europe partagent une même forme de vie : celle de nomades forcés. Traités avec moins de considération que les « nationaux », ils subissent des politiques de tri et de répression auxquelles une partie de la gauche succombe aussi. La vie d’un migrant ou d’un réfugié qui traverse la Méditerranée est bien plus fragile, vulnérable, précaire que celle d’un Français ou d’un Allemand. C’est à cette inégalité de traitement que s’intéresse l’anthropologue Didier Fassin dans son dernier ouvrage, La Vie. Mode d’emploi critique. Pour le dire autrement, toutes les existences ne se valent pas. Et certaines sont plus maltraitées que d’autres, dans des sociétés qui accordent pourtant à la vie biologique le statut de bien suprême. Étrange paradoxe que celui qui consiste, d’un côté, à délivrer des titres de séjour provisoire à des étrangers en situation irrégulière atteints d’une maladie grave impossible à soigner dans leur pays, de l’autre, à laisser se noyer les prétendants à l’exil qui s’entassent sur des embarcations de fortune dans l’espoir de fuir la misère, la prison, la persécution… Cette logique qui consiste à hiérarchiser les existences se traduit dans des politiques de la vie qui dépassent les querelles partisanes. Didier Fassin s’interroge sur l’incapacité de la gauche à changer de paradigme en mettant l’accent sur l’hospitalité.

DIDIER FASSIN

Anthropologue, auteur de plusieurs essais dont La Raison humanitaire (éd. Seuil, 2010), Le Monde à l’épreuve de l’asile. Essai d’anthropologie critique (éd. Société d’ethnologie, 2017) et La Vie. Mode d’emploi critique (éd. Seuil, 2018).

Regards. Vous expliquez dans La Vie. Mode d'emploi critique, qu'une politique de la vie fondée sur l’inégale valeur et dignité des existences s’est imposée. Qu'entendez-vous par là ? Didier Fassin. Dans les pays occidentaux, l’éthique de la vie est héritée du christianisme. Elle fait de la vie humaine un bien suprême qui est par conséquent d’égale valeur et de dignité inaliénable. Or, les politiques de la vie effectivement mises en pratique contreviennent à ces principes fondateurs. C’est là une contradiction majeure du monde contemporain : toutes les vies ne sont pas traitées de la même manière. Chacun peut le constater, qu’il s’agisse de personnes exilées, comme de celles qui appartiennent à des minorités ou qui font partie des milieux populaires. Regards. En quoi les politiques migratoires menées depuis les années 1970 illustrent-elles parfaitement cette logique hiérarchique ? Didier Fassin. À partir du milieu des années 1970, les frontières se sont fermées d’abord à l’immigration de travail, puis à l’immigration familiale et aux autres types d’immigration. Cette fermeture incomplète a permis qu’une immigration irrégulière se développe et permette le maintien de certains secteurs économiques comme le BTP, la restauration, la confection ou l’agriculture saisonnière, grâce à une surexploitation de cette force de travail captive. L’asile, qui relève pourtant de conventions internationales, s’est trouvé pris dans la

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Barham, 31 ans, coiffeur, Kurde irakien L’unique siège du salon de Barham n’est jamais vide. Il coiffe en moyenne 25 personnes par jour. Mais seulement cinq ou six d’entre elles ont les moyens de lui payer les cinq euros que coûte la coupe. Il pratique aussi l’épilation traditionnelle des joues, au fil, et des Français viennent le voir spécialement pour cela, dit-il fièrement. En ville, les salons de coiffure sont très beaux mais, selon lui, les coiffeurs ne savent pas couper les cheveux. Barham est arrivé quatre mois auparavant. Il a ouvert son salon à l’entrée du camp de la Linière. Mais c’est en Grande-Bretagne qu’il aimerait couper les cheveux. Camp de La Linière. Grande-Synthe, France. Juillet 2016.

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« Les chasses à l’homme mortelles menées par les forces de l’ordre et la répression organisée contre les acteurs humanitaires disent l’effondrement de nos principes éthiques lorsqu’il s’agit d’étrangers venus de pays du Sud. »

même logique restrictive. Ainsi s’est constituée une forme de vie, celle des nomades forcés qui regroupe en son sein des migrants, des réfugiés, des demandeurs d’asile, des étrangers en situation irrégulière. Regards. Ces personnes relèvent pourtant de réalités différentes… Didier Fassin. Ces catégories semblent de plus en plus indifférenciées, notamment lorsque ces personnes dorment dans la rue ou dans des parcs, se font malmener par la police ou la gendarmerie, se voient parfois rejetées par les populations locales et se heurtent à l’intransigeance des autorités. Les chasses à l’homme mortelles menées par les forces de l’ordre autour de l’ancienne « jungle » de Calais, dans le Briançonnais ou à Vintimille, et la répression organisée contre les acteurs humanitaires qui tentent de sauver des étrangers en détresse, en Méditerranée ou dans la vallée de la Roya,

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disent assez l’effondrement de nos principes éthiques lorsqu’il s’agit d’étrangers venus de pays du Sud. Autant dire qu’il est impossible de ne pas tenir compte de la dimension ethno-raciale de cette politique. Regards. La gauche, à laquelle la droite a longtemps reproché de mener une politique trop accueillante, a-t-elle essayé de résister à cette idéologie ? Didier Fassin. Il faut certainement distinguer à la fois les périodes et les gauches. Jusqu’au début des années 2000, la gauche de gouvernement s’est nettement démarquée de la droite. Lorsque François Mitterrand était président puis lorsque Lionel Jospin était premier ministre, des dizaines de milliers d’étrangers ont été régularisés. Rappelons-nous aussi les régularisations pour maladie grave que la circulaire, puis la loi Chevènement ont permises. Il existait donc une véritable différence entre socialistes et conservateurs jusqu’à une période récente. Pendant le quinquennat de François Hollande, la distinction entre les deux s’est beaucoup effacée, sous l’influence de Manuel Valls comme ministre de l’Intérieur puis comme premier ministre. Aujourd’hui, on peut dire que cette dérive est à son comble : l’ancien socialiste Gérard Collomb est en effet devenu l’exécuteur des basses œuvres en la matière, il mène une politique que même Nicolas Sarkozy et ses ministres n’avaient pas osé conduire, selon les observateurs. Regards. Ceux-là ne représentent pas toute la gauche… Didier Fassin. Réduire la gauche à des partis nationaux, au demeurant en voie de disparition, serait en effet une erreur. D’une part, il y a des gauches locales qui croient encore à la solidarité, qui défendent les droits de l’homme et qui mettent en place des programmes d’accueil alors même qu’elles se heurtent à des difficultés sociales et financières. D’autre part, il existe des gauches citoyennes qui, par leurs initiatives individuelles, leurs actions collectives et leurs mobilisa-


tions associatives, prennent le risque de sanctions alors qu’elles remplacent un État non seulement défaillant, mais irrespectueux de ses propres lois – on le voit avec le refoulement des mineurs étrangers isolés aux frontières – ou du droit international : c’est le cas quand il expulse des personnes empêchées de déposer leur demande d’asile. Il importe donc de ne pas oublier ce qu’a été la gauche naguère et ce qu’elle est encore dans la vie locale et les mouvements citoyens. Regards. Jean-Luc Mélenchon avait déclaré à l’approche de la présidentielle : « Une fois que les gens sont là, que voulez-vous faire ? Les rejeter à la mer ? Non, c'est absolument impossible. Donc il vaudrait mieux qu'ils restent chez eux ». Pourquoi le paradigme qui consiste à voir l’immigration comme un « problème » est-il si puissant et si transversal ? Didier Fassin. Le programme de la France Insoumise pour la campagne présidentielle abordait en effet cette question en affirmant qu'« émigrer est toujours une souffrance » alors qu’on sait que pour beaucoup, c’est un espoir. Il ajoutait qu’il fallait « lutter contre les causes des migrations », notamment « arrêter les guerres ». Il y avait tout de même quelques propositions en matière d’accueil digne, mais il est vrai qu’elles n’ont guère été mises en avant dans les débats. On ne saurait mieux dire l’embarras que, dans la classe politique, même à la gauche de la gauche, on éprouve sur ce sujet. S’il ne fait pas de doute qu’il faudrait agir sur les raisons qui font que des millions de personnes sont forcées de quitter leur pays par la violence ou la pauvreté, les persécutions ou les bouleversements climatiques, on doit aussi reconnaître que les initiatives en matière de pacification, de développement et d’environnement certes louables – pour autant qu’elles aient lieu – n’empêcheront pas les déplacements de personnes cherchant à échapper à leur condition d’insécurité dans leur pays. On aimerait voir les partis politiques commencer à affronter de manière réaliste cette réalité, qui est celle du XXIe siècle, au lieu de la dénoncer à droite et de l’éluder à gauche.

« Il existait une véritable différence entre socialistes et conservateurs jusqu’à une période récente. Pendant le quinquennat de François Hollande, elle s’est beaucoup effacée, sous l’influence de Manuel Valls. »

Regards. La fermeture des frontières oblige à trier les populations en fonction de la distinction entre réfugiés politiques et migrants économiques. Parmi les vies des étrangers, certaines sont-elles plus défendables que d'autres ? Didier Fassin. L’argument constamment répété, depuis que les politiques nationales et européennes se sont mises à traiter dans les mêmes textes l’asile et l’immigration, consiste à dire que les réfugiés doivent être protégés et que les migrants économiques doivent être renvoyés dans leur pays. Cette approche, qui peut sembler raisonnable dans la mesure où elle respecte les conventions internationales et permet l’exercice d’une souveraineté nationale, est doublement fallacieuse. D’abord, les enquêtes menées dans les pays de départ montrent que les raisons politiques et économiques sont souvent mêlées dans les décisions de partir. En-

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suite, les obstacles mis à la traversée des mers et des frontières, de même que les brutalités perpétrées par les forces de l’ordre dans les espaces publics, ne font pas la différence entre les statuts juridiques des individus. Il ne faut certes pas pour autant abolir le droit à l’asile, mais il ne faut pas se laisser tromper par le discours faussement rationnel et humaniste de la distinction entre réfugiés et migrants. Et ce d’autant que notre monde est bouleversé par des guerres et des violences dans lesquelles les pays occidentaux ont une part de responsabilité. Regards. Qu’est-ce qui empêche aujourd'hui la gauche d’envisager une vraie politique d’hospitalité ? Didier Fassin. C’est assurément une victoire de l’extrême droite que d’avoir su imposer depuis trente ans à la droite, aujourd’hui celle de Laurent Wauquiez comme celle d’Emmanuel Macron, l’idée que l’immigration est plus qu’un problème économique et démographique : elle est aussi devenue un enjeu de culture et de société. À leur tour, les partis de gauche se sont trouvés progressivement acculés, du moins ils l’ont cru. En fait, il leur a manqué le courage d’affronter l’opinion pour lui dire la vérité sur les chiffres modestes de l’immigration, sur son caractère inéluctable, sur les bénéfices qu’en tire la société française et finalement sur l’avantage qu’il y a à aborder ce phénomène de manière rationnelle et solidaire. À cet égard, l’argument selon lequel une telle politique ferait le jeu de l’extrême droite n’est pas entièrement faux, mais force est de constater qu’en Allemagne, où les autorités se sont montrées accueillantes, l’opinion demeure majoritairement favorable à cette politique, tandis qu’en France, où la fermeture a été de rigueur, les sondages révèlent une hostilité à ce qui est vu comme une politique trop généreuse. On n’est donc pas toujours perdant à prendre les gens par la noblesse de leurs sentiments. ■ propos recueillis par marion rousset

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DES DÉPUTÉ-ES MOBILISÉ-ES

Dès décembre dernier, le groupe communiste a déposé une proposition de loi relative à la protection des mineurs non-accompagnés, et, tout comme le groupe de la France insoumise, les députés de gauche seront mobilisés pour s’opposer au projet Asile et immigration. La FI et le PCF entendent ainsi imposer, dans le débat parlementaire, une autre vision de la politique migratoire. D’un côté, le groupe présidé par Jean-Luc Mélenchon, proposera mi-avril un contre-projet de loi : « Tant que les causes des migrations ne sont pas résolues, il faut en assumer les conséquences », déclare le député Eric Coquerel, qui ajoute que le groupe FI proposera la création d’un « statut de détresse humanitaire pour des raisons économiques et climatiques ». De son côté, le PCF publiera un manifeste, « Pour une autre politique d’accueil » dans lequel la députée Elsa Faucillon défendra l’idée de créer une « circulaire de régularisation immédiate des sans-papiers présents sur le territoire français ».


LE DOSSIER

QUEL ACCUEIL POUR LES ARTISTES RÉFUGIÉS ? La France accueille depuis toujours les artistes du monde entier qui cherchent refuge. Aujourd'hui, des artistes européens se mobilisent pour faire de leur présence un gisement de dialogues et de rencontres. Le monde culturel, selon la ministre Françoise Nyssen, doit faire une place aux artistes migrants1. Le besoin de ces derniers est réel. Si le métier d'artiste peut en théorie être exercé partout sur la planète – l'art, à son meilleur niveau, ayant une portée universelle –, comment créer lorsque l'on a tout quitté, que l'on est privé de ressources, sans situation administrative stable, que souvent on ignore la langue et les codes culturels ? Nombre d'institutions publiques seraient prêtes à agir, mais ne disposent pour le moment d'aucun financement spécifique pour repérer, accompagner et diffuser ces créateurs. SANS DISTINCTION

Des artistes solidaires ont décidé d'agir concrètement : la metteuse en scène Judith Depaule et Ariel 1. Propos de la ministre cités dans « Françoise Nyssen appelle le monde culturel à “agir en faveur des migrants” », Le Monde, 18 janvier 2018.

