Regards Automne 2016

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DANS CE NUMÉRO, 80 À QUOI SERT LA PRESIDENTIELLE ?

06 CET ÉTÉ

Le grand raout de l’élection présidentielle ne suscite plus de véritables espoirs de changement. Gaël Brustier et Christian Salmon analysent cette déliquescence, et imaginent d’autres retours du politique.

Agenda politique, culturel et intellectuel.

08 L’ÉDITO

Rester vertical

12 LE BLACK POWER REMIS SOUS TENSION

90 PORTFOLIO

Au terme du mandat de Barack Obama, le mythe d’une société post-raciale apaisée a du plomb dans l’aile. Mais dans le sillage du mouvement Black Lives Matter, le combat pour l’égalité retrouve des couleurs. Reportage à Chicago.

28 LE CRÉPUSCULE DE MAHMOUD ABBAS

Un bilan critiqué, une succession incertaine : après plus d’une décennie à la tête de l’Autorité palestinienne, l’héritier de Yasser Arafat incarne l’échec du “processus de paix”.

36 LA GUERRE NOUS ENVAHIT

Intérieurs ou extérieurs, militaires ou policiers, réels ou virtuels, les conflits imposent leur logique et leur rhétorique jusqu’au cœur des démocraties. L’ennemi est partout et la victoire improbable. Si l’on ne peut pas gagner la guerre, comment en sortir ?

Sophie Loubaton met les mots en image, et c’est parlant.

98 LA BUREAUCRATIE, UNE PLAIE NÉOLIBÉRALE

Considérée à tort comme le produit de l’administration publique, la dérive bureaucratique entretient des liens étroits et anciens avec le capitalisme et le libéralisme.

106 LA DURAS COMMUNISTE

Si Marguerite Duras a creusé un sillon littéraire radicalement singulier, elle a aussi emprunté – et c’est moins connu – bien des chemins d’engagement politique.

114 JP MANOVA, L’ART DU DÉMARQUAGE Figure historique du hip hop français, JP Manova a choisi l’exigence et la rareté. Rencontre sur les lieux où il cisèle ses mots et sa musique.

72 « LA BATAILLE DE LA RECOMPOSITION DE LA GAUCHE EST ENGAGÉE »

Les échéances électorales de 2017 peuvent-elles marquer autre chose qu’une étape supplémentaire de l’affaiblissement du Parti communiste ? Pierre Laurent nous donne ses raisons d’y croire.

TRAVAIL L’IMAGE 66

MAHMOUD ABBAS PORTRAIT 28

SALMON / BRUSTIER 80

PRÉSIDENTIELLE


LES V.I.P.

LES CHRONIQUES DE…

GAËL BRUSTIER Docteur en science politique, collaborateur du CEVIPOL et membre de l’Observatoire des radicalités de la Fondation Jean Jaurès.

Rokhaya Diallo 26

BERTRAND BADIE Professeur des universités à Sciences Po Paris, Bertrand Badie codirige L’Etat du monde aux éditions La Découverte.

Arnaud Viviant 104

SYLVIE LOIGNON Auteur, spécialiste de l’oeuvre de Marguerite Duras.

Bernard Hasquenoph 112

Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

Fondateur de louvrepourtous.fr

JP MANOVA Rappeur. Auteur, compositeur, producteur.

Clémentine Autain 124 Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

ACHILLE MBEMBE Universitaire et philosophe, figure incontournable de la pensée postcoloniale. CHRISTIAN SALMON Écrivain et chercheur au CNRS, il a fondé et animé le Parlement international des écrivains de 1993 à 2003.

LE LE LANGAGE DES IMAGES 90

PORTFOLIO

BUREAUCRATIE MALADIE NÉOLIBÉRALE 98

DURAS 106 COMMUNISTE


C t autoe mne

VERS UN NEW NEW LABOUR Mi-septembre, le Parti travailliste procèdera à l’élection de son leader, élection rendue nécessaire par une crise entre Jeremy Corbyn, issu de l’aile gauche, et le groupe parlementaire. Ce conflit va être tranché par les adhérents et les sympathisants, soit 650 000 électeurs. La victoire ne devrait pas échapper à Corbyn malgré l’unité de son opposition autour du Gallois Owen Smith. Ironie de l’histoire, c’est Tony Blair, l’adversaire farouche de Corbyn, qui a fait modifier les statuts pour donner plus de poids aux adhérents et limiter celui des syndicats. Les syndicats sont en effet une des trois composantes organiques du Labour, qu’ils ont créé au début du XXe siècle. Ed Miliband a prolongé l’évolution et fait adopter le principe “un membre, une voix” pour l’élection du leader. Mais la définition du programme reste encore la chasse gardée du leader et du groupe parlementaire. Le fossé est souvent large entre la base travailliste et les membres du parlement, par exemple sur les frappes aériennes en Syrie ou sur l’austérité. La réélection de Corbyn pourrait parachever le processus initié par Blair et conforter le poids des adhérents dans la définition des positions politiques du parti. Les quelque 250 000 nouveaux adhérents enregistrés par le Labour depuis 2015 vont peser. Ils arrivent avec un bagage politique et une culture militante construits dans des espaces tels que les assemblées populaires (people’s assemblies) qui organisent la convergence des luttes contre l’austérité ou les privatisations. Le Parti travailliste pourrait devenir un nouvel objet, à mi chemin entre parti politique et mouvement social. Si Tony Blair avait su…


L’Amérique d’après Le 8 novembre, les Américains devront choisir entre Hillary Clinton et Donald Trump. L’issue sera historique, veut la plaisanterie du moment : la première femme présidente ou le dernier président des ÉtatsUnis. Les provocations de l’homme d’affaires, par exemple sur le possible recours à l’arme nucléaire contre l’Europe, auront indéniablement fourni un spectacle aussi divertissant qu’effrayant. L’ex-secrétaire d’État devançait toutefois le milliardaire dans les derniers sondages, fin août. Sa probable victoire ne doit cependant pas éclipser les mutations profondes

