Trimestriel Hiver 2018

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TREMBLAY PUB


DANS CE NUMÉRO, 04 CET HIVER Agenda culturel et intellectuel.

06 L’ÉDITO

Reprendre des forces

08 STÉPHANE BERN, ROMANCIER NATIONAL

Porte-oriflamme d’une vieille France qui fait son retour, le chroniqueur mondain est devenu un homme de pouvoir qui incarne une vision patrimoniale de la culture et une conception réactionnaire de l’histoire.

16 À LOS ANGELES, SUR LE FRONT DE LA GENTRIFICATION Le quartier mexicain de Boyle Heights est entré en ébullition pour résister à son embourgeoisement et à l’arrivée d’une classe moyenne blanche qui importe ses propres codes.

28 « LA STRATÉGIE DE TRUMP REJOINT

CELLE DE LA DROITE ET DE L’EXTRÊME DROITE ISRAÉLIENNES » La reconnaissance par Donald Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël accentuent le(s) trouble(s) dans la région. Dominique Vidal en éclaire les enjeux.

40 ENFIN, LA GAUCHE PENSE BÊTES Longtemps oubliée, la cause animale est nettement remontée dans la hiérarchie des préoccupations à gauche, ces dernières années. Car le sujet est éminemment politique.

ROHINGYAS DÉPORTATIONS - 52

LES DOIGTS DANS LA CRISE

56 DOSSIER

Les partis ne sont pas les seules victimes de la crise politique : les syndicats aussi souffrent de l’hégémonie libérale. L’aboutissement d’une longue histoire qui ne pourra se poursuivre qu’en ouvrant de nouvelles perspectives.

80 PORTFOLIO

La photographe Maria-Letizia Piantoni jette un regard de l’intérieur sur les démolitions d’immeubles collectifs.

104 LE PIL RECHARGE LES DÉCROCHEURS

Comment rattraper les élèves que le système éducatif a largués ? À Paris, le Pôle innovant lycéen réinvente leurs rapports avec les enseignements et les apprentissages.

114 LES “EXCUSES SOCIOLOGIQUES” DEVANT LA JUSTICE

Comprendre, est-ce exonérer les justiciables ? En réunissant le sociologue Geoffroy de Lagasnerie et la magistrate Évelyne Sire-Marin, nous avons cherché un dialogue entre la sociologie et la justice.

126 OLIVIER CADIOT, ÉCRIVAIN EN MOUVEMENT

Avec son Histoire de la littérature récente, Olivier Cadiot plonge dans le “réel” et les contradictions de l’écriture telle qu’il la conçoit.

SYNDICALISME - 56


LES INVITÉS

LES CHRONIQUES DE…

DOMINIQUE VIDAL 28

ROKHAYA DIALLO 38

Journaliste, spécialiste du Proche et Moyen-Orient

Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

LEILA CHAIBI 73

Oratrice nationale de la France insoumise

ARNAUD VIVIANT 92

KARL GHAZI 73

Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

PATRICK DUPUITS 87

BERNARD HASQUENOPH 124

Porte-parole de la CGT commerce Paris Responsable de l’Union locale Solidaires de Montreuil

Fondateur de louvrepourtous.fr

ÉVELYNE SIRE-MARIN 114

Magistrate au tribunal de grande instance de Paris

GEOFFROY DE LAGASNERIE 114 Sociologue

OLIVIER CADIOT 114 Écrivain

LE 40 - LA GAUCHE EMBRASSE

LA CAUSE ANIMALE

MISE EN PIÈCES PORTFOLIO - 94

STÉPHANE BERN ROYAL-LIBÉRAL - 8


13 Expos

Barbara. Jusqu’au 28 janvier 2018, Philharmonie

avant les Incas. Jusqu’au 1er avril 2018, Musée du

de Paris. Parcours d’une artiste de la chanson singulière, disparue il y a déjà vingt ans, femme libre et engagée. Women House. Jusqu’au 28 janvier 2018, Monnaie de Paris. L’univers domestique revu et corrigé par quarante femmes artistes modernes et contemporaines. Laboratoire d’Europe, Strasbourg 1880-1930. Jusqu’au 25 février 2018, musées de la Ville de Strasbourg. Manifestation pluridisciplinaire pour une relecture culturelle de cette capitale européenne à un moment charnière de son histoire. Globes. Architecture et sciences explorent le monde. Jusqu’au 26 mars 2018, Cité de l’architecture et du patrimoine, Paris. La sphère, une forme qui hante les architectes depuis l’Antiquité, plus encore depuis le XVIIIe siècle. César. Jusqu’au 26 mars 2018, Centre Pompidou, Paris. Pour découvrir l’artiste qui se cachait derrière les compressions de voitures. Le Pérou

Quai Branly-Jacques Chirac, Paris. Le passé de ce pays d’Amérique latine revisité grâce à de récentes découvertes archéologiques. Roman-photo. Jusqu’au 23 avril 2018, MuCEM, Marseille. Phénomène éditorial populaire de l’après-guerre qui dessine à l’eau de rose le portrait d’une société en mutation. Nicolas Régnier, l’homme libre. Jusqu’au 11 mars 2018, Musée d’arts de Nantes. Première rétrospective de ce peintre du XVIIe siècle, entre bas-fonds et préciosité, dans un musée entièrement rénové. Lucien Hervé. Géométrie de la lumière. Jusqu’au 27 mai 2018, Château de Tours. Photographe constructeur de l’image jusqu’à l’abstrait, connu pour sa collaboration avec Le Corbusier. Lyon sur le divan. Les métamorphoses d’une ville. Jusqu’au 17 juin 2018, Musée d’histoire de Lyon. Transformations urbaines auscultées à partir d’enquêtes menées par l’Agence nationale de psychanalyse urbaine.

ART PSY Dès son émergence au XIXe siècle, la psychiatrie a usé de l’art comme exutoire pour ses patients et diagnostic de leurs maux psychiques. Des médecins ont fait collection de cette production fascinante. La Folie en tête. Aux racines de l’art brut. Jusqu’au 18 mars 2018, Maison de Victor Hugo, Paris.

DESIGN À LA SOURCE Chaque année, les musées rouennais font vivre leurs collections autour d’un thème commun. Découverte du mouvement Arts & Crafts, d’Émile Gallé et Guimard, de l’orfèvre Christofle et de l’ébéniste Thonet. Aux origines du design moderne. Jusqu’au 20 mai 2018, musées de Rouen Métropole, gratuit.

GRANDE FEMME Marie Curie a été la première femme à entrer pour son génie dans le temple des grands hommes. Parcours exemplaire et portrait intime d’une scientifique deux fois nobélisée, cible, aussi, d’attaques misogynes et xénophobes. Marie Curie, une femme au Panthéon. Jusqu’au 4 mars 2018, Panthéon, Paris.


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CET HIVER

Essais

Gérard Bras, Les Voies du peuple. Essai d’histoire conceptuelle, éd. Amsterdam, 23 janv. Voltairine de Cleyre, Écrits d’une insoumise, éd. Lux, 15 fév. Alexis Cukier, Le travail démocratique, éd. Puf, 17 janv. John Dewey, Écrits politiques, éd. Gallimard, 22 fév. Michel Foucault, Les Aveux de la chair. Histoire de la sexualité, IV, éd. Gallimard, fév. David Graeber, Pour une anthropologie anarchiste, éd. Lux, 15 mars. Jürgen Habermas, Parcours I (19711989) et II (1990 à nos jours), éd. Gallimard, 22 fév. Éric Hazan, Balzac, éd. La fabrique, 23 janv. Fabien Jobard et Jérémie Gauthier, La police : questions sensibles, éd. Puf, 24 janv. Marc Joly, Pour Bourdieu, éd. CNRS, 1er fév. Annie Jourdan, Nouvelle histoire de la Révolution française, éd. Flammarion, 7 fév. Michel Kokoreff, Anne Coppel et Michel Peraldi (dir.), La Catastrophe invisible. Histoire sociale de l’héroïne (France, années 1950-2000), éd. Amsterdam, 9 fév. Christian Laval, Foucault, Bourdieu et la question néolibérale,

RÊVES Le sociologue Bernard Lahire a entrepris de revisiter la psychè humaine après Freud. En janvier, paraît le premier volet de sa recherche sur « l’interprétation sociologique des rêves ». Toutes les censures formelles et morales sont-elles levées la nuit ? Qu’est-ce qui pense en nous à l’insu de notre volonté ? Dans un deuxième temps, il étudiera des cas concrets en-dehors du divan. Une petite révolution. L’Interprétation sociologique des rêves, Bernard Lahire, éd. La découverte.

éd. La Découverte, 1er mars. Les Économistes atterrés, La Monnaie. Un enjeu politique, éd. Seuil, 11 janv. Marie-Anne Matard-Bonucci, Totalitarisme fasciste, éd. CNRS, 18 janv. Giulia Mensitieri, « Le plus beau métier du monde ». Dans les coulisses de l’industrie de la mode, éd. La Découverte, 18 janv. Johann Michel, La fabrique des sciences sociales, d’Auguste Comte à Michel Foucault, éd. Puf, 21 fév. François Noudelman, Édouard Glissant. L’identité généreuse, éd. Flammarion, 21 fév. Corine Pelluchon, Éthique de la considération, éd. Seuil, 11 janv. Olivier Pliez et Armelle Choplin, La Mondialisation des pauvres, éd. Seuil, 8 fév. Charles Reeve, Le Socialisme sauvage. Essai sur l’auto-organisation et la démocratie directe dans les luttes de 1789 à nos jours, éd. L’échappée, 23 janv. Simon Springer, Pour une géographie anarchiste, éd. Lux, 15 mars Mara Viveros Vigoya, Les Couleurs de la masculinité. Expériences intersectionnelles et pratiques de pouvoir en Amérique latine, éd. La Découverte, 1er fév.

1968 Les cinquante ans de Mai 68 vont bientôt sonner. Cet anniversaire est l’occasion de revisiter l’événement autrement, loin de la mystique d’un moment mythique. L’historienne Ludivine Bantigny a fouillé dans des archives inédites pour restituer l’énergie et les rêves d’acteurs anonymes, ouvriers, étudiants, danseurs, paysans… Serait-on enfin sortis de la fascination pour les grandes figures ? Voici en tout cas une approche plus sensible qui contredit le cliché d’une génération 68 devenue opportuniste. 1968. De grands soirs en petits matins, Ludivine Bantigny, éd. Seuil.

LES VIES Quand un anthropologue dialogue avec la philosophie, il en ressort un livre stimulant non plus sur la vie mais sur les vies. Non plus sur la fragilité et la vulnérabilité de toute existence, mais sur les inégalités de traitement que subissent dans leur chair les migrants, les chômeurs et les pauvres. Didier Fassin propose ici une réflexion critique, à la croisée de l’éthique et du politique. La Vie. Mode d’emploi critique, Didier Fassin, éd. Seuil.


L’ÉDITO

Reprendre des forces

6 REGARDS HIVER 2018

Pour le nouveau monde d’Emmanuel Macron et de ses nombreux fidèles du Palais Bourbon, c’est l’euphorie. Presque l’extase. « Du jamais-vu ! » – paroles de journalistes “neutres” et “objectifs”. Car oui, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles. Malgré un déficit commercial particulièrement déficitaire, les sondages pour l’exécutif sont excellents, les voyants sont au beau fixe, la croissance est de retour, l’investissement est reparti à la hausse, l’emploi aussi et les richesses s’accumulent. Enfin, les chefs d’entreprises ont retrouvé le moral après que la loi Travail, version Muriel Pénicaud, a satisfait les attentes d’un Medef toujours plus gourmand. Ils ont confiance dans l’avenir. Diantre ! Mais que demande le peuple ? En réalité, depuis quelques mois, le peuple ne demande pas grand-chose. Il est usé. Les kilomètres de marche parcourus lors de la loi El Khomri l’ont sans doute assommé. On ne l’entend plus. Ou peu. Déprimé ? Défait ? Lassé ? Il faut remonter le temps, plus de dix ans en arrière, pour revendiquer le succès d’une bataille sociale. Au-delà des petits succès du quotidien, arrachés de haute lutte par les syndicats au cœur de l’entreprise, la seule grande victoire obtenue par la mobilisation du peuple remonte à 2005, contre le contrat première embauche (CPE). Depuis, malgré les attaques à répétition des gouvernements qui se sont succédé, depuis Nicolas Sarkozy en passant par François Hollande et Emmanuel Macron, le peuple semble atone. Et les syndicats bien en peine. Dans ce numéro de Regards, nous avons essayé de comprendre les raisons de ce qui ressemble à un


abandon : de cette absence de conscience collective qui fait que nos indignations, nos révoltes, nos exigences n’ont aucune force, aucune résonance, aucune traduction quand elles sont incorporées. Individualisées. Chacun chez soi. Chacun ses colères. Il y a “eux”, et il y a “nous” écrivait déjà Richard Hoggart dans La Culture du pauvre, en 1970. L’enjeu aujourd’hui, c’est de construire ce “nous”, tout aussi hétérogène soit-il, pour reconstituer un rapport de forces favorable au peuple – à ce “nous” – et qui permet la négociation de s’organiser dans des conditions favorables et équitables pour tous. Parce qu’aujourd’hui, c’est précisément ce pouvoir de “négocier” que les syndicats ont perdu. Et pourtant, les motifs de colère ne manquent pas. Un rapport de décembre dernier, réalisé par une centaine d’économistes, révèle que les 1% les plus riches ont profité deux fois plus de la croissance des revenus que les 50 % les plus pauvres. Par ailleurs, entre 1983 et 2015, le revenu moyen des 1 % des plus riches a augmenté de 100 % et celui des 0,1 % les plus riches de 150 %, contre à peine 25 % pour le reste de la population. Ainsi, les 1 % des plus riches ont absorbé 21 % de la croissance totale, alors que les 50 % des plus pauvres en France n’en capturaient que 20 %. Preuve que la théorie d’un ruissellement qui ne distribue in fine que les miettes des richesses produites est une vue de l’esprit. De quoi nous sensibiliser et nous mobiliser tous. Parce que le combat de la gauche, c’est celui de l’égalité. Des indignés et des révoltés, il y en a dans ce numéro particulièrement divers. Avec Dominique Vidal, spécialiste du Proche et du Moyen-Orient, qui décrypte les enjeux géopolitiques de l’ère Trump ; Marion

L’enjeu aujourd’hui, c’est de construire ce “nous”, tout aussi hétérogène soit-il, pour reconstituer un rapport de forces favorable au peuple – à ce “nous” – et qui permet la négociation de s’organiser dans des conditions favorables et équitables pour tous. Rousset, journaliste, qui revient sur les nouveaux défis, à gauche, de la cause animale ; Clémentine Goldszal, journaliste, qui a rencontré les Mexicains au « poing levé » d’un quartier de Los Angeles qui déjouent les mécanismes d’hipsterisation. Passionnant. À découvrir également, le reportage de Laurent Hazgui sur les « raccrocheurs scolaires » et ce dialogue du sociologue (Geoffroy de Lagasnerie) et de la magistrate (Évelyne Sire-Marin) – dans laquelle il est question « d’excuses sociologiques ». Enfin, Regards, sous la plume de Caroline Châtelet et l’objectif de Célia Pernot, vous propose d’entrer dans l’atelier d’écriture du romancier Olivier Cadiot. Alors « chabatz d’entrar », comme on dit en patois. Finissez d’entrer… et bonne lecture à tous. ■ pierre jacquemain @pjacquemain

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PORTRAIT DE POUVOIR

STÉPHANE BERN, ROMANCIER NATIONAL

Journaliste mondain, spécialiste du patrimoine à la papa, historien nostalgique de l’Ancien régime, Stéphane Bern aime tellement le pouvoir qu’il est devenu le conseiller du prince Macron. Pour incarner la substitution d’une logique entrepreneuriale et privée à la mise en œuvre d’une politique culturelle. par caroline châtelet, illustrations alexandra compain-tissier

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P Projetons-nous quelques décennies en avant. Et arrêtons-nous en 2032. Dans l’École SBBA (pour école Stéphane Bern des BeauxArts), deux étudiants planchent sur “la sauvegarde du patrimoine sous le premier quinquennat d’Emmanuel Macron, règne de Philippe II”. Ils consultent les archives en ligne et découvrent l’existence d’un ministère de la Culture. L’un d’entre eux réagit, surprit : « Un ministère pour la culture, carrément ? » Et le second de lui répondre : « Oui, c’est l’ancêtre du loto culturel et de l’Euromillions pour les arts et la création ». Diantre ! Rassurez-vous, chers lecteurs, ceci n’est qu’un récit d’anticipation à tendance post-apocalyptique. Stéphane Bern a bien été chargé par le président Emmanuel Macron, en septembre, d’une mission bénévole de six mois portant sur le patrimoine. Et nous voilà rassurés. Le gouvernement a bien annoncé la mise en place d’un programme

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qui vise à réduire les missions et le périmètre du secteur public par délégation de service public, voire par privatisation. Doublement rassurés nous voilà. Enfin, si vous ne l’étiez pas tout à fait – rassurés – sachez que la ministre de la Culture, Françoise Nyssen, a présenté le 17 novembre 2017 sa stratégie pluriannuelle en faveur du patrimoine, évoquant la possible création d’un Loto et d’un jeu de grattage. Alors pour se rassurer plus encore, les présentations avec Stéphane Bern étaient devenues inéluctables. AU SERVICE PUBLIC DU GOTHA

S’il est l’une des rares personnalités françaises que tout le monde connaît, c’est aussi que, depuis ses débuts au mitan des années 80, le journaliste, animateur et présentateur en a écumé, des chaînes, des supports, des émissions, passant indifféremment du privé au public, du potin mondain à l’animation


PORTRAIT DE POUVOIR

Le journaliste et humoriste Didier Porte évoque à son sujet un homme « intelligent, cultivé, et avec un sens politique très sûr. Il n’est pas le ravi de la crèche qu’il veut bien apparaître ». d’une émission phare de France Inter. Né à Lyon en 1963 d’un père français et d’une mère luxembourgeoise, il commence à travailler en 1985 au magazine Dynastie en tant que rédacteur en chef, collabore ensuite à Voici, à Jours de France, puis Madame Figaro. Parallèlement à cette trajectoire, il devient animateur à la radio et à la télévision : Europe 1, RTL, France Inter, puis à nouveau RTL côté radio. TF1 – où il anime notamment Sagas, magazine dégoulinant sur des VIP et des têtes couronnées –, Canal+, puis le service public, côté télé, où de France 2 à France 3 il orchestre moult émissions : Le Lauréat de l’histoire, Le Monument préféré des français, Visites privées ou encore Secrets d’histoire (son émission phare qu’il mène depuis 2007). Au fil de ce parcours, il devient un incontournable des médias et il est désormais de toutes les célébrations, commentant la finale de l’Eurovision, les mariages princiers,

les soixante ans de couronnement de la reine Élisabeth II, la panthéonisation de résistants ou le concert du 14 juillet. Si l’acquisition de sa légitimité médiatique s’est faite en plusieurs temps, son passage par France Inter a permis de tempérer son image de mondain. Chroniqueur du Fou du roi, le journaliste et humoriste Didier Porte évoque à son sujet un homme « intelligent, cultivé, et avec un sens politique très sûr. Il n’est pas le ravi de la crèche qu’il veut bien apparaître ». C’est en 1999, dans l’émission de Laurence Boccolini, que les deux hommes travaillent pour la première fois ensemble. Comme le raconte Porte, « Stéphane Bern était déjà connu avec son émission Saga. À l’époque tout le monde se foutait de sa gueule, c’était une caricature de petit marquis, poudré, ridicule, qui avait l’air extrêmement à droite. Je me demandais ce qu’il faisait sur le service public ». Lorsque Boccolini est remplacée par Bern sur Inter,

Didier Porte pense être écarté de la nouvelle émission. « Eh bien, non, j’ai fait partie de ceux qu’il a gardés. Peut-être même est-ce pour ça qu’il m’a gardé : je symbolisais l’aile gauche du Fou du roi et s’il n’était pas toujours d’accord avec ce que je disais, il considérait que cela faisait partie du pluralisme. » FASCINATION POUR LE POUVOIR

Cette étonnante plasticité professionnelle se retrouve dans son rapport à la politique. Entré à dix-huit ans à la Nouvelle action royaliste, mouvement dont il est exclu en 1999, Bern ne s’est jamais caché de ses convictions. Celles-ci, pour autant, ne l’ont pas empêché d’être élu conseiller municipal apparenté RPR de 1999 à 2001 dans le 9e arrondissement de Paris. Ni d’être l’un des nombreux signataires du manifeste “Au mariage pour tous, nous disons oui” publié dans Le Nouvel observateur en janvier 2013,

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PORTRAIT DE POUVOIR

Les critiques portent sur ce que symbolise Stéphane Bern, emblème du macronisme avec son parcours de selfmade-man blingbling. Mais, bien plus que décorative ou anecdotique, sa nomination confirme l’ouverture d’une nouvelle séquence idéologique.

lors des débats autour de la loi sur le mariage pour tous. Il y aurait donc une forme de progressisme, chez Stéphane Bern ? Pour Porte, c’est « un libéral, dans tous les sens du terme, économique et sociétal ». Une phrase qui le résume on ne peut mieux, lui qui, dans une interview en 2016 à Libération défend la possibilité d’accueillir des migrants et de sauver le patrimoine

par le biais économique : « J’ai traversé la Lozère et l’Ardèche. Tout est à vendre, les villages sont déserts. On ne trouve plus de métiers. Les migrants seraient une chance. Ils remettraient de l’économie et du tissu social ». « Selon un rapport de Moscovici, un euro investi dans le patrimoine en rapporte vingt. (...) si on accepte qu’on est un paradis pour touristes, on crée des emplois. » Au vu de ce paradigme, les affinités avec le président Macron, qu’il qualifie d’ami, semblent d’autant plus évidentes. Mais peut-être estce tout simplement avec les figures du pouvoir, quelles qu’elles soient, qu’il aime à se lier, quitte à enjamber toutes les contradictions. Didier Porte évoque « un garçon fasciné par le pouvoir. Peut-être est-ce son côté le moins sympathique, ou son plus grand talent. À chaque alternance, il prenait langue avec le nouveau monarque républicain (Chirac, Sarkozy, Hollande) via les épouses de ces messieurs. Sa culture lui permet d’être un interlocuteur intéressant pour les gens de pouvoir ». La culture, le patrimoine, l’histoire, revenons-y, car c’est là que sa constance, voire son sens de la stratégie, s’exprime. D’abord, il y a son acquisition en 2013 de l’ancien collège royal et militaire à Thiron-Gardais, en Eure-et-Loir, effectué après une proposition de l’État. Puis, en janvier 2016, il crée la fondation Stéphane Bern pour l’histoire et le patrimoine, qui vise à récompenser annuellement un livre et une action. Deux gestes qui l’établissent

comme l’un des acteurs incontournables de ce domaine. D’ailleurs, la déclaration d’Emmanuel Macron : « Tant mieux si l’on peut mettre à profit sa notoriété » souligne l’ambiguïté de sa nomination. DU ROYALISME AU MACRONISME

Alors, quel chaland le produit de gondole Bern doit-il appâter ? L’investisseur, pardi. Car outre le recensement de monuments en péril, Bern doit trouver des financements innovants pour les restaurer. Alors que le patrimoine monumental représente 3,41  % (341 millions d’euros), du budget global du ministère de la Culture ; que les deux tiers des immeubles protégés aujourd’hui sont jugés en état “bon” ou “moyen” ; un quart en état “défectueux” ou en “mauvais état” ; et 5 % “en péril”, l’État ne veut plus assumer comme autrefois ses missions de restauration, d’entretien, de valorisation. On en revient au Comité d’action publique 2022 et à la liquidation des missions du ministère... Pour l’instant, la méthodologie de la mission patrimoine est un peu à l’avenant. Il y a eu quelques déclarations, comme cette proposition de faire payer l’entrée des cathédrales, critiquée de tous côtés. Il y a, depuis mi-novembre, la possibilité pour qui veut de signaler un “bâtiment d’intérêt patrimonial en péril”, cela via une plateforme accessible sur les sites Internet du ministère de la Culture et de

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Car ce que promeut l’émission Secrets d’histoire est une histoire divertissante, sans nuances, où prime le roman national, « une fiction identitaire faite de héros et d’épisodes forts mais idéalisés » selon l’expression de l’historien Nicolas Offenstadt.

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la Fondation du patrimoine. Pour autant, la suite de la procédure – choix des sites, par qui, sur quels critères, etc. – demeure, elle, très floue. Dans l’ensemble, les critiques portent sur ce que symbolise Stéphane Bern, emblème du macronisme avec son parcours de selfmade-man bling-bling. Mais, bien plus que décorative ou anecdotique, sa nomination confirme l’ouverture d’une nouvelle séquence idéologique. D’abord, avec son inoxydable capital sympathie, il incarne et promeut avec le sourire une vision du patrimoine abandonnée par l’État et motivée par des enjeux économiques. Comme il le dit dans Le Téléphone sonne sur France Inter (le 21 décembre 2017), il essaie « de faire prendre conscience aux communes que le patrimoine va leur permettre de se développer, c’est la mine d’or qui va financer d’autres choses ». Pour les professionnels du patrimoine, cette nomination – sans aucune compétence historique ni administrative – disqualifie le ministère de la Culture, son rôle et sa nécessité. Et le fait que l’homme répète à qui veut l’entendre qu’il effectue sa tâche bénévolement, sans bureau, sans voiture de fonction, sans même un assistant, n’a rien d’anodin : l’étape suivante de cette logique est la remise en cause

de l’existence d’un corps de fonctionnaires au sein d’un ministère. En effet, à quoi bon des employés, si d’autres peuvent travailler gratis ? UNE HISTOIRE DIVERTISSANTE

Enfin, il y a la question, éminemment problématique, de la vision de l’histoire défendue par Bern. Dans une interview à L’Obs, l’historien Nicolas Offenstadt rappelle : « Les questions de patrimoine sont loin d’être anodines. Les enjeux sont très importants : il s’agit de faire le tri, de choisir ce que notre société doit valoriser de son passé, et donc ce qui ne le sera pas ou le sera moins. Il s’agit donc aussi, par ce choix, de mettre l’accent sur certaines valeurs plutôt que d’autres. Or Stéphane Bern (...) est tout sauf neutre idéologiquement dans sa manière d’appréhender le passé, l’histoire de France et même le présent ». Car ce que promeut l’émission Secrets d’histoire est une histoire divertissante, sans nuances, où prime le roman national, « une fiction identitaire faite de héros et d’épisodes forts mais idéalisés ». Ce point n’est pas nouveau. Déjà, en 2015, Jean-Luc Mélenchon et Alexis Corbière s’étaient fendus d’un courrier à France Télévisions, relevant que depuis 2008, plus de 60 % des sujets de ce programme portent exclusivement « sur des monarques


PORTRAIT DE POUVOIR

et leurs favorites ». Et de détailler : « Sur les moins de 40 % restants, dont l’essentiel est consacré à des artistes (écrivains et peintres) ou des personnages folkloriques et très secondaires de l’histoire universelle (Mata Hari, le chevalier d’Éon, Robin des Bois, la bête du Gévaudan, etc.), seulement cinq émissions, soit 6 % (!) de la totalité, ont été consacrées à des personnalités ou des lieux liés à la République ». Défendant ses choix télé par les lois de l’audimat, le présentateur déploie, pour sa mission patrimoine, une stratégie d’ouverture. En novembre, il a ainsi visité le Musée de l’histoire vivante à Montreuil, consacré à l’histoire du patrimoine du mouvement ouvrier. Reçu par le député Corbière, le maire de Montreuil Patrice Bessac et le président de l’Association pour l’histoire vivante Frédéric Genevée, les discussions ont notamment porté, comme le raconte Genevée, sur le fait que « l’histoire n’est pas celle simplement des grands hommes et femmes, des rois et des reines, et qu’il fallait défendre l’histoire du peuple ». Si l’échange a été plus que cordial, Frédéric Genevée n’est pas dupe : « C’est une manière pour lui de se couvrir à gauche, de dire qu’il se préoccupe de tout ». Stéphane Bern, ou la politique comme cosmétique au libéralisme ? ■ caroline châtelet

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À LOS ANGELESII

SUR LE FRONT DE LAI GENTRIFICATIONI Boyle Heights, enclave mexicaine de la mégalopole californienne, est devenu un théâtre emblématique des chocs culturels, politiques et raciaux que provoque l’embourgeoisement des quartiers populaires. Une évolution qui suscite des luttes ambiguës. par clémentine goldszal, photos shelby duncan

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REPORTAGE

Laura Peña, la “reine des mariachis”, et ses dauphines.


À

À première vue, c’est un quartier mexicain comme il en existe des dizaines dans le comté de Los Angeles et un peu partout aux États-Unis. Situé à l’extrême Est de la ville, traversé par trois autoroutes, et séparé du florissant downtown par la “L.A. River” (un filet d’eau sur un lit de béton), Boyle Heights regorge de petits restaurants où l’on vend tacos et tamales (une spécialité sud-américaine et amérindienne à base de maïs), d’épiceries qui promettent tout à 98 cents, de magasins de costumes traditionnels, de vendeurs de rue qui présentent papayes et noix de coco fraîches sur quelques cagettes empilées. Sur les 92 000 habitants que compte Boyle Heights, 94 % sont latinos (81 % d’origine mexicaine). Au cœur du quartier, Mariachi Plaza grouille le week-end de musiciens en costume, guitare à la main. Comme à Mexico sur la Plaza Garibaldi, ils proposent leurs services à la location pour les fêtes de famille, mariages, anniversaires...