Cypel, ancien directeur de l'Espace confluences, avec l'Atelier des artistes en exil, et l'éminent musicien Jordi Savall avec l'ensemble Orpheus XXI. L'association L'Atelier des artistes en exil et la Saline royale, centre culturel de rencontre d'Arc-et-Senans auquel s'adosse Orpheus XXI, leur donnent les moyens de se consacrer à leur art et de rencontrer le public, tout en organisant leur accompagnement social et administratif des artistes. L'Atelier des artistes en exil, inauguré en septembre dernier à Paris, est né de l'intuition qu'il manquait un lieu permanent pour les artistes exilés, qu'ils soient réfugiés, demandeurs d'asile, immigrés avec papiers ou non. Grâce au soutien d'Emmaüs-Solidarité, l'association étend ses activités sur mille mètres carrés de bureaux transformés en ateliers et studios de répétition, dans le 18e arrondissement parisien. En moyenne, cent dix artistes de toutes disciplines fréquentent les

cours et les stages ou possèdent un atelier partagé, et font du lieu une ruche bourdonnante d'activités. Originaires du Proche-Orient, du Maghreb, d'Afrique de l'Ouest et de l'Est, ces hommes et ces femmes sont jeunes – la majorité a moins de quarante ans – et sont arrivés au cours des dix dernières années, la plupart très récemment. Certains sont des professionnels dotés de diplômes comparables aux nôtres. D'autres, formés par la tradition orale, sont reconnus dans leur communauté – on parle d'« amateurs éclairés ». Certaines personnes sont devenues artistes avec l'exil, tel Yacouba Konaté qui, fuyant la Côte-d'Ivoire, a découvert sa vocation de chanteur pour enfants dans un camp de réfugiés où il a transité. Enfin, des jeunes gens étudiants en arts désirent poursuivre ou reprendre leur cursus, tels Mario Jarwa, sculpteur et photographe syrien de vingt-sept ans et son compatriote,

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Saman, 26 ans, originaire du Kurdistan irakien D’ordinaire souriant et très avenant, Saman est silencieux aujourd’hui, et son regard est vide. La veille, avec d’autres migrants, ils ont quitté le camp de la Linière vers 2 heures du matin pour prendre un bus qui les a déposés sur une aire d’autoroute contrôlée par des passeurs. Ils ont attendu accroupis dans les buissons qu’on leur désigne un camion. Ils sont montés à 8 dans une remorque. Le camion est parti se garer ailleurs. Là, ils ont attendu 13 heures durant ; puis le camion s’est garé sur un autre parking. Le chauffeur leur a alors crié de descendre. C’était la 48e tentative de Saman depuis qu’il est arrivé à Grande-Synthe, il y dix mois. Saman montre les clefs de la maison qu’il habitait avec ses parents. Il n’a pas eu le temps de leur dire au revoir. Il rêve d’y revenir un jour et d’ouvrir la porte avec ces clefs. Camp de La Linière. Grande-Synthe, France. Juillet 2016.

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Rammah Al-Nabwani, peintre de vingt-cinq ans, qui partagent un atelier. L'équipe d'accueil ne fait pas de distinction entre débutants et artistes confirmés, ni entre les styles artistiques, encore moins entre les raisons de l'exil ou les statuts administratifs. « Ce qui compte, affirme Judith Depaule, c'est le désir de chacun de s'inscrire dans un projet de création et de s'investir dans le lieu. De notre côté, nous essayons de transmettre une exigence artistique et professionnelle. » MUSIQUE DE L'EXIL

Rémunérer des musiciens pour qu'ils transmettent leur patrimoine musical menacé de disparition par la guerre ou l'exil, et ainsi s'intègrent à leur pays d'accueil : tel est l'idée de Jordi Savall, spécialiste de musique ancienne reconnu internationalement. Ainsi, est né Orpheus XXI, un projet sous-titré « Musiques pour la vie et la dignité », financé par l'Union européenne dans le cadre du programme Europe Creative. Début 2017, des musiciens proches collaborateurs de Jordi Savall ont constitué un groupe de vingt-et-un instrumentistes et chanteurs professionnels choisis sur audition. Ces artistes ont tous un niveau musical élevé, une connaissance approfondie du répertoire traditionnel de leur pays et sont familiers du mode de transmission orale qui prévaut dans la musique traditionnelle. Neuf nationalités y sont représentées, dont l'Afghanistan, le Soudan, la Biélorussie, le Maroc et la Tur-

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quie. Les musiciens syriens y sont nombreux, ce pays ayant toujours été un foyer ardent de la musique arabe classique. Onze personnes vivent en Espagne, en Norvège ou en Allemagne, et dix résident en France, précisément à Nantes, Besançon, Paris et Le Havre. Ils travaillent au sein de l'orchestre cosmopolite Orpheus XXI, qui se produit régulièrement, et comme professeurs de musique traditionnelle auprès des enfants, dans des classes, des conservatoires ou des associations, avec une attention particulière pour le public des enfants réfugiés. Qu'ils expriment leur créativité au travers d'une tradition vivante ou dans le champ de l'art contemporain, ces artistes poussent à se dépouiller d'une « vision compassionnelle », et à se mettre à l'écoute d'une véritable parole d'artistes, qui témoigne d'un regard sur le monde, passé et présent. Dans les concerts d'Orpheus XXI, comme à l'automne dernier, au Musée national de l'histoire de l'immigration, les musiciens donnent la pleine mesure de leur art et restituent la finesse d'un travail collectif fondé sur l'écoute mutuelle et la recherche de l'harmonie. « Nous apprenons à accepter l'autre, résume la musicienne syrienne Waed Bouhassoun, formatrice pour Orpheus XXI. Nous travaillons dans une ambiance bienveillante et chaleureuse, familiale en un mot, nous nous soutenons. Parmi nous, il n'y a pas de “stars”. » Tous sont au diapason pour inter-

« Nous apprenons à accepter l'autre. Nous travaillons dans une ambiance bienveillante et chaleureuse, familiale en un mot, nous nous soutenons. Parmi nous, il n'y a pas de “stars”. »

Waed Bouhassoun, musicienne et formatrice

préter un répertoire à l'image de leur diversité, dans lequel on trouve des airs séfarades, des chants de récolte kurdes ou encore des mélodies d'Arabie. Le morceau Üsküdar, célèbre à Istanbul, est emblématique : cet air qui a traversé les siècles est présent dans le patrimoine de plusieurs pays méditerranéens et même du Bangladesh – témoignage des voyages incessants des peuples et de leurs échanges culturels depuis toujours. « Écouter ces musiciens, souligne Serge Bufferne,


LE DOSSIER

coordinateur d'Orpheus XXI à la Saline royale, peut aider à se rendre compte que les personnes migrantes ou réfugiées sont des êtres comme vous et moi, qui ont une histoire, une communauté, un langage rendu universel par la musique. Avec eux, on apprend aussi à propos de pays que l'on connaît trop mal. » LES ÉPREUVES DU MIGRANT

L'exposition « Les Vitrines de l'Atelier des artistes en exil », installée au jardin du Palais-Royal grâce au ministère de la Culture, présente nombre d’œuvres évoquant la guerre et les violences politiques qui ont contraint au départ. L'installation de l'Iranienne Hura Mirshekari suggère la banalisation des exécutions par pendaison avec un simple moulage de jambes : sobre et glaçant d'effroi. Le poème affiché par l'écrivain apatride Mohamed Nour Wana évoque les épreuves subies par le migrant clandestin dans des mots percutants et lancinants de douleur (« Parce que le prix de la liberté peut coûter jusqu'à l'âme... »). D'autres encore racontent le mélange intime des cultures, tel le Soudanais Mohamed Abdulatief, dont les calligraphies abstraites à partir de symboles de la région du Nil fascinent par leur équilibre et leur élégance. La présence des artistes dans la ville transforme aussi le regard sur les réfugiés. Les membres d'Orpheus XXI installés à Besançon ont eu la surprise d'être arrêtés dans la

rue par des habitants ayant assisté à leur concert et désireux de les féliciter. « C'est un signe très positif, estime Serge Bufferne. Pour autant, si l'on veut changer les mentalités en profondeur, il faut que la présence des artistes réfugiés soit permanente, que cela imprègne le tissu social. » Orpheus XXI risque pourtant de prendre fin en décembre prochain faute de nouveaux financements : le programme Europe Creative est attribué uniquement pour deux ans. De son côté, l'Atelier des artistes en exil possède une économie fragile : les aides du ministère de la Culture et de la Mairie de Paris sont insuffisants pour permettre son fonctionnement. Il occupe ses locaux à titre gracieux, de façon temporaire – avant un chantier de rénovation. L'essentiel repose sur le bénévolat d'autres artistes, les dons de matériels et, ponctuellement, le financement participatif. Ces artistes font désormais partie du paysage européen, c'est un fait que mettent en lumière ces expériences. Ils montrent aussi la nécessité de mobiliser des financements pérennes pour inscrire le travail de création et de transmission dans le temps, afin que des liens se tissent avec le public le plus large. Faire entendre la voix de ces artistes ouvre un chemin vers la rencontre et la collaboration commune, seule manière de sortir du repli sur soi, de l'impuissance et de la tentation xénophobe et de construire une société décente avec les étrangers présents ici. ■ naly gérard

À voir « Les Vitrines de l'Atelier des artistes en exil », exposition au Jardin du Palais royal, 5 rue de Valois, Paris, jusqu'au 15 juin. Accès libre. Site : www.aa-e.org Orpheus XXI en concert Le 29 mai au Théâtre de Vesoul, le 22 juin à l'Abbaye de Noirlac, le 13 juillet au festival Les Suds à Arles, le 14 juillet à Aix-en-Provence, le 16 juillet à Fontfroide, le 18 juillet à l'Abbaye de Conques. Site : http://orpheus21.eu. Aider l'Atelier des artistes en exil L'Atelier des artistes en exil, à Paris, recherche de la nourriture, des logements, des bénévoles (professeurs de français, artistes, juristes, psychiatres, psychologues, assistants sociaux), du mobilier pour ses locaux et des fournitures de bureaux, du matériel pour ses studios son, pour les plasticiens, les cinéastes et les photographes, pour son studio de postproduction et pour son studio de danse. Contact : contact@aa-e.org"contact@aa-e.org Photos : Atelier des artistes en exil : Philippe Boulet : 06 82 28 00 47 Orpheus XXI : Serge Bufferne – La Saline Royale 03 81 54 45 49 / 07 64 49 79 26 www.salineroyale.com www.orpheus21.eu

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Il se trouve que deux premiers romans dont le sujet est la poésie sortent en même temps en librairie, et je ne crois pas que ce soit tout à fait un hasard. En rentrant un peu dans l’ordre politique des choses littéraires, on peut affirmer en effet que le roman est devenu, au fur et à mesure de son existence, le genre même du capitalisme et même, aujourd’hui, de l’ultralibéralisme. On est fasciné par ces romans obèses, souvent américains, mais désormais, surtout mondialisés, qui ne cherchent plus comme Balzac à concurrencer l’état civil, mais les séries télévisées. Leur but ultime semble moins de séduire un lecteur qu’un producteur, et d’être adapté sur nos écrans. Le romancier est devenu un scénariste comme un autre et aujourd’hui, il faudrait imaginer Faulkner heureux à Hollywood ou sur Netflix. À l’inverse, la poésie semble s’éloigner de plus en plus du marché. Rimbaud a fui au Harar avant de devenir célèbre. De son côté, Isidore Ducasse affirmait son communisme (« La poésie doit être faite par tous. Non par un »), défendait l’idée du plagiat, et demandait qu’on renoue avec « le fil imper-

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sonnel » de la poésie, autrement dit que celle-ci abandonne la logique propriétaire du nom de l’auteur. La poésie est révolutionnaire en s’écartant du travail et de l’argent. De la récompense sociale. DÉCODAGE

C’est en tout cas ce que racontent chacun à leur manière ces deux premiers romans. Le premier est signé de l’humoriste Guillaume Meurice, que les auditeurs de France Inter connaissent bien. Il s’intitule Cosme et fait le portrait d’un poète d’aujourd’hui : Cosme Olvera, fils d’immigré espagnol ayant grandi à Biarritz, autodidacte n’ayant pas même le bac en poche, immense lecteur. Cosme « dévore des livres de manière frénétique, compulsive. L’intégralité des œuvres des auteurs qui lui tombent sous le regard (…) Il découvre, il explore. Mallarmé, d’abord. “Un coup de dés jamais n’abolira le hasard”. Texte déstructuré, éclaté sur plusieurs doubles pages, composé en vers libre. D’une beauté lumineuse mais d’une obscurité hermétique. Un poème à décoder pour qui en a le courage et l’audace. Une autre vérité sous les mots, entre les lignes, derrière le texte mais sous les yeux. »

Romancier et critique littéraire

C’est la grande thèse, parfaitement discutable, du livre de Guillaume Meurice : la poésie serait à décoder. On sait comment André Breton fustigeait cette « intraitable manie qui consiste à ramener l’inconnu au connu, au classable, et qui berce les cerveaux ». Son ami Cosme, par ailleurs grand joueur d’échecs, habitué à résoudre des problèmes de mat en trois coups, a fait son service militaire dans le chiffre. Son ambition ? Décrypter le fameux poème de Rimbaud, Les Voyelles (on trouvera d’ailleurs sa solution à la fin de l’ouvrage). Mais l’on sent bien, en lisant Meurice, que son admiration pour Cosme tient moins à cette capacité herméneutique de déchiffrement qu’à l’abnégation sociale qui l’habite : « Revenu minimum d’insertion. Les fins de droits ouvrant au chômage ne lui laissent que cette opportunité. Quelques centaines de francs par mois. De quoi survivre. Le prix à payer pour une vie poétique. Libre. » RÉENCHANTEMENT

Poète lui aussi, Benjamin Pitchal n’a pas de problème d’argent comme il le raconte dans son premier roman à forte tonalité autobio-

Illustration Alexandra Compain-Tissier

DES VIES POÉTIQUES

arnaud viviant


CHRONIQUE

graphique et au titre rimbaldien : La Classe verte. Le livre commence quand l’auteur apprend l’identité de son véritable grand-père paternel. Il s’agit d’Alain Gheerbrant, un sacré bonhomme, explorateur, poète, proche des surréalistes et éditeur après-guerre d’Artaud, Bataille, Césaire, Péret… Il est aussi le coauteur d’un des plus beaux livres qui soit : Le Dictionnaire des symboles, dans la collection Bouquins. Benjamin Pitchal est lycéen et, si comme je le disais, il n’a pas de problèmes d’argent, c’est que, tout en se consacrant à la poésie, il devient trafiquant de drogue, organisant des « go fast » entre Amsterdam et Paris. Son fric, il le claque en éditions rares de poètes, ou bien il le cache dans ses cahiers manuscrits intitulés « Le réenchantement du monde par la poésie ». Bien sûr, il finira par se faire arrêter, purgeant un an d’emprisonnement dans la même centrale que Fofana du gang des barbares. Au passage, Pitchal décrit la prison, ce « fin fond de la pas-poésie » avec un réalisme rarement atteint. Ce qui le sauve alors, c’est la correspondance avec son grand-père, dans laquelle il peut citer Léon-Paul Fargue : Au pays de la Papouasie J’ai caressé la pouasie La grâce que je vous souhaite C’est de n’être pas papouète La Classe verte de Benjamin Pitchal est la plus belle entrée en littérature qu’il m’ait été donné à lire depuis très longtemps. Voici un roman qui

parle d’argent et de son contraire. Qu’est-ce que le contraire de l’argent ? Ce n’est pas la pauvreté, qui n’est qu’absence d’argent, ce n’est pas le manque, qui n’est que besoin d’argent. Le contraire de l’argent, c’est la poésie qui s’oppose en absence de valeur concrète à tout rapport marchand. Qu’elle revienne à travers deux romans qui en subliment la gratuité n’a donc rien d’un hasard. C’est une demande d’absolu que nous éprouvons toutes et tous de plus en plus dans le creux de vies aussi consumées que consommées.  arnaud viviant @ArnaudViviant

Guillaume Meurice, Cosme, Flammarion.

Benjamin Pitchal, La Classe verte, Gallimard.


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À NOUVELLE DONNE POLITIQUE, RÉFLEXIONS NOUVELLES Un an après les élections de 2017, la reconfiguration du champ politique s’est confirmée. Profondément. Même s’il n’est pas sans faiblesses, Macron possède encore de sérieux atouts. De nouveaux ponts jetés entre la droite et l’extrême droite menacent. À gauche, les Insoumis donnent de la voix, de nouvelles stratégies se cherchent. En alliant conviction et ouverture, innovation et ancrage historique, il y a du grain à moudre. par clémentine autain

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I

Il y a tout juste un an, les élections présidentielles et législatives furent l’occasion d’un grand chambouletout politique. Les deux principaux partis de gouvernement des dernières décennies n’accédaient pas au second tour de la présidentielle. Marine Le Pen affrontait un homme qui n’avait jamais été élu, Emmanuel Macron. Ce scénario, largement imprévu par les commentateurs, a ouvert une crise majeure dans toutes les formations politiques installées. Les Républicains se sont divisés. Les deux finalistes de la primaire socialiste ont quitté le PS, l’un pour créer Génération.s, l’autre pour rejoindre Macron. Florian Philippot, vice-président du FN, a largué les amarres de la maison d’extrême droite et Marine Le Pen peine à reconquérir son leadership. À l’été 2017, seules deux étranges formations ont surnagé dans ce chaos : La République en marche d’Emmanuel Macron et La France insoumise avec Jean-Luc Mélenchon. Nous n’en sommes plus tout à fait là. La situation politique se décante, un nouveau paysage se dessine.

DROITE ET EXTRÊME DROITE : LIAISONS DANGEREUSES

Comme dans de nombreux autres pays européens, la droite et l’extrême droite commencent à envisager leur alliance, point de passage pour un retour au pouvoir. L’affaire n’est certes pas encore faite. Embarquer les derniers gaullistes ou chiraquiens sur une telle orientation n’est pas gagné d’avance. Et il faudra du temps pour faire oublier l’ancrage historique du Rassemblement national, nouveau nom proposé pour le FN.

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En attendant, les déclarations de Laurent Wauquiez ouvrent chaque jour un peu plus la possibilité d’un horizon commun. Thierry Mariani a fait figure de poisson pilote. En affirmant sur BFMTV et dans le JDD qu’il y a « un rapprochement évident » et qu’« il faut un accord avec le FN », l’ancien député du Vaucluse a clairement ouvert le débat. Nadine Morano, quand JeanJacques Bourdin l’interroge sur le fait qu’il n’y a pas de différence entre le FN et LR, répond : « Et alors ? » De son côté, Marine Le Pen a également émis des signaux. Le FN a appelé à voter LR pour la première fois lors de la législative à Mayotte. Des jalons sont, de part et d’autre, posés. Il ne faut pas négliger le changement de pied que constitue cette nouvelle perspective, qui prend appui à l’échelon international sur la présidence Trump et son inquiétante radicalisation. Le schéma de recomposition de la droite italienne, dans lequel l’extrême droite donne le la, peut faire des émules. La menace est sérieuse.

À GAUCHE, DÉFIS STRATÉGIQUES

Comment éviter le pire ? En faisant grandir une espérance collective de transformation. Les forces de la gauche institutionnelle sont mal en point pour répondre à ce défi. Terriblement affaibli, le PS a choisi le très lisse Olivier Faure, qui souhaite la réussite de l’ère Macron. Il fut d’ailleurs fraîchement accueilli à la manifestation du 22 mars dernier. Le choix de Faure confirme la ligne générale d’ajustement à droite suivie depuis quelques décennies par l’ex-rue de Solferino. Manifestement, le PS ne se reconnaît ni dans la voie esquissée par son homologue portugais, ni dans celle de Jeremy Corbyn.

Acquis au modèle anglo-saxon, Macron a sous-estimé l’aspiration profonde à l’égalité qui structure la France depuis des siècles. Le président des riches détonne au pays des sans-culottes.

Benoît Hamon, avec son mouvement Génération-s, a ouvertement opté pour la rupture avec la phase précédente. Il veut profiter des européennes pour tenter une relance, en s’appuyant sur la personnalité de Yanis Varoufakis. Mais on ne sait pas encore très bien où se situe le curseur de sa rupture… Les éléments de bilan critique de celui qui fut un temps, pas si lointain, ministre du gouvernement Hollande-Valls, restent encore bien épars. Remontent-ils à l’avant-2012 ou plus en amont encore ? Quant au PCF, arrimé désormais à de très basses eaux électorales, il n’en finit pas d’hésiter entre refondation bien à gauche et maintien du vieux couple liant affirmation identitaire (la primauté de l’existence du PCF) et union de la gauche classique. La grande faiblesse du total des voix de gauche indique combien il est nécessaire de faire du neuf. En France, trois stratégies ont échoué : la voie sociale-démocrate qui a culminé avec l’expérience Jospin de 1997-2002 ;

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C’est la colère couplée à l’espérance qui fait mouvement politique, et non le mariage de la colère et du ressentiment. C’est la cohérence politique associée à l’esprit d’ouverture qui favorise la dynamique ascendante, et non l’édification à l’infini des murs et des défiances. l’option sociale-libérale que le couple Hollande-Valls a imposée à marche forcée entre 2012 et 2017 ; la recette classique de la vieille union de la gauche, modèle 1965-1981, qui a fait chou blanc en 2017 malgré des appels à la « primaire de toute la gauche » (comme si l’unité pouvait s’opérer après l’ère Hollande !). Du côté de l’émancipation, c’est d’une nouvelle forme de rassemblement dont nous avons besoin. Les éléments ne manquent pas pour donner corps et force durable à cette exigence. Mais nous ne sommes pas au bout de la réflexion.

L’ÉLAN DES INSOUMIS

Jean-Luc Mélenchon a réveillé les consciences et séduit dans la jeunesse; il est parvenu à redonner de la chair et de l’audience à la France rouge, qui n’avait pas disparu

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– on commençait à en douter ! –, mais qui n’avait plus de représentation politique fédératrice. Il l’a fait en mobilisant les tréfonds de l’histoire des révoltes du pays et de la gauche pour les projeter dans la modernité. Il lui a associé de nouvelles couleurs, notamment le vert de l’écologie. Il a proposé une forme, le mouvement, sortant ainsi du cartel de partis existants. Il a donné un nom, la France insoumise. Inconnu il y a moins de dix-huit mois, ce nom qui claque et qui rompt avec les « ismes » est désormais identifié au-delà même de la personne de Jean-Luc Mélenchon. Le mouvement s’installe dans le territoire et le débat public. Notre groupe parlementaire, les « 17 », parvient à crever le mur du son ouaté de l’Assemblée nationale pour porter des combats et des débats. Par sa cohérence alternative, il apparaît comme le pôle d’opposition par excellence à l’ère Macron. L’élan de la FI n’est toutefois plus celui de la présidentielle. C’est pour une part bien normal : on ne peut reproduire à tout instant et en tout lieu la mobilisation, la politisation et l’enthousiasme de ce scrutin. JeanLuc Mélenchon l’a dit à l’automne : « Le point est à Macron ». Depuis, les élections partielles ne valent que ce qu’elles valent – des enseignements partiels –, mais elles confirment à la fois l’ancrage en cours de la FI et la difficulté persistante à aller au-delà de la percée de juin 2017. On peut égrainer les bonnes nouvelles, il y en a. Mais la seconde phase de construction pour la FI, qui se bâtit en avançant, n’est pas sans fragilités. Sa place de choix fraîchement conquise sur l’échiquier politique lui donne une responsabilité majeure.

COMPRENDRE LES ATOUTS DE MACRON

Il est vrai qu’Emmanuel Macron est l’un des présidents élus avec le moins de voix au premier tour – même si Jacques Chirac en 2002 avait fait pire . Et il est tout aussi vrai que la frénésie réformatrice qu’il entretient, appuyée sur un dispositif politique encore bien incertain – La République en marche –, suscite des doutes


et des colères. En effet, distribuer neuf milliards aux plus riches et faire, dans le même temps, les poches des bénéficiaires des APL ou des retraités relève de la provocation. Les résultats des partielles indiquent d’ailleurs un recul significatif de LREM. Macron vat-il continuer à imposer sa politique sans trouver en face de lui une réplique populaire cinglante ? Rien n’est moins sûr, mais, pour l’instant en tout cas, le président conserve de solides atouts. Macron incarne le consensus politique construit depuis des décennies entre libéraux de gauche et de droite. Que les ministres emblématiques viennent de la droite alors que Macron est issu de la « hollandie » dit assez clairement que cette politique s’appuie sur une convergence qui n’est pas de circonstance. Le président a par ailleurs su surfer sur une attente de changement. Son refrain, « libérez les énergies », répond au sentiment répandu d’une France encalminée. Il a saisi le désir d’autonomie, qu’il traduit tristement par un libéralisme débridé, une précarisation accrue et un individualisme assumé. Macron a ainsi réussi à incarner le désir de sortir des équilibres anciens et à créer un mouvement dépassant les partis d’hier. Il a cherché à reconfigurer l’antagonisme politique pour l’inscrire dans le couple vieux monde / nouveau monde, mouvement / corporatisme. C’est un coup de bluff magistral puisqu’il poursuit et aggrave le cours des politiques menées depuis plusieurs décennies partout en Europe. Mais son profil, jeune et moderne, peut faire illusion. C’est stylistique, voire publicitaire, comme l’ont donné à voir ces unes de grands médias à répétition. On en oublierait – mais pour combien de temps encore ? – que Macron se moule dans les pires travers de la Ve République. En attendant, Macron a su mettre à profit son triple ancrage : depuis plus de dix ans, il est au cœur du pouvoir technocratique (la commission Attali), politique (l’Élysée) et médiatique (quand il travaillait dans la finance, il a géré des portefeuilles de grands médias). Pour autant,

acquis au modèle anglo-saxon, Macron a sous-estimé l’aspiration profonde à l’égalité qui structure la France depuis des siècles. Le président des riches détonne au pays des sans-culottes. Ce n’est pas la moindre de ses faiblesses.

DES PASSERELLES À CONSTRUIRE

La présidentielle a montré qu’une part non négligeable des catégories populaires et de ce que l’on appelle le « peuple de gauche » est prête à se reconnaître dans un discours qui est à la fois neuf et familier, qui ne rabâche pas la gauche flétrie, mais qui ne tourne pas le dos à son histoire. De très nombreux électeurs ont trouvé ou retrouvé dans le message de JLM quelque chose qui leur donne de la fierté et de l’espérance, et que les discours et stratégies anciennes ne pouvaient plus dynamiser, voire érodaient. Jean-Luc Mélenchon n’a pas brandi le mot gauche, comme s’il suffisait d’afficher un étendard : il l’a rempli de contenu. Autour de sa candidature lancée en 2016, on pouvait enfin être de gauche sans se répéter et sans se déjuger. Le vote JLM a pu fonctionner comme un refuge pour une partie des électeurs traditionnels de gauche qui n’a pas l’habitude de voter pour un projet radical, mais qui fut blessée et écœurée par l’orientation Hollande-Valls. On pouvait aussi ne pas se reconnaître dans le clivage droite / gauche récemment brouillé – je pense en particulier aux jeunes – et trouver un cap correspondant à des aspirations au changement profond. Avec Jean-Luc Mélenchon, la radicalité émancipatrice a ainsi pu se hisser à près de 20 % des suffrages. Nous voici à l’étape d’après. On ne fait plus confiance aux partis tels qu’ils sont ? C’est une réalité. On ne veut plus ni du « réalisme » néolibéral, ni des promesses mirifiques et jamais suivies d’effet ? Tant mieux. Mais une fois ces convictions entérinées, il faut de l’initiative et de la souplesse, de la conviction et de l’écoute. C’est la colère couplée à l’espérance qui fait mouvement politique, et non le mariage de la colère et du

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Peu à peu s’installe aujourd’hui l’idée qu’il faudrait choisir entre rassembler à gauche et fédérer le peuple. Ce n’est pas la première fois qu’on constate de lourds problèmes entre le « peuple » et la « gauche ». Au lieu de se débarrasser de l’un ou l’autre terme, il vaut mieux penser l’union et la tension entre les deux. ressentiment. C’est la cohérence politique associée à l’esprit d’ouverture qui favorise la dynamique ascendante, et non l’édification à l’infini des murs et des défiances. Des passerelles sont à construire à l’intérieur de la gauche critique : sociale, culturelle, politique. Les intellectuels et les politiques ne se parlent plus ou si peu, ne se lisent plus ou trop peu. Les créateurs et les artistes contemporains se mêlent de la fureur du monde, mais leur regard neuf sur notre société, ses façons d’être et ses rêves ne sont que marginalement considérés et discutés. Dans le mouvement social, un climat de défiance à l’égard du champ politique s’est depuis bien longtemps installé. Les relations entre ces deux sphères sont entachées de méfiance réciproque et d’une difficulté à passer à une nouvelle séquence, celle porteuse de coopérations, sans assujettissement de l’un

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sur l’autre mais avec la conscience de la nécessité de conjuguer les forces. Les césures affectent l’effort de réinvention, des nouvelles problématiques et du tout. Elles minent les capacités à gagner face à Macron.

MENER LE TRAVAIL DE CONVERGENCE

Notre gauche puise des forces dans le souvenir des combats gagnés, en 1936, à la Libération, en 1968. C’est utile pour tenir dans les moments difficiles, mais ce n’est pas suffisant pour inventer le monde d’après, pour prendre toute la mesure de la révolution numérique, du changement climatique, de la reconfiguration des territoires autour des métropoles et des grands espaces continentaux, de la prolétarisation du travail – y compris des cadres – et de l’éclatement des lieux de production. Les métamorphoses contemporaines s’accompagnent d’un retour des inégalités au niveau d’avant la première guerre mondiale, de la création de mastodontes industriels plus forts que les États, d’un affaiblissement inquiétant des démocraties. Nourrir, enrichir le projet de transformation sociale et écologiste suppose un travail au long cours, qu’il faut donc poursuivre et approfondir. Quand on s’inscrit dans une démarche innovante, on cherche, on tâtonne, on expérimente. Et donc on confronte, on se confronte. Qu’il y ait des plages de désaccord entre celles et ceux qui veulent la rupture sociale et écologiste n’a rien de neuf. On s’en souvient, par exemple en 2005 dans la bataille contre le TCE. Marx au milieu du XIXe siècle, Jaurès au début du XXe siècle se sont attachés à réunir des familles, des sensibilités différentes. Nous devons mener ce travail de convergence dans les termes d’aujourd’hui. Faut-il refaire l’union de la gauche ? Au sens qu’elle a eu au XXe siècle, cela n’aurait aucun sens. De toute façon, l’un de ses acteurs de l’époque est de toute façon épuisé, l’autre a renoncé. Faut-il récuser les rapprochements, les débats, les actions communes ? Il ne s’agit pas de tirer un trait sur ce qui fait clivage pour scander « unité », mais de chercher à fédérer pour prospérer. Alors que l’on commémore 68, il n’est pas inutile de se souvenir que c’est depuis cette période que la gauche critique est


apparue dans une diversité jusqu’alors recouverte par le grand parti communiste. Faute de l’avoir compris, parce qu’il l’a combattu avec acharnement, le PCF s’est dévitalisé. Personne n’a depuis rempli le vide laissé par lui. Nos dernières années sont pleines de fusées éphémères. Depuis le début de notre jeune siècle, on a vu pêle-mêle sombrer Chevènement, le NPA, EELV, le Front de gauche.

FAIRE GRANDIR NOTRE FORCE DE TRANSFORMATION

Le mouvement dont nous avons besoin, politique, sociale, culturelle, de lutte et de connaissance, d’invention et de masse, est en construction. Des formes d’engagement appropriées à notre époque se cherchent, et c’est heureux, pour répondre aux aspirations intermittentes et continues, globales et ponctuelles, physiques et numériques. Ce n’est pas chose facile mais expérimenter est la condition pour trouver. La question clé réside dans la politisation continue des classes populaires. Que le peuple ne soit pas au cœur de la délibération, de la décision et de l’évaluation démocratique est la plaie de nos sociétés. Mais suffit-il de se réclamer de lui pour en faire un acteur ? Peut-on avoir la prétention de le représenter ? Pour le Rousseau du contrat social, personne ne peut parler au nom du peuple parce que le souverain ne se représente pas. Oui, il faut parler du peuple et pour le peuple, aspirer à le représenter au mieux, s’appuyer sur ses figures emblématiques et batailler sur le sens de son intérêt mais en sachant que toute délégation induit une prise de distance. Peu à peu s’installe aujourd’hui l’idée qu’il faudrait choisir entre rassembler à gauche et fédérer le peuple. Ce n’est pas la première fois qu’on constate de lourds problèmes entre le « peuple » et la « gauche ». Au lieu de se débarrasser de l’un ou l’autre terme, il vaut mieux penser l’union et la tension entre les deux. Est-ce parce que la gauche, notamment sous l’ère Hollande, a étouffé la gauche qu’il faut en conclure que toute référence à elle serait désormais obsolète ? Le drapeau bleu-blancrouge et la Marseillaise n’ont pas été jeté aux orties au

motif que le FN s’en est revendiqué. Toute référence républicaine n’a été abandonné parce que la droite et Valls en donnent une lecture rétrograde et excluante. Oui, le rapport à la gauche est aujourd’hui difficile, mais s’en débarrasser sans coup férir peut nous placer devant des difficultés plus grandes encore à moyen et long terme. En effet, peut-on délaisser la référence à la gauche sans in fine se séparer de ses valeurs, de son fondement historique ? Pendant que la réflexion se poursuit, si l’on veut damner le pion au gouvernement, c’est la suite de la mobilisation sociale qui est décisive. Rien n’est joué au moment où Regards est sous presse. La jonction entre cheminots, qui défendent avec vigueur l’avenir du rail, et étudiants, qui se mobilisent contre la répression et la sélection, pourrait constituer une étincelle prometteuse. Avec le cinquantième anniversaire, 1968 est dans les têtes. Tant mieux, car cette page de l’histoire donne de l’énergie, de l’inspiration, du grain à moudre. Mais une chose est sûre : on ne refera pas 1968. C’est toujours une nouvelle page qui s’écrit. Gageons qu’elle soit belle et rebelle. ■ clémentine autain « Pour ce cinquantième anniversaire de Mai 68, ma conviction est que nous allons tenir tête, un poing sur la table et l’autre en l’air s’il le faut. Parce qu’il y a de la colère dans l’atmosphère. Parce que l’époque est au regain de la critique sociale et politique. » Clémentine Autain Notre liberté contre leur libéralisme 1968-2018, Les éditions du Cerf A paraître le 13 avril

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UN PORTFOLIO DE JEAN-ROBERT DANTOU

TERRITOIRES DE LUTTE « Cercles du silence », « Manifestations », « Nuit debout », « Goûter festif », « Grève illimitée » : Partout en France, des collectifs, des associations, des syndicats, des citoyens se rassemblent, manifestent, prennent position dans l’espace public pour dire leur colère, leur exaspération, leurs envies, et donner à voir leurs luttes. Ils se mettent en scène dans des espaces symboliques : devant les mairies, les églises, les tribunaux, les centres financiers. D’autres prennent un autre parti : celui de construire, en dehors des métropoles, de nouveaux modèles de travail, d’habitat, de consommation, de culture. Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, l’état d’urgence est décrété en France. Il s’accompagne d’un recul des libertés individuelles : arrestations arbitraires, multiplication des procès de militants, perquisitions ou assignations à résidence d’activistes écologistes, tabassage de manifestants et de journalistes. Sur le terrain, la plupart des personnes photographiées prennent acte de ce tournant et rejettent la photographie, la renvoyant à sa fonction de contrôle et de surveillance. Ce travail proposait au départ une cartographie des territoires de lutte à travers la France. Au fil des mois, à mesure que se décident et s’appliquent des mesures de restriction des libertés publiques, une réflexion sur l’anonymisation photographique se superpose au projet, comme piste possible pour continuer à faire des images malgré tout. ■

Nuit debout Paris. Jean-Robert Dantou / Agence Vu’ / La France vue d’ici France, Paris, 22 avril 2016

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AssemblĂŠe populaire. France, Paris, 23 avril 2016

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PORTFOLIO

«Rassemblement – Lycée Uruguay – Avon – souffrance au travail», à l’appel des salariés administratifs du lycée Avon ainsi que des syndicats SUD, SNETAA et FO. Avon, le 1er décembre 2016

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Départ de la «Manifestation et appel à la grève contre l’austérité, pour les salaires, les services publics, l’emploi et la protection sociale.» France, Paris, 9 avril 2015


«Enseignants non-titulaires: une rentrée toujours problématique !» Rassemblement devant l’académie de Créteil en soutien aux enseignants non-titulaires. France, Créteil, 7 septembre 2016

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Manifestation intersyndicale pour l’abrogation de la loi travail. Refus collectif des fouilles Boulevard Henri IV. France, Paris, 15 septembre 2016

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Exécution de Louis XVI, par Helman.

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ENQUÊTE

À QUI LA TERREUR FAIT-ELLE ENCORE PEUR ?

Instrumentalisée et agitée comme un épouvantail, assimilée à d’autres périodes ou aux exactions de régimes totalitaires, la Terreur reste un objet de fantasmes, dont l’histoire reste à écrire pour elle-même et pour mieux comprendre la Révolution. par gildas le dem

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C 106 REGARDS PRINTEMPS 2018

C’est aux lendemains de Thermidor – un mois à peine après la chute et de l’exécution de Robespierre, le 28 juillet 1794 – que Tallien évoque le « système de la Terreur », un régime de gouvernement qui aurait divisé le pays « en deux classes : celle qui fait peur et celle qui a peur ». Il serait trop simple de faire observer que, si « système de la terreur » il y eut, Jean-Lambert Tallien en fut, si l’on peut dire, l’un des agents les plus éminents. C’est Tallien en effet qui, à Bordeaux, ordonnera l’arrestation de près de 5 000 personnes, et fera procéder à la condamnation à mort de trois cents d’entre elles à l’automne 1793. Au fond, au regard des crimes et des exactions de Fouché et Collot (qui font tirer au canon sur plus d’un millier de Lyonnais), ou de Carrier (qui fait fusiller des milliers de personnes, et procède à ce qu’il appelle la « déportation verticale », c’est-à-dire à des noyades de masse dans la Loire, qualifiée par le même Carrier de « fleuve républicain »), Tallien, si l’on ose dire, est un enfant de chœur. Mais Tallien, qui a fait tomber Robespierre le 9 Thermidor, n’a pas seulement l’habileté tactique de ses coreligionnaires en Terreur.

CE QUE TERREUR VEUT DIRE

Tallien a également un sens aigu de la stratégie. En parlant de « système de la terreur », il a su en effet, avec Fouché, se rallier tous les conventionnels modérés qui, comme Cambacérès, cherchaient à sortir du régime de gouvernement révolutionnaire qu’incarnait Robespierre. Bien plus : en confondant gouvernement révolutionnaire et Terreur, et une Terreur qui serait rien moins qu’un système de gouvernement, Tallien ne s’exonère pas de ses propres crimes en les rejetant sur Robespierre, Saint-Just, etc. Il invente, à la lettre, ce que Terreur veut dire : une forme de gouvernement par la peur et le crime, une forme d’État aussi, qui serait l’ébauche d’un État total reposant sur une violence d’État fondatrice et conservatrice. Sans doute la Terreur n’est-elle pas encore devenue, avec Tallien, une « catégorie de pensée » comme le dit l’historien JeanClément Martin.


ENQUÊTE

Et, en effet, il faut remarquer que chez certains des acteurs plus ou moins hostiles au gouvernement révolutionnaire, l’usage de la catégorie de Terreur ne va pas de soi. On n’en trouve trace, comme le fait remarquer le même Jean-Clément Martin dans La Terreur. Vérités et légendes, ni chez le contre-révolutionnaire anglo-irlandais Edmund Burke, ni chez le jeune Chateaubriand qui, dans l’Essai sur les révolutions, se contente de dénoncer les « lois du sang » dues « aux décrets funèbres de Robespierre ». C’est Benjamin Constant qui inscrira en effet la Terreur (avec une majuscule) dans la littérature politique, dans sa brochure intitulée Des effets de la Terreur où d’ailleurs, s’il évoque une « terreur réduite à un système », il n’emploie pas la formule, devenue canonique après Tallien, de « système de la terreur ». Enfin, c’est Hegel qui consacre et systématise dans la Phénoménologie de L’Esprit, en 1811, l’usage du terme terreur comme désignation d’une liberté politique destructive, d’une négativité qui s’emporte jusqu’à sa propre destruction dans la mort.