VERS UN NEW NEW LABOUR Mi-septembre, le Parti travailliste procèdera à l’élection de LES VERTS, ESPÈCE MENACÉE son leader, élection rendue nécessaire par une crise entre Une élection présidentielle chez les écologistes, Jeremy Corbyn, issu de l’aile gauche, et le groupe c’est toujours compliqué. 2017 n’y dérogera pas. parlementaire. Ce conflit va être tranché par les adhérents Entamée sous les auspices de la “grande” unité et les sympathisants, 650 000 électeurs. victoire ne ded’une primaire soit de toute la gauche, elleLas’achève vraitpréservation pas échapperdeà Corbyn malgré l’unité de son oppoen la biodiversité sous forme sition autour du Gallois Owen Smith. Ironie de l’histoire, d’une primaire des seuls écologistes. L’espèce c’estenTony l’adversaire farouche de Corbyn, est effetBlair, menacée. Habitués à se vendre sur qui a fait modifier les statuts pour donner plus de poids aux fond de convictions élastiques, la maison verte adhérents et limiterNicolas celui desHulot syndicats. syndicats est bien décrépie. ayantLes refusé de sont en effet une desletrois composantes organiques du Labour, s’engager dans bourbier électoral, EELV désiqu’ils ont créé au début gnera en octobre celui du ou XXe celle siècle. chargéEd deMiliband dépas- a prolongé fait adopter le principe ser lesl’évolution 1,57 % deet Dominique Voynet en “un 2007membre, une voix” pour % l’élection voire les 2,32 d’Eva du Jolyleader. 2012. Pas simple. Mais la définition duCécile programme encore Candidate attendue, Duflotreste n’a pas déçu.la chasse gardée du leader et du parlementaire. Le fossé est Entamant sa lettre de groupe candidature par une réfésouventaularge entre sila du basepape travailliste et les membres du rence Laudato François pour la parlement,par parunexemple sur« avec les frappes aériennes en Syrie conclure étonnant foi », l’ancienne ou sur l’austérité. La réélection Corbyn pourrait paraministre a donc décidé de fairede appel aux forces chever le pour processus par les Blair et conforter occultes mettreinitié toutes chances de sonle poids des adhérents dans la pour définition des positions politiques côté. Cela suffira-t-il l’emporter ? Yannick du parti. Les quelque nouveaux Jadot et Karima Delli,250 000 notamment, sont adhérents en em- enregistrés parEtle chez Labour vont peser. Ils arrivent buscade. les depuis écolos,2015 la surprise est une avec un bagage politique et une culture militante construits marque de fabrique.

engendrées par cette séquence électorale, qui a révélé l’ampleur de la désaffection vis-à-vis du système économique : ouvertement “socialiste”, Bernie Sanders a fait sensation tandis que Donald Trump récusait le libre-échange et défendait un vaste programme d’investissements publics. Résultat, Hillary Clinton a dû s’aligner en partie sur le protectionnisme de son adversaire, affirmant qu’elle s’opposerait à tout nouveau traité de libre-échange. Les “guerres de valeurs” entre Républicains et Démocrates, sur l’avortement par exemple, repassent ainsi au second plan. Les électeurs veulent désormais des mesures concrètes qui auront un impact sur leurs conditions de vie.

QUEL AUTOMNE POUR NUIT DEBOUT ? Alors que les forums-occupations de places tentent de reprendre après l’été, les candidatures à la présidentielle rappellent tout le monde à la grande échéance de 2017. Mais quel rôle va prendre le mouvement citoyen dans la campagne ? À la veille des vacances, les nuitdeboutistes avaient opté pour un ancrage dans le temps long. Comme à l’habitude, les discussions ont été l’occasion de rappeler les expériences du passé et de faire le bilan. On dit que les campagnes mobilisent les esprits : l’espoir pour Nuit debout est de redonner de la force au débat citoyen.


Romans Karim Amellal, Bleu, blanc, noir, L’aube, 405 pages, 23 euros. François Bégaudeau, Molécules,

La célèbre auteure de théâtre Yasmina Reza livre un délicieux roman mêlant comédie acerbe et polar. Elle pénètre l’intimité de l’angoisse. Et interroge les zones grises de la morale et de la liberté. Franchement réussi. Yasmina Reza, Babylone, Flammarion, 220 pages, 20 euros.

Verticales, 256 pages, 19,50 euros. Stéphane Benamou, La Rentrée n’aura pas lieu, Don Quichotte, 176 pages, 16,90 euros. Samuel Benchetrit, La Nuit avec ma femme, 200 pages, 16,90 euros. Mathieu Bermann, Amours sur mesure, POL, 160 pages, 12 euros. Nina Bouraoui, Beaux rivages, JC Lattès, 252 pages, 19 euros. Catherine Cusset, L’Autre qu’on adorait, Gallimard, 304 pages, 20 euros. Christophe Donner, L’Innocent, Grasset, 216 pages, 18 euros. Michel Embareck, Jim Morrison et le diable boiteux, L’Archipel, 192 pages, 17 euros. Philippe Forest, Crue, Gallimard, 264 pages, 19,50 euros. Thierry Froger, Sauve qui peut (la révolution), Actes Sud, 448 pages, 22 euros. Laurent

Figure du groupe Zebda, Magyd Cherfi publie un nouveau récit autobiographique sur sa jeunesse dans les quartiers populaires du nord de Toulouse. Avec gravité et autodérision, il raconte les chantiers permanents de l’identité et les impasses de la République. Magyd Cherfi, Ma part de gaulois, Actes Sud, 272 pages, 19,80 euros.

Céline Minard avait revisité le western dans Faillir être flingué. Avec Le grand jeu, elle s’attaque à une réécriture du journal de survie. Une femme s’installe en pleine montagne pour fuir la civilisation. Elle y découvre la nature. Pas simple. Comme l’écriture de la romancière qui fait partie des voix littéraires d’une grande modernité. Céline Minard, Le Grand jeu, Editions Rivages, 192 pages, 18 euros.


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CET AUTOMNE

Essais

Michel Agier, Les migrants et nous, Comprendre Babel, éd. CNRS, 3 oct. Yves Cohen, Arlette Farge, etc., Anatomie du charisme, éd. Anamosa, 6 oct. Fanny Cosandey, Le rang. Préséances et hiérarchies dans la France d’Ancien régime, éd. Gallimard, 27 oct. Marlène Coulomb-Gully, Femmes en politiques. En finir avec les seconds rôles, éd. Belin, oct. Francis Dupuis-Déri, La peur du peuple. Agoraphobie et agoraphilie politiques, éd. Lux, 20 oct. Vincent de Gaulejac, La Névrose de classe. Trajectoire sociale et conflits d’identité, épilogue d’Annie Ernaux, éd. Payot, 19 oct. Denis Lacorne, Les frontières de la tolérance, éd. Gallimard, 3 oct. Nicolas Lambert, Le maniement des larmes, éd. L’échappée, 21 sept. Guillaume Le Blanc, Les vulnérables, éd. Seuil, 22 sept. Raphaël Liogier, Sans emploi, éd.

AUTODÉFENSE L’usage de la violence peut-il être légitime ? Du jiu-jitsu des suffragettes aux fusils des Black Panthers, la philosophe Elsa Dorlin trace une histoire de l’autodéfense politique. Et explique comment la riposte des corps désarmés est la condition de possibilité pour advenir comme sujet. Elsa Dorlin, Se défendre. Une philosophie de la violence, éd. Zones, 20 octobre

Les liens qui libèrent, 21 sept. Frédéric Lordon, Les affects de la politique, éd. Seuil, 6 oct. Louis Lourme et Michaël Foessel, Cosmopolitisme et démocratie, éd. Puf, 5 oct. Lilian Mathieu, Prostitution, quel est le problème ?, éd. Textuel, 21 sept. Marie Peltier, Le complotisme. Maladie d’une société fracturée, éd. Les Petits matins, 3 oct. Thomas Porcher et Frédéric Farah, Introduction inquiète à la Macron-économie, éd. Les petits matins, 1er sept. d’Annie Ernaux, éd. Payot, 19 oct. Sylvie Steinberg, Une tâche au front. La bâtardise aux XVIe et XVIIe siècle, éd. Albin Michel, 3 nov. Enzo Traverso, Mélancolie de gauche. La force d’une tradition cachée (XIXe-XXIe siècle), éd. La Découverte, 6 octobre Patrick Weil et Nicolas Truong, Le sens de la République, éd. Gallimard, 20 octobre

CONQUÊTE Ludovic Lamant, journaliste pour Mediapart, a suivi plusieurs Indigné(e) s espagnol(e)s. En 2015, une dizaine de villes, dont Madrid et Barcelone, sont passées entre leurs mains. Dans ce livre, il dresse un premier bilan des mouvements anti-austérité qui ont soudain porté au pouvoir le contre-pouvoir. Ludovic Lamant, Squatter le pouvoir. Ces rebelles qui ont pris les mairies d’Espagne, éd. Lux, 6 octobre

LUTTE Brochures, témoignages, romans… Ce sont ces écrits d’ouvriers, ainsi que des textes émanant notamment du patronat et de l’État, qu’a choisi de faire parler Xavier Vigna. S’y dessinent les sentiments ambivalents suscités par les grands mouvements ouvriers du XXe siècle. Xavier Vigna, L’espoir et l’effroi. Luttes d’écriture et luttes de classes en France au XXe siècle, éd. La Découverte, 29 septembre


L’ÉDITO

La politique contaminée par la guerre

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La guerre a toujours été présente à l’arrière-plan, plus ou moins lointain, de nos vies. Elle s’est peu à peu rapprochée. Mais depuis un an, et cet été davantage encore, la guerre est devenue un concept central de notre politique nationale. Il y a un an, nous examinions précisément, dans ces pages, les nouvelles techniques de guerre et leurs implications. Notre dossier est, cette fois, centré sur la pensée de guerre, et particulièrement celle qui domine la doctrine politique de nos gouvernants. Loin d’être circonstancielle, cette politique vient de loin. Elle s’imbrique dans les débats comme principe explicatif du monde et fournit l’apparence de l’action aux politiques perdues dans le libéralisme. Être en guerre, c’est leur nouvelle “feuille de route”. Convaincus de l’ampleur de cette évolution, nous avons sollicité des intellectuels pour mieux la comprendre. Roger Martelli éclaire les origines de cette pensée de guerre, partie des États-Unis et désormais installée en France, à droite comme à gauche. Il montre sa profonde intrication avec les débats sur l’identité qui ruinent les bases du pays. Spécialiste des relations internationales, Bertrand Badie insiste sur la vanité de vouloir résoudre à coups de bombes des tensions qui échappent au contrôle de l’Occident et en relève l’impossible victoire. Le philosophe Achille Mbembe montre l’ancrage impérialiste de cette vision. Il précise : c’est dans les guerres coloniales que se sont forgées les bases d’un affranchissement du droit, de la construction de l’ennemi de l’intérieur et du mépris raciste qui autorise tout.


Nous accompagnons ces réflexions par des enquêtes sur la réalité de la guerre policière en banlieue, sur la véritable popularité de la guerre dans l’opinion publique, sur les nouvelles mobilisations aux ÉtatsUnis. En retraçant le portrait d’Hubert Védrine, tête pensante socialiste des relations internationales, nous trouvons le fil qui unit la droite et une certaine gauche, dans une vaine tentative de maintenir une suprématie occidentale et libérale. La politique serait la guerre par d’autres voies. On dira aujourd’hui que la guerre est la politique faute d’idées. Le discours de guerre devient une représentation du monde et de la façon de s’y inscrire et d’y agir. Il imprègne d’autant plus l’espace commun qu’aucune vision du monde contemporain ne s’y oppose. Ce n’est certes pas Gaël Brustier et Christian Salmon qui contrediront ce constat. Lors de leur rencontre au resto, ils ne désespèrent pas de la politique, mais doutent fortement de sa capacité à proposer une voie… pour 2017. Pierre Laurent, secrétaire national du Parti communiste, veut encore y croire. Dans le grand entretien qu’il nous accorde, il présente sans détour sa vision des évolutions de son parti et réaffirme son ambition de rassembler toute la gauche d’alternative dès 2017. Comme rarement, ce numéro est donc de part en part politique. Jusqu’au regard amusé de notre amie photographe, Sophie Loubaton, au travers de ses savants clichés sur les mots de la politique. Notre reportage à Chicago rappelle qu’une promesse non tenue n’est pas sans effet. En 2008, Barack Obama

La politique serait la guerre par d’autres voies. On dira aujourd’hui que la guerre est la politique faute d’idées. a été élu sur le rêve d’une Amérique dépassant ses clivages de race. Huit ans après, il n’en a rien été. Que peut un président des États-Unis contre les appareils politiques et financiers de son pays ? Mais si la seule présence de Barack Obama à la Maison blanche n’a pas suffit, elle a réveillé et validé à nouveau de l’espérance et des exigences. Ainsi les mobilisations en faveur de l’égalité prennent-elles de l’ampleur. On vous les raconte. Désireux de parler de nouveaux sujets qui échappent encore trop à la politique, nous avons osé une plongée dans l’enfer de la bureaucratie libérale. Il s’agit d’un autre défi pour nos sociétés. Pour remonter vers la lumière, certains artistes nous invitent à échapper aux lectures automatiques et manipulées du monde. Redécouvrez Marguerite Duras, belle rebelle, libre et communiste. Découvrez JP Manova, un rappeur subtil, qui parvient enfin à faire entendre sa voix. L’un et l’autre, à des années de distance, participent de l’envie de regarder et de dire la réalité, sans raccourci et sans dangereux délires. ■ catherine tricot

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spectacles festivals créations résidences d’artistes avant-premières découvertes initiations sensibilisations pratiques artistiques

s-Tati ssai Jacque d’art et d’e Le cinéma

Ville de

Tremblay-en-France

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tremblay-en-france.fr


SOUTENEZ REGARDS Le site regards.fr et le trimestriel regards ont trouvé au cours de l’année dernière une place nouvelle : le lectorat, la fréquentation du site, les débats sont plus nombreux.

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À CHICAGO

LE BLACK POWER REMIS SOUS TENSION Après deux mandats d’Obama, son fief politique reflète les paradoxes d’une Amérique qui se rêvait post-raciale. Malgré la consolidation d’une élite afro-américaine, Chicago reste minée par la ségrégation et les inégalités. Mais une nouvelle génération tente de redonner souffle au combat pour l’égalité. par laura raim

photos jon lowenstein/noor/réa

novembre 2015 à chicago. sur les lieux de la mort de laquan mcdonald, tué de seize balles par la police, ou dans les rues du centre,

rassemblements et défilés expriment la colère d’une communauté. le face-à-face avec les forces de l’ordre reste électrique.

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REPORTAGE


J

« J’ai honte de le dire, mais en 2012 je faisais campagne pour encourager les jeunes à s’inscrire sur les listes électorales et voter Barack Obama », avoue avec un sourire embarrassé Jennifer Pagan, une militante métisse de vingt-trois ans rencontrée sur un terrain occupé en face de Homan Square, dans l’Ouest de Chicago, pour contester un projet de loi local criminalisant les manifestations anti-police. Cette enseignante se souvient du bonheur de ses parents, en 2008, lorsque “leur” sénateur fut élu pour son premier mandat. Comme tous les Chicagoans, ils entretiennent une affection particulière pour celui qui s’était installé en 1985 dans la capitale de l’Illinois pour travailler dans le South Side comme organisateur de communautés. Obama avait alors pu observer la carrière de Harold Washington, premier maire noir à être élu dans une grande ville, dont la candidature avait déclenché un torrent de réactions racistes qui n’est pas sans rappeler celui qu’il connaîtra lui même.

L’ÉLECTION 2016, PERSPECTIVE D’UNE RÉGRESSION « La représentation politique c’est important, bien sûr, concède Jennifer, mais… » L’accession d’un Noir aux plus hautes sphères du pouvoir, indéniable victoire symbolique, n’a pas empêché en 2014 le meurtre à Ferguson de Michael Brown par la police. Ce jour-là, elle prend conscience de l’ampleur du « racisme personnel et structurel dans la société américaine ». Aujourd’hui, elle se fait une idée autrement plus concrète d’une politique antiraciste efficace : depuis fin juillet, elle campe au milieu d’une vingtaine de tentes, déterminée à ne pas partir tant que ce projet de loi ne sera pas retiré. Déçue par le premier président noir américain, la jeune organisatrice du collectif Let Us Breathe (Laissez-nous respirer) n’est pas certaine de voter en novembre prochain. « Je me sens plus puissante quand j’occupe une place que quand je mets un bulletin dans l’urne. » Il faut dire que l’alternative de novembre apparaît difficilement comme autre chose qu’une vaste régression : face au nationalisme blanc à peine

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voilé de Donald Trump, la WASP1 Hillary Clinton fait, au mieux, figure de moindre mal. Malgré ses efforts pour se construire une aura de “candidate des noirs”, invitant les mères d’adolescents afro-américains tués par la police à parler à la Convention nationale de son parti, la candidate démocrate ne dupe personne ici, sur Homan Square. « Elle a toujours soutenu l’incarcération de masse et, en 1964, elle faisait campagne pour le Républicain archiconservateur Barry Goldwater, qui a voté contre la loi sur les droits civiques », rappelle Damen, jeune artiste appartenant au même collectif que Jennifer. Comme la majorité des électeurs démocrates de Chicago, il a voté pour Bernie Sanders aux primaires. Mais « sans enthousiasme », car le candidat socialiste, privilégiant des propositions sociales plus universelles, était opposé aux demandes de réparations pour l’esclavage. Pour Damen, « Trump a au moins le mérite de révéler le vrai visage de cette Amérique : raciste et violent ». À quelques kilomètres de là, toujours dans le Sud noir de la ville, un rassemblement modeste célèbre sur un trottoir l’anniversaire du défilé de Martin Luther King dans Marquette Park. À peine le pasteur était-il descendu de sa voiture, ce 5 août 1966, pour entamer sa marche contre la ségrégation du logement, qu’il avait reçu en pleine tête une pierre jetée par l’un des sept cents manifestants blancs venus “l’accueillir”. Cinquante ans après, une trentaine de manifestants noirs, blancs et latinos sont décidés à poursuivre le combat pour l’égalité. Cette jeune génération n’a connu le mouvement des droits civiques que par le récit de leurs parents, mais se situe sans hésitation dans la continuité des figures mythiques de Martin Luther King, Malcom X et surtout du Black Power des Black Panthers. Une lycéenne membre de l’historique National Association for the Advancement of Coloured People (NAACP, créée en 1909 pour mettre fin aux lynchages et à la ségrégation, et obtenir le droit de vote), lit son discours sur l’écran de son télé1. White anglo-saxon protestant, stéréotype des Blancs des classes supérieures.


REPORTAGE

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REPORTAGE

phone portable, le mégaphone à la bouche : « Ceux qui nous mettaient des chaînes nous mettent aujourd’hui derrière les barreaux ! », articule-t-elle avec l’application et la timidité des débutants.

LE MYTHE D’UNE SOCIÉTÉ POST-RACIALE APAISÉE La veille, la police municipale a diffusé une dizaine de vidéos très attendues permettant de reconstituer les circonstances de la mort de Paul O’Neal, un jeune Noir abattu d’une balle dans le dos lors de son arrestation par un policier blanc, une semaine plus tôt. « Tous les policiers racistes en prison », « Stop la guerre à l’Amérique noire », lit-on sur les pancartes. Les voitures qui passent à côté ralentissent et klaxonnent en guise de soutien. Une conductrice baisse la vitre et tend le poing tandis que Shanti nomme, les unes après les autres, les victimes noires de la police de Chicago, la plus importante du pays – 12 000 agents, un quart du budget de la ville. La liste est longue. Le meurtre, en octobre 2014, de Laquan McDonald, dix-sept ans, par un policier blanc déjà reconnu coupable d’abus en service a particulièrement marqué les esprits. La police avait maquillé les faits durant un an et la municipalité versé cinq millions de dollars à sa famille, le temps de laisser passer les élections. Lorsque la justice lui a finalement enjoint, fin 2015, de rendre publique la vidéo de la scène, on a pu voir le policier vider son chargeur sur l’adolescent alors que celui-ci n’était pas armé et gisait déjà au sol. Tout le monde en convient : Rahm Emanuel, le bras droit et ami proche d’Obama, élu maire en 2011, n’aurait sans doute pas pu être réélu si ces images avaient été diffusées plus tôt. Dans la capitale noire – en termes démographique, politique et économique – du pays, la question

« Je me sens plus puissante quand j’occupe une place que quand je mets un bulletin dans l’urne. » Jennifer Pagan, militante de Let Us Breathe raciale occupe de nouveau le devant de la scène, dans un contexte national plus que jamais polarisé par l’ascension d’un candidat républicain xénophobe qui appelle à déporter tous les immigrés, et par la consolidation d’un mouvement autour du slogan “Black lives matter” (BLM – Les vies noires comptent). Un mouvement créé après l’acquittement en 2013 du vigile qui avait tué Trayvon Martin en Floride, alors que l’adolescent noir n’avait sur lui qu’un sachet de Skittles et une canette de thé glacé. À Chicago, BLM s’est organisé comme une coalition horizontale de divers collectifs parmi lesquels Black Project 100, Lost Voices, Assata’s Daughters, We Charge Genocide ou encore Let Us Breathe. C’est donc paradoxalement sous le premier président noir que naît le premier mouvement noir d’ampleur depuis les droits civiques, faisant voler en éclats le mythe d’une société post-raciale apaisée. En réalité, la présidence Obama a eu l’effet inverse : en éveillant les espoirs de changement chez les Afro-Américains, la déception et la colère provoqués par les signes le plus flagrants d’une inégalité de traitement institutionnelle persistante ont été d’autant plus intenses. Les violences policières n’en sont que l’aspect le plus émotionnel et médiatique. Depuis 2008, le revenu médian moyen des Noirs a chuté de 11 % à 33 500 dollars, contre une baisse de 3,6 %, à 58 000 dollars, pour les Blancs. Obama n’avait pourtant jamais prétendu être le président de la grande transformation. « C’est le

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« Le candidat membre d’une minorité ne peut se faire élire qu’à condition de faire silence sur la question minoritaire. C’est le prix à payer pour arriver au pouvoir. » Pap Ndiaye, directeur du département d’histoire à Sciences-Po Paris paradoxe minoritaire, analyse le directeur du département d’histoire à Sciences-Po Paris, Pap Ndiaye. Le candidat d’une élection membre d’une minorité ne peut se faire élire qu’à condition de faire silence sur la question minoritaire. C’est le prix à payer pour arriver au pouvoir. »

CHICAGO, LABORATOIRE DES POLITIQUES LIBÉRALES Non seulement la présidence d’Obama a réactivé chez une partie de la population blanche un racisme viscéral que reflète le succès de Trump et de la rhétorique suprématiste, mais elle n’a pas empêché une discrimination plus structurelle de perdurer : les taux de pauvreté, de chômage, de maladie, de criminalisation et de mortalité demeurent plus élevés dans la population noire. Les conséquences des politiques inégalitaires et sécuritaires de ces trente dernières années frappent les minorités encore plus fortement que les Blancs. Or Chicago a la particularité d’avoir subi ces politiques avant le reste du pays, ce qui permet d’en observer les effets les plus aboutis. « Les mesures mises en œuvre par la “machine” politique démocrate de la dynastie des Daley, en place depuis les année 1950, ont fait de la capitale du Midwest un laboratoire et un

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modèle pour les politiques fédérales », estime Andrew Diamond, co-auteur de L’Histoire de Chicago. Selon lui en effet, « La répression policière agressive contre les manifestants pour les droits civiques, l’exploitation des peurs et des préjugés raciaux des blancs et la criminalisation des jeunes Noirs liée à la “guerre contre les gangs”, à la fin des années 1960, préfigurent les caractéristiques de la révolution conservatrice des présidents républicains Richard Nixon et Ronald Reagan ». Richard J. Daley, maire entre 1955 et 1976, a également été à l’avant-garde en matière de réformes urbaines en faveur des classes moyennes blanches. Il a en effet su placer les logements sociaux et tracer une autoroute de manière à “protéger” les quartiers blancs – y compris le sien, Bridgeport – de la “Grande migration” des Noirs du Sud après la seconde guerre mondiale. Son fils, Richard M. Daley, maire entre 1989 et 2011, a pour sa part été un pionnier de la privatisation, notamment des écoles publiques, fréquentées quasi-exclusivement par les minorités. La troisième ville du pays étant une loupe du reste de l’Amérique, les inégalités sociales, raciales et géographiques y sont plus visibles qu’ailleurs. Malgré l’abolition légale de la ségrégation dans l’Illinois dès les années 1870 et 1880, Chicago reste la ville la plus ségréguée des États-Unis. Il existe bien “deux Chicago”, comme le disait en 1999 Bobby Rush, un ancien des Panthères noires. Les élégants gratte-ciels du Loop, dans le centre, rappellent que Chicago est une ville prospère — la huitième du monde en terme de PIB — parfaitement insérée dans l’économie financière globale. Mais on ne le devinerait pas en se promenant dans le Sud et le West Side, à 90 % noirs, à faibles revenus, minés par les difficultés sociales et la violence des gangs. Les étudiants de la riche et prestigieuse université de Chicago, véritable bulle quadrillée par une police privée surarmée, ne s’aventurent jamais de l’autre côté de la 60e rue.


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REPORTAGE

Lorsqu’on traverse le quartier limitrophe de Woodlawn, défilent les currency exchange (ces “banques du pauvre” où les habitants viennent échanger leur chèque de l’assistance publique), les liquor stores et les petites églises évangéliques, seuls bâtiments durablement implantés dans ces rues dépourvues de tout commerce alimentaire ou café, et dans lesquels une maison sur dix est murée. Des panneaux jaunes de safe passage indiquent les couloirs de sécurité pour les écoliers, qui sont désormais accompagnés par des intérimaires munis de talkies-walkies pour éviter de se faire tirer dessus en se rendant à l’école. Pendant l’année scolaire 2008-2009, Chicago a décroché le triste record du nombre d’élèves d’écoles publiques tués dans des meurtres liés à des gangs. Et les hôpitaux d’urgence étant rares dans le South Side, où sont pourtant concentrées les fusillades, un blessé par balle a peu de chance d’arriver à se faire soigner à temps.

AU-DELÀ DE LA QUESTION RACIALE

Il faut se garder toutefois de se contenter d’une grille de lecture uniquement raciale des inégalités. « L’idée de l’existence d’une “communauté noire” ayant des intérêts communs, au delà des clivages de classe, était plus facile à défendre avant la fin des lois ségrégationnistes Jim Crowe », écrit Ahmed Shawki, dans son ouvrage Black and Red, pointant l’émergence d’une classe moyenne et supérieure noire, issue des luttes des années 1960 et des politiques de discrimination positive des années 1970. Les coquettes maisonnettes en briques joliment entretenues de certains quartiers du South Side comme Pullman en attestent. Surtout, comme l’explique la chercheuse de Princeton Keeanga Yamahtta-Taylor, auteur de From Black Lives Matter to Black Liberation, « il existe une petite élite politique noire qui s’est formée au moment où le Parti démocrate a voulu intégrer les modérés du mouvement des droits civiques de manière à isoler les éléments radicaux et réduire les revendications à la question du droit de vote. Or à force de jouer le jeu des négociations et des recherches de financement, cette élite nationale comme

« La petite élite politique noire est devenue plus conservatrice, défendant les politiques néolibérales et sécuritaires qui pénalisent les Noirs pauvres. » Keeanga Yamahtta-Taylor, chercheuse à Princeton

locale est devenue plus conservatrice, défendant, dans un contexte de restrictions budgétaires, les politiques néolibérales et sécuritaires qui pénalisent pourtant de manière disproportionnée les Noirs pauvres ». Jesse Jackson en est un exemple parfait. Candidat aux présidentielles en 1984 et 1988, le pasteur de Chicago qui avait commencé sa carrière politique à l’aile gauche des démocrates ne cessera de dériver à droite au fil des années, se faisant le promoteur d’un capitalisme noir dynamique. Loin d’avoir un “effet locomotive” pour les autres membres de la communauté, l’accession d’une fraction des Noirs à l’élite renforce au contraire l’idéologie méritocratique de la responsabilisation individuelle, renvoyant les pauvres à leurs défaillances comportementales ou encore à un problème de “culture de la pauvreté”. Obama n’est pas le dernier à se placer dans ce registre. « Trop de jeunes hommes de notre communauté continuent de prendre de mauvaises décisions, avait-il dit à des étudiants de l’université de Morehouse en 2013. Ça n’intéresse personne de savoir si vous avez souffert de discrimination (…) On n’a pas le temps de trouver des excuses. »

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« Oui, la police a historiquement servi à capturer les esclaves des planteurs du Sud, mais elle a aussi servi à écraser les révoltes ouvrières. » Cedric Johnson, professeur à l’université de l’Illinois

À Chicago, c’est précisément dans le but de désamorcer tout mouvement de contestation que la “machine” municipale place les représentants des minorités aux postes de direction des agences d’éducation et de logement dont les politiques sont susceptibles de s’attirer les foudres des plus démunis. Pour sa campagne de réélection, Rahm Emanuel a ainsi pu compter sur le soutien actif de tous les prêcheurs, hommes d’affaires et conseillers de quartiers noirs de la ville, alors même qu’il venait d’annoncer un plan de fermeture de cinquante écoles publiques, toutes situées dans les quartiers afro-américains. De même, le projet de loi criminalisant les manifestations anti-police que combat BLM est appuyé par les conseillers municipaux noirs Derrick Curtis et Willie Cochran.

L’ÉBAUCHE D’UN TOURNANT ANTICAPITALISTE Si une grille de lecture uniquement raciale néglige les intérêts de classe divergents au sein des minorités, elle empêche également d’avoir une compréhension plus globale de la situation. L’analyse des violences policières, au cœur de Black Lives Matter, est à ce titre emblématique : si un Américain noir a 2,5 fois plus de chances d’être tué par la police (non pas en chiffres bruts, mais proportionnellement à sa part

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dans la population) qu’un Américain blanc, ce dernier a 26 fois plus de chances d’être tué par la police qu’un Allemand. « Car ce qui est en cause ici, c’est le système de formation décentralisé de la police et surtout la culture des armes, qui pousse un policier à agir avec le présupposé que l’individu en face est armé, explique Cedric Johnson, professeur d’études afro-américaines à l’université de l’Illinois à Chicago. Or ces problèmes affectent aussi les classes populaires blanches et latinos. Il faut comprendre cela pour être en mesure de nouer des alliances interraciales plus larges, notamment avec les Latinos immigrés qui osent moins se plaindre de la police de peur de perdre leurs papiers ». Pour cet intellectuel noir qui dit ne pas « être traité de la même manière qu’un jeune noir à capuche », l’adversaire est moins le suprématisme blanc que le capitalisme néolibéral. Il se méfie donc de la tentation “nationaliste”, qui se manifeste par exemple lorsque les militants de BLM chantent ce qu’ils appellent “l’hymne national noir” au début de leurs rassemblements. « Oui, la police a historiquement servi à capturer les esclaves des planteurs du Sud, mais elle a aussi servi à écraser les révoltes ouvrières dans les mines et les usines, poursuit-il. La situation actuelle n’est pas le produit direct de l’héritage raciste de Jim Crow mais des dispositifs sécuritaires de type “tolérance zéro” et du recours à l’incarcération de masse comme moyen principal de gestion de la population surnuméraire, rendue obsolète par la désindustrialisation et l’automatisation, à une époque où l’État a renoncé à lui fournir un minimum de protection sociale. » L’engagement contre ces politiques qui allient retrait de la main gauche de l’État et renforcement de sa main droite est variable selon les individus et les branches régionales de BLM. Sur un panneau exposé à Homan Square, le collectif Let Us Breathe a inscrit quelques règles : « Pas de racisme, pas de sexisme, pas de classisme », laissant penser qu’à la lutte contre le


REPORTAGE

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capitalisme se substitue un plus inoffensif respect de la dignité des pauvres. Mais Aislin Pulley est affirmative : la coalition de Chicago est en majorité « explicitement anticapitaliste ». Pour la militante de We Charge Genocide (Nous dénonçons le génocide), le rapport entre racisme et capitalisme est évident : « La blanchité et le racisme anti-noir n’ont rien de naturel. Ce sont des idéologies qui ont été fabriquées et encouragées par les propriétaires pour empêcher les fermiers blancs de s’allier avec les esclaves noirs, explique-t-elle. Pour se débarrasser du racisme, il faut se débarrasser du capitalisme. »

PESER POUR UN CHANGEMENT

La jeune femme, qui s’était fait remarquer en début d’année en refusant l’invitation de la Maison blanche à l’occasion du Black History Month, se réjouit de la teneur antilibérale radicale de la feuille de route nationale de Mouvement for Black Lives, publiée fin juillet. Dépassant la thématique – mobilisatrice mais étroite – des violences policières, le long document développe dans le détail des propositions dans les domaines du logement, de la santé, du chômage, de la prison et de la redistribution, prenant position notamment contre les traités de libre-échange et pour une économie de coopératives. « Cette plate-forme pourrait servir de base à une alliance avec d’autres composantes des classes populaires, réactivant la très prometteuse Rainbow Coalition de Fred Hampton », espère-t-elle. Comprenant que la municipalité de Chicago misait sur le maintien de communautés séparées et concurrentes, Hampton, ce jeune dirigeant du Black Panther Party de l’Illinois avait commencé à se rapprocher, en 1968, de militants portoricains et blancs autour du mot d’ordre “pouvoir au peuple”. L’année suivante, il est tué dans son sommeil d’une balle dans la tête par un commando de police.

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« Pour se débarrasser du racisme, il faut se débarrasser du capitalisme. » Aislin Pulley, militante de We Charge Genocide

À Chicago, cette nouvelle génération de militants remporte des petites victoires : la non réélection de la procureure du comté de Cook, Anita Alvarez, qui avait escamoté les circonstances de la mort de Laquan MacDonald, ou encore l’annulation d’un meeting de Trump. Ils parviennent désormais à contrer systématiquement la version officielle à chaque nouvelle bavure policière. Au niveau national, ils ont réussi à infléchir le discours dominant sur la police, obligeant même Obama à abandonner en partie sa réserve sur les questions raciales et à reconnaître explicitement les inégalités dans le système pénal. Au-delà d’une échéance électorale qui a peu de perspectives à offrir en matière d’amélioration des conditions de vie des citoyens ordinaires, il reste à Black Lives Matter du travail pour transformer cet élan en mouvement antiraciste et anti-néolibéral qui pourra maintenir la pression sur le vainqueur de novembre, afin d’exiger des changements institutionnels concrets. Comme l’écrivait l’historien militant Howard Zinn : « Ce qui compte, ce n’est pas qui siège à la Maison blanche, mais qui fait des “sit-in” et marche devant la Maison blanche pour que les choses changent ». ■ laura raim



L’OPPRESSION DU CORPS DES FEMMES SOUS LE MASQUE DE LA LAÏCITÉ

Illustration Alexandra Compain-Tissier

La polémique relative aux tentatives d’interdiction du port du burkini (vêtement féminin de plage couvrant selon certaines interprétations des règles de l’Islam), a mis en lumière une chose : depuis son retour dans le débat public, la laïcité n’est quasiment invoquée que dans une acception visant à contrôler le corps des femmes. Si le monde a été frappé par l’image de policiers contraignant une vacancière portant un foulard à se dévêtir, celleci s’inscrit pourtant dans un long processus. En 1989 à Creil, deux collégiennes musulmanes avaient troublé l’opi-

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

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nion en manifestant le souhait de suivre leur scolarité en portant un foulard confessionnel. À l’époque, elles avaient été autorisées par le Conseil d’État, estimant que le port de ce voile ne posait pas problème s’il ne s’accompagnait pas de prosélytisme. UNE LAÏCITÉ COERCITIVE Depuis, plusieurs controverses relatives aux tenues des femmes musulmanes ont éclaté, qu’il s’agisse d’élèves, de puéricultrices, de candidates aux élections régionales, de mamans accompagnatrices scolaires ou tout simplement de passantes victimes d’agressions racistes dans la rue. On a pu observer d’autres interprétations controversées de la loi de 2004 lorsque des élèves musulmanes ont été exclues de leurs établissements scolaires parce qu’elles portaient un bandana de dix centimètres, des vêtements jugés trop amples ou des jupes estimées trop longues. Dernièrement, la ministre Laurence Rossignol, en charge des droits des femmes, interrogée sur la “mode islamique” prisée désormais par les grands couturiers, a manifesté sa désap-

probation quant au port du voile en appuyant son raisonnement sur l’étrange affirmation selon laquelle « Quand les femmes accèdent à plus de droits, les jupes raccourcissent ». Désormais, une certaine vision de la laïcité particulièrement coercitive présente le paradoxe de se dire l’allié naturel de l’émancipation des femmes tout en promouvant des dispositions manifestement orientées contre la pratique féminine de l’islam. La France rejoint ainsi le triste cercle des rares pays qui légifèrent sur les tenues vestimentaires des femmes. Et ce, sous prétexte de laïcité. La laïcité est un principe qui repose sur la séparation entre l’État et le religieux, l’État ne devant reconnaître aucune religion de manière officielle tout en garantissant à chaque citoyen le libre exercice de son culte. C’est donc un principe qui consacre la liberté de conscience à l’inclusion de la liberté de se vêtir selon son souhait, l’école étant la seule exception. Théoriquement, et sous réserve de ne pas troubler l’ordre public, il n’est par conséquent pas question d’interdire aux croyants de manifester leur liberté religieuse à travers leurs tenues.


LE PATRIARCAT CONTRE L’ÉMANCIPATION La laïcité est souvent invoquée comme garantie de l’égalité entre les femmes et les hommes alors que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, qui proclamait la liberté de conscience, fondement de la laïcité, excluait les femmes. Historiquement, les parlementaires issus du Parti radical socialiste, qui étaient les plus fervents défenseurs de la laïcité, ont aussi activement lutté contre l’accès des femmes au droit de vote. Ils pensaient que les femmes n’étaient pas suffisamment autonomes intellectuellement pour être capables de voter sans subir l’influence de l’Église. Les religions ont certes servi à justifier de nombreuses inégalités au-delà des droits des femmes, comme l’esclavage ou les discriminations contre les personnes homosexuelles. Il est toutefois fondamental de rappeler que le processus d’émancipation des femmes s’est construit de manière autonome par rapport à la laïcité, même si la laïcisation du droit les a protégées des nombreux abus

des religions. Il existe des féministes de convictions diverses : certaines sont religieuses, d’autres non. L’oppression des femmes est surtout liée à l’histoire du patriarcat, lequel s’exprimait dans tous les domaines, y compris dans la religion. Cela signifie que cette oppression existe en dehors des croyances et qu’elle peut être perpétuée par des personnes qui n’ont pas de religion. Une laïcité coercitive, ayant en ligne de mire l’islam, semble être devenue la religion d’État, entretenant un sentiment de stigmatisation chez les musulmanes françaises qui n’aspirent qu’à profiter de l’espace public – aller tranquillement à la plage, faire du shopping dans les grandes enseignes – sans pour autant renoncer à leurs croyances. L’État a le devoir de garantir à tous et toutes le droit de porter les signes de sa religion en public dès lors qu’ils ne sont pas de nature à troubler l’ordre public. Affirmer que les croyances religieuses doivent être confinées au “privé” est en totale contradiction avec le principe même de laïcité, c’est une atteinte à la liberté d’expression et à la liberté de conscience. 



PORTRAIT DE POUVOIR

LE CRÉPUSCULE DE MAHMOUD ABBAS Après onze ans à la tête de l’Autorité palestinienne, Mahmoud Abbas se rapproche de la sortie. Figure du mouvement national et chantre de la négociation avec Israël, il a longtemps évolué dans l’ombre d’Arafat. Avant de prendre sa place, et d’incarner aujourd’hui la faillite du système engendré par le “processus de paix”. par emmanuel riondé, illustrations alexandra compain-tissier

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L

Le titre était pourtant intrigant : “Le plan secret des pays arabes pour évincer le dