Trimestriel Automne 2017

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TREMBLAY PUB


DANS CE NUMÉRO, 04 CET AUTOMNE

88 PORTFOLIO

Le photographe Gideon Mendel fait les portraits des victimes d’inondations partout dans le monde, avec humanité mais sans misérabilisme.

Agenda culturel et intellectuel.

06 L’ÉDITO

Sans la nommer

08 GÉRARD COLLOMB, LE TRAIN EN MARCHE

S’il s’est engagé au PS, c’est un peu par hasard. Mais s’il est (enfin) arrivé au sommet de l’État, c’est parce qu’il a su prendre le meilleur parti : le sien.

18 PORTE DE LA CHAPELLE : UNE URGENCE SANS FIN POUR LES MIGRANTS

À Paris, les associations luttent au quotidien contre une crise humanitaire que l’inaction des pouvoirs publics renouvelle sans cesse.

96 À BURE, LA GUERRE DE POSITION DES ANTI-NUCLEAIRES

Dans la Meuse, les militants occupent un bois pour empêcher sa transformation en site d’enfouissement des déchets radioactifs. Et expérimenter un autre mode de vie.

106 ACT UP, ACTE PREMIER

Ils ont vécu les années Act Up : le cinéaste Robin Campillo et l’historienne Élisabeth Lebovici évoquent ce qu’elles ont bouleversé dans les rapports entre art et politique.

118 ILKA SCHÖNBEIN, LE DÉMON

32 LA NON-MIXITÉ A-T-ELLE DROIT DE CITÉ ?

Pourquoi tant de haine, et pourquoi si sélective ? Alors que la nonmixité politique a une longue histoire, elle semble intolérable de la part de certaines catégories.

46 LA RÉVOLUTION, FIN ET SUITE

Le centenaire d’Octobre 1917 ravive les interrogations historiques, mais il invite surtout à repenser la notion de révolution et les formes qu’elle pourrait prendre aujourd’hui. Faut-il refaire la révolution, et comment ?

FEMMES NÉPAL - 42

UNE URGENCE SANS FIN

MIGRANTS - 18

DANS LA MARIONNETTE

Virtuose, créatrice et interprète, Ilka Schönbein nous ouvre les portes de son théâtre de marionnettes – une scène plus vaste qu’il n’y paraît.


LES INVITÉS

LES CHRONIQUES DE…

ENZO TRAVERSO 59

ROKHAYA DIALLO 30

Historien

GUILLAUME LIÉGARD 63 Militant de la gauche radicale

Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

ARNAUD VIVIANT 86

SOPHIE WAHNICH 66

Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

Historienne

SERGE WOLIKOW 71

BERNARD HASQUENOPH 116

Historien

Fondateur de louvrepourtous.fr

ISABELLE GARO 74 Philopsophe

PAUL CHEMETOV 108 Architecte, urbaniste

ROBIN CAMPILLO 106 Cinéaste

ÉLISABETH LEBOVICI 106

Historienne de l’art. Critique d’art à Libération et Beaux-Arts Magazine

ILKA SCHÖNBEIN 118 Marionnettiste

LE

LA NON MIXITÉ SUBMERGÉS

A-T-ELLE LE DROIT DE CITÉ ? - 32

PORTFOLIO - 88

MARIONNETTES

ILKA SCHÖNBEIN - 118


10 Expos

Rodtchenko. Collection Musée Pouchkine. Jusqu’au 2 oct. 2017, Musée Unterlinden, Colmar.

mêlant autobiographie et fiction. Gauguin l’alchimiste. Du 11 oct. 2017 au 22 janv. 2018, Grand Palais,

Incarnation de l’avant-garde russe, cet artiste total mit son génie créatif au service de la révolution. Fernand Léger. Le Beau est partout. Jusqu’au 5 nov. 2017, Musée Fabre, Montpellier. Confrontation de deux grands artistes du XXe siècle partageant la même approche expérimentale. Francis Bacon / Bruce Nauman. Face à face. Jusqu’au 5 nov. 2017, Musée Fabre, Montpellier. Confrontation de deux grands artistes du XXe siècle partageant la même approche expérimentale. Pop art. Icons that matter. Du 22 sept. 2017 au 21 janv. 2018, Musée Maillol, Paris. Œuvres de ce courant américain de l’après-guerre, reflet de la société de consommation.Beau doublé, monsieur le marquis ! Du 10 oct. 2017 au 11 fév. 2018, Musée de la chasse et de la nature, Paris. L’inclassable Sophie Calle investit ce musée de l’étrange avec son univers

Paris. La carrière d’une figure majeure de la peinture du XIXe siècle, précurseur de l’art moderne. Dans la peau d’un soldat. De la Rome antique à nos jours. Du 12 oct. 2017 au 28 janv. 2018, Musée de l’armée, Paris. Que cache le barda du militaire ? Parfois des inventions devenues grand public. Papiers, s’il vous plaît ! Du 14 oct. au 15 janv. 2018, Musée Nicéphore Niépce, Chalon-sur-Saône. Contrôle, recensement, fichage… la photographie, alliée de l’ordre. Dada Africa, sources et influences extra-occidentales. Du 18 oct. 2017 au 19 fév. 2018, Musée de l’Orangerie, Paris. Fascination des cultures venues d’ailleurs chez les artistes subversifs du mouvement Dada. Malick Sidibé, Mali Twist. Du 20 oct. 2017 à fév. 2018, Fondation Cartier, Paris. Rétrospective hommage de ce grand photographe africain disparu en 2016.

SOYONS FOOT Pour rappeler que derrière l’écran du “foot business”, existe toujours et avant tout une pratique sportive populaire, une passion partagée par tous les peuples de Méditerranée. Nous sommes Foot. Du 11 octobre 2017 au 4 février 2018, MuCEM, Marseille.

À NOTRE GUISE Pour Jean-Baptiste André Godin, fondateur au XIXe siècle du familistère, cité ouvrière idéale construite dans le Nord, la mécanique était un outil d’émancipation. Des machines au service du peuple. Godin et la mécanique. Du 7 octobre 2017 au 24 juin 2018, Familistère de Guise, Guise.

TERRITOIRE Une centaine de photographes, parmi lesquels de grands noms comme Raymond Depardon ou Lewis Baltz, dressent le portrait de la France sur quarante ans, à travers ses paysages. Paysages français. Une aventure photographique (1984-2017). Du 24 octobre 2017 au 4 février 2018, BnF site François-Mitterrand, Paris.


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CET AUTOMNE

Essais

Chritophe Aguiton, La Gauche du XXIe siècle. Enquête sur une refondation, éd. La Découverte Antoine de Baecque, La Révolution terrorisée, éd. CNRS éditions, 5 oct. Olivier Besancenot, Que faire de 1917. Une contre-histoire de la révolution russe, éd. Autrement Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, éd. La Découverte, 12 oct. Michel Feher, Le temps des investis. Essai sur la nouvelle question sociale, éd. La Découverte, 5 oct. Michaël Foessel, L’avenir de la liberté de Rousseau à Hegel, éd. Puf, 20 sept. Etienne François et Thomas Serrier, Europa. Notre histoire, éd. Les Arènes, 13 sept. Frédéric Gros, Désobéir, éd. Albin Michel, 30 août. Samir Hadj Belgacem, Pourquoi les banlieues rouges passent à droite. Le Blanc-Mesnil, cas d’école, éd. Puf 13 sept. Axel Honneth, L’Idée de socialisme, éd. Gallimard, 14 sept. Anselm Jappe, La Société

DISTINGUO « Sauver le passé de l’oubli pour préserver un avenir ouvert à l’agir révolutionnaire. » Voici ce qu’écrivait déjà le philosophe Daniel Bensaïd, ancien dirigeant de la LCR, pour les quatre-vingt ans de la révolution d’Octobre. L’enjeu reste intact aujourd’hui. Dans ce texte, il propose de distinguer le surgissement de l’événement de sa postérité bureaucratique et stalinienne. Daniel Bensaïd, Octobre 17, la révolution trahie. Un retour critique sur la révolution russe, éd. Lignes, août.

autophage. Capitalisme, démesure et autodestruction, éd. La Découverte, 14 septembre Mathilde Larrère et Aude Lorriaux, Les Casse-couilles. Minorités, minorisé. es dans l’arène politique : stratégies croisées, éd. Le Détour, 26 octobre. Jean-Jacques Marie, Les Femmes dans la révolution russe, éd. Seuil, 28 sept. Albert Ogien et Sandra Laugier, Antidémocratie, éd. La Découverte, 5 oct. Pascal Ory, Peuple souverain. De la révolution populaire à la radicalité populiste, éd. Gallimard, 19 oct. Serge Paugam, Bruno Cousin, Camila Giorgetti, Jules Naudet, Ce que les riches pensent des pauvres, éd. Seuil, 21 sept. Jacques Rancière, Les Bords de la fiction, éd. Seuil, 21 sept. Emmanuel Todd, Où en sommes-nous ? Une esquisse de l’histoire humaine, éd. Seuil, 7 sept. Fabien Truong, Loyautés radicales, l’islam et les mauvais garçons de la nation, éd. La Découverte, 19 oct.

NO FUTURE Le divorce entre le socialisme et la démocratie, qui s’est affublé du nom de “communisme”, a contribué à priver l’humanité d’alternative. Comme une ombre portée sur les désirs d’émancipation qui ont suivi. Pour les philosophe et sociologue Pierre Dardot et Christian Laval, le monde ne s’en est pas encore remis. Et l’heure est à un bilan sans concession. Pierre Dardot et Christian Laval, L’ombre d’octobre. La Révolution russe et le spectre des soviets, éd. Lux, 2 novembre.

SAGA La “Maison du gouvernement” était un modèle d’habitat soviétique. Cet ensemble de 550 appartements doté de tous les services était destiné à accueillir les hauts représentants du pouvoir bolchevique et leur famille. L’historien Yuri Slezkin a puisé dans de très nombreuses archives la matière d’un récit inédit : à travers l’histoire de ses habitants, faite d’espoirs et de désillusions, il donne chair à la Révolution russe. Yuri Slezkine, La Maison éternelle. Une saga familiale de la révolution russe, éd. La Découverte, 28 septembre.


L’ÉDITO

Sans la nommer

6 REGARDS AUTOMNE 2017

Regards est bien plus qu’un trimestriel. Reliez-les, ces numéros du passé. Regardez. C’est une histoire qui se raconte à travers ces pages, ces plumes, ces récits. Voilà fort longtemps que nous en parlions, sans jamais vraiment la nommer. Cette jolie fleur du mois de mai. Vous la voyez ? Fidèles que nous sommes. Fidèles que vous êtes. Elle est là, sous nos yeux, sans nécessairement que nous nous en rendions compte. Et pourtant, au fil des reportages, des rencontres, des enquêtes, le bouillonnement et l’élargissement de la contestation sociale, des mobilisations – dans leurs formes et leurs objets que Regards analyse, décortique, critique parfois – nourrissent l’espoir d’une prise de conscience générale d’une société en crise, d’un (r)éveil citoyen, d’un sursaut démocratique. L’air du temps. Le moment. Le contexte. Elle est là. Elle porte un nom. Et si vous voulez que je vous la présente, on l’appelle révolution permanente. Aujourd’hui, la révolution n’a plus le visage de Robespierre. Pas plus les saveurs et la grandeur du mouvement ouvrier – qui a largement traversé les XIXe et XXe siècles. Finies, la prise de la Bastille et la révolte des Canuts. Bien sûr, elle porte en elle l’héritage de bien des soulèvements. Celui de 1789 et d’Octobre 17 en passant par la Commune de Paris. Pour autant, une autre idée de la révolution fait son chemin. Cette idée a gagné du terrain du côté de ceux que l’on n’attendait pas. Un peu comme Louis XIV a nourri l’idée de révolution en période prérévolutionnaire. Après tout, Emmanuel Macron n’a-t-il pas récemment publié un essai intitulé Révolution aux Éditions XO ? Était-ce pour séduire l’électorat épris de sentiments révolutionnaires ?


Était-ce pour signifier aux Français l’attachement de l’ex-banquier d’affaires au doux rêve socialiste ? Était-ce enfin pour lancer un appel à l’insurrection populaire ? Rien de tout ça. Preuve en est, c’est bien dans les fondamentaux du libéralisme – de la tradition du « laisser-faire, laisser passer » pour un État le moins interventionniste possible –, un libéralisme vieux de plus de deux siècles, qu’il tire aujourd’hui ses principaux enseignements. Alors sans doute entendil mener une révolution libérale. Reconnaissons-le lui. Mais une révolution sans rupture avec la logique du système capitaliste est-elle une révolution ? Sans doute pas. La révolution libérale n’est que formule de style. Oxymore, en réalité. Dans ce numéro de Regards, vous trouverez au contraire de quoi nourrir votre imaginaire tout en interrogeant : fait-on la révolution parce qu’on en a le désir ? Fait-on la révolution quand on n’a plus rien à perdre ? Fait-on la révolution comme avant, et sait-on au moins qu’on la fait, la révolution ? Si Regards consacre son dossier de rentrée à l’idée de révolution, sans doute l’enquête intellectuelle sur les mouvements non-mixtes, le reportage sur les nouvelles résistances à Bure ou encore le focus sur la situation dramatique des réfugiés à Paris, porte de la Chapelle, illustrent-ils un profond désir – si ce n’est de révolution, de changement et de rupture. En témoigne également la chronique littéraire d’Arnaud Viviant sur la manière dont les auteurs s’inspirent de l’idée même de révolution. Tout comme le monde de la culture, à l’instar de cette magnifique entrevue avec la marionnettiste Ilka Schönbein. Enfin, une autre rencontre à ne pas manquer dans ce numéro : “Au

Une autre idée de la révolution fait son chemin. Cette idée a gagné du terrain du côté de ceux qu’on n’attendait pas. Un peu comme Louis XIV a nourri l’idée de révolution en période pré-révolutionnaire. resto” en compagnie de Robin Campillo et d’Élisabeth Lebovici, pour un très bel hommage à Act Up, qui fut bel et bien une révolution, certes partielle, mais globale. Au moment de vous souhaiter une excellente lecture de ce numéro, me vient à l’esprit la voix de Pierre Bourdieu : « Si le monde social m’est supportable, c’est parce que je peux m’indigner ». Faut-il encore vous en convaincre ? Indignons-nous. ■ pierre jacquemain @pjacquemain

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PORTRAIT DE POUVOIR

GÉRARD COLLOMB, LE TRAIN EN MARCHE

Très modéré dans son socialisme, pas dans ses ambitions, l’opiniâtre Gérard Collomb a accompli dans la durée, en dépit des échecs et avec une certaine science des réseaux, sa conquête politique de Lyon. Pour enfin passer en division nationale, il a fait le pari d’un macronisme dont il est un précurseur, mais qui le fait paraître dépassé. par pillaud-vivien, illustrations alexandra compain-tissier

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L

La politique est un concept bien trop courageux pour que la raréfaction de ses manifestations et l’appauvrissement de sa substantifique moelle ne nous étonnent plus guère – parmi ses représentants officiels, entendons-nous bien. Car il est acté qu’il est, de nos jours, devenu un sport international, que ce soit au Venezuela, en Allemagne ou en République démocratique du Congo, de troquer ses idéaux contre la conquête ou la conservation du pouvoir et les habits qui vont avec. Et, une fois n’est pas coutume, en France, dans ce sport-là, on a de vrais champions, à l’instar de Gérard Collomb qui, dans le genre, tient plutôt bien la corde. Avec son style de vieux depuis qu’il est jeune, sa propension au marathon plutôt qu’au cent mètres, son côté boxe version Ray Leonard (battu par Roberto Duran aux points à Montréal en 1980 qui prend sa revanche au Superdome cinq mois après), le tout sans jamais vraiment être maillot jaune mais plutôt maillot à pois, Gérard Collomb est le prototype même du politique dont l’unique

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motivation est l’assouvissement de sa soif de prestige politique – et de pouvoir, oui, de pouvoir. Lorsque l’on regarde sa carrière (à ce niveau-là, on ne peut pas trop l’appeler autrement), on en vient même à penser qu’avec le Parti socialiste, il s’était peut-être trompé d’écurie au départ, ah mais finalement non, et puis si, ou alors non, on ne comprend plus rien. En bref, la vie politique de Gérard Collomb, ce n’est pas tant un sport que le fil rouge de feu Intervilles : pendant que d’autres se coltinent la vachette, les rouleaux sur la piscine ou le concours de lancer de tartes, lui nous fait bien rire à escalader, depuis plus de trente ans, un mur en mousse de cinquante mètres – on ne le regarde pas tout le temps parce que c’est quand même assez chiant à la longue mais à la fin, c’est Gégé (comme l’appellent ses intimes) qui se retrouve en haut de la pyramide. GAUCHE DE CIRCONSTANCES

Mais reprenons depuis le début… Au départ, comme le racontent


PORTRAIT DE POUVOIR

Si l’on en croit ses proches, Gérard Collomb a commencé de fomenter, et de façon explicite, son objectif de prendre la mairie de Lyon dès le début des années 1970. ses hagiographes officiels, Gérard n’était pas prédestiné à faire la carrière qu’il a embrassée : fils d’une femme de ménage et d’un contremaître cégétiste en usine, il est le second d’une famille populaire de Bourgogne où la question des études et d’un travail intéressant semblent secondaires en regard de l’impériosité d’avoir femme, enfants et petite haie de thuyas bien taillés. Alors quand, sur les conseils de ses professeurs avisés, il décide d’aller faire une hypokhâgne au prestigieux lycée du Parc dans la Lyon voisine, c’est un peu comme s’il partait à l’autre bout du monde. Son échec à l’entrée de l’École normale supérieure (ENS), selon ses laudateurs, en est à peine un : il entre à la faculté de droit de Lyon et c’est là que tout commence – parce qu’on est en 1968 et que, dans les facultés des grandes villes, même un chat qui pisse dans le couloir entre deux amphis, il fera de la politique. « Déjà modéré », se souviennent avec une émotion non feinte ses camarades de promo de l’époque, Gérard va passer brièvement par

l’Union nationale des étudiants de France (UNEF) avant de rejoindre la Convention des institutions républicaines de François Mitterrand – CIR qui sera, après le congrès d’Épinay de 1971, dissoute dans le PS. Mais il ne faut pas voir là une quelconque prise de parti idéologique ou un semblant de consistance pouvant constituer un début de colonne vertébrale politique. Non, il s’agit plutôt d’un hasard de l’histoire et des acteurs qui, bon gré, mal gré, la font : Gérard Collomb était dans une fac de gauche au moment d’événements qui allaient marquer toute une partie du champ politique, c’est donc à gauche qu’il s’est retrouvé – mais il est fort à parier que s’il avait été étudiant à Assas en 2013 au moment du Mariage pour tous, il se serait sûrement tourné vers la droite. Alors certes, ça ne commence pas comme un panégyrique, cette histoire de Collomb… Mais il est vrai que, vu de la gauche, le parcours comme les convictions de l’ancien maire de Lyon sont assez compliqués à aborder avec bienveillance. Et pourtant, il ne manque pas de

qualités, à commencer par son incroyable opiniâtreté. Parce qu’il s’en est pris, des baffes, Gérard. Et d’abord à Lyon sur laquelle il a jeté son dévolu et où son ascension a été périlleuse et entachée de mauvaises pioches-retours à la case départ. Il fut même un temps où on l’a appelé le « pestiféré de la fédération du Rhône ». Pourquoi ? La réponse est assez simple : l’évidence de ses ambitions personnelles qui se heurtent de plein fouet à celles des autres prétendants. Car, si l’on en croit les dires de ses proches, Gérard Collomb a commencé de fomenter, et de façon explicite, son objectif de prendre la mairie de Lyon dès le début des années 1970. Alors évidemment, ça crée des flopées d’ennemis… D’autant que Gérard a le chic, dans un premier temps, pour se maquer avec ceux qui perdent. STRATÉGIE DE LA PYRAMIDE

Dans le triumvirat qui a accompagné les premiers pas dudit Collomb et dont les ombres hantent encore son action aujourd’hui, il

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PORTRAIT DE POUVOIR

y a, par l’ordre d’aînesse : Claude Bernardin, avocat et figure emblématique de l’opposition socialiste à Lyon qui a adoubé Gérard Collomb avant de disparaître de la vie politique de façon anticipée en 1983 pour des raisons de santé ; Franck Sérusclat, sénateur-maire de SaintFons, dans la banlieue de Lyon, qui a cédé son siège au Palais du Luxembourg à Gérard Collomb en 1999 ; et Lucien Durand, conseiller général du Rhône pendant vingtcinq ans. À eux trois, ils ont arrimé le wagon Collomb au TER de la politique locale et au TGV de la politique nationale. Le premier lui a offert sa connaissance des dossiers, le second son architecture idéologique (et son siège au Sénat) et le troisième sa culture du terrain. Ces trois hommes sont des barons locaux, bien implantés et qui seront nécessaires à l’assise lyonnaise de Collomb. Mais au niveau national, cela a été un peu plus compliqué parce que celui qu’a d’abord choisi Gérard, c’est Pierre Mauroy. Et Pierre Mauroy, à la fin des années 1970, ce n’est pas sur François Mitterrand qu’il mise, mais sur Michel Rocard. Du coup, pendant longtemps, François n’aime pas Gérard… inimitié qui va durer, mais qui n’empêche pas Gérard Collomb d’être élu député en 1981. Ce qui semble important, à ce stade, c’est que Collomb était déjà de ceux qui prônaient l’austérité et un soidisant retour aux réalités, et qu’il suivait, de facto, ceux qui allaient orchestrer le virage de la rigueur de

1983. Mais, à dire vrai, Gérard Collomb ne se distingue pas particulièrement par des positionnements politiques originaux ou des visions singulières ; non, ce qui marque son parcours politique, ce sont avant tout les hommes derrière lesquels il se range, ceux qu’il choisit pour l’entourer, et les postes qu’il arrive à obtenir. Gérard Collomb, c’est la politique en réseaux, en mode pyramide : bien assise sur sa base mais qui pointe clairement vers le haut. Paradoxalement, c’est son assise locale qui lui a le plus manqué jusqu’à un âge finalement assez avancé : après 1981, député et principal conseiller municipal d’opposition à Lyon, le pourtant franc-maçon Gérard Collomb subit une assez sévère défaite aux élections municipales qui suivent, initiant, dans le creux des années 1980, une assez longue traversée du désert, faite de doutes et de remises en question. Mais heureusement pour lui, Pierre Mauroy le sauve de ce marasme en le nommant patron, en 1989, de la Fondation Jean-Jaurès, moyen facile de se construire un réseau international et surtout de se donner une crédibilité intellectuelle et morale. Mais il n’en demeure pas moins honni par celui qui va rester président de la République jusqu’en 1995... D’autant que, et ça a le don d’irriter au plus haut point Gérard Collomb, beaucoup parmi les cadres dirigeants du PS, dont François Mitterrand, se désintéressent totalement de la ville de Lyon, pensant, mais l’avenir leur donnera

Au début des années 80, Collomb était déjà de ceux qui prônaient l’austérité et un soidisant retour aux réalités, et il suivait, de facto, ceux qui allaient orchestrer le virage de la rigueur de 1983.

tort, que c’est une ville imprenable pour la gauche. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Charles Hernu, député-maire socialiste de Villeurbanne, propose à Gérard Collomb d’abandonner Lyon pour sa ville, beaucoup plus facile pour un candidat PS. Mais Hernu meurt prématurément avant d’avoir pu adouber officiellement Gérard… LE LYON CHEMIN

Malgré cet événement qui ressemble à une presque trahison de Lyon, ses proches maintiennent la thèse de son ambition précoce d’en prendre la mairie. Il s’agit, à n’en pas douter, d’une sorte de début de mythification, de réinvention,

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Pierre Mauroy le sauve du marasme en le nommant patron, en 1989, de la Fondation Jean-Jaurès, moyen facile de se construire un réseau international et surtout de se donner une crédibilité intellectuelle et morale.

un peu à la manière des empereurs byzantins qui s’inventaient des ascendances divines, de ce qu’a été la genèse de son parcours, avec une claire volonté d’inscription téléologique des premières étapes de sa vie à l’aune de ce qu’il est devenu. On prête notamment à l’actuel ministre de l’Intérieur des aphorismes programmatiques dès les années 1970

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de ce que sera le futur quartier Confluences ou les berges de Lyon. Mais, surtout, on lui fait formuler explicitement sa volonté d’être maire de la ville dès, quasiment, ses années de faculté : ici avec un regard déterminé face au Rhône, là au sortir d’un match de l’Olympique lyonnais à Gerland. Alors, c’est joli le roman d’une vie, mais il faut prendre avec des pincettes ce que l’entourage d’une personnalité comme Gérard Collomb raconte. Parce que ce qu’il est, avant tout, c’est un baron local – et qu’il traine nécessairement derrière lui son florilège d’échecs, de promesses non tenues et, bien évidemment, de casseroles. C’est en 1995 que Gérard Collomb met le premier vrai pied à l’étrier de la mairie de Lyon en emportant celle du 9e arrondissement de la ville. Certes le PS national se prend une sacrée claque et l’élection de Raymond Barre aurait pu être catastrophique pour lui. Mais c’est exactement le contraire qui se produit : Barre, qui a des comptes à régler avec le RPR, décide, dès le début de son mandat, de nouer une alliance objective avec Collomb. Loin d’être complètement éloignés idéologiquement, ils s’attachent à faire du 9e un quartier modèle en favorisant son développement économique, mais aussi en modifiant profondé-

ment son urbanisme. Pour cela, il s’appuie sur les études, et même sur les idées de ses prédécesseurs. Car c’est cela sa plus grande force : ne pas penser ou imaginer à partir de rien, mais plutôt mettre en place et montrer qu’il a bien fait. Alors quand arrivent 2001 et ses élections municipales, Gérard Collomb a déjà un solide bilan à défendre dans son arrondissement, et c’est ainsi qu’au terme d’une bataille où la droite s’est entredéchirée (Charles Millon, UDF, qui avait fait quelques années auparavant alliance avec l’extrême droite pour remporter la région, et Jean-Michel Dubernard, RPR), il remporte le second tour. Assez rapidement, il s’attache à mettre en place une stratégie qui va s’avérer gagnante pour conforter son assise à Lyon, mais aussi pour faire de sa ville un laboratoire de la politique qu’il rêve de mettre en place au niveau national. Pour cela, il s’entoure des grands et des petits industriels, de commerçants et des associations locales, il facilite l’implantation de start-ups et veille à bien prendre le virage de la révolution numérique. Il s’attache aussi à résoudre les problèmes que certains quartiers posaient, notamment quant à leur salubrité et leur sécurité. Du point de vue de la culture, il veut refaire de Lyon un carrefour national voire international des arts et il double son budget dès son arri-


PORTRAIT DE POUVOIR

vée à la mairie : le geste est fort et c’est tant mieux pour les opérateurs culturels locaux. Mais sans vouloir absolument voir le diable dans une pâquerette, il est certain qu’une telle stratégie est avant tout pensée pour permettre à sa ville de rayonner à la hauteur de ses ambitions. SÉCURITAIRE ET LIBÉRAL

Et pour satisfaire ses ambitions, Gérard Collomb a besoin du Grand Lyon, parce que c’est là – et seulement là – qu’il trouvera les moyens financiers pour mener à bien sa politique. Il y arrive quelques jours seulement après sa victoire aux municipales en récupérant les voix notamment des maires des petites communes et des élus UDF. Mais tout ne va pas comme il le souhaiterait en début de mandat : il est sous le feu des critiques, souffrant notamment de la comparaison avec la réussite immédiate de Bertrand Delanoë. Alors certes, comme il le dit lui-même, Paris est une ville finie où il n’y a qu’à faire de l’évènementiel (id est Paris-Plage et Nuit blanche) pour que tout le monde soit content, tandis qu’il y a encore tout à faire à Lyon. Mais il est rude de voir Libération titrer en 2002 : “À Lyon, Collomb, c’est pas l’Amérique”. D’autant qu’au-delà de la tournure austère que le maire semble vouloir donner à son mandat, il s’inves-

tit dans des sujets qui ne sont pas à proprement parler des sujets de gauche, à commencer par la sécurité : la police municipale est renforcée, un système de vidéosurveillance est projeté, la vente d’alcool est interdite dans certains quartiers… Rebelote lorsqu’il s’acoquine avec les promoteurs immobiliers et les chefs d’entreprise, leur assurant qu’ils seraient les priorités de son mandat. Car si Collomb est un sécuritaire, c’est aussi et surtout un libéral. Rien, donc, de très socialiste là-dedans… Mais là où il est fort, le Gérard, c’est qu’il sait passer deux heures au troquet où se réunit l’amicale des boulistes tous les dimanches. Et ça, pour beaucoup, ça suffit à justifier sa carte au PS. D’autant qu’il a aussi doté la ville de vélos en libre service – si ça ce n’est pas de gauche, alors je ne m’y connais pas. Et ça marche, puisqu’il est réélu en 2008 dès le premier tour, ne laissant à Dominique Perben que 30 % des voix. Mais Gérard veut aussi briller au niveau national. Et c’est notamment au moment des présidentielles qu’on le voit le plus s’agiter : écurie Dominique Strauss-Kahn puis écurie Ségolène Royal en 2007, il est de ceux qui s’impliquent pleinement dans les batailles, utilisant toute son influence locale et nationale. Itou en 2012 pour faire gagner François Hollande, même si certains

sous-entendent qu’il aurait pu luimême être candidat, surtout après la publication de son livre Et si la France s’éveillait… Mais il n’en est finalement rien, Gérard Collomb restera encore quelques années un personnage national secondaire (ah oui, parce que contrairement à ce que beaucoup – dont lui-même – pensaient, ce n’est pas encore en 2012 qu’il deviendra ministre). Et l’on serait presque tenté de dire “heureusement” car lorsqu’on regarde d’un peu plus près ses prises de positions publiques depuis, c’est pas joli joli : d’abord Gérard est opposé à la règle de non-cumul des mandats… Bon, tu m’étonnes, il est à la fois maire de la troisième ville de France et sénateur, et il ne veut pas partager le pouvoir. En 2016, le Sénat plafonne ses indemnités à 4 000 euros du fait de son absentéisme chronique et il décrit ça comme un vrai cauchemar. Ouais, on imagine le cauchemar. De la politique à l’ancienne, donc. D’autant qu’on peut rajouter sa position sur le mariage pour tous, sur lequel il déclare en 2012 au micro d’Europe 1 qu’il « laissera le soin à ses adjoints de célébrer ces mariages ». Super. Plus la photo où-il-dit-qu’il-n’a-pasfait-exprès, mais sur laquelle il pose tout sourire avec une famille arborant fièrement le pull hideux de La Manif pour tous. Genre il n’avait pas vu.

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Assez rapidement, il met en place une stratégie qui va s’avérer gagnante pour conforter son assise à Lyon, mais aussi pour faire de sa ville un laboratoire de la politique qu’il rêve de mettre en place au niveau national.

LABORATOIRE DU MACRONISME

Gérard Collomb n’est donc pas de gauche – au PS certes mais, comme beaucoup trop en fait, un peu par hasard. Et ça tombe bien pour lui parce que fait bientôt irruption sur la scène politique un type politiquement aussi flou que lui : Emmanuel Macron. Qu’il va suivre très tôt, dès juillet 2016. En plus, ça tombe doublement bien parce que beaucoup de commentateurs voient dans le Lyon de Gérard Collomb un laboratoire du macronisme : la socialdémocratie X l’entreprise. Et pour-

tant, une fois élu, c’est à la sécurité que Macron le colle. Mais ça tombe bien, Gérard adore ça et il a tout plein de mauvaises idées. Ses premières déclarations sont catastrophiques quant à sa vision de la crise migratoire que traverse notre société : volonté de mettre en œuvre une politique répressive envers les migrants, de les « trier » (sic – or sick I don’t know), d’appliquer au pied de la lettre la procédure de Dublin (qui permet à la France notamment de renvoyer les migrants arrêtés sur son territoire dans le pays d’entrée dans l’Union européenne)… On est très loin du discours ouvert et humaniste du candidat Macron pendant la campagne. À tel point qu’on est en droit de se demander s’il ne s’agirait pas d’un jeu de good cop / bad cop entre le président et son ministre de l’Intérieur afin de faire passer le premier pour un saint, alors que c’est la politique du second que l’on applique. Même le très conservateur Jacques Toubon, défenseur des droits en quête d’une nouvelle santé éthique, a tiré la sonnette d’alarme. Mais quand on voit que son directeur de cabinet n’est autre que Stéphane Fratacci, ancien préfet du Doubs lors de l’affaire Léonarda, mais surtout ancien secrétaire général du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire sous la présidence de Nicolas Sarkozy, on se dit qu’il

n’y a pas de fumée sans feu. Ce que l’on souhaite donc à Gérard Collomb en cette première rentrée de l’exécutif, c’est de réussir le moins possible. Parce qu’il ne faut pas oublier que son poste, à la tête de nos forces de police et en tant que pièce centrale du dispositif gouvernemental (on lui prête, comme à Brigitte Macron, une possibilité de décision sur de nombreux dossiers, parfois même à l’encontre des vœux du président, notamment au moment de la campagne), est particulièrement dangereux. Ainsi, quand, à la suite de violences policières sur des migrants à Calais constatées par les associations sur place, il a pour réponse, en juin dernier, de leur conseiller d’aller « déployer leur savoir-faire ailleurs », qu’il affirme que « les forces de l’ordre agissent en réalité avec beaucoup d’humanité », et quand on apprend qu’il vient de commander pour 22 millions d’euros de gaz lacrymogène, on se dit qu’il est fort à craindre que de nouvelles bavures policières viennent entacher le quinquennat à venir. Sauf si le président de la République arrive, comme avec François Bayrou, à se débarrasser du pépé grincheux. Car, à soixante-dix ans et avec ses idées réactionnaires, Gérard Collomb est loin d’être l’archétype du jeune libéral promu par Macron. ■ pablo pillaud-vivien @tephendedalu



PORTE DE LA CHAPELLE

UNE URGENCE SANS FIN POUR LES MIGRANTS

Sous le périphérique parisien, aux abords de la “bulle” du centre d’accueil de la Ville, les associations sont en première ligne pour gérer une crise humanitaire devenue permanente. D’évacuation en évacuation, entre avancées et insuffisances des pouvoirs publics, enquête sur une lutte contre un éternel recommencement. par cyril lecerf maulpoix, photos diane grimonet

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- dianegrimonet.com


REPORTAGE


F

Fin Juillet, porte de la Chapelle au nord de Paris, quelques semaines après la 34e évacuation en deux ans, qui a emmené un peu plus de 2 700 personnes dans divers espaces d’accueil provisoires, ils sont un peu moins d’un millier, hommes, femmes et mineurs à dormir aux abords du centre humanitaire. Entre autonomisation des associations, avancées notables et indifférence politique, enquête sur une lutte contre un éternel recommencement. Ce 24 juillet, dans l’après-midi, la pluie s’abat par intermittence sur le Périphérique, sous lequel plusieurs centaines de personnes ont établi des petits campements de fortune. Sur le boulevard Ney, les pierres et les briques de béton disposées il y a quelques mois par la mairie de Paris sur les terre-pleins, afin d’empêcher les migrants de dormir, n’ont pas été retirées. Certains s’en sont accommodés, des matelas ou de grandes bâches devenant toits de fortune en cas d’intempéries.

RENDRE PÉRENNE L’INVIVABLE

La plupart des migrants sont dehors, assis sur les trottoirs, et regardent le service municipal de propreté se frayer un chemin entre les tentes pour ramasser les nombreux déchets qui s’entassent. « Avant, c’était un peu la bagarre avec les pouvoirs publics, en dépit des efforts des gens, on était envahi de poubelles. Une nuit, des migrants ont pris toutes leurs ordures et ont tout jeté sur la route, explique Emmanuelle, bénévole pour la distribution des petits déjeuners par le collectif Solidarité migrants Wilson. Maintenant, le service de la voirie passe plus régulièrement ». Sur le boulevard de la Chapelle, quelques urinoirs ont été installés, ainsi que trois toilettes fermées dans le renfoncement d’une voie de circulation, en face de l’unique point d’eau constitué de six robinets. Cette maigre installation, fermée après l’évacuation et rouverte sous la pression des associations, doit permettre de répondre aux besoins des 650 à 700 personnes qui dorment à présent autour de porte de la Chapelle, selon les estimations du collectif. Brahim et Sara, jeune

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couple tchadien, apparaissent un peu déboussolés. Ils viennent tout juste d’arriver à Paris. Lorsque Sara, qui souffre de crampes d’estomac, est accompagnée aux toilettes fermées, l’odeur y est tellement forte qu’une passante négocie avec un hôtel des environs, non sans difficulté, pour qu’elle puisse utiliser les leurs. Le lendemain matin, le collectif s’active pour préparer la distribution du petit-déjeuner mise en place depuis novembre dernier. Si la demande est moins forte qu’avant l’évacuation, le manque de bénévoles, la plupart en vacances, inquiète Anne-Marie, coordinatrice pour l’été. Quelques jeunes de l’association Utopia 56 – qui a pour mission de faciliter la logistique en dehors du centre et dans la bulle – apportent thé et café pour venir leur prêter main-forte. Elle se réjouit néanmoins de bénéficier désormais d’un local pour stocker la nourriture : « Avant l’évacuation, on passait notre temps à tout transporter en voiture. Avec la demande, c’était intenable ». Les cartons s’entassent dans les toilettes, l’une des seules pièces à l’ombre du vieux local de concierge qui leur a été octroyé par la mairie du 18e arrondissement. « Il fait parfois très chaud, c’est pour éviter que la nourriture s’abîme. » Le collectif, désormais officiellement affecté à la distribution de nourriture le matin, « fonctionne encore majoritairement sur fonds propres », explique Laurence, sa trésorière, notamment grâce à une cagnotte qui se nourrit sur Internet. « Nous recevons aussi des dons de la part d’associations comme le Secours populaire » depuis une rencontre inter-associative coordonnée par la mairie, courant juillet. Une chaîne de bénévoles se forme depuis le local jusqu’à l’endroit désigné pour la distribution, où plusieurs centaines de personnes attendent déjà. Les toilettes improvisées à ciel ouvert n’ont toujours pas été nettoyées. Elles distillent en chemin des odeurs difficilement supportables alors qu’un peu plus loin, café, thé, brioches au chocolat, fruits ou tartines seront distribués inlassablement pendant plusieurs heures. Changement de lieu, le soir, sous les voies du Périphérique. L’association humanitaire La Chorba, qui lutte


REPORTAGE

Anne-Marie, l’une des coordinatrices des petits déjeuners du collectif Solidarité migrants Wilson, est bénévole depuis six mois. Sur place tout l’été et sans véhicule, elle se dit soulagée d’avoir enfin un local à disposition.

Le 3 juillet 2017, Khaled, vingt-huit ans, originaire du Soudan, attend devant le centre sans pouvoir entrer ni bénéficier d’un hébergement.

Situé à l’écart de la bulle, l’unique point d’eau fermé après les évacuations a été rouvert sur pression des associations pendant la période de canicule. Six robinets pour six cents personnes.

Sept urinoirs et trois toilettes fermées ont été installées. Insalubres, sans papier hygiénique, ils sont peu fréquentés. Les bords des routes et recoins du périph’ sont devenus des toilettes à ciel ouvert.

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REPORTAGE

contre les exclusions, prend le relais. Les bénévoles font le compte pendant le dîner. Ils sont un peu plus de mille à patienter pour recevoir un sac de nourriture. Kader, le président de l’association, observe le bon déroulement de la distribution, non loin de la responsable des Restos du cœur qui prendra la relève des repas du soir en août. Cette coordination est inédite. « Aujourd’hui, la mairie s’est engagée pour fédérer les associations potentielles qui pouvaient venir ici. Son but est de pérenniser l’aide alimentaire », explique-t-il. Si l’association s’autofinance à travers sa lutte contre le gaspillage, la mairie s’est néanmoins engagée à prendre en charge tous les coûts supplémentaires. Il ajoute : « Que ce soit l’année dernière ou cette année, la mairie de Paris est un partenaire fiable ».

MAIRIE, ÉTAT : MÊME COMBAT ?

Un constat qui ne fait cependant pas l’unanimité au sein des associations ou des élus. L’amélioration de l’organisation de l’aide alimentaire dissimule mal les autres problèmes rencontrés à la porte de la Chapelle, ainsi que les retours des hébergements d’urgence après les précédentes évacuations. Contacté par téléphone, François Pupponi, ex-soutien de Manuel Valls lors des primaires et maire PS de Sarcelles – ville qui héberge à chaque évacuation plusieurs centaines de personnes –, s’insurge : « Comme d’habitude, on a été prévenu au dernier moment ». Lors de la dernière expulsion, quatre cents personnes ont été ainsi envoyées dans l’ancienne résidence du Cèdre bleu. L’édile déplore ainsi le manque de coordination et l’effort minimal, toujours dans l’urgence, de la mairie parisienne. Ce cache-misère n’est selon lui durable que pour un temps. « Les migrants reprennent le train pour Paris et seront tous revenus dans deux mois. C’est une opération de communication. Il faut trouver des

« Aujourd’hui, l’État ne remplit pas sa mission, c’est à lui de s’engager. La mairie a fait ce qu’elle pouvait. » Kader, président de l’association La Chorba lieux pérennes pour les accueillir dignement », ajoutet-il. À la porte de la Chapelle, cibler la mairie n’est pas pertinent, selon Kader : « Aujourd’hui, l’État ne remplit pas sa mission, c’est à lui de s’engager. La mairie a fait ce qu’elle pouvait ». Même discours du côté de la Ville de Paris. Face au durcissement de la politique gouvernementale en matière d’accueil, on reconnaît sinon une forme d’impuissance face à cet éternel retour, du moins la nécessité et la difficulté d’un rapport de forces avec le ministère de l’Intérieur et le gouvernement. Ian Brossat, adjoint communiste à la maire de Paris chargé du logement et de l’hébergement d’urgence, confirme : « Tant qu’on n’aura pas changé de logiciel, les mêmes causes produiront les mêmes effets. Je pense que la construction du centre de la porte de la Chapelle a été une très bonne initiative. Mais personne ne peut imaginer qu’un centre de premier accueil puisse régler le problème. On ne peut pas continuer comme ça. L’État n’a pas joué le jeu pour proposer un accueil digne et des places suffisantes en CAO [centre d’accueil et d’orientation] ». Et les signaux envoyés par le gouvernement ne sont pas de bon augure. Le Plan asile présenté en juillet, qui prévoit l’ouverture de 4 000 places d’hébergement en 2018 et 3 500 en 2019, est loin de prendre la mesure des 57 000 places qu’il serait nécessaire de créer pour répondre à la demande actuelle. Distillant une nauséabonde discrimination, maintes fois

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« Le nouveau Plan asile est idéologiquement scandaleux. Les récentes annonces n’ont rien à voir avec une politique d’accueil. Le seul plan, c’est de chercher plus de moyens pour mettre à la porte les réfugiés plutôt que de les accueillir. » Fanny Gaillanne, conseillère PCF de Paris

dénoncée, entre migrants économiques et politiques, les déclarations de Gérard Collomb et d’Édouard Philippe, au cours de l’été, entretiennent au contraire des possibilités d’expulsions sans limite. De quoi inquiéter sérieusement les associations et les migrants sur place. Dans le même temps, le dévoilement par Gérard Darmanin des moyens alloués pour fin 2017 à la lutte contre l’immigration régulière – avec reconduites à la frontière – atteignait ainsi 200 millions d’euros… contre 40 alloués à l’amélioration des conditions d’accueil et d’efficacité du traitement des dossiers de naturalisation. Pour Fanny Gaillanne, conseillère communiste de Paris, ce nouveau Plan asile est « idéologiquement scandaleux ». Selon elle, « les récentes annonces n’ont rien à voir avec une politique d’accueil. On est reparti sur une vision très conservatrice et sécuritaire. Le seul plan, c’est de chercher plus de moyens pour mettre à la porte les réfugiés plutôt que de les accueillir ».

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LE CENTRE HUMANITAIRE, UN MODÈLE À SUIVRE ? Souvent considéré comme une initiative positive, qu’il serait nécessaire de reproduire sur l’ensemble du territoire français, le “centre Hidalgo” devrait servir de modèle à la création d’un deuxième site en région parisienne, dont la construction n’est toujours pas annoncée. Difficile, cependant, de ne pas en saisir les limites et dysfonctionnements. Composé actuellement d’une bulle consacrée à l’accueil des primo-arrivants et d’une halle qui abrite quatre cents places de couchage, il ne peut effectivement répondre aux inlassables allers-retours des personnes en attente d’un accueil et d’une orientation. De plus, l’opacité quant à son organisation interne fait souvent peser le doute sur la teneur des dispositifs d’accompagnement au sein de la bulle, gérés par Emmaüs Solidarité – alors que le travail d’Utopia 56 à l’entrée est, lui, plus transparent. L’association, également présente à Calais, a « une place hybride » dans l’organisation au sein et autour du centre, explique Antoine, coordinateur d’Utopia 56 depuis six mois. Si cette dernière a reçu des subventions publiques pour une mission de distribution de vêtements « qui lui accorde le droit d’être à la table de discussion », elle « veut pouvoir faire bouger les lignes avant que ce type de camp ne soit standard », tout en conservant son indépendance. Selon le militant, le problème ne vient ni d‘Emmaüs Solidarité ni de la Ville : « La mairie de Paris voulait créer un centre d’hébergement, l’État en a fait un centre de tri. Taper sur le centre, c’est se tromper d’adversaire ». Ce mercredi, Mohammed, Khaled et Ahmad sont assis sur l’un des terre-pleins. Ces trois Soudanais de moins de trente ans se sont rencontrés ici et ont échappé à la dernière évacuation. Leur parcours par


REPORTAGE

Yann, fondateur d’Utopia 56, et Corinne Torre, chef de mission France pour Médecins sans frontières, abordent la question de la clinique mobile dont il faudra assurer la relève, en août.

Refugiés d’Érythrée, la femme de l’homme en tee-shirt blanc est enceinte.

En France depuis 2016 pour la plupart, Hassan, Ahmad, Khaled et Mohammed sont soudanais. Seul ce dernier est actuellement hébergé à l’intérieur du centre, pour encore une semaine.

Présent dans la jungle de Calais avant son démantèlement, Antoine, désormais coordinateur logistique de l’association Utopia au sein du centre, achèvera son contrat en août pour « s’arrêter un peu ».

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La Chorba est mandatée pour distribuer des repas, le soir à l’extérieur du centre, avant le relais des Restos du cœur début août. Elle a vu passer le nombre de repas servis de 600 à 1 200.

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REPORTAGE

« La mairie de Paris voulait créer un centre d’hébergement, l’État en a fait un centre de tri. Taper sur le centre, c’est se tromper d’adversaire. » Antoine, coordinateur de l’association Utopia 56

la Libye et l’Italie, l’une des voies migratoires principales, n’a cependant pas eu les mêmes effets. Khaled s’est vu prendre ses empreintes de force en Italie. Aujourd’hui, du fait du règlement Dublin III (lire l’encadré), se rendre dans le centre l’exposerait à une expulsion sans qu’il puisse effectuer de démarches. Ahmad, quant à lui, est en France depuis avril 2016. Arrivé à Calais au moment de l’évacuation, après avoir échappé à la prise d’empreintes en Italie, il a été transféré dans un centre d’accueil à Nancy. Sans traducteur, ni documents traduits (sauf l’aide au retour), il explique que « tu signes des papiers que tu ne comprends pas ». Il commence alors des démarches de demande d’asile dans son CAO. Venu à Paris un week-end pour aider un ami malade, il est chassé du centre à son retour, en raison de son absence. Aujourd’hui, il est à nouveau dans la rue après avoir essayé de rentrer dans la bulle. Interrogé sur les dispositifs d’orientation à l’intérieur, Ahmad s’agace : « Ils nous donnent seulement le règlement intérieur. On ne reçoit pas plus d’explications. C’est seulement dans les centres d’accueil qu’on commence à nous expliquer ce qui se passe ». L’arabe marocain dans

lequel on leur traduit le peu d’informations est par ailleurs très éloigné, soulignent-ils, de l’arabe plus littéraire qu’ils pratiquent. Si leur version diffère évidemment des explications officielles, elle met en exergue l’un des problèmes récurrents du centre : la transmission de l’information –déformée, mal traduite, omise, passant par le bouche-à-oreille… À l’extérieur, aucun panneau, aucune information n’est disponible et les bénévoles ne sont pas assez nombreux pour expliquer clairement ce qui attend les personnes à l’intérieur. Même sur les risques d’expulsion qui, en vertu de Dublin III, toucheraient pourtant énormément de personnes aux alentours du camp.

COLMATER LES FAILLES DU SYSTÈME D’ACCUEIL Dans l’urgence donc, quelques associations comme Utopia colmatent les failles du système comme elles peuvent. Ce jeudi en fin de matinée, un groupe de mineurs afghans et soudanais attend près de l’entrée. La responsable de l’équipe mineurs, constituée récemment par Utopia, les regroupe avant de les faire rentrer dans la bulle pour un pré-examen au faciès par la Croix-Rouge, qui les réorientera ou non vers le Demie (Dispositif d’évaluation des mineurs isolés étrangers). Quelques heures plus tard cependant, sur les dix-huit postulants, seuls deux mineurs ont le droit de se présenter au dispositif d’évaluation, à Paris, pour se voir éventuellement reconnaître leur minorité. Utopia paye alors de sa poche des hébergements d’urgence, dans un hôtel non loin, pour accueillir les plus vulnérables parmi ceux et celles qui ont été refusés. Une solution provisoire. Même son de cloche pour les familles qui arrivent à la porte de la Chapelle. De l’autre côté du Périphérique parisien, dans le nouveau centre d’Ivry réservé aux femmes et aux familles, les places manquent. Celles qui arrivent ici se voient également refuser une prise en charge dans la bulle. C’est le cas d’une famille érythréenne : Sarah et son mari, avec leur bébé Menken d’un an et demi, se voient, après une longue attente,

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QU’EST-CE QUE DUBLIN III ?

Selon le règlement européen Dublin III, un seul État est responsable de l’examen d’une demande d’asile dans l’Union européenne : soit le pays par lequel un migrant est entré et dans lequel il a été contrôlé (prise d’empreintes notamment), soit celui qui a accordé un visa ou un titre de séjour. En pratique, les contrôles forcés de primo-arrivants étant nombreux dans certains pays comme l’Italie, de nombreux migrants sont donc “dublinés” contre leur volonté, dans un pays où les violences anti-migrants et expulsions sont également nombreuses.

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proposer par Emmaüs un hébergement à l’autre bout de Paris. Trop loin pour qu’ils puissent se déplacer. Sans le sou, ils passeront une seconde nuit dehors, privilégiant ainsi l’aide et les conseils de quelques Érythréens sur place. « On se sent souvent impuissants de ne pas pouvoir loger les gens correctement, témoigne Sébastien, bénévole Utopia depuis trois semaines. Mais on essaye de les aider comme on peut pour les laisser souffler une nuit ou deux. » En fin de journée, de jeunes Afghans dorment à même le sol. Ils sont là depuis trois semaines. L’un d’entre eux, un mineur croisé la veille, a les yeux infectés et souffre en silence. Ne pouvant bénéficier des dispositifs médicaux à l’intérieur du centre, il semble ne pas être au courant de la présence, deux fois par semaine, d’une clinique mobile de Médecins du monde. « Normalement, on agit à l’étranger. Quand on est en France, c’est que ça va mal », déplore Corinne Torre, coordinatrice de programmes à MSF. Selon elle, le travail d’hébergement et de suivi des plus vulnérables incombe à Emmaüs, qui devrait les orienter vers le Samu social et France Terre d’asile pour une mise à l’abri. Elle reconnaît néanmoins que les dispositifs d’appel du 115 ne fonctionnent plus car « ils sont débordés ». Présente cet après-midi-ci pour rencontrer Yann Manzi, fondateur d’Utopia 56, elle évoque ainsi un projet commun d’accueil et d’accompagnement des mineurs isolés dans les mois à venir. Une avancée importante face à une situation dénoncée depuis des mois par les associations. Révélatrices de la constante autonomisation des associations et collectifs face à des pouvoirs publics réfractaires ou à la traîne, ces améliorations progressives ne pourront enrayer la crise globale du système. « On peut avoir l’impression que c’est un éternel recommencement, mais on peut aussi y voir quelques avancées », tempère Antoine, d’Utopia. Un optimisme de mise avant la prochaine évacuation ? ■ cyril lecerf maulpoix


REPORTAGE

Une opération d’évacuation de campements de migrants a débuté ce vendredi 18 août porte de la Chapelle. La 35e en deux ans dans la capitale, selon les préfectures de Paris et d’Île-de-France.

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FEMMES NOIRES EN POLITIQUE : LA CITOYENNETÉ SOUS CONDITIONS

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Il ne fait pas bon être une femme noire en politique en 2017. Depuis l’élection d’Emmanuel Macron, de nombreux visages ont fait leur apparition sur la scène politique, en particulier des figures nonblanches. Si le gouvernement n’est pas tout à fait le reflet du visage actuel de la France – ce qui constitue un recul sans précédent depuis l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, qui pourtant ne s’était pas il-

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

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lustré par sa bienveillance à l’égard des minorités –, l’Assemblée nationale a vu une augmentation significative de ses député•e•s d’ascendance africaine et asiatique. PROCÈS EN LOYAUTÉ Seule représentante de la France insoumise à Paris, Danièle Obono a vite été confrontée aux interrogations implicites suscitées par le fait qu’elle soit une femme noire. Reçue sur RMC le 21 juin dernier, quelques jours après son élection, elle est prise à partie quant à la signature de la pétition “Devoir d’insolence” datant de 2012. Il s’agissait d’un soutien au rappeur Saïdou, attaqué par l’extrême droite pour son texte Nique la France. La députée présente alors sa signature comme la volonté de « défendre la liberté d’expression de ces artistes (...). Parce que ça fait partie des libertés fondamentales ». Quoi de plus naturel dans un pays où Renaud chantait : « La Marseillaise même en reggae, ça m’a toujours fait dégueuler (...) et votre République, moi, j’la tringle » ? Mais Danièle Obono n’est pas un chanteur blanc, et sa loyauté envers la France est sujette à caution. Elle

n’a pas dit « Nique la France », mais signé un texte pour défendre un artiste dont c’était les propos, ce qui la rend suspecte. Si bien que l’animateur de l’émission finit par lui demander : « Aujourd’hui, avec votre parcours [de députée], vous dites “Vive la France” ? » Sans doute consciente du procès en loyauté sous-tendu par cette question, l’élue hésite avant de soupirer et de répondre sur un ton dubitatif : « Je peux dire “Vive la France”, mais pourquoi, en soi ? » En effet, pourquoi la députée noire devrait elle clamer « Vive la France » ? Pourquoi n’a-t-on pas remis en question la loyauté patriotique d’Olivier Besancenot et de Noël Mamère, pourtant signataires de la même pétition ? Pourquoi Clémentine Autain, également signataire, fraîchement élue députée France insoumise comme Danièle Obono n’a-t-elle pas été sommée de crier son amour de la France ? VERSIONS DE L’HISTOIRE Une autre députée noire s’est trouvée dans l’œil d’un autre cyclone. Dans un article surprenant du


Canard enchaîné, l’avocate Laetitia Avia, élue de la République en marche, est accusée d’avoir mordu un chauffeur de taxi lors d’une course qui se serait mal déroulée. Une Noire qui mord quelqu’un : l’image fait un étrange écho aux clichés coloniaux faisant des Noirs des êtres brutaux, voire cannibales. Laetitia Avia livre pourtant une version des faits bien différente. Elle raconte sur sa page Facebook « l’histoire d’une jeune femme seule dans un taxi à minuit, dont le chauffeur prend la carte bancaire entre ses mains et la garde hors de sa portée. (...) une femme qui se retrouve enfermée dans un taxi qui démarre sans son consentement et sans explications, qui refuse de s’arrêter malgré ses demandes. (...) une femme qui prend peur, panique et se défend », avant de confier sa décision de « déposer plainte pour tentative de vol et de séquestration le soir-même ». Sans savoir précisément ce qui s’est produit, ni être en mesure de savoir si elle dit la vérité, je ne peux m’empêcher d’imaginer la terreur d’une femme seule et enfermée dans la voiture d’un homme. Et tout à coup, la sauvage en colère et

agressive implicitement décrite par plusieurs médias disparaît au profit de la femme prise de panique qui, de désespoir, fait usage de la seule arme dont elle dispose. Dernière victime de sa couleur de peau : la conseillère d’Emmanuel Macron Sibeth Ndiaye, accusée par le Canard enchaîné (encore lui !) d’avoir adressé à un journaliste un SMS confirmant la mort de Simone Veil d’un « Yes la meuf est dead ». Si le propos a été tenu, ce que Sibeth Ndiaye dément, on peut raisonnablement être étonné de sa tonalité, sans que cela ne déclenche l’hystérie à laquelle on a assisté. Les nombreuses condamnations ont rapidement glissé vers des remises en question de la citoyenneté de la conseillère. Soudainement, Sibeth N’diaye naturalisée un an auparavant ne “méritait” plus d’être française. Si la sphère politique semble s’être ouverte pour faire place à davantage de Français•e•s d’origine extra-européenne, leur place reste fragile et surtout soumise à de nombreuses conditions, démontrant une acceptation encore partielle de la pluralité de notre pays. @RokhayaDiallo

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ANALYSE

LA NONMIXITÉ A-T-ELLE DROIT DE CITÉ ? Cinquante ans après le Mouvement de libération des femmes, la non-mixité politique est une stratégie qui divise plus que jamais. Pourquoi est-elle jugée si menaçante lorsqu’elle est revendiquée par des femmes, et plus encore aujourd’hui par des personnes “racisées” ? par marion rousset

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Des ateliers réservés aux femmes noires. Voilà ce qui a mis le feu aux esprits au printemps dernier. Le collectif Mwasi – qui signifie “fille” ou “femme” en lingala, langue parlée en République démocratique du Congo – était alors dans les préparatifs du festival “afroféministe” Nyansapo accueilli cet été par la ville de Paris. Et les organisatrices avaient prévu de mettre en place quelques espaces de discussion non-mixtes. En deux temps, trois mouvements, la polémique a enflé. Première à s’enflammer, la fachosphère. Puis à son tour, la Licra a dénoncé un festival « interdit aux Blancs », qui se complairait selon SOS Racisme « dans la séparation ethnique ». Comme à son habitude, l’essayiste Caroline Fourest s’est pour sa part attaquée à « un féminisme communautaire, simpliste et dangereux », tandis qu’Élisabeth Lévy, rédactrice en chef du journal Causeur, a déploré « une façon raciste d’aborder l’antiracisme ». Plus étonnant, l’élue socialiste Anne Hidalgo s’en est mêlée. Ainsi la maire de Paris a-t-elle menacé de contacter le préfet de police pour faire interdire l’événement. Avant de rétropédaler. « C’est bien la première fois qu’une élue de gauche parle d’interdiction de réunions non-mixtes, dont on sait qu’elles devaient se tenir dans un espace privé », s’étrangle la politologue et militante Françoise Vergès. L’an passé, à Reims, un séminaire de formation à l’antiracisme baptisé Camp d’été décolonial, réservé « aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État en contexte français », avait déjà fait couler beaucoup d’encre.

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ANALYSE

« Quand elle a été inventée dans les années 1970, la non-mixité du MLF a choqué l’ensemble de la société, y compris les féministes de la génération précédente. » Christine Delphy, sociologue

À l’Assemblée, interpellée par le député Bernard Debré, l’ancienne ministre de l’Éducation nationale Najat Vallaud-Belkacem avait dénoncé « une vision racisée et raciste de la société qui n’est pas la nôtre ». Ajoutant : « Ces initiatives sont insupportables parce qu’au bout de ce chemin-là, il n’y a que le repli sur soi, la division communautaire et le chacun chez soi ». UNE RUPTURE SYMBOLIQUE ET THÉORIQUE

Est-ce parce que cette non-mixité est désormais revendiquée par des groupes “racisés” qu’elle dérange autant ? Ou bien parce que la France est allergique aux revendications identitaires et aux outils qu’elles se donnent ? Autrement dit, est-ce une spécificité hexagonale que de critiquer, au nom de l’universalisme républicain, la stratégie de l’entre-soi ? Une chose est sûre, le procédé ne laisse pas indifférent. En 2016, quand des féministes ont mis en place des commissions non-mixtes sur la place de la République, pendant la Nuit debout, les associations féministes – hormis Ni putes ni soumises – se sont montrées solidaires. Mais d’aucuns ont quand même eu du mal à le digérer, à commencer par Le Figaro qui leur a consacré un article titré “Nuit debout : quand les hommes « blancs » et « cisgenres » [le contraire de transgenre] se font exclure”, suspectant cette initiative de sexisme à l’envers doublé de racisme anti-blanc. « À l’heure

actuelle, les tensions se focalisent sur les musulmanes et les femmes de couleur, mais d’autres groupes ont subi les mêmes accusations de particularisme, d’entre-soi et de communautarisme », souligne l’historienne Michelle Zancarini-Fournel. De telles attaques n’ont en effet rien de nouveau. Dans les années 1970, le MLF décide que ses assemblées générales seront non-mixtes pour s’épargner les remarques sexistes, les insultes et autres tentatives d’intimidation, et pour éviter que les hommes ne monopolisent la parole dans ces réunions. « Quand elle a été inventée dans les années 1970, la non-mixité du MLF a choqué l’ensemble de la société, y compris les féministes de la génération précédente », se souvient la sociologue Christine Delphy. « Car la non-mixité est la conséquence d’une rupture théorique qui remet en cause les analyses antérieures sur la subordination des femmes. Avec le MLF, il n’est plus question d’une “condition féminine” dont tous, femmes et hommes confondus, nous pâtirions également, mais de l’oppression des femmes », écrivait-elle dans Le Monde diplomatique en 2004. Alors que des hommes pouvaient auparavant se dire féministes, ce terme se trouve dès lors réservé à celles qui font l’expérience de l’oppression dans leur chair. Pour pouvoir revendiquer l’étiquette, il ne suffit plus de compatir, il faut pâtir soi-même des inégalités de sexe. Dans les manifestations, s’affichent avec humour, souvent, des mots pour le dire : « Ne me libérez pas, je

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ANALYSE

« Les mouvements non-mixtes sont l’illustration d’une déliquescence du sens commun, c’est-à-dire du politique. Donc j’y suis hostile philosophiquement et politiquement. » Danielle Tartakowsky, historienne m’en charge », « Une femme a autant besoin d’un homme, qu’un poisson rouge d’une bicyclette », etc. Au début, ces groupes non-mixtes suscitent donc l’incompréhension, même à gauche. Certains leur reprochent notamment de mettre en avant une cause particulière et d’affaiblir la lutte des classes. « Les revendications spécifiques des féministes ont été très longtemps mises sous le boisseau dans les partis et les syndicats. Le Parti communiste, par exemple, a eu du mal à prendre en compte les revendications spécifiques des femmes », ajoute l’historienne Michelle ZancariniFournel. Néanmoins, contrairement à aujourd’hui, la première Coordination des femmes noires ne soulève pas tant de débats lors de sa création en 1978. « Ça ne “comptait” pas. Elles n’ont pas rencontré d’hostilité ouverte, mais une indifférence », relève Françoise Vergès. Ces Africaines et ces Antillaises qui ne se reconnaissent pas dans le MLF ne parviennent pas à faire entendre leur voix. UN PROBLÈME FRANÇAIS ?

La crainte de la non-mixité politique n’est pas une spécificité française. Dans les années 1960, les mouvements séparatistes noirs aux États-Unis essuient déjà des critiques qui ne se sont pas éteintes depuis. Quand le SNCC, coordination d’étudiants non-violents, dit à ses membres blancs qu’ils ne sont plus les bienvenus, il provoque des réactions indignées. Son chef, Stokely Carmichael, lance le slogan “Black Power” qui devient le nom d’un mouvement très vite diabolisé par les conservateurs, lesquels insistent sur son « radicalisme

excessif », comme le rappelle l’historienne Caroline Rolland-Diamond dans Black America. « La non-mixité comme signe d’un questionnement de l’ordre social, avec pour objectif la justice sociale, qui est donc le fait de minorités, a toujours et partout été perçu comme menaçante », affirme Françoise Vergès. Il n’empêche que la France occupe une place à part. La réprobation contre les mouvements non-mixtes y est portée par des milieux qui se veulent progressistes. Elle s’articule à la défense d’une laïcité fermée ainsi qu’à la dénonciation du multiculturalisme, et trouve sa caution théorique et politique dans un discours sur l’égalité républicaine. Des valeurs, une histoire, une culture lui servent de toile de fond : « L’insistance nouvelle sur la mixité, qui relève pratiquement de l’injonction, est très française. Elle est aussi plus affirmée dans ce pays à cause d’une idéologie qui voudrait faire croire que la non-mixité est un danger pour “l’universalisme des Lumières” et qu’elle déboucherait inévitablement sur des déviances dites communautaristes », ironise Françoise Vergès. « Ces problèmes se posent sous des formes plus exacerbées en France car il existe un universalisme plus fort en terme d’idéologie dominante », reconnaît l’historienne Danielle Tartakowsky. Et à sa manière, elle en est l’héritière. « Les mouvements non-mixtes sont l’illustration d’une déliquescence du sens commun, c’est-à-dire du politique. Donc j’y suis hostile philosophiquement et politiquement », estime-t-elle. D’ailleurs, Danielle Tartakowsky a eu l’occasion de s’y confronter du temps où elle était présidente de l’université Paris-8. Un groupe d’étudiants de cette faculté

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« L’exclusion des femmes comme sujets politiques s’aggrave ici du fait que s’y ajoutent des revendications propres aux minorités de couleur. » Michelle Zancarini-Fournel, historienne implantée à Saint-Denis (93) avait monté un “collectif non mixte racisé”, avec le soutien de quelques professeurs parmi lesquels la sociologue Nacira Guénif-Souilamas, lors du mouvement contre la loi Travail de Myriam El Khomri. Opposée à la tenue d’ateliers baptisés “Paroles non-blanches”, Danielle Tartakowsky garde de cette confrontation un souvenir amer : « L’université est par excellence le lieu qui doit permettre d’échanger et de créer du sens commun. Elle n’a pas à abriter des mouvements non-mixtes. La notion de mixité est vieillie, mais le fait de débattre ensemble, ce qui suppose d’être deux qui s’écoutent, est fondamental. Quand il n’y a plus de dispute au sens de Marivaux, c’est mortel pour un universitaire », juge-t-elle. L’ÉPOUVANTAIL DE “L’IDENTITÉ”

Mais force est de constater qu’il est des espaces nonmixtes qui dérangent plus que d’autres. Les assemblées d’hommes qui sont encore la norme dans le monde de l’entreprise, comme en de nombreux endroits, ne suscitent pas l’indignation. C’est que l’universel qui se

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veut indifférent au genre comme à la couleur de peau n’est neutre qu’en apparence. Au pays de la philosophe Élisabeth Badinter, qui estime qu’« on a toujours intérêt à mettre en avant nos ressemblances plutôt que nos différences », le modèle masculin, blanc, hétérosexuel persiste en effet à imprégner le tissu social. Du coup, seules les populations qui perturbent cet ordre dominant sont sommées de s’ouvrir à la différence. À l’évidence, cette injonction ne s’applique pas à tous. « Les catégories d’individus ne sont pas toutes considérées sous les mêmes auspices. Quand vous menez des recherches sur les femmes, on vous reproche de travailler sur un groupe “particulariste”, mais on ne s’en offusque pas quand vous choisissez un objet d’étude comme les chrétiens ou les gaullistes », relate Michelle Zancarini-Fournel. « Personne n’aurait le toupet de vouloir interdire des réunions de toxicomanes anonymes au motif que les personnes qui ne se droguent pas n’ont pas le droit d’y aller ! », renchérit Philippe Mangeot, ex-président d’Act Up et co-auteur du film 120 battements par minute. En revanche, quand un de ses amis a décidé de constituer à l’intérieur un sous-groupe de gays, pas sûr que l’initiative ait recueilli la même adhésion. Pourtant, explique Philippe Mangeot, « la structure même de l’échange de la parole dans ces réunions fait que ce copain n’avait pas envie de soupçonner la moindre homophobie chez les autres. Dans ce cas,


renoncer à la mixité représente la condition d’un échange juste et fécond ». La non-mixité des réunions syndicales ne choque plus personne non plus, alors que selon Francis DupuisDéri, professeur québécois en sciences politiques, elle rappelle le principe de certains rassemblements féministes : « Dans une assemblée syndicale, on n’invite pas le patron pour voter avec nous ! » Quoique réprimée à ses débuts, l’idée a fait son chemin et s’est imposée comme une évidence à mesure qu’elle s’institutionnalisait. « Quand on est membre d’un syndicat, on ne met pas en avant une identité syndicaliste. Or c’est ce mot d’“identité” qui représente aujourd’hui un épouvantail en France », analyse aussi Philippe Mangeot. Surtout, dans le climat actuel, quand il est revendiqué par des femmes “racisées”. Que beaucoup se gardent d’essentialiser leur identité, rappelant que celle-ci s’est construite dans une relation de domination, ne suffit pas à atténuer l’accusation de racisme à l’envers. QUEL ESPACE COMMUN ?

« L’exclusion des femmes comme sujets politiques s’aggrave ici du fait que s’y ajoutent des revendications propres aux minorités de couleur », résume Michelle Zancarini-Fournel. Dans les pays anglo-saxons qui revendiquent leur multiculturalisme, la question de la non-mixité se pose

en toute logique de manière moins aigue. Cette différence est d’ailleurs assumée en France, au point que le modèle américain fonctionne ici comme un repoussoir : on peut être fasciné par le côté romanesque de Malcolm X et rejeter en même temps le “communautarisme” des États-Unis. Pour Danielle Tartakowsky, « l’universalisme conserve sa pertinence, à condition de le repenser fondamentalement et de partir des différences pour penser ce que les hommes et les femmes ont en commun ». Reste à savoir comment créer cet espace commun capable d’abriter des identités plurielles. « La non-mixité doit être envisagée pour ce qu’elle est, c’est-à-dire un moyen et non pas une fin en soi, qui doit en tous les cas se conjuguer avec des moments de luttes communes », avancent Stefanie Prezioso, professeure à l’université de Lausanne, et Audrey Schmid, déléguée syndicale, dans la revue suisse Solidarité(s). Pour mémoire, on oublie souvent qu’aux États-Unis, dans la seconde moitié du XXe siècle, le mouvement Black Power, considéré comme extrémiste et dangereux, a aussi été capable de créer des coalitions interraciales dites “arc-en-ciel”. À Chicago, il s’était allié à des étudiants blancs et des Portoricains pour militer contre les inégalités socio-économiques. Resserrer les rangs à certains moments, les rouvrir à d’autres ? Une subtile question de dosage. ■ marion rousset @marion_rousset

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LE MOT

Bienv BIENVEILLANCE. Ce qui est fort, avec le concept de bienveillance, ce n’est pas son étymologie ou la définition que pourraient en donner les dictionnaires, c’est la façon dont il est utilisé aujourd’hui par beaucoup de porteurs de parole publique de ce que l’on appelle la droite et le centre. C’est-à-dire à tort et à travers. Plus besoin d’être de gauche ou de droite, plus besoin de lutte des classes ou de dialogue social, tout le monde il est bienveillant. Super. Dont acte. Et Emmanuel Macron ne s’y est pas trompé, lui qui a placé toute sa campagne sous son signe et qui en a fait l’un des mantras de sa gouvernance. Sauf qu’il faut être vraiment aveugle et sourd pour se laisser berner par ce genre de stratagème de forme. Car qui croit encore que se passer du Parlement pour gouverner par ordonnances, c’est bienveillant ? Qui pense que se foutre du dialogue social pour, comme l’a dit Édouard Philippe, « assumer ses divergences », c’est bienveillant ? Qui imagine que précariser les travailleurs, gazer les manifestants et ostraciser les migrants, c’est bienveillant ? Il s’en est d’ailleurs peut-être fallu de peu pour que M’Jid El Guerrab, le député La République en marche qui a envoyé Boris Faure, responsable socialiste, à l’hôpital à coups de casque, ne justifie son geste en disant qu’il était en fait bienveillant… Mais c’est sur le fond que ce type de pensée est le plus dangereux car il présuppose une société apaisée, une société sans rapports de classes,

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eillance une société dont l’idéologie dominante devrait être considérée comme une vérité monolithique et inattaquable. C’est en effet ainsi que le voient beaucoup de libéraux (au sens français du terme) : la bienveillance serait une sorte de transcendance des clivages politiques qui permettrait l’adéquation synergique des différentes énergies, non plus vécues comme conflictuelles mais complémentaires. Bref, de la vaseline bas de gamme pour faire passer en force leur goddam “there is no alternative”. Or, il ne faut pas se laisser avoir : les objectifs de tout un peuple, mais même les voies et moyens pour y parvenir, sont rarement, au sein d’un pays comme la France, faits d’un seul bloc. Au contraire, les intérêts des uns s’opposent souvent à ceux des autres, certains secteurs et leurs acteurs ont souvent des buts très divergents de certains autres. Et ce n’est pas un mal ; c’est même ce qui fait la richesse d’une démocratie. Alors, comme dirait l’autre, bienveillance mon cul. Mais l’époque n’est pas à la justesse de l’utilisation des termes : on assène des éléments de langage et on croise les doigts pour que l’opinion publique et les médias n’y voient que du feu. Mais bon, ça ne marche pas pour le Joker de Batman qui répète en boucle qu’il est gentil, on ne voit pas pourquoi ça prendrait avec Macron… ■ pablo pillaud-vivien @tephendedalu

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Lorsqu’une femme est condamnée, au Népal, elle est le plus souvent emprisonnée avec ses enfants. Les petits purgent donc la peine de prison de leur mère avec elle. A Katmandou, une ONG se charge désormais d’eux. Avec l’assentiment des mères, elle les héberge dans des refuges et les scolarise, parfois durant plusieurs années. Les enfants sont autorisés à rendre visite à leur mère, à l’intérieur de la prison, plusieurs fois par an. Kathmandu, Népal, 2013. Photo Marie Dorigny / M.Y.O.P.


Une pièce séparée du foyer familial, un cabanon isolé ou une étable : c’est là que de nombreuses Népalaises sont conduites à l’isolement par leur “impureté” présumée pendant leurs menstruations ou après un accouchement. Depuis un vote du Parlement du Népal le 9 août dernier, les obliger à pratiquer cette tradition hindoue (Chhaupadi) est puni de trois mois de prison et / ou 3 000 roupies d’amende. En théorie seulement, car une première interdiction de la Cour suprême, en 2005, était restée sans effet. C’est là toute l’histoire récente du droit des femmes au Népal, entre avancées législatives et persistance concrète des discriminations. Dès le jeune âge, les inégalités entre garçons et filles sont criantes, en termes d’accès à l’éducation ou bien de travail des enfants. Prohibé aux moins de dix-huit ans, le mariage – forcé – concerne toujours 37 % des mineures selon Human Rights Watch. Sanctionnée de six mois de prison et prise en chasse par des unités de police féminines spécialisées, la violence domestique reste « endémique ». L’exploitation sexuelle des Népalaises en Inde se relocalise et toque aux portes de tôle rouillée des bidonvilles de la capitale, Katmandou. Lorsqu’une femme est incarcérée, ses enfants l’accompagnent en prison ou se voient placer en foyer (comme sur cette photo de Marie Dorigny en 2013). Accrochée à ses traditions, divisée en plus de soixante ethnies et castes, gangrenée par la corruption, instable politiquement, convoitée par l’Inde et la Chine, appauvrie et exposée aux catastrophes naturelles, la société népalaise fait preuve de résilience face aux tentatives institutionnelles de changement. Les ONG, très actives et implantées localement, en appellent à la concrétisation par l’État de ses engagements. La présidente de la République, Bidhya Devi Bhandari, invoque pour sa part la nécessité d’un « effort combiné » de l’État avec les « ONG, la société civile, les médias de masse et les organisations locales », au rôle « tout aussi important ». manuel borras @manu_borras, photo marie dorigny / m.y.o.p.

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L’IMAGE

NÉPAL, LE PAYS QUI N’AIMAIT PAS LES FEMMES



Il est tout rouge. Rouge de colère, le code du travail. Et il a de quoi être fâché. Ses détracteurs parlent publiquement de son tour de taille et de son poids, sans complexe. Aucune pudeur. Certains évoquent son kilo et demi de trop, ses 675 voire 3 000 pages – selon que l’on veut forcer le trait pour expliquer combien il serait « illisible », « complexe », « inaccessible ». En réalité, dans le fin monde des gros “codes”, il est dans la norme. Pas de quoi s’inquiéter, donc. Tout juste un peu plus épais que le code pénal ou le code civil – à quelques pages près, le code du travail présente en réalité 675 pages de lois et 3 300 pages de commentaires. Seulement, a-t-on déjà osé réformer le contenu du code civil au seul prétexte de son illisibilité et de son incompréhension pour les profanes ? Est-ce bien là l’objectif de ces textes ? Pour sa défense, le code du travail reconnaît « qu’il vaut mieux être bien portant que moins-disant ». Tout en balançant : « Les responsables sont ceux qui ont ajouté des “sauf si” à chacun des articles du code ». En effet, déclarer que « les 35 heures sont la règle » ne prend a priori pas plus d’une ligne. En revanche, l’introduction des cas particuliers, des dérogations, des « sauf si » complexifie le code. Peu convaincus, Édouard Philippe et sa ministre de la rue de Grenelle, Muriel Pénicaud, ont ainsi imposé le régime sec au code du travail. « Sept heures de réunion en trois mois pour remettre en cause un siècle de construction du code du travail, ça fait mal au cœur », avait déclaré une syndicaliste cégétiste visiblement abattue, peu après avoir pris connaissance du contenu des ordonnances – celles qui visent à réformer ledit code. Il en a bien des défauts, ce code. Il est snob. Le voilà aussi accusé, régulièrement, de freiner la création

d’emplois. Rendez-vous compte, il serait anxiogène pour les chefs d’entreprise qui hésiteraient à recruter – même si une étude de l’Insee indique que seules l’incertitude liée au carnet de commandes et l’absence de main-d’œuvre qualifiée freinent véritablement l’emploi. La loi El Khomri avait déjà permis de réduire le nombre de pages de ce code, notamment la partie sur le temps de travail, qui a été entièrement réécrite. Avec la nouvelle loi, promulguée par les cinq ordonnances du gouvernement fin août, les accords conclus au sein de l’entreprise – qu’il aient été fixés avec ou sans syndicats – sont désormais supérieurs à la loi. Parce qu’en macronie, il y a mieux que la loi supérieure qui s’impose à tous : la loi du chef d’entreprise qui s’impose aux salariés. Et peu importent les accords de branche ou les accords collectifs. C’est l’individu le plus fort. Pas le groupe. Le patron contre le salarié. C’est ce qu’on appelle l’inversion de la hiérarchie des normes. La norme n’est plus la loi, mais la loi du plus fort, celui du chef d’entreprise. Celles et ceux qui sont chargés d’assurer le service après-vente de la loi assurent que, pour équilibrer les rapports de forces, le référendum d’entreprise va tout régler. Rassurés nous voilà. C’est vrai que dans une entreprise de moins de cinquante salariés, il est hyper aisé de contester le patron. Nous croyions à tort que le code du travail avait été créé pour protéger l’emploi. Que nenni. Le patron n’avait d’ailleurs sans doute pas assez de moyens de pression sur ses salariés, en France. C’est la raison pour laquelle la loi facilite désormais les licenciements. Et parce qu’on n’est pas à une aberration près, les dommages et intérêts accordés par les Prud’hommes en cas de licenciement abusif seront plafonnés. Parce que « faut pas déconner non plus, hein ». Tous égaux devant la loi ? Moins que jamais. Alors qu’est-ce qu’on dit ? Merci Macron. Et adieu code du travail. ■ pablo pillaud-vivien @tephendedalu, illustration anaïs bergerat @AnaisBergerat

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L’OBJET

Le code du travail


1917-2017

LA RÉVOLUTION FIN ET SUITE Un siècle après octobre 1917, peut-on encore vouloir la révolution? Quelle tête aurait cette révolution, aujourd'hui? Sans doute très différente de ses ainées du XXe siècle, mais pas forcément ignorante des rêves et échecs du passé. Cette leçon vaut bien un dossier, sans doute.



I

Il ne s’agit plus de commémorer. La révolution d’Octobre 1917 est définitivement close et ne peut servir de modèle. Roger Martelli (p. 50) et Enzo Traverso (p. 59) en sont convaincus. Serge Wolikow invite même à se déprendre de son histoire reconstituée (p. 71). Sommes-nous pour autant fous de rêver encore de révolution ? Pablo Pillaud-Vivien évoque la tension, en chacun de nous, entre le désir de continuer et celui de rompre (p. 55). Guillaume Liégard (p. 63), Sophie Wahnich (p. 66) et Arnaud Viviant (p. 69) interrogent la possibilité d’un tel événement. Isabelle Garo lance des pistes pour que la révolution ne soit pas toujours un lendemain qui déchante (p. 74). L’intérêt des artistes pour la figure de Rosa Luxembourg esquisse la réconciliation de la politique et la poésie (p. 78). Enfin, Paul Chemetov égrène des interrogations inquiètes sur la rupture et la mémoire, l’égalité et la rareté, la radicalité et l’inimaginable (p. 81).

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LE DOSSIER

LA RÉVOLUTION À REFAIRE Le XXe siècle a vécu avec l’ombre portée d’une révolution, totalement inattendue, survenue dans un pays reculé au plan économique, sans État et sans mouvement ouvrier. Le souffle d'Octobre 1917 s’est prolongé jusqu’aux années dix-neuf cent soixante et soixante-dix. Il alimenta, parfois en opposition, les expériences, les controverses et les rêves de par le monde. Spécialiste de l’internationale communiste et des archives soviétiques, Serge Wolikow rappelle comment l'histoire d'Octobre a été réécrite par Staline. Quand fut consommé l’échec de cette folle ambition d’un renversement radical du monde ? Dès les années vingt ? Au milieu des années soixante, quand l’URSS s’enfonce dans une concurrence sans avenir avec le monde capitaliste ? Avec l’effondrement final que fut la chute du mur de Berlin ? De l'échec soviétique, il est résulté un silence, comme après l’orage. Les peuples n’ont pas cessé de lutter. Mais où est passée l’espérance ? Enzo Traverso insiste sur le caractère définitivement forclos de cette expérience du XXe siècle. Ce qui ne

signifie pas qu’elle n’a rien à nous dire.… Le dossier que nous vous proposons ne revient pas en détail sur cet évènement majeur dont on célèbre le centenaire. Roger Martelli ouvre ces pages par une réflexion sur les questions que soulève encore la désillusion soviétique. Il les reprend au cours du dossier par des éclairages plus ponctuels. Car ce que nous regardons, c’est ce désir de révolution, même s'il est mêlé d'appréhensions. L’historienne de la Révolution française Sophie Wahnich dit ses doutes quant à la maturité d’un tel processus : nous paraissons « usés ou médusés », et dépourvus de stratégie. le romancier Arnaud Viviant lui croit son heure sonnée : la révolution viendra, c'est sur; mais elle sera méconnaissable. Ce siècle de tentatives multiples pour sortir de la préhistoire de l’exploitation et de la domination, sur l'homme et la nature, invite à interroger les conditions du succès de la révolution. Pour Isabelle Garo, il faut dépasser les simplifications qui opposeraient socialisme et communisme et renouer avec une vision

plus globale et plus politique. À l’heure où le président de la République fait sienne la phrase de Richelieu, « La France se rebelle à chaque édit et refuse qu’on la réforme », il faut aller au-delà des mots. La réforme et la révolution ne peuvent plus être invoquées sans un contenu qui les remplisse. Les “réformes” qu'on nous inflige ne sont pas désirables, et la “révolution” dont se revendique Macron est détestable. Mais nous pouvons partager cette idée sous-jacente au propos jupitérien : la France avance par à-coups, par ruptures. Sommes-nous au bord d’une de ces ruptures ? Saurons-nous lui donner la modernité émancipatrice ? Les désirs des mouvements sociaux, les imaginaires des luttes et des artistes qu'a inspiré Rosa Luxemburg donnent confiance. Ce dossier se clôt par une réflexion qui nous taraude : comment vouloir à la fois la rupture révolutionnaire et la continuité inhérente à la culture et à l’humanité ? L’architecte communiste d’origine russe, Paul Chemetov, associe ses expériences personnelles, professionnelles et politiques pour l’éclairer. ■ catherine tricot

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LA RÉVOLUTION N’EST PLUS CE QU’ELLE ÉTAIT

Mythe célébré puis répudié, l'Octobre russe a laissé des cicatrices. Mais, le constat des impasses du capitalisme financier ayant suivi celui de l'échec du communisme soviétique, il peut enfin être abordé de manière dépassionnée. Ne serait-ce que pour en tirer des enseignements sur ce que peut – et ne peut plus – être une révolution aujourd'hui.

Le grand historien britannique Eric Hobsbawm avait l’habitude de distinguer un « long XIXe siècle » (17891914) et un « court XXe siècle » (1914-1991). Il faisait débuter ce dernier avec la Grande Guerre et le conduisait jusqu’à la chute de l’Union soviétique. Le lien des deux événements n’avait rien de fortuit : la Russie soviétique est née en 1917 d’une révolution, dont la forme et les suites ont été modelées par la violence guerrière qui submergea le continent européen en 1914. On pourrait dire que le XXe siècle est né deux fois : en 1914 avec le cataclysme enclenché par l’attentat de Sarajevo et en octobre 1917 dans les remous de la Russie en révolution. Or la proximité des deux dates, 1914 et 1917, n’est pas sans incidences considérables. La première guerre mondiale installa en effet le XXe siècle dans une double tentation : celle d’une violence extrême – les historiens parlent volontiers de “brutalisation” des sociétés – et celle de l’intervention croissante d’un État aux techniques de plus en plus sophistiquées. LE MYTHE ET SES ENJEUX

La Russie en fut durablement marquée. Elle connut à la fin de 1917 une révolution d’un contenu original : elle fut la première à vouloir faire passer une société euro-

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péenne, de l’ère du capital et des sociétés marchandes, vers une société se réclamant du socialisme et du communisme historique, tels que le XIXe siècle les avaient formulés. Mais si le projet conscient tranchait avec la logique sociale dominant l’Europe, la forme prise par la révolution, et plus encore ses lendemains, fut travaillée en profondeur par l’intériorisation de la violence – légitimée dans un langage “de classe” – et par le recours à un étatisme que la force des choses poussa jusqu’aux extrémités les plus tragiques. Remarquable paradoxe : la révolution bolchevique, qui voulait briser l’ancien système dominant, en poussa certaines logiques de la manière la plus exacerbée qui fût. Au bout du compte, l’expérience soviétique ne se sortit jamais de ce double héritage et le paya de sa mort. Ironie de l’histoire, elle clôtura ainsi la séquence historique de sept décennies comme elle l’avait en fait commencée : sans effusion de sang. On comprend en tout cas que la révolution d’Octobre 1917 fut toujours un objet “chaud”. Les communistes, surtout après 1922, prirent l’habitude de l’encenser, jusqu’à en faire, au temps du pouvoir sans limite de Staline, l’effet d’une nécessité immanente et la démonstration irréfutable de la force d’un parti unique et centra-


LE DOSSIER

On sait, mieux que jamais, que l’étatisme n’est pas le contrepoison idéal du libéralisme. On devrait avoir compris que le socialisme dans un seul pays est un mythe dangereux. On a eu la confirmation que l’égalité sans la liberté est tout aussi illusoire que la liberté sans l’égalité. lisé. Quant à aux adversaires du communisme, à droite comme à gauche, ils s’habituèrent très vite à y voir le point de départ d’une nouvelle apocalypse. Le point d’orgue fut atteint en 1995-1997, une fois digérée la fin de la guerre froide. Coup sur coup, le Passé d’une illusion de François Furet et le Livre noir du communisme de Stéphane Courtois installèrent une conviction qui allait bien vite devenir une vérité officielle, entérinée en janvier 2006 par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Parce qu’elle brisait le cours libéral auquel la Russie était promise, la révolution bolchevique aurait ouvert d’emblée la voie au totalitarisme le plus meurtrier que le XXe siècle ait connu. Le stalinisme n’était donc pas une perversion du communisme, mais sa vérité profonde : Staline était déjà contenu tout entier dans Lénine et, en fait, dans Marx lui-même.

Sommes-nous sortis de cette doctrine officielle ? Certainement pas. Mais les convictions affichées sont écornées par une double évolution. La recherche historique, une fois passé le vertige de l’ouverture des archives russes, s’est faite plus sereine et plus complexe, loin de toutes les certitudes simples d’hier. Quant au libéralisme arrogant de la décennie quatre-vingt-dix, il est venu buter sur les récifs de la crise qui mine sa phase financière. La mondialisation n’est plus si heureuse qu’on le promettait naguère et la démocratie libérale est à bout de souffle. Le mariage de la concurrence et de la gouvernance a fait exploser les sociétés, au lieu de les apaiser. LES CHEMINS DE LA “TERREUR ROUGE”

Le centenaire est donc l’occasion d’une réflexion publique renouvelée sur l’Octobre russe, loin des mythes installés. La révolution qui triompha alors se fit sur un fond de mouvement populaire massif, dans une société déstabilisée par la guerre, du haut en bas. Acceptée par de larges couches de la population, elle fut en même temps un coup de force, conduit de part en part par un petit groupe d’hommes résolus – le parti des bolcheviks – et sous l’impulsion d’un homme qui, au départ seul contre tous, vit l’opportunité d’une crise sans précédent pour “prendre” le pouvoir. Le problème est que ces bolcheviks prirent un pouvoir… qui n’existait pas, au cœur d’une guerre européenne qui avait fini par faire exploser un État tsariste vieillissant, dotée d’une bureaucratie tout aussi omniprésente qu’incompétente. Alors que la tradition marxiste mettait les révolutionnaires en garde contre l’étatisme, ceux-ci furent contraints, dans une Russie submergée par la violence, de s’engager dans une véritable “restauration” de l’État.

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L’idée de révolution garde ses vertus face aux tentations répandues de l’adaptation au système. À condition de se convaincre que la rupture n’est pas le “grand soir” que la volonté ne se décrète pas et qu’elle ne se délègue pas, ni à un État, ni à une avant-garde, ni aux “compétences” d’un parti-guide.