Si le gouvernement révolutionnaire et la Terreur ne furent pas l’ébauche d’une forme d’État totalitaire et génocidaire, si Robespierre ne fut ni Staline, ni Mao, ni Hitler, comment repenser la Révolution française ?

RELIRE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

Comment rompre, dès lors, avec ces représentations héritées ? Bien plus, comment rompre avec la représentation de la Révolution française comme « matrice du totalitarisme », où c’est « le Goulag qui conduit à repenser la Terreur » en vertu de l’identité d’un projet totalitaire et criminel, tel du moins que François Furet, avec Penser la Révolution française, avait réussi à en imposer la perception ? Ou encore, comment rompre avec les contre-histoires de la Vendée qui associent des exactions – indéniables – à un véritable génocide ? Pour le dire brutalement : si le gouvernement révolutionnaire et ce qu’on appelle la Terreur ne furent pas l’ébauche d’une forme d’État totalitaire et génocidaire, si Robespierre ne fut ni Staline ni Mao ni Hitler, comment repenser la Révolution française ? Tous les historiens, théoriciens ou artistes qui travaillent aujourd’hui sur la Révolution française et la Terreur s’accordent en effet à penser que les réponses sont plus complexes que la question. Et sans doute,

« relire la Révolution française », pour reprendre l’expression de Jean-Claude Milner, ne saurait se faire sans importer de nouveaux ou d’autres cadres de pensée. Milner, linguiste, ne le dissimule pas : s’il adosse l’éloge de la singularité de la Révolution française à une critique des révolutions russes et chinoises, c’est aussi pour rompre avec la « croyance révolutionnaire » qui l’avait porté à penser que la Révolution française annonçait, inaugurait une tradition révolutionnaire s’achevant, provisoirement, dans les révolutions d’inspiration marxiste. Il est évident que l’ancien maoïste (qui n’hésite pas, depuis, à afficher des positions nettement réactionnaires) entend d’abord rompre avec cette tradition. Il n’empêche : en cassant le fil d’un grand récit qui irait de 1793 à 1917 et 1966, la lecture de Jean-Claude Milner permet d’en revenir à la singularité historique de la Révolution française.

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S’il est certain que l’on ne saurait séparer la Terreur d’un moment d’extrême brutalité, il faut rappeler que ce moment est aussi le moment d’une guerre à l’intérieur et à l’extérieur. UN RÉGIME D’EXCEPTION

Et en effet, Milner, sans contourner la question de la mise à mort qui nous est devenue étrangère (mais ne l’est pas au XVIIIe siècle), se montre très ferme sur la distinction entre terreur jacobine et terreur stalinienne et maoïste, et différencie nettement ce qu’on appelle la Terreur de 1793-1794 des massacres de septembre 1792, qui vit des Parisiens, sous l’emprise de l’angoisse de voir Paris conquis et mis à sac par les armées européennes coalisées contre la Révolution, massacrer des prisonniers soupçonnés de collusion avec l’ennemi. « La Terreur doit être pensée comme un régime d’exception, rendu nécessaire par la méconnaissance, en septembre 1792, des nécessités de la représentation politique. La Terreur organisée est un refus du massacre spontané́. Mais elle est tout autant le refus du massacre programmé par certains représentants dévoyés : Fouché́ à Lyon ou Carrier à Nantes. Elle impose des limites strictes : un tribunal décide entre la mort et la relaxe (il y en eut) ; le condamné est guillotiné, à l’exclusion de toute autre forme de mise à mort ; l’exécution est publique. La tête du guillotiné est montrée à la foule. Ce geste nous choque, mais il signifie que le condamné reste un individu identi-

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fié. Sa mort n’est ni aléatoire, ni anonyme, ni cachée. » On se situe alors, selon le linguiste, à « l’opposé des techniques de mise à mort collectives, anonymes et secrètes que le XXe siècle a inventées. Mais il faut aller plus loin : pour Robespierre, la Terreur doit être éphémère. D’une part, la Révolution elle-même est transitoire. Elle doit s’arrêter dès qu’une Constitution entre en vigueur. D’autre part, la Terreur dépend de la guerre. Elle doit s’arrêter dès que la paix sera revenue. À la différence des purges staliniennes et maoïstes, la Terreur n’est pas un système de gouvernement destiné à se perpétuer ».

LE MOMENT D’UNE GUERRE

De même, sans rien nier du « caractère massif des massacres perpétrés en Vendée », l’historien Jean-Clément Martin refuse de parler de « génocide, de volonté exterminatrice de la part du gouvernement révolutionnaire ». S’il y a bien eu, « à partir de 1792 et surtout de 1793, des destructions, des exactions provoquées par ce qu’il faut bien appeler une guerre civile, mais aussi des troupes qu’on a laissé faire et auxquelles, un temps du moins, on n’a rien reproché, les mécanismes de violence – et il faut évidemment le déplorer – restent tout à fait ordinaires pour l’époque ». En effet, comment s’expliquer, sinon, que le nombre de victimes lors de la désastreuse retraite de Russie ait également pu s’élever à près de 200 000 morts, soit le nombre de victimes des tueries en Vendée ? Et, s’il faut évidemment ne rien oublier des cruautés de la Révolution française (Jean-Clément Martin cite par exemple les gardes suisses qui, lors de la prise des Tuileries, seront « émasculés puis brûlés »), on ne peut, dès lors, ne pas également évoquer les atrocités des armées napoléoniennes en Espagne immortalisées, si l’on peut dire, par Goya. Sans compter, bien sûr, l’expédition de Saint-Domingue, et les massacres, consécutifs, à Haïti.


le respect ne se réclame pas, il se partage ici, nous avons exigé et obtenu des réhabilitations urbaines, deux centres municipaux de santé, un nouveau centre culturel et social


l’art de vivre populaire, c’est la qualité donnée au plus grand nombre ici, nous construisons 50% de logements sociaux dans tous les programmes neufs. Nous défendons le droit au logement


ENQUÊTE

En dépit des censures, l’on doit, plutôt que d’une ébauche d’État total, parler d’une multiplication des « institutions républicaines » selon le mot de Saint-Just, et d’une volonté de faire droit à la pluralité des sensibilités.

Bref, s’il est certain que l’on ne saurait séparer la Terreur d’un moment d’extrême brutalité, il faut rappeler que ce moment est aussi le moment d’une guerre à l’intérieur et à l’extérieur. Bien plus : ce moment est celui d’une guerre défensive. En effet, comme le rappelle encore Jean-Claude Milner, « de là, cette formule de Robespierre : “Quiconque tremble en ce moment est coupable”. Pour glaçante qu’elle soit, elle s’explique par le “moment”, c’est-à-dire par la guerre. La terreur stalinienne commence au contraire quand la guerre extérieure se termine. Elle coappartient à la victoire. Il en va de même de la Révolution culturelle. En URSS et en Chine, la terreur devient un mode de gouvernement régulier, et non une situation exceptionnelle ».

CÉLÉBRATION DE LA PAROLE PUBLIQUE

C’est dans le contexte de cette situation exceptionnelle qu’il faut en effet replacer les jeux, sans doute sanglants, des factions et des affrontements intérieurs à la Révolution. Par un paradoxe qui n’est qu’apparent, on n’a jamais en effet tant débattu, délibéré, et même pour ainsi dire célébré la parole publique,

comme le fait remarquer Sophie Wahnich dans La liberté ou la mort, que sous la Révolution française et la Terreur. Non seulement les lieux de pouvoir sont multiples : il faut compter avec la Convention, mais également les différents comités, qui tiennent lieu d’instances exécutives (Comité de salut public, Comité de sureté générale, Comité des finances, qui entrent d’ailleurs parfois en lutte). Mais également la Commune de Paris, les clubs, les assemblées populaires ou de quartier, etc. Bien plus, le gouvernement révolutionnaire multiplie les rituels, les fêtes, les rassemblements populaires, qui sont autant d’occasions de débat et d’expression de la volonté populaire. En dépit des censures, notamment de la presse, l’on doit, plutôt que d’une ébauche d’État total, parler d’une multiplication des « institutions républicaines » selon le mot de SaintJust, et d’une volonté de faire droit à la pluralité des sensibilités. Et c’est du reste dans ce cadre que Robespierre va jusqu’à récuser les notions de majorité et de minorité, « nouveau moyen d’outrager et de réduire au silence ceux qu’on désigne sous cette dernière dénomination ». Or, ajoute-t-il, « la minorité a partout un droit éternel ; c’est celui de faire entendre la voix de la vérité, ou de ce qu’elle regarde comme telle ». Et lorsque Robespierre, comme le rappelle Jean-Claude Milner, organise la fête de l’Être suprême, on aurait tort d’y voir un culte d’ordre personnel, ou étatique : puisque l’Être suprême n’est rien qu’un dieu rationnel en général, cette fête ouvre en fait un espace de liberté religieuse à toutes les confessions qui divisaient jusqu’ici les Français, et signifie aussi la fin d’une déchristianisation violente.

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Estampe de 1793 reprenant un motif courant de la Première République : le slogan «Unité, Indivisibilité de la République, Liberté, Egalité, Fraternité ou la Mort» entouré de branches de chêne, de drapeaux tricolores, placé devant un faisceau de licteur surmonté d’un bonnet phrygien. Au premier plan, un coq gaulois et des canons guerriers. De nombreuses versions existent sur le même thème. Inconnu - gallica.bnf.fr


ENQUÊTE

ÉCLAIRER LE THÉÂTRE D’OMBRES

Comme le fait également observer le réalisateur Vincent Dieutre, qui prépare un film sur Saint-Just, ce qu’on appelle la Terreur est peut-être aussi le moment inaugural de la subjectivité préromantique : jamais, en cette fin de XVIIIe siècle, on n’ira sans doute en effet autant au théâtre, à l’opéra même, écouter Gluck ou Piccinni, que dans le Paris de 1792-1794. Jamais on ne lira, également, de romans gothiques anglais. Repenser la Révolution française et la Terreur, c’est sans doute aussi, en ce sens, « remettre la Terreur au présent », c’est-à-dire, loin d’en faire un théâtre d’ombres où s’affronteraient des fantômes sanguinaires et sans visage, restituer des corps, des êtres de chair et de sang qui dorment au mieux quatre heures par nuit, s’inquiètent du prix des chandelles quand ce n’est pas du pain, courent des Tuileries et de Saint-Germain à l’Hôtel de Ville, cavalent au front en Belgique ou en Italie. Représenter à nouveaux frais la Révolution française et la Terreur c’est, en somme, autant s’éloigner du merveilleux claquant et mièvre du Marie-Antoinette de Sofia Coppola, que du pathétique glacé du Danton de Wajda ; autant mettre à distance les romans de gare et les biographies à l’eau de rose, que la prose faussement détachée d’un François Furet. L’histoire de la Terreur reste donc encore à penser, écrire et filmer, et c’est tant mieux. ■ gildas le dem

BIBLIO La terreur. Vérités et légendes, de Jean-Clément Martin, Perrin.

Relire la Révolution française, de Jean-Claude Milner, Verdier.

La liberté ou la mort, de Sophie Wahnich, La Fabrique.

La Révolution française n’est pas un mythe, de Sophie Wahnich, Klincksieck.

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AU RESTO

MAI 68, UN PRINTEMPS INACHEVÉ

Les commémorations des événements de 1968 remettent en débat la question de leur interprétation, qui divise toujours ceux qui s’en revendiquent comme ceux les dénigrent. Nos invités – l’historienne Ludivine Bantigny et le philosophe Patrice Maniglier – ont cherché une synthèse dans le bouillonnement de ce mai-là. par pierre jacquemain, photos célia pernot pour regards

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A AU RESTO

À Montreuil, le 263, rue de Paris n’est pas connu pour sa grande gastronomie. C’est le siège de la Confédération générale du travail. Et c’est dans sa cantine, où se croisent chaque jour les militants cégétistes de toute la France, que nous avons donné rendez-vous à nos deux invités. Restauration et réflexion collectives.

regards. Vous avez dédié votre livre à ceux qui ont fait 68. Alors, qui sont-ils ? ludivine bantigny.

Dix millions de personnes se sont mobilisées. On peut parler d’un véritable brassage social. Ce brassage et ces rencontres ont constitué un enjeu politique important. Il faut nuancer l’idée que 68 a d’abord concerné les étudiants, puis le monde ouvrier et salarié. 68 a commencé avant mai, et même avant mars, avec des grèves et manifestations importantes à Quimper, Caen ou Besançon. Ce qui s’y passe est un creuset intéressant socialement et politiquement. Et ce qui est passionnant, c’est de voir que parmi ces dix millions de personnes figurent des professions auxquelles on ne pense pas forcément : des chauffeurs de taxi, des garçons de café, des coursiers, des vendeuses de magasins, nombre d’employés, sans oublier les agriculteurs. À Quimper, en octobre 67, il y avait déjà eu de grandes mobilisations paysannes : ce sont des agriculteurs qui ont lancé les premiers pavés. Ces phénomènes de solidarité entre

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la paysannerie, le monde ouvrier et salarié, les enseignants et les étudiants sont très importants. Il y a des rassemblements et des occupations partout, jusque dans les toutes petites entreprises. On dit souvent aujourd’hui qu’il ne pourrait plus y avoir de 68 parce qu’il n’y a plus de Billancourt, ou l’équivalent des grandes usines d’avant – comme Peugeot-Sochaux –, mais en réalité, 68 ce sont aussi des grèves dans de toutes petites boîtes. regards. Patrice, vous parlez d’un événement mystérieux… Pourquoi ? patrice maniglier.

Parce qu’il n’a pas abouti à un changement de régime, alors qu’il avait beaucoup de caractéristiques d’un mouvement révolutionnaire, réalisant le rêve de la « grève générale ». Mais il n’y a ni changement de gouvernement, ni de changement de ligne politique.

C’est ce qui explique, je crois, le suspens dans lequel Mai 68 est resté et qui a donné lieu à un nombre incalculable d’interprétations pour comprendre ce qui s’est réellement passé – les acteurs étant eux-mêmes étonnés de ce qui arrive. Mai 68 se caractérise par le fait d’être un processus de contestation intense dans lequel ceux qui sont en position de leaders refusent d’avoir une position de surplomb sur le phénomène. Je pense à cet entretien entre CohnBendit et Jean-Paul Sartre intitulé « L’imagination au pouvoir » et où Cohn-Bendit dit : « On n’a pas de programme. Ça vous arrangerait bien qu’on en ait, mais on n’en aura pas ». Ça a un côté « nous ne revendiquons rien », comme disait Frédéric Lordon à Nuit debout. Mais je crois plus profondément que cela reflète un aspect très caractéristique de 68 : la crise du savoir, de toutes les formes d’autorité et en particulier des formes d’autorités internes

LUDIVINE BANTIGNY

Membre de la rédaction de Vingtième siècle, maîtresse de conférences en histoire contemporaine à l’université de Rouen, chercheuse au Centre d’histoire de Sciences Po, Ludivine Bantigny a écrit 1968. De grands soirs en petits matins (éd. Seuil, 2018).

PATRICE MANIGLIER

Contributeur des Temps modernes, spécialiste de la pensée des années 60 et 70, Patrice Maniglier est maître de conférences en philosophie à l’université Paris Ouest-Nanterre. Il a notamment publié Le Moment philosophique des années 1960 en France (éd. PUF, 2011).



« On a pris conscience qu’on pouvait parler, occuper, subvertir, critiquer, et aussi poser la question d’un autre futur, d’une société différente, hors du capitalisme, hors du marché et de la concurrence. » Ludivine Bantigny


AU RESTO

à la contestation – notamment la forme parti et l’idée selon laquelle il y a des dirigeants intellectuels de la contestation. Car ce qui fait la particularité de Mai 68, c’est aussi ça : une contestation intense, sans projet préétabli ou surplombant. regards.

Justement, Ludivine, vous dénoncez l’idée que 68 n’aurait été que « la pensée par slogan ». Vous dites au contraire qu’une vraie vision du monde s’est imposée avec un projet de société en perspective. ludivine bantigny.

Je suis en effet plus nuancée que Patrice sur cette question des projets de société. Certains détracteurs de 68 affirment que les gens ne savaient pas pourquoi ils se mobilisaient. C’est pour moi un contre-sens historique. Tout une réflexion s’ouvre, à la faveur de la grève, sur les conditions de travail, les questions d’emploi qui commencent à se poser, les bas salaires ou même tout simplement la dignité ouvrière et la dignité du travail – bref, sur les conditions d’existence et la possibilité d’une émancipation. Cette pensée pratique s’oppose à la mécanique de la rentabilité et du profit, comme l’explicite la formule des grévistes de la Rhodiaceta dès 1967 : « Nous sommes des hommes, pas des robots ». Et c’est à partir de cette réflexion que les comités de grèves, les comités d’action, les comités de quartier ou les assemblées générales ont mis en cause les conditions de production jusqu’à poser des ques-

tions plus structurées du point de vue économique. On commence à parler d’autogestion. regards. Est-ce qu’on surestime l’apport de Mai 68 ? patrice maniglier. Je crois que dans la mémoire collective, il y a l’idée que 68 a été un moment fondateur de la contemporanéité de la France. Il serait intégré dans le présent. Comme si un événement du passé ne pouvait pas fonctionner comme une sorte de résistance à l’égard de notre présent, et même comme une critique du présent. Je crois que c’est en effacer le tranchant. La question de fond qui reste est de savoir comment un événement produit un effet, comment il s’historicise ? Parce qu’il y a une part de l’événement qui ne fait pas histoire. Il n’y a pas de raison que les événements produisent nécessairement des conséquences historiques. Les conséquences de 68 sont plus diffuses que des constitutions ou des lois. Elles sont peut-être à chercher au niveau des vies, des subjectivités, des bifurcations biographiques. Là, on peut parler d’effets. regards. Est-ce que, parmi ces effets, il y a l’individualisme contemporain, le néolibéralisme ? patrice maniglier.

Quand on ampute Mai 68 de sa dimension anticapitaliste et ouvrière, on l’identifie à un processus de libéralisation des

mœurs. Mais du côté anticapitaliste et ouvrier, la CGT avait tout intérêt à dire que c’était un succès, qu’il y avait des effets, pour convaincre les gens de reprendre le travail. Un des paradoxes de 68, c’est qu’il a abouti, par les accords de Grenelle, à une meilleure représentation syndicale. Ce qui a eu, je suis sûr, des effets très positifs. Mais si Mai 68 procède à une forme de contestation du pouvoir, le pouvoir syndical n’y a pas échappé. Donc chacun ampute l’événement de ses dimensions afin de pouvoir le récupérer, y compris d’ailleurs ceux qui disent que 68 est un non-événement. Ils ont eux aussi des intérêts. Je pense au contraire qu’il faut prendre l’événement dans sa globalité. ludivine bantigny.

Il faut arrêter de distinguer le supposé sociétal du supposé social et du supposé politique parce que, précisément, ce qui est fondamental en 68, c’est l’imbrication de ces questions qui en font des enjeux politiques. 68 est un événement profondément politique au sens où tout à chacun se sent en légitimité et en capacité de parler de choses qui sont politiques ou le deviennent. Ce périmètre du politique s’élargit à partir de 68. L’événement est innervé par un esprit critique ; il englobe des questions qui jusqu’alors pouvaient relever de l’intime : la sexualité, le rapport au corps, la place des femmes. On ne peut pas dissocier l’immense dimension sociale et politique de l’événement et les aspects culturels

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AU RESTO

qui le traversent. C’est pourquoi les contresens qui identifient 68 comme l’avènement de l’individualisme ou du néolibéralisme sont pour moi de véritables aberrations. regards. Pourquoi le gouvernement a-t-il tant tergiversé sur la question de la commémoration des événements ? patrice maniglier.

La bonne question serait plutôt inverse : comment se fait-il que tous les pouvoirs qui se sont succédé en France – à part sous Mitterrand pour qui il y avait peut-être un sens à se revendiquer de 68, et Sarkozy qui est une sorte de parenthèse – aient eu la velléité de commémorer 68 ? Un mouvement d’illégalisme de masse, avec des occupations, des séquestrations de patrons, une violence policière et anti-policière, des stratégies émeutières : c’est tout ce que le pouvoir actuel ne peut absolument pas supporter. Une des fonctions de la commémoration est de ré-ancrer le présent dans le passé. L’énigme de 68 est que les pouvoirs peuvent s’en revendiquer. Or pour résumer 68, il y a plusieurs options. Celle qui consiste à dire qu’il ne s’est rien passé, que ce fut un carnaval. Celle qui affirme que c’est une révolution ratée. Enfin, celle qui reconnaît une forme de crise contestataire ne correspondant pas aux modèles que nous avions – ceux de la Révolution française ou de la révolution russe –, mais qui admet sa dimension révolutionnaire.

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regards. Quel est le sens des événements selon cette dernière interprétation ? patrice maniglier. Mai 68 apparaît comme une révolution symbolique. Le rôle d’un événement comme celui-ci n’est pas forcément de prendre le pouvoir. C’est de donner le sentiment que les possibles sont plus larges que ce qu’on croyait. C’est ce que j’appelle la dimension symbolique : l’imaginaire, le sens que les gens donnent à leur action, à leur vie quotidienne est remis en cause. En interrompant le cours régulier des choses, l’événement fait sentir que certaines des choses apparemment évidentes, inévitables, ne le sont pas. Ensuite, la question est de tenir dans la durée. Il y a donc une sorte de double temps de l’événement. Et c’est là où la question institutionnelle est importante, pour faire durer ces initiatives d’ouverture. C’est là qu’il y a eu un échec. C’est Mitterrand, l’échec, pas Mai 68 ! L’échec est au niveau des organisations capables, à différents niveaux – pas seulement gouvernemental d’ailleurs – de faire durer cette ouverture des possibles. ludivine bantigny. Je n’aime pas l’idée de commémorer et surtout pas si c’est Emmanuel Macron qui commémore. Ce serait une gigantesque contradiction : quel pouvoir célébrerait une contestation du pouvoir par la grève et les occupations ? Et l’on voit très bien ce qu’il pourrait lisser et même récu-

pérer de 68. Le système actuel est un grand avaleur, un grand récupérateur. Mais cette fois, personne n’est dupe. Et c’est la raison pour laquelle il y a eu tant de levées de boucliers, sur sa droite comme sur sa gauche. Il lui était impossible de commémorer 68. Et c’est tant mieux. regards.

Dans Politis, Geoffroy de Lagasnerie affirme que « Fétichiser Mai 68, c’est aussi risquer de fétichiser des modes d’action : la grève, le rassemblement, la manifestation ». Il ajoute que « Mai 68 a instauré une imagerie qui nous empêche de faire exister un présent puissant »… ludivine bantigny.

Je ne suis pas d’accord sur ce point avec Geoffroy de Lagasnerie. Il me semble qu’il a tort de considérer qu’il faut remiser au magasin des accessoires des formes qui sont au plan historique et politique extrêmement intenses : grèves reconductibles, occupations, manifestations. 68 n’est pas un fétiche ni un modèle, ce qui n’empêche pas d’y revenir, parce qu’il y avait là une intensité des projets, des luttes et des possibles. C’est ce que Marx avait dit de la Commune et que l’on peut dire aussi de 68 : la Commune a existé et c’est déjà sa première vertu. En 68 c’est pareil : on a pris conscience qu’on pouvait parler, occuper, subvertir, critiquer, et aussi poser la question d’un autre futur, d’une société différente, hors du capitalisme, hors du marché et


« Chacun ampute l’événement de ses dimensions afin de pouvoir le récupérer, y compris d’ailleurs ceux qui disent que 68 est un non-événement. » Patrice Maniglier


de la concurrence. Mais encore poser la question du pouvoir, ce qui a été le cas en 68. regards. Se pose-t-on encore ces questions, aujourd’hui ? ludivine bantigny.Dans les organisations du mouvement ouvrier et révolutionnaire – de cette gauche qui veut vraiment changer la vie comme le disait Rimbaud –, il n’y a plus ni stratégie, ni programme. La question stratégique qui s’est posée à la charnière de mai et de juin 68 était : qu’est-ce qu’on fait de tous ces comités d’actions ? Est-ce qu’il ne faut pas essayer de les coordonner pour poser la question d’un double pouvoir ? Et là, il y a eu des discussions très serrées. On retrouve là les tendances qui s’opposent historiquement sur d’autres questions stratégiques. Avec, d’un côté, les libertaires qui – avec Daniel CohnBendit ou Jean-Pierre Duteuil et d’autres – refusent toute centralisation et mettent en avant l’indépendance et la spontanéité des comités d’actions. Et, d’un autre côté, ceux qui voient dans la séquence un moment de basculement et veulent saisir ce moment décisif pour regrouper les forces, sous la forme d’un comité central de grève. Toutes ces questions-là sont à revivifier aujourd’hui. Il ne s’agit pas de figer ou d’embaumer 68, mais de contribuer à en parler avec d’autres événements insurrectionnels ou révolutionnaires : à cet égard, il n’y a pas de raison de faire table rase du passé.

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patrice maniglier. Je ne vois pas en quoi l’imaginaire ou même l’attachement à Mai 68 expliquerait les défaites qui sont les nôtres. Elles s’expliquent mieux par la désignation des vrais ennemis, qui sont organisés, au niveau économique, politique, policier. Si on devait nommer les raisons pour lesquelles il est difficile aujourd’hui de se battre, c’est principalement la délocalisation de l’activité industrielle qui met les gens en concurrence. C’est d’ailleurs peut-être un effet de 68. Sans tomber dans le complotisme, il faut reconnaître que juste après 68, dès les années 70, se met en place le paradigme néolibéral dont je pense qu’un des objectifs est politique : il faut désarmer les classes ouvrières par le biais de la mondialisation. Celle-ci a une fonction politique qui est de mettre en concurrence les travailleurs du monde entier et de briser des solidarités basées sur l’identité ouvrière. Et la résurgence du nationalisme, partout, est une conséquence inévitable de ces politiques. L’un des enjeux pour nous est donc de reconstruire un nouvel internationalisme, de trouver la voie de nouvelles solidarités. Pour cela, nous avons sans doute besoin de nouvelles formes de mobilisation. bantigny. Geoffroy de Lagasnerie a le sens du contre-pied : évidemment, il fait réfléchir. On s’est d’ailleurs posé la question, avec lui, sur les formes à inventer lors des occupations des places publiques pendant Nuit debout…

ludivine

patrice maniglier. Justement ! On ne parle pas de la même occupation. Occuper l’espace public et occuper son lieu de travail, c’est très différent. C’est d’ailleurs un symptôme : précisément, le lieu de travail n’est plus un espace politique. C’est-àdire qu’il n’est plus le lieu à partir duquel on va pratiquer la société future, la fameuse utopie concrète. En 68, il y a vraiment cette idée autogestionnaire. On voit bien qu’aujourd’hui, c’est différent. La nature de l’appareil de production n’est plus du tout contrôlable au niveau des unités de production. Il faut peut-être plutôt réfléchir au niveau de la consommation. regards.

Diriez-vous que l’on vit en ce moment une période prérévolutionnaire qui pourrait, par certains aspects, ressembler aux prémices de 68 ?

ludivine bantigny. L’histoire ne se répète pas, mais je ne trouve pas aberrante l’éventualité que quelque chose d’assez ressemblant surgisse. On est dans une phase encore plus aiguisée de saturation et de profonde indignation face aux inégalités et à l’indignité généralisée. Il y a des luttes, des résistances, des grèves. Mais elles sont dispersées, comme c’était le cas en 1967. On peut se sentir « à la veille de ». 1967 était une année de pic de grèves. maniglier. Aujourd’hui, quand on observe les études ou les sondages d’opinion, la seule chose

patrice


que les gens détestent de 68, c’est des slogans comme « CRS = SS » et toutes les formes de contestation du pouvoir policier. Or je pense qu’on ne peut pas créer une culture de résistance, de contestation ou d’élaboration d’un avenir différent sans admettre de mettre en cause le pouvoir policier. Mai 68, c’est d’abord la solidarité contre la répression policière. Il y a, aujourd’hui même en France, des gens qui sont jugés parce qu’ils défendent des stratégies insurrectionnelles. Ces stratégies ont une force de mobilisation et de solidarité immédiates. C’est ce que j’appelle la solidarité dans la blessure. Elles font aussi écho à la répression que subissent les classes populaires racisées. Elles concernent également les droits formels, les libertés élémentaires. Quelque chose comme Mai 68 ne se reproduira pas si ne se diffuse pas, de nouveau, une culture

de méfiance à l’égard du pouvoir policier. regards. Finalement quelle est la juste lecture à avoir de 68 pour transmettre les événements aux jeunes générations ? patrice maniglier. Je pense qu’il faut retenir de 68, non pas ce qui a constitué le présent tel qu’on le connaît, mais une sorte d’échappée du possible dont la réactivation passe par des voies souterraines, comme c’est souvent le cas dans l’histoire. J’ai l’impression qu’il y a un peu quatre phases dans la réception de 68. La phase des années 70, où on prend conscience que ce n’était pas un début, que c’est fini. La phase réactionnaire des années 90, où l’on explique que c’est une libéralisation des mœurs. La phase un peu altermondialiste des années 90, où on rappelle aussi que

c’est avant tout un grand mouvement ouvrier. Aujourd’hui, on est dans une quatrième phase qui consisterait à dire que 68, c’est l’alliance de ces différentes choses. Ce qu’on doit retenir de Mai 68, c’est de ne jamais diviser les revendications d’égalité au regard du travail et la transformation des mœurs et de la vie. regards.

Qu’apprend-on aux enfants de ce qui s’est passé en 68 ?

ludivine bantigny.

On apprend à oser, à ne pas se résigner, à créer et à s’emparer du politique : on a la légitimité à agir autrement que ce à quoi nous assigne la pensée dominante. 68 peut conduire à ne pas être uniquement sur la défensive. Le capitalisme est historiquement déterminé. Il fera son temps. Et il faut pouvoir se mettre à l’ouvrage pour imaginer des alternatives. ■ pierre jacquemain

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Art #MeToo Ce jour de janvier 2018, les visiteurs de la Manchester Art Gallery se pressent autour d’une affichette épinglée au mur, à la place de Hylas et les Nymphes, célèbre tableau de John William Waterhouse peint en 1896, qui montre de ravissantes jeunes filles dans une rivière, seins nus et peau diaphane, attirant à elles un beau jeune homme. Surprise, le texte informe que le tableau a été renvoyé en réserve « pour inviter à la discussion sur la façon dont nous expo-

sons et interprétons les œuvres d’art » ! Le débat est posé : « Cette salle [nommée « En quête de beauté »] présente le corps des femmes soit comme “forme passive décorative” soit comme “femme fatale”. Remettons en cause ce fantasme victorien ! Le musée existe dans un monde où s’interpénètrent les questions de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous affectent tous. Comment les œuvres d’art peuvent-elles nous parler d’une façon plus contemporaine et pertinente ?...»

Illustration Alexandra Compain-Tissier

PEUR DE LA CENSURE

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

124 REGARDS PRINTEMPS ÉTÉ 2016 2018

Pour qui voudrait réagir, des post-it sont à disposition, ainsi que le hashtag #MAGSoniaBoyce sur Twitter puisque, comme l’explicite l’affiche, il s’agit d’une performance qui annonce une rétrospective consacrée à l’artiste contemporaine engagée, féministe et noire, Sonia Boyce. Question réactions, le musée de Manchester sera servi puisque, après un article dubitatif du journal The Guardian joint à une tribune au vitriol de son critique d’art, l’affaire, à coups de copier-coller dans la presse, dépassa rapidement les frontières.

Clare Gannaway, conservatrice supervisant le projet, y explique que #MeToo, mouvement mondial de dénonciation des agressions sexuelles dont sont victimes les femmes, l’a convaincue de soutenir l’initiative. Elle avoue regarder autrement cette salle de musée peuplée d’un imaginaire exclusivement masculin, suscitant désormais chez elle « un sentiment d’embarras », elle réfléchit à une nouvelle présentation. Il serait faux de soutenir que cette performance suscita l’enthousiasme. Rares furent les voix qui s’élevèrent pour défendre le geste. Le musée se vit accusé de censure, de sombrer dans le politiquement correct et de faire preuve de puritanisme. Une jeune femme, qui affirmait être venue spécialement pour admirer le chef-d’œuvre, lança une pétition pour réclamer son retour, craignant qu’il ne soit plus jamais exposé. Ce qui n’avait jamais été envisagé… La toile fut raccrochée au bout d’une semaine. La Manchester Art Gallery surjoua peut-être la joie d’avoir déclenché une telle vague, annonçant vouloir poursuivre le débat à travers


une série d’événements publics. Et à raison, car les enjeux sont fondamentaux. Que véhicule un musée par ses choix d’accrochage et de médiation ? Reflet de son époque, l’œuvre d’art forge aussi nos imaginaires et notre vision du monde. Faut-il être aveugle pour ne pas voir qu’un tableau est plus qu’un tableau ? Poser la question estil un crime ? Provocation ou maladresse, ce qui interroge dans cette histoire, c’est l’ampleur prise par la polémique. Et sa disproportion. Sans doute venait-elle alimenter une peur largement fantasmée, celle de voir s’installer une nouvelle forme de censure des arts qui ne serait plus l’apanage de mouvements réactionnaires, mais aussi le fait de milieux progressistes – au premier rang desquels les féministes se voient attribuer le mauvais rôle. ALLIANCE DES OUTRAGÉS

En quelques semaines, les faits divers s’enchaînèrent dans les médias, propulsés sur les réseaux sociaux comme autant de preuves d’une prétendue

dérive, quand bien même constituaient-ils des épiphénomènes, déformés au prisme d’Internet. Avec une alliance étonnante des outragés. Du magazine réactionnaire Valeurs actuelles fustigeant « le tribunal des bien-pensants » à Catherine Deneuve évoquant dans Libération, au lendemain de sa signature d’une tribune anti #MeToo, le « danger des nettoyages dans les arts ». En septembre 2017, un film sur Gauguin est accusé de taire le très jeune âge des vahinés séduites par le peintre. Une vérité insupportable aux amateurs d’art quand s’ouvre un mois plus tard la rétrospective que lui consacre le Grand Palais. Faire part de son malaise devant certaines toiles, par ailleurs magnifiques, équivaut à vouloir les faire disparaître. Une réalité, cependant, le mois suivant à New York quand, en pleine affaire Weinstein, il est dit qu’une visiteuse du Metropolitan Museum of Art (Met) exige le retrait d’un tableau de Balthus montrant une fillette dans une pose ultra-suggestive. En lisant la pétition de la plaignante, le ton s’avère pourtant plus nuancé,

la jeune femme réclamant surtout une contextualisation de l’œuvre, comme il avait été fait, rappelle-telle, lors d’une exposition Balthus en 2013… au Met. Au même moment, les réseaux sociaux ricanent d’une mère de famille britannique qui demande à l’école de son fils de six ans d’interdire le conte de la Belle au bois dormant, en raison du baiser final non consenti par l’héroïne (un viol, faut-il le rappeler, dans l’histoire originale qui inspira Perrault). Là encore, en s’intéressant de près à l’info, on apprend que la jeune mère considère que l’histoire mérite d’être racontée, mais à des enfants plus âgés et comme outil de réflexion. En janvier, le magazine Les Inrocks s’alarme : « Jusqu’où ira la censure ? », en ouverture d’un article sur l’histoire d’un professeur d’art américain licencié pour avoir montré des nus artistiques tels que certains Modigliani à ses jeunes élèves, déclenchant la colère des parents. Buzz garanti. L’article omet juste de préciser que l’Utah, région de l’affaire, est le fief des Mormons. Pas vraiment féministes. @louvrepourtous

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FRANÇOIS DELAROZIÈRE MACHINISTE POÉTIQUE DANS LA CITÉ

Le Grand éléphant, célèbre habitant de l’Île de Nantes, est plus connu que son créateur. Avec sa compagnie La Machine, François Delarozière bouleverse l’espace public en y installant ses sculptures géantes et animées. par naly gérard, photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER

François Delarozière avec la maquette d’un héron géant, machine jamais construite.


(en haut) Autour de la maquette de l’Arbre aux Hérons, réunion avec l’équipe de La Machine et celle des Machines de l’Île, qui en est le producteur. (en bas) François Delarozière et Élodie Linard, assistante à la mise en scène, étudient le parcours urbain pour Le Gardien du temple, prochain spectacle de la compagnie. (à droite) Dans l’atelier de la compagnie La Machine, travaillent aussi les employés des Machines de l’Île qui assurent la maintenance des manèges, dont le fameux Grand éléphant.

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Rarement cette rubrique n’a aussi bien porté son nom. Dans l’atelier de la compagnie des arts de la rue La Machine, dirigée par François Delarozière, à Nantes, on trouve des outils pour la menuiserie, l’électricité, l’usinage de pièces mécaniques, et tout ce dont un constructeur peut avoir besoin. En ce début d’année, une douzaine de techniciens s’activent à l’intérieur. L’un soude les fines terminaisons d’une branche d’arbre en métal, un autre vérifie la carcasse motorisée d’un colibri d’un mètre cinquante de haut. Au milieu, trône une créature jaune, longue de seize mètres, au front orné de grands bois de cerf : le cheval-dragon Long Ma, qui a émerveillé les habitants de Pékin en 2014 et les Calaisiens en 2016. D’ici, sortent des « machines de spectacles » et des manèges hors du commun tels le Grand éléphant et le Carrousel des mondes marins qui font partie des Machines de l’Île, propriété de Nantes Métropole. Dans les nefs qui abritaient les anciens chantiers navals, les deux structures cohabitent1.

RACONTER UNE HISTOIRE À UNE VILLE Le Marseillais François Delarozière, installé à Nantes, est lié depuis longtemps à cette ville. En 1994, il a conçu ici sa première marionnette monumentale, pour la compagnie de théâtre de rue Royal de Luxe : le Géant, de neuf mètres de haut. Quelques géants plus tard, en 2003, le scénographe et architecte qui construisait pour les autres franchit le pas de produire ses propres spectacles. Son pari était de faire vivre des machines dont les mécanismes du mouvement sont apparents, de révéler la poétique de la technique. Le pari a réussi, et il crée maintenant des spectacles aux dimensions de l’espace urbain, et d’autres de format 1. Les Machines de l’Île-Le Voyage à Nantes, société publique locale, est en délégation de service public de Nantes Métropole. La Machine, association loi 1901, s’autofinance à hauteur de 97 % et reçoit une aide de la Direction régionale des affaires culturelles, de la Région Pays de la Loire et de sponsors privés.

DANS L’ATELIER

plus courant comme La Symphonie mécanique, en plus des « machines de ville » inédites. Considéré par certains comme un artiste total, couronné de prix pour son originalité au Japon et aux ÉtatsUnis, François Delarozière a forgé un langage très personnel qui s’inspire de la nature et de l’architecture, tout en faisant écho aux traditions populaires des défilés de géants, du « théâtre du merveilleux » et des machines foraines. Son art inscrit dans la ville se donne comme une poétique de service public. Neuf heures du matin : nous retrouvons l’artiste dans le bureau qu’il partage avec deux collègues. Penché sur des plans de Toulouse avec Élodie Linard, assistante à la mise en scène, il étudie les préparatifs du spectacle Le Gardien du temple, écrit sur mesure pour la Ville rose, présenté en novembre prochain. « Pour cette séquence, on va s’arrêter là et rester environ deux heures, indique le metteur en scène, puis on va repartir pour aller un kilomètre et demi plus loin. » Les distances et les durées sont démesurées et les acteurs, hauts comme des immeubles et lourds de plusieurs tonnes. « Si on surdimensionne le parcours, le public ne pourra plus suivre, nous explique François Delarozière. On trouve un équilibre entre l’échelle de la ville et l’échelle humaine. » Cette histoire racontée à la ville entière marquera l’apparition d’une nouvelle créature inspirée par la mythologie et attendue depuis longtemps par les Toulousains2. On n’en saura pas plus, l’artiste est catégorique : « Nous gardons la surprise pour le public ! » ARTS ET TECHNIQUES DU MOUVEMENT En revanche, on peut dévoiler les étapes à venir. Pendant les répétitions, généralement, les manipulateurs – plus d’une quinzaine par machine – s’entraînent à maîtriser le système de commande électrique ou électromécanique des membres, de 2. Le spectacle prévu il y a trois ans avait été reporté.

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En haut, Guillaume Bracquemond, assistant à la construction, dans l’atelier. En haut à droite, Mathias Saint-Martin travaillant sur une branche métallique. En bas, l’équipe de construction métal pose devant la maquette de l’Arbre aux hérons en cours de fabrication. En bas à droite, Yves Rollot, automaticien, spécialiste du mouvement des machines.

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DANS L’ATELIER

la tête, des yeux et de la bouche. « Vue de loin, cette commande est une manette de marionnettiste », résume l’automaticien Yves Rollot, occupé à régler une machine dans l’atelier. « Nous cherchons des mouvements fluides et réalistes, mais surtout pas parfaits car sinon ce ne serait pas vivant », souligne-t-il. Les manipulateurs se coordonnent pour produire des séquences de mouvements cohérentes : la machine s’anime et devient un être mû par des intentions et des affects. Au bout de deux semaines environ, les « marionnettistes » peuvent commencer à jouer des scènes. Pendant la représentation, les manipulateurs qui ont besoin d’un œil extérieur sont guidés grâce au talkie-walkie par un coordinateur au sol, afin de rester à l’unisson, en particulier quand le personnage se déplace. La chorégraphie prend appui sur l’environnement urbain, magnifiée par la musique jouée par un orchestre mobile, par les danseurs et des effets visuels, tels la neige ou le feu comme on l’a vu sur certains spectacles. Le public, alors, est plongé dans une puissante déferlante de fantastique et de légendaire. Simplement beau et stupéfiant. Pour en arriver là, le chemin est délicat et peut durer plusieurs années suivant la taille de la machine. Le point de départ est toujours un dessin de François Delarozière. Son trait précis, élégant et dynamique, a fait apparaître le type de mécanisme nécessaire. L’artiste, passionné par le mouvement comme « expression de la vie », est familier des techniques de construction mécanique. Lorsqu’il était étudiant à l’École des Beaux-Arts, il fabriquait déjà des machines fantaisistes. « Pour moi, la technique n’est pas dissociée de l’artistique ; elles forment un tout, affirme le fondateur de La Machine. Chaque élément de l’objet est à la fois technique et plastique. D’autant que les spectateurs veulent voir comment marche le mouvement. La machinerie, d’une certaine manière, se met en scène et fait son théâtre. » Vérins hydrauliques ou pneumatiques, pignons, charnières, clous de meuleuse, chaînes qui tournent : les pièces mécaniques, mises à nu, se doivent d’être jolies.

TECHNOLOGIE INDUSTRIELLE ET ARTISANAT D’ART Le souci esthétique est présent tout au long du processus que nous décrit Guillaume Bracquemond, assistant à la fabrication. À partir des dessins initiaux, on construit un squelette mécanique qui sera motorisé et une « peau » de bois. Pour le Colibri géant, par exemple, le jeune homme a réalisé des croquis détaillés pour aider le dessinateur industriel à imaginer le mécanisme en trois dimensions. Après une patiente recherche et de nombreux calculs, le concepteur numérique aboutit à des plans qu’il envoie chez un sous-traitant : les pièces d’acier découpées au laser reviennent ensuite à l’atelier pour être montées. Pour faire la coque extérieure, le sculpteur commence par modeler la forme à échelle réduite dans de la cire. En scannant l’objet final, on obtient une image numérique qui permet de dessiner les plans. Là encore, une entreprise livrera les strates de bois tranchées sur mesure. Le sculpteur assemble ces éléments en tilleul, cèdre ou chêne, en une forme mal dégrossie qu’il peaufine à la main. Ensuite, l’objet passe sous les pinceaux de Ghislaine Deguerry, responsable de l’atelier peinture. Celle-ci est justement en train de terminer la mise en couleurs du Colibri, chatoyant. S’inspirant de son ancien métier de maquilleuse, elle a mis au point une technique spéciale pour coloriser le bois en transparence. Avec des couleurs qu’elle fabrique elle-même, de préférence sans solvants. « On fait des superpositions de glacis, comme un mille-feuille, racontet-elle. La couleur pourra changer avec la lumière du jour et donnera une apparence vivante à la sculpture. » Ainsi, le corps de l’oiseau prendra, selon les moments, des nuances émeraude ou turquoise. La peintre traite soigneusement le bois pour préserver la pièce des effets nocifs des UV et des poussières abrasives. Après avoir réuni la coque en bois et le mécanisme, la dernière étape consistera à faire les réglages et les retouches. La méthode est rodée, mais elle varie pour chaque machine car toutes sont uniques.

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DANS L’ATELIER

En haut, Baptiste Raimbau, concepteur numérique, a étudié le mécanisme du vol du Colibri géant. A droite, le Cheval-dragon Long-Ma, exposé au public de manière exceptionnelle, entre deux spectacles. En bas, le mécanisme interne du Colibri Géant.

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ÉTHIQUE DU TRAVAIL Le recours à des technologies industrielles rapproche La Machine d’une PME, la taille de ses effectifs aussi : en tout, ils sont quarante équivalents temps plein, dont quinze permanents et un grand nombre d’intermittents (en tournée, ils sont près d’une centaine). Pourtant, l’esprit reste celui de l’artisanat d’art. L’objet final contient par sédimentation la somme des gestes, des choix et de la sensibilité de chaque personne qui est intervenue. Le respect du travail de l’autre et la conscience que tous sont liés nourrissent une éthique commune. En tant que chef d’équipe, François Delarozière maintient une organisation horizontale : « Bien sûr, il y a une direction, mais tous ceux qui participent à l’aventure sont égaux. Nous veillons à travailler dans une certaine harmonie où le dialogue existe. Nous réinventons la notion de travail pour nous enrichir les uns les autres autour de ces objets uniques. C’est important ». Le jeune mécanicien du Colibri, Mathias Saint-Martin, qui œuvre pour la compagnie depuis onze ans, en témoigne : « On a conscience de faire partie d’un tout, on garde une cohérence. En même temps, chacun a une certaine autonomie. Il faut dire que l’on a de super conditions de travail ! » Les experts en « moutons à cinq pattes » que sont les constructeurs ont souvent plusieurs cordes à leur arc, qu’ils soient chaudronniers, tourneurs fraiseurs ou accessoiristes de formation. En plus d’être de bons techniciens, certains ont un parcours où se mêlent technique et art. Ils sont aussi très motivés et plein d’idées, ajoute Élodie Linard, chargée également de coordonner l’atelier. « Et ils ont des qualités humaines, car la bonne entente est un élément stratégique chez nous ! », termine-t-elle, avec un franc sourire. À La Machine, le bonheur au travail n’est, semble-t-il, pas un vain mot. DES MANÈGES INÉDITS Dans la salle de réunion qui offre une vue en surplomb sur l’atelier, François Delarozière prend le temps d’évoquer les chantiers en cours, nombreux.

« C’est inattendu de voir ces projets différents se réaliser en même temps, c’est l’année du grand chelem ! confie-til, l’air enchanté. Les collectivités territoriales s’intéressent à nos machines, cela montre que ce que nous proposons résonne avec leurs questionnements sur la transformation des villes. » Enfin, va se réaliser à Toulouse son vœu d’exposer en permanence les « petits bijoux » de la compagnie, entre deux spectacles, au lieu de les stocker des mois durant dans des containers. Le lieu baptisé La Halle aux machines ouvrira cet été, sur un nouveau site de la métropole toulousaine dédié aux pionniers de l’aéropostale. Surtout, la compagnie prépare de nouvelles « machines de ville » pour Calais, dans deux ans, et pour Nantes, dans trois ans. Ces manèges relèvent de la prouesse : un dragon des mers de quinze mètres et plusieurs lézards géants pour la cité du Pas-deCalais, deux hérons volants au sommet d’un arbre gigantesque pour la métropole nantaise. Pour le directeur artistique de La Machine, il s’agit toujours d’installer l’art dans le quotidien. « Ce qui m’intéresse, affirme-t-il, c’est d’introduire des perturbations poétiques à l’endroit où les gens vivent, pour faire de la ville un espace où s’épanouir, où échanger avec les autres, un espace partagé, un terrain de jeu commun. Notre but est d’agir pour transformer la ville et la vie. » Ces objets spectaculaires vont accompagner une politique d’aménagement urbain avec la réhabilitation d’une carrière en friche à Nantes, ou la relance de l’activité économique d’une ville sinistrée à Calais. Les promesses de retombées financières s’appuient sur les répercussions positives des Machines de l’Île sur le tourisme. Chaque projet est pensé pour « s’ancrer dans la réalité économique et sociale qui l’entoure ». À propos de l’Arbre aux Hérons, objet époustouflant par son ampleur, François Delarozière en précise la philosophie : « Il faut que l’Arbre tienne et corresponde aux normes, qu’il soit beau et émerveille les visiteurs : de la même manière, il faut que son fonctionnement économique soit équilibré, qu’il ne coûte pas trop d’argent et qu’il en rapporte, notamment par le tourisme. » Il assure que chacun pourra venir contempler l’Arbre et

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En haut, l’équipe de l’atelier peinture avec sa responsable, Ghislaine Deguerry, au milieu. À droite, dessin de François Delarozière : l’un des hérons mécaniques qui emmèneront des visiteurs en vol. En bas, dans la Galerie des machines, où le public peut voir les recherches sur l’Arbre aux hérons, la Fourmi géante sortie de l’atelier de La Machine. En bas à droite, une dernière retouche sur l’aile d’une oie sauvage qui sera exposée dans la Galerie des machines en attendant de voler autour du futur Arbre aux hérons.

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DANS L’ATELIER

ses habitants, de jour comme de nuit. Quant au tarif d’accès pour monter à l’intérieur de l’Arbre, il devrait être peu élevé. « SCULPTER LA VILLE » Sa collaboration avec la maire LR de Calais, dont la politique vis-à-vis des migrants est très critiquée, n’est pas comprise par certains. « Un peintre expose dans un musée que la ville soit de droite ou de gauche, non ?, se justifie François Delarozière. Je travaille avec des mairies quelle que soit leur couleur. Je suis face à des responsables qui entrent dans une aventure destinée avant tout aux habitants, dans l’espace public. Je ne suis pas nécessairement d’accord avec les élus, mais je ne veux pas faire de La Machine une compagnie militante engagée dans un combat politique. Mon engagement en tant qu’artiste se situe sur un autre terrain. » Avec ses machines uniques au monde, ce passionné d’urbanisme veut réenchanter l’espace public, créer du lien et toucher le plus grand nombre. Son art, il le voit comme une sorte de service public poétique. C’est pourquoi il refuse les propositions qu’il reçoit, nombreuses dit-il, de faire des parcs d’attractions, notamment en Chine. « Cela rapporterait beaucoup d’argent, assure-t-il. Seulement, proposer contre une centaine d’euros un divertissement à consommer quelques heures, avant de retourner dans la vraie vie s’asseoir devant la télé : cela ne m’intéresse pas. Je revendique que l’art soit au cœur de la fabrication de la ville ! Il doit irradier la ville, la sculpter en quelque sorte. » L’équipe de La Machine aborde la phase d’études pour L’Arbre aux hérons avec une maquette à l’échelle 1/5e de l’objet. Celui-ci laisse deviner le gigantisme invraisemblable de ce jardin suspendu de trente mètres de haut et large de cinquante mètres, habité par une flopée de créatures mécaniques – dont le fameux Colibri. Ce futur écosystème animé, hommage à la démesure de la nature, brouille les limites entre art et divertissement, entre culture et tourisme. À cinquante-cinq ans, François Delarozière mène tous ces chantiers sans pareils avec calme et résolution, les pieds solidement sur terre, habité par ses rêves

« d’architectures en mouvement ». Il avance et, si besoin, s’adapte. On l’entendra rarement dire « ce n’est possible, on ne pourra pas le faire » : ce serait insulter l’avenir, comme on dit dans la compagnie. Un ours et un centaure, restés à l’état de maquettes car leur réalisation a été abandonnée, attendent ainsi leur heure pour devenir des créatures urbaines que les habitants s’approprieront. Comme aujourd’hui à Nantes, cette petite fille avec le Grand éléphant. Le pachyderme motorisé vient de retrouver sa place habituelle après trois mois d’absence pour cause de maintenance technique, mais il n’accueille pas de visiteurs avant quinze jours. Qu’importe, la fillette de six ans l’a aperçu par la fenêtre de chez elle, de l’autre côté de la Loire, et s’est précipitée avec sa mère. « L’éléphant était enfin revenu ! Alors on est sorties tout de suite, rapporte la jeune femme. Notre fille s’est énormément attachée à cette machine. À la maison, on a des images de lui partout. C’est notre animal de compagnie d’une certaine façon. Certains ont un chat, nous, on a un éléphant ! » ■ naly gérard

À voir

L’Expédition végétale, spectacle de La Machine, du 19 au 22 juillet, à Clermont-Ferrand. Le Gardien du temple, spectacle de La Machine, début novembre, à Toulouse. Informations : lamachine.fr

Film

Long Ma, L’esprit du cheval-dragon, de Dominique Deluze, sur le spectacle joué en 2014 pour les cinquante ans de la réouverture des relations diplomatiques franco-chinoises. DVD, Winland / La Machine, 2015.

Livre

Bestiaire, machines et ornements, de François Delarozière, éd. Actes Sud, 2015.

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