HAUTS-LIEUX DE L’HIPSTÉRISATION

Tout en haut de l’immeuble de brique rouge qui borde la place, et abrite depuis des décennies ces musiciens traditionnels (un tiers des résidents sont des mariachis), on peut lire, sur une grande affiche blanche rectangulaire : « Alto a la gentrificacion. Un Boyle Heights, Por Boyle Heights, Para Boyle Heights ». Fin décembre 2016, un développeur immobilier a racheté l’immeuble et immédiatement augmenté les loyers de 60 à 80 %. En septembre, les locataires l’ont assigné en justice et ont entamé une grève des loyers, refusant de payer la différence. Les discussions sont toujours en cours, et recueillent l’attention soutenue des médias et des élus. La gentrification est, depuis quelques années, devenue un sujet brûlant à Los Angeles, particulièrement à l’Est de la ville, où les quartiers d’Echo Park, Silver Lake ou Highland Park – il y a dix ans encore des enclaves d’émigrés mexicains et de familles des classes populaires – sont devenus, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, des hauts-lieux de “l’hipsterisation” (où l’on trouve des armées de hipsters, ces

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trentenaires à barbe, en chemise à carreaux et bonnet sur la tête, iPhone à la main, probablement en train d’administrer l’application qu’ils viennent d’inventer en sirotant une boisson caféinée au lait de soja payée six euros au Starbucks du coin). Hausse phénoménale des prix de l’immobilier, disparition progressive des petits commerces locaux aux profit de concept stores inabordables, supérettes décaties remplacées par des magasins bio rutilants... La gentrification modifie, partout dans le monde, le visage des métropoles. Poussés dehors par l’augmentation du coût de la vie, les anciens habitants sont rejetés toujours plus loin aux frontières des villes, et des familles bien intentionnées, attirées par les loyers bas et l’authenticité “couleur locale”, repeuplent des quartiers entiers. Les centres-villes américains, délaissés dans les années 50 par la classe moyenne au profit des banlieues cossues, sont à nouveau convoités. Downtown Los Angeles, il y a dix ans encore l’un des quartiers les plus dangereux de la ville, qui abritait (façon de parler) l’une des plus grandes concentrations de sans-abris du pays, s’est ainsi changé en fourmilière à hipsters. Rebaptisé “Arts District”, le quartier est aujourd’hui l’un des plus chers du comté.

VICTIMES DE LA GENTRIFICATION

De la Nouvelle-Orléans à New York, du Nord-Est de Paris à Detroit, la réaction spontanée est de se réjouir de la “réhabilitation” de quartiers anciennement en proie à l’extrême pauvreté, à la violence urbaine et à la décrépitude. Mais les habitants de Boyle Heights portent, depuis plus d’un an, un discours différent. À force d’actions coup de poing et de manifestations, quelques associations attirent l’attention sur les victimes de la gentrification : des familles forcées de quitter leur logement, des cultures locales bâillonnées par la culture de masse, et la diversité balayée par un “bon goût” globalisé. Dans son livre How To Kill a City. Gentrification, Inequality and the Fight for the Neighborhood (« Comment tuer une ville. Gentrification, inégalité et le combat pour le quartier », non traduit en français), le journa-


REPORTAGE

Sur Mariachi Plaza, les fresques murales font honneur au folklore local.


Dès son ouverture, le Weird Wave Coffee est devenu le symbole de la gentrification à Boyle Heights. Le combat se mène aussi sur Instagram.


liste Peter Moskowitz l’assure : la gentrification est un processus de « violence systémique basée sur des décennies de politique du logement raciste aux États-Unis », un « système qui place les besoins du capital au-dessus de ceux du peuple ». Dans cet ouvrage, à travers les exemples de la Nouvelle-Orléans, New York, Detroit et San Francisco, Moskowitz dissèque un phénomène global que l’on voit clairement à l’œuvre à Boyle Heights, et en appelle à l’analyse établie en 1979 par Philip Clay, un professeur en urbanisme du Massachusetts Institute of Technology – l’un des premiers à théoriser le processus à l’œuvre dans la gentrification. La première étape, selon Clay, est la décision individuelle de quelques individus de s’installer dans un quartier populaire. S’ensuit l’arrivée de spéculateurs immobiliers qui, alertés par l’intérêt de ces pionniers, découvrent le potentiel inexploité d’un territoire encore abordable. Petit à petit, la population locale est remplacée par les nouveaux arrivants, qui les surpassent en nombre. À la phase quatre, le quartier a entièrement changé de visage, et la dynamique s’étend aux territoires environnants.

LE CAFÉ DE LA DISCORDE

À Boyle Heights comme ailleurs, tout a commencé avec quelques galeries d’art et un café. Austin a une trentaine d’années. Originaire de l’Utah, il a vécu à Vancouver, puis à San Francisco. Mais en 2013, la Californie du Nord, siège de la Silicon Valley, est devenue trop chère pour lui. Il prend donc ses cliques et ses claques et met le cap sur Los Angeles, avec « six cents dollars et un sac à dos ». Au printemps dernier, il a réalisé un rêve de gosse et ouvert, avec ses deux partenaires (un ami d’enfance et un voisin salvadorien qui a investi 100 000 dollars dans le projet), le Weird Wave Coffee. « Un lieu d’accueil pour tous ceux qui se sentent “weird”, bizarres, en marge », explique-t-il. Situé sur Cesar Chavez Avenue, la principale artère de Boyle Heights, Weird Wave est immédiatement devenu la cible des associations locales. En juillet, des manifestants se retrouvent devant la petite enseigne, appelant au boycott, brandissant des affiches (« Gen-

« Dès que j’ai vu ce grand mur blanc, cette esthétique Ikea, j’ai compris que ces gens n’essayaient pas de s’intégrer, mais annonçaient : “Nous sommes différents, nous sommes meilleurs, les Blancs sont à l’abri ici”. » Josefina Lopez, artiste et entrepreneuse

trification = néocolonialisme », « White Wave »...). À deux reprises, sa vitrine est vandalisée pendant la nuit – la propriétaire a, depuis, fait installer un rideau déroulant en fer. Austin n’est pas riche. Il est blanc, mais sa petite amie est d’origine mexicaine et habite à Boyle Heights avec sa famille, et il est, dit-il, le premier à défendre les opprimés. Avec une franchise désarmante, il confesse juste essayer, comme tout le monde, de réussir dans une société pas tendre avec les jeunes entrepreneurs. Pourquoi avoir choisi Boyle Heights pour ouvrir son café ? Sa réponse est sans détour : « Je suis désolé de le dire, mais c’est une décision purement pragmatique : nous cherchions un endroit où le loyer était raisonnable, où il n’y avait pas beaucoup de cafés, mais du passage, des arrêts de bus... Le choix a été évident, et notre décision n’avait rien à voir avec Boyle Heights, même si j’aime bien le quartier ».

LE SENS DE LA COULEUR

Pour Josefina Lopez, une artiste et entrepreneuse de quarante-huit ans, c’est précisément là que le bât blesse. Arrivée à cinq ans du Mexique avec sa famille, Josefina a grandi à Boyle Heights à l’époque où les violences entre gangs faisaient rage et où personne

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« Leur extrémisme a détourné beaucoup de gens de leur cause. Leur slogan “Fuck White Art”, leur argument du “white washing”, la teneur raciale du discours... Tout le monde ne s’accorde pas sur ça. » Saul Gonzalez, journaliste

ne s’intéressait à cette partie pauvre de la ville. Contre l’avis de ses parents, elle part après son bac étudier à l’université. Écrivaine, metteuse en scène, scénariste, activiste, elle a ouvert en 2000 Casa 0101, son propre théâtre, et vient d’inaugurer dans le même lieu le Boyle Heights Museum, pour « préserver et célébrer les histoires riches et importantes de notre communauté ». Élégante, tonique, débordée, Lopez nous reçoit dans son théâtre. L’endroit est modeste, mais se veut un lieu fait « par et pour la communauté ». Ici, on donne des pièces qui traitent de la culture locale, on promeut le riche héritage artistique mexicain, on organise des débats sur l’avenir du quartier. « La grosse erreur du Weird Wave Coffee, analyse-t-elle, c’est d’avoir peint sa façade en blanc, dans un quartier qui adore la couleur. Dès que j’ai vu ce grand mur blanc, cette esthétique Ikea, j’ai compris que ces gens n’essayaient pas de s’intégrer, mais annonçaient : “Nous sommes différents, nous sommes meilleurs, les Blancs sont à l’abri ici”. » Elle-même a récemment ouvert un restaurant, Casa Fina, non loin de son théâtre. « Quand l’espace est devenu vacant, j’ai su que si je ne m’en emparais pas, il deviendrait un

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bistrot ou un café. Alors je l’ai loué, et la première chose qu’on a faite a été de le peindre en violet. Nous, on aime la couleur, c’est une manière de dire que nous sommes fiers d’être mexicains. » Chez Casa Fina, les prix sont abordables « pour que tout le monde puisse venir », comme dans son théâtre (entre vingt et vingt-cinq dollars dollars pour une pièce et trente pour les comédies musicales). « Il faut se poser la question de ce que la communauté peut payer, insiste-t-elle. À Boyle Heights, le café coûte généralement 75 cents ou un dollar. » Chez Weird Wave, préparé dans les règles de l’art, il en coûte deux, l’expresso 2,50, le Vanilla Latte 4,25.

RÉVOLUTION FONCIÈRE

Boyle Heights fait partie des quartiers les plus pauvres de Los Angeles, avec un revenu médian de 34 000 dollars, contre 82 000 pour la ville de Los Angeles dans son ensemble. Au cours des trois dernières années, le loyer moyen y a augmenté de 40 %, alors que le prix de vente moyen d’une maison a grimpé de 35 % (selon le site d’immobilier Trulia). Malgré tout, le prix moyen d’une maison reste 216 000 dollars en dessous de la moyenne du comté de Los Angeles, attisant les convoitises. L’ouverture, en 2009, de trois nouvelles stations de métro, la rénovation, en cours, du viaduc qui enjambe les autoroutes pour relier le quartier à Downtown s’ajoutent au projet de réhabilitation de la L.A. River, qui verra fleurir zones piétonnes, pistes cyclables, food trucks le long de cette partie de la ville jusque-là abandonnée... Tous les voyants sont donc au vert pour faire des maisons victoriennes en bois de cette enclave tranquille la nouvelle cible des promoteurs. Comme l’explique Saul Gonzalez, journaliste de la chaîne de radio publique KCRW, et producteur d’une émission sur la gentrification intitulée “There goes the neighborhood” (qui, après New York, a consacré une deuxième saison à Los Angeles), « c’est un grand plan d’urbanisme à plusieurs millions de dollars, un peu comme la High Line à New York [un parc suspendu qui suit le tracé de l’ancienne voie de chemin de fer et survole le


REPORTAGE

À Boyle Heights comme dans le reste de la Californie, Donald Trump n’est pas le bienvenu (72 % des électeurs du comté de Los Angeles ont voté pour Hillary Clinton).


Austin, l’un des trois fondateurs du Weird Wave Coffee, a été chassé de San Francisco par la hausse du coût de la vie. Il a choisi Boyle Heights pour des raisons « pratiques ».


REPORTAGE

quartier longtemps désaffecté du Lower East Side]. Ils vont construire ce nouveau pont, des petits parcs... Le changement est inéluctable, à moins que l’économie ne s’effondre. Certains disent que la crise de 2008 a tout arrêté pendant un moment. Mais depuis quelques années, ça reprend. » Résister à un phénomène global et irréversible ? C’est ce qu’entendent faire certains habitants de Boyle Heights. Ils s’appuient pour cela sur la longue histoire de résistance qui caractérise le quartier. Territoire d’émigrés juifs, russes, serbes et japonais dans les années 30 et 40 (Cesar Chavez Avenue s’appelait alors Brooklyn Avenue), le quartier était le “Ellis Island de l’Ouest”. Dans les années 60, à la suite d’une vague d’immigration mexicaine, Boyle Heights devient le QG des Brown Berets et du Mouvement chicano, ce mouvement latino inspiré de la lutte pour les droits civiques des Noirs américains. Militante par nature, la communauté est parvenue à faire annuler, en 1987, la construction d’un pipeline destiné à relier Santa Barbara à Long Beach. En 1990, l’installation d’un incinérateur de déchets toxiques est elle aussi abandonnée face à la mobilisation des habitants. Idem avec le projet de construction d’une prison d’État en 1992 dans le quartier voisin de East L.A.

PARADOXES DE LA REVALORISATION

Ces faits d’arme, cependant, n’impressionnent pas Barry. Claudiquant mais alerte, ce monsieur de plus de soixante-dix ans né à Boyle Heights est l’un des rares Africain-Américains à y habiter aujourd’hui. Il se rappelle encore l’époque où il marchait dans la rue et où « tout le monde [le] connaissait ». « Aujourd’hui, je ne connais plus personne, maugrée-t-il. On me regarde comme si je n’étais pas à ma place, comme si je devrais être à South Central ou Watts ou un autre quartier noir. Ils ne savent pas que j’étais là avant qu’ils soient nés, que mon grand-père a construit cette maison, juste là, à une époque où leur père et leur mère n’avaient jamais entendu parler de Boyle Heights. Alors tous ces gamins qui crient “Je soutiens mon quartier”, j’ai envie de leur dire : “Dans vingt ans, vous serez partis et personne ne se

souviendra de vous”. Si vous vivez assez longtemps, vous allez voir du changement, rien ne reste pareil. » Tous les mardis soirs, Barry joue des reprises des tubes des années 60 et 70 en version blues au Weird Wave Coffee. « Quand il a ouvert et qu’on parlait des manifs aux infos, je me suis dit : “Quoi ? Ces types ouvrent un café et on n’en veut pas ? Moi, ça fait des années que je prie pour qu’il y ait un café comme dans le temps, où je puisse jouer. J’en ai marre des bars où il y a que des poivrots qui n’écoutent pas. » Beaucoup à Boyle Heights arguent également que la majorité silencieuse n’a rien contre la revalorisation du quartier, et accueille même à bras ouverts les nouveaux arrivants. « Certains habitants trouvent que les manifestations donnent une mauvaise image du quartier, assure Saul Gonzalez. Et leur extrémisme a détourné beaucoup de gens de leur cause. Leur slogan “Fuck White Art” (« À bas l’art blanc »), leur argument du “white washing” [l’omniprésence, dans les médias et ailleurs, des Blancs au détriment des minorités, NDLR], la teneur raciale du discours... Tout le monde ne s’accorde pas sur ça. »

DIMENSION RACIALE

C’est toute la complexité de la gentrification, qui se trouve à la croisée de problématiques économiques, raciales et identitaires. Comme le rappelle Peter Moskowitz dans son livre, 90 % des habitants du Village à New York, autrefois haut-lieu de la diversité sur la côte Est, sont aujourd’hui blancs. Et à la NouvelleOrléans, la dévastation causée par l’ouragan Katrina en 2001 a été l’occasion d’une totale rénovation de la ville qui a forcé des dizaines de milliers d’habitants noirs pauvres à aller s’installer ailleurs, laissant la place à la classe moyenne blanche. Josefina Lopez, elle aussi, insiste sur la dimension raciale du problème : « Ce qui se passe ici ravive cette idée du déplacement, poursuit ce cycle infernal où, depuis le début du XXe siècle, on essaye constamment de se débarrasser des Mexicains. Mais la Californie, c’était notre terre, nous sommes le peuple natif de cette région. Nous étions là en premier, et on essaye d’effacer notre

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histoire. Vivre dans un quartier pauvre, c’est vivre avec la violence, celle des gangs d’abord, puis la violence économique aujourd’hui. On n’a pas le droit d’être libre, en paix, de vivre dans un endroit où on est à notre place. » Elle tempère cependant, et invite les nouveaux arrivants à se poser une question simple : « Prenez-vous plus que vous donnez ? » « Vous pouvez emménager dans un quartier où vous n’avez pas grandi sans le gentrifier, insiste-t-elle. Il faut avoir une conscience. Si vous êtes attiré par une opportunité économique, mais que vous n’apportez pas d’emplois, que vous n’accueillez pas les gens des classes populaires, alors vous profitez. Moi, j’ai fondé mon théâtre en m’assurant que c’était par et pour la communauté. Tout le monde est bienvenu, mais l’un de nos premiers employés, qui habite juste en face, était au chômage, et maintenant il a un rôle clef ici. Le problème, c’est que la réussite du théâtre, que j’ai créé pour que les gens puissent se retrouver autour de l’art, a contribué à rendre le quartier plus attractif. Moi-même, je me demande parfois si je ne suis pas une ”gentefier”. » Le terme, prononcé à l’espagnol, est une variation de “gentrifier”, et désigne les gens de la communauté qui participent à la gentrification, ou en profitent.

QUELLE CULTURE ?

Josefina, elle, recommande d’aller lire sur Internet une liste intitulée “Vingt manières de ne pas gentrifier”. De « Dites bonjour à vos voisins » à « Réfléchissez-y à deux fois avant d’appeler la police », de « Faites du bénévolat dans les associations locales », à « Employez des gens du quartier si vous ouvrez un business », cette liste se veut un guide de bonne conduite pour nouveaux venus. Un guide que ne suit pas la galerie 356 Mission, installée depuis 2012 à Boyle Heights, et elle aussi la cible des militants anti-gentrification. Avec son petit concept store baptisé Ooga Booga (le second du nom après le premier, ouvert en 2004 à Chinatown), qui regorge de jolis petits carnets de notes à vingt dollars, et son vaste espace en béton ciré, la galerie fondée par une artiste de Los Angeles et un galeriste new-yorkais, est l’archétype du phénomène. Et Josefina ne décolère

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« Vivre dans un quartier pauvre, c’est vivre avec la violence, celle des gangs d’abord, puis la violence économique aujourd’hui. On n’a pas le droit d’être libre, en paix, de vivre dans un endroit où on est à notre place. » Josefina Lopez, artiste et entrepreneuse

pas. « Cette galerie prétentieuse, snob et non-inclusive n’est pas pour nous. Nous, on a nos galeries ! Mais la question c’est : quelle définition utilisons-nous quand on parle de “culture” ? Nous, nous exprimons notre culture. Les gens ici sont créatifs, nous avons une culture très forte. Cet espace ne nous inspire pas, il ne nous aide pas à survivre. Au contraire, il nous rend invisibles. » Non loin de là, Self Help Graphics est l’espace artistique historique du quartier, qui engage la communauté à s’exprimer par l’art, organise des événements pour la collectivité, et aussi des happenings de protestation face à certains nouveaux arrivants. Au fond, deux idées de la ville se rencontrent ici : la première, dérivée d’une belle utopie, serait un espace de vie où une communauté pourrait s’épanouir et prospérer. La seconde, plus réaliste, s’explique, comme le démontre Peter Moscowitz, par la prééminence d’un capitalisme vorace : « Les villes, plus que des espaces où les gens vivent, sont devenues un moyen de produire, gérer, attirer et extraire du capital ». En plein Far West, Boyle Heights essaye de garder le poing levé. ■ clémentine goldszal


REPORTAGE

Avec son grand espace immaculé, la galerie 356 Mission a elle aussi été la cible de militants antigentrification.


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ANALYSE

DOMINIQUE

VIDAL « La stratégie de Trump

rejoint celle de la droite et de l’extrême droite israéliennes » Nous l’avons rencontré quelques jours après l’annonce par Donald Trump du transfert de l’ambassade des États-Unis à Jérusalem et alors que, du Liban à l’Arabie saoudite, les repositionnements s’accélèrent. Dominique Vidal propose une lecture de ce moment potentiellement explosif. propos receuillis par catherine tricot

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C

regards. Considérez-vous que la décision américaine de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël est un événement ? dominique vidal. Sans aucun doute : elle marque un tournant de la diplomatie américaine. Pour pouvoir rester les parrains de la paix, les États-Unis ont longtemps fait mine de défendre la solution des deux États. C’est avec cette tradition que Trump vient de rompre, sur la question du statut de Jérusalem, la plus sensible. Contrairement à l’Organisation des Nations unies (ONU) et à tous ses États-membres, il reconnaît désormais l’annexion de Jérusalem-Est par Israël en juin 1967. regards. Qu’est-ce qui guide la politique de Trump ? dominique vidal.

À force de répéter que Donald Trump est imprévisible, voire qu’il est fou, on perd de vue la logique de la politique US. Le nouveau président entend rallier le monde arabe sunnite à une alliance avec Israël contre l’Iran chiite. Cette stratégie rejoint celle de la droite et de l’extrême droite israéliennes, dont il soutient, comme son électorat, l’essentiel des objectifs. Dans sa campagne, le candidat Trump avait annoncé le transfert de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem. Si le président Trump a annoncé qu’il tiendrait bien cette promesse – d’ici à la fin de son mandat –, c’est qu’il croit tenir en main un carré d’as. regards.

DOMINIQUE VIDAL

Journaliste, spécialiste du Proche et Moyen-Orient. Il publie le 1er février Antisionisme = antisémitisme? Réponse à Emmanuel Macron (Libertalia).

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Quel est son atout majeur ?

dominique vidal. Le premier as, c’est la radicalisation du pouvoir israélien. La coalition issue des élections de mars 2015, la plus anti-palestinienne de l’histoire, entend opérer un tournant : le passage de la colonisation, qu’elle accélère, à l’annexion. Leader du parti Foyer juif, Naftali Bennett a réussi à faire voter à la Knesset, le 6 février dernier, une loi étendant la souveraineté israélienne à toute la Palestine. Une autre loi se prépare, qui permettra l’annexion de cinq blocs de colonies situées à l’Est de Jérusalem et totalisant 125 000 colons, accentuant ainsi l’hégémonie juive dans la ville et interdisant que sa


ANALYSE

partie orientale serve de capitale à un État palestinien. En fait, la droite et l’extrême droite enterrent les deux États au profit d’un seul État qui, refusant le droit de vote aux Palestiniens, sera donc une version israélienne de l’apartheid. regards. L’apartheid n’est pas un projet. Il ne peut pas durer… dominique vidal.

Même en Afrique du Sud, l’apartheid a duré plus de quarante ans. Et pourtant l’écrasante majorité de sa population était noire. Le “Grand Israël” comporte aujourd’hui autant de Juifs que d’Arabes – 6,5 millions. En Israël, la fertilité des femmes arabes et juives est égale. En Cisjordanie, les familles de colons, souvent ultra-orthodoxes, comprennent jusqu’à dix enfants, beaucoup plus que celles des Palestiniens. Vous avez raison : l’apartheid ne représente pas un projet à long terme. Mais les ultranationalistes juifs peuvent espérer tenir un temps, quand ils ne rêvent pas d’une nouvelle Nakba, d’une nouvelle expulsion, après celles de 1948 et de 1967…

regards.

Sur quels autres éléments favorables Trump s’appuie-il ? dominique vidal. Son deuxième as, c’est évidemment la division des Palestiniens. Hamas et Fatah tentent actuellement de revenir sur le divorce consommé en 2007. C’est pour y contribuer que le mouvement islamiste a décidé au printemps d’officialiser son acceptation d’un État palestinien dans les frontières du 4 juin 1967… alors même que son établissement semble s’éloigner. Mais la réunification reste, pour l’essentiel, à faire. Troisième carte maîtresse de Trump : la “trahison” par l’Arabie saoudite et ses alliés de la cause palestinienne. Certes, aucun État arabe modéré n’a approuvé la reconnaissance de Jérusalem comme capitale d’Israël, pour ne pas choquer les opinions. Mais le monde sunnite a inversé l’ordre de ses priorités : l’hostilité à l’Iran l’emporte désormais sur l’opposition à Israël, promu allié face à Téhéran. Au-delà, les guerres

« La coalition issue des élections israéliennes de mars 2015, la plus anti-palestinienne de l’histoire, entend opérer un tournant : le passage de la colonisation, qu’elle accélère, à l’annexion. »

de Syrie, d’Irak, du Yémen et de Libye ont marginalisé la question palestinienne, autrefois centrale. regards.

Et le quatrième as ?

dominique vidal.

L’alignement ultime des étoiles en faveur de Trump : la crise de l’Union européenne (UE), qui s’occupe plus du Brexit que de la Palestine. Et, sur cette dernière, elle est divisée. Les dirigeants des États d’Europe de l’Est, dont les réflexes trahissent souvent un certain antisémitisme, n’en sont pas moins pro-israéliens. En juillet dernier, le premier ministre israélien est allé à Budapest célébrer son amitié avec Viktor Orban. Or ce dernier venait de se livrer à une apologie du régent Horthy, allié de l’Allemagne nazie qui finit par accepter l’extermination de 600 000 juifs, et de lancer une campagne à relents antisémites contre George Soros…

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ANALYSE

regards. Au vu de la faiblesse des réactions face à Trump, on peut se demander qui croit encore à la création d’un État palestinien à côté d’Israël, avec Jérusalem-Est pour capitale ?

« Le monde sunnite a inversé l’ordre de ses priorités : l’hostilité à l’Iran l’emporte désormais sur l’opposition à Israël, promu allié face à Téhéran. Les guerres de Syrie, d’Irak, du Yémen et de Libye ont marginalisé la question palestinienne. »

dominique vidal.

Attention, la médaille a son revers. Malgré le carré d’as que j’ai décrit, Trump a dû constater son isolement : à part Israël, Aucun gouvernement n’a approuvé sa provocation sur Jérusalem. Sans parler des opinions, largement hostiles. Je comprends l’hésitation des Palestiniens. Si l’Autorité palestinienne s’accroche à la formule des deux États, c’est que la communauté internationale défend presque unanimement cette solution. Cette ligne a permis de faire entrer l’État de Palestine à l’Unesco en 2011, à l’ONU en 2012, à la Cour pénale internationale en 2015. Et 138 États le reconnaissent à ce jour. Hélas, ces succès diplomatiques n’ont pas modifié la situation sur le terrain. JérusalemEst et la Cisjordanie n’ont jamais compté autant de colons : 700 000, selon Haaretz. Et, on l’a vu, l’extrême droite israélienne entend créer un État de maîtres et d’esclaves.

regards.

Dans ces conditions, quelle perspective teste-t-il ? dominique vidal. C’est aux Palestiniens de la définir. Rien n’est plus vain que cette tradition des intellectuels de gauche français expliquant à la terre entière comment réaliser la révolution… que nous ne parvenons pas à faire chez nous ! Restons modestes. Cela dit, tout le problème réside dans le grand écart entre une solution à deux États qui disparaît et une solution à un État dont rien ne garantit qu’il puisse être démocratique. Il y a quelques années, j’ai dirigé un livre collectif intitulé Palestine-Israël : un État, deux États ?1. C’était un débat riche et utile. Mais la donne a changé. Quand certains se réjouissent, au nom de l’État unique, de voir les deux États disparaître, ils oublient que l’État unique envisagé par l’extrême droite israélienne n’a strictement rien à

1. Sindbad Actes Sud, 2011.

voir avec la Fédération judéo-arabe dont rêvaient Martin Buber et Judah Magnès dans l’entre-deux guerres. regards.

Ce scénario n’est plus envisageable ?

dominique vidal.

Quoi qu’il en soit, le chemin d’un seul État réellement binational passe par une bataille de longue durée pour l’égalité des droits entre Juifs et Arabes. Et celle-ci doit être menée en Israël et en Palestine sans renoncer à se développer dans l’arène internationale, afin de pas perdre l’acquis diplomatique des dernières années. C’est ce qu’un jeune diplomate palestinien, Majed Bamya, a écrit après le vote de la loi d’annexion du 6 février : « Nous ne pouvons plus reporter la préparation de la transition vers une lutte anti-apartheid susceptible de mobiliser la totalité de notre peuple,

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d’encourager les pressions internationales, de rétablir l’espoir, de réaffirmer l’importance primordiale de notre cause et de préparer la voie vers la libération nationale ». regards. Est-ce que cette position est discutée parmi les Palestiniens ? dominique vidal. J’ai récemment séjourné en Israël et en Palestine, avec un groupe de trente lecteurs du Monde diplomatique que je guidais là-bas. Ce qui nous a frappés, c’est la lassitude des Palestiniens. Ceux-ci ont payé très cher la seconde Intifada. Et d’abord humainement : cinq mille morts entre 2000 et 2005. Mais la militarisation du mouvement a aussi marqué les Israéliens, qui ont perdu un millier des leurs, dont six cents dans les attentats kamikazes. La droite et l’extrême droite israéliennes ne manquent pas de raviver ce traumatisme, qu’ils inscrivent dans la suite de la Shoah… regards. Côté palestinien, la crise politique n’arrange rien… dominique vidal. À cette impasse s’ajoute en effet le mécontentement vis-à-vis des gouvernants, Fatah comme Hamas. Dans les reproches se mêlent la gestion catastrophique de la situation économique et sociale, l’emprise croissante de la corruption et l’autoritarisme dominant. Rien d’étonnant si, de sondage en enquête, le pourcentage d’opinions favorables à la solution des deux États ne cesse de diminuer, tandis que grandit l’intérêt pour l’État binational. Selon une étude conduite en septembre dernier, 57 % des Palestiniens estiment qu’une solution à deux États n’est plus viable. regards. Où en sont les opinions publiques ? Audelà de la position des États, le mouvement de solidarité avec les Palestiniens n’a jamais paru aussi faible… dominique vidal.

Il est vrai que la décision de Trump n’a pas suscité beaucoup de manifestations de masse. Mais je me garderai bien de théoriser ce fait. Dans le

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monde arabe, difficile de dire ce qui relève de la sidération devant la provocation américaine, du désarroi devant un conflit qui n’en finit pas ou simplement d’un scepticisme envers l’utilité de descendre dans la rue. Je doute que nous assistions à une disparition de la solidarité avec la Palestine, qui revêt ici un caractère presque identitaire. Vous savez qu’en 1870, à Paris, la statue de Strasbourg sur la place de la Concorde a été recouverte d’un voile noir ? Eh bien la Palestine est ainsi “voilée” dans le cœur de millions d’Arabes. Je ne crois pas non plus qu’ailleurs les opinions aient fléchi dans leur soutien à la cause palestinienne, symbolique de tant de souffrances et de combats. Rappelez-vous cette belle chanson de Renaud, Seconde génération : « Alors, pour m’sentir appartenir / À un peuple, à une patrie / J’porte autour de mon cou sur mon cuir / Le keffieh noir et blanc et gris / Je m’suis inventé des frangins / Des amis qui crèvent aussi. » regards. Où en sont les opinions publiques ? Audelà de la position des États, le mouvement de solidarité avec les Palestiniens n’a jamais paru aussi faible… dominique vidal.

À preuve, le succès croissant de la campagne Boycott Désinvestissement Sanctions (BDS). Je pense bien sûr au boycott militant. Mais j’ai aussi en tête le “boycott institutionnel”. Un peu partout, des fonds de pension (comme l’énorme Fonds norvégien pour l’avenir), de puissantes banques (à l’instar de la Danske Bank), de grandes entreprises (telles, en France, Veolia et Orange) se retirent des territoires occupés ou même d’Israël. Au point que Netanyaou a évoqué une « menace stratégique majeure » et créé, au sein du ministère des Affaires stratégiques, une commission pour la combattre. Selon Yair Lapid, l’ex-ministre des Finances, BDS pourrait coûter à ce rythme entre trois et quatre milliards de dollars par an. C’est pourquoi les dirigeants israéliens et leur relais s’efforcent de criminaliser la campagne. En France, quelques militants ont été jugés. Ces procédures restent cependant fragiles. Car aucune loi n’interdit le boycott.


ANALYSE

Et la Cour européenne des droits de l’Homme pourrait retoquer l’arrêt de la Cour de cassation du 20 octobre 2015. La cheffe de la diplomatie européenne, Federica Mogherini s’est exprimée dans ce sens en septembre 20162. regards. Revenons aux dimensions régionales. L’opposition entre chiites et sunnites est-elle devenue la base des alliances en reconstruction ? dominique vidal.

Il serait absurde de nier la dimension religieuse des guerres de Syrie, d’Irak, du Yémen ou de Libye. D’ailleurs, il va de soi qu’un apaisement durable dans ces différents conflits passera nécessairement par la mise en place de pouvoirs représentatifs des différentes communautés. De même, le bras de fer entre l’Arabie saoudite et l’Iran oppose les leaders autoproclamés du sunnisme et du chiisme. Mais comment ne pas voir que cet affrontement a pour enjeu, en dernier ressort, l’hégémonie régionale ? Cette ambition, du côté saoudien, le prince héritier Mohammed Ben Salman la porte. Il incarne un courant modernisateur qui entend s’imposer avec force, à l’intérieur comme à l’extérieur. Mais cette volonté de puissance n’a rien de nouveau : à l’époque où l’Arabie saoudite et l’Iran étaient tous deux des alliés des États-Unis, Riyad ne supportait pas que Téhéran soit présenté comme le “gendarme du Golfe”. Aujourd’hui encore, les Saoudiens cherchent à dominer la région. D’où la démission forcée du premier ministre libanais, la campagne contre le Qatar et surtout la guerre contre le malheureux Yémen… regards. L’Iran ne recherche-t-il pas l’hégémonie, lui aussi ? dominique vidal. Pour danser le tango, il faut être deux.

Téhéran développe aussi son emprise régionale. L’Iran est omniprésent en Irak que, depuis l’intervention

2. « L’Union européenne se positionne fermement pour la protection de la liberté d’expression et de la liberté d’association, en cohérence avec la Charte des droits fondamentaux de l’UE, qui est applicable au territoire de ses États membres, y compris en ce qui concerne les actions BDS. »

« Les succès diplomatiques palestiniens n’ont pas modifié la situation sur le terrain. JérusalemEst et la Cisjordanie n’ont jamais compté autant de colons Et l’extrême droite israélienne entend créer un État de maîtres et d’esclaves. »

américaine, des chiites dirigent. De même, il s’affirme en Syrie où, avec la Russie, il a contribué à sauver le régime de Bachar al-Assad et la prédominance de sa minorité alaouite. Au Liban, le Hezbollah représente un allié influent. Et il faudrait aussi évoquer l’influence iranienne dans le Golfe. La troisième révolution arabe s’est produite à Bahreïn, un pays majoritairement chiite, et l’armée saoudienne l’a écrasée dans le sang. De même, Riyad reproche au Qatar ses bonnes relations avec Téhéran. Au Yémen, la rébellion houthiste s’appuie sur le zaïdisme, une minorité du chiisme. En Arabie saoudite même, une minorité de la population se réclame du chiisme…


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ANALYSE

regards. Comment interpréter l’attitude du gouvernement américain ?

« Les relations entre Washington et Riyad ont retrouvé leur intimité. L’alliance entre les deux pays représente, avec le soutien à Israël, l’une des rares constantes de la politique procheorientale des États-Unis. »

regards. D’où l’inquiétude de l’Arabie saoudite après le retour de l’Iran dans le jeu international, à la faveur de l’accord sur le nucléaire iranien ? dominique vidal. Barack Obama et, avec lui, les grandes puissances, ont tenté de faire aboutir les négociations en cours depuis une quinzaine d’années pour apaiser la région. Avec succès : le 14 juillet 2015, un accord intervenait afin de limiter le programme nucléaire iranien pour dix ans et de lever les sanctions visant le pays. Bien que régulièrement vérifié par l’Agence internationale de l’énergie atomique, cet accord n’a pas fait l’unanimité. L’Arabie saoudite en dénonce les dangers. Alors qu’il possède de deux cents à trois cents têtes nucléaires et tous les moyens de les transporter, Israël se déclare menacé. En campagne, Trump s’était engagé à retirer la signature des États-Unis, ce qu’il n’a pas (encore ?) fait. Mais nul ne s’y trompe : au-delà du compromis de 2015, certains rêvent d’une nouvelle guerre, non plus contre l’Irak, mais contre l’Iran.

dominique vidal. Le revirement de Trump a surpris : au

cours de sa campagne électorale, il n’avait cessé d’attaquer l’Arabie saoudite. Et voilà qu’il lui consacre son premier voyage à l’étranger pour l’inciter à s’allier avec Israël contre l’Iran – sur fond de “contrats du siècle”, avec un total de 308 milliards de dollars, dont un tiers de commandes d’armes américaines. Là encore, un peu d’histoire aide à y voir clair. Après une période troublée par la participation de citoyens saoudiens aux attentats du 11-Septembre, les relations entre Washington et Riyad ont retrouvé leur intimité. L’alliance entre les deux pays représente, avec le soutien à Israël, l’une des rares constantes de la politique proche-orientale des États-Unis. Elle remonte au 14 février 1945, lorsque Franklin Roosevelt et Ibn Seoud scellèrent un pacte durable : le premier inscrivait la stabilité du royaume wahhabite dans les “intérêts vitaux” de l’Amérique, à laquelle le second garantissait son approvisionnement énergétique – un accord renouvelé en 2005. regards.

Pensez-vous que cette montée des tensions avec l’Iran peut déboucher sur une guerre régionale ? dominique vidal. Rien ne l’exclut. D’aucuns s’y préparent, de Tel-Aviv à Riyad, en passant par Washington. Selon certains observateurs, des troupes américaines interviendraient d’ores et déjà dans des zones troublées de l’Iran. Mais Téhéran en 2018 n’est pas Bagdad en 2003, avec son régime à bout de souffle et son armée en déconfiture. Le régime iranien dispose à l’intérieur d’une base solide. Ses troupes, gardiens de la révolution compris, ont fait leurs preuves en Irak et en Iran. Sans compter ses alliés dans la région, Hezbollah en tête. On sait quelles conséquences a eues, à long terme, l’aventure de George W. Bush en Irak. Celles d’une aventure de Donald Trump en Iran risqueraient de se manifester à beaucoup plus court terme. Par un effet boomerang. ■ propos receuillis par catherine tricot

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PEUT-ON PARLER DE RACISME D’ÉTAT ?

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Le syndicat Sud Éducation a conçu un stage consacré à la lutte contre le racisme à l’école. Ce stage, intitulé “Au croisement des oppressions. Où en est-on de l’antiracisme à l’école ?”, était pensé pour outiller les enseignant.e.s dans la déconstructions des préjugés notamment raciaux à l’école. C’est en particulier une phrase présentant le stage qui a fait sortir le gouvernement de ses gonds : « L’analyse du

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

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racisme d’État dans la société et en particulier dans l’Éducation nationale s’impose ». En réaction, Jean-Michel Blanquer, ministre de l’Éducation nationale, a déclaré devant l’Assemblée : « L’expression même utilisée est absolument scandaleuse, elle ne peut avoir sa place dans l’Éducation nationale ». Avant d’ajouter : « C’est pourquoi, puisque ce syndicat a décidé de parler de racisme d’État, j’ai décidé de porter plainte pour diffamation à l’encontre de Sud Éducation 93 ».

RACISME INDIVIDUEL ET RACISME INSTITUTIONNEL La désignation d’un racisme provenant de l’État semble intolérable à de nombreux.ses acteurs.trices politiques. Pourtant, le philosophe Michel Foucault l’employait au Collège de France. Il se trouve qu’aujourd’hui, il est mobilisé par des minorités. Le déni de la légitimité de leur voix témoigne pour moi d’un refus de se confronter aux dysfonctionnements de la République. À mes yeux, la notion de “racisme d’État” ou de racisme institutionnel a toute sa pertinence.

Aux États-Unis, Stokely Carmichael, militant du Black Panther Party, a instauré la distinction entre le racisme individuel et le racisme institutionnel qui est, lui, d’ordre structurel. Selon son analyse, le racisme n’est pas seulement lié aux préjugés et aux comportements discriminatoires d’individus issus de la majorité blanche, il est le résultat d’une accumulation de processus qui favorisent le maintien du pouvoir de la majorité au détriment des minorités. Dans ce cas, nul besoin que les acteurs soient individuellement racistes pour que le racisme soit perpétué : c’est le racisme systémique. Dans les sociétés comme la nôtre, où les actes racistes sont condamnés par la loi, la discrimination peut tout de même se draper d’un voile acceptable, ce que le racisme institutionnel permet. Ainsi les contrôles d’identité au faciès effectués par des policiers au nom des institutions républicaines restentils impunis malgré leur caractère discriminant à l’égard des personnes non-blanches – qui en sont les cibles privilégiées, comme cela a été maintes fois démontré.


Selon le dernier rapport du Défenseur des droits, les jeunes hommes perçus comme arabes ou noirs sont ainsi exposés à un risque vingt fois plus élevé d’être contrôlés que le reste de la population. La France a d’ailleurs été condamnée à plusieurs reprises par la Cour européenne des droits humains et interpelée par les Nations unies en raison des violences policières racistes qui interviennent sur son sol. UN PHÉNOMÈNE POLITIQUE HÉRITÉ On le sait peu, mais jusqu’en 2015, les “gens du voyage”, bien que citoyens français, étaient soumis à un devoir spécifique concernant les justificatifs d’identité : une loi les contraignait à toujours détenir sur eux, en plus de leur carte d’identité, un carnet ou un livret de circulation, sous peine de sanctions pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement. Ils étaient ainsi les seul.e.s Français.e.s pour lesquels la présentation d’une carte d’identité ne suffisait pas pour être en règle. Une forme de racisme inscrite dans la loi, qui démontre que notre République peut être complice de racisme. Autre exemple, qui peut paraître plus léger, mais qui traduit en réalité l’absence de prise en compte des besoins d’une partie de la population. En France, le Certificat d’aptitude professionnelle (CAP) qui sanctionne les coiffeur.ses n’intègre pas de formation permettant de coiffer les cheveux crépus. De ce

fait, il est possible d’être reconnu.e comme professionnel.le de la coiffure sans avoir aucune compétence pour la prise en charge d’une large partie de la population du simple fait de son afro-descendance. C’est la négation de leur existence, inscrite dans un programme scolaire conçu par l’Éducation nationale (qui, coïncidence, dépend de JeanMichel Blanquer). De facto, l’État organise l’exclusion de la majorité des personnes noires et d’origine maghrébine de la quasi-totalité des salons de coiffure, et les pousse à recourir à des services alternatifs, soit de moins bonne qualité, soit très onéreux. C’est une forme de racisme par omission qui exclut une population sur des bases ethniques. Ainsi, l’État n’a pas besoin d’instaurer un régime explicitement ségrégationniste pour produire du racisme. Ses institutions peuvent propager différentes formes d’exclusion sans que cela implique une organisation légale explicite ou la volonté de chacun de ses agents de discriminer. Il faut comprendre le racisme non pas comme une faute morale individuelle, mais comme un phénomène politique, hérité d’une longue histoire dont les résidus se trouvent dans les pratiques institutionnelles actuelles. Parler de racisme d’État, ce n’est pas demander que l’on jette la République aux orties, mais interroger sa responsabilité dans le maintien de l’idéologie raciste.  @RokhayaDiallo

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Francisco de Goya, nature morte, 1810

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ANALYSE

ENFIN, LA GAUCHE PENSE BÊTES Si, pour certains militants à gauche, la cause animale était la chasse gardée des écolo-régionalistes de feu CPNT – pour Chasse, pêche, nature et traditions – , la défense des animaux a fait depuis l’élection présidentielle une entrée très remarquée, par sa gauche, dans le débat politique. par marion rousset

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R BIBLIO La révolution antispéciste, Yves Bonnardel, Thomas Lepeltier, Pierre Sigler, éd. Puf

L’Humanité carnivore, Florence Burgat, éd. Seuil

Manifeste animaliste : politiser la question animale, Corine Pelluchon, éd. Alma éditeur

Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, Élisabeth de Fontenay, éd. Fayard

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Rappelez-vous, pendant la dernière campagne présidentielle, Jean-Luc Mélenchon se faisait filmer dans sa cuisine en pleine préparation d’une salade au quinoa. Quelle mouche avait donc piqué cet étonnant animal politique ? Derrière un exercice de storytelling de plus en plus imposé, c’était aussi un point de son programme que le candidat souhaitait illustrer par sa recette végétarienne. Notre « modèle agricole, radicalement nocif et destructeur pour la santé humaine comme pour l’état de l’environnement, se paie aussi d’une souffrance animale ignoble », explique-t-il quelques jours plus tard sur son blog. L’homme a d’ailleurs boycotté le Salon de l’agriculture, étape pourtant quasi-obligatoire des présidents ou de ceux qui aspirent à le devenir. Mélenchon enchaîne les sorties. L’été dernier, à l’Assemblée nationale, il proposait encore devant un parterre de députés une mesure « qui n’a jamais eu droit de cité à une tribune parlementaire. Quand, comme mesure de civilisation, dirons-nous que nous sommes disposés à punir avec force le martyre des animaux dans une civilisation aussi développée et civilisée que la nôtre ? » À Clermont-Ferrand, lors de la convention de la France insoumise, il déclare : « Vous ne pouvez pas continuer à sacrifier chaque année 65 milliards d’animaux et mille milliards de poissons pour nourrir la population humaine


ANALYSE

« De toute l’histoire de la Ve République, la France insoumise est le premier groupe politique à avoir inscrit la fin de la maltraitance animale dans sa “déclaration”. » Samuel Airaud, association L214 comme vous la nourrissez actuellement ». Tant et si bien que fin novembre, le site Politique et animaux, animé par l’association L214, classe la France insoumise en tête des partis qui respectent le plus les animaux, lui décernant la note plus qu’honorable de 17,5. « De toute l’histoire de la Ve République, la France Insoumise est le premier groupe politique à avoir inscrit la fin de la maltraitance animale dans sa “déclaration” », constate Samuel Airaud, responsable des relations institutionnelles à L214 et du site en question. Comparé à la Grande-Bretagne, où le Labour Party a son propre délégué à la question animale, c’est peu. Mais en même temps beaucoup au regard de la situation hexagonale. LENTE MONTÉE EN SENSIBILITÉ

À pas feutrés, le sujet commence à rentrer dans le lexique de la gauche française. En 2012, le conseil fédéral d’EELV adopte une motion “Animaux et société” qui s’inquiète du traitement réservé aux bêtes et déplore le silence politique qui entoure cette question. « L’animal peine encore à entrer dans le champ politique national » et « rares sont les partis politiques qui se saisissent du sujet », est-il écrit en préambule. Et en 2015, le parti monte une commission “Condition animale”. Mais il revient de loin. Dans les années 1990, différentes tentatives de créer une commission sur les ani-

maux au sein des Verts ont été court-circuitées par les commissions chasse et agriculture, ainsi que par la Confédération paysanne qui exerçait un poids certain. « Alors qu’il existait une commission chasse au sein des Verts, la question animale et celle de ce qu’ils ressentent étaient perçues comme ridicules », rappelle Yves Bonnardel, fondateur des Cahiers antispécistes. « Dans le Limousin, il y avait un projet de ferme des mille vaches. Une élue verte s’y est opposée non pas parce qu’elle se préoccupait du sort des veaux, mais parce que les camions allaient détruire la chaussée, déplore à son tour la philosophe Florence Burgat. Ils critiquaient la voiture, mais sur la viande, ils ne pipaient mot. » Laurence Abeille, députée du Val-de-Marne, qui a dû batailler pour mettre cette question à l’agenda politique des écologistes, se souvient de sarcasmes : « Cette question faisait rire. Ma collaboratrice s’est pris des remarques du type “Vous êtes toute blanche, vous êtes malade ?” » « Pendant longtemps, les Verts ne se sont intéressés qu’à la biodiversité et non aux animaux comme individus. Aujourd’hui, cela change un peu. Certains d’entre eux ont d’ailleurs fait sécession en se rapprochant du Parti animaliste. Quant à Nicolas Hulot, je sais qu’il est sensibilisé à ce sujet », résume la philosophe Corine Pelluchon, qui travaille en coulisses pour faire avancer la cause animale. Elle a notamment donné une

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Francisco de Goya, nature morte, 1808-12

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ANALYSE

conférence pour le groupe Kering en octobre, chez Gucci, en insistant sur la nécessité pour les grandes marques d’arrêter la fourrure. Du côté du PS, en revanche, c’est toujours le silence radio. La députée socialiste Geneviève Gaillard, qui a créé en 2002 un groupe d’étude sur la protection des animaux à l’Assemblée nationale, fait figure d’exception au sein de son parti. « Je n’étais qu’une petite parlementaire des Deux-Sèvres et je n’avais pas le poids suffisant pour faire avancer les choses. On m’a beaucoup dit : “Occupe-toi donc des hommes avant de t’occuper des animaux !” La défense des animaux, ce n’est pas du tout leur truc, au PS », estime-t-elle. En novembre dernier, Terra nova a cependant publié un rapport intitulé “La viande au menu de la transition alimentaire”, qui évoque la montée de la sensibilité de l’opinion publique à l’égard de la “souffrance animale”. Mais de manière très périphérique par rapport aux enjeux écologiques et sanitaires. INTÉRÊT PRONONCÉ AU XIXE SIÈCLE

Ce fut pourtant une préoccupation historique des mouvements socialistes du XIXe siècle. C’est à cette époque que naît le mouvement de protection animale français, marqué par la création de la Société protectrice des animaux en 1845. Dans la foulée de la Révolution française, l’Académie des sciences morales et politiques organise dès 1802 un concours de dissertations dont le sujet – “Jusqu’à quel point les traitements bar-

« On m’a beaucoup dit : “Occupe-toi donc des hommes avant de t’occuper des animaux !” La défense des animaux, ce n’est pas du tout leur truc, au PS. » Geneviève Gaillard, députée socialiste

bares exercés sur les animaux intéressent-ils la morale publique ?” – montre l’intérêt que suscite la question. Le tournant réactionnaire amorcé par l’Empire renversera bientôt la vapeur puisque dès 1804, le code civil associe les animaux domestiques à des « biens meubles » qui sont « achetables et vendables comme d’autres possessions », tandis que les animaux sauvages sont dotés d’un statut de « res nullius », de « choses sans maître ». Ils peuvent donc être capturés, maltraités ou tués sans que personne n’en soit inquiété. Mais la révolution de 1848 donne un nouvel élan à ce mouvement. En 1850, l’Assemblée nationale de la IIe République vote la loi Grammont, du nom du député Jacques Delmas de Grammont, futur ministre de Napoléon III, qui passe pour fondatrice du droit animal en France. Désormais, ceux qui exercent publiquement et abusivement des mauvais traitements envers les animaux domestiques sont punis d’une amende de cinq à quinze francs, à quoi peut s’ajouter une peine de prison d’une durée d’un à cinq jours. En 1959, un nouveau décret élargira les sanctions aux cruautés commises dans le cadre privé.

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« Les socialistes du XIXe siècle défendaient les ouvriers, les femmes, les enfants… et les animaux. La gauche de notre époque a oublié cet épisode de l’histoire. » Florence Burgat, philosophe Cette évolution des textes est dans l’air du temps intellectuel et militant. Alphonse de Lamartine, engagé dans l’insurrection de février 1848, déclare par exemple : « On n’a pas deux cœurs, un pour les hommes un pour les animaux, on a du cœur ou on n’en a pas ». Dans ses Mémoires, Louise Michel fait aussi le lien entre la lutte des classes et la défense des animaux : « Au fond de ma révolte contre les forts, je trouve du plus loin qu’il me souvienne l’horreur des tortures infligées aux bêtes », raconte-t-elle avant d’ajouter : « Plus l’homme est féroce envers la bête, plus il est rampant devant les hommes qui le dominent ». Une journaliste libertaire à la tête du Cri du peuple, disciple du communard Jules Vallès, affirme quant à elle : « J’aime les pauvres d’abord, les bêtes ensuite ; et les gens après ». Elle dénonce la fin de vie des chevaux exploités par des propriétaires sans scrupules ou la lutte contre les chiens errants lancée par le préfet de Paris, et publie de nombreux articles contre la corrida. La journaliste Marie Huot, proche des milieux révolutionnaires, s’insurge pour sa part contre les crimes des vivisecteurs comme des toréadors, avec des méthodes qui évoquent celles d’Act Up : un jour de janvier 1887, pour protester contre la tauromachie, elle se rend à l’hippodrome accompagnée de quelques camarades munis de sifflets plein les poches, et en repart avec le nez qui saigne et ses vêtements en lambeaux. Cet état d’esprit se prolonge jusqu’au début du XXe siècle au travers de Jean Jaurès et d’Emile Zola, tous deux membres de la revue L’Ami des bêtes. L’auteur du célèbre “J’accuse” insiste lui aussi sur la convergence des luttes pour l’émancipation humaine et les droits des

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animaux, plaçant même la seconde au-dessus de la première : « Je ne savais pas faire preuve de vaillance, car la cause des bêtes pour moi est la plus haute, intimement liée à la cause des hommes, à ce point que toute amélioration dans nos rapports avec l’animalité doit marquer à coup sûr un progrès dans le bonheur humain ». HIÉRARCHIE DES LUTTES

C’est donc un lien très puissant qui s’est rompu au XXe siècle. « Les socialistes du XIXe siècle défendaient les ouvriers, les femmes, les enfants… et les animaux. La gauche de notre époque a oublié cet épisode de l’histoire », regrette la philosophe Florence Burgat. La cause animale fait notamment les frais d’un idéal révolutionnaire qui veut croire que le Grand soir résoudra automatiquement la multitude des “petits” combats. « Dans les années 1920, au moment où la gauche française se structure autour du marxisme et que la lutte des classes devient centrale, beaucoup de thèmes sont marginalisés, comme les animaux, mais aussi les questions environnementales et les droits des femmes », analyse Samuel Airaud. Les années 1960-1970 donnent de la visibilité aux mouvements féministes, avec la création du Mouvement de libération des femmes en 1970. Une de ses figures fondatrices, la sociologue Christine Delphy, tente de convaincre, non sans peine, qu’il n’existe pas de hiérarchie des luttes. « L’extrême gauche française a mis très longtemps à admettre cette idée. À ce moment-là, le paradigme marxiste était tout-puissant. Le capitalisme était considéré comme le système englobant, celui qui définit les changements et détermine la périodisation historique. » Reste que ses efforts finiront par porter leurs fruits.


Rien de tel du côté des défenseurs des animaux, qui restent sur la touche. Ils ne profitent pas de ce moment d’effervescence. En 1975, le philosophe australien Peter Singer publie Animal liberation, un livre dans lequel il propose d’intégrer l’antispécisme à la liste de l’anticapitalisme, de l’antisexisme, de l’anticolonialisme et de l’antiracisme. Mais l’idée a peu d’écho et l’ouvrage ne sera traduit en France qu’en 1993. Sans effets notables. Un an avant, l’essayiste Luc Ferry a publié Le Nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme. « Ferry écrit que Hitler est le premier en Europe à avoir donné des droits aux animaux, en supprimant l’expérimentation sur eux. Alors que les questions de bien-être animal commençaient à circuler, pendant dix ans nous n’avons plus pu dire un mot sur ce sujet dans les colloques sans se faire traiter de nazi », raconte la philosophe Florence Burgat. L’historienne de l’art et des mentalités Élisabeth HardouinFugier se rend en Allemagne, consulte les archives et réalise que la loi citée dans cet essai se contente de reprendre des dispositions antérieures, inspirées du Martin’s Act – le texte fondateur du droit animal voté en 1822 au Royaume-Uni. En outre, elle déterre le journal de Victor Klemperer, fils de rabbin, qui raconte que tous les animaux de compagnie des Juifs ont été tués. Enfin, elle montre que dans les camps nazis, on pratiquait des expérimentations sur les animaux – « comme dans le camp S21 au Cambodge », précise Florence Burgat. Ces faits sont documentés et diffusés dans des revues lues par le cercle académique. Mais le mal est fait. Pour couronner le tout, Brigitte Bardot, dont on connaît les accointances avec l’extrême droite, devient la figure de proue du mouvement avec sa fondation

30 Millions d’amis. « Entre la référence à Hitler et Brigitte Bardot, beaucoup se demandaient s’il était de bon ton de parler de cette cause », pointe Florence Burgat. RÉSISTANCES FRANÇAISES

Plus personne n’ose donc s’exprimer sous peine de passer pour un extrémiste de droite. Le sujet devient quasiment tabou. On parle de désastres écologiques qui mettent en péril la survie des habitants, on évoque les menaces d’incendies qui ravagent des hectares de végétaux, mais le sort des animaux semble laisser indifférent. « J’ai entendu des gens du PS me dire que quand on défendait les animaux, on était forcément d’extrême droite », confirme la députée socialiste Geneviève Gaillard. À ce stigmate s’ajoutent d’autres résistances ancrées dans des cultures philosophiques particulières. Les humanistes pensent que l’homme est supérieur à tout, les naturalistes refusent d’aller contre la prédation qui serait dans l’ordre des choses… Sans compter l’influence de motivations électoralistes, comme la peur des Verts de renforcer leur image de bobos urbains et élitistes. Et les logiques d’appareil : « La France insoumise est tout sauf un parti. Son leader n’a pas de compte à rendre sur ce qu’il dit, c’est un électron libre. Au PS, tout le monde se surveille. Le premier qui bouge se fait exclure », estime l’écrivain Dalibor Frioux. Mais surtout, la défense de la nature ne fait pas partie du logiciel français. Autant cette cause mobilise l’Angleterre et les États-Unis depuis longtemps, autant la France peine à s’y intéresser. Si la Société protectrice des animaux a vu le jour en 1845, elle n’a jamais eu

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Rembrandt, Le Bœuf écorché, 1655


l’audience de son équivalent britannique, né vingt ans auparavant. Ses effectifs sont faibles et elle manque de disparaître à la fin du XIXe siècle. Et alors que les textes de l’écrivain Élisée Reclus contre les traitements barbares infligés aux bêtes ne circulent que dans la petite communauté végétarienne et chez les anarchistes, ceux du poète anglais Percy Bysshe Shelley inspireront Thoreau, Tolstoï et Gandhi. « Lamartine, Hugo et Reclus s’indignent certes contre la souffrance animale (…) mais ils ne cherchent pas pour autant à fonder des mouvements sociaux permettant de peser sur le législatif, par exemple. La comparaison est criante avec les pays germanophones et anglophones où la création de sociétés de protection est une démarche naturelle qui fait suite à l’indignation individuelle : il s’agit de la prolonger dans l’action (en imposant l’adoption de lois réprimant les actes de cruauté) », insiste la chercheuse Valérie Chansigaud dans Les Français et la nature. Pourquoi si peu d’amour ? Pour Samuel Airaud également, la lenteur de la gauche française qui commence à peine à prendre en compte le problème tient au contexte hexagonal : « Nous vivons dans un pays de tradition catholique anthropocentriste, avec un attachement à certaines habitudes culinaires qui impliquent des souffrances », souligne-t-il. POLITISATION ET LIENS AVEC LA CRITIQUE SOCIALE

Mais à la question culturelle, Samuel Airaud ajoute une dimension institutionnelle. En France, le découpage électoral par circonscriptions a conduit à une surreprésentation du monde rural en politique. En effet, le périmètre de certaines grandes villes a pu intégrer des territoires périphériques plus ruraux, tandis que l’élection du Sénat par des élus locaux essentiellement ruraux a contribué à en distordre la représentativité. Résultat, « le discours politique visait à plaire à ces réseaux. Il était risqué d’aller sur le sujet de la protection animale, même si les enquêtes montraient que l’opinion y était sensible. On avait plus à gagner à pencher du côté des chasseurs. C’était commode pour eux que Brigitte Bardot en parle et que Le Pen y accorde un mot. Cela leur permettait d’éviter la question », précise-t-il.

Associations et chercheurs ont longtemps ramé contre le courant. En 1998, quand la philosophe Élisabeth de Fontenay publie Le Silence des bêtes. La philosophie à l’épreuve de l’animalité, elle n’est pas dans le tempo. Aujourd’hui, les temps ont changé. Une nouvelle génération a réussi à politiser le débat. Ceux qui militent par exemple au sein de L214 sont ainsi parvenus à mobiliser les pouvoirs publics, avec leurs vidéos choc sur les abattoirs. Les premiers effets se sont fait sentir en 2015-2016, dans la foulée de la mise en ligne sur YouTube d’un film réalisé dans l’abattoir du Vigan, dans le Gard, qui montre un employé envoyer des décharges électriques à un mouton et rire de sa réaction. Depuis, des préfets, des procureurs, des ministres de l’Agriculture et de l’Écologie comme Stéphane Le Foll et Ségolène Royal se sont émus de la situation, ont pris des mesures de fermeture préliminaire, lancé des enquêtes, demandé des inspections… C’est sans doute cette politisation qui rend aujourd’hui possible les ponts avec une partie de la gauche. Dans les années 1980, « beaucoup d’associations animalistes, qui se voulaient apolitiques, étaient en fait assez réactionnaires. La Ligue française contre la vivisection, par exemple, portait un discours antiscience très naturaliste et volontiers misanthrope. Elles se concentraient sur la condamnation des individus, avec une focalisation sur les figures de “monstre”, comme le torero ou le tortureur de chat, avec une indignation moralisatrice », rappelle Yves Bonnardel. Désormais, même si la stratégie de lobbying reste transpartisane pour tenter de toucher tout l’échiquier, le lexique a changé : au ton moralisateur d’autrefois s’est substituée une critique sociale qui pense ensemble les sévices et les modes de production. À côté du travail des intellectuels, la galaxie composée de L214 – mais aussi de structures locales comme 269Life libération animale, le Collectif nantais pour l’égalité animale, Animalsace ou Combactiv à Dijon – a réussi à ouvrir une brèche. Reste maintenant à enfoncer le clou. ■ marion rousset @marion_rousset

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LE MOT

Puri PURITAIN. Le contresens est saisissant. La vague #metoo1 a déferlé, marquant une étape décisive dans la libération des femmes et du désir. Or dans le même temps, nos oreilles ont pu entendre l’onde de la critique, celle d’une peur de l’avènement d’une société puritaine. De prétendus libertaires comme de fieffés réactionnaires ont entonné ce refrain bien connu des mouvements féministes. Comme si dénoncer le harcèlement, les violences sexistes et sexuelles conduisait vers un monde austère, sans plaisir. Historiquement, les puritains désignaient une secte presbytérienne anglaise très rigoriste. Persécuté au XVIIe siècle, ce courant calviniste voulait “purifier“ l’Église d’Angleterre du catholicisme. Le sens moderne du puritanisme en est fort éloigné puisqu’il qualifie un rigorisme moral opposé à l’hédonisme. Rien de religieux désormais, plutôt un projet de nature philosophico-politique. Les synonymes de “puritain” trouvés dans les dictionnaires contemporains donnent le ton : chaste, prude, moraliste, pudique, rangé, ascétique… Comment un mouvement exigeant la fin de relations violentes et dominatrices, revendiquant l’émancipation des femmes peut-il être taxé de puritanisme ? L’accusation n’est pas nouvelle, elle se traduit brutalement depuis longtemps par une idée reçue sur les féministes, ces “mal baisées”. Ainsi, critiquer les normes traditionnelles de séduction et de sexualité reviendrait à rejeter 1. “Moi aussi” : hashtag utilisé par les femmes sur les réseaux sociaux pour dénoncer, à la suite de l’affaire Weinstein, les agressions sexuelles dont elles ont été victimes.

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tain la séduction et la sexualité. Quelle aporie ! Serait-il difficile d’imaginer le sexe et la drague en dehors des stéréotypes, de ces rôles imposés par la domination masculine et l’asymétrie entre les hommes et les femmes – le prince charmant et la belle au bois dormant, le sujet et l’objet, etc. –, au point que les remettre en cause mènerait à abolir la séduction et la sexualité elles-mêmes ? Aspirer à d’autres rapports ne signifie en aucune manière viser, in fine, pas ou peu de rapports. Gageons même que la sexualité libérée de la peur d’être violée, la séduction libérée de la crainte d’être harcelée peuvent démultiplier l’envie d’accepter la rencontre, d’avoir une relation sexuelle. Gageons encore que les hommes pourraient, eux aussi, ressentir davantage de plaisirs s’ils s’émancipaient des schémas imposés, des attitudes auxquelles ils sont sommés de se conformer. Rechercher le désir de l’autre et non sa domination : là se joue la profonde différence. Ce bougé radical dans la conception de la séduction et des rapports charnels entre les sexes suppose toujours d’attirer l’autre à soi, mais pas pour le posséder : pour nourrir une relation entre sujets libres et égaux. Ce que porte #metoo, c’est le basculement vers un monde dépris de la vision historique du désir masculin comme nécessairement prédateur et du désir féminin comme définitivement passif. Est-ce pour autant la fin du désir et du plaisir ? Évidemment non. C’est peut-être même le début du désir et du plaisir, leur entrée d’une nouvelle ère, un nouveau genre. Rien de prude, de rangé ou de chaste. Mais tout de la liberté véritable. ■ clémentine autain @Clem_Autain

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Chaque jour, plusieurs ONG assurent la distribution de nourriture contrôlée par l’armée bangladaise et quelques volontaires. Camp de réfugiés de Balukhali Rohingya, à Cox’s Bazar, Bangladesh. 26 septembre 2017. Photo Olmo Calvo


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L’IMAGE

Fin septembre 2017, des centaines de réfugiés patientent lors d’une distribution de nourriture dans le camp de Balukhali, dans le sud-est du Bangladesh. Cette population musulmane peuplait jusqu’ici le nordouest de la Birmanie voisine. Installée dans la région de Rakhine à la fin du XIXe siècle, elle s’auto-désigne ethnie “Rohingya” à partir des années 1950, afin d’asseoir ses revendications nationalistes dans un contexte de construction d’un État birman multiethnique. Privés de citoyenneté par une loi de 1982, les Rohingyas sont considérés comme des Bengalis en situation irrégulière par l’État central birman ainsi que par l’autre ethnie principale de Rakhine, les Arakanais (bouddhistes), porteuse de son propre projet nationaliste. Les tensions dégénèrent à partir de 2012, alimentées par une pauvreté endémique, des rivalités socio-économiques locales entre Rohingyas et Arakanais, la montée d’un nationalisme bouddhiste virulent et une libération de la parole issue de la récente transition démocratique. Le gouvernement d’Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix en 1991, reste paralysé par la frange raciste de son électorat bouddhiste et une caste militaire birmane qui entend préserver ses intérêts économiques à Rakhine, région riche en hydrocarbures. Le 25 août 2017, l’attaque de postes de police par l’Armée du salut des Rohingyas de l’Arakan (ARSA) entraîne une réaction d’une violence inédite, assimilable selon l’ONU à un « nettoyage ethnique ». D’après les témoignages, des militaires birmans sur place et des milices bouddhistes se livrent à des « massacres », incendies et viols « méthodiques ». En quatre mois, 650 000 Rohingyas fuient au Bangladesh. La dizaine de camps qui les accueille forme une immense ville de fortune où les conditions sanitaires sont très difficiles. Un accord de rapatriement aux contours flous est signé le 23 novembre entre autorités birmanes et bangladaises. Sa mise en œuvre effective est mise en doute au vu du niveau de violence constaté à Rakhine, et des « preuves de résidence » qui devraient être réclamées aux candidats au retour.  manuel borras @manu_borras, photo olmo calvo



En Europe, le grand public a découvert le keffieh en 1974, au travers du petit écran : il coiffait la tête de Yasser Arafat lors du discours historique qu’il prononça à l’ONU. En le portant de manière systématique, le représentant de l’OLP (Organisation de libération de la Palestine) contribua à instituer le foulard, dans sa version à damier noir, comme le symbole du mouvement de résistance palestinien. Celui-ci est devenu plus célèbre même que le drapeau national. Historiquement, le kaffiyah, appelé également en arabe hatta, est le signe distinctif des bédouins et des paysans de la péninsule arabique. Dans les années 1980, les militants pro-palestiniens de tous les pays adoptèrent le foulard, avec ou sans pompons, en signe de solidarité. D’ailleurs, les ventes explosent à chaque vague de manifestations de soutien. Sur un plan plus culturel, le keffieh est devenu un attribut de la jeunesse rebelle au sens le plus large. L’industrie de la mode se l’est aussi approprié. Dans les supermarchés du prêt-à-porter ou chez les grands couturiers tel Balenciaga, le tissu avec son imprimé caractéristique fait figure d’accessoire “bohème”. Ce succès ne profite guère à l’économie palestinienne. Le marché mondial est submergé par les foulards bas de gamme, fabriqués en Chine ou en Inde, vendus à un prix dérisoire. Il ne reste plus qu’un seul fabricant en Palestine : la maison Al Hirbawi, petite entreprise active depuis cinquante ans à Hébron, qui survit grâce à l’exportation par le biais du commerce équitable. Là-bas, les habitants font leurs achats dans des boutiques qui s’approvisionnent en Jordanie et en Asie : les keffiehs y sont vendus deux fois moins chers. Il faut noter que si le keffieh noir est un symbole palestinien, il a un concurrent médiatique : le tissu dans sa version rouge, la coiffe fétiche des princes saoudiens qui l’arborent en toutes circonstances. ■ naly gérard, illustration anaïs bergerat @AnaisBergerat

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L’OBJET

Le keffieh


SYNDICATS, LES DOIGTS DANS LA CRISE

X X X

Placés en première ligne, les syndicats subissent les assauts de la vague néolibérale. Entre perpétuation d'un riche héritage et nécessité de se réinventer, comment le syndicalisme peut-il espérer autre chose qu'une résistance plus ou moins désespérée ? illustrations adria fruitos



P

Piliers des luttes sociales dont la relation avec les partis n'a jamais été fusionnelle en France, les syndicats risquent d'être emportés dans la crise globale du mouvement ouvrier. Roger Martelli revient sur les étapes majeures de cette histoire (p. 59). Les grandes centrales n'ont pas trouvé de réponses efficaces à leur perte d'influence, par manque – ou par excès – d'adaptation à la nouvelle donne du travail. Doiventelles redevenir utopiques pour se sauver (p. 65), rénover résolument leurs formes et leurs méthodes (p. 71) ? Comment syndicats et partis peuvent-ils dépasser leurs vieilles rancunes pour recréer une dynamique sociale ? (p. 77). En attendant, alors que l'offensive libérale est transnationale, l'émergence d'un syndicalisme européen reste un vœu pieux (p. 81). Pire, les lobbies industriels trouvent parfois dans les syndicats des alliés de circonstance pour “défendre l'emploi”… contre la santé et l'environnement (p. 83). Une contradiction à dépasser selon Patrick Dupuits de Solidaires (p. 86). Mais la meilleure preuve que le syndicalisme menace encore l'hégémonie libérale, c'est que les représentants de celle-ci l'ont encore dans le collimateur… (p. 89).

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LE DOSSIER

PARTIS ET SYNDICATS EN FRANCE : CHACUN A JOUÉ SA CARTE

Le syndicalisme a été une pièce majeure du mouvement ouvrier. Les deux sont en crise aujourd’hui. Pourquoi ? Une reconstruction est-elle possible ? Regard rétrospectif…

La dynamique globale du mouvement ouvrier renvoie à l’évolution des sociétés qui ont été le substrat matériel de son essor. Il se trouve que le capitalisme en expansion a transformé l’équilibre général desdites sociétés. Dans les temps plus reculés, la distinction ne se faisait guère entre les différentes sphères de la vie sociale. L’économique, le social, le politique et le religieux formaient un ensemble peu différencié. Jusqu’à la Révolution française, le seigneur disposait ainsi à la fois des pouvoirs économique, politique et juridique et, de façon variable, il en était de même sur tout le continent européen. L’essor de la bourgeoisie marchande et industrielle et la croissance économique qui l’accompagne tendent à spécialiser les “sphères” de la vie sociale : l’économie, devenue dominante, se sépare du politique et du religieux, tandis que la percée du salariat impose progressivement ce

que l’on se met à appeler la “question sociale”. Les sphères se différenciant, les structures qu’elles génèrent se spécialisent elles aussi. Elles se substituent peu à peu aux vieilles structures communautaires de village ou de quartier. Dans l’espace ouvrier, une lente évolution conduit à la distinction, réalisée à la fin du XIXe siècle, de l’association, du syndicat et du parti politique. SÉPARATION ET CONCURRENCE

La spécialisation ne produit pas pour autant une coupure absolue. La juxtaposition des structures ne suffit pas en effet à faire “mouvement”, surtout quand des classes subalternes se heurtent à la fois à la volonté des groupes dominants et à la puissance de l’État. En règle générale, la différenciation fonctionnelle des organisations s’accompagne donc de formes variables de coordination, selon des modalités

et des hiérarchisations spécifiques. Le modèle le plus ancien est ainsi celui du Royaume-Uni, berceau historique de l’industrie moderne et du mouvement ouvrier. La logique travailliste subordonne le parti au syndicat : le Parti travailliste n’est juridiquement que le prolongement parlementaire des trade-unions. Le cas allemand fonctionne à l’inverse : le parti social-démocrate est à la tête d’un réseau d’associations, syndicales ou non, qu’il subordonne presque complètement. Le cas français, jusqu’en 1914, s’écarte des deux modèles en même temps. Le syndicat et le parti se vivent comme des structures non seulement séparées, mais concurrentes. Le syndicalisme de la CGT, influencé par les traditions proudhoniennes puis anarchistes, considère que le parlementarisme des socialistes les met à la remorque de la bourgeoisie. Le marxisme orthodoxe, représenté notamment

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LE DOSSIER

par le courant guesdiste, estime au contraire que le refus doctrinal des institutions et la méfiance exacerbée à l’égard de l’État conduisent à l’inefficacité et à l’isolement. La Charte d’Amiens, élaborée par la majorité “syndicaliste révolutionnaire” de la CGT, est le symbole de cette coupure que condamnent les “guesdistes”. Rares sont les voix qui, comme Jean Jaurès et Edouard Vaillant, plaident pour une entente du syndicalisme et du socialisme, respectueuse de l’apport et de l’autonomie de chacun. En précipitant la crise simultanée du socialisme, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme, la première guerre mondiale redistribue les cartes. Le socialisme unifié d’avant-guerre se scinde, autour des deux modèles concurrents de Moscou et de Londres. Communistes et socialistes, autrefois regroupés dans le puissant socialisme de la IIe internationale, se regroupent dans des partis distincts. Dans la très grande majorité des cas, ce sont les socialistes, les tenants de la “vieille maison”, qui sont majoritaires au sein du monde ouvrier. LA CONJONCTION COMMUNISTE

Or la scission politique a son pendant syndical. Dans un contexte de violents affrontements entre anciens camarades, le syndicalisme se fractionne. Les plus modérés voient dans les “moscoutaires” des ferments de désagrégation qui vont fragiliser un rapport de forces diffi-

cile avec un patronat dynamisé par la guerre. Quant à la IIIe internationale des communistes, elle prône partout la constitution de fractions syndicales révolutionnaires et les poussent à se détacher des syndicats “réformistes” En France, la CGT créée en 1895 se sépare entre une majorité désormais rapprochée de la social-démocratie européenne et une minorité favorable à Moscou, qui est poussée vers la sortie en 1921 (elle devient la CGT “unitaire” ou CGTU). Jusqu’à la seconde guerre mondiale, l’équilibre reste en faveur de la CGT “réformiste”, même après la grande réunification syndicale de 1935, dans la foulée de l’antifascisme et du Front populaire. Mais, à partir de 1934, la dynamique passe du côté des “unitaires” communistes, mieux implantés dans les secteurs en expansion de la seconde révolution industrielle. À la Libération, les communistes sont majoritaires dans la CGT. Par ailleurs, la mise en œuvre du modèle bolchevique de subordination du syndicat au parti aboutit à une originalité française. C’est autour des communistes, notamment dans les ceintures banlieusardes des grandes agglomérations, que se met en place une galaxie impressionnante de syndicats et d’associations de tout type, de plus en plus appuyée après 1934 sur l’expansion d’un “communisme municipal” qui colore de rouge la banlieue en expansion numérique. Au fond, les communistes réalisent

En précipitant la crise simultanée du socialisme, du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarchisme, la première guerre mondiale redistribue les cartes. Le socialisme unifié se scinde autour des deux modèles concurrents de Moscou et de Londres.

en France, dès l’entre-deux-guerres, cette conjonction des structures de socialisation ouvrière qui, ailleurs, est l’apanage de la social-démocratie. Malgré le poids des modèles britannique puis allemand et scandinave, le socialisme français n’a jamais réussi ce que le communisme construit dans l’entre-deux-guerres

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et impose comme un fait majoritaire après 1945. Même la scission de Force ouvrière, après la vague de grèves de la fin 1947, ne parvient jamais à renverser la vapeur. L’avantage est alors aux communistes… Officiellement, après 1934, ces communistes affirment officiellement l’indépendance des syndicats qu’ils dirigent et, de fait, les responsables communistes ont bien intégré la culture française fixée sur la Charte d’Amiens. Malgré des tentations récurrentes de récupération politique, la revendication et la démocratie ouvrière restent les pivots de la culture syndicale française. Mais, dans la pratique, l’action syndicale est suivie avec une attention extrême par des directions communistes qui consacrent de longues heures à l’examen des situations syndicales et qui n’hésitent pas à donner des directives, largement relayées à l’intérieur de chaque structure syndicale. CRISE DU COMMUNISME POLITIQUE ET DU MOUVEMENT OUVRIER

Dans les années 1970, la crise du soviétisme et les difficultés d’un syndicalisme confronté à l’effritement de l’État-providence redistribuent une fois de plus la donne, comme ce fut le cas au tournant de la première guerre mondiale. En France, le monopole entamé de la CGT, moins par le rival historique de FO que par celui du syndicalisme chrétien refondé (la CFDT créée en 1964), distend peu à peu

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les liens quasi organiques qui liaient la CGT et le PCF. Les décennies qui suivent l’apogée ouvrière de 1968 voient ainsi se défaire la galaxie qui fit la force du communisme français. Il est vrai que le déclin de cet espace ne fait qu’exacerber ce qui est une originalité française. Le poids de la tradition républicaine et la pratique ancienne du suffrage universel ont en effet dévalorisé l’ensemble des corps intermédiaires entre l’État et les citoyens. Les syndicats et les partis pèsent dans les milieux populaires, mais ils ne suscitent que des flux d’adhésion extrêmement modestes. Ce n’est que dans les trois ou quatre années suivant la Libération que la CGT et le PCF voient leurs effectifs s’envoler, en fait très provisoirement. Dans l’ensemble, la syndicalisation en France est nettement en retrait par rapport à celle de pays voisins. La crise du communisme politique et celle du mouvement ouvrier accentuent ce phénomène de détachement, observable partout pour l’essentiel. Il affecte d’abord l’espace communiste, si bien que, dans les années 1970, le socialisme expansif de François Mitterrand pense que le moment est venu de changer la donne et de rapprocher la France des autres pays européens. En 1974, autour de l’élection présidentielle, s’opère la convergence jusqu’alors impossible du PS et d’une “deuxième gauche” (alors incarnée par Michel Rocard et une partie importante du PSU). Au

même moment s’esquisse un rapprochement entre le socialisme en quête de légitimation et la CFDT “autogestionnaire”. La vieille tentation “travailliste” va-t-elle enfin se concrétiser ? L’illusion est de courte durée. Bousculé par le “recentrage” opéré par la CFDT d’Edmond Maire autour de 1979, le revival travailliste fait long feu et le socialisme s’enferme luimême dans une évolution vers le centre qui, au fil des ans, s’avère de plus en plus “libéral” et de moins en moins “social”. Or l’enlisement socialiste et les aléas d’une CFDT désarçonnée par la fin des compromis historiques du Welfare State ne profitent ni au PCF ni à la CGT, qui s’éloigne pourtant à grands pas de l’obédience communiste après 1989. L'ESPOIR DÉÇU DU “MOUVEMENT SOCIAL”

Si les années 1980 et 1990 restent dominées par la crise de la “galaxie communiste”, les deux décennies qui suivent le sont par la crise plus globale du “mouvement ouvrier”. Elle juxtapose alors deux dimensions inséparables : le déclin des associations de souche ouvrière s’accentue et le fossé s’accroît entre les niveaux fonctionnels de l’association, du syndicat et du parti. En 1995, le très emblématique mouvement de rue de novembredécembre semble pourtant ouvrir la possibilité d’une nouvelle ère. La combativité de la rue résonne avec le retour, attesté par les sondages,


d’un esprit public qui recommence à douter des valeurs libérales de la concurrence et du capitalisme “pur”. Par ailleurs, les manifestations de la fin d’année rapprochent des courants classiques du mouvement ouvrier (symbolisés par la présence du très médiatique dirigeant des cheminots CGT, Bernard Thibault) et des formes plus nouvelles, moins salariales, des femmes (elles sont au départ du mouvement dès novembre), des “sans”, des groupes discriminés et des intellectuels. Alors que le syndicalisme traditionnel et la gauche institutionnelle engluée dans la gestion socialiste patinent, la référence soutenue au “mouvement social” suggère la conjonction du plus ancien et du plus nouveau et, peut-être, une éventuelle relève du mouvement historiquement centré sur l’expansion industrielle et urbaine des XIXe et XXe siècles. Le mouvement social ne serait-il pas le relais enfin trouvé d’un mouvement ouvrier essoufflé ? Là encore, l’espoir ne s’est pas concrétisé. La gauche plurielle au pouvoir, entre 1997 et 2001, accélère certes la délégitimation d’une méthode de compromis qui, à l’échelle européenne, passe de la social-démocratie historique au néotravaillisme anglais et à un “social-libéralisme” se rapprochant davantage du démocratisme à l’américaine que du socialisme constituant. Mais l’émergence politique du “mouvement social”, tel qu’en rêvait le sociologue Pierre Bourdieu,

n’est pas advenue. L’altermondialisme connaît un essor fulgurant à la charnière des deux siècles, mais il ne parvient pas à se doter d’une épaisseur et d’une crédibilité qui en ferait un acteur politique à part entière. Et le “mouvementisme” revendiqué comme une solution à la crise de la “forme parti” ne débouche pas, jusqu’à aujourd’hui en tout cas, sur les formes bien stabilisées. QUELLE DYNAMIQUE UNIFIANTE ?

Les mouvements des deux dernières années, contre la loi El Khomri puis contre la loi travail, ont révélé l’ampleur d’une difficulté qui remonte bien plus loin. La désunion syndicale s’est en effet doublée d’une incapacité totale à raccorder les volets syndicaux et politiques au sein d’une démarche globale, qui reformulerait simultanément la pensée du social et celle du politique. La séparation fonctionnelle des sphères et des organisations ne disparaitra pas du jour au lendemain. Mais la logique de la séparation qui en résulte fait d’ores et déjà la preuve de son inefficacité. Penser de nouvelles articulations, loin des deux tentations historiques de la subordination et de l’ignorance réciproque, pourrait ainsi devenir l’enjeu majeur des nouvelles années. Que dans sa dynamique historique le “mouvement ouvrier” soit désormais défaillant n’implique pas que naisse spontanément la dynamique

Si les années 1980 et 1990 restent dominées par la crise de la “galaxie communiste”, les deux décennies qui suivent le sont par la crise plus globale du “mouvement ouvrier”.

unifiante qui pourrait prendre sa place. Et pourtant, il faut bien qu’il y ait du mouvement organisé pour que les catégories dispersées se fassent enfin multitude, contestent les logiques qui les aliènent et aspirent à devenir peuple politique en imposant une autre manière de faire société, efficacement et solidairement. Et pour penser cette exigence historique, il est de plus en plus urgent de renouveler la pensée et de ne pas sombrer dans les faux débats, à commencer par celui du “populisme”…■ roger martelli

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CRISE ET CHÂTIMENT Si les syndicats souffrent d'un contexte politique et économique historiquement défavorable, ils ont aussi creusé leur propre ornière et compromis leur capacité à en sortir. Est-ce le moment de renouer avec leurs idéaux ? « Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? » Interrogé sur BFM en novembre dernier après une quatrième journée de mobilisation décevante contre la loi Travail, Jean Luc Mélenchon désigne les responsables : « La division syndicale nous a nui d'une manière terrible ». Difficile de lui donner tort, la France étant aujourd’hui le pays qui compte le plus grand nombre de syndicats. Au clivage idéologique originel entre un pôle issu du mouvement ouvrier (CGT, FO) et un autre réformiste (CFTC, CFDT ) issu du catholicisme social se superposent les fruits des multiples scissions catégorielles. En l’occurrence, l’automne dernier, la CFDT, la CFTC, la Fage et l’UNSA ne s’étaient pas jointes à la manifestation initiée par la CGT, Solidaires, l'Unef, la Fidl, l’Unel et… FO, dont le patron reconnaîtra un mois plus tard que, tout compte fait, le plafonnement des indemnités prud'homales avait le mérite de « déverrouiller psychologiquement » les chefs d’entreprise… Même sans division, quand les syndicats présentés par les médias comme “réfractaires” en arrivent à épouser la doctrine du Medef à ce point, il y a du souci à se faire sur la combativité générale.

mie post fordiste. Signe le plus visible de cette crise : la désyndicalisation. Certes, le syndicalisme a toujours été minoritaire en France, en partie parce que les accords négociés bénéficient à tous les salariés. Et il faut signaler la tendance à la resyndicalisation chez la CFDT, passée de 500 000 à 850 000 syndiqués et devenue, cette année, premier syndicat dans le privé, devant la CGT. Il n’empêche que le déclin global est indéniable. De 30 % de salariés syndiqués dans les années 1950, le taux se stabilise autour de 20 % pendant les Trente glorieuses, avant de chuter à 11 % depuis les années 1970. Un chiffre qui masque de fortes disparités entre le public (20 %) et le privé (9 %). Les organisations peinent en particulier à attirer les jeunes (3 %) et les intérimaires (1,2 %). La crise de la représentativité va au-delà de la question des adhésions, comme en atteste l’abstention croissante aux élections prudhommales ou professionnelles. Un tiers des représentants du personnel sont par ailleurs élus sur des listes non-syndicales. Comment les syndicats, champions de la conquête de droits sociaux et de la redistribution des richesses durant les Trente glorieuses, en sont-ils arrivés là ?

DÉSYNDICALISATION

TRANSFORMATIONS DU TRAVAIL

Si l’incapacité à opposer un front uni face au démantèlement du code du travail a facilité la tâche d'Emmanuel Macron, l’éclatement n’est que l’une des facettes d’une crise profonde du syndicalisme français, qui peine depuis trente ans à trouver sa place dans l’écono-

Après l’âge d’or fordiste du salariat d’usines, les fermetures de sites dans les mines, le textile, la sidérurgie et les chantiers navals ont mécaniquement entraîné la disparition de certains “bastions” syndicaux cégétistes – le salariat des services et les cadres se tournant plutôt vers

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Habituées à défendre l’emploi permanent, les organisations syndicales sont mal équipées pour représenter les intérêts des précaires, d’autant qu’elles hésitent sur la position à tenir.

la CFDT. Surtout, le développement d’emplois dits “atypiques” (temps partiel, intérim, CDD), au nom de la supposément nécessaire “flexibilité”, a transformé la relation au travail : « De l’expérience collective et socialisatrice qu’il était auparavant, le travail s’est mué en une épreuve individuelle », explique la sociologue Danièle Linhart dans La Comédie humaine du travail. Selon elle, « les collectifs de travail, si précieux pour une prise en charge commune des difficultés (à travers des pratiques de solidarité, d’aide et de transmission de conseils), et un décryptage de la souffrance en termes de rapport de forces et d’exploitation (en résonance avec les enjeux politiques, syndicaux, économiques), en sont sortis considérablement affaiblis ». Plus prosaïquement, dans le contexte menaçant d’un chômage en hausse, la peur de non renouvellement de la mission et l’instabilité induites par les contrats de courte durée découragent les précaires de se syndiquer. Quant aux organisations syndicales, habituées à défendre l’emploi permanent, elles sont mal équipées pour représenter les intérêts des précaires, d’autant qu’elles hésitent sur la position à tenir, par exemple sur l’intérim : lutter contre les abus qui caractérisent trop souvent l’intérim ne revient-il pas à une acceptation implicite de sa légitimité, quand il faudrait se battre pour sa suppression pure et simple ? Se pose également la question du lieu de syndicalisation : dans des syndicats spécialisés sur l’intérim, au risque de les isoler, ou bien intégrés dans des syndicats “tous salariés” ? IMPUISSANCE ET RÉSIGNATION

Les effets délétères de la mondialisation et des mutations du travail à l’ère du capitalisme financiarisé ne sauraient cependant dédouaner complètement les syndicats. Fondamentalement, l’incapacité à défendre les mal-nommés “acquis” sociaux contre les offensives libérales des gouvernements de droite comme de gauche

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LE DOSSIER

souligne l’impuissance des organisations censées être en première ligne. Alors que les manifestations contre la réforme des retraites de 2003 sont les plus importantes depuis 1995, elles ne débouchent pas sur la réouverture des négociations. De même, les mobilisations massives contre la réforme des retraites de Sarkozy en 2010, comme celles contre la loi El Khomri en 2016 et la loi travail en 2017, échouent. Or cette impuissance, y compris quand les mobilisations sont fortes, a été en grande partie décidée par les centrales elles-mêmes. Contrairement à ce que laissent entendre les images des médias, qui adorent insister sur les “débordements” et les “violences” des CGT dockers, les confédérations se sont délibérément distancées de la rue pour privilégier le “dialogue social” avec les “partenaires” du patronat et de l’État. La CFDT a ouvert le bal de la négociation collective dès 1977 sous Edmond Maire, mais la CGT lui a emboîté le pas à partir des années 1990 sous Louis Viannet, puis sous Bernard Thibault. Si la loi de 2008 faisant des résultats aux élections d’entreprise le premier critère de représentativité d’un syndicat a eu le mérite d’obliger les délégués à être plus attentifs au quotidien des salariés-électeurs, elle a « surtout contribué à ancrer l’idée que la légitimité des syndicats provient uniquement des élections, et non plus de leur capacité à mobiliser dans la rue, les éloignant encore plus des mouvement sociaux », déplore Stéphane Sirot, historien du mouvement ouvrier. SYNDICALISME D'ACCOMPAGNEMENT

L’attitude étonnamment combative de Philippe Martinez, qui a maintenu la pression pendant quatre mois au printemps 2016 contre la loi El Khomri, peut laisser espérer un “recentrage à gauche” de la centrale. Toujours est-il que le rêve toujours vivant d’un “syndicalisme rassemblé” s’est traduit en longue période par un

L’incapacité à défendre les mal-nommés “acquis” sociaux contre les offensives libérales souligne l’impuissance des organisations censées être en première ligne.

alignement sur la ligne réformiste de la CFDT, laissant aux “gauchistes” de Sud la place d’une plus grande radicalité. Soucieux de ne pas apparaître comme “idéologique”, ce syndicalisme gestionnaire d’accompagnement de plus en professionnalisé se contente d’aménager par du bricolage technique les “réformes” néolibérales, s’abstenant de toute pensée politique globale de la société et des alternatives. On est loin de l’état d'esprit des signataires de la Charte d’Amiens, conscients en 1906 du fait que « leurs revendications butent sur des obstacles ne tenant pas uniquement aux conditions et relations de travail mais aux structures mêmes de la société. S’interdire de les mettre en cause, c’est s’accommoder d’une situation où le possible est tôt atteint et reste très en deçà des aspirations ». En réalité, les syndicats avaient commencé dès l’époque fordiste à mettre en sourdine leur volonté initiale de renversement du système capitaliste, se concentrant sur la défense des intérêts des travailleurs à l’intérieur du cadre donné. Mais cette dépolitisation s’est encore

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Les confédérations se sont délibérément distancées de la rue pour privilégier le “dialogue social” avec les “partenaires” du patronat et de l’État.

accentuée depuis trente ans par la reconsolidation d’un certain corporatisme, alors que le syndicalisme industriel interprofessionnel des grandes confédérations négociant au niveau des branches avait progressivement évincé le syndicalisme de métier, tel qu’il était conçu par la loi de 1884 autorisant les syndicats. Le syndicalisme autonome s’est développé notamment dans le secteur public, chez les enseignants (FSU), les postiers (Sud PTT), les policiers (Alliance) ou encore les agents d’impôts (SNUI) pour ne citer que quelques exemples. RETOUR À L'UTOPIE ?

Contre cette dispersion sectorielle, la CGT serait pourtant équipée pour produire une analyse critique globale. Dotée, pour des raisons historiques, d’une double structuration géographique et professionnelle, elle pourrait exploiter son réseau d’unions locales et de bourses du travail, traditionnellement des places fortes d’éducation populaire, pour aborder les enjeux communs, tels que les migrants, les écoles, la santé. Sans oublier ceux ayant trait au revenu universel et au changement climatique, qui peuvent entrer en contradiction

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avec l’idéal de plein emploi, inscrit dans l’ADN des organisations syndicales. L’affaiblissement des unions locales au profit du syndicalisme d’entreprise a ainsi pesé sur sa capacité à faire vivre des utopies, comme le revenu universel ou encore l’autogestion. Popularisé par Mai 68 et porté par de nombreux acteurs des “nouveaux mouvements sociaux” depuis les années 1990, dans des domaines allant de de l’écologie au féminisme en passant par la reconquête de la ville, le thème de l’autogestion est peu visible dans les syndicats. La CFDT en avait fait un principe central dans les années 1970, l’expérience des “Lip” pour sauver l’entreprise horlogère de Besançon étant le combat le plus emblématique, avant de l’abandonner au nom du “réalisme syndical”. Quant à la CGT, peu sensible aux revendications non quantitatives qui touchent à la démocratie en entreprise, au procès de production et aux hiérarchies, elle a toujours été méfiante envers le modèle proudhonien des coopératives ouvrières du XIXe siècle. Estimant que cette première étape d’émancipation n’est pas en mesure de supplanter le capitalisme en tant que forme politique, elle craint en outre que la coopérative s’avère un lieu d’auto-exploitation des bonnes volontés des coopérateurs, et donc de bas salaires et de faible protection. Il semblerait toutefois que la CGT soit amenée à se réconcilier avec le mouvement coopératif, la constitution d’une Scop apparaissant parfois comme l’un des seuls moyens de sauver des emplois. Les syndicalistes CGT ont ainsi appuyé les ex-Fralib quand ils ont entrepris de racheter l’usine du Thé Éléphant à Unilever, qui avait annoncé sa délocalisation en Pologne. La Scop-TI est née au terme de 1 336 jours de lutte. La reprise s’accompagne d’une drastique réduction des effectifs, qui ne comptent pas leurs heures, mais la grille de salaires s’est resserrée et la pointeuse a été remisée. L’option utopique est parfois la plus pragmatique. ■ laura raim


LE DOSSIER

SYNDICATS 2.0 Contre le déclin du syndicalisme traditionnel, de nouvelles formes d'organisation et de mobilisation apparaissent. Mieux adaptées à la situation des travailleurs, elles incitent les vieilles centrales à se rénover à leur tour. À côté des syndicats historiques ont fleuri, ces dernières années, un magma d’organisations qui se rapprochent du syndicalisme, sans forcément en revendiquer le nom. C’est le cas par exemple du Mouvement national des chômeurs et précaires, de la Fédération des auto entrepreneurs, du Strass (Syndicat du travail sexuel) ou encore de collectifs et organisations qui croisent la dimension du travail avec le genre, l’orientation sexuelle ou le statut d’immigré. DES MÉTHODES ORIGINALES

Ces nouvelles formes de militantisme se sont développées sur les lacunes des organisations historiques, à commencer par le fait

que les syndicats ont longtemps eu les yeux braqués sur le salariat uniquement. « Si on existe sur le marché, c’est parce que vous ne vous occupez pas de nous » : voilà ce qu'Ophélie Latil, cofondatrice de Génération précaires, raconte avoir lancé à la CGT et à la CFDT. Le collectif a été créé en 2005, alors que le recours aux stages se développait, sans obligation de rémunération minimum. Constitué d’un noyau d’une dizaine de militants très actifs, il a utilisé des méthodes originales qui lui ont permis de gagner en visibilité, comme les flashmobs, lors desquels des stagiaires apparaissaient avec des masques blancs. En 2006, il obtient un article dans la loi pour l’égalité des chances, qui

impose une gratification minimale pour les stages de plus de trois mois en entreprise. Ophélie Latil pense que la force de son collectif réside dans son ouverture – pas besoin d’être “syndiqué” chez eux pour obtenir des conseils – et une certaine souplesse organisationnelle. Elle raconte que Génération précaire était capable, au moment de sa pleine activité, de faire des « consultations par tweet », sans avoir besoin de prendre rendezvous. Une approche « opérationnelle, pragmatique et concrète », c’est aussi le crédo de Grégoire Leclercq, président de la Fédération des autoentrepreneurs. Sa fédération se définit plus comme une association de services, qui

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LE DOSSIER

aide les autoentrepreneurs à monter leur entreprise et leur fournit un réseau d’entraide. UNE ÈRE DE DÉPOLITISATION

Outre leur légèreté face à des mastodontes plus organisés et donc plus rigides, les nouvelles formes de syndicats attirent aussi parce qu’elles n’ont pas été associées à des partis politiques, qui subissent un discrédit. La fin des grandes idéologies a signé le début d’une ère de dépolitisation, où les actions locales, concrètes, sont préférées aux actions portées par des grands discours. C’est très visible notamment dans les écoles et universités, où les syndicats traditionnels comme l’Unef, historiquement lié au Parti socialiste, ont de plus en plus de mal à fédérer, au contraire des associations catégorielles de toute nature. « Cet émiettement traduit à sa manière la crise de la représentation et de l'engagement », estime le professeur de sciences politiques Dominique Andolfatto, qui a co-écrit le livre Toujours moins ! Déclin du syndicalisme à la française avec Dominique Labbé. « Le ressenti global est que le mot syndicat est un peu usé », abonde Grégoire Leclercq. Secrétaire national à la CFDT, en charge de la fédération Communication, Conseil, Culture (F3C), Stéphane Chevet est bien conscient de cette vision des syndicats, qu’il tente de dépoussiérer: « La première fois qu’on a fait un

“barcamp” [des ateliers participatifs, organisés sous forme d’évènements] on nous a dit qu’on ne ressemblait pas à des syndicalistes ! », confie-t-il. Sa fédération a lancé une plateforme qui cherche à séduire les indépendants, nommée Union. Elle permet d'établir des factures, de bénéficier d'une assurance responsabilité civile professionnelle et d'avoir accès à des conseils juridiques. Pas très loin de la conception servicielle que propose la fédération des autoentrepreneurs, mais avec la force de frappe d’un syndicat généraliste, implanté dans beaucoup d’entreprises. SUIVRE LES TRAVAILLEURS

L’émergence de nouvelles formes de syndicalisme n’est pas tout à fait nouvelle, mais s’est accélérée. Dès les années 1890 se crée une sorte de syndicat des chômeurs, nommé Chambre syndicale des hommes de peine de la Seine, en lutte contre les “placeurs” de la Bourse du travail, chargés d'attribuer le travail, comme l’ont montré les travaux de Benjamin Jung. L'émiettement syndical s'accélère à partir des années 1970, à la faveur de la montée du chômage, et alors que les questions de genre, d’immigration et d’orientation sexuelle prennent de l’ampleur. Aujourd’hui, alors que la forme du travail a beaucoup changé, les organisations syndicales continuent à fonctionner sur le mode de la sec-

« Les bastions du syndicalisme sont dans la fonction publique et l’industrie. Dès qu’on descend à d’autres niveaux – dans la restauration, le nettoyage notamment – on a des déserts syndicaux. » David Hamelin, historien

tion d’entreprise, c'est-à-dire sur un modèle très dépendant d’une unité de lieu et de temps. Les salariés, eux, sont confrontés aux CDD et à la précarité, ils circulent d’une entreprise à l’autre, au gré des contrats et des sous-traitants. « Les syndicats ont du mal à appréhender ces phénomènes nouveaux du travail, les bastions du syndicalisme sont dans la fonction publique et l’industrie, dès qu’on descend à d’autres niveaux – dans la restauration, le nettoyage notamment – on a des déserts syndicaux », explique David Hamelin, historien spécialiste du syndicalisme. « Les syndicats n’intègrent pas le fait que quatre embauches sur cinq se font en CDD », regrette Ophélie Latil.

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« Il faut que les organisations syndicales changent leurs cadres de pensée. Le fait de décider de parler de tous les travailleurs et pas seulement des salariés, c’est une révolution. » Domine aussi la peur que la reconnaissance des travailleurs précaires constitue une forme d’acceptation, ou un encouragement, de leur statut. « Soit on considère qu’on ne parle pas de ces gens-là et on ferme les yeux, soit on construit de nouveaux droits », tranche Stéphane Chevet, dont l’organisation ne parle désormais plus de “salariés”, mais de “travailleurs”. Grégoire Leclercq reconnaît néanmoins qu’un chemin considérable a été parcouru : « Pendant dix ans, les grands syndicats ont vu l’autoentrepreneur comme le nouveau tâcheron du XXIe siècle. Et puis il y a eu un changement de paradigme. Après avoir pourfendu le régime ils se mettent à l’accompagner ». RECONFIGURATION DE L'ACTION COLLECTIVE

Sur ces questions, ainsi que sur les questions de genre, d’orientation sexuelle ou de couleur de peau, longtemps négligées au nom d’un certain universalisme abstrait, les

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syndicats ont pris en compte les critiques qui leur étaient adressées. En 2014, il y avait 37% de femmes parmi les adhérents de la CGT, 47  à la CFDT, 45% à FO, pour ne citer que ces trois syndicats. La CGT a mis en œuvre une charte sur la parité au sein de ses instances dirigeantes, et la CFDT exige qu’au moins 30% des membres du Bureau national soient des femmes. Les ateliers “en non-mixité raciale” organisés par le syndicat Sud-Éducation 93 témoignent aussi d’une évolution sur ces questions. « La période actuelle est à la reconfiguration de l'action collective : d'un paradigme où la classe était ultra-dominante, à un nouveau paradigme intersectionnel où les rapports d'oppression sont pris en compte de manière davantage horizontale », estime Adrien Mazières-Vaysse, qui a soutenu une thèse sur “la construction de l’identité politique chez les travailleurs précaires”. Le sociologue Alain Touraine, qui a travaillé sur les nouveaux mou-

Stéphane Chevet, secrétaire national à la CFDT

vements sociaux, et qui est aussi le père de Marisol Touraine, ancienne ministre française des Affaires sociales du gouvernement de Manuel Valls, est quant à lui beaucoup plus pessimiste : « La décomposition du système politique et social français est si grande qu’il vaut mieux être à la marge qu’au centre car le centre est vide. C’est un monde épuisé ». Pas de quoi décourager Stéphane Chevet : « Je me dis qu’il faut qu’on modifie nos pratiques. Que les organisations syndicales changent leurs cadres de pensée. Le fait de décider de parler de tous les travailleurs et pas seulement des salariés, c’est une révolution. Peutêtre qu’on aurait pu le faire avant. La question qu’on se pose aujourd’hui c’est comment le faire mieux ? » ■ aude lorriaux


LE DOSSIER

COMMENT PARTIS ET SYNDICATS PEUVENT-ILS REFAIRE FRONT ? Enclins à se jeter la pierre ou à se renvoyer la balle, partis et syndicats peuvent-ils dépasser le constat de leurs limites respectives pour créer une nouvelle dynamique ? Leila Chaibi et Karl Ghazi engagent le dialogue. regards. Partis politiques et syndicats sont-ils fâchés à jamais ? Pourquoi cette défiance réciproque ? karl ghazi.

Toutes les grandes centrales “historiques” ont connu des périodes durant lesquelles elles ont été en lien étroit avec des partis politiques. Cette histoire fait parfois “surréagir” les organisations syndicales lorsqu’elles estiment qu’un parti piétine leurs platesbandes ou tente de leur forcer la main. Et si les syndicats n’ont pas réussi à s’adapter aux nouvelles formes d’exploitation et à construire de nouveaux points de force pour remplacer ceux qui ont été amoindris ou ont disparu, ils ont aussi pâti des échecs politiques de

LEILA CHAIBI

Oratrice nationale de la France insoumise, initiatrice de Nuit Debout, co-fondatrice des collectifs Jeudi noir, Génération précaire et L’Appel et la pioche.

la gauche. Faire le procès des syndicats comme s’ils étaient seuls responsables de l’état des rapports de forces est aussi vain que de prôner l’autarcie du mouvement syndical. leila chaibi. La défiance des syndicats et des syndicalistes vis-à-vis des partis politiques est légitime – la société entière est en défiance à leur égard ! À juste titre, ils sont perçus comme des machines électorales déconnectées de la réalité, qui ne servent que leur intérêt propre. D'un autre côté, partout où les syndicats sont présents et en capacité de mobiliser, ils sont utiles. Le problème est qu'une majorité des gens qui tra-

KARL GHAZI

Porte-parole de la CGT commerce Paris.

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■ par naly gerard

REPÈRES

SYNDICALISATION : PEUT MIEUX FAIRE

ÉVOLUTION HISTORIQUE

11 %, c'est la proportion de travailleurs qui adhèrent à un syndicat : l'un des taux les plus faibles d'Europe. Quelques particularités de la syndicalisation à la Française.

En 1949, la proportion de syndiqués dans la population des travailleurs atteignait 30 %. Elle n'a cessé de décroître depuis. Elle est remontée seulement en 1968, pour rester autour de 19 % pendant dix ans. Depuis la fin des années 1970, l'érosion est constante. Le chiffre de 11 % est stable depuis trente ans.

Sources : “La syndicalisation en France”, in Dares Analyses n° 26, mai 2016.

MÉTIERS OÙ L'ON SE SYNDICALISE LE PLUS

Dans la fonction publique, les plus syndiqués sont les salariés des finances publiques (37 %), de la sécurité et de la défense (32 %), de la fonction publique d’État (24 %). Dans le secteur privé, les travailleurs des transports sont les plus “encartés” (18 %).

L'ADHÉRENT TYPE

Il est de sexe masculin (12 % des travailleurs contre 10 % des travailleuses), âgé de 50 à 59 ans (16 % d'entre eux sont adhérents, contre seulement 3,6 % chez les moins de 30 ans), en CDI ou titulaire (12 % des syndiqués, contre 2,9 % pour les CDD). Il travaille dans la fonction publique – où l'on est deux fois plus syndiqué que dans le secteur marchand et associatif (19 % des salariés du public) – et habite un département d'Outre-Mer (hors Mayotte) : le taux de syndicalisation y est deux fois plus élevé que la moyenne nationale : 24 % !

EN EUROPE

Classée tout en bas de la liste des 29 pays, la France occupe le 27e rang ! Son taux est à peine plus élevé que ceux de l'Estonie ou de la Lituanie (10 %). En tête, l'Islande avec 79 %. Dans certains pays, comme la Belgique (50 %) et certains pays nordiques, le syndicat fait partie de l'emploi (il verse certaines prestations sociales). Ce n'est pas le cas en Norvège qui affiche un taux de 54 %, du Portugal (19 %) ou de l'Allemagne (18 %). La baisse du taux de syndicalisation est générale depuis 2006. L'Italie est le seul où celui-ci est remonté (de 33 % à 35 %).


NOMBRE DE SALARIÉS EN FRANCE (INSEE 2016), 25 MILLIONS DONT :

19M

DANS LE PRIVÉ

REPRÉSENTATIVITÉ EN NOMBRE DE SYNDIQUÉS

6M

DANS LE PUBLIC

CGT

CFDT 868600

FO

688000

500000

TAUX DE SYNDICALISATION EN FRANCE

CFE-CGC 160000

CFTC 135000

REPRÉSENTATIVITÉ EN NOMBRE DE SYNDIQUÉS DANS LE PUBLIC (2014 - % élections)

20%

DANS LE PUBLIC

CGT

CFDT 19,3%

FO

23,1%

18,6%

CFE-CGC 2,9%

CFTC 3,3%

REPRÉSENTATIVITÉ EN NOMBRE DE SYNDIQUÉS DANS LE PRIVÉ (2014 - % élections)

CFDT 26,3%

CGT 24,9%

FO

15,6%

CFE-CGC 10,7%

CFTC 9,5%

UNSA 10,4%

FSU 7,9%

Sources INSEE et ministère du Travail (DARES)

9%

DANS LE PRIVÉ

SOLIDAIRES 6,8%



LE DOSSIER

vaillent aujourd'hui dans ce pays passe sous les radars des syndicats. De la même manière, une part presque majoritaire de la population ne voit plus l'intérêt de se déplacer pour aller voter. Les mouvements et partis politiques doivent aller chercher ces abstentionnistes. regards.

Faut-il, comme le suggère Jean-Luc Mélenchon, remettre en cause la charte d’Amiens ?

« Ce n'est pas en se réunissant entre elles dans un entre-soi nombriliste que les forces sociales deviendront suffisamment fortes pour faire tomber le gouvernement. Il s'agit au contraire d'être tourné vers l'extérieur, inclusif. »

karl ghazi. La Charte d’Amiens n’est ni à considérer comme un livre saint, ni à jeter aux orties, même si elle fait l’objet d’un fétichisme suspect et qu’elle est citée à tort et à travers. Elle est souvent brandie comme un emblème du refus de la politisation de la lutte syndicale alors qu’elle affirme, à l’inverse, le rôle politique propre du syndicat. Une chose est de défendre l’autonomie du mouvement syndical. Une autre est de se servir de la Charte afin d’exiger sa totale “imperméabilité”. La question, toujours ouverte, est celle de la place et du rôle de l’organisation syndicale dans la lutte pour la transformation sociale. Pas celle de son isolationnisme !

tion, demande une présence physique de délégués dans l’entreprise. Le volontarisme venu de l’extérieur, ça a déjà été testé : ça ne marche pas ! On n’innove pas en faisant fi de l’expérience.

leila chaibi.

leila chaibi. Je voulais juste rappeler que si la France in-

Je suis d'accord. Mais franchement, ce genre de débat est l'illustration même de l'entre-soi de ce qu'on appelle le “mouvement social”. L'important est la manière dont on arrive à mobiliser un maximum de gens. Là où il y a des syndicats qui mettent des salariés en mouvement, très bien. Mais si, ailleurs, des gens descendent manifester ou s'organisent pour défendre leurs conditions de travail après avoir entendu Mélenchon à la télé ou parce que des insoumis sont venus leur donner un coup de main, je ne me vois pas leur dire : « Bon les gars, oubliez-nous, attendez que les syndicats viennent vous voir, parce qu'on est obligé de respecter un accord qui date de 1906 et qui s'appelle la Charte d'Amiens ». karl ghazi. Ni “entre-soi”, ni sectarisme ! Je répète qu’il

ne faut pas faire dire à la Charte d’Amiens ce qu’elle ne dit pas. Il ne faut pas confondre, non plus, grève et manifestation de rue. Faire grève, bloquer la produc-

Leila Chaibi

soumise a été accusée de marcher sur les plates-bandes des syndicats, c'est parce qu'elle avait osé appeler les salariés, mais aussi plus largement tous les citoyens qui n'avaient pas la possibilité de se rendre aux manifs syndicales du mardi après-midi, à une marche en week-end contre la loi Travail. regards. Quelles convergences sont possibles à l’avenir entre syndicats, politiques, intellectuels, etc. ? Comment redonner du souffle au mouvement social ? Et à quelle(s) échéance(s) ? karl ghazi.

Le gouvernement estime pouvoir se passer de toute concession, mettant au passage en difficulté même les idiots utiles d’autrefois. C’est la conséquence d’un rapport de forces très défavorable. Cela pourrait devenir insurmontable si un élan unitaire et salutaire ne conduit pas tous ceux qui veulent résister à Macron

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karl ghazi.

« Faire le procès des syndicats comme s’ils étaient seuls responsables de l’état des rapports de forces est aussi vain que de prôner l’autarcie du mouvement syndical. » Karl Ghazi

à proposer une autre politique. Les forces politiques, syndicales, intellectuelles et associatives anticapitalistes et / ou antilibérales connaissent une phase de faiblesse historique. Elles ne peuvent s’en sortir qu’en réunissant leurs forces plutôt qu’en échangeant des anathèmes. Pour y parvenir, il faut favoriser l’émergence de lieux permanents de rencontres, de débats et surtout… de prises de décisions concrètes ! Quant à l’échéance, le plus vite sera le mieux. leila chaibi.

Évidemment que cette convergence est importante. Il y a deux ans, si on était parvenu à faire la jonction entre Nuit debout et le mouvement syndical traditionnel, on aurait peut-être réussi à faire tomber la loi El Khomri. Mais la priorité, c'est d'arriver à mobiliser tous ceux qu'on ne voit ni dans les manifs, ni dans les syndicats, ni aux urnes. Parce que l'addition des forces militantes existantes ne suffit pas aujourd'hui à peser suffisamment dans le rapport de forces. Ce n'est pas en se réunissant entre elles dans un entre-soi nombriliste que les forces sociales deviendront suffisamment fortes pour faire tomber le gouvernement. Il s'agit au contraire d'être tourné vers l'extérieur, inclusif.

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Il ne s’agit pas d’addition, mais de dynamique. Donner des perspectives unitaires aux militants, ce n’est pas une condition suffisante, mais nécessaire ! Sauf à penser que l’on peut se passer de militants… Ce qui serait le comble du nombrilisme.

regards.

Il y a eu plusieurs appels à la grève ces derniers mois, mais aucun appel à la grève reconductible ou à la grève générale. Est-ce qu’il ne faut pas renouveler les pratiques ? Et comment ?

karl ghazi. L’obstacle ne se situe pas principalement dans la forme que l’on donne à l’appel à la mobilisation, mais dans nos capacités à mobiliser. Est-il nécessaire de rappeler qu’au congrès de la CGT de mars 2016, son secrétaire général avait appelé à « mettre partout en débat la grève reconductible » contre la loi El Khomri ? Notre première préoccupation doit porter sur la présence réelle des organisations syndicales et politiques dans les entreprises et parmi les travailleurs les plus exploités. Quant à la forme, la seule qui vaille est celle qui pèse sur les profits : en bloquant la production, en touchant à l’image et en veillant constamment à désenclaver les conflits. Une bonne pratique, c’est une pratique qui fonctionne. leila chaibi. La grève générale ne se décrète pas. Même lorsqu'on est en CDI ou fonctionnaire, il est compliqué de se mettre en grève rien qu'une fois par mois, et de perdre une journée de salaire quand on a déjà du mal à boucler les fins de mois. Alors quand on est précaire, en CDD, en intérim, ou autoentrepreneur, vous imaginez... Pour renverser le rapport de forces, il y a un chantier prioritaire : casser la résignation et le sentiment d'impuissance qui s'est installé dans la tête des gens. En partant de leurs préoccupations quotidiennes, locales, et en les aidant à mener des actions coup de poing ou médiatiques autour de revendications très concrètes, et obtenir des victoires. En somme, faire du syndicalisme urbain, à l'échelle d'un quartier !


LE DOSSIER

karl ghazi. C’est ce que fait le syndicalisme. Nous avons multiplié ce genre d’actions dans les Monoprix, par exemple. Mais nous tenons à le faire avec les salariés. Et le problème reste l’absence des syndicats dans un grand nombre d’établissements. À cela, point de raccourci. leila chaibi.

Le syndicalisme inscrit son action sur les lieux de travail. Je parle ici de développer en parallèle une approche territoriale, à l'échelle d'un quartier, où il y a des opportunités de mobilisation des habitants autour de revendications qui cristallisent les contradictions et la violence du capitalisme.

karl ghazi. Le syndicalisme ne se suffit pas à lui-même. Développer d’autres types d’action est indispensable : c’est le rôle des associations et des partis politiques. D’où la nécessité d’un front large. regards. Face à la violence sociale et devant un gouvernement qui refuse le dialogue, quelle violence est légitime pour les militants et les sympathisants syndicaux ? leila chaibi.

Quand les formes instituées du “dialogue social” ne fonctionnent plus, quand, face à un pouvoir qui vous ignore, on a épuisé en vain les leviers classiques et légaux de la contestation démocratique, il est légitime de recourir à d'autres moyens pour se faire entendre. En ayant toujours en tête que pour être efficace et légitime, une action doit à la fois exercer un pouvoir de nuisance sur l'adversaire, et obtenir un assentiment populaire.

« Quand les formes instituées du “dialogue social” ne fonctionnent plus, quand, face à un pouvoir qui vous ignore, on a épuisé en vain les leviers classiques et légaux de la contestation démocratique, il est légitime de recourir à d'autres moyens pour se faire entendre. » Leila Chaibi

karl ghazi. La résistance de l’exploité contre l’exploiteur ne soulève pas de problème de légitimité. Ce sont ses formes légales et institutionnelles qui sont aujourd’hui remises en cause. La vraie question porte sur les choix tactiques : je considère que les seules limites à l’action sont celles posées par l’assentiment de ceux qu’elle concerne et par le souci d’unir notre camp. ■ propos receuillis par pierre jacquemain

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LE DOSSIER

L'INTROUVABLE CONVERGENCE EUROPÉENNE Alors que l'émergence d'un syndicalisme transnational permettrait de s'opposer aux politiques libérales au sein de l'Union européenne, cette perspective reste largement virtuelle. Et cela n'a rien de surprenant. Agréger les luttes, mutualiser les combats, unir les forces : tel pourrait être les maîtres-mots du syndicalisme européen. Les mutations et les crises profondes qui touchent les salariés et les travailleurs précaires en France comme dans d’autres pays européens affectent le continent dans son ensemble, aujourd’hui, et l’on imagine aisément quelles pourraient être les perspectives ouvertes par des synergies syndicales transnationales. Mais, outre les questions stratégique et historique (comme le reste du dossier nous l’enseigne, l’histoire des syndicats nationaux est longue et les frontières dessinent des cultures syndicales différentes), l’intérêt général des travailleurs européens existe-t-il vraiment ? UNE C.E.S DÉSARMÉE

Disons-le d’emblée : on a eu beau chercher des relations bilatérales entre syndicats nationaux européens, on a fait chou blanc. Et quand on leur demande comment une telle absence de dialogue est possible, la réponse est toujours la même : « Oui, oui, mais il y a la Confédération européenne des syndi-

cats ». Dont acte. Figure de proue et fer de lance du syndicalisme européen, c’est donc la CES (en anglais, ETUC pour European Trade Union Confederation) qui est censée concentrer toutes les aspirations de convergence sociale européenne. Mais à ce jour, que l'on interroge les Allemands, les Italiens, les Grecs ou les Français, c’est toujours le futur, le conditionnel et l’impératif qui sont utilisés pour définir les objectifs de la confédération. Jamais le présent. La CES devrait être quelque chose qu’elle n’est pas encore. Mais surtout qu’elle n’a jamais été. Et pourtant, la CES a été créée il y a près de quarante-cinq ans, en 1973. Revendiquant aujourd’hui 60 millions d’adhérents venant de 90 organisation et de 39 pays, la CES est néanmoins loin d’avoir la force de frappe qu’on pourrait lui prêter. À part quelques manifestations bruxelloises, il y a presque dix ans, emmenées quasiment uniquement par les syndicats belges, elle n’a plus l’air d’avoir guère de capacité de mobilisation. Pis, force est de constater qu’elle n’est plus que l’in-

terlocuteur discret, non-systématique et surtout non-contraignant de l’état-major de la Commission européenne. MISSION QUASI IMPOSSIBLE

Car depuis quelques années, le syndicalisme européen traverse une crise profonde. Il est loin, l’âge d’or de la Commission présidée par Jacques Delors, entre 1985 et 1995 : la CES était alors systématiquement consultée et pouvait réellement peser dans les négociations pour faire vivre, au niveau européen, le dialogue social. Avec, à la clef, quelques directives très favorables aux salariés comme celles, au début des années 2000, sur le temps de travail ou le télétravail, nous rappelle Thiébaud Weber, secrétaire confédéral de la CES. Mais aujourd’hui, que fait-elle au moment où Jean-Claude Juncker a lancé, à l’automne, le grand chantier de l’Europe sociale ? Elle semble réduite au rôle d’expert dont on écoute l’avis d’une oreille inattentive… Les raisons de cette mise à l’écart – ou plutôt de cette absence de développement manifeste, alors que

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Que l'on interroge les Allemands, les Italiens, les Grecs ou les Français, c’est toujours le futur, le conditionnel et l’impératif qui sont utilisés pour définir les objectifs de la CES. Jamais le présent.

les bases étaient plutôt prometteuses – sont claires : pas d’implication suffisante des composantes nationales. Car le plus compliqué, pour la CES, c’est de réussir à ménager l’ensemble de ses composantes. De l’aveu même de Luca Visentini, secrétaire général de l’organisation, l’objectif est que cette « alliance particulière » s’étende à « toutes les forces qui considèrent que le néolibéralisme n’est pas la solution », des démocrates-chrétiens aux Verts en passant par « certains libéraux ». Mission quasi impossible, en somme.

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C’est d’ailleurs précisément à cause de ces luttes de pouvoir internes que la CES a longtemps été, pour sa dimension française, le pré carré de Force ouvrière et que, parallèlement, la Confédération générale du travail (CGT) n’y a adhéré qu’en 1989. Si on y ajoute l’actuelle forte présence de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), on se rend rapidement compte que, compte tenu des dissensions entre ces trois syndicats sur le territoire national, il y a très peu de chances que la composante française puisse se mettre d’accord sur quoi que ce soit (et il y a trente-neuf pays représentés au sein de la CES). UN AFFAIBLISSEMENT PROGRAMMÉ

Or précisément, le but premier – et toujours d’actualité – du syndicalisme européen, c’est de dépasser la simple et problématique addition de forces nationales pour devenir véritablement transnational. Car, en face, les multinationales ne sont pas en train d’attendre gentiment que leur opposition se constitue… Et elles aussi ont leur syndicat européen : BusinessEurope – organisation à la présidence de laquelle Pierre Gattaz, président du Mouvement des entreprises de France (Medef) jusqu’en juillet 2018, a d’ores et déjà annoncé sa candidature. Les offensives libérales ne manquent donc ni d’arguments ni d’argumenteurs.

Alors imputons au libéralisme ce qui doit lui être imputé : comme le fait remarquer Thiébaud Weber, c’est sa montée en puissance, tant à l’échelon national qu’à l’échelon européen, qui a d’autant affaibli l’étendue des possibilités du syndicalisme européen. En effet, comment penser des intelligences et des actions transeuropéennes quand l’échelle de la négociation dite collective ne fait que se réduire ? Les tentatives de coordination des négociations au sein des branches, entre des pays qui partagent des caractéristiques comparables, sont en effet de plus en plus délicates, du fait de la montée en puissance des négociations au niveau des entreprises. On comprend dès lors pourquoi les syndicats préfèrent concentrer leurs efforts sur un échelon plus local et abandonnent souvent leurs combats européens. Le libéralisme, qu’il s'accomplisse au niveau national ou au niveau européen, est aujourd’hui en train de laminer le syndicalisme. En réduisant ses champs d’action et de réflexion au niveau de l’entreprise, voire au niveau interpersonnel, il court-circuite les possibilités de convergences transnationales. Pour construire l’Europe, les chantiers sont légion et les obstacles nombreux : le syndicalisme, s’il arrivait à se fédérer à l’échelle continentale, pourrait constituer une première brèche dans l’édifice libéral européen actuel. Mais hélas, on en est encore assez loin… ■ pablo pillaud-vivien


LE DOSSIER

SYNDICATS ET LOBBIES, UNE ALLIANCE CONTRE NATURE

Le “chantage à l'emploi” permet parfois aux lobbyistes de l'industrie de mettre dans leur poche des syndicalistes pour lesquels la défense du travail apparaît plus urgente que la protection de l'environnement. Les lobbyistes le savent bien : rien de tel que les syndicats de salariés pour débouter leurs contradicteurs écologistes. Ils sont souvent, malgré eux, leurs meilleurs alliés. Parole d’ex-lobbyiste. Et il est vrai qu’il y a de quoi : imagine-t-on, encore aujourd’hui, la CGT militer en faveur de la fermeture d’un site industriel représentant plusieurs centaines de travailleurs, même si c’est pour des causes écologiques et / ou environnementales ? Si les lignes sont en train de bouger – l’Accord de Paris est passé par là – le principal syndicat de salariés n’en reste pas moins le défenseur des droits et de la préservation de l’emploi des travailleurs. L’équation est difficile : faut-il privilégier l’emploi au détriment de la santé et de l’environnement. Ou l’inverse ? LA RAISON DE L'EMPLOI

On aura beau nous expliquer, dans les états-majors de beaucoup de centrales syndicales, avec de grands moulinets de bras, que la solution est ailleurs, que la transition énergétique peut être une issue gagnantgagnant car elle crée de l’emploi et qu’il n’y a pas de nécessaire contradiction entre environnement et emploi… les pragmatiques et les lucides répondent que, dans l’urgence de la destruction des postes, les syndicats se rangent souvent du côté des industriels pollueurs. C’est-à-dire qu’ils cèdent à ce que l’on appelle le “chantage à l’emploi”. La pratique est courante. Et bien connue des lobbyistes. Au point même d’en devenir une stratégie pour le patronat. Consultant dans un grand cabinet d’expertises

et de lobbying pro-pesticides, Hervé1, la quarantaine – qui a signé une clause de confidentialité – décrit : « Ce qu’il faut, avec les syndicats, c’est les mettre dans des situations d’arbitrage binaire ». Parce qu’alors, le résultat est toujours le même : ils se rangent derrière la raison de l’emploi. Et ensuite, pas de quartier pour leurs contradicteurs : les lobbyistes dégainent leurs argumentaires tout écrits à destination du gouvernement, des parlementaires de tout bord et des élus locaux, leurs propositions voire leurs projets de loi clef-en-main, leurs amendements avec ces fameux déplacements de virgules qui changent tout. « Un rouleau-compresseur tout prêt pour défendre les entreprises les pires du monde. Et pouvoir citer les syndicats pour appuyer nos demandes, c’est du pain bénit pour nous. » LA CGT COMME ALLIÉE

Pour exemple, il cite l’usine Altéo près de Gardanne, commune des Bouches-du-Rhône. Petit rappel : en 2014, l’entreprise devient un parangon de la lutte contre la pollution industrielle. Les rejets massifs de produits toxiques par l’usine ont suscité à l’époque une vague d’indignation dans l’opinion publique, jusqu’à obtenir l’intervention de la ministre de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer, Ségolène Royal, qui la fit fermer. Mais c’était sans compter la réaction immédiate du premier ministre Manuel Valls qui court-circuita sa ministre et fit annuler le décret pour permettre à l’usine de continuer son activité. Et de sauvegarder les emplois. 1. Celui-ci souhaitant préserver son anonymat, le prénom de notre interlocuteur a été changé.

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Dans ce combat, entre les défenseurs de l'environnement et de la santé publique d’un côté, et le capitalisme le moins eco-friendly de l’autre, il est une alliée d’Altéo qu’on aurait pu oublier : la CGT. En effet, par le truchement de tracts, de prises de position et de diverses pressions, elle a parfois usé, toujours selon le lobbyiste, des mêmes éléments de langage que ceux que d’ordinaire, elle combat : jugements scientifiques faussés, malversations des études, manque de rigueur des journalistes – les arguments fusent et se ressemblent. Certains de leurs contradicteurs sont même allés jusqu’à convoquer le sexisme dans le débat en pointant du doigt « l’incompétence de Ségolène Royal ». AU-DELÀ DE L'EMPLOI, L'OUTIL DE PRODUCTION

Au début des années 2000, sur la recherche et sur la production de gaz de schiste, Bernard Thibaut – secrétaire général de la CGT d’alors – avait déjà pris le même parti que le Medef en affirmant que la France ne pouvait se priver d’une telle source d’énergie, très sale et ayant des conséquences catastrophiques sur l’environnement mais… pourvoyeuse, à tout le moins sur le papier, d’emplois. Et il en va de même pour des sujets aussi divers que le nucléaire ou la pêche… Mais, pour comprendre ces positionnements qui ne collent pas toujours à l’idée que l’on se fait du “progressisme” et de la gauche auxquels on accole aujourd’hui très souvent l’épithète d’écologiste, il faut dépasser la simple défense des salariés et prendre conscience que ce que défendent les syndicats, c’est d’abord l’outil de production. Car c’est de cet outil de production dont vont dépendre étroitement les salariés, surtout les plus fragiles et les plus pauvres. Le capitalisme ne laisse pas beaucoup d’espace pour la réflexion à moyen ou à long terme lorsqu’il s’agit de vampiriser les plus démunis. Mais, si le syndicalisme est la première ligne de défense de celles et ceux qui n’ont rien d’autre à vendre que leur force de travail, comme le rappelle un syndicaliste britannique, on ne peut réduire leur rapport à l’environnement à celui des grandes organisations capitalistes.

« Ce qu’il faut, avec les syndicats, c’est les mettre dans des situations d’arbitrage binaire. Et pouvoir citer les syndicats pour appuyer nos demandes, c’est du pain bénit pour nous. » Hervé, consultant en lobbying

L'ENJEU DE LA SANTÉ

Ainsi, suivant, avec quelques années de retard, la dynamique lancée au sein des partis de gauche vers plus d’écologie et de prise en compte de l’environnement, les syndicats semblent petit à petit leur emboîter le pas. Certes, peu importe les motifs, une fermeture d’usine avec suppression d’emplois restera un motif de combat pour les syndicats. Mais, au-delà de cette question, des convergences existent, comme en atteste l’entretien avec Patrick Dupuits du syndicat Solidaires (lire page suivante). D’abord parce que l’écologie est aujourd’hui un formidable instrument de mobilisation sociale face à des enjeux qui sont de plus en plus complexes. Les capacités à faire bouger les lignes sur la question des syndicats dans l’opinion publique sont, par ce biais, très importantes, nous glisse-t-on à la CGT. Ensuite aussi parce que l’intérêt des salariés, à savoir leur santé et leur bien-être au travail, passe souvent par une meilleure prise en considération des questions environnementales : la présence des syndicats aux comités sociaux et économiques (CES – ex-comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de

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travail, CHSCT) permet tout particulièrement cette interpénétration des questions de travail et d’écologie et les débats qui en découlent se nourrissent réciproquement. COMBAT SOCIAL ET ÉCOLOGISTE

L’exemple de la bataille pour le règlement REACH (Enregistrement, évaluation, autorisation et restriction des substances chimiques) du Parlement européen, au milieu des années 2000, est à ce titre éloquent : la santé publique est devenue un cheval de bataille des organisations syndicales par l'angle de la santé au travail.

Mais c’est surtout dans leur capacité à proposer des projets alternatifs que les syndicats pourront pleinement se réinventer écologistes. Voire s’inventer tout court. Les mutations liées à notre prise de conscience que la nature est une donnée de notre existence et pas un bien que l’on pourrait exploiter jusqu'à sa destruction, sont relativement nouvelles dans l’histoire maintenant longue des syndicats. Mais il est certain que les générations à venir intégreront ces problématiques sans pour autant rien lâcher du combat social. Car, évidemment, ces deux batailles ne sauraient être menées séparément. ■ pablo pillaud-vivien

PATRICK DUPUITS « LE RÔLE DU SYNDICAT NE

S’ARRÊTE PAS À LA PORTE DE L’USINE OU DU BUREAU »

À Montreuil, la Snem est une petite usine qui recourt au chrome 6, substance classée cancérigène certain par l’Union européenne. Au côté d’un collectif de riverains et de parents d’élèves, le syndicat Solidaires se bat pour la fermeture de ce sous-traitant d’Airbus et Safran. Un cas d’école. regards.

Demander la fermeture d’une usine, ce n’est pas habituel pour un syndicat…

patrick dupuits.

Dans la tradition ouvrière, défendre l’emploi, c’est en effet se battre contre la fermeture des usines. Mais on ne peut plus opposer travail et santé, droit à l’emploi et environnement. Le chrome 6 deviendra une urgence sanitaire si les entreprises n’adoptent pas de produits de substitution, de même

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que l’amiante et le glyphosate. À l’intérieur de la Snem, petite usine, il existe une fracture entre une moitié de salariés qui nous ont reproché de détruire leurs emplois et leurs vies – l’une nous a même traités d’« assassins » – et une poignée de jeunes qui sont venus nous voir, inquiets pour leur santé. regards.

Comprenez-vous la position de la CGT, qui demande une remise aux normes de la Snem ?

patrick dupuits. Il n’est pas possible de continuer à utiliser des produits aussi dangereux dans un quartier d’habitation. Il ne s’agit plus de mettre aux normes l’établissement, mais de remplacer le chrome 6 – dont l’usage est interdit par le règlement REACH en Europe depuis fin septembre 2017, sauf exceptions – par un produit de substitution. Celui-ci existe déjà, sauf qu’au nom des bénéfices, les industries n’investissent pas dedans.


LE DOSSIER

PATRICK DUPUITS

Responsable de l’Union locale Solidaires de Montreuil.

regards. S’intéresser à ces questions écologiques et sanitaires fait-il partie de vos missions ? patrick dupuits. Le rôle du syndicat ne s’arrête pas à la porte de l’usine ou du bureau. En tant que syndicalistes, nous sommes impliqués sur notre lieu de travail, mais aussi dans un tissu social plus large. Dans cette perspective, on ne se contente pas de demander le maintien de l’emploi ou des salaires. La question environnementale s’est posée très rapidement à nous. Les fondateurs de Sud avaient lutté dans le Larzac, auprès des paysans travailleurs, et en Bretagne contre Amoco, dont un pétrolier avait fait naufrage à la fin des années 1970, provoquant une gigantesque marée noire. De plus, ils se sont positionnés contre le nucléaire et pour la transition énergétique. Les employés de ce secteur peuvent être reclassés. On aura besoin d’ingénieurs, de techniciens, d’ouvriers spécialisés pour démanteler les usines, et aussi de chercheurs, comme d’autres salariés qualifiés, pour mettre en place des alternatives.

regards. Le documentaire de Pierre Pézerat, Les Sentinelles, montre comment les salariés d’Amisol, une usine de tissage et filtrage d’amiante à Clermont Ferrand, en sont venus à demander la fermeture de leur propre outil de travail… patrick dupuits.

Cette usine était visiblement polluante et les salariés qui travaillaient au milieu des poussières d’amiante ont très vite déclaré des maladies, notamment des cancers. Au départ, ils ne se battaient pas pour la fermeture. Ils demandaient le maintien de l’emploi avec l’amélioration des conditions de travail grâce à l’installation de filtres, par exemple. Mais face aux affections graves dont souffraient de plus en plus de travailleurs, et après avoir rencontré Henri Pézerat, chercheur à Jussieu sur ces questions, ils ont changé d’avis. Avec le chrome 6, la prise de conscience des salariés est d’autant plus difficile que cette substance pourtant extrêmement toxique est inodore et invisible. ■ propos recueillis

« Dans la tradition ouvrière, défendre l’emploi, c’est en effet se battre contre la fermeture des usines. Mais on ne peut plus opposer travail et santé, droit à l’emploi et environnement. »

par marion rousset

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LE DOSSIER

QUI VEUT LA PEAU DES SYNDICATS ? À la crise structurelle qui affecte les organisations syndicales s'ajoute la volonté gouvernementale de réduire presque à néant leur rôle dans la négociation sociale. Pour mieux les enfermer dans une posture de contestation impuissante. Les syndicats ont bon dos. Ils sont accusés de tout et (presque) n’importe quoi. Tantôt de servir de faire-valoir des politiques gouvernementales – la CFDT en tête de gondole. Tantôt montrés du doigt pour n’être que les idiots utiles d’une gauche qui ne saurait dépasser le seul cadre de la contestation – et dans laquelle la CGT serait devenue maîtresse en la matière. Dans le paysage éclaté d’un syndicalisme qui peine à se renouveler, Jean-Luc Mélenchon ajoute une autre lecture, critique, des principales centrales : la désunion. « La bataille syndicale a été mal conduite », avait-il lancé après les mobilisations contre les ordonnances sur la loi Travail, tout en ajoutant craindre « la plus grosse défaite du mouvement ouvrier ». Et de lancer aux responsables syndicaux : « Les directions des corps intermédiaires peuvent-elles être autre chose que des rouages à l'intérieur d'une réalité qui fonctionne comme un bloc ? » Le leader de la France insoumise dénonçait-il le décalage entre la base des syndicats, leurs militants et sympathisants et leurs directions ? Comme un appel au dégagisme… Ce qui est vrai pour la classe politique l’est aussi pour le (vieux) monde syndical, pensait-il. Avait-il tort ? En tout cas, le message est très mal passé. Chacun se souviendra du « Keep cool mec ! » du patron de Force ouvrière, Jean-Claude Mailly. METTRE À L'ÉCART LES SYNDICATS, METTRE FIN À LA NÉGOCIATION

En réalité, le conflit qui oppose les organisations syndicales entre elles et aux forces politiques de gauche est le résultat d’une stratégie gouvernementale vieille de plusieurs décennies qui, tant sur le fond que sur

la forme, empêche les partenaires sociaux d’exercer pleinement leurs prérogatives. Tout a été pensé pour réduire la place des syndicats dans l’élaboration des grandes réformes qui structurent la vie de l’entreprise et des travailleurs. Jusque dans l’usage des mots. Ainsi est-on passé de la “négociation” à la “concertation” pour aboutir à la “consultation”. À l’instar d’une visite médicale, les syndicats sont désormais convoqués pour des analyses spécifiques. Le diagnostic est établi de manière unilatérale et le traitement est imposé par le médecin-ministre en chef – sans dosage négociable. Le trait semble légèrement grossi et pourtant, dans les faits, sur des réformes aussi structurantes que la loi El Khomri, par exemple, les syndicats n’ont été que consultés. Certains hauts fonctionnaires ont même évoqué des “auditions”. Il est utile de rappeler, dans ce contexte, que si les syndicats ont à la fois un rôle de représentation et de proposition, ils ont principalement pour mission de négocier. Négocier avec les décideurs publics. Négocier avec les entreprises. La loi Travail, achevée via ordonnances par le gouvernement Philippe II, donne désormais un coup d’accélérateur à cette tendance – qui vise à affaiblir le pouvoir de négociation des partenaires sociaux dans l’entreprise. Pour favoriser un meilleur équilibre et une meilleure égalité des droits des travailleurs, les négociations s’établissaient auparavant à l’échelle des branches professionnelles, c’est-à-dire que les personnels d’une entreprise qui comptabilisait moins de dix salariés – dans laquelle il n’y avait pas de représentants syndicaux – bénéficiaient des accords collectifs négociés au sein de la branche. Désormais, depuis la loi Travail dite

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“XXL”, la négociation se fait à l’échelle de l’entreprise. Or, 98 % des entreprises françaises ont moins de cinquante salariés. Parmi celles-ci, seules 4 % comptent un délégué syndical. Pour ces entreprises, largement majoritaires dans le paysage économique français, cela signifie que les salariés se retrouvent désormais seuls à négocier, parfois en tête-à-tête, avec leur patron. Les syndicats, désormais écartés de l’objet de la négociation dans l’entreprise, n’auront donc plus prise sur les rapports de domination qui existent – et qui font la chair des partenaires sociaux – entre l’employé et l’employeur. C’est toute une conception des rapports de forces au sein de l’entreprise qui s’écroule. DU PARITARISME À L'AUTORITARISME

Et ce n’est pas fini. Emmanuel Macron est plein de ressources. Le président de la République envisage de toucher à l’une des prérogatives les plus importantes des partenaires sociaux. Une nouvelle manière de dessaisir, voire de désavouer, les syndicats et leur histoire sociale. Car sur la base d’un système paritaire – c’està-dire parité entre les représentants des organisations professionnelles et patronales –, les syndicats assument aussi un rôle de gestionnaires d’organismes qui accompagnent la vie des travailleurs tout au long de leurs parcours : les caisses nationales d'assurance maladie, d'allocations familiales et d'indemnisation des chômeurs et de retraites. D’une gestion paritaire, le gouvernement pourrait passer à une gestion tripartite avec un pilotage de l’État. L’enjeu pour Emmanuel Macron étant de reprendre la main sur la gestion financière de l’indemnisation des chômeurs, qui est en déficit. Un déficit qui pourrait pourtant être contenu, voire ramené à moins d’un milliard d’euros depuis que la nouvelle convention sur l’assurance chômage a été signée en juin 2017 par l’ensemble des parties prenantes – État, patronat et syndicats. Toutefois, si la gestion technocratique de ces organismes publics l’emportait sur le maintien d’une gestion paritaire, Emmanuel Macron pourrait faire les frais d’une alliance inhabituelle : les représentants des patrons et des travailleurs ne veulent pas du projet de

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gestion tripartite. Pire. Le président de la République pourrait arbitrer en faveur d’une gestion étatique unique. Exit, donc, les syndicats et le patronat. L’enjeu pour Emmanuel Macron, comme ça l’était déjà pour Nicolas Sarkozy et François Hollande, c’est d’affaiblir les syndicats. De les mettre sur la touche. Et de les ringardiser. « Un monde poussiéreux fait de postures », avait lancé un conseiller ministériel de l’ère El Khomri. « Désormais, quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit », avait déjà prétendu le chef de l’État en juillet 2009. Six mois plus tard, il faisait face à l’une des plus grandes manifestations de salariés depuis deux décennies. Car c’est aussi la force des syndicats : l’imprévu. Parfois, le mouvement social ne prend pas. Et puis, tout à coup, une jeunesse, une exaspération, une colère, une crise, un mot de trop et tout s’emballe. Sans que l’on parvienne toujours à l’expliquer. Et en même temps (sic), c’est aussi une intention bien mal dissimulée de l’exécutif : renvoyer les syndicats à la seule posture contestataire. Ainsi les mots « archaïques » et « conservateurs » bruissent-ils de la bouche de ceux qui nous gouvernent lorsqu’il s’agit d’évoquer les syndicats. C’est pourtant ignorer les 42 200 accords entre les employeurs et les représentants du personnel dans l’entreprise et le millier d’accords de branche conclus au cours de l’année 2016 (selon les dernières données accessibles du ministère du Travail). Signe d’une certaine vitalité du dialogue social et du rôle des partenaires sociaux, près de 80 % des accords sont d’ailleurs signés par les syndicats. Une politique du compromis largement plébiscitée et qui peut en étonner plus d’un. Suivez mon regard, à gauche. CONTRE-RÉVOLUTION DANS LE MONDE DU TRAVAIL

Mais au fond, pourquoi Emmanuel Macron en veutil autant aux syndicats ? Pourquoi les met-il sur la touche ? Pourquoi verrouille-t-il le dialogue social ? Pour lire le Macron dans le texte, il faut aller à l’essentiel. Son essentiel. Et l’essentiel, pour lui, c’est l’efficacité. Or pour le président de la République, les


LE DOSSIER

syndicats ne sont essentiellement pas efficaces. Parce qu’il convient avant tout de créer de la richesse. De favoriser la croissance. De libérer les contraintes des entreprises. Et le syndicat est une contrainte quand il faut au contraire « laisser faire, laisser passer ». C’està-dire intervenir le moins possible. Sans régulation et sans contre-pouvoir. Dans cette perspective, le social ne peut être que la remorque de l’économie. Il s’agit, pour les libéraux de cette trempe, de distribuer les miettes issues des richesses produites. La fameuse théorie du ruissellement. Le social est ainsi subordonné à l’économie. Et dans cette pensée complexe, la régulation ne peut se faire que par les compétences. Adieu, donc, aux corps intermédiaires. Lorsqu’il remet en cause la gestion paritaire de l’Unedic par exemple, Emmanuel Macron ne pense pas une politique sociale. Il pense “économies d’échelle”, il pense “gestion“. Sans doute penset-il aussi “austérité”. Il pense “gouvernance”. Il pense “technostructure”. Il pense comme un chef d’entreprise qui doit gérer un intérêt particulier. Et pas l’intérêt collectif. Ainsi sommes-nous passés d’une république sociale dans laquelle la place des syndicats était centrale et structurante pour la défense des intérêts collectifs – et ceux des travailleurs – à une start-up nation dans laquelle les “gestionnaires“ de Berçy et autres cost killers, tout droit sortis de l’ENA, règnent en maîtres pour assurer la jouissance des intérêts de quelques-uns – ceux des entrepreneurs. En quelques mois seulement, face à la désunion des syndicats, mais aussi à un pouvoir jusqu’au-boutiste, un siècle de luttes et de victoires sociales s’est effondré. Et si les conséquences sur les conditions de vie de l’immense majorité des travailleurs ne sont pas encore totalement perceptibles et restent de nature “idéologiques” pour certains, la révolution, ou plutôt la contre révolution que vient de connaitre le monde du travail, sur la régulation des rapports de force au sein de l’entreprise, laisse augurer du pire. La masse des travailleurs n’a rien à gagner, tout à perdre au contraire, devant des syndicats fragilisés aux pouvoirs limités.

Tout a été pensé pour réduire la place des syndicats dans l’élaboration des grandes réformes qui structurent la vie de l’entreprise et des travailleurs. Jusque dans l’usage des mots. Ainsi est-on passé de la “négociation” à la “concertation” pour aboutir à la “consultation”.

Reste aux partenaires sociaux de se réinventer pour mieux s’imposer. Et aux travailleurs de prendre conscience des rapports de domination qui s’imposent à eux. Ce qui devrait advenir très vite une fois passés quelques accords d’entreprise sur le temps de travail, sur les salaires ou sur le licenciement économique, après validation et imposition à tous – par exemple, une augmentation du temps de travail pour une rémunération en baisse et une suppression d’effectifs dans l’entreprise, comme certains en font les frais en ce moment… Pendant ce temps, Outre-Rhin, le très puissant syndicat de la métallurgie IG Metall négocie la semaine de 28 heures et une hausse des salaires de 6 % pour près de quatre millions de salariés. Voilà qui devrait, si ce n’est en convaincre, au moins en inspirer plus d’un. ■ pierre jacquemain

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DE LA RADICALITÉ EN LITTÉRATURE

Romancier et critique littéraire

En fin d’ouvrage, la liste des œuvres (plus d’une centaine !) de Jean-Bernard Pouy est un régal. On y trouve le mythique Spinoza encule Hegel, mais aussi ses déclinaisons (À sec ! Spinoza encule Hegel, le retour en 1998, avant Spinoza encule Hegel : avec une poignée de sable, en 2006). Le fameux La Petite écuyère a cafté qui, dans mon souvenir, inaugure la collection Le Poulpe que dirigea Pouy, avec ses titres qui semblaient directement sortis de l’émission Les Papous dans la tête sur France Culture, à laquelle l’auteur participe régulièrement. Comme, par exemple, ce Cinq bières, deux rhums en 2009, valant presque Mes soixante huîtres, publié un an auparavant. Ou Le Petit bluff de l’alcootest en hommage au Petit blues de la côte ouest de Jean-Patrick Manchette, le pape du néo-polar dont Pouy aura été, trente ans durant, l’un des principaux archevêques. PHILIP ROTH DE CALIBRE 22

Il y a quelques années, il publiait Tout doit disparaître, obèse catafalque ou sorte de Pléiade en solde réunissant six de ses principaux romans publiés à la Série noire, tout

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en affirmant, tel un Philip Roth de calibre 22, ou un Simenon plus proche de Simonin, qu’il arrêtait d’écrire, qu’il prenait sa retraite. Tatata ! Le revoici en librairie avec Ma ZAD, hommage à Daniel de Roulet, cet écrivain suisse qui avoua en 2006, dans son livre Un dimanche à la montagne, avoir incendié le chalet du magnat de la presse allemande Axel Springer. Une opération qui, jusqu’alors, était attribuée à la RAF, la Fraction armée rouge… À l’heure où j’écris cet article, le gouvernement n’a pas encore rendu sa décision concernant NotreDame-des-Landes. Mais dans son roman, Pouy a déjà tranché. Il écrit : « J’ai appris que le tribunal administratif ne permettait pas la présentation d’une deuxième enquête publique. Et préconisait qu’un autre emplacement devait être mis à l’étude, moins cher, moins complexe. Le ministre de l’Écologie qui, de son côté, annonçait aussi la décision, prévoyait, en revanche, que les environs feraient partie d’une zone écolo-bio-festive (sic) et pédagogique (of course)… La duplicité du Pouvoir… On déplaçait le problème (…) Ce que l’État ne voulait pas comprendre, c’est qu’on avait, ici,

pris goût à la lutte et au bonheur d’être ensemble, au bonheur de faire ensemble. C’était plié que les zadistes d’ici allaient se déplacer ailleurs. Un certain sens de l’Histoire. » UN CHIEN NOMMÉ BLANQUI

De la radicalité, il y en a aussi dans le nouveau roman de Mazarine Pingeot, Magda, qui s’inspire (« toute ressemblance avec des personnes réelles ne peut être que fortuite ») de l’affaire Tarnac (dont le procès a encore été repoussé). On se demandait ce que la fille de François Mitterrand pouvait raconter à ce sujet, on y est allé voir pour le fun. L’intrigue est cousue de fil blanc, au bout de cinquante pages on avait compris le fin mot de l’histoire. Évidemment, le double romanesque de Julien Coupat est maltraité : « verbeux et imbu de sa personne ». Et les autonomes dans leur désir de « communisme primitif », pas mieux. Selon Mazarine, ils seraient « à l’heure qu’il est moins libertaires en matière de sexualité. On est prude chez les révolutionnaires. Et l’humour y circule difficilement. L’absolu est à ce prix ». Elle ne doit pas beaucoup lire Lundi matin.

Illustration Alexandra Compain-Tissier

arnaud viviant


CHRONIQUE

Mais de l’humour, l’écrivain en a. Dans son roman, le chien s’appelle Blanqui et l’enfant autiste Ezechiel. Demeure pourtant, au fond du livre, quelque chose de puissant : un amour pour ce que Marguerite Duras appelait La Vie matérielle : c’est-à-dire des recettes de cuisine, un goût pour la nature et le réel dans ce que l’un et l’autre ont de fondamental et d’insécable, tout au contraire de l’idéologie et de ses mille et une variantes. UNE HISTOIRE DE TOTO

Chez Yves Pagès, la radicalité est à la fois littéraire et politique. Son nouveau roman, Encore heureux, est le portrait en creux d’un “toto”, d’un “autonome” des années 80, Bruno Lescot. Fils de parents soixantehuitards, drôle et déjanté, artiste dans son genre, spécialisé dans le graffiti et le “petit crobard”, le rock alternatif aussi, irresponsable et émouvant, il va de fil en aiguille devenir vingt-cinq ans durant une des personnes les plus recherchées par la police française. On pourrait presque parler d’un roman foucaldien (“surveiller et punir”) puisque cette biographie imaginaire est essentiellement composée de rapports administratifs, de coupures de presse, de comptes rendus de procès, autrement dit d’une parole “sociale” normative sur un individu

qui ne cherche, depuis son enfance qui lui colle aux basques, qu’à échapper au contrôle et à la société. Pagès s’amuse beaucoup dans les langages imités. Il est très fort pour reproduire la parole de l’Autre, celui qui est payé pour construire de la pensée limitée, ceinturée, autorisée. Par qui ? Telle est la question qui hante ce livre. Qui domine qui ? Tout l’aspect comique et renégat du livre de Pagès se tient là. Qui détient le pouvoir ? Et surtout qui en jouit ? L’auteur convoque tous les types de discours qui tentent vaille que vaille d’encadrer et d’entraver cette liberté bravache de Bruno Lescot. Lequel va devenir au fur et à mesure, dans notre esprit et notre cœur de lecteur, ce qu’on appelait dans la littérature d’autrefois un héros. D’ailleurs, jusqu’à la fin du roman, Bruno réussira à s’évader, pour notre grand plus bonheur. On est avec lui comme on l’a été progressivement, page après page, avec le Comte de Monte-Cristo. Accablés, comme il se doit, de l’injustice qui lui est faite. Ce livre est une fiction. Il se passe dans les années 80. N’empêche, comment ne pas avoir en le lisant une grande pensée pour un cas réel : celui d’Antonin Bernanos ? Ainsi qu’on le dit habituellement dans la presse bourgeoise : un très grand livre.  @ArnaudViviant

Jean-Bernard Pouy, Ma ZAD, Sérienoire / Gallimard.

Mazarine Pingeot, Magda, Julliard.

Yves Pagès, Encore heureux, L’Olivier


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UN PORTFOLIO MARIA-LETIZIA PIANTONI

MISE EN PIÈCES

Les photos de la série Stanze de Maria-Letizia Piantoni expriment une tristesse et une nostalgie profondes. On devine encore les vies, les goûts de ceux qui vivaient ici il y a peu. Ils y ont laissé les traces de leurs souvenirs, de leur jeunesse, de leurs projets sans doute. Où sont-ils partis ? Etaient-ils heureux de s’en aller ? Les a-t-on expulsés ? Rêvaient-ils d’un avenir meilleur et pavillonnaire ? Les images projettent le regard dans l’au-delà de l’appartement, sur ce que chacun voyait depuis sa fenêtre. Ces échappées peinent à rasséréner. Une ville sans charme, un bois fermé, un ciel vide, des arbres en hiver. Les éclats des démolitions qui jonchent le sol finissent de nous déprimer. Sur quoi pleurons-nous ? À notre façon, comme les fans de Johnny, nous savons qu’un monde se ferme, celui des grands ensembles et de la banlieue comme promesse de solidarité, et comme foyer d’un collectif humain et ouvrier si puissant que la dignité était assurée. De tout cela il reste si peu. Faut-il vouloir refaire le chemin à l’envers ? Ce temps qui était celui d’un progrès incommensurable fut aussi celui de logements étriqués entre des murs trop rapprochés, de villes au loin et sans urbanité. Comment surmonter notre chagrin ? Croire encore dans la couleur, l’énergie de ceux qui sont partis avec la force de leurs souvenirs, partager leurs rêves et ceux de leurs enfants. Ne pas penser que c’était tellement mieux avant. ■ catherine tricot catherine tricot est architecte et urbaniste.

Barre 1 – Démolition des barres de l’Île Marante (Colombes, Île-de-France). Chantier de démolition par grignotage (près de l’hôpital Louis-Mourier), commencé en septembre 2007 et terminé en 2009. Série realisée après la phase de désamiantage : de l’extérieur, le bâtiment est littéralement dévoré par grignotage. Des pièces se retrouvent ouvertes sur l’extérieur : on est déjà dehors.

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Barre 2 – Démolition des barres de l’Île Marante (Colombes, Île-de-France).


Barre 1 – Démolition des barres de l’Île Marante (Colombes, Île-de-France).


Barre 2 – Démolition des barres de l’Île Marante (Colombes, Île-de-France).


Barre 2 – Démolition des barres de l’Île Marante (Colombes, Île-de-France).


Barre 1 – Démolition des barres de l’Île Marante (Colombes, Île-de-France).


Barre 1 – 6e étage ouest. Démolition des barres de l’Île Marante (Colombes, Île-de-France).


Barre 2 – Démolition des barres de l’Île Marante (Colombes, Île-de-France).


PORTFOLIO

Barre 1 – Couloir Sud. Démolition des barres de l’Île Marante (Colombes, Île-de-France).


LE PIL RECHARGEI LES DÉCROCHEURSI Le décrochage scolaire est un fléau. Chaque année, 100 000 jeunes sortent du système scolaire sans diplôme. Le Pôle innovant lycéen (PIL), un lycée du 13e arrondissement à Paris, est l’un des rares établissements de l’Éducation nationale à tenter de raccrocher ces jeunes. Et pourtant, il est menacé… texte et photos laurent hazgui/divergence

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REPORTAGE

Séance détente devant le PIL où les jeunes se réunissent pour souffler ou fumer une cigarette. Les élèves du “lycée” de la solidarité internationale s’apprêtent à partir voir une exposition au Jeu de paume. Pour ouvrir l’appétit d’apprendre autrement, les enseignants multiplient les sorties et activités extérieures.


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Dès le premier regard, le Pôle innovant lycéen (PIL) Lazare-Ponticelli déroute. De grands espaces à peine cloisonnés rappellent un bureau open space. Les classes offrent un champ de vision étendu grâce à leurs larges fenêtres. L’atelier de recyclerie et les verrières de toit invitent au travail manuel. L’espace “agora”, avec son salon et sa cuisine pour chiller en langage jeune, convient à la détente. Les premiers pas dans ce lycée différent des autres invitent déjà au changement de paradigme. « Je suis arrivée au PIL en imaginant que “décrocheur” était synonyme de “cas social”. C’est faux, raconte Nadège le Cam, professeur d’arts plastiques au PIL. Des jeunes à l’environnement très porteur peuvent aussi capoter pour des raisons psychologiques. Pour certains, l’institution les a malmenés. Pour d’autres, une phobie scolaire et sociale s’est installée. Les raisons sont multiples. »

UN LIEU UNIQUE, L’ÉLÈVE AU CENTRE

Chaque année, une centaine de lycéens âgés de seize à vingt-et-un ans garnissent les bancs de ce lycée situé dans le 13e arrondissement à Paris. Ils sont répartis dans cinq classes appelées “lycées”, accueillant de quinze à vingt élèves encadrés par trois enseignants : le lycée inversé, le lycée de la solidarité internationale, le lycée des futurs, le lycée au long cours et le lycée sports et avenir. Le cas par cas est appliqué. Issus de milieux sociaux hétéroclites, ils partagent des accidents scolaires ou de vie qui les ont fait sortir du système. Une école de la dernière chance pour nombre d’entre eux, et un lieu qui ressemble plus à une fac d’arts ou à un lycée professionnel. C’est souvent un facteur déclencheur pour les élèves qui viennent passer leurs entretiens pour y entrer. « Le lieu est vital », pointe Nadège Le Cam. Le PIL a été créé par des enseignants en 2000. Établissement de l’Éducation nationale, il a la particularité d’être principalement géré par les treize enseignants, malgré la présence d’un proviseur. Ils sont tous volontaires et sont choisis par leurs pairs lors d’entretiens. Les élèves, eux aussi, sont volon-

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taires. Le cursus est non-diplômant. Pendant un an, ils construisent un projet de formation pour retrouver un lycée général, technologique ou professionnel, un CFA. « On considère les élèves comme des jeunes adultes, explique Benoît Cornet, un des enseignants les plus anciens au PIL, conseiller principal d’éducation (CPE). On les remet au centre du jeu, contrairement au lycée classique. » Les rapports entre professeurs et élèves sont horizontaux, fondés sur l’échange. Les notes sont mises de côté au profit de l’auto-évaluation. Les parents sont associés, notamment lors des bilans de fin de séquence avec l’élève, avant les vacances scolaires. Les volets éducatif et pédagogique se conjuguent. « Chaque professeur enseigne plusieurs matières et joue également le rôle de tuteur », souligne Juliette Chamonard, enseignante dans la classe de la solidarité internationale. Les cours sont adaptés au profil des élèves afin de leur redonner de l’appétit pour l’apprentissage : matières décloisonnées, cours liés au projet (développement durable, par exemple), approche plus globale des compétences indispensables (culture générale).

MONTRER SES CONNAISSANCES

L’objectif n’est pas l’empilement des connaissances, mais la compréhension de ce que l’on apprend à travers des exercices pragmatiques. Parfois très originaux. Nicolas, professeur dans la classe sport et avenir, donne des cours de boxe… en anglais. Ou comment se dérider et parler la langue de Shakespeare en oubliant la gêne de s’exprimer en public, devant ses camarades. En plongeant dans le travail quotidien de la classe du lycée des futurs, le discours prend forme. On demande par exemple aux élèves de rédiger des modes d’emploi liés à leurs compétences ou à leurs stages réalisés en entreprise. Le but ? Montrer qu’ils ont des connaissances, un savoir, et qu’ils savent les raconter et les transmettre à d’autres. Ceux qui ont choisi cette classe sont souvent plus âgés que la moyenne. Ils se projettent déjà dans leur


REPORTAGE

1. Ingrid, enseignante, est assise au milieu de ses élèves : les rapports professeurs-élèves sont basés sur l’échange. 2. Les après-midis sont consacrés aux activités manuelles dans l’atelier recyclerie, où les habitants du quartier déposent des objets usagés. Réparés, ils seront revendus et l’argent récolté financera les projets de l’établissement. 3. Nadège Le Cam, prof d’arts plastiques, débriefe le chantier d’aide humanitaire auquel les élèves ont participé au Nicaragua. 4. Cours d’anglais en… boxant pour la classe du lycée sports et avenir. Les élèves sont amenés à aborder le vocabulaire du monde du sport.


Jenifer, vingt ans, souhaite être styliste. « Depuis toute petite, j’aime la création, les couleurs, les matières… Je le tiens de ma mère qui prenait le soin de bien m’habiller avec des vêtements de créateur, j’étais un peu sa petite poupée. Aujourd’hui, je m’intéresse à la mode éthique et au commerce équitable. »


vie d’adulte et sont en recherche d’activités manuelles. L’enfermement dans une salle pour suivre des cours classiques ne leur correspond plus. Il n’est donc pas rare de voir les élèves disséminés à l’intérieur et à l’extérieur de la classe. Des ordinateurs sont à disposition dans plusieurs espaces ateliers. On y retrouve souvent Reda – qui s’était engagé avec beaucoup de conviction contre la loi El Khomri –, dont le fond d’écran d’ordinateur affiche un cliché de ses amis militants autonomes. L’après-midi, c’est plutôt à l’atelier recyclerie informatique qu’on peut le voir. Fan de jeux vidéo, il souhaite devenir informaticien.

RETROUVER LE GOÛT DES APPRENTISSAGES

Comment décroche-t-on ? Jenifer Chetrit, vingt ans, affiche un sourire franc et un appétit pour les échanges. Après deux redoublements dans sa scolarité, et de peur de se retrouver sans affectation, elle accepte une première professionnelle gestion et administration – dont elle ne voulait pas – dans son lycée du Val-de-Marne. Aux antipodes de son amour des arts. « En début d’année scolaire, dans un cours de français, on nous a demandé combien il y avait de nains dans Blanche-Neige et les sept nains, se souvient-elle. J’ai compris à ce moment-là que je n’avais plus rien à faire ici. J’ai dit à ma mère que je n’irais plus en cours. » Elle craint la réaction de ses parents, mais sa mère lui dit qu’on ne demande pas aux gens à quel âge ils ont obtenu leur bac, et donc qu’elle a toute la vie pour le passer. « Cela a été une claque. Je ne pensais pas qu’elle serait si indulgente avec moi sur le fait d’arrêter les cours. » Son père, médecin, a plus de réticences, mais accepte son choix. Jenifer décroche pendant un an. Elle en profite pour se recentrer sur elle-même et s’attaquer à ses problèmes d’addiction au cannabis en passant par une aide médicale en hôpital de jour. « Le cannabis est un enfermement sur soi-même, on se cloître dans le mal-être », décrit-elle. Elle veut alors retrouver le goût des choses. Un éducateur de l’équipe médicale relève son penchant pour les arts et lui parle du PIL. Séduite, elle est acceptée au lycée pour l’année 2016-2017.

« Des jeunes à l’environnement très porteur peuvent aussi capoter pour des raisons psychologiques. Pour certains, l’institution les a malmenés. Pour d’autres, une phobie scolaire et sociale s’est installée. Les raisons sont multiples. » Nadège le Cam, professeur d’arts plastiques

Elle choisit la classe du lycée des futurs, qui propose de reprendre pied avec l’école au travers de projets et d’activités manuelles. Le début d’année lui sert à reconstruire ses repères face à l’entité “école” en suivant les cours à plein temps. Elle comprend très vite « qu’il faut être soi-même ici, avec les angoisses et les casseroles que l’on trimballe ». Elle suit des enseignements classiques comme le français ou l’histoire en utilisant des supports multimédia. Les après-midis sont consacrés à des ateliers manuels (recyclerie, métiers du bois, pratiques artistiques). Pour Jenifer, l’envie de prolonger les ateliers la conduit à effectuer un service civique. Un contrat de sept mois est signé avec la Petite roquette. Cette association, installée à Paris dans le 11e depuis 2005, fait du lien social dans un « espace permettant l’échange, la découverte et la création ». « Plus mature » et « consciente du coût de la vie » avec son salaire de 575 euros à mi-temps, l’année au PIL lui sert de passerelle entre l’adolescence et le début de la vie adulte. Elle envisage désormais un service européen pour assouvir sa soif de voyages ou une formation pour jeunes adultes dans le domaine de l’art. Vingt ans, c’est enfin l’âge des possibles pour Jenifer.

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« Un élève bon en français et mauvais en mathématiques, on va lui laisser beaucoup plus de temps en redoublant d’aide sur cette matière. Les élèves et les professeurs ont tous les contenus de matière en début de séquence sur l’ordinateur, on gagne en souplesse. » Aurélie le Hir, enseignante de SVT

RACCROCHAGE : LE DISCOURS ET LA MÉTHODE

« Vous avez changé ma vie. » La phrase, lourde de sens, tombe comme un cadeau. C’est un ancien élève venu donner des nouvelles au Pôle innovant lycéen qui la glisse à la professeure d’arts plastiques Nadège Le Cam. Parce qu’ici, comme dans une famille, une fois parti de l’établissement scolaire, on revient de temps en temps donner de ses nouvelles. « C’est flatteur, mais ce n’est pas “nous”, corrige avec humilité Nadège Le Cam. Nous avons juste été des accompagnants. C’est l’élève qui a changé sa vie. Nous avons simplement posé un cadre, mis les numéros dans le bon ordre. » Pas de satisfecit au PIL : la route est longue. Le cas par cas comme antienne. Le système classique est enferré dans des programmes scolaires touffus et des classes surchargées. Il ne donne plus le temps de s’arrêter sur l’élève pour savoir ce qui marche ou pas dans les apprentissages, si des problématiques extérieures chamboulent sa vie (phobie, précarité, divorce). Au PIL, l’élève avance à son rythme avec son histoire, ses points forts et ses points faibles.

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Concrètement ? « Un élève bon en français et mauvais en mathématiques, cite en exemple Aurélie le Hir, enseignante en SVT, on va lui laisser beaucoup plus de temps en redoublant d’aide sur cette matière. Les élèves et les professeurs ont tous les contenus de matière en début de séquence sur l’ordinateur, on gagne en souplesse. » Ce fonctionnement par étapes épouse le discours des enseignants sur la temporalité. Dans un monde de flexibilité du travail où occuper le même emploi toute sa vie devient une rareté, on monte au PIL des projets avec l’élève sur des envies sur les cinq prochaines années. Avec un droit à l’erreur. Faisant dégonfler au passage les angoisses des élèves, et des parents, qui pensent jouer les quarante prochaines années sur un choix d’orientation scolaire. L’autonomie dont jouit l’équipe pédagogique est visible partout : elle aménage les programmes, trouve des moyens originaux pour diffuser le savoir à l’aide des nouvelles technologies, crée les emplois du temps, s’occupe de la communication et de l’organisation de l’établissement… Cette liberté est « un luxe absolu », selon Juliette Chamonard, qui se paie aussi par une présence accrue des profs, d’au moins vingt-cinq heures contre seize à vingt ailleurs pour les profs. Une autonomie qui rime avec innovation et enrichissement personnel.

AUTONOMIE, ENGAGEMENT ET… ISOLEMENT

Faut-il de l’engagement pour travailler ici ? « La relation est engageante ici, c’est vrai. Mais nous ne sommes pas des moines-soldats, explique Benoît Cornet. Il y a aussi des professeurs engagés dans des établissements traditionnels. La certitude est que si l’institution ne fait pas confiance aux enseignants, ce n’est pas possible d’ouvrir le champ des possibles aux élèves. » Sa volonté et celle de ses collègues est de former des citoyens qui joueront un rôle social dans leur vie d’adulte. L’école est aussi un lieu d’apprentissage de cette vie, ce qui a manifestement complètement échappé au milieu éducatif. Les enseignants vivent avec la hantise que les décrocheurs d’aujourd’hui reproduisent leur colère vis-à-vis de l’école à leurs futurs enfants…


REPORTAGE

1. Au PIL, pas de sonnerie pour annoncer le début des cours : on cultive l’envie d’être ponctuel. Deux fois par semaine, la journée commence par un réveil musculaire en musique. En ce mardi-gras, il se fait sous des masques et dans les rires. 2. Yves avec sa classe du LSI au musée du Jeu de Paume pour l’exposition Soulèvements. L’occasion de confronter les jeunes à des faits d’actualité et à les faire réfléchir à leur place dans la société. 3. Stéphane Lansard, prof au “lycée” sports et avenir, en plein échange avec Junior. Les discussions avec les élèves sont quasi-quotidiennes. 4. Jenifer et Sara exultent : le volontariat à l’étranger, c’est bon ! Elles partiront à Berlin pour un projet européen avec la Ligue de l’enseignement.


On discute beaucoup lors du voyage de classe de 4 jours à Fontainebleau, où se succèdent activités sportives et de relaxation. C’est aussi l’occasion de faire les bilans annuels. Comme tous les décrocheurs du PIL, les élèves du “lycée inversé” s’étaient donnés un an pour retrouver un cursus diplômant dans un lycée ou dans un centre de formation des apprentis.


REPORTAGE

Pour faire face au décrochage scolaire, plusieurs dispositifs existent. Le PIL fait partie de la Fédération des établissements scolaires publics innovants (FESPI), qui regroupe une vingtaine de structures pour décrocheurs et des établissements alternatifs. À ne pas confondre avec la cinquantaine d’écoles de la seconde chance qui, elles, sont portées sur le seul volet professionnel. Enfin, aujourd’hui les lycées sont tenus de trouver des solutions internes pour retenir les élèves. Le décrochage scolaire reste une problématique nationale. Chaque année, entre 100 000 et 150 000 jeunes sortent du système scolaire sans diplôme. De Nicolas Sarkozy à Najat Vallaud-Belkacem, les deux derniers quinquennats ont été marqués par un vif intérêt pour cette question. L’ex-ministre de l’Éducation nationale avait annoncé en fin de mandat la baisse à 98 000 décrocheurs pour l’année 2016. Comment ? Détection renforcée du décrochage dans les établissements, nomination de “référent” décrocheur, possibilité pour les plus de quinze ans de faire un stage en entreprise comme respiration, droit au retour à la formation, etc. Au PIL, on s’étonne de cette politique du chiffre. Les moyens mis en place ne prennent toujours pas en compte les individus. Autre paradoxe, les structures innovantes dédiées à la cause sont couvertes d’éloges, alors qu’elles sont trop peu nombreuses et ne concernent à peine quelques milliers d’élèves dans tout l’Hexagone…

LE PIL EN DANGER

Malgré dix-sept ans de réussites face au décrochage scolaire, le PIL voit son existence menacée. Le rectorat a décidé son déménagement dans les nouveaux locaux d’un établissement du 19e arrondissement pour l’année 2018-2019. Sans concertation avec l’équipe enseignante. La colère et l’incompréhension montent. « On nous a annoncé l’évaluation du lycée en même temps que ses conclusions : ce n’est pas le PIL qui déménage, c’est son esprit », explique un enseignant du lycée. Dans les faits, le projet pédagogique innovant est bouleversé. Les larges espaces dédiés à la recy-

« Nous ne sommes pas des moinessoldats. Il y a aussi des professeurs engagés dans des établissements traditionnels. La certitude est que si l’institution ne fait pas confiance aux enseignants, ce n’est pas possible d’ouvrir le champ des possibles aux élèves. » Benoît Cornet, conseiller principal

clerie, aux ateliers et au sport vont disparaître, tout comme les liens tissés pendant des années avec des partenaires locaux (habitants, artistes, acteurs de la solidarité internationale). Pire, l’autonomie pédagogique des enseignants et la personnalisation des cours pour chaque élève sont remises en cause. Une reprise en main du rectorat se fait sentir derrière ce déménagement. Ce dernier ne verrait pas d’un bon œil un deuxième espace pédagogique autonome à Paris en compagnie du Lycée autogéré de Paris (LAP). La bagarre est engagée avec le renfort de toutes les personnes qui ont connu ou fréquenté cet établissement pas comme les autres. Pour continuer à faire exister l’une des rares structures de France qui prend le problème du décrochage scolaire à bras-lecorps, d’autant plus précieux que le gouvernement d’Emmanuel Macron, sous l’autorité du très controversé ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, n’a toujours fait aucune annonce à ce sujet, et compte simplement poursuivre les mesures prises par Najat Valaud-Belkacem… ■ laurent hazgui

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AU RESTO

LES “EXCUSES SOCIOLOGIQUES” DEVANT LA JUSTICE

L’ancien premier ministre Manuel Valls et bien d’autres personnalités ont fustigé les « excuses sociologiques » qui disculperaient les auteurs des attentats terroristes. La société semble ne plus rien vouloir pardonner. Il lui faut des coupables absolus et la justice est l’institution chargée de les punir. Est-ce vraiment son rôle ? La magistrate Évelyne Sire-Marin et le sociologue Geoffroy de Lagasnerie instruisent l’affaire. par marion rousset, photos célia pernot pour regards

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L AU RESTO

L’Heure gourmande est un salon de thé cosy, situé dans un charmant passage pavé du 6e arrondissement de Paris. Doté d’un rez-de-chaussée et d’une mezzanine, l’ambiance y est agréable et feutrée.

regards. Excuser, est-ce devenu un gros mot ? évelyne sire-marin.

Ce n’est pas un gros mot puisqu’il existe dans le code pénal depuis le début du XIXe siècle. Ce sont les “excuses absolutoires” ou les “faits justificatifs”. L’excuse de minorité est l’une des plus connues. Bien qu’on entende souvent dire que ce n’est pas parce que les délinquants sont mineurs qu’il faut les excuser, et quoique Nicolas Sarkozy ait voulu transformer les tribunaux pour enfants en tribunaux correctionnels pour mineurs, le droit prévoit qu’un mineur ne soit pas jugé comme un majeur. “L’état de nécessité” est une autre notion pénale qui efface, en principe, la culpabilité des personnes. L’exemple classique, qui n’est malheureusement jamais appliqué, étant celui de la personne qui vole pour manger. On voit très souvent au tribunal de Paris des mères qui ont dérobé des habits pour leurs enfants dans les grands magasins, comme le BHV juste en face.

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Il existe d’autres formes de ces “excuses” dans le droit ?

regards

évelyne sire-marin.

La légitime défense ou la “force majeure” en font aussi partie : on ne devrait pas être condamné si l’on ne pouvait pas faire autrement que d’enfreindre le droit. C’est le cas d’un conducteur qui, percuté par une autre voiture, dévie de sa trajectoire et tue un passant. Autre exemple, l’excuse dite de provocation ou le fait qu’on n’est pas responsable d’un crime commis sous l’ordre d’une autorité considérée comme légitime. L’irresponsabilité pénale, qui peut être prononcée sur la base d’une expertise psychiatrique démontrant que le discernement de la personne était altéré ou aboli au moment des faits, est encore une autre forme d’excuse. Enfin, la notion de circonstances atténuantes, qui date de 1832, repose notamment sur l’idée que dans la “personnalité” du

prévenu, il existe des traits qui excusent en partie son crime ou son délit. Les “excuses absolutoires” récentes du code pénal ont été créées d’une part en cas de dénonciation de certains crimes, d’autre part pour les lanceurs d’alerte. Dans les deux cas, pourtant très différents, le législateur a considéré qu’il fallait protéger ceux qui sont accusés d’avoir dénoncé des faits criminels ou délictueux. geoffroy de lagasnerie.

Dès que l’on propose une critique sociale et politique de la pénalité, on se voit accuser d’offrir des “excuses sociologiques” aux “criminels”. L’expression agit comme un repoussoir au point que même celles et ceux qui manient des concepts sociologiques en viennent parfois à se laisser intimider et à dire que leurs explications n’excusent pas… Or avoir peur du mot excuse, c’est tout simplement ignorer le droit

ÉVELYNE SIRE-MARIN

Magistrate au tribunal de grande instance de Paris

GEOFFROY DE LAGASNERIE

Sociologue, auteur de Juger. L’État pénal face à la sociologie (Fayard, 2016)



« En imputant les crimes et les délits au libre arbitre des individus, l’État pénal construit des narrations qui permettent de rendre invisibles les déterminations sociales. La critique politique de la “culture de l’excuse” est une manière d’éviter toute réflexion sur celles-ci. » Geoffroy de Lagasnerie


AU RESTO

moderne. On associe trop souvent la notion de “droit” au fait de réprimer les crimes. On pense que l’État de droit est celui qui sanctionne. Or on ne saurait penser le droit comme un système dont l’action consisterait simplement à nous constituer comme responsables de ce que nous faisons. La grandeur de l’État moderne réside plutôt dans sa capacité à créer des sujets irresponsables. regards Rendre la justice, ce n’est donc pas punir, ou pas seulement ? geoffroy de lagasnerie.

La volonté de punir relève d’une pulsion spontanée à laquelle le droit pénal oppose des instruments qui permettent d’atténuer la responsabilité du prévenu, voire de le disculper. C’est une invention historique majeure. Au fond, c’est dans les moments où elle fait preuve de générosité, de clémence, de pardon que la justice est la plus fidèle à son esprit. Et en ce sens, les offensives contre le mot “excuse” s’attaquent à la rationalité juridique moderne : le chapitre du code pénal sur la responsabilité s’ouvre par une liste des causes « d’irresponsabilité ou d’atténuation de la responsabilité ». C’est central. Il y a un “punitivisme” des magistrats, du coup ils ne se saisissent pas de ces potentialités émancipatrices. Mais il existe dans le droit les germes d’une rationalité non punitive qu’il faudrait étendre et déployer plus largement.

regards Tout acte n’est-il pas excusable dès lors qu’on est dans cette logique de compréhension sociologique ? Et dès lors, comment juger ? évelyne sire-marin. Toute personne est excusable, tout acte non. Il faut faire la différence entre les deux et c’est parfois extrêmement difficile à faire comprendre. Aussi épouvantable que fût l’acte de Mohamed Merah [qui a perpétré des tueries en 2012 à Toulouse et Montauban], l’homme aurait eu le droit d’être défendu par un avocat. Quelle que soit la peine – aux deux sens du terme ! – des victimes, le droit sert à ça. À un moment donné, il pose une limite à la douleur de celles-ci. regards Selon Emmanuel Kant, la liberté est un postulat nécessaire pour fonder la morale et le droit. Autrement dit, pour pouvoir juger une personne, il faut reconnaître en elle une part de libre arbitre… geoffroy de lagasnerie.

Il n’est pas vrai que la punition soit corrélée au libre-arbitre. Dans les procès, quand un psychiatre décrit ce qu’il croit être une personnalité pathogène, cela ne conduit pas à l’acquittement de la personne. C’est souvent considéré comme une circonstance aggravante. Et d’autre part, la catégorie de “libre arbitre” est trop abstraite et ne peut pas être opposée au déterminisme.

On fait toujours des choix dans des situations données : les options qui s’offrent à nous sont structurées socialement et les critères de nos choix aussi, en sorte que l’on peut choisir et être déterminé en même temps. L’opposition libre arbitre / détermination est l’une de ces fausses oppositions que la sociologie a fait voler en éclat. évelyne sire-marin.

Si les magistrats se saisissent de l’excuse de minorité, ce n’est en effet pas le cas de l’excuse psychiatrique. Autrefois, quand un juge soupçonnait une maladie psychiatrique, il était très courant que l’affaire se termine par un non-lieu. Cela n’arrive presque plus jamais. On voit des gens qui ne comprennent visiblement rien à ce qu’on leur dit, et qui sont jugés… J’irais plus loin. Pour les médecins et pour la Mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, l’alcoolisme et la consommation de stupéfiants sont des maladies. Or ils nourrissent la délinquance courante devant les tribunaux puisqu’ils sont associés à la moitié des infractions de délinquance routière et de violence. Pourquoi ne feraient-ils pas partie des “excuses” permettant tout au moins d’atténuer la peine ? Aujourd’hui au contraire, pour les magistrats, la dépendance à une substance comme l’alcool ou la drogue est considérée comme une circonstance aggravante même quand ce n’est pas recensé comme tel dans le code pénal.

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AU RESTO

regards Tout le monde est-il égal devant la notion d’excuse ? Certaines catégories de la population sont-elles plus excusables que d’autres ? évelyne sire-marin. Oui, bien sûr. J’entends tous les jours critiquer la “culture de l’excuse”, mais jamais on ne parle de “l’excuse de complexité”. Dans des affaires comme celles que je juge en ce moment, d’accidents mortels du travail ou de maladies pouvant résulter de pollutions industrielles, les prévenus prétextent souvent qu’ils ne sont pas responsables car les règlementations sont trop “complexes”. Ils prétendent qu’ils ne pouvaient pas tout savoir. Quand quelqu’un tombe d’un échafaudage, on me répond : « On ne peut pas être tout le temps derrière leur dos », « On leur a dit de mettre des casques, mais ils ne l’ont pas fait », on dit que c’est toujours trop compliqué d’appliquer la loi. Cette excuse est aussi très récurrente en matière de fraude fiscale, elle a même été légitimée par le fisc en cas de déclaration de ses avoirs à l’étranger avant 2018. geoffroy de lagasnerie. Dans l’affaire de Zyed et Bouna, électrocutés à Clichy-sous-Bois dans l’enceinte d’un poste électrique, les policiers ont été relaxés. Le sociologue Fabien Jobard a montré qu’il s’agissait d’un jugement d’excuse sociologique. Le tribunal a mis l’accent sur les conditions de travail des forces de l’ordre, l’absence de formation,

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le contexte de défiance entre la police et les jeunes de quartier. Pour toutes ces raisons, le juge a considéré qu’on ne pouvait pas les tenir pour responsables. Évidemment, ce type de raisonnement est très présent quand il s’agit de policiers, mais très peu quand il s’agit d’autres acteurs sociaux. Cependant, d’un point de vue stratégique, faut-il s’indigner de cette relaxe ? Ou fautil au contraire demander que nous soyons traités de la même manière ?

visibles ces déterminations sociales. La critique politique de la “culture de l’excuse” est une manière d’éviter toute réflexion sur les déterminations sociales qui ont amenés la personne là où elle en est. On ne précise jamais, par exemple, que Mohamed Merah, Amedy Coulibaly et les frères Kouachi sont tous passés par la prison et que c’est là qu’ils se sont mis en guerre contre la société. C’est une manière d’éluder la responsabilité de celle-ci ?

regards

La sociologie met en lumière les causes sociales des crimes et des délits. Ces déterminations constituent-elles un angle mort de la justice ? regards

geoffroy de lagasnerie. Il existe une vérité sociologique : ce sont des déterminations sociales qui amènent les gens à comparaître devant des tribunaux. Ce raisonnement amène à se trouver en opposition frontale avec le système du jugement et de la répression. Quand j’ai réalisé mon ethnographie des procès d’assises, je n’ai vu que des Noirs, des Arabes, des pauvres, des sans-papiers. Les statistiques le confirment : en France, 95 % des meurtriers font partie des fractions précarisées des classes populaires. Ce qui fait dire au sociologue David Garland qu’on n’enferme pas des individus, mais des classes d’individus. Mais en imputant les crimes et les délits au libre arbitre des individus, l’État pénal construit des narrations qui permettent de rendre in-

geoffroy de lagasnerie.

Invoquer la « responsabilité individuelle » ou dire « Oui bien sûr il y a du contexte social, mais il y a aussi de la responsabilité individuelle » a notamment pour fonction de ne pas poser la question de la responsabilité objective de la violence du système carcéral, et donc de la responsabilité politique de celles et ceux qui participent au développement du système carcéral. La notion d’excuse est intrinsèque au savoir sociologique : ex-cuso c’est « mettre les causes en-dehors ». Et tout sociologue qui récuse le mot d’excuse se situe en régression par rapport au savoir sociologique et à ses conséquences éthiques. Il est normal que cela nous trouble, mais le rôle du savant est d’aller au bout de son savoir. Le problème n’est pas “l’excuse”. Le problème, c’est la punition et l’individualisation de la responsabilité. L’existence des déterminations sociales est un fait, donc c’est aux


« Toute personne est excusable, tout acte non. Il faut faire la différence entre les deux et c’est parfois extrêmement difficile à faire comprendre. Aussi épouvantable que fût l’acte de Mohamed Merah, l’homme aurait eu le droit d’être défendu par un avocat. » Évelyne Sire-Marin


juges, aux experts, aux politiques, aux sociologues mutilés, qui persistent à maintenir la validité d’une perception individualisante du monde, de se justifier. Nous, nous devons continuer nos analyses sur la fonction du système pénal, sur la prison, sur les violences policières, sur la nature politique du crime, etc. Dans Juger, vous écrivez, Geoffroy de Lagasnerie, que « toute perception sociologique » est refusée dans les cours d’assises… Alors à quoi sert de dérouler le CV du prévenu au début de l’audience ? regards

évelyne sire-marin. Cela ne sert pas à rechercher les causes d’un acte, c’est censé décrire la personnalité de celui qu’on juge. À l’instruction, toutes les enquêtes de personnalité portant sur des gens mis en examen pour meurtre, viol, escroquerie ou braquage ne parlent que des professions du père et de la mère, du statut conjugal et familial. Mais jamais on ne dispose d’un éclairage sur la place de la personne soupçonnée dans le groupe, sur l’histoire de sa famille, bref sur ses relations à l’ensemble social. Pourtant, pour prendre l’exemple des infractions en réunion, ou en bande organisée, une analyse plus systémique serait utile. geoffroy de lagasnerie. Les juges et la justice savent bien que ceux qui comparaissent devant eux sont tous marqués par des détermina-

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tions sociales. Mais s’ils veulent continuer à juger, à dire qu’il y a de la matière jugeable, ils doivent le nier et produire d’autres narrations. C’est très largement à cette production d’une narration anti-sociologique du monde que sert un procès. Un procès est un rite de dépolitisation. Les enquêtes de personnalité sont une ruse de la raison pénale qui permet de rendre invisibles les causes des actes. Elles vont décrire une personnalité et ses “traits de caractère”, comme s’il s’agissait de causes alors que ce sont des productions du monde social au même titre que le crime. C’est une manière d’endogénéiser le crime, d’induire qu’il vient de l’individu délinquant, et pas du monde. La sociologie porte-telle aujourd’hui une critique radicale du système pénal ?

regards

geoffroy de lagasnerie. Oui, la sociologie substitue une pensée sociopolitique à une pensée individualisante, et des forces sociales aux individus agissants. Elle permet de voir autrement la réalité et donc d’atténuer nos pulsions répressives. Et c’est un enjeu essentiel aujourd’hui pour la gauche. Je prends un exemple volontairement difficile : l’ambiance qui a régné autour de la question des violences sexuelles, du harcèlement sexuel et de la dénonciation des comportements insupportables que les femmes subissent dans leur vie. Pour moi, ce qui se passe là est un

moment superbe de libération de la parole et de soulèvement contre des structures d’oppression. Mais ce qui m’a frappé, c’est à quel point presque immédiatement, ce mouvement a été récupéré par des dispositifs répressifs et pénaux. Tout de suite, la question qui a été posée a été : comment punir, comment faire une loi ? On a vu dans l’espace public des gens s’indigner quand un jury d’assises acquittait un individu, on demande à aggraver les peines, à augmenter la prescription des crimes sexuels, à renvoyer les gens avant toute enquête, à diminuer les droits de la défense, etc. Comme si la réponse a un problème sociopolitique c’était la pénalité, la peine. Dès que l’on manie des catégories répressives pour répondre à des problèmes sociopolitiques, on perd la possibilité d’élaborer une perception lucide du monde social, et des principes de transformations effectifs. regards Est-il possible d’imaginer d’autres manières de rendre la justice ? geoffroy de lagasnerie. Nous sommes capables d’imaginer l’internationalisme, l’abolition du capitalisme, la transition écologique, tout. Mais un monde sans juge, sans procureur, sans prison, on ne semble pas capable d’accepter de l’imaginer. La justice, dont la forme actuelle remonte au XIIIe siècle, est l’une des institutions les plus stables du monde social… C’est


étrange. Et pourtant, il existe déjà des modèles de justice alternatifs, par exemple la justice restauratrice, qui ne se fonde pas sur l’identification d’individus coupables, mais essaie de produire des narrations sociopolitiques dans une optique de réconciliation, comme la Commission vérité et réconciliation en Afrique du Sud. Il y a beaucoup d’autres exemples. La prison, la cérémonie du jugement et l’enfermement ne sont pas des manières évidentes de gérer le traumatisme. Et d’ailleurs, il ne faudrait pas trop que cette discussion ratifie l’ordre des choses. Parfois, c’est le “crime” qui est “juste”, qui restaure la justice et la “justice” qui est “injuste”… évelyne sire-marin. Dans le cas des violences conjugales, on pourrait très bien développer des procédures sans procès. Par exemple, une com-

parution devant un magistrat qui pourrait interroger la personne sur son éventuelle culpabilité, entendre la victime et prononcer des peines autres que la prison. Car cette peine ne fonctionne pas dans ce type d’affaires. D’autant que dans un cas sur deux, la victime se présente à l’audience pour demander que son agresseur ne soit pas condamné et s’effondre lorsqu’il l’est. Même si l’on connaît les ressorts psychologiques de l’emprise de l’agresseur dans ces affaires, cela aboutit à des situations absurdes. Pourquoi ne pas imaginer des lieux d’accueil où les personnes violentes subiraient un temps de contrôle judiciaire et seraient jugées en fonction de leur évolution, comme dans les pays nordiques ? Mais c’est le contraire qui se passe : le procureur de Paris a déclaré qu’aucune alternative à la comparution immédiate ne doit

être proposée dans ce type de procédures. regards Les sociologues pourraient-ils être consultés comme experts par la justice, au même titre que les psychiatres ? geoffroy de lagasnerie. La psychiatrie est une science qui a obtenu, par son savoir, le pouvoir d’imposer la reconnaissance d’une catégorie d’excuse, en l’occurrence psychiatrique. Il ne serait pas du tout absurde de prononcer des excuses sociologiques. Mais on sera toujours confronté à un problème qui rend le dialogue impossible : la rationalité sociologique, qui réfléchit sur le collectif, n’est pas compatible avec un système pénal fondé sur le fait de juger des individus. ■ entretien réalisé par marion rousset @marion_rousset

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Louvre Abu Zarbi

Illustration Alexandra Compain-Tissier

S’il est deux personnes qui garderont un souvenir mitigé de l’inauguration du Louvre Abu Dhabi, en novembre dernier, ce sont bien les journalistes de la télé publique suisse RTS. Dûment accrédités, ils étaient venus couvrir l’événement pour le magazine de reportages Mise au point. Ils avaient tourné dans le musée et interviewé Jean Nouvel, l’architecte du bâtiment tant admiré. Puis, contrairement à leurs collègues venus du monde entier, ils s’en étaient éloignés pour

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

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partir à la rencontre des ouvriers qui l’avaient construit. Drôle d’idée ! Alors qu’ils filmaient un marché populaire d’Abou Dhabi, ils furent arrêtés par la police et conduits au poste. Transférés les yeux bandés, vraisemblablement dans les locaux des services de renseignements, ils disparurent durant cinquante heures et furent interrogés jusque près de neuf heures d’affilée. Enfin relâchés, ils purent repartir… mais sans leur matériel, confisqué. « Les autorités policières cherchaient à obtenir les motivations de leur reportage, mais aussi à savoir s’ils collaboraient avec des ONG ou des États tiers », rapporta leur rédaction consternée, qui condamna « cette tentative d’intimidation et cette atteinte à la liberté de la presse ».

CHAPE DE PLOMB Bienvenue aux Émirats arabes unis, cette fédération de minuscules monarchies du Golfe, richissime grâce au pétrole. Un pays placé loin dans le classement mondial de la liberté de la presse établi par Reporter sans frontières (RSF). S’ils n’étaient occidentaux, nos amis suisses croupiraient sans doute dans les geôles d’un État

censé garantir la liberté d’expression, mais qui la foule à la moindre critique. Encore plus depuis qu’en 2012, une chape de plomb numérique s’est abattue sur ses citoyens, via une loi sur la cybercriminalité votée au prétexte de lutter contre le terrorisme – par peur, surtout, qu’un vent démocratique y souffle après les Printemps arabes de 2011. Depuis, n’importe qui peut se retrouver « accusé de diffamation, d’offense à l’État ou de diffusion de fausses informations visant à nuire à l’image du pays », rapporte RSF. En risquant de lourdes peines de prison. Symbole de cette répression : le blogueur et défenseur des droits humains Ahmed Mansoor, arrêté en mars 2007 et considéré comme prisonnier d’opinion pour Amnesty International. L’incident des reporters de la RTS a d’autant plus fait tâche durant les festivités du Louvre Abu Dhabi que les promoteurs de ce “premier musée universel dans le monde arabe” n’ont cessé de le présenter comme un modèle d’ouverture. « Le Louvre Abu Dhabi symbolise la vision d’une nation tolérante et ouverte à la diversité », a clamé Mohamed Khalifa


Al Mubarak, qui supervise le projet pour les EAU, tandis qu’Emmanuel Macron déclarait dans son discours inaugural : « Ce Louvre de la lumière et du désert, c’est ce message envoyé contre tous les obscurantismes ». CONTRAT COMMERCIAL INÉDIT

Il aura fallu dix ans pour que le projet franco-émirien voit le jour. En 2007, la République française et les Émirats arabes unis signaient un accord pour la création d’un musée qui porterait le nom prestigieux du Louvre. La France apporterait son expertise : conception, formation du personnel, organisation d’expositions, acquisition d’œuvres – une quinzaine de grands musées français en prêtant des leurs par roulement. Pour cela, l’Agence France-Muséums fut créée avec, à sa tête, Marc Ladreit de Lacharrière (qui tenta d’y faire embaucher Pénélope Fillon). Inédit dans sa présentation d’objets de toutes périodes et provenances, le Louvre Abu Dhabi est « destiné à œuvrer au dialogue entre l’Orient et l’Occident, chaque partie respectant les valeurs culturelles de l’autre », peut-on lire dans son décret de création.

Derrière le projet culturel et humaniste, il s’agissait d’un contrat commercial comme on n’en avait jamais vu. La France, en tant que prestataire de services, recevrait un milliard d’euros sur trente ans, à se partager entre musées, dont 400 millions pour le seul usage de la marque Louvre, hors coût du bâtiment (à la charge des Emirats arabes unis, qui auront dépensé pour son édification plus de 600 millions d’euros). CONDITIONS DE TRAVAIL DÉPLORABLES

Ce sont des ouvriers migrants qui l’ont construit. Pour faire vivre le pays, Abou Dhabi fait massivement appel à la main-d’œuvre étrangère, qui constitue 80 % de sa population, à tout niveau de qualification. Avec des discriminations choquantes, comme celle consistant à soumettre tout résident à un test sérologique qui, s’il s’avère positif au VIH, entraîne son expulsion. Deux catégories professionnelles sont particulièrement vulnérables, dans un pays où la liberté syndicale n’existe pas : le personnel domestique, surtout féminin, et celui du BTP, essentiellement masculin et

en provenance du sous-continent indien. La condition des ouvriers, exposée grâce au chantier du Louvre, a fait l’objet de vives critiques de plusieurs ONG comme Human Rights Watch. « Accusations dépassées », selon Abou Dhabi, qui a promis des améliorations… tout en interdisant aux observateurs extérieurs de venir vérifier. Avant d’être arrêtée, l’équipe de RTS a réussi à interroger plusieurs de ces “forçats” sur des chantiers, images transférées avant confiscation1. On leur a confirmé les salaires de misère (moins de deux cents euros par mois), les semaines de six jours, les journées de dix heures, les passeports confisqués par l’employeur, les conditions de logement indignes dans des camps de travailleurs clôturés... Pour Jean Nouvel comme pour le Louvre, il n’y a aucun problème. L’architecte l’a répété au Guardian, allant jusqu’à affirmer que les conditions de travail sur le chantier du Louvre Abu Dhabi avaient même été meilleures qu’en Europe…  @louvrepourtous 1. “Louvre ensablé : les forçats de la culture”, émission Mise au point, RTS, 19 novembre 2017.

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OLIVIER CADIOT ÉCRIVAIN EN MOUVEMENT Auteur d’une Histoire de la littérature récente, Olivier Cadiot nous invite à le suivre dans différents moments de son travail. Rencontre en trois temps avec un écrivain généreux, nourri à la mélancolie et au doute, qui regarde le monde par la littérature. par caroline châtelet, photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER

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T

TEMPS 1. 26 OCTOBRE, LIBRAIRIE COMPAGNIE, PARIS Qui aura vu Olivier Cadiot dans une rencontre risque de s’en souvenir, tant l’écrivain a un côté bête de scène. Il y a, d’abord, sa façon de lire : avec un ton mi-figue mi-raisin, la distance et les intonations légèrement interrogatives faisant ressortir tantôt l’ironie, tantôt la mélancolie de son propos. Il y a, également, sa manière d’en parler : répondant sérieusement à une question, Cadiot peut tout à coup digresser, laisser une phrase en suspens, se contredire en assumant son revirement et dans une pirouette ultime terminer par une boutade potache. Voire, par une tirade théâtrale dite avec emphase et déclenchant les rires de son auditoire. Ce soir-là, devant la petite trentaine de présents au sous-sol de la librairie Compagnie, chaque réponse est l’occasion d’une échappée vers la lecture : 1) « Mais si je réponds à ça, je vais devenir un philosophe... Heu ... Je vais lire, à la place » ; 2) « Ah, j’ai oublié ce que je voulais dire en faisant une blague.... Peut-être que je pourrais lire un extrait ? Ça répond très bien ! » ; 3) « Je suis d’accord. [rires des spectateurs devant la brièveté de la réponse face à la complexité de la question] – Non, mais... C’est que ça, ce n’est pas à moi de le dire... Tenez, il y a un texte qui parle de ça [commence à lire] ». À s’en tenir à cet assemblage de phrases, l’écrivain pourrait passer pour un cabot se prêtant de mauvaise grâce à l’échange. Il n’en est rien. Préférer la pratique – soit la lecture – à la théorie – son analyse – révèle, peut-être, autant la difficulté de l’auteur à parler de son œuvre, qu’une méfiance vis-à-vis d’un autocommentaire verrouillant le sens. Quant aux présents, ils ont certainement retrouvé dans la position discursive de l’écrivain un prolongement de la forme de ses deux derniers livres. Dans Histoire de la littérature récente, tome I (P.O.L., 2016) et tome II (P.O.L., 2017), Olivier Cadiot s’intéresse à « comment l’écrivain, par les seuls moyens littéraires, s’occupe un peu de pensée, plonge dans des questions. Mais je ne

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OLIVIER CADIOT Écrivain

m’improvise pas philosophe, critique ou penseur, je ne change pas d’écriture ». Constitués d’une multitude de petits chapitres, les deux livres évoquent des situations quotidiennes, des souvenirs, des faits divers ou d’actualité. D’un microrécit à l’autre, des éléments reviennent, des échappées surgissent, des anecdotes pointent, chaque tome suivant néanmoins dans un parcours fait de chemins buissonniers un même fil. Comme Cadiot le raconte : « On entend souvent dire que la littérature a disparu. Dans le Tome I, je me suis amusé à prendre au pied de la lettre cette pseudo-idée, tout en m’interrogeant : “De quelle littérature parle-t-on ?” » Ce faisant, et tout en travaillant des questions qui lui sont chères – sur ce qu’est le travail d’écriture – l’auteur épingle les positions déclinistes (« c’était mieux avant »), les discours marketing (dont les envolées lyriques ne masquent pas le cynisme) et démonte la sacralité du “geste” littéraire. Dans le tome II, il est question « du “réel” ». « Ce mot revient beaucoup dans les arts. Dans la littérature ou au théâtre, par exemple, tout objet culturel et esthétique se doit d’être justifié par sa plus grande proximité avec le réel. Sans résoudre le problème, j’ai plongé dans l’affaire. » Lors de la séance de signatures, l’homme semble tout aussi à l’aise. Ce n’est qu’à la fin qu’il s’enquiert auprès d’une connaissance, légèrement inquiet : « Ça va ? Ça a été ? », avant de confier « C’est jamais très facile, les rencontres. Lire aussi, c’est plus compliqué, comme je fais des objets moins faciles à lire à haute voix... » Comme il le dit à demi-mot, ces livres constituent une étape dans son parcours. Lui qui a été révélé en 1988 avec L’Art poétic’, son premier livre (et unique de poésie),


DANS L’ATELIER


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DANS L’ATELIER

a ensuite écrit des romans. Au nombre de sept, ces récits déployaient dans une langue protéiforme, parfois vertigineuse, des situations, des histoires, des espaces foisonnants. Au fil de ceux-ci un personnage, Robinson, était apparu. Avec Histoire de la littérature récente, si les digressions formelles, les angles d’approche comme les espaces explorés sont toujours multiples, la question du récit et du personnage s’estompe. Le roman a cédé la place à l’essai, et l’attachement à la recherche d’une forme s’est déplacé. On pourrait dire que la langue proliférante, organique, des précédents livres a muté. Au caractère baroque succède une parole plus ramassée, concrète et directe, le recours à la circonvolution n’étant plus dans le style, mais dans la manière d’approcher un sujet – mine de rien, de côté ou de biais. TEMPS 2. 17 NOVEMBRE, CHEZ LUI Lorsque nous arrivons chez lui, et tout en nous proposant un café, Olivier Cadiot embraye, dans un mélange d’excitation et d’anxiété. « À la fois c’est beau, et ça me stresse. Il y a un côté narcissique, style “regardez comment je travaille”. » Dans le salon où nous nous trouvons, l’écrivain désigne trois grandes tables d’atelier en bois, où sont disposés cahiers, carnets, livres et autres documents. « Quand je reçois quelqu’un, même un ami, ces tables sont vides. Je les range tous les jours, aussi pour éviter que progressivement, l’atelier dévore l’espace. Là, j’ai tout laissé pour vous. C’est étrange... J’ai l’impression de montrer mon plumard. » Pour autant, il ne s’agit pas d’une reculade. « Ce n’est pas parce que c’est intime, je m’en fiche. C’est plus que, quand je regarde les photos des bureaux d’écrivains, comme Paul Valéry, par exemple, il y a toujours quelque chose d’un peu triste. C’est stéréotypé. Alors que j’ai plus le sentiment de travailler comme un artisan, qui ferait de la typographie, ou de l’imprimerie... » Cette idée d’une littérature comme une machinerie, un artisanat, une pratique nécessitant l’emploi de techniques, d’outils, de matériaux, traverse sans

cesse son discours. Cela, qu’il parle de sa recherche d’auteur : « L’écriture ça n’existe pas, enfin pas dans le sens d’un état chamanique. Ça peut arriver, mais c’est rare. C’est un travail : regarder un truc, l’agencer avec un autre, serrer un boulon, y revenir le lendemain ». Ou qu’il évoque son travail de traducteur : « Ça fait du bien d’être au service de la langue de quelqu’un d’autre, comme un soigneur. Mettre une petite bandelette ici, faire un garrot à la phrase là ». Actuellement, ce sur quoi il planche est justement une traduction, celle de La Nuit des rois de William Shakespeare pour le metteur en scène Thomas Ostermeier (création prévue en 2018-19 à la Comédie française). « Je traduis toujours pour quelqu’un, c’est déjà un peu une transposition à la scène. » Laissant de côté des documents liés à ce projet, Cadiot se saisit d’un carnet contenant ses notes en vue du prochain tome de son Histoire de la littérature récente. Un livre sur lequel il a hésité à se lancer. « J’ai peut-être peur que ça devienne trop sérieux ou conceptuel. Un tome III, et pourquoi pas un tome cinquante, aussi ? » Si cet opus, comme les précédents, promet de scruter le monde contemporain à travers les discours qui le constituent, il pourrait, cette fois-là, ne plus du tout y avoir le terme littérature. « Comme je m’amuse dans le premier tome à dire qu’elle a disparu, j’aimerais dans cette logique qu’elle soit présente sans en parler. » Au fil de l’échange, Cadiot confirme la sincérité des doutes et interrogations traversant ces livres. « Je suis réellement perdu. C’est pour ça que s’il y a de l’ironie, le projet ne l’est pas. Quand je dis dans le tome II que je ne comprends pas quelque chose, c’est vrai. » Perdu, parfois, mélancolique, de temps à autre, Cadiot est surtout extrêmement juste dans sa manière de capter le monde. Lorsqu’il épingle dans un chapitre, par exemple, la vacuité désolante des discours politiques : « “La culture, voilà notre arme de destruction massive”, proclame une récente ministre de la “Communication”, absolument, avec nos petits poings à nous, on peut éradiquer les extrémismes. Je crache des poèmes à tête creuse, des ogives paraboliques, des missiles sol-air (...) ». Lorsqu’il évoque, dans un

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DANS L’ATELIER

BIBLIO BIBLIO Histoire de la littérature récente, Tome I, éd. P.O.L., 2016 Histoire de la littérature récente, Tome II, éd. P.O.L., 2017

autre, la tendance de projets artistiques qui, en voulant donner la parole à des personnes, parlent à leur place et s’adressent à tout le monde sauf à eux : « Des gens traversent la mer à cinquante dans un zodiac. On va les faire parler. On va les représenter. Des acteurs rejouent les récits des survivants. (...) Ils ne sont pas des motifs. Ne dites pas “je” à leur place. Traverser la mer avec un enfant dans les bras, ce n’est pas une performance. Arrêtez l’art. (...) Enregistrez ces naufragés dans leur langue et traduisez, ne les faites pas bégayer dans la vôtre ». Parmi les points communs à l’ensemble, il y a la position de l’auteur, observant de l’intérieur, sans surplomb. Il y a une même manière, prosaïque, ramassée, d’aborder un sujet avec acuité. Il y a les titres aussi, qui offrent un décalage perpétuel avec le texte. D’ailleurs, pourquoi ce(s) “Histoire de la...” ? À demi sérieux, une fois de plus, l’auteur répond : « Mon éditeur m’a toujours dit : “Arrête de parler de littérature, tu vas perdre des lecteurs”. Là je me suis dit que j’allais le mettre en couverture, comme ça j’allais les perdre définitivement. » Quant au « récent », il s’agit d’un « temps sans temps, relatif, sans dates ni noms, qui compresse les faits ». Il affleure, dans ces choix, quelque chose de la position de Cadiot : énoncer une chose, la prendre au pied de la lettre pour mieux la mettre en doute, à distance. Et du titre aux quatrièmes de couverture lapidaires – tome I « Une méthode révolutionnaire pour apprendre à écrire en lisant », tome 2 « Cinq techniques pour réaliser un livre » – une dédramatisation opère. Avec son style, Cadiot neutralise avec humour toute grandiloquence et dégonfle la baudruche de la littérature. Peut-être parce que si celle-ci est une affaire sérieuse, il importe qu’elle ne se prenne pas trop au sérieux.

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TEMPS 3. 25 NOVEMBRE, MC93, BOBIGNY Cet après-midi-là, l’auteur est de passage à la Maison de la culture, notamment pour échanger avec la directrice Hortense Archambault. C’est lorsqu’elle codirigeait le festival d’Avignon avec Vincent Baudriller qu’Olivier Cadiot l’a rencontrée : en 2010, il fut avec le metteur en scène Christoph Marthaler artiste associé du festival. Car l’écrivain effectue régulièrement quelques incursions dans d’autres champs artistiques. Outre des collaborations (et une vieille amitié) avec le musicien Rodolphe Burger, il travaille, entre autres, depuis une vingtaine d’années avec le metteur en scène Ludovic Lagarde et le comédien Laurent Poitrenaux. D’ailleurs, c’est de ces derniers qu’il est question avec Hortense Archambault, qui envisage de reprendre en 2018-19 les adaptations du Colonel des zouaves, d’Un Mage en été et de Providence. Trois romans de Cadiot que Poitrenaux a interprété seul en scène respectivement en 1997, 2010 et 2016. En offrant au comédien d’éprouver « ces trois mondes, ces trois moments de sa vie d’acteur et étapes de son rapport au théâtre », cette reprise raconte aussi la façon dont les parcours se fondent sur des fidélités. Au sujet de sa collaboration avec Lagarde, Cadiot explique : « La commande est toujours libre, je peux faire ce que je veux. Ce qui ne veut pas dire que la littérature n’est pas dédiée, mais elle n’est pas asservie. Parce que je n’ai pas parlé des conditions matérielles, mais c’est avec la traduction, la musique, le théâtre que j’ai pu tenir. C’est comme si le théâtre et toutes ces personnes avec qui je travaille protégeaient la littérature, en me permettant d’écrire. Je me suis bâti mon petit laboratoire, mon atelier, dans lequel je peux faire des essais, reprendre, relire, écrire des trucs qui ne serviront pas forcément ». Écrire, sans que cela « serve forcément » : une position importante, permettant là aussi de reconsidérer le rapport à une pratique, à l’art, d’autant plus essentiel « dans cette période étrange, où le discours et la culture du projet dominent ». ■ caroline châtelet


« Ce mot de “réel” revient beaucoup dans les arts. Dans la littérature ou au théâtre, tout objet culturel et esthétique se doit d’être justifié par sa plus grande proximité avec le réel. Sans résoudre le problème, j’ai plongé dans l’affaire. »

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