Dominés par les souvenirs de la France révolutionnaire et jacobine, hantés surtout par les souvenirs douloureux de la “Semaine sanglante” de mai 1871, ces bolcheviks mirent en place une Terreur impitoyable, seule manière selon eux de surmonter le triple poids de la guerre civile contre les “Blancs”, de la guerre contre la paysannerie réfractaire aux réquisitions et de l’intervention étrangère. Ni Lénine, ni Trotsky, ni Staline ne reculèrent devant la nécessité de cette “terreur rouge”. Mais le premier se rendit bientôt compte qu’elle entraînait la révolution sur des chemins qui pouvaient la conduire au gouffre. En 1921, une fois passée la menace, il tempéra les rigueurs du début, sans pouvoir aller jusqu’au bout de sa démarche.

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Après sa mort, en 1924, son successeur, Joseph Staline, n’eut pas les mêmes scrupules. Il en eut d’autant moins que la “révolution mondiale”, espérée en 1917, resta un rêve que les échecs révolutionnaires dans le reste de l’Europe réduisirent à néant. Le capitalisme ayant échappé à sa crise finale attendue, le nouveau leader de la Russie considéra qu’il n’y avait rien de plus urgent que de protéger le nouvel État communiste, de l’instituer en puissance et de lui donner la force matérielle nécessaire pour construire “le socialisme dans un seul pays”. CE QUI RESTE D'OCTOBRE

Le communiste espéré se mua donc en “étatisme” échevelé sans contre-pouvoirs ni garde-fous. La paysannerie – ultra-majoritaire en Russie – paya durement l’essor industriel à marche forcée. Le pouvoir théorique des soviets se mua en omnipotence du Parti communiste et l’effort de conviction politique s’effaça devant l’inculcation de la doctrine, le contrôle policier et la répression la plus sanglante. Les opposants impitoyablement éliminés, le bolchevisme des débuts se fit stalinisme. Celui-ci s’effaça, dans les années 1950, après la mort de celui qui fut longtemps l’objet d’un véritable culte planétaire. Mais si le stalinisme disparut peu à peu, l’étatisme demeura et la démocratie attendue au départ resta dans les limbes, vouant le système à un bricolage permanent et à une lente asphyxie. Le “bloc socialiste” continua pourtant de peser à l’échelle internationale, dans un monde coupé en deux par la guerre froide. La peur des “rouges” poussa même les classes dominantes des pays capitalistes à mettre de l’eau dans leur vin. Pendant quelques décennies, le capitalisme libéral accepta les mécanismes plus redistributeurs et protecteurs de l’État-providence. Les ouvriers d’Europe et d’Amérique du Nord bénéficièrent ainsi étrangement des sacrifices gigantesques consentis par les ouvriers et paysans soviétiques. Nous n’en sommes plus là. L’URSS a disparu. La Chine n’est plus communiste que parce que le Parti communiste y est au pouvoir. L’État-providence a explosé.


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LE DOSSIER

Officiellement, le libéralisme ordonne le mouvement du monde. Octobre n’est plus un mythe, seulement une illusion à conjurer pour les uns et un souvenir parfois nostalgique pour les autres. Il n’est pourtant pas si facile de dire qu’il n’en reste rien. Il est vrai que la révolution ne peut plus être ce qu’elle a été. Il ne suffit plus de prendre le pouvoir, dès l’instant où l’on ne sait pas trop comment faire pour ne pas… se faire prendre par lui. On sait, mieux que jamais, que l’étatisme n’est pas le contrepoison idéal du libéralisme, que l’État “administré” n’est pas l’antidote de la concurrence. On devrait avoir compris que le socialisme dans un seul pays est un mythe, dangereux de surcroît. On a eu la confirmation que l’égalité sans la liberté est tout aussi illusoire que la liberté sans l’égalité. On a mesuré le fait que, si la politique est une affaire de rapport des forces, si toute régulation sociale suppose une part de contrainte, la dictature est une calamité, quand bien même elle serait décrétée “provisoire” au départ. LA NÉCESSITÉ DE LA RUPTURE

Pourtant, en ce XXIe siècle largement entamé, la flamme d’Octobre suggère encore quelques convictions, simples dans leur énoncé, plus complexes dans leurs conséquences. On ne retiendra ici seulement trois : que le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire ; que la rupture avec ses logiques fondamentales est une nécessité ; et que l’exercice de la volonté prime sur tous les fatalismes. L’intuition de Lénine et la victoire des bolcheviks suggèrent qu’il ne sert à rien de disserter en politique sur les “temps longs”. Les soubassements de l’histoire se construisent certes dans la longue durée des évolutions anthropologiques et des déterminants techno-économiques. Elle façonne les matériaux matériels et symboliques dont usent les hommes pour agir sur leur environnement. Mais seule leur volonté collective oriente cet usage, dans un sens ou dans un autre. Dans une Russie éclatée, sans État, sans projet, sans volonté commune, Lénine eut l’intelligence de comprendre que le moment n’était pas à l’attentisme. Il est des moments où il ne s’agit plus de “laisser du temps au temps”, comme le dit la sagesse

populaire. S’il faut réformer, c’est dans un esprit de rupture et d’alternative, et pas d’ajustements plus ou moins à la marge. Rien n’obligeait à penser, en 1917, que la Russie devait ni même pouvait suivre le modèle développement propre aux pays occidentaux. Au fond, ne voit-on pas, à rebours, les effets désastreux de l’application intégrale du modèle privatif et concurrentiel dans la Russie postcommuniste ? En cela, Lénine n’avait pas tort face aux craintes des socialistes de son temps, qui l’accusaient de précipitation et de maximalisme. Mais si la volonté est un moteur, elle risque à tout moment de basculer dans ce volontarisme qui est le propre de tout étatisme. L’idée de révolution garde ainsi sans doute ses vertus face aux tentations répandues de l’adaptation au système, des accommodements et des “petits pas”. À condition de se convaincre, dans un monde complexe, aux sociétés interpénétrées, que la rupture n’est pas le “grand soir”. À condition de savoir que “l’abolition” – du capitalisme, de l’État… – n’est pas pensable sans un “dépassement”. À condition enfin de savoir que la volonté ne se décrète pas et qu’elle ne se délègue pas, ni à un État, ni à une avant-garde, ni aux “compétences”, que ce soient celles d’un parti-guide ou celles des technostructures. En bref, il peut être utile de s’inscrire dans l’horizon préservé des révolutions, dès l’instant où elles s’envisagent comme des processus, et non comme le passage brutal d’un monde à un autre. La révolution suppose de la cohérence dans le désir d’innovation et de rupture ; elle ne doit pas pour autant confondre vitesse et précipitation, efficacité et délégation de pouvoir. ■ roger martelli

BIBLIO

Dernier ouvrage paru : 1917-2017 : que reste-t-il de l’Octobre russe ? Éd. du Croquant.

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LE DOSSIER

UN DÉSIR DE RÉVOLUTION SANS RÉVOLUTION

Peur d'un bouleversement de l'ordre, aussi injuste soit-il, et de la violence émeutière, crainte de perdre son confort moral et matériel, démission de la bourgeoisie intellectuelle, dénaturation du terme lui-même : tout concourt aujourd'hui à ce que la révolution soit rêvée plutôt qu'accomplie.

Lorsque Robespierre harangue les Girondins, le 4 novembre 1792, et qu’il leur demande « Citoyens, vouliez-vous une révolution sans révolution ? », il met le doigt sur ce qui va rester longtemps, dans l’imaginaire français mais aussi probablement mondial, comme le principal frein à toute idée de révolution. Car si, depuis 1789 (mais il faudrait dire depuis que l’homme est un être moral), l’intolérable existe et les révolutions demeurent des exceptions, il faut sûrement en chercher les raisons du côté de notre peur de l’explosion des cadres de la violence et surtout de la remise en question de tous les acquis – dont ceux que l’on pouvait considérer raisonnablement comme les plus justes et les plus nécessaires. Et notre époque n’échappe pas à ce constat. LE CONFORT, PUISSANT INHIBITEUR

Certes, il y a les plus romantiques, les plus emportés par le souvenir de 1789, de 1917 et de 1968, qui ima-

ginent Guevara ou Hô Chi Minh faire irruption à chaque coin de rue, qui voient dans toute grève, dans le moindre rassemblement les germes d’une révolution. Portés par l’horizon de ce Grand soir, ils trouvent la force pour se battre contre les injustices et les aberrations et fournissent souvent les énergies les plus belles de nos démocraties. Mais il y a tous les autres, ceux qui, tout en rêvant parfois de lendemains qui chantent, regardent paresseusement passer le train de leur propre incapacité collective et qui, de facto, inhibent toute impulsion de mouvement massif et réellement populaire, id est de révolution. Et le plus terrible, c’est qu’on ne peut pas vraiment leur en vouloir : qui pourrait jeter la pierre à celui qui, en France par exemple, tient à son système de santé qui marche encore bon an, mal an ? Comment ne pas comprendre celui qui voit encore dans l’école obligatoire et gratuite les possibilités de son émancipation ? Comment même vouloir

culpabiliser celui qui, de haute lutte, a obtenu cinq semaines de congés payés et la possibilité de regarder ce qu’il veut à la télévision ? Car, audelà de la crainte légitime de substituer un système imparfait par un plus mauvais encore, c’est cela qui est le plus redouté : la désorganisation des choses publiques et pire, privées. Parce que cette désorganisation aurait des effets directs sur l’ordonnancement de ce que l’on appelle le quotidien, aussi terrible soit-il, mais auquel chacun s’est habitué. Car la force de nos démocraties capitalistes, c’est de permettre à beaucoup, souvent la majorité, de jouir un minimum – ou à tout le moins, d’en avoir l’illusion. Quand les uns sont occupés à regarder pour la millième fois un divertissement sur une chaîne du câble, bien installés dans leur canapé avec un bol de guacamole et de tortillas sur les genoux, les autres s’ingénient à comprendre, pendant leur temps libre et depuis leur ordinateur portable connecté

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La force de nos démocraties capitalistes, c’est de permettre à beaucoup, souvent la majorité, de jouir un minimum – ou à tout le moins, d’en avoir l’illusion.

à Internet, comment fonctionne l’expansion continuelle de l’univers. Il ne s’agit pas ici de mettre une quelconque hiérarchie entre ces deux activités, mais seulement en exergue le fait que ni les uns ni les autres ne souhaitent, dans l’immédiat de la jouissance de leur action, de remise en question de leur mode de vie. LA “RÉVOLUTION”, DE DANTON À MACRON

Ce qui est drôle pourtant, malgré l’évidence qu’elle n’adviendra pas de sitôt, c’est que l’on parle souvent de révolution – et de son désir surtout. Mais ce que l’on désire en fait, c’est avant tout l’idée de révolution,

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moins son expérience en tant que telle. On veut le renversement du monde dans la totalité de ce qu’il est pour le remplacer par un autre, mais pas trop brutalement, ou alors pas complètement. Le problème finalement, c’est que le mot révolution porte en lui tous les stigmates des XIXe et XXe siècles : nostalgie des grandes heures de la pensée en action, amertume des révolutions ratées ou pire, trahies, arlésienne des penseurs et des rêveurs les plus géniaux. Et c’est sûrement à cause de cette mémoire historique du concept qu’il faut sans doute noter, aujourd’hui, la quasi indécence intrinsèque du terme même de révolution : entre Emmanuel Macron qui nous en parle (c’est même le titre d’un de ses bouquins) sans que l’on puisse du tout comprendre en quoi c’en est une, et une gauche, même radicale parfois, qui peine à sortir du giron gouvernemental de feu le Parti socialiste, on ne sait plus trop où on en est. Et il n’y a pas que Jean-Luc Mélenchon ou Nathalie Artaud qui nous parlent de la révolution à venir, Challenges aussi s’y met : l’hebdomadaire rapportait dernièrement une note de Patrick Artus, directeur des études chez Natixis, qui alertait les investisseurs sur une possibilité de révolution des salariés face à l’accroissement sans précédent des inégalités. Il est amusant de constater que la droite se met aussi à imaginer cela – même si pour elle cela ressemble plus à un cauche-

mar car, citons l’excipit : « Certes les ménages en “bénéficieraient”, mais pas les actionnaires, les finances publiques et les grands groupes ». Mais ce qui est le plus intéressant, c’est que ce soient les inégalités qui aient été identifiées comme la possible cause première d’une révolution en France. Même si on fait moins la révolution pour un concept que parce que l’on souffre de famine ou que son frère est torturé pour avoir lu Gramsci. LES LIBÉRALITÉS DU CAPITALISME LIBÉRAL

En somme, comme par le passé, les plus enclins à désirer, fomenter et initier une révolution sont, grâce à leur capital culturel surtout, les bourgeois. Seulement, ils ont tellement gagné aujourd’hui, ils sont dans des situations tellement confortables, socialement et technologiquement parlant, qu’il est fort à parier qu’ils ne passeront jamais véritablement le pas, la violence et la radicalité du basculement les effrayant le plus souvent. Mais si les bourgeois ne peuvent plus, ne veulent plus être aux avant-postes des révolutions, c’est aussi parce que notre époque ne voit plus les logiques de réflexion et d’action comme auparavant : nous sommes aujourd’hui persuadés que le salut de la gauche passe par son horizontalité, c’est-à-dire que c’est le tous qui va être le seul à même de porter une révolution réussie dans la durée. Dès lors, si une seule catégorie


OURS J U O T S A P N N'EST IO T U AIRES L N O N V IO E T U L LA R O REV LE FAIT DES

de la population semble être sur le point de s’emparer d’un début de révolution, comme ça a pu être le cas lors des Nuits debout du printemps 2016, tout le monde l’abandonne immédiatement. Mais le problème le plus évident est peut-être le suivant : à quoi bon changer le système puisque le capitalisme néolibéral vous permet de crier toute votre haine du capitalisme néolibéral ? Personne ne détient véritablement la réponse à cette question mais, en revanche, gageons que le jour où l’on supprimera leur smartphone aux bourgeois, où une catastrophe écologique viendra mettre en péril leur trajectoire quotidienne, là, tout sera à craindre pour l’ordre établi. Mais tous ces bémols à notre envie de révolution, au sens de tout foutre par terre et de reconstruire quelque chose de vraiment bien, cela n’enlève rien au fait qu’en soi, tout le monde en a un peu envie. Mais seulement un peu. Point trop n’en faut, comme dirait l’autre. Et surtout sur le papier. Car qui, honnêtement, pourrait dire comme Friedrich Hölderlin qu’il est prêt à jeter sa plume pour aller se battre ? Très peu – ce qui ne veut pas dire qu’il faut arrêter d’écrire et de penser la révolution. Au contraire d’ailleurs. Car il ne nous reste plus que la moitié du chemin à faire : trouver le moyen de faire marcher les bras et les jambes quand on a déjà mis en branle le cerveau. ■ pablo pillaud-vivien

ours le fait de n’est pas touj n tio lu vo ré La 17, la Russie voulue. En 19 ceux qui l’ont la fin de l’hirévolutions, à connaît deux conde a été se utomne. La l’a à is pu r ve uite par des arée et cond décidée, prép première, s assumés. La révolutionnaire surprise. r pa les a pris , he nc va re en début 1917 e la Russie du me et Ce n’est pas qu est strucPetrograd s’enflam Son économie is Les in d. m soit florissante. pie ad rd n pe so le pouvoir séquilibrée, nt mtte no me turellement dé in s se ire na as m ion révolut ficace, la ur ce po an rs tration est inef nfi co toutefois trois jou ysans n’a plus ’il le qu r e brable des pa su nc e cie prendre cons arque et, ceris vo14 ré 19 dans le mon ne en d’u ée n ch bie s’agit re déclen e faut gâteau, la guer ais si le régim ion. Et il leur en M lut é. is an rg so nt n ne so en , a tout dé pr nt s ’il ya quatre pour qu s bien flambo en e. in sé tsariste n’est pa ma vi di en t en es les chos profondém xd’étatopposition est tionnaires eu lu nstituant une sorte vo co ré s nt ta s naire, in Les mili ion rta lut révo major tendent pas. Ce iet”, ar ov mêmes ne s’en ts “s le nt se ir qu’ils bapti faut souten il”. se n. pensent qu’il on ie “c ch tri au e odir c’est-ài german ute ch la contre l’ennem la à s rè ut Quelques mois ap idèrent qu’il fa , la 17 éD’autres cons 19 xt rs l’e ma l’ennemi de du tsarisme, en rs jou re fois combattre tou nt n’a co t e ba nlé ra m Russie éb uer le co e. ibr uil rieur et contin en , n éq pas retrouvé so s plus à gauche t en pli le tsarisme. Le et lti mu re er Les pouvoirs se is contre la gu nt uta fin, sont à la fo d’a u, ré re t nd en ffo ul me. Ils ve et l’État s’e contre le tsaris s’arrête péenne ceux ro eu s que la guerre ne le plu el ch l’é latile, nifier à , vo 14 xte qui, en août 19 pas. Dans ce conte cieux, des socialistes t da en au x em au ag t vantage es pté l’eng l’a ce ac s pa t on n’ erre mobiliser les s dans la gu à ceux qui savent de leurs parti sa terminées. Les fusé “l’union forces les plus dé et qui ont re s fu sses ont pris re ru à part leur révolutionnaires crée”. Mais nt au début de so e ils rch , ma guerre le train en commun de la la s tard, ils ont profond sur 1917 ; huit mois plu en désaccord jui à llet, les bolre. la main. De mars tactique à suiv , re – un des partis nd e ce sous la cheviks de Lénin La lave couve nt isolés ; en recouverte… socialistes russes – so mais elle est bi ndu t sé it une part onction inatte en octobre, ils on Il faut une conj se tégories popuis ca ra lle réappa importante des due pour qu’e Moscou. Au début de laires de Petrograd et de brusquement. Lénine s, maine le gouverne En quelques se ps de l’année 1917, tem t s es de ’il de lancer les convainc qu 7 noment décide Le . ns oir da uv t po nnemen s’emparer du usion cartes de ratio eff plus grande vembre, c’est fait, sans suffi t les villes, et la on es ur s he rgique de Pe de sang. Quelque ule sc usine métallu ba ie ss le Ru ta la pi t la ca alors pour que trograd – c’es .m. r périale – an- dans une autre histoire. ■ de la Russie im renvoie chez nonce qu’elle iers, faute vr ou eux ses ement sufd’approvisionn is, la coupe fisant. Cette fo s femmes le est pleine : s ouvriers manifestent, le en grève, se mettent


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LE DOSSIER

ENZO TRAVERSO « LES MODÈLES DE RÉVOLUTION DU PASSÉ NE SONT PLUS OPÉRATOIRES » Entre le Printemps arabe et les Indignés, Occupy et Nuit debout, l’espoir de transformer la société souffle de nouveau en ce début de siècle. Cent ans après octobre 1917, l’idée de révolution est-elle encore d’actualité ? Les mouvements actuels peuvent-ils écrire leur propre histoire ? regards. A-t-on encore envie de révolution aujourd’hui ? enzo traverso. Je ne sais pas si l’on peut parler de désir de révolution, mais depuis la fin du socialisme réel, on a vu surgir de puissants mouvements sociaux et politiques qui exprimaient en tout cas un besoin de transformation du monde, de changement profond et de renversement de l’ordre dominant néolibéral. Et je ne doute pas que des révolutions éclateront au XXIe siècle. D’ailleurs, le Printemps arabe était bel et bien une lame de fond révolutionnaire qui a été stoppée en Lybie lors d’une guerre civile et en Syrie par une intervention militaire. Mais comme Occupy Wall Street ou Nuit debout, qui ont pourtant des matrices

très différentes, il témoigne d’une césure historique. Contrairement aux révolutions du XXe siècle, ces nouveaux mouvements ne sont pas du tout encadrés idéologiquement. Ils expriment une créativité, un désir d’expérimenter des formes de démocratie horizontale et directe qui révèlent toutes leurs potentialités. Et en même temps, tels des flambées, ils sont d’une extrême fragilité. Aujourd’hui, l’Espagne est peut-être le laboratoire le plus intéressant en Europe parce qu’avec Podemos, les Indignés ont été capables de se donner une représentation politique un peu à leur image. En effet, ce parti n’est pas une reproduction de la gauche radicale d’autrefois, il essaie de renouveler la stratégie politique en articulant des formes organisationnelles nouvelles avec la société civile. regards.

ENZO TRAVERSO

Historien, auteur de Le Passé mode d’emploi. Histoire, mémoire, politique (éd. La Fabrique, 2005) et Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (éd. La Découverte, 2016).

Quelle est selon vous la principale limite des mouvements actuels ?

enzo traverso.

Ils n’ont plus cette conscience historique qu’ils avaient au siècle dernier. Primo Lévi et Jean Améry disaient que dans les camps d’extermination nazis, les communistes étaient ceux qui résistaient avec le plus de ténacité et de vigueur, ceux qui avaient la force de mourir avec le plus de dignité, parce qu’ils avaient ce

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sentiment très fort – qui s’est révélé illusoire – d’appartenir à un mouvement qui les dépassent et de marcher dans le sens de l’histoire. C’était ça, la force du communisme. La révolution s’inscrivait alors dans les lois de l’histoire, comme celle d’octobre 1917 qui trouvait sa justification dans une causalité historique. Après 1939, l’éclatement de la seconde guerre mondiale, le pacte germano-soviétique, l’Allemagne nazie, on a l’impression que tout est perdu. Mais il reste des résistants qui ont la conviction profonde d’avoir raison. L’histoire du communisme renferme de tels élans émancipateurs qu'ils pouvaient propager un enthousiasme extraordinaire d’un continent à l’autre, ainsi que des sacrifices, des martyres, des tragédies… regards.

On n'est plus du tout dans cette configu-

ration ?

enzo traverso. Aujourd’hui, cette vision téléologique et positiviste a disparu. C’est peut-être la prémisse de révolutions plus matures, mais c’est en même temps ce qui rend celles-ci si fragiles. La réponse n’est pas de les corseter dans des modèles organisationnels ou idéologiques hérités du passé. Mais force est de constater que leur fragilité est liée à la précarité des structures sociales, à l’absence de tout horizon d’attente et au fait

« Après la chute du Mur de Berlin, on a pris conscience qu’un cycle de révolutions se terminait. Tous les nouveaux mouvements ont dû créer à partir du néant. »

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que l’ordre dominant impose des modes de vie et de pensée dominés par le changement permanent. Tout est transitoire et éphémère. Les nouveaux mouvements sont animés par des jeunes qui n’ont connu que ça. Ils n’ont pas commencé à faire de la politique en participant à des mouvements porteurs d’une histoire, d’une idéologie, d’une culture… Ce modèle ne peut que se traduire dans des formes de mobilisation et d’organisation marquées par leur précarité. regards.

Beaucoup de ces mobilisations se revivifient autour de l’idée de démocratie. Est-ce une réponse aux échecs et travers du passé ? enzo traverso.

J’en suis convaincu. Le modèle organisationnel hérité du parti bolchevique qui a dominé l’histoire du communisme serait aujourd’hui non seulement obsolète, mais aussi totalement inadapté à des sociétés dans lesquelles – y compris dans les pays du Sud – on n’a plus besoin de la médiation d’appareils politiques pour avoir une perception supranationale du monde. La révolution russe de 1917 a introduit un paradigme militaire qui a dominé toute l’histoire des révolutions du XXe siècle. C’était un mouvement de masse dirigé par un parti de “soldats”, ce qui implique des hiérarchies, des formes d’autoritarisme, de division du travail… On a vu ce modèle à l’œuvre pendant la guerre civile espagnole et durant la Résistance, ainsi que dans les révolutions en Asie, de la Chine au Vietnam, en passant par l’Amérique latine avec ses mouvements de guérilla et sa révolution cubaine. Aujourd’hui, tous les mouvements ayant des potentialités révolutionnaires sont étrangers à cette forme d’organisation. On peut s’en réjouir, se dire qu’on est vacciné contre les dérives autoritaires et qu’on a tiré le bilan du stalinisme. Mais il faudrait nuancer. Car on peut aussi constater qu’un esprit libertaire, dans une guerre civile, ça ne fonctionne pas. Le sociologue John Holloway a écrit Changer le monde sans prendre le pouvoir à la lumière de l’expérience zapatiste au milieu des années 1990. Je ne suis pas sûr que les révolutions arabes aient confirmé son diagnostic.


LE DOSSIER

regards. Dans votre dernier essai, Mélancolie de gauche, vous expliquez que le communisme réel a « interdit l’imagination utopique ». Que s’est-il passé ? enzo traverso.

La fin du socialisme réel, ce n’est pas le coup d’État de Pinochet au Chili. Autrement dit, ce n’est pas un affrontement qui a écrasé les vaincus, mais un modèle qui s’est épuisé. Dans mon souvenir, la chute du Mur de Berlin a été vécue avec jubilation, c’était un moment libérateur. On se faisait beaucoup d’illusions sur la possibilité d’une révolution à la fois anticapitaliste et antistalinienne. Et soudain, on a pris conscience qu’un cycle de révolutions se terminait. On a su qu’il n’y avait plus rien à sauver de cette culture politique et ça a été comme un traumatisme. On s’est retrouvé tétanisé et le capitalisme a imposé avec une arrogance extraordinaire ses modèles anthropologiques de comportement, fondés sur l’individualisme et la compétition. Tous les nouveaux mouvements apparus depuis ont dû créer à partir du néant. C’est très frappant dans le cas du Printemps arabe dont les révolutions n’étaient ni socialistes, ni islamistes, ni nationalistes, ni panarabistes… Les modèles du passé ne sont plus opératoires.

regards. Dans L’Imaginaire de la Commune, Kristin Ross tisse des liens entre la révolution de 1871 et Nuit debout… enzo traverso.

Oui, la Commune a longtemps été lue comme une expérience fondatrice et une étape dont la suite naturelle était la révolution d’Octobre. Or Kristin Ross en fait l’ancêtre de Nuit debout, elle y voit le surgissement d’une démocratie horizontale, un moment pendant lequel la société commence à s’auto-organiser. Aujourd’hui, cette actualisation de la Commune me semble très fructueuse, mais il ne faut pas oublier que les bolcheviques avaient en tête la Semaine sanglante. Pendant la guerre civile russe, entre 1918 et 1921, ils se demandaient comment faire pour éviter un tel massacre à l’échelle de la Russie. Il ne s’agit donc pas de

« L’histoire du communisme est devenu une discipline qui évacue une série de problèmes, et notamment la question de savoir comment faire le deuil des révolutions du XXe siècle. »

rejeter une lecture et de la remplacer par une autre, mais de comprendre que l’héritage de cette expérience historique ne se décline pas de la même façon à chaque époque. Une historisation critique des révolutions n’est pas incompatible avec la compréhension des potentialités des nouveaux mouvements. L’expérience communiste mériterait en particulier de faire l’objet d’une réflexion critique sérieuse. regards. Peut-on vraiment affirmer que le stalinisme n’a pas fait l’objet d’études sérieuses ? enzo traverso.

Bien sûr, il existe une immense littérature et l’ouverture des archives soviétiques a permis de reconstituer l’histoire de l’Union soviétique. Celle-ci est aujourd’hui beaucoup mieux connue qu’elle ne l’était au XXe siècle. On sait bien mieux comment fonctionnait un goulag que dans les années 1970-80, quand on découvrait le phénomène par le livre de Soljenitsyne. Mais toute cette littérature – même la plus sophistiquée et intéressante – s’inscrit dans un horizon épistémologique qui est celui d’un ordre néolibéral dominant : l’histoire du communisme est relue à travers le prisme du totalitarisme, celle du goulag est une dimension de l’histoire des violences du XXe siècle à côté du nazisme, de la Shoah, etc. Et l’on n’interroge pas la relation contradictoire et problématique entre le communisme

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comme révolution et le communisme comme régime. Dans la tradition trotskyste, la réponse était simple : le stalinisme était l’antithèse de la révolution. Cette analyse fait l’impasse sur les connexions qui existent entre les deux : dans le cas chinois par exemple, la révolution n’a pas été bloquée, elle repose sur un régime stalinien qui s’est installé dès le départ. L’histoire du communisme est devenu une discipline qui évacue une série de problèmes, et notamment la question de savoir comment faire le deuil des révolutions du XXe siècle. Il nous manque encore un bilan historiographique écrit dans la perspective de transmettre une expérience achevée aux nouvelles générations. L’anniversaire de la Révolution russe sera peut-être l’occasion de commencer ce travail critique. regards.

Est-on sûr que cela suffise ? Comment faire en sorte que la théorie agisse sur les pratiques ? enzo traverso.

Au XXe siècle, la pensée critique était moins élaborée qu’aujourd’hui, mais elle était en prise avec les mouvements sociaux. Par exemple, un courant marxiste comme l’École de Francfort restait connecté au réel, bien qu’il ait cherché à se dégager des contraintes idéologiques des appareils et de l’orthodoxie. Et quelqu’un comme Frantz Fanon participait aux guerres de libération : la pensée anticoloniale de l’époque était enracinée dans les luttes alors qu’aujourd’hui, les études postcoloniales qui dominent l’université dans le monde anglo-saxon sont totalement déconnectées – les penseurs sont restés à distance des révolutions arabes. Des philosophes comme Judith Butler ou Wendy Brown tentent de penser les formes nouvelles de mobilisation, mais elles ne cherchent pas à parler aux mouvements organisés. Dans ses conditions de production et d’élaboration, cette tradition critique est extérieure à l’histoire du mouvement ouvrier et des révolutions du passé. Il faut arriver à surmonter cet obstacle pour que les nouveaux mouvements du XXIe siècle puissent trouver un débouché. ■ propos recueillis par marion rousset

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LE DOSSIER

S I R IP

T R PA

VOUS AVEZ DIT RÉVOLUTION ? Découverte révolutionnaire, révolution numérique, intellectuelle, sexuelle, de palais… Le terme est si largement employé qu’il apparaît parfois démonétisé, mis à toutes les sauces – même Emmanuel Macron, candidat à l’élection présidentielle, s'en réclamait. Quel(s) sens lui redonner ? La France n’est pas le pays des transitions en douceur, c’est un doux euphémisme. Elle avance par secousses et convulsions, elle est un pays de révolutions – 1789-1794, 1830, 1848, 1871 – de grèves générales. La révolution interrompt le cours ordinaire des choses. Si elle est processus, définitivement, il y a un avant et un après, sans retour possible à la situation antérieure. Dans un passage célèbre sur la Révolution française, Kant écrit : « Cet événement est trop important,

GUILLAUME LIÉGARD Ancien dirigeant de la LCR. Militant de la gauche radicale.

trop mêlé aux intérêts de l’humanité, et d’une influence trop vaste sur toutes les parties du monde pour ne pas devoir être remis en mémoire aux peuples à l’occasion de circonstances favorables »1. Mais, victorieux ou plus souvent écrasé, un tel événement demeure rarissime. Une révolution ne se décrète pas, elle n’est pas un coup de main hardiment mené. Qu’elle soit attendue, souhaitée ou au contraire redoutée, jamais elle ne prévient, car elle est d’abord irruption du peuple. Elle est ouverture du champ des possibles où chaque bifurcation empruntée, pour le meilleur ou pour le pire, est un chemin sans retour.

Reste que toute révolte n’est pas la prémisse d’une situation révolutionnaire. « Pour que la révolution ait lieu, il ne suffit pas que les masses exploitées et opprimées prennent conscience de l’impossibilité de vivre comme autrefois et réclament des changements. Pour que la révolution ait lieu, il faut que les exploiteurs ne puissent pas vivre et gouverner comme autrefois. C’est seulement lorsque “ceux d’en bas” ne veulent plus et que “ceux d’en haut” ne peuvent plus continuer de vivre à l’ancienne manière, c’est alors seulement que la révolution peut triompher. »2 Cette définition de Lénine, penseur de la politique en actes, peut guider notre réflexion dans la situation présente. À dire vrai, aujourd’hui, aucune de ces deux conditions ne

1. E. Kant, Le conflit des facultés en trois sections.

2. Lénine, La maladie infantile du communisme (1920).

UN CHEMIN SANS RETOUR

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sont remplies. Les classes dominantes françaises ont encore de la ressource – la preuve par la trouvaille Macron. Quel talent et quelle escroquerie, pourrait-on dire ! Ontelles joués leur dernière carte avec le Jupiter prétentieux et arrogant ? C’est possible, mais on aurait tort de les sous-estimer : elles ont beaucoup, beaucoup à perdre. Du côté des couches populaires, l’exaspération est là, mais revêt des formes protéiformes, contradictoires. Se mélange un cocktail de résignation, d’inclinaison au repli sur soi raciste et identitaire, mais aussi de noble aspiration à renouer avec les combats pour l’égalité et la justice sociale qui ont structuré la vie politique dans ce pays depuis la Révolution. « La lente patience du peuple »3 arrive-t-elle à son terme ? Il est sans doute trop tôt pour l'affirmer. UNE NÉCESSITÉ IMPÉRIEUSE

Alors, manquerait-t-il un « désir de révolution », pour paraphraser Foucault ? Le concept apparaît en réalité assez douteux et vieilli, produit d’une époque heureuse, celle des années 60 et 70. Bien plus que sa désirabilité, c’est sa nécessité impérieuse qui fait advenir la période révolutionnaire4. En une époque ô 3. Je reprends cette expression à Sophie Wahnich et à son très beau livre, La longue patience du peuple, 1792 naissance de la République, éd. Payot. 4. Sur cet aspect, cf. Daniel Bensaïd, Désir ou

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combien troublée, celle de l’entredeux guerres, et devant la catastrophe annoncée, Walter Benjamin bataillait pour interrompre le cours du temps : « Il se peut que les révolutions soient l’acte par lequel l’humanité qui voyage dans le train tire le frein d’urgence »5. En sommes-nous là ? Peut-être. L’avidité et la cupidité inextinguibles du capitalisme mondialisé, au-delà même des insupportables inégalités, font peser un risque sans cesse croissant pour la planète et l’avenir de l’humanité. Pris dans sa logique infernale, le système accélère sa ronde de marchandisation généralisée y compris, désormais, du vivant. La solution sera exogène et d’une manière ou d’une autre, il faudra bien arrêter cette machine et à notre tour actionner l’arrêt d’urgence pendant qu’il en est encore temps. La conscience de ce besoin de révolution est-elle un préalable ? Rien n’est moins sûr. À quel moment comprend-on que l’on participe à un processus révolutionnaire ? Dès le début ? C’est assez peu probable. Le peuple parisien insurgé qui accourt par dizaines de milliers devant la prison de la Bastille, ce 14 juillet 1789, ne sait pas ce que sera la portée de cette journée. Les premiers incidents sérieux qui enclenchent la révolution de février 1917 à Petrograd naissent d’une besoin de révolution ?

danielbensaid.org/Desir-ou-besoin-de-revolution

5. Walter Benjamin cité par Sophie Wahnich dans La Révolution n’est pas un mythe, p. 92.

rumeur de rationnement du pain. C’est ensuite, avec la dynamique politique, que s’opère dans la société une vertigineuse politisation accélérée, presque une métamorphose. C’est aussi le moment où entre en scène l’autre protagoniste de tout processus révolutionnaire : la contre-révolution, ne renonçant à rien mais prête à tout. Il convient d’être attentif, de scruter dans le champ politique la manière, souvent inattendue, dont se manifestent et se cristallisent les contradictions. Avec une certitude, énoncée par Bertolt Brecht : « Celui qui combat peut perdre, mais celui qui ne combat pas a déjà perdu ». ■ guillaume liégard


LE

DOSSIER

PR SE LAISSER ENDRE L'ETAT OU PRENDRE P AR LUI

En théorie, les “marxistes” af firment un double refus, celui de la concurrence ca pitalisme et ce lui de l’étatisme. Mais l’équilibr e est bien diffi cile à tenir entre les deux. Surto ut dans un pa ys comme la Russ ie, où l’État est tout aussi déficient que la démoc ratie… En fait, le problème des bo lcheviks après 1917 est le m ême talisé” l’ensemble de que, partout, la vie social pour tous les e, leur étatis révo- prend une forme lutionnaires, an me particulièrem archistes com Lé ni ne ent impitoya veut freiner me socialistes. Un bl le e. m ou e société est ve ment après 19 faite la suite ne stimule pa de diversité, m 21. Mais s l’ ais elle fonctio es 19 pr 17, les révo it d’apaisem nne aussi à la co lutionnaires ent. En hérence. Or l’h russes sont is- que leur impulsion se convaincus toire n’a légué ra que deux gran suivie d’une ds mondiale. Elle n’a pas li révolution opérateurs de eu et, quelqu mise en cohére ta rd , fo rc es années pl e nc est de consta e des sociétés : us ter que la “r le marché et l’É évolution pe tat. manente” est en pann Quand on ve re. ut se débarras Celui qui en est conscien ser parmi les premiers es du capitalism t t Jo e, de sa logi se ph Staline, à que parti dominant depuis privative et de la tête du 19 24 sa concurrenc . fa Il ut impose l’idée tirer toutes le e, comment faire s conséquenc qu’il autrement qu volution n’es es du reflux. e de s’appuyer t pas universe Si la résur un État ga ll e, on doit se rant protéger le pays qui s’ résoudre à d’un intérêt pl y est engagé us collectif ? il faut constr . Faute de m Da ns ui un pays où il a re le socialis ieux, volé en éclat, me “dans un les Mais pour cela, il co seul pays”. bolcheviks s’at nv tachent ainsi à ie nt d’installe res- en puissance. Il fa r ce pays taurer la puis ut protéger sance de l’Éta le doter d’un ses frontièr t. Et comme la Gran e ar m es, ée stable et d’ de guerre a “b une industri ru- lourde qui lui donne e le s moyens mat se défendre sont l’immen . Dans un ériels de se majorité, te rr it oire où les c’est à l’agri ment indust paysans culture de fi riel volontar nancer un dé iste, même venir. Malgr s’ veloppeil faut user é les mises de la force en garde de aller jusqu’au pour y parnombreux bo bout de cett lcheviks, Sta tisée et coll e logique. line veut L’économie ectivisée, le est entièrem s pouvoirs de munisme de ent l’État sont dé guerre”, qui multipliés. Le étaest tenu en devient un 1918 pour un “commode de go ex uvernement Entre 1924 et et une vérita pédient provisoire, 1938, l’étatis ble culture me de circon en despotis politique. me sans ga stance des dé rde-fous. La buts se tran puissance, m sforme R us ais à quel prix sie devient ? Et quand, ap effectivemen successeurs t une rès la mort de prennent la m esure du désa Staline en 19 produite par 53, ses stre, commen l’État omnipo t faire ? La co tent est redo par l’introduc utable ? Il ne hérence tion d’un pe reste qu’à la u de logiqu Coincé entre compenser e concurrent le libéralism ielle et mar e et l’étatism d’osciller en chande. e, le pouvoi tre critères r soviétique marchands terme, ce br ne cesse et centralisa icolage est vo tion bu ué cratie – la “n omenklatura” à l’échec. Tant que le po reaucratique. À uvoir de la bu – produit de à son exerci la croissance reauce. Mais qu and, à partir , la société se s’enraie, le de résout s années 19 système s’an 70, cette croi kylose et la Les bolchevi ssance ks russes on dynamique sociale s’es t pensé qu’i fait, c’est l’ souffle. ls prenaien État qui les t l’État en a pris. Jusq 1917. En u’à l’étouffem ent final… ■ r.m

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S I R IP

T R A P LE DÉSIR, L'ÉTINCELLE ET LA STRATÉGIE Nous avons demandé à Sophie Wahnich, spécialiste de la Révolution française du XVIIIe siècle, si, à ses yeux, les conditions d’une nouvelle révolution étaient réunies… ou, à défaut, comment elles pouvaient l'être. Comme chacun sait, il ne suffit pas qu’un monde soit inacceptable, oppressif et injuste pour que le désir de mettre fin à cette situation se manifeste. Il y a de la servitude volontaire, des passions tristes, de l’idéologie. Il ne suffit pas que ce désir se manifeste pour que la stratégie pertinente soit élaborée par ceux qui aspirent à cette transformation radicale. Il y a de mauvais diagnostics et de mauvais remèdes. Il ne suffit pas enfin, que la stratégie élaborée soit bonne pour qu’elle trouve l’assentiment de ceux qui se sont donnés pour objectifs de faire la révolution. Il y a de la rivalité, de la bêtise, des intérêts et des priorités divergents qui peuvent faire échouer toute stratégie, pourtant murie avec pertinence,

SOPHIE WAHNICH

Historienne, directrice de recherche au CNRS, directrice de l'Institut interdisciplinaire d'anthropologie du contemporain.

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il y a la désunion qui toujours rôde. Pour répondre à la question « Les conditions de la révolution sont-elles réunies ? », il faut donc à la fois analyser la situation et les réponses qui lui sont pour le moment données. LA RÉVOLTE GRONDE-T-ELLE ?

Le monde est oppressif à l’échelle locale en France, à l’échelle de l’Europe et du monde. Les riches s’enrichissent, les pauvres non seulement s’appauvrissent, mais sont de plus en plus maltraités (salaires, discriminations, précarisation, violences policières). Et ce n’est pas là une conséquence de l’enrichissement, mais de la déshumanisation des riches. Ceux qui fuient leurs pays pauvres ou détruits par la guerre sont à ce point brutalisés que désormais, le sentiment d’une commune humanité est chaque jour mis en danger. Cela détruit les principes juridiques qui régissent les démocraties, en France par exemple. Lorsque les droits humains ne sont plus respectés, les juristes constitutionnels ont précisé, dans le texte de la Constitution même, qu’alors, la Constitution s’évanouissait (article 16). Quand le droit disparaît, il ne reste que les rapports de force nus. Donc sur le plan du diagnostic, nous avons besoin de


LE DOSSIER

Soyons honnête, à ce jour la stratégie est confuse : vouloir combattre le populisme honni par le populisme peut surprendre tous ceux qui souhaitent une révolution de l’égalité démocratique.

mesure d’y réagir avec intensité. En vrac : le procureur de la République a demandé un non-lieu pour la mort de Rémi Fraisse (c’en serait donc fini de la République), le droit du travail est au plus bas (c’en serait donc fini de la Sociale), la réforme de l’ISF va profiter aux plus riches (c’en serait fini des rares conquêtes socialistes du second XXe siècle..). L'EFFORT D'UN MOUVEMENT COMMUN

révolution, ne serait-ce que pour rétablir une commune humanité, rétablir des droits sociaux protecteurs des existences, un droit constitutionnel protecteur des libertés publiques démocratiques. Face à un désir jupitérien qui n’est plus même voilé en France, mais aussi dans d’autres pays du monde qui se sont choisis des présidents avides de l’ivresse du pouvoir, il faut bien sûr des révolutions démocratiques. Or ces gouvernements oppressifs ont été choisis dans un cadre électoral, certes biaisé par l’argent, les médias, la religion, l’idéologie donc, mais malgré tout sans avoir à faire usage de la violence de l’illégalité. Autant dire que dans ces cas, que ce soit avec Trump, ou avec Macron, le désir de révolution est pour le moins mal partagé. Certes, ceux qui désirent un renversement aux ÉtatsUnis déboulonnent des statues de sudistes, on parle d’y déboulonner une plaque qui rendait encore hommage au maréchal Pétain…Certes, en France, Macron déçoit, sa cote est déjà basse, mais la révolte gronde-t-elle face à l’inacceptable ? Nous le saurons bientôt, mais nous semblons usés ou médusés, car les nouvelles inacceptables se succèdent sans que nous soyons vraiment en

Or du côté du désir de révolution, ou de la sortie de la servitude volontaire, les déclencheurs sont souvent moins liés à une capacité d’analyse rationnelle qu’à un sentiment capable de faire irruption dans la routine de l’acceptable. Ce sentiment, dans la toute récente révolution tunisienne, c’était celui de l’indignité faite aux Tunisiens quand Ben Ali est venu utiliser la figure de Bouazizi, l’homme brulé en bandelettes sur son lit d’hôpital, pour faire croire à l’intérêt qu’il portait à son peuple. Pouvoir accepter cette propagande aurait donné à beaucoup de Tunisiens un sentiment de honte1. Mais ce désir de sauver une dignité encore à perdre s’est développé sur un terreau fertile, construit par les luttes du bassin de Gafsa et celles de la fonction publique – des luttes toujours renaissantes sur les hauts plateaux dans la mémoire des mouvements de luttes ancestraux. On peut observer des phénomènes analogues pour ce qui précède la Révolution française et ce qui conduit les députés du tiers état, aux États généraux, à accepter 1. Fethi Benslama, Soudain la révolution, Éd. Stock, 2011.

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de mener la lutte. En amont, les luttes classiques antifiscales, la volonté desdits nobles de robe dans les parlements de prendre le pouvoir en se présentant comme voix de la nation. En aval, une dissociation entre nobles et tiers état quand des jeunes gens de ce dernier sont réprimés dans le sang. Et à l’Assemblée in fine, quand la morgue aristocratique finit d’ouvrir les yeux de ceux qui croyaient encore que noblesse et bourgeoisies pourraient converger dans un débat serein. Le désir advient dans une étincelle de dignité à conserver. Mais il faut alors disposer ou inventer en situation une stratégie. Soyons honnête, à ce jour la stratégie est confuse : vouloir combattre le populisme honni par le populisme peut surprendre tous ceux qui souhaitent une révolution de l’égalité démocratique. Mais l’absence totale de stratégie est encore plus vide de sens. Or c’est ce qui domine aujourd’hui : des luttes sporadiques justes mais sans pensée stratégique. Quant à la rivalité, aux intérêts divergents, la désunion, nous venons de le vivre en grand, toute l’année électorale. Alors il nous faut encore faire des efforts pour disposer dans un même mouvement : d’une formation discursive capable de faire pièce à l’idéologie dominante ; d’une formation sociale suffisamment unie et constituée pour pouvoir porter le désir de révolution à un point d’incandescence qui la rende inéluctable ; enfin d’une formation politique capable d’élaborer une stratégie qui réussisse à convaincre quiconque que cela vaut la peine de faire de la politique autrement. Car c’est cela une révolution : faire de la politique autrement. ■ sophie wahnich

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LE DOSSIER

S I R IP

T R PA LA RÉVOLUTION EST L’AVENIR DU CAPITALISME L'État craint la révolution et il s'y prépare, mais celle qui se profile le prendra à revers : elle ne consistera pas à prendre le pouvoir, mais au contraire à l'abandonner. Mais bien sûr que la Révolution est dans les tuyaux ! Et pas pour des questions numérologiques ! Pas parce qu’on commémore les cent ans de la révolution d’Octobre et qu’on fêtera l’année prochaine le demi-siècle de Mai 68

avec un Cohn-Bendit qui viendra une nouvelle fois nous expliquer qu’il s’est trompé tout en faisant son beurre au passage. À votre avis, pourquoi le gouvernement vient-il de passer un marché de 22 millions d’euros dans l’achat de

ARNAUD VIVIANT

Romancier et critique. Auteur du Génie du communisme (ed. Gallimard). Il fut candidat face à Myriam El Khomri lors des dernières élections législatives.

“grenades de maintien de l’ordre” pour les quatre années à venir ? Alors, si de son côté de la barricade, l’État craint la Révolution (oui, je tiens à cette majuscule) de quel droit et par quelle généreuse imposture saucissonnée d’obéissance n’y penserions-nous pas du nôtre ? La Révolution est désormais l’horizon d’attente d’un capitalisme qui n’en peut plus de ravager la planète à la manière d’un canard sans tête. Certes, sa capacité foisonnante à s’inventer des ennemis (hier, l’État islamique ; aujourd’hui, la Corée du Nord ;

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Comme un malade espère qu’on l’opère, comme un fou réclame depuis sa folie qu’on le soigne, la Révolution est devenue le plus fort désir du capitalisme lui-même. demain, le Venezuela) retarde l’échéance. Pour peu de temps. Car le capitalisme ne fait pas que saccager notre environnement. Il ronge aussi à l’acide la forme politique où il s’épanouissait jusqu’à présent comme un dealer dans une cage d’escalier : la démocratie. Ici, elle se dégrade en “démocrature” (Turquie), là en oligarchie (États-Unis) ou en technocratie (Europe). SOYONS AILLEURS

Depuis la chute du mur de Berlin, l’État-providence s’est renfrogné en État de droit de plus en plus étriqué. Nos droits, nous les compterons bientôt sur la main gauche de Django Reinhardt ! C’est pourquoi il ne faut plus opposer capitalisme

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et révolution. Comme un malade espère qu’on l’opère, comme un fou réclame depuis sa folie qu’on le soigne, la Révolution est devenue le plus fort désir du capitalisme luimême. Encore faut-il s’entendre sur le mot bien galvaudé. Et peut-être même en changer : un autre mot pour la même idée, histoire de faire diversion. Car, sans même parler de la révolution de la vie quotidienne chère aux situationnistes, déjà mise en œuvre à certains endroits (chez les zadistes, par exemple, en suivant l’exemple des zapatistes du Chiapas), cette inéluctable Révolution à venir n’est pas dans notre esprit synonyme d’insurrection, ni même de prise de pouvoir. Encore moins

de Terreur. Tout au contraire. Laissons gracieusement le pouvoir à tous ceux qui n’en peuvent déjà plus de l’incarner sans pantomimes exagérées, telles des marionnettes en deuil de marionnettistes. Avec notre indifférence, laissonsleur la responsabilité du vide spectaculaire qu’ils créent devant nous mais que nous saurons remplir sans problème dans notre écart. Soyons ailleurs. Marquons notre pure indifférence à leur égard. Ne cherchons plus à les renverser, mais contournons-les comme la ligne Maginot qu’ils forment depuis trop longtemps dans nos esprits. Dès lors, nous serons sans aucun doute les premiers des nouveaux Révolutionnaires.  arnaud viviant


LE DOSSIER

“L’INVENTION” D’OCTOBRE 17 Universitaire, spécialiste de l’histoire de l’Internationale communiste (1919-1943), Serge Wolikow explique comment l’événement d’Octobre 17 a fait l’objet de réinterprétations multiples dans l’entre-deux-guerres, avant de se figer à l’époque stalinienne. regards. Dans plusieurs interventions historiennes, vous évoquez l’idée étonnante d’une « invention d’Octobre 17 ». Qu’entendez-vous par là ? serge wolikow.

Octobre 1917 est bien sûr d’abord un événement, dont la connaissance relève d’un savoir historien, depuis quelque temps profondément renouvelé par l’ouverture d’archives qui ont été trop longtemps occultées. Mais ce moment a été aussi l’enjeu d’affrontements politiques et idéologiques, par lesquels des forces internes au mouvement communiste ont cherché à proposer des lectures de l’événement “fondateur”, jusqu’à en élaborer une histoire officielle. Au début, Octobre 17 n’est pas un événement en luimême, mais le simple point de départ d’une révolution sociale qui, à partir du “maillon faible” que constituait la Russie, devait conduire à un embrasement planétaire. Le regard commence à changer lorsque la nouvelle

SERGE WOLIKOW

Historien, il est un des experts français du Conseil international des archives soviétiques.

organisation internationale née de la victoire bolchevique, l’Internationale communiste, prend conscience que le chemin de la révolution mondiale pourrait être plus long que prévu. regards. Cette prise de conscience marque un tournant dans les représentations ? serge wolikow. C’est en fait après l’échec des tentatives

révolutionnaires, en Allemagne, en Hongrie puis en Chine, que le regard sur Octobre se transforme. Lénine prématurément disparu en 1924, les dirigeants se déchirent et entremêlent leurs visions de l’évolution soviétique et des révolutions à venir avec leur relecture des journées de l’automne 1917. A priori, Trotsky était le mieux placé, lui qui fut un acteur de tout premier plan de l’événement, aux côtés de Lénine. Mais ce fut la vision de Staline qui l’emporta. Alors que l’on insistait jusqu’alors sur l’impulsion majeure de Lénine, en ignorant d’ailleurs ses variations stratégiques, il imposa l’image d’une révolution qui ne réussit que parce qu’elle était le fait d’un Parti communiste unique et discipliné. De ce point de vue, le dixième anniversaire de la révolution, en octobre 1927, apparaît comme le moment décisif de la codification et de l’inculcation du discours officiel. Aujourd’hui par exemple, on visionne parfois des films d’Eisenstein ou de Poudovkine comme s’ils étaient des documents de 1917. En fait,

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leur génie créatif n’empêche pas que leur narration obéisse à des codes stricts qui ont été formulés ultérieurement. regards. Quels sont les grands traits de cette histoire officielle ? serge wolikow.

Toutes les années trente sont marquées par un effort complet de relecture de l’événement, qui devient un modèle dont la présentation la plus achevée se trouve dans le très officiel Précis d’histoire du Parti communiste bolchevik de l’URSS, paru en 1938, et supervisé par Staline lui-même. Le récit désormais figé et intangible accorde la première place au Parti comme avant garde ayant dirigé depuis le début la révolution jusqu'à la fin du processus. Les chronologies, les textes, le choix des citations de Lénine privilégient le parti omniscient, qui a tout prévu depuis février 1917. Le parti bolchevik est légitimé par l’événement parce qu’il a réussi à prendre le pouvoir, mais aussi parce qu’il a été seul à anticiper la révolution d’Octobre et à la préparer. Les mouvements populaires, leur foisonnement comme leur diversité sont minorés, voire ignorés.

regards.

Quelle vision est imposée, au-delà de la lecture de l'événement ?

serge wolikow. La commémoration de 1937 exalte la violence sous des formes nouvelles, non seulement au travers de la dictature prolétarienne à l’égard de la bourgeoisie et de ses habitudes démocratiques, mais également par la dénonciation de l’ennemi intérieur dans le parti. La mise en scène de la trahison entourant Lénine dès la révolution est le moyen utilisé, lors des grands procès, pour discréditer ceux que Gramsci avait appelé, dans une lettre inquiète en 1926, les « géants de la révolution ». De même que les photos d’Octobre 17 sont systématiquement retouchées, de même le rôle historique des “vieux bolcheviks” est nié lors de ces procès. À l’issue de cette révision historique, enfin, le personnage de Staline émerge comme le seul véritable disciple de Lénine au long de la révolution, au prix d’une histoire entièrement manipulée.

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LE DOSSIER

regards. Cette lecture est-elle propre au seul PC soviétique ? serge wolikow. Bien sûr que non. N’oublions pas que, dans toute la période de l’entre-deux-guerres, l’Internationale se vit comme un “parti mondial”, dont les différents partis communistes ne sont que des sections nationales. D’une manière ou d’une autre, les tâches de la révolution dans tous les pays devraient obéir aux mêmes contraintes et aux mêmes méthodes que celles qui prévalurent en Russie. En cela, le regard sur Octobre n’est pas un simple élément d’unification culturelle, mais un pilier de la pensée stratégique communiste. La commémoration de 1937 est donc attentivement diffusée auprès des cadres des différents partis communistes et assimilée par eux, dans les “écoles léninistes internationales” qui se tiennent en URSS. Chinois, Français ou Vietnamiens apprennent une histoire qu’ils répercutent ensuite dans leurs partis respectifs. Il y aura désormais des “leçons d’Octobre”, selon une formule stalinienne répétée à l’infini. regards.

Comment ces “leçons” se sont-elles inscrites dans le contexte international ? serge wolikow.

Il est à noter que ce travail d’inculcation et d’acculturation est d’autant plus aisément assimilé qu’il apparaissait comme un outil pour riposter à la menace du fascisme. C’est parce qu’ils surent se fondre dans la masse ouvrière et paysanne et parce qu’ils s’imposèrent une cohérence et une discipline de fer qu’ils purent, malgré leur faible nombre, réussir la première révolution prolétarienne de l’histoire. Situation paradoxale et parfois tragique : alors même que les expériences antifascistes s’écartent en pratique du modèle canonisé, elles ne parviennent pas à être interprétées comme des innovations par rapport à l’Octobre russe. Cela fut source, un peu partout, de bien des malentendus et de déchirures ultérieures… Cela freina aussi la pensée stratégique des partis communistes. Au moment où le combat antifasciste revalorisait en grand

« Au début, Octobre 17 n’est pas un événement en luimême, mais le simple point de départ d’une révolution sociale qui, à partir du “maillon faible” que constituait la Russie, devait conduire à un embrasement planétaire. » les enjeux proprement démocratiques, les “leçons d’Octobre” exaltaient un modèle où la contrainte et le pilotage par l’avant-garde primaient largement sur l’initiative autonome des “masses”. Octobre 17, modèle de prise de pouvoir et d’instauration de la “dictature du prolétariat”, pesa ainsi longtemps, bien après la période stalinienne, sur la conceptualisation de la révolution dans le monde communiste et, au-delà, dans nombre de mouvements révolutionnaires. ■ En mars dernier, la Fondation GabrielPéri a organisé une journée d’étude sur Octobre 17 et sa réception dans le monde. Elle sera disponible sur le site de la Fondation (gabrielperi.fr).

BIBLIO

Serge Wolikow, L’Internationale communiste (19191943). Le Komintern ou le rêve déchu du parti mondial de la révolution, Éd. l’Atelier / Éd. ouvrières, 2010.

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LE RÊVE DE RÉVOLUTION NE SUFFIT PAS, IL FAUT PENSER LES TRANSITIONS

Comment peut-on encore vouloir la révolution ? L’indignation ne suffit pas à occulter un siècle de révolutions, de passions politiques et d’illusions perdues. Dans un livre à paraître, la philosophe Isabelle Garo propose de polariser la réflexion sur le nœud du problème : les transitions et les médiations pour passer d’un ordre social à un autre. Le XXIe siècle s’ouvre sur le paradoxe d’une série de révolutions qui n’ont pas tenu leurs promesses, en même temps que sur le retour de l’idée communiste, notamment sur le terrain philosophique. Il est frappant que les penseurs contemporains opposent très généralement communisme et socialisme. Le durcissement de cette opposition présente, à mes yeux, l’inconvénient majeur de contourner le cœur du problème sur lesquels se sont fracassées les révolutions du XXe siècle, celui des transitions et des médiations. Il ne s’agit pas de revenir à l’idée d’étapes figées, surtout pas. Mais une révolution est un processus long et complexe, et pas le surgissement soudain d’un nouveau monde.

Aujourd’hui, reconstruire l’alternative est une urgence, en vue de mettre à bas l’ordre social à bout de souffle, dévastateur pour l’humanité et la planète, qui est celui du capitalisme contemporain néolibéral, devenu le nom de sa crise sans fin. Cela passe entre autres par la repolitisation de la réflexion théorique, qui s’esquisse dans ce retour de la question communiste mais qui y reste en suspens. RETOUR DE LA QUESTION COMMUNISTE

Du côté de la gauche radicale, nous avons besoin de revenir sur le passé, de rénover les pratiques, mais aussi de renouer le lien entre la théorie et les mobilisations sociales et politiques, de rebâtir une pensée stratégique qui soit collec-

ISABELLE GARO

Philopsophe, elle préside la Grande Édition de Marx et d'Engels en français (GEME). Dernier ouvrage paru : Marx politique, dir. avec J.-N. Ducange, La Dispute, 2015

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tivement élaborée et sans cesse ajustée, critiquée. C’est cette réflexion stratégique démocratique qui a fait défaut par le passé, ou plutôt qui, lorsqu’elle existait, a fini par s’enliser. D’un côté, ce retour présent, même très relatif, de la question communiste est à saluer, car il est le signe du besoin d’alternative globale. D’un autre côté, il me semble que si l'on oublie cette dimension stratégique, le communisme risque de se transformer en une question philosophique, et c’est ce qui est en train de se produire. L’idée de départ du livre en cours de rédaction est donc simple : afin de discuter certaines de ces approches contemporaines de “l’idée communiste”, je crois qu’il est important de revenir sur l’histoire complexe des notions de socialisme et de communisme et sur ce que fut leur distinction première, pour aborder, sous sa lumière et ses ombres mêlées, nos interrogations présentes. Car la crise finale des États ou partis s’en réclamant tend aujourd'hui à réduire les termes de “socialisme” et de “commu-


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nisme” à la seule fonction de désigner leurs échecs respectifs, gommant ce que fut la richesse de leur dialectique. Quelques remarques peuvent illustrer le problème. À partir de 1830, au moment de la constitution de ce vocabulaire en France et en Europe (même si le terme de communisme est bien plus ancien), les deux termes qualifient des courants en formation et s’inscrivent en même temps dans le large éventail des alternatives sociales et politiques. Puis alternatives et organisations vont tendre à se dissocier. Dans un premier temps donc, à travers ce vocabulaire, le mouvement ouvrier naissant va élaborer et porter des revendications sociales et politiques radicales, qui toutes visent une transformation plus ou moins profonde de la propriété, combinées à des revendications démocratiques et parfois à des luttes d’indépendance nationale. Pour leur part, les courants socialistes vont se poser la question de leur alliance avec le courant républicain, aborder la question de l’État, mais sans jamais délaisser celle de la propriété et des inégalités, du droit du travail et des formes de transition. L'ORGANISATION ET LA STRATÉGIE

La mouvance communiste se différencie de la tradition socialiste par sa radicalité supérieure. Le projet communiste a pour cause l'exploitation de classe et l'injus-

tice sociale, et pour condition la conquête de l’État, en vue d’établir la communauté des biens. D’abord lié au babouvisme, ce courant puise ses repères dans la Révolution française et envisage l’action politique sur le modèle de la conspiration et du coup de force, organisés par des sociétés secrètes. Avant qu’ils ne se rapprochent des organisations ouvrières existantes et participent à leur transformation, Marx et Engels se confrontent aux termes de socialisme et de communisme, tels qu’ils existent à leur époque – confrontation d’abord distante voire méfiante, puis impliquée et militante. Ils contribueront à définir et à redéfinir ces termes, qui resteront complexes et plastiques, parfois divergents, parfois interchangeables. Quelques jalons. Marx commence par être très critique à l’égard du communisme existant, qu’il qualifie en 1842 d’ « abstraction dogmatique », tout en se réclamant d’une transformation politique radicale. Le socialisme lui semble présenter le défaut inverse, le rejet des idées. Il avouera par la suite qu’il connaissait mal, à l’époque, les différents courants français. Il ne cessera de retravailler la question. Deux exemples. En 1843, il inaugure la thématique de la « vraie démocratie » : la critique de la politique n’est en rien sa suppression, mais sa redéfinition, qui intègre au communisme l’épineuse ques-

Annoncer que l’on est candidat pour gagner marque une différence avec le discours du PCF qui entend “rééquilibrer la gauche”. Ou avec celui de l’extrême gauche qui se présente pour “défendre des idées” et “être utile aux luttes”. tion de la suppression ou du dépérissement de l’État. En 1847, juste avant le déclenchement de la révolution, il rédige le Manifeste du parti communiste. Or, contre toutes les idées reçues et en dépit de son titre (le mot parti n’a pas alors le même sens qu’aujourd’hui), ce texte s’attache à définir non une organisation séparée, mais une stratégie spécifique : les communistes sont « la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays ». À bien des égards, la distinction communisme / communiste sous sa plume est plus intéressante à explorer que la distinction communisme / socialisme.

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Et c’est aussi la question des idées que souligne Marx, question cardinale car, à ses yeux, la construction du communisme n’a pas pour préalable la survenue d’une Idée communiste qui lui frayerait la voie, faisant de la transformation de la conscience un préalable. En revanche, l’idée communiste – si l'on veut l’appeler ainsi – et la connaissance critique du capitalisme qui en est inséparable sont bien partie prenante du projet révolutionnaire. UN CHANTIER COLLECTIF

Revenir à nos débats contemporains après avoir quelque peu réexploré cette histoire complexe ne vise pas à préconiser un retour aux origines, mais à éclairer certains points. Et en procédant ainsi, en sens historique inverse donc, deux choses m’ont frappée. La première est que toutes les questions abordées par les théoriciens du socialisme et du communisme sont restées ou redevenues des questions actuelles : la propriété, le travail, l’État, le parti, la violence, la théorie, la nation, etc. sont des problèmes contemporains – anciens, mais surtout fortement résurgents ces derniers temps. La seconde est que ces questions ne sont aujourd’hui plus articulées les unes aux autres mais disjointes, démembrées entre des auteurs et des courants qui ne dialoguent guère entre eux. C’est cette dispersion de la question communiste qui explique, à mon sens, son déplace-

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ment sur le terrain de la philosophie (en sens contraire du mot d’ordre de “sortie hors de la philosophie” qui fut celui du jeune Marx) et non l’inverse. Et ce déplacement n’est pas sans enjeux politiques ! Pour le montrer, j’ai sélectionné trois auteurs qui ont en commun de reprendre les termes de socialisme et / ou de communisme, et qui s’arrêtent sur des éléments distincts de cet héritage. Pour le dire schématiquement : Alain Badiou aborde en particulier la question de l’État ; Ernesto Laclau se concentre sur les questions de stratégie ; Toni Negri et les théoriciens du commun s’intéressent aux questions de la propriété. Leurs apports sont extrêmement intéressants et ils sont à discuter en profondeur si l’on veut recréer un espace de confrontation indispensable à la construction d’une alternative. À ces trois grands axes thématiques, il faut encore ajouter les questions cruciales du genre, de l’antiracisme politique, de l’écologie. Le chantier est énorme et il est nécessairement collectif. Mon but est seulement d’identifier les divers pans de la question communiste pour aider à les réarticuler, si possible. Relier recherche théorique et mobilisations de masse ne se décrète pas, évidemment, mais peut néanmoins se préparer… y compris sur le terrain théorique ! Faute de quoi, l’alternative restera en miettes. ■ isabelle garo


LE DOSSIER

S DE A P IT F F U S IL NE VOIR U O P E L E R PREND

Alors e “marxiste”. n du socialism tio ent di éfi tra m la se , ns opotkine rivent da et de Pierre Kr t ks russes s’insc on en vi èr dh he id lc ou ns Pr bo h s co ” le ep Lénine et Pierre-Jos s “marxistes de le rs é, ie ét rit ci s hé so le s, la re nt iste ale de que les anarch ur la retourner co nisation intégr oir le achine d’État, po ent l’auto-orga m uv ôn la po pr de et de r t t re ta an pa l’É av s, em de l’État mai te est de s’ is de al n” ré io n ire. ct tio ra in xt op po e ’e m à terme “l tature” te que la seul s. On doit viser erçant une “dic te ex n” an en tio éd , lu ts ss vo an po ré s in e classe “Grand des dom er la résistance souvenirs de la le is s r br le pa ut te s fa tê lé il bi , en nu t ire fa e on rtout ob aires de l’époqu ne. Ils sont su aine Les révolutionn Terreur jacobi la cre de la “Sem de sa as de m so le pi ab l’é oy de ffr ent et l’e ss ai se de françai sses conn Paris et s prolétaires ru Commune de le e la ur qu de re n er ir tio “T en es e uv so t pas qu pas un mai 1871. Il n’es iens. Pour que ne triomphe . sanglante” en ris e” déterminée pa ug ro es ur ad re ar er m “T ca e s un ur d’ le e ur de ttr à la le le sort udre à la rigue s ont appliqué ut bien se réso convaincus qu’il nt ur s’emso blanche”, il fa po ks s vi re he ai lc rs 17, ces bo de leurs adve e ss le maib fa En novembre 19 e la sé ent compt du arx : ils ont utili pris, ils se rend nt s ar l’o ts s s ’il l’intuition de M de qu ie is reaucrat r. Mais, une fo s d’État… La bu pa pi a m y parer du pouvoi ’e n’ il qu it r, fa rle a guerre n’ rement pa ahissante et la lentendu : à prop t faite pétente qu’env m lchevique s’es co bo in n i io ss ct au re ur ns l’i était tout de su re pour la ite. Or, si la victoi t pas de même es en e n’ rer la situation. il , ce erres en mêm um de violen face à trois gu ire fa avec un minim e t m en gi iv ré n do ie s l’anc dirigeant nostalgiques de Les nouveaux par les “Blancs” nduites par les ée co en s m on iti lle is ce : qu temps nes, ntre les ré ères, européen des paysans co sances étrang is tsariste ; celle ie. pu ss s de Ru en lle ce lutionnaire les villes ; vo ré er r ill oi ta uv vi po ra our d’un ks impr bolcheviks po ne veulent pas e ? Les bolchevi japonaise qui n de la puissanc ons de iti tio is tra qu en ré américaine et nc s le co toyable et guerre sans pi la im n er ço en fa m t lle de en Comm er les vi s. Ce en place , pour ravitaill r rouge se met rie eu ne rr an Te plus ys La pa . nt la r vise tent su guerre”. Il est la force s’abat ommunisme de i“c br é is de pt u ba lie t nourriture par Au es te fondateur. is inte maximale at ra ét nt tico an … de rit e es reus systèm que de l’esp et des plus rigou tisme prussien bâtissent une, guerres en ks proche de l’éta is vi tro he s lc (le bo d’État, les t efficace en em qu ni ment ch ue te ser la machine iq est ) et polit me de guerre r communiste oi iniuv po ns Le communis ie u ut ea so leurs par le nouv e t l’essentiel de dr en en rd sont gagnées pr pe m y co ur ks s bolchevi en 1921, po , ne ni Lé ssy de désastreux (le ence uplit le toute l’intellig ession. Il asso tiaux). Il faut relâcher la pr réintroduit de et nu ve ve si t es es t anique répr éc m est que le momen la e in m l’écono ie. C’ isitions, fre té privée dans P. tème des réqu rié NE op pr la de ”, ue et arché ue économiq iq lit po une part de m lle ne hi ve mac pelle la “Nou nnement de la ce que l’on ap blit le fonctio civile. ta ré re er le el gu s, de oi des logiques En quelques m re st sa re ou oi dé is le évite elle et prov économique et est conjonctur P e, il NE ès tte th ce po si hy voir seconde Mais reste à sa penche pour la en é ne pp ni Lé fra Si l’a i e. bl l'attentat qu de s si elle est dura ai m e ja ss tra ru se remet révolution est épuisé et ne nvier 1924, la ja en ne rt, le eu el m mais and il société russe, août 1918. Qu emprise sur la n so oir. ■ r.m. é uv id po ol n ns so a co it faire de do lle ’e qu ce en sait pas très bi

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ROSA LUXEMBURG, UNE NOUVELLE FIGURE DE LA RÉVOLUTION Femme multiple et personnage tragique, assassinée en 1919, Rosa Luxemburg continue d’inspirer nombre d’artistes dramatiques. Ces œuvres dessinent une nouvelle figure de la révolution et du révolutionnaire. Figure essentielle des luttes révolutionnaires allemandes et du mouvement ouvrier dans son entier, cofondatrice de la Ligue spartakiste, Rosa Luxemburg meurt assassinée le 15 janvier 1919 et son corps, jeté dans un canal à Berlin, ne sera retrouvé que fin mai. Une femme, une mort violente et prématurée (elle n’a que quarante-sept ans), une vie amoureuse passionnée, un engagement sans failles, une production littéraire embrassant écrits théoriques et textes empreints de lyrisme : tout fait d’elle un personnage tragique, propice aux visions exaltées. « CHEZ ELLE, TOUT COMPTAIT »

Rosa Liberté ; Rosa L. ; Rosa ; Rosa, la vie ; Rosa la rouge ; Le Club Rosa ; Rosa, seulement, etc. : ce qui saisit à la lecture de ces titres de spectacle est l’omniprésence du prénom. Serait-ce la prolongation inconsciente d’un sexisme bienveillant qui consiste à désigner une femme ainsi plutôt que par son patronyme ? Un usage qui adoucit l’autre, le rend plus proche, polarise sur sa vie amoureuse, mais atténue aussi sa crédibilité politique et de penseuse, comme le fait remarquer le réalisateur Marcel Bluwal, auteur d’un documentaire pour la télévision, resté célèbre, sur Rosa Luxemburg.

Mais à interroger certains artistes, l’intérêt pour Rosa Luxemburg se fonde sur une attention à une personnalité totale, qui a concilié engagement politique et sensibilité poétique. Conceptrice et interprète de Rosa, la vie, création autour des textes de prison, Anouk Grinberg explique : « Souvent, la compassion, le Bien, le sens de l’autre sont des idées abstraites, globales chez les révolutionnaires, les militants. C’est rare quand l’intelligence ne dresse pas un mur entre le grand et le petit, le dehors et le dedans, le politique et l’intime. Chez elle, tout comptait, du plus petit au plus grand. Son engagement n’avait pas deux langages, c’était une énergie qui touchait à tout ». Co-metteuse en scène de Rosa, la comédienne Nina Paloma-Polly explique qu’en « découvrant ses pensées politiques, on sent que son rapport à la nature est intimement relié à sa façon de concevoir le monde en société, de faire de la politique ». « DEUX FEMMES »

En sourdine ou de façon plus lisible, il est donc aussi question de politique : selon Filip Forgeau, metteur en scène et auteur de Rosa liberté, « c’est ce que cette voix – qu’on a tue – nous dit aujourd’hui, des nationalismes, de l’oppression, du capital, de la révolution et de la liberté,


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mais aussi de l’enfance, de l’amour, du rapport homme / femme… » qui est intéressant. Pour Alexandra Lazarescou, la vision politique de Rosa Luxemburg peut alimenter des luttes contemporaines. Ainsi, l’autrice développe dans Nous, les Rosas, une épopée contemporaine qui relie la figure de Rosa Luxemburg et notamment la « joie » dont elle parle dans ses lettres de prison, aux questions actuelles de la souffrance au travail et de la place des femmes dans le monde de l'entreprise. Dans un article sur le livre Rosa Luxemburg, ombre et lumière de Claudie Weill, la sociologue Christine Delphy expliquait que Rosa Luxemburg serait « deux femmes » : l’une dont on peut étudier la pensée, les écrits et les actions ; l’autre qui, par l’usage qui est fait de son symbole, nous éclaire sur « l’univers mental de [ses héritiers] mais aussi de ses adversaires ». Dans leur diversité, ces projets théâtraux disent alors peut-être un rapport particulier au politique. « Parce qu’on a perdu l’habitude de croire en une sincérité politique, et que cette perte nous brise la colonne vertébrale », avance Anouk Grinberg. « Ça nous permet d’envisager la politique autrement que comme un métier réservé à une élite et dont il faudrait connaitre la complexité des rouages », souligne Nina Palloma-Polly. Rosa Luxemburg apparaît comme la figure de réconciliation possible entre le sensible et le politique, entre perception du monde et prolongation de cette perception dans l’engagement. ■ caroline châtelet

BIBLIO

Claudie Weill, Rosa Luxemburg, ombre et lumière, Paris, Éd. Le temps des cerises (2008). # Delphy, Christine, “Claudie Weill : Rosa Luxemburg, ombre et lumière”, Nouvelles questions féministes, vol. 30, numéro 1, 2011, pp. 121-125. # Rosa Luxembourg, réalisé par Marcel Bluwal, France, ORTF, 94 min, 1973. # Filip Forgeau, Rosa Liberté. Texte édité aux éditions Les Cygnes. Spectacle en tournée le 20 février 2018 à Fouesnant-les-Glénan, le 8 mars 2018 à Neuchâtel (Suisse).

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s e g è l l o 104 c és, entretenus

80 REGARDS AUTOMNE 2017 Direction de la communication/studio graphique - Photo : Didier Adam.

construits, rénov


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FAUT-IL TOUJOURS VOULOIR FAIRE TABLE RASE ?

Cent ans après la révolution soviétique, nous avons demandé à Paul Chemetov, fils d’immigré russe, architecte et urbaniste engagé, longtemps membre du Parti communiste, ce qu’il en retenait. Faut-il encore vouloir faire du passé table rase ? Ou faut-il renoncer à la rupture ? La question posée par Regards entremêle des mots : rupture, passé, radicalité, innovation, changement, révolution enfin, tous chargés d’affects, qui laissent dans leur sillage une écume d’enthousiasmes et d’amertumes. Mais les mots donnent forme, quand ils sont partagés, au désordre du monde et il faut donc s’y affronter et briser leurs chaînes de signification pour en forger d’autres. Commençons. Rupture : tout d’abord celle d’un câble et voilà la montagne, la

PAUL CHEMETOV Architecte, urbaniste

neige, les téléphériques et les victimes convoqués ; celle d’un barrage. Celle d’une histoire sentimentale qui s’achève. Rupture politique aussi, comme la stratégie théorisée dans le domaine de l’action judiciaire par feu Jacques Vergès : en fait, renverser la table, tirer un coup de pistolet dans un concert, imposer dans une action convenue les codes d’une autre pratique. La rupture en ce cas devient productive d’une autre logique, d’une autre vision du monde, elle révolutionne parce qu’elle retourne cul par-dessus tête l’ordre, la compréhension, l’usage. Mais on ne peut rester dans cette position inconfortable, sauf à être comme un hamster dans sa roue, elle tourne et lui, pourtant agité, reste sur place. Voilà une révolution au sens premier de ce mot, selon le Petit Robert : le retour

périodique d’un astre à un point de son orbite. Et pour les architectes ou les amoureux de Chambord : escalier à double révolution. Il faut attendre le XVIIIe siècle, Rousseau et Montesquieu pour donner à ce mot son sens actuel. On en sait les avatars plus récents : la révolution culturelle de Mao, celle permanente de Trotski – bref, comme disait dans un mouvement de lucidité François Mitterrand, « le coup d’État permanent ». LE TEMPS ET LA RARETÉ

Si tous les sens que charrie le mot révolution conditionnent sa pratique, passé le grand soir elle s’installe comme pouvoir, oublieuse de la formule de Michelet qui définissait celle de 89, en France, comme l’avènement de la loi, la résurrection du droit, l’avenir de la justice. On peut

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légitimement demander quels sont les privilèges cachés dans chacun de ces mots qui devraient nous réunir et qui, de fait, balisent les lignes de partage de la société. La loi, le droit, la justice n’ont pu assumer le partage équitable. Et si le socialisme veut assurer à tous le gite et le couvert, l’école et l’hôpital, il est un problème qu’il ne peut résoudre et doit accepter comme un caillou dans sa chaussure : c’est celui de l’exception, de la rareté. On ne peut promettre à tous le Château-Margaux. Faut-il réguler cette rareté par le prix, par les privilèges de la nomenclature, par le tirage au sort, avec le secret espoir d’une rédemption dans les paradis de l’ivresse ?

La réponse de la quantité, de l’équité apparente de l’existence minimale pour tous fait l’impasse sur les pratiques, les cultures et les mémoires : ce que l’on nomme le passé, dont il faudrait faire table rase.

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On peut faire un constat semblable dans le domaine du logement pour tous. Aux caves et galetas du XIXe siècle ont succédé l’habitat faubourien, l’eau sur le palier et les WC dans la cour. Dans le même temps, à l’Ouest s’édifiaient des appartements pompeux. Après les tentatives philanthropiques des cités jardins, l’après-guerre a produit les grands ensembles, l’habitat de la multitude. Même si, à deux générations de distance, ces logements nous semblent périmés pour nos références actuelles, ils ont pour la première fois donné de la surface, de l’eau chaude, le chauffage central et quelques vues sur l’avenir à des innombrables qui, par cette expérience, sont devenus exigeants – soit d’un habitat autrement partagé, participatif dit-on aujourd’hui, soit du refuge dans le pavillon individuel : une chaumière et un cœur. Cependant, même l’habitat rêvé reste situé, les uns avec vue sur la Seine et les autres sur les voies ferrées. Et on voit bien à cet exemple prosaïque, celui qui a interrogé toute ma pratique, que la réponse de la quantité, de l’équité apparente de l’existence minimale pour tous fait l’impasse sur les pratiques, les cultures et les mémoires : ce que l’on nomme le passé, dont il faudrait faire table rase. Les humains vivant en société dans un entrelacs de références matérielles et culturelles, qui les entravent, mais les empêchent de tituber, ils ne

peuvent avoir le même rapport au temps qu’un insecte d’une durée de vie de quelques semaines. UN REFRAIN ENTRAÎNANT MAIS CONFUSIONNISTE

La table rase ne profiterait qu’aux êtres autonomes asociaux et autocentrés dans leur scaphandre de certitudes. La majorité d’entre nous, dans l’accumulation des cailloux blancs des chemins de nos vies, dans le bouillon des histoires familiales, dans le poids matériel des pratiques ossifiées dans nos habitats, nos villes, nos routes ou même dans les sillons et les haies du paysage agricole, en rien naturel (seule la forêt primitive ou la jungle le sont), confrontent dans les bricolages de la vie le temps de plus en plus long des destins individuels et le temps très lent du monde bâti. C’est dans le renouvellement permanent de ce temps long que, comme des bernard-l’hermite, nous habitons nos coquilles. Les bâtiments où nous vivons et les objets manufacturés que nous chérissons, comme nos voitures, ont des existences conjointes mais des rapports au temps totalement différents. Ces armures non seulement matérielles, mais culturelles ou affectives, par leurs ancrages profonds et leurs probabilités d’avenir, sont autant de témoins dans la transmission des expériences humaines. Mais ces pratiques, il faut les théoriser pour ne pas les mythifier et être capable de pen-


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ser l’innovation et le changement. L’innovation ce n’est pas, comme le disait un publicitaire britannique, « coller une étiquette “nouveau” sur un produit qui se vend mal » ; le changement, ce n’est pas le propos désabusé du prince dans Le Guépard. Car pour aller au-delà de l’apparence, il faut de la radicalité, c’est-à-dire un retour à la racine des choses, à leur origine passée. Du passé faisons table rase est certes un refrain entraînant, mais confusionniste. Dans la doxa communiste, cette question a été le plus souvent éludée. On peut trouver chez Marx quelques remarques aigues sur le Parthénon et les temples grecs qui nous émeuvent par-delà les siècles, mais le courant dominant parle en termes d’infrastructures et de superstructures – d’où le reflet léniniste, loin des analyses radicales de l’école de Francfort ou de Walter Benjamin. On pourrait indéfiniment faire la liste des mauvais chemins empruntés aux carrefours de l’histoire, mais aujourd’hui constater avec effroi que l’humanité est en capacité de s’autodétruire. Dans cette situation, on ne peut faire de notre passé table rase. LES ABRIS DE L'ACTION POLITIQUE

La révolution, la radicalité, le changement, l’innovation, tous ces mots parlent de la conflictualité assumée, de ce qu’il y a d’antagonique dans toute société et

par quelle dialectique elle avance. Le progrès, ce n’est pas toujours plus, c’est sans doute désespérément mieux. C’est ce qui fonde et justifie l’action politique. Mais sans pensée politique, sans projet et sans références, il n’y a pas d’action commune possible. Dans le monde contemporain où la segmentation, l’individuation, la concurrence ou la compétitivité l’emportent, comment être des êtres autonomes capables d’empathie ? Se pensant comme totalité et non comme fraction ? La forme parti – par ailleurs si efficace – en est une. Mais la forme d’organisation ne peut se séparer des lieux de son expression. Le désordre apparent (mais l’ordre caché) de Nuit debout et le rituel de tout office religieux – fût-il politique, clercs et laïques séparés et communiant ensemble – sont les deux formes extrêmes qui bornent ce qu’il faut atteindre. Dans ce champ, les manifestations, les grèves et leurs rituels – si elles ne deviennent pas des enterrements convenus, les cortèges funèbres des illusions perdues – sont aussi nécessaires par l’apprentissage du commun que par leurs objectifs affichés. Aux activités humaines, on a toujours trouvé des abris, dont les formes et l’organisation disent tout de la société comme des rapports sociaux. Quels sont les abris de l’action politique aujourd’hui : les hologrammes, le journal télévisé, les questions du mercredi

Les bâtiments où nous vivons et les objets manufacturés que nous chérissons, comme nos voitures, sont autant de témoins dans la transmission des expériences humaines. Mais ces pratiques, il faut les théoriser pour ne pas les mythifier et être capables de penser l’innovation et le changement. au gouvernement ? Le socialisme naissant rêvait aux maisons du peuple, comme aux bourses du travail, il cherchait refuge dans la sociabilité des estaminets dont la tradition anarchiste perdure toujours en Catalogne ; les clubs révolutionnaires anticipaient ce besoin. Il reste des formes à trouver, mêlant sous un même toit les Restos du Cœur, les bibliothèques, les cafés, les kiosques à musique et les permanences politiques, des associations ou syndicats. Bref,

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en tâtonnant, trouver des formes d’autogestion qui rendraient cette utopie nécessaire est sans doute une des pistes qu’il faut explorer. « DES FORMES INIMAGINABLES »

Et si nous célébrons octobre 2017, c’est pour marquer le centenaire de la révolution russe. Le centenaire de celle de 1789, la nôtre, vit à Paris l’érection de la tour Eiffel, un banquet de tous les maires de France et la création d’une galerie de zoologie (l’évolution, pas encore la révolution), au Muséum d’histoire naturelle. À quoi aurons-nous droit pour ce premier centenaire ? Le tir d’un missile balistique, un homme ou une femme dans l’espace, une parade militaire sur la place Rouge devant un mausolée ? Comment donc célébrer Octobre ? Et là, il me faut faire un détour par l’histoire familiale. Mon père fut témoin et acteur des révolutions de février et d’octobre, et de la guerre civile qu’il commença aux côtés des Rouges et termina dans les rangs de l’armée blanche… Alors que je voyais avec lui quelques films soviétiques qui reconstituaient ces événements, il me disait : « Mais octobre, ce ne fut pas ça, ce fut aussi un 68 en armes, c’était des soldats dormant à même le sol, dans les couloirs de Smolny, des salles enfumées où se succédaient à la tribune les leaders révolutionnaires et même un piètre orateur comme Lénine ».

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Octobre ne fut cependant possible que par la première guerre mondiale et les masses armées qui en Russie retournèrent leurs fusils – il en suivit tout de même une conception militarisée de l’action politique qui fait partie de notre histoire et dont il nous faut faire le deuil. Pour conclure, je citerais Roger Vaillant, proche compagnon de route des communistes qui, en 1960, écrivait dans son roman La Fête : « Un nouveau type d’homme s’était formé, s’était forgé pendant la première moitié du siècle dans les luttes ouvrières et la guerre civile : le bolchevik… il avait soudainement pris conscience après le vingtième congrès du PCUS1 que l’histoire était entrée dans une nouvelle phase, sans qu’il s’en fut aperçu... Le bolchevik était désormais un personnage historique comme les disciples de Socrate, les Romains de la République, les conventionnels ou les chefs d’industrie qui édifiaient des empires... Il fallait planter là tout ce qui n’était plus vivant dans la mémoire des hommes, les charges de la cavalerie rouge, les occupations d’usine. La Révolution est démodée, elle a changé de nom. Elle prendra des formes inimaginables ». On pourrait ajouter : et à ce jour inimaginées. ■ paul chemetov 1. Congrès du parti communiste d’union soviétique (PCUS) au cours duquel Nikita Kroutchev révéla et dénonça l’ampleur des crimes de Staline.


LES VERTIG

ES DE “L’HOM

ME NOUVEA

U”

LE DOSS

Les premiers socialistes, à l’insta r de Fourier, bach ou Mar Feuerx, rêvaient d’un “homme total”, dont les potentialit és seraient lib par la fin des érées sociétés de cl asses. Dans la moitié du XI Xe siècle, le se conde s socialistes gèrent ce rêve russes prolon par celui de “l’homme nouv et dévoué sans eau”, ascétique limite à la caus e révolutionnai tion de tous le re de l’émanci s hommes. Mai pas cet “homme résultat du pass nouveau” sera age d’une soci it-il le ét é à une autre l’objectif de le ou devrait-on se façonner, par une action volo fixer Le volontarism ntaire et coordo e extrême qui nnée ? soutint la cons dans un seul pa truction du “s ys” déboucha ocialisme sur la seconde société nouvel optique. Pour le, il fallait s’at bâtir la ta ch er ment neuf qui à construire l’i aurait à cœur de ndividu radicale s’y atteler. Le nouveau fut al modèle de l’hom ors celui du m me ilitant infatigab “homme comm le et endurci, uniste” qui se cet donne entièrem donne sens à sa ent au parti qu vie, tout autant i qu’à son comba En URSS, c’es t politique. t “l’ouvrier de ch oc”, qui se do sans compter nne à la tâche de l’i ndustrialisatio à marche forcée n , le “savant au x pieds nus” dont l’i ntelligence, de Léningrad à Vladivostok, est or ientée vers la utilité sociale seule du moment. bien le “profe C’ es t aussi sseur rouge”, qui va éduque masses dans r les l’esprit du “m arxisme-lénini le “tchékiste”, sme”, que ce policier polit ique dont la m préserver la ré ission est de volution de to ut danger et de L’homme nouv eau s’est identif toute souillure . ié ainsi au volo a marqué une lo ntarisme extrê ngue période de me qui l’histoire soviét s’est coulé de la sorte dans le ique. L’homme total profil de l’hom individu que l’o me de l’État et n glorifie en ap du Parti, parence (« l’ho précieux », affir mme est le capi mait Staline lu tal le plus i-même…) et qu négligeable, dè e l’on tient pour s lors que l’int quantité ér êt de l’État et du sacrifié. Le stal Parti exige qu’il inisme triomph an soit t a fait de l’éman quée le bercea u de la soumis cipation revend sion individuel iOn a voulu “l le et du despot ibérer” la soci isme. été et la march fait au prix du e de l’histoire renoncement à l’a l’émancipation Comme quoi, des individus. il ne suffit pa s de vouloir veau” pour le “nouparvenir au “moderne” qu thur Rimbaud ’Arappelait de ses vœux… ■ r.m.


NOTRE RÉVOLUTION Romancier et critique littéraire

Pour nous, peuple de gauche, l’événement de la rentrée littéraire, ce sera bien évidemment la publication de Notre Révolution de Bernie Sanders. Il a piqué le titre sur Macron ou quoi ? Non. Cet ouvrage, Bernie l’a rédigé juste après sa défaite aux primaires contre Hillary Clinton, et achevé avant même que soit connu le résultat de la présidentielle américaine, le 26 septembre 2016. Il n’y est donc guère question de Trump. Quelques fois tout de même... L’une dans le chapitre sur le changement climatique. Sanders écrit : « Donald Trump a déclaré que le changement climatique était une supercherie montée par la Chine. C’est extraordinaire, mais pas étonnant si l’on songe que, dès qu’un candidat à une élection reconnaît la réalité du changement climatique et propose d’agir, il perd les fonds de campagne promis par les grandes entreprises donatrices ». On pige mieux, désormais. Mais c’est le grand thème du livre. La démocratie américaine est menacée par l’oligarchie – qu’il va donc falloir maintenant « vaincre », euh, dixit Sanders. « En Amérique aujourd’hui, écrit-il, enfreignant le principe une personne

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une voix, un petit groupe de superriches injecte des milliards de dollars dans le processus politique afin d’acheter l’élection de politiciens qui leur seront redevables. ». C’est marrant. On a beau le savoir le savoir au fond de soi depuis un moment, ça fait quand même du bien de le voir écrit noir sur blanc ; puis développé, argumenté, souvent chiffré de façon froide, calme et limpide. On dirait à la lecture la surface plane d’un lac, mais alors c’est celui du Loch Ness. Un monstre prédateur vit en dessous. Et en plus, cela veut nous donner des leçons au sujet du Venezuela, a-t-on souvent envie d’ajouter dans les marges. L’AMÉRIQUE QUI SONNE FRANÇAIS

L’oligarchie possède évidemment de nombreux médias. Sanders : « Pour les médias privés, les vraies questions qui se posent aux Américains – la pauvreté, le déclin de la classe moyenne, les inégalités de revenus et de richesse, le commerce, les soins médicaux, le changement climatique, etc. – sont dépourvues d’intérêt. La politique, c’est du divertissement (…). À quelques exceptions notables près, les reporters sont formés

à regarder une campagne comme si c’était une émission de jeu, un match de base-ball, un soap opéra ou une série de conflits ». Cela a beau être américain, c’est fou comme cela sonne déjà français, non ? Les secteurs qui financent le plus la vie politique américaine ? Allons bon. Les laboratoires pharmaceutiques puis les compagnies d’assurance. Je suis sûr qu’en grattant un peu, on trouverait un peu la même chose en France. Cette histoire de onze vaccins obligatoires reste en travers de la gorge. Oh je sais bien : ce n’est pas très démocratique de remettre en cause la notion de vaccin, qui ne fonctionne qu’avec le grand plus nombre. N’empêche : j’aimerais bien savoir si l’oligarchie prend le risque de faire vacciner ses nouveaux-nés ou si ses membres préféreront ensuite les inscrire dans de trumpiennes écoles privées où ces vaccins ne seront plus obligatoires ? Macron n’était pas en vacances à Marseille, mais à Arles. Et puis jetez un œil sur les secteurs d’activité dans lesquels se recasent nos politiques battus aux dernières élections. Dans les médias privés ? Oui, bien sûr. Mais pas seulement. Enquêtez.

Illustration Alexandra Compain-Tissier

arnaud viviant


CHRONIQUE

REVENIR DU RÊVE AMÉRICAIN

De nos jours, il faut croire que la duchesse de Guermantes ne parlerait plus de la Chine, mais des Etats-Unis. Dans son salon, elle lâcherait maintenant la bouche en cul de poule : L’Amérique m’inquiète. Soit le titre que Jean-Paul Dubois avait choisi pour son recueil d’articles paru en 1996 et que son éditeur vient à juste titre de rééditer en poche. On vous le conseille fortement. Il est très intéressant de voir comment des Français nés dans les années 50 et élevés dans le “rêve américain” en reviennent aussi nettement aujourd’hui. C’est le cas de Marc Dugain. Voici ce qu’il écrit dans son dernier roman, Ils ont tué Robert Kennedy, l’un des plus importants de la rentrée littéraire, précisément pour cette raison-là : « Quand on a aimé le rêve américain, on est d’autant plus réticent à accepter qu’on nous fasse croire que le cauchemar n’en est pas un ». Tout est dit. Entre James Ellroy (pour l’enquête) et Philip Roth (pour le roman critique), Dugain produit un essai parfaitement bien déguisé en fiction, ou l’inverse, sur le fait que John Kennedy en 1963, puis Robert Kennedy en 1968, ont été délibérément assassinés par la CIA. Mais ce que ce livre interroge

profondément, ce sont les relations de la France avec l’Amérique : « Après deux ou trois verres de vin rouge français, Hélène était du genre à proclamer (…) que la défaite militaire de Montcalm et la vente de la Louisiane par Napoléon avaient été le drame du continent nord-américain. Sous influence française, il n’aurait pas été submergé par le mercantilisme et l’absence d’esprit critique ». ET ICI, C’EST NOUS QUI SOULIGNONS

Je ne peux pas finir cet article, qui est déjà trop long, sans parler du très bon roman de Lola Lafon, Mercy Mary Metty. Même si elle a une vingtaine d’années de moins que Dubois et Dugain, l’écrivain évoque elle aussi, depuis un autre temps moins long, cette désillusion franco-américaine. Autour de l’affaire Patty Hearst (fille de milliardaire qui deviendra une icône pop révolutionnaire, comme plus tard Ulrike Meinhof, Nathalie Ménigon ou bien Florence Rey, etc.) ; en mêlant très habilement trois générations de femmes américaines et françaises, la romancière unit l’amour des États-Unis avec son total désamour. Et nous le confie au creux de l’oreille au passage : en français, la révolution, mot féminin.  @ArnaudViviant

Bernie Sanders, Notre Révolution, Les Liens qui libèrent.

Jean-Paul Dubois, L’Amérique m’inquiète, L’Olivier.

Marc Dugain, Ils vont tuer Robert Kennedy, Gallimard.

Lola Lafon, Mercy Mary Patty, Actes Sud.


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UN PORTFOLIO DE GIDEON MENDEL

PORTRAITS SUBMERGÉS

Probable qu’il patauge actuellement dans des eaux boueuses au Texas, en Asie du sud ou au Sierra-Leone. Car depuis 2007, Gideon Mendel chasse les inondations à travers le monde. Il veut faire prendre conscience de l’une des principales répercussions du réchauffement climatique : l’aggravation des intempéries. Si les scientifiques se montrent encore réservés quant aux corrélations précises entre les deux phénomènes, un rapport de l’ONU montrait en 2015 que 90 % des « désastres majeurs » de ces vingt dernières années ont été le fruit de catastrophes météorologiques, dont 47 % d’inondations. D’autant qu’à terme, ce sont les mers qui monteront. Mais l’action de ce « struggle photographer » n’est pas que politique. Activisme et art s’allient dans une dialectique qui les nourrit l’un l’autre. Entre témoignage, soutien aux sinistrés et originalité du travail photographique. Aucun sensationnalisme autour des dégâts matériels, mais un réel travail, très psychologique, sur le vrai sujet du scénario qui se noue : l’être humain. Ce sont les habitants qui invitent le photographe dans leur maison noyée, et partagent une intimité de crise que l’on constate universelle, dans un saisissant contraste entre la violence de la perte et le calme des éléments – esprits, corps, décor. S’il faut bien garder en tête l’inégalité des dommages humains et matériels entre les régions, ces regards captés aux quatre coins du monde, similaires mais aussi singuliers, font prendre conscience de notre appartenance à une large communauté de destin. Cette « vulnérabilité partagée » nous dit que les réfugiés ne sont pas toujours ceux que l’on croit, qu’ils seront nombreux demain (250 millions en 2050 selon l’ONU), et qu’il faut se préparer à ces bouleversements. ■ manuel borras

João Pereira de Araújo, Taquari District, Rio Branco, Brésil, mars 2015.

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Anchalee Koyama, Taweewattana District, Bangkok, ThaĂŻlande, novembre 2011.


Garรงon anonyme, Gonaives, Haiti, septembre 2008.


Lucas Williams, Lawshe Plantation, Caroline du Sud, USA, octobre 2015.


Joseph et Endurance Edem, avec leurs enfants Godfreedom et Josephine, Igbogene, ĂŠtat de Bayelsa, Nigeria, novembre 2012.


Margaret Clegg, Toll Bar Village, South Yorkshire, Angleterre, juin 2007.


PORTFOLIO

Abdul Ghafoor, Manghal Khan Brohi Village, Sindh, Pakistan, Septembre 2010


À BURE, LA GUERRE DE POSITION DES ANTINUCLÉAIRES

Dans la Meuse, le rouleau compresseur de l’atome veut enfouir ses déchets les plus radioactifs pour l’éternité. Mais au bois Lejuc, terrain de cette bataille aux enjeux colossaux, l’opposition consolide son occupation : ce n’est peut-être pas une ZAD, mais on y défend aussi un autre projet de société. par thomas clerget, photos albert facelly

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/ divergence


REPORTAGE

Mandres-en-Barrois, le 14 aout 2016. Week-end d’action des opposants au Centre industriel de stockage géologique (Cigéo) des déchets nucléaires.


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Devant la “Maison de la résistance à la poubelle nucléaire”, il ne s’écoule pas quinze minutes sans qu’une voiture bleu foncé, affublée du logo de la gendarmerie, ne fasse un passage en ralentissant. Le temps pour ses occupants de fixer quelques instants, selon un rituel bien rodé, les jeunes gens qui bavardent ou cassent tranquillement la croûte sur les marches de cette ancienne ferme de village, devenue lieu de vie militant et point de rassemblement internationalement connu des mouvements de lutte anti-nucléaire. Les habitants feignent l’ignorance, lancent un bonjour narquois ou exhortent, pour les plus hardis, les militaires à poursuivre leur route. La scène se répète inlassablement, au fil des jours et des semaines, symbole d’un territoire sous tension permanente. Nous sommes à Bure, aux confins de la Meuse, où l’État a décidé au début des années 2000 d’implanter Cigéo, projet pharaonique de site d’enfouissement des déchets nucléaires “en couche géologique profonde”, tout droit sorti d’un film de science-fiction. Il se mène depuis, autour de ce village rural de quatre-vingt habitants, une véritable guerre de positions entre les pouvoirs publics et leurs opposants. Une guerre aux théâtres d’opération multiples, où l’intelligence, l’ingéniosité et le courage de quelques-uns parviennent avec constance à déjouer la puissance de l’État. Une guerre, aussi, dont les enjeux sont tels qu’elle semble exclure toute forme de compromis : son issue passera par la reddition pure et simple de l’une des deux parties.

CAMPAGNE SOUS OCCUPATION POLICIÈRE

À quelques centaines de mètres du village, une petite colline ornée d’un bois surplombe ce coin de campagne aux apparences paisibles, couvert d’une mer de blé dorée au soleil. Elle serait presque immobile, si les routes et chemins qui la traversent n’étaient régulièrement sillonnés de petites barques bleues – véhicules de la gendarmerie qui accomplissent leur ronde avant, sans doute, une nouvelle traversée du village. En contrebas, une petite route relie Bure au bois Lejuc, forêt toute proche mais située sur la commune voi-

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sine de Mandres-en-Barrois. À l’entrée du bois, on ne passe pas : après une chicane de fortune se dressent deux barricades imposantes, faites de bois de palette et de branchages, de tôles et de barrières métalliques. « Ne te gare pas trop près, avertit en souriant une habituée des lieux. Parfois, la barricade prend feu ! » Le bois Lejuc fait partie des arènes les plus disputées de ce bras de fer. L’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra), l’organisme public chargé de conduire le projet, cherche à mettre la main sur la forêt pour y lancer les premiers travaux. À terme, le bois doit être rasé pour y installer des infrastructures, notamment les puits d’aération et des ascenseurs reliés au site d’enfouissement. Ce dernier, composé d’un gigantesque maillage de 265 kilomètres de tunnels, serait logé à 500 mètres de profondeur. D’après l’Andra, lorsque la radioactivité finira par remonter, d’ici cent mille ans, elle atteindra des niveaux inoffensifs. Si tout se passe comme prévu… Comme à Notre-Dame-des-Landes, le projet est dans les tiroirs de l’État depuis plusieurs décennies. Le site définitif, à Bure et sur les communes alentour, où doivent notamment être installé un terminal ferroviaire et un site de stockage provisoire, a été retenu après de multiples prospections dans le pays. Toutes se sont révélées infructueuses, souvent du fait d’une farouche opposition populaire. Mais le Sud de la Meuse, lui, est très faiblement peuplé. La construction du centre doit y démarrer en 2022. Les premiers déchets arriveraient en 2025. Tout va donc se jouer au cours du quinquennat Macron. Pour l’instant, les opposants enchaînent les victoires. Sur le plan juridique, mais aussi sur le terrain.

FAIRE CONTRE-SOCIÉTÉ

En juin 2016, quand l’Andra a pris une première fois possession du bois pour y lancer des travaux de défrichement et de forage exploratoire, plusieurs dizaines d’activistes ont investi les lieux, obligeant à stopper les opérations. Après une expulsion musclée, les opposants se sont à nouveau rendus maîtres du


REPORTAGE



REPORTAGE

terrain. Ils ne l’ont plus quitté. Et ont eu tout loisir de renforcer les défenses du bois. Passée la première barrière, ornée d’une petite tourelle d’observation, reste à franchir une multitude d’autres barricades. Des tranchées, mais aussi un certain nombre de cabanes parfois très haut-perchées dans les arbres, renforcent le dispositif. À chaque accès, on se relaie pour monter la garde. Le bois Lejuc est aussi un lieu de vie. Les infrastructures, certes, y sont modestes. La vie simple, mais organisée. Les opposants ont forcé l’admiration des villageois en tenant l’hiver, avec des températures descendues jusqu’à -15°. Parfois surnommés “les hiboux”, ils sont souvent jeunes, en rupture avec la société du travail et de la consommation à outrance. Certains sont de passage, prêtent main-forte pour quelques jours ou quelques semaines. D’autres s’installent, construisent méthodiquement leur cabane. Ils renoncent aux stratégies de survie imposées par la société de la précarité. Pour faire corps avec la lutte, plutôt que de subir leur existence. Lorsqu’ils communiquent entre eux, ils s’interpellent par des surnoms librement choisis. Certains ne se connaissent que sous leur appellation d’emprunt dont ils peuvent, le cas échéant, changer d’un jour sur l’autre. Par prudence, et pour brouiller les pistes. Pas question de laisser les services de renseignement savoir qui est qui, et surtout qui fait quoi. Le bois et la lutte ont leurs règles. Mais les surnoms ont un autre intérêt. S’installer au bois Lejuc, c’est un peu laisser son ancienne vie et son ancienne identité derrière soi. En faisant un pas de côté par rapport à la société, les occupants investissent une lutte qui est aussi remise en cause de leur rapport à eux-mêmes et aux autres.

À LA CROISÉE DES GÉNÉRATIONS MILITANTES

Foucault, par son attention aux “marges” de la société, rappelait qu’elles en constituent les antennes sensibles, questionnant la légitimité des normes dominantes et ouvrant des espaces en forme de contrepoids à l’ordre institué. Des heterotopias.

« Pour nous, ce n’est pas une ZAD. Nous ne défendons pas seulement le bois Lejuc, mais un territoire. Nous sommes contre l’enfouissement nucléaire, où que ce soit » Un occupant Assignations de genre, division du travail, habitudes de langage… Dès le matin au petit-déjeuner, tandis que le café chauffe lentement sur les braises, on questionne spontanément les mots et les usages du quotidien : « Le langage reproduit les oppressions, explique un occupant. Nous cherchons une manière de nous exprimer qui ne mette pas de barrière aux possibles d’existence ». La liberté de choisir qui l’on est, la stricte égalité dénuée de tout rapport de domination formel ou informel, l’autonomie politique : tels sont leurs idéaux. Le bois Lejuc est-il une nouvelle ZAD ? La comparaison avec Notre-Dame-des-Landes revient comme un leitmotiv, mais les opposants s’en démarquent : « Pour nous ce n’est pas une ZAD, développe un “permanent” du site. Nous ne défendons pas seulement le bois Lejuc, mais un territoire. Nous sommes contre l’enfouissement nucléaire, où que ce soit ». « Nous avons un rapport au local qui nous est propre, complète un autre activiste. Parler de ZAD nous donnerait une certaine visibilité, mais pourrait nous pénaliser vis-à-vis de ceux qui vivent ici. » « L’idée est de s’ancrer sur le territoire, confirme une troisième occupante. Nous nous battons aux côtés de gens qui viennent d’ici, de ceux qui luttent ici. » La Maison de la résistance à la poubelle nucléaire symbolise l’alliance entre les anciens mouvements de lutte contre le nucléaire, solidement ancrés dans la

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région, et les nouvelles générations militantes, habitées d’un esprit plus libertaire et radical, dont la force a émergé ces dernières années à Notre-Dame-desLandes, dans les manifestations contre la loi Travail et sur les places de Nuit debout. La Maison de la résistance a été achetée en 2005 par l’association Bure zone libre – composée de militants français et allemands – et par le réseau Sortir du nucléaire. Elle est aujourd’hui essentiellement animée par de jeunes activistes, en lien permanent avec l’ancienne génération.

CONTRÔLE QUASI COLONIAL DU TERRITOIRE

« C’est une lutte assez extraordinaire, juge Corinne François, militante historique de la bataille contre l’enfouissement des déchets, et ancienne administratrice de Sortir du nucléaire. Il y a une transmission qui s’effectue dans le temps. » Les militants anti-nucléaires ont amené leur expertise technique et juridique, leur expérience, leurs réseaux étendus jusqu’à l’international. La nouvelle génération ajoute à la palette ses modes d’action plus offensifs, une capacité à maintenir un rapport de forces sur le terrain, à l’occuper, à l’investir. « Nous avons établi une forte complémentarité », confirme Corinne François. L’alliance de la radicalité avec des modes d’action plus institués ne va pas toujours de soi, mais l’attelage a poussé l’adversaire sur la défensive. Bien qu’elles fassent parfois débat, les actions menées par les jeunes activistes, par exemple pour faire tomber les grilles d’installations liées au laboratoire de recherche de l’Andra, maintiennent la pression sur l’agence. La présence physique de cette dernière est d’autant plus contestée qu’elle se veut imposante, avec ses immenses bâtiments éclairés toute la nuit, telle une soucoupe volante posée en rase-campagne. Leurs actions répondent aussi à une présence policière inimaginable, au point d’en indisposer les habitants. Une pression encore confirmée par la violence de la répression lors de la récente manifestation du 15 août. Ce contrôle quasi colonial du territoire, qui s’affirme mètre carré après mètre carré, est aussi inscrit dans

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l’économie locale. Deux groupements d’intérêt public (GIP), créés pour soutenir Cigéo, sont financés par l’État, l’Andra, EDF, Areva ou encore le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Ils déversent chacun, annuellement, quelque trente millions d’euros de subventions sur la Meuse et la Haute-Marne (limitrophe de Bure) pour financer l’emploi, des infrastructures, ou encore l’habitat. Conséquence : sur fond de désindustrialisation et de crise agricole, l’économie y est totalement perfusée par les financements liés à l’industrie nucléaire.

PARTOUT, L’ARGENT DU NUCLÉAIRE

À Bure, au cours de l’été 2017, les trois rues du village ainsi que leurs trottoirs sont en réfaction totale. Le village, en quasi-désertification humaine, est néanmoins en chantier. Les lampadaires, au design futuriste et ornés d’ampoules fluorescentes, de même que la mairie et la salle des fêtes, sont rutilants. Il s’en dégage une impression surréaliste, celle d’une sorte de maquette grandeur nature. Tous les villages du secteur, automatiquement dotés d’une subvention de cinq-cents euros par an et par habitant, sont logés à la même enseigne. Pour se faire accepter des habitants, faire travailler en permanence les petites entreprises de travaux publics qui fleurissent aussi vite que les chantiers, l’atome ne recule devant rien. Quitte à racheter 3.000 hectares de terres, grâce à un droit de préemption accordé de fait à l’Andra, et à placer l’agriculture locale dans le même état de dépendance. Via la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), l’Andra possède un droit de préemption. Les agriculteurs se voient contraints de louer des terres à l’agence, dans le cadre de baux d’une durée d’un an renouvelable. « Ici, tout le monde devient Andra-dépendant, raconte Jean-Pierre, un paysan local impliqué dans la lutte. Comme l’agence rachète, le prix à l’hectare a doublé, et plus personne ne peut les concurrencer. S’ils le décident, d’ici dix à quinze ans, cette zone sera un désert. » Depuis sa ferme, on devine le tracé d’une ancienne voie de chemin de fer, qui doit être remise


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REPORTAGE

en service pour acheminer les colis radioactifs au rythme de deux trains par semaines pendant… cent ans. Le temps de remplir les galeries, prévues pour accueillir 83 000 mètres cubes de déchets. À cette échéance, le site sera scellé. Pour l’éternité. Mais face à la démesure mégalomaniaque de Cigéo, les opposants n’ont pas dit leur dernier mot. Les collectifs locaux, comme Bure-stop, mènent depuis des années une véritable guérilla juridique, avec une bonne vingtaine d’actions déclenchées. Le transfert de la propriété du bois Lejuc à l’Andra a été invalidé une première fois par la justice, et les travaux de défrichement initiaux déclarés illégaux. Au fil des porte-à-porte et des manifestations, les opposants ne ménagent pas non plus leur peine pour convaincre les résidents des villages alentours. Peu à peu, tandis que les conséquences de Cigéo deviennent de plus en plus palpables, les lignes du rapport de forces se déplacent.

FUITE EN AVANT DE “L’ÉTAT NUCLÉAIRE”

Dernier succès en date : les failles dans la sécurité du projet ont été pointées en juillet dans un rapport de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui rejoint un constat formulé par les opposants : le risque de déclenchement et de propagation, à cinq-cents mètres sous terre, d’un incendie catastrophique très difficile à maîtriser. Mais ce n’est qu’un aspect du problème, pour un site contenant des éléments hautement radioactifs dont la non-dissémination dans le sol et les nappes phréatiques reste théorique, et devrait être constamment surveillée... sur plusieurs dizaines de milliers d’années. Mais derrière Cigéo se cachent des intérêts bien plus immédiats. Empêtrée dans les difficultés liées au réacteur EPR, à Flamanville et à Hinckley Point en Grande Bretagne, et placé dans une santé financière préoccupante, EDF, tout comme sa consœur Areva qui lui fournit les combustibles, a le couteau sous la gorge. Depuis quarante ans et la première génération des réacteurs français, les déchets radioactifs s’accumulent. La mise en œuvre de solutions de stockage

QUELLES ALTERNATIVES À L’ENFOUISSEMENT ?

Pour les anti-nucléaires, aucune solution n’est satisfaisante lorsqu’il s’agit du devenir des déchets : il faut commencer par arrêter d’en produire. En attendant, « la moins mauvaise option est de conserver les déchets à portée de main, pour pouvoir intervenir en cas de problème », explique Martial Chateau, administrateur du réseau Sortir du nucléaire (SDN). En l’absence de technologie permettant d’éliminer la radioactivité, l’alternative à l’enfouissement est en effet le stockage en surface ou en subsurface, comme à La Hague (Manche), Soulaines (Aube) ou Marcoule (Gard). Une solution temporaire, bien loin de supprimer tous les risques. Et les déchets continuent d’arriver. « Pour l’instant, il vaudrait mieux les laisser sur les sites de production, pour éviter leur transport à travers le pays, complète Corinne François, également membre de SDN. Tôt ou tard, nous allons payer très cher l’erreur du nucléaire. Par conséquent, l’urgence absolue est d’arrêter de construire des réacteurs. »

alternatives (et définitives) devient un impératif pour préserver l’illusion de viabilité de la production électronucléaire made in France. Pris dans une fuite en avant, “l’État nucléaire” semble prêt à tout pour y parvenir. Y compris à imposer Cigéo par la force. En face, les opposants n’ont pas grand-chose à perdre non-plus, tant l’irréalisme délirant du projet s’est imposé à eux comme une évidence. On sent chez ces jeunes gens, comme chez des milliers d’autres en ce début de XXIe siècle aux promesses déjà trahies, tout à la fois la fierté de s’être engagés sur un chemin d’authenticité, où la facilité n’aura pas sa place, et la blessure sourde d’appartenir à une société brutale, qui déconsidère son présent tout en insultant son avenir. Qu’à cela ne tienne, ils veulent en bâtir une autre, et cela sans attendre les derniers souffles d’un vieux monde bien décidé à ne pas rendre les armes. En lisière du bois Lejuc, une petite pancarte accrochée aux branches résume : « Ce que nous défendons, nous le défendons pour tous. » ■ @thomas_clerget

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AU RESTO

ACT UP, ACTE PREMIER

L’un, Robin Campillo, est cinéaste. L’autre, Élisabeth Lebovici, est historienne de l’art. L’un vient de sortir un film : 120 battements par minutes. L’autre, un livre : Ce que le sida m’a fait. Tous deux ont connu les années sida et ont appartenu à Act Up. Nous les avons fait dialoguer sur les nouveaux rapports de l’art et de la politique qu’a fait émerger cette expérience militante unique. par gildas le dem, photos julie bourges

/ picture tank pour regards

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L AU RESTO

Ouvrant sa terrasse et ses fenêtres sur la plaza du Centre Pompidou, le Café Beaubourg est une institution née sous les auspices de l’architecte Christian de Portzamparc dans les années 80. Voisinant ainsi avec le principal musée français d’art contemporain, mais aussi avec le haut lieu de la culture gay qu’est le quartier du Marais, c’était un lieu de rendez-vous tout indiqué pour nos invités et pour le thème de leur échange. regards. Pourquoi a-t-il fallu tout ce temps pour aborder la question du sida et d’Act Up ? robin campillo. Je crois qu’Élisabeth et moi sommes des gens qui avons toujours été dans la réflexion. En tout cas, cela s’est passé en trois temps pour moi. Il y a d’abord eu les années 80 où, à la lettre, je suis dans la stupeur de l’épidémie. Je ne peux rien produire à partir de là. Viennent ensuite dix ans où je suis à Act Up, où je reprends pied par rapport à l’épidémie et l’idée même de création et de représentation. Il me faudra ensuite du temps – dix années encore – pour véritablement revenir au cinéma, trouver une forme d’agilité, de fluidité dans la mise en scène.

élisabeth lebovici. Je suis peutêtre encore plus lente que Robin ! Il a fallu surtout, avant d’écrire moi-même, pouvoir lire des textes pionniers comme ceux de Vinciane Despret. Pour pouvoir envisager non un regard rétrospectif, mais

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un regard à nouveau capable de se donner un futur. Je fais partie d’une génération pour laquelle, avant l’expérience du sida, demain était nécessairement mieux qu’hier. Et soudain nous étions privés d’avenir, du moins d’avenir collectif.

collective. J’espère évidemment qu’il en sera de même pour le lecteur ou le spectateur. regards. Quel a été votre point de départ ?

C’est ce qui m’a frappé dans le livre d’Élisabeth et qui est quelque chose de commun à nos deux travails. Il y a la présence d’une parole en première personne, mais dans un cadre collectif. D’un intime collectif comme l’était Act Up, dans lequel nous avons trouvé la possibilité de n’être plus dans la solitude face à l’épidémie, et de nous réinventer collectivement.

robin campillo. Je ne suis pas parti d’une idée précise de ce que devait être le film. Il ne s’agissait pas de retrouver un sens, une vérité historique, mais de se laisser conduire par une logique des sensations, une logique “bassement esthétique”, au plus près des sensations, des humeurs, des corps, avec laquelle je me laissais envahir par les autres et, aussi bien, par ce nouveau collectif que représentent de tout jeunes acteurs.

élisabeth lebovici. Ce qui est intéressant, c’est que c’est ce travail d’introspection collective qui permet également de se réinventer. Le “je”, ici, est un produit du livre ou du film, d’un travail de réinvention

élisabeth lebovici. Je ne suis pas non plus parti d’une thèse, d’une position. Si mon livre ou le film de Robin s’étaient refermés sur une forme de vérité, d’authenticité, et donc une forme de nostalgie, cela

robin campillo.

ROBIN CAMPILLO

Cinéaste. Il a déjà réalisé deux longs-métrages : Les revenants et Eastern Boys. Il a également co-écrit, pour Laurent Cantet, le scénario de Entre les murs.

ÉLISABETH LEBOVICI

Historienne de l’art. Critique d’art à Libération et Beaux-Arts Magazine dont elle fut corédactrice en chef, elle a publié avec Catherine Gonnard Femmes artistes / Artistes femmes. Paris, de 1880 à nos jours, éd. Hazan.



« Act Up va hériter d’une utopie négative : dans la lutte contre la maladie, les différences de classe, de capital culturel s’estompent. C’est une des dernières formes de l’avant-garde et de l’utopie que les années 2000 vont balayer. » Élisabeth Lebovici


AU RESTO

aurait été, à mon sens, une catastrophe. Qui peut, sans obscénité, éprouver de la nostalgie pour ce moment de l’épidémie ? regards. Comment faire pour restituer ce passé, sa fragilité ? robin campillo. Mon obsession a été de ne pas faire un film d’époque, de ne pas restituer exactement, par exemple, l’allure des vêtements d’hier, ceux des années 90. J’ai essayé de trouver un lieu entre le présent et le passé, où les temps coexistent à l’image. Il y a, bien sûr présente dans le film, la minceur, la maigreur des corps. Mais celleci préexistait à l’épidémie. Nous étions, à Act Up, des garçons et des filles déjà assez fragiles. lebovici.

Les “gym queens”, en général, n’allaient pas à Act Up ! On peut ici passer de la question de l’émaciation des corps à la question de la vulnérabilité de la personne. Il fallait aussi exposer le film ou le livre à cette vulnérabilité. Je me suis rendue compte, en travaillant sur les archives, qu’un certain nombre d’artistes ont exposé leurs corps et leur projet intellectuel à cette vulnérabilité. Un artiste comme Philippe Thomas a ainsi interrogé ce que signifiait, pour un homme malade du sida, que vendre son travail, l’exposer à la dépendance et la dépossession. élisabeth

robin campillo.

On touche ici à la question de l’image et de la repré-

sentation. Et de la dépossession. Il y a tout de suite, dès les années 80, des représentations du sida. Mais des représentations imposées par des médias comme Paris Match, dans des cadres à la fois compassionnels et stigmatisants, qui produisent des figures de ce nouveau monstre qu’est l’homosexuel malade ou mourant du sida. Après la parution de ces images atroces, je ne pouvais plus me penser comme un corps, un corps érotisé, sexuel, désirable, ou même capable de se projeter dans une situation sentimentale. Il faudra attendre l’arrivée des préservatifs, et mon arrivée à Act Up, pour entamer une nouvelle révolution sexuelle, verbalisée et visualisée dans des contre-représentations de la sexualité, des corps, de la toxicomanie aussi. regards.

Quels ont été les effets de cette contre-culture ? élisabeth lebovici. Le résultat pratique, c’est que le champ politique et le champ visuel sont d’emblée interpellés par des images, comme Robin le dit, atroces. Les pédés et / ou les usagers de drogue deviennent des monstres potentiels et potentiellement contaminants. Les voir est déjà quelque chose de dangereux. Toute la contre-culture de l’image que vont développer les associations et, ensemble, les artistes, va alors bouleverser la lutte contre le sida, mais également les questionnements, les hiérarchies du champ visuel. Dans le champ

artistique, le grand débat du XXe siècle consistant à se demander s’il convient de pratiquer l’abstraction ou la figuration s’en trouve en effet caduc, puisqu’il s’agit désormais de traverser les genres, d’interroger et défaire la hiérarchie entre les “beaux-arts” et les “bas arts”. C’est à ce moment que l’on se demande si la question de la culture visuelle (et des objets de la culture populaire) n’a pas au moins autant d’importance que l’histoire de l’art, tournée vers des objets académiques. À partir de ce moment, et le mouvement est irréversible, la question de la fonction de l’art – « À quoi sert l’art ? » – devient incontournable, au point que les expositions vont devenir des lieux d’information. robin campillo. C’est très important à dire : en 1986-87, on se tape la campagne de prévention sur le sida la plus ringarde et la plus inepte du monde. Dans un contexte qui se veut républicain et universaliste, la France ne reconnaît pas, et ne s’adresse pas aux minorités. Le mot, d’ailleurs, à l’exception du philosophe Gilles Deleuze (qui parle aussi d’art mineur), n’est jamais employé. C’est ce renversement dans la représentation que vont opérer les images produites par les associations de lutte contre le sida. Je me souviens encore d’avoir été frappé par la première affiche de l’association Aides dans le métro, parce qu’on pouvait y voir un mec sauter en l’air – un mec qui, peut-être, pourrait être gay. Quand

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AU RESTO

on arrive à Act Up, on décide de produire nos images collectivement, des images minoritaires produites par et pour les minorités. On s’engueule aussi sur la représentation visuelle de la maladie, comme on peut le voir dans le film. élisabeth lebovici. C’est une chose que les réunions hebdomadaires d’Act Up ont permis de penser et de formaliser : rien ne saurait être soustrait à la discussion et à la parole. La dissension dans la parole est une tension productive. On ne peut donc pas refermer la discussion sur l’image, la représentation visuelle. regards. Justement, quelle était la place de la parole à Act Up ? robin campillo. La parole orchestrait pour ainsi dire l’action et la représentation. Le film commence d’ailleurs par la discussion d’une action, qui va déboucher sur une autre action par le jeu de la parole. élisabeth lebovici. La parole, c’était aussi du corps. Le fil conducteur d’Act Up, c’était cette parole vive, incarnée, cette parole dans les corps, cette parole outrecuidante, mais extraordinairement séduisante, qui activait les corps. Ce ne sont pas les corps qui activaient la parole, mais la parole qui activait les corps. C’est d’ailleurs ce qui m’a toujours fasciné dans Act Up : ces corps en mouvement pour se saisir de la parole.

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robin campillo. C’est même pourquoi les gens qui arrivaient à Act Up étaient d’abord silencieux. Il fallait un extraordinaire culot pour se sentir autorisé à parler devant des gens qui éprouvaient une urgence à parler. Parce que, tout simplement, c’étaient des gens hantés par la peur de leur disparition, et donc obsédés par la mémoire immédiate de ce que l’on était en train de vivre. Je me souviens que Didier [Lestrade, fondateur de l’association, ndlr] m’a ainsi offert une cassette où figurait son portrait…

la mémoire de nos conjoints par les familles constituait un retour au placard, c’était insupportable ; c’est aussi pour ça qu’à Act Up, on a pété un câble. Ce sont aussi des corps qui nous manquent, encore aujourd’hui, et dont aucune histoire ne rendait compte.

regards.

robin campillo.

La mort des malades a donné lieu à des formes de dépossession sociale... élisabeth lebovici.

La personne dont j’étais la plus proche, Patrick Bracco, meurt en 1986. Le lendemain de sa mort, sa mère arrive et prend tout. J’ai seulement conservé un petit bout de plâtre, et quelques livres. C’est ce que j’adore dans le film de Robin : son absence de complaisance envers les familles. Pour ma génération, les familles, ce sont alors vraiment des sagouins, des gens qui prennent tout. Ce dont les malades étaient d’ailleurs parfaitement conscients, puisqu’ils demandaient souvent à leurs amis de vider préventivement leurs placards. Quelqu’un était dans votre vie, et il n’en restait plus rien.

robin campillo. Toutes ces histoires seront d’ailleurs à l’origine du Pacs. Cette dépossession de

élisabeth lebovici.

C’est d’autant plus vrai que ce sont des corps jeunes, qui prenaient une certaine place dans l’espace, et qui vont être fauchés et renvoyés à une certaine forme de placard.

Les questions de vie sont des questions d’espace et d’amplitude, d’occupation et d’investissement de l’espace, de dimensions. J’ai essayé de montrer dans le film, à travers le passage de l’appartement à la chambre d’hôpital, combien la réduction de l’espace scandait le chemin vers la mort, au point que j’ai parfois eu le sentiment de me retrouver dans le couloir de la mort, dans un espace carcéral.

regards.

Le militantisme, vos travaux ont été des manières de faire un travail de deuil ? robin campillo. Je ne me sens pas dans le deuil, je me sens complètement dans la vie. La question du deuil était impossible, car les morts, qu’on le veuille ou non, ne servent à rien. La question du travail est plutôt celle de retrouver une forme de jubilation, même à évoquer les


« Act Up est un objet exotique en France : le groupe ne répond pas aux canons de politique et de la contestation traditionnelles. Le côté américain, agit-prop, la production de formes nouvelles d’images, d’engagement du corps, a évidemment beaucoup détonné. » Robin Campillo


morts. Elle est celle de faire revenir les morts.

sie, des formes d’autodérision, de mauvaise foi aussi !

élisabeth lebovici.

élisabeth lebovici. Act Up a aussi été une école pour un certain nombre d’artistes. Je pense à Zoe Leonard, Felix Gonzales-Torres, à tous ces gens qui sont d’abord formés par l’action politique et développent, par la suite, un travail artistique, graphique, qui va contaminer le musée, l’institution. La pratique artistique s’en trouve alors complètement modifiée, et devient un acte de parole et d’engagement politiques. Comme – on peut rêver – des gens auront peut-être été formés demain par Nuit debout ! Quoi qu’il en soit, la pensée pragmatiste va alors fournir un cadre intellectuel et pratique à Act Up et aux artistes.

Ni le film, ni le livre ne sont, je crois, l’occasion de faire une analyse et un travail de deuil. Douglas Crimp écrit très vite, à l’époque, un article fondateur, intitulé Mourning as militancy. Si le militantisme est un deuil, et le deuil un militantisme, comment retourner la théorie freudienne qui cherche à mettre un terme au deuil ? Mais justement, la question du deuil n’est pas là, et relève plutôt de la question de savoir ce que l’on fait des choses que l’on a accomplies ou eues, et auxquelles on doit renoncer en partie. En aucun cas un travail politique, une œuvre, ne sont un travail de deuil.

regards. Act Up a plutôt été une école de vie ? robin campillo. Act Up a été une formidable école, d’émancipation autant que de formation. J’écris mieux grâce à Act Up, je pense mieux, aujourd’hui encore, grâce à Act Up. L’épidémie, au départ, détruit tout désir de faire des films. Face à ces images de la maladie, toute la Nouvelle vague, les Straub, les Huillet, les Godard que j’admirais, deviennent soudainement inopérants. Puis je me remets aussi à faire des maquettes, des affiches, dans un esprit pragmatique qui n’interdisait pas des formes de poé-

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regards. Act Up était relativement étranger au paysage politique et militant français ? robin campillo.

C’est en effet ce qui fera d’Act Up un objet exotique en France, tant il est vrai que le groupe ne répond pas aux canons de politique et de la contestation traditionnelles. Le côté américain, agit-prop, la production de formes nouvelles d’images, d’engagement du corps, a évidemment beaucoup détonné. C’est la différence, à mon sens, entre les luttes et les causes, les luttes engageant le corps et l’intimité. En ce sens, Act Up hérite de

la lutte des femmes pour le droit à l’avortement. Une des figures impures du cinéma aujourd’hui, c’est le militant. J’essaie de montrer, avec ce film, la richesse du militantisme. Les lieux communs sur les militants ringards jugent plutôt ceux qui les profèrent plutôt que les militants eux-mêmes. Je considère que tous mes films sont politiques, et que celui-là n’est pas plus politique que le précédent au motif qu’il porte sur un groupe politique. La politique, c’est aussi faire entrer dans le champ de la fiction des figures qui n’y étaient pas les bienvenues. élisabeth lebovici. Act Up, c’est aussi un mode d’implication du corps qui hérite de toute une tradition de l’avant-garde du début du XXe siècle – les constructivistes russes, Dada, etc. Act Up va également hériter d’une utopie négative : dans la lutte contre la maladie, les différences de classe, de capital culturel s’estompent. C’est une des dernières formes de l’avant-garde et de l’utopie que les années 2000 vont balayer. Et, les images étant inséparables des technologies, c’est enfin un groupe immédiatement branché sur les technologies contemporaines, les faxes, les arbres téléphoniques, les photocopies, qui marquent l’entrée dans la mondialisation. Avec Act Up, on est en plein dans le XXe siècle. ■ entretien réalisé par gildas le dem @gildasledem


Act-Up, Une histoire, de Didier Lestrade, éditions Denoël.

120 battements par minute, réalisé par Robin Campillo.

Élisabeth Lebovici, Ce que le sida m’a fait. Art et activisme à la fin du XXe siècle, éditions JRP Ringier.

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À vot’ bon cœur

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Dans leurs gilets fluo, des dizaines d’enfants blacks-blancs-beurs sont assis par terre, sauf un en chaise roulante bien visible sur la photo. Ils écoutent, fascinés, un comédien grimé en Louis XIV. C’est l’été. Venus des quatre coins d’Île-deFrance, trop pauvres pour partir en vacances, ils sont accueillis gratuitement un jour de fermeture à Versailles. L’initiative concerne cinq mille enfants répartis sur deux dates. Mais derrière eux, un mur de costumes sombres barre la vue. Ces messieurs-dames observent la scène d’un œil attendri. Il faut dire qu’en face, le groupe d’enfants étant pris en sandwich, sont braqués appareils photos et caméras.

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

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En ce 24 juillet 2017, pas moins de deux ministres macroniens ont fait le déplacement pour inaugurer l’opération “Une journée de vacances à Versailles”. Sur Twitter, photos et déclarations s’enchaînent. « La culture, c’est aussi pour les enfants qui ne partent pas en vacances ! », s’exclame la ministre de la Culture Françoise Nyssen, quand son collègue de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer, commente : « Nous encourageons une telle opération où se conjuguent culture, loisirs et vacances ». Catherine Pégard, présidente de l’établissement, se félicite de ce moment qui peut « marquer le souvenir de toute une vie ». LE MÉCÈNE, BIENFAITEUR UNIQUE

Mais celui qui est cité par tous comme une publicité et qui twitte le plus, c’est le mécène et initiateur du projet, le groupe de promotion immobilière Emerige fondé par Laurent Dumas. Cet entrepreneur inconnu s’est imposé, en moins de dix ans, comme un acteur incontournable du monde culturel parisien. Collectionneur d’art moderne et contemporain, soutien de la scène française, sa passion pour l’art irrigue jusqu’à ses affaires. Se définissant

comme un « mécène militant », il a créé en 2014 un fonds de dotation pour soutenir la création contemporaine et l’éducation artistique et culturelle. C’est dans ce cadre qu’il a lancé en 2016 une première édition de cette journée de vacances à Versailles – déjà en présence d’une ministre de la Culture –, opération qu’il a souhaité pérenniser en signant une convention avec le château pour au moins trois ans. Qui pourrait lui reprocher sa générosité ? Pas les enfants dont la joie, semble-t-il, a été grande. Néanmoins, même en reconnaissant au mécène une intention louable, on peut s’étonner qu’un gouvernement salue ainsi une initiative privée dans un domaine qui fait partie intrinsèquement de ses missions et de celles d’un établissement public. D’ailleurs, dans son communiqué commun avec Emerige, le château de Versailles rappelait les actions que ses équipes mènent toute l’année pour « accueillir, de manière privilégiée, les publics les moins familiers de la culture », sans que l’information ne soit reprise par un seul média, ni évoquée par nos deux ministres, et sans qu’elles n’aient jamais fait, non plus, l’objet d’une telle mise en lumière. Le mécène apparaît ainsi


comme le bienfaiteur unique d’une « journée extraordinaire » alors que – et c’est là le pire –, il y a bien vingt ans que Versailles accueille chaque été des milliers d’enfants amenés par le Secours populaire dans le cadre de sa “Journée des oubliés des vacances” ! INTÉGRATION OU RELÉGATION ?

Ce n’est pas la première fois que ce type d’événement se déroule dans un musée. Toujours dans les plus grands, les mécènes jetant rarement leur dévolu sur des établissements de second plan. C’est à Versailles que se serait déroulée en 2010 la première journée « dédiée aux publics défavorisés » grâce au groupe Total (sans que cela ne lui coûte rien, puisqu’il utilisa les contreparties d’un mécénat). Six cents personnes chapeautées par des associations caritatives bénéficièrent d’une “journée privilégiée” au château, agrémentée d’animations théâtrales, le tout sous le regard bienveillant de la presse. L’année précédente, Total avait déjà offert à des personnes « en situation de précarité économique et sociale » la visite privée d’une exposition au Louvre. Depuis, sa fondation soutient la Semaine de la femme (sic) organisée chaque année autour du 8 mars par ce même musée, réservant une journée les lieux à « un public en situation de fragilité sociale et économique, éloigné de la culture

ou précarisé par la vie (...) pour des visites en toute sérénité ». Car une constante de ces opérations est de se dérouler hors ouverture, sous les flashes des médias mais loin des regards des visiteurs, ce qui reste une curieuse manière d’intégrer des publics dit éloignés et de lutter contre les discriminations, ce dont se réclame pourtant ces établissements nationaux. Réserver les grands musées à certains publics leur jour de fermeture était une initiative de la présidence Hollande. Idée appliquée partiellement à Versailles et fortement critiquée par les syndicats, pas seulement pour des questions logistiques, mais aussi pour cette raison. « Reléguer les scolaires, les défavorisés et les exclus au jour de fermeture, cloisonnés à l’écart des autres publics, a écrit la CGT du musée d’Orsay dans un tract de novembre 2016, c’est les stigmatiser comme des publics ne pouvant pas être accueillis dans le cadre de la vie normale d’un musée ouvert à tous, dans la mixité sociale et sociologique. » Mirage d’une véritable politique d’éducation culturelle menée sur le long terme, ces journées mécénées ne sont pas sans rappeler les bonnes œuvres des dames patronnesses du XIXe siècle. Une générosité en surface qui ne remet rien en question, évitant de pointer les problèmes à la racine : la ségrégation sociale que subissent ces populations, leur maintien dans la précarité... De la charité culturelle.  @louvrepourtous


ILKA SCHÖNBEIN LE DÉMON DANS LA MARIONNETTE On l’a surnommée la Pina Bausch de la marionnette, en référence à l’exigence de la chorégraphe. Ilka Schönbein revient après deux ans de silence, et exceptionnellement, elle nous a ouvert les portes des répétitions de son dernier spectacle. Rencontre dans le Sud de la France avec une artiste nomade. par naly gérard, photos célia pernot pour regards

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DANS L’ATELIER

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C

Celui qui a le pouvoir de créer doit-il sacrifier une part de lui-même ? Oui, estime Ilka Schönbein, figure incontournable du théâtre de marionnette contemporain. « Je crois que chaque véritable artiste est porté par un petit (ou un grand) démon. Et ce démon veut être payé (…), de préférence avec quelque chose de vivant », écrit-elle dans le dossier de son septième spectacle, créé cet automne. Alors on paie avec son âme vivante, son corps vivant, avec son avenir vivant. » Les artistes peuvent échapper à ce destin s’ils découvrent le nom de leur démon, « c’est-à-dire sa vraie nature, ses origines, ses racines, d’où il vient... ». « Pas évident », conclut-elle. Cette quête, l’artiste allemande, qui a fait toute sa carrière en France, l’évoque avec un conte apparemment simple et naïf, Ricdin Ricdon. Elle était en plein préparatifs du spectacle lorsqu’elle nous a accueillies sur son lieu de travail temporaire, dans l’Hérault, début juillet. Un privilège d’autant plus rare qu’Ilka Schönbein est une personnalité secrète, soucieuse de préserver l’intimité nécessaire au processus de création de sa compagnie, le Theater Meshugge. PRÉCISION DU GESTE Au Centre culturel Léo-Malet du village de Mireval, la petite troupe a pris ses quartiers à l’invitation de la Scène nationale de Sète et du bassin de Thau. Il est 17 heures. Le soleil est écrasant, et la pénombre de la salle aux murs de béton agrémenté de bois apporte un répit bienvenu. Ilka Schönbein vient de rejoindre son équipe pour répéter jusqu’à 21 heures. La femme rousse d’une cinquantaine d’années, vêtue de noir, embrasse chaleureusement Alexandra Lupidi, la musicienne et comédienne, et Pauline Drünert, la comédienne-marionnettiste, déjà à l’œuvre. Elle salue de la même manière sa créatrice lumière et régisseuse, Anja Schimanski, puis son assistante, Britta Arste, petite dame vive aux cheveux gris, qui tape à l’ordinateur et filme les séquences de jeu. Des collaboratrices de longue date pour la plupart d’entre elles. L’équipe est volontairement réduite. « Dans le

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ILKA SCHÖNBEIN Marionnettiste

travail, Ilka a besoin de partager une sensibilité et une constance avec les personnes, explique Britta Arste qui la suit depuis vingt ans. Entre nous, il y a une complicité. » Ilka Schönbein s’assied non loin de la table de travail, face au plateau, et concentre son attention sur le duo formé par la marionnettiste et la musicienne. Celles-ci cherchent l’accord parfait entre la dimension visuelle et la musique pour donner vie à l’histoire. À présent, la comédienne, renversée en avant, la tête en bas, tient à bout de bras le masque du roi au-dessus d’elle. Contrairement au Guignol traditionnel, la manipulatrice n’est jamais dissimulée : au contraire, la relation entre ses “créatures” et son propre corps ajoute à l’intensité théâtrale. « Penche le masque vers la droite », demande, en allemand, la directrice artistique. La comédienne s’exécute. Aussitôt, l’expression du visage en papier mâché se durcit comme par magie : il devient hautain et cruel. La précision du geste est primordiale pour que l’objet s’anime et se métamorphose en personnage expressif. Ilka Schönbein, elle, a développé une technique rigoureuse associant la danse et le théâtre gestuel, car d’ordinaire elle est l’interprète principale de ses spectacles. En artiste totale, elle construit et sculpte également les masques, les objets et les costumes, écrit les textes adaptés d’œuvres littéraires ou de contes, et signe la mise en scène. Les succès de La Vieille et la bête


DANS L’ATELIER


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DANS L’ATELIER

(2009), Chair de ma chair (2006) et Voyage d’hiver (2003) – produits en France, notamment grâce à des centres dramatiques nationaux – attestent la puissance dramatique et poétique de son art pour traiter de sujets peu attrayants comme la vieillesse ou la maltraitance. TRANSMISSION MANUELLE Or, depuis deux ans, l’artiste traverse une « crise totale », à la fois psychique et physique selon ses propres termes. La faute au « petit démon », justement. Elle a dû stopper la tournée de son précédent spectacle, Sinon je te mange, et modifier sa façon de travailler. Pour la première fois, Ilka Schönbein monte ainsi un spectacle personnel en “donnant” le rôle à une autre interprète. Pauline Drünert est déjà familière de son univers. Formée au “théâtre de figures” comme on dit outre-Rhin, au sein de l’École supérieure de musique et d’art vivant de Stuttgart, elle a été accompagnée par la directrice du Theater Meshugge pour son projet de fin d’études, puis pour un spectacle de sa compagnie, Crabs and Creatures. La répétition de Ricdin Ricdon est donc le cadre d’une transmission plus approfondie. La carrure ronde et solide de la jeune femme blonde contraste avec l’allure frêle d’Ilka Schönbein qui semble fragile comme une brindille. Très volontaire, la jeune Berlinoise apprend à prêter aux marionnettes ses mains, sa voix mais aussi ses jambes. Un engagement physique exigeant : elle s’astreint chaque matin à une heure d’exercices pour la souplesse et l’endurance, puis répète les scènes pour mémoriser les mouvements du corps et « entrer dans le sentiment du personnage ». « J’apprends beaucoup avec Ilka car elle est très exacte, témoigne-t-elle d’une voix douce et posée. Avec elle, il n’y a pas d’entre-deux. Elle sait parfaitement quel espace laisser entre soi et la marionnette, et à quel moment il faut marquer une pause dans le mouvement de l’objet. Quand elle joue, on voit difficilement la différence entre elle et la marionnette. C’est un cadeau de travailler avec elle ! » Sur le plateau du Centre culturel Léo-Malet, la comédienne assise sur un promontoire joue une

scène où la reine est figurée par un masque, associé à un parapluie et à ses propres jambes. Elle cherche à traduire l’allégresse du personnage sauvé par le mariage avec le roi : les légers entrechats et les ronds de jambes s’amplifient jusqu’au grand écart et à des postures invraisemblables très comiques. Ilka sourit et hoche la tête : « Oui, c’est bien, mais il faut que ton geste soit plus lent ». L’indication reviendra pour d’autres scènes. L’art de la marionnette est en fait proche de la danse, centré sur le rythme, pour laisser à l’objet en mouvement le temps d’exister pleinement. RYTHMES, LUMIÈRES ET MUSIQUE Peu après, l’équipe discute d’une transition trop longue due à une contrainte technique : la marionnettiste doit déposer la figurine de la scène précédente puis prendre en main celle de la suivante. Pour remédier à cela, on décide de mettre le focus sur Alexandra Lupidi qui pourra étoffer le personnage du “petit démon”. Derrière les manettes du jeu d’orgue, Anja Schimanski va guider concrètement le regard des spectateurs sur la musicienne. Cette Allemande qui vit et travaille entre son pays et la France résume son rôle : « La lumière conduit l’œil et donc l’attention du public. Éclairer des marionnettes est l’une des choses les plus difficiles du spectacle vivant : le risque est de les rendre plates, de “tuer” leur expression. Ici, c’est plus compliqué encore, car elles sont souvent dans l’ombre du parapluie et leur tête est assez petite. Pour que l’on puisse bien les voir, il me faut un grand nombre de projecteurs. À part cela, ma démarche est d’ajouter des lumières qui vont suivre l’émotion du spectacle et renforcer l’univers d’Ilka. » Assise au milieu de ses instruments, – cymbales, ukulélé, djembé, notamment – la musicienne est coiffée d’un chapeau avec de longues oreilles d’âne. Elle répète un morceau de sa composition en jouant de l’alto à la manière d’un violoncelle. À l’aide d’une pédale “loop”, elle additionne des boucles sonores enregistrées en direct et construit un morceau ou une atmosphère sonore. Son répertoire est éclectique. Dans Ricdin Ricdon, on entend un lied de Schubert,

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DANS L’ATELIER

une chaconne espagnole, une tarentelle et même du flamenco, arrangés très librement. Rompue à la pratique de l’improvisation, formée au chant classique et à la musique populaire italienne, Alexandra Lupidi fait preuve d’une inventivité inépuisable, doublée d’une bonne humeur communicative. Avec une agilité surprenante, la chanteuse qui sait jouer la comédie passe de la voix sensuelle de la reine au timbre strident du lutin démoniaque, et inversement. Le texte, lui, est bref, direct, poétique aussi et malléable : la metteuse en scène n’hésite pas à changer une phrase pour clarifier le récit. « Avec la marionnette, il n’y a pas besoin de beaucoup de mots car il y a l’image », souligne d’ailleurs Britta Arste. Comme d’autres contes qui ont inspiré des spectacles précédents, Le Loup et les sept chevreaux ou Le Petit âne, Ricdin Ricdon est issu du recueil des Frères Grimm – une vraie « bible » pour l’artiste – mais il plonge ses racines dans la nuit des temps, au moins jusqu’au XVIIe siècle. La trame en est simple : à cause d’un père sot et vantard, une jeune fille pauvre est sommée par le roi de transformer de la paille en or. Un lutin lui apporte son aide, mais celui-ci réclame en échange « quelque chose de vivant »... UNE « MAISON ROULANTE » Au moment d’une pause, Ilka Schönbein sort dans la cour du Centre culturel, où est garé son camion, et nous invite à la suivre. Sa « rolling home », comme elle l’appelle, est la résidence principale de cette nomade, habituellement stationnée du côté de Darmstadt, près de Francfort. Chaque jour, elle se gare à un endroit différent, tandis que le reste de l’équipe est hébergé dans un gîte. Aujourd’hui, elle s’est rendue près de la plage des Aresquiers, l’un des rares sites encore sauvages des environs. Le matin, elle se réserve un long temps de solitude dans la nature. Elle se promène, chante et joue de la musique, des percussions surtout. « Disons plutôt que je fais du son, corrige-t-elle, car je joue seulement pour moi. Cela me nourrit. »

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L’intérieur de la “maison roulante” ressemble à une vieille roulotte de gitans, avec ses boiseries patinées par le temps et son confort décontracté. On s’y sent comme dans un cocon. Installée sur une chaise basse, elle décrit sa méthode de travail qui passe par un long temps de recherche au plateau : « Nous faisons des filages [enchaînement des scènes, ndlr], et nous nous arrêtons sur chaque point qui demande une solution. Nous enrichissons la scène, nous bricolons..., ajoute-telle. Je laisse Pauline improviser le plus possible pour avoir beaucoup de matériaux auxquels donner forme. Ensuite seulement, je fixe la “chorégraphie” ». Après notre échange, elle se lève pour aller chercher un pot de blanc de craie et se saisit d’un parapluie noir au manche de métal. Avec un geste sûr, elle dessine à l’intérieur une toile d’araignée : le nid du fameux petit démon. Vraie artisane, elle a fabriqué la marionnette à gaine, qui s’enfile comme un gant, en latex et en tissu, avec des plumes pour rehausser son aspect d’arachnide hirsute. Il y a différents petits démons pour représenter les états successifs du personnage. Les masques ont été moulés sur le visage de la comédienne puis sculptés. La nuit, le camion-roulotte devient son atelier, et un lieu de répétition devant son miroir. Cette créatrice infatigable a en réserve de nouvelles séquences toutes prêtes. Car Ilka Schönbein compte revenir sur scène dans un solo qu’elle prépare. « Je vais construire des scènes qui peuvent être jouées séparément et en changeant leur ordre, précise-t-elle. À chaque scène correspond une marionnette qui a sa propre histoire. Mon souhait est de ne plus jouer de spectacle avec une dramaturgie fixe. Dans mon spectacle précédent, je me sentais emprisonnée... Je veux être beaucoup plus flexible. » Et bien dansez maintenant –c’est le titre – donnera à voir une galerie de personnages, animaux ou humains, qui danseront leur destin et leur lutte pour exister envers et contre tout. N’est-ce pas un hommage au montreur de marionnettes qui fascinait autrefois le public dans la rue avec ses numéros ? « C’est vrai, je m’approche de cette direction, admet-elle. Je viens d’ailleurs du spectacle


« Pour moi, le lieu du conte, ce n’est pas le plateau, mais l’âme. Le théâtre aide à comprendre le conte, mais le vrai théâtre est à l’intérieur ! » Ilka Schönbein

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DANS L’ATELIER

forain. Maintenant, je cherche un peu la liberté que j’avais lorsque je jouais dans la rue. Mais j’ai besoin d’un cadre intime adapté aux contes. Avec l’âge, ma relation avec le public est aussi plus étroite. L’idéal pour moi est de jouer dans une petite salle. » LES COULEURS ET L’ÉMOTION Ce soir, exceptionnellement, la compagnie a rendezvous avec le public. Des spectateurs arrivent au Centre culturel Léo Malet pour assister à la répétition publique et découvrir les prémisses de Ricdin Ricdon, programmé à Sète en décembre prochain. Un verre de thé à la main, détendue, Ilka Schönbein prévient avec franchise : « Ce que vous allez voir n’est pas un vrai spectacle. Nous allons faire une sorte de filage. Vous pouvez partir quand vous voulez. Je vais interrompre les scènes quand ce sera nécessaire, et si vous aussi vous voulez le faire, n’hésitez pas ! » Les scènes se succèdent. La metteuse en scène intervient pour demander d’accentuer un ton ou un geste. Les interprètes reprennent et le jeu s’améliore sous nos yeux. La maîtrise artistique et l’invention se conjuguent pour faire naître dans le feu de l’action les couleurs et l’émotion de la scène. On est frappé par la qualité d’écoute et la confiance qui règnent entre elles trois. Tout à coup, Ilka Schönbein s’approche de la musicienne et, à grand renfort de gestes, l’incite à accélérer le rythme jusqu’à la frénésie. Alexandra Lupidi répond immédiatement, son jeu devient furieux, ses mimiques clownesques. La folie du petit démon est là. Au bout d’une heure, personne n’est sorti de la salle – et personne, bien sûr, n’a osé intervenir. Une scène a été délaissée car la marionnette n’est pas encore finie, mais le squelette du spectacle est bien visible. Sa chair, ses muscles, son odeur, sa saveur commencent à se dessiner. L’artiste amoureuse des contes lance aux spectateurs, avant qu’ils ne s’en aillent : « Pour moi, le lieu du conte, ce n’est pas le plateau, mais l’âme. Le théâtre aide à comprendre le conte, mais le vrai théâtre est à l’intérieur ! »

TOURNÉE DU THEATER MESHUGGE Ricdin Ricdon, un spectacle de Ilka Schönbein-Theater Meshugge, accompagné de Et bien dansez maintenant, solo d’Ilka SChönbein. Le 16 septembre à Sedan et les 19 et 20 septembre à Charleville-Mézières, au Festival mondial des théâtres de marionnettes www.festival-marionnette.com Du 10 au 19 novembre, à Neuchâtel (Suisse), au Festival marionnettes www.festival-marionnettes.ch Le 21 novembre à Gradignan (33) ; les 23 et 24 novembre à Billère (64). Le 5 décembre, à Sète. Site : www.ksamka.com Le spectacle est très attendu au Festival mondial des théâtres de marionnette, à Charleville-Mézières, où il sera joué pour la première fois en septembre 2017. L’artiste allemande est régulièrement invitée dans ce “festival d’Avignon de la marionnette” qui attire chaque année environ 170 000 spectateurs. Nombre de festivaliers se souviennent avoir vu Métamorphoses près de la place ducale, il y a une vingtaine d’années. Ilka Schönbein, seule, dansait avec ses personnages faits de papier mâché et d’oripeaux, faisant jaillir des éclats de vie humaine, tragiques ou grotesques, tendres ou terribles. Depuis, elle est venue présenter d’autres spectacles, tout aussi intemporels. Si Ricdin Ricdon marque un tournant dans son parcours, l’artiste continue à explorer les contradictions de notre âme, avec des personnages qui reflètent la part de nousmêmes qui reste imperméable aux modes. ■ naly gérard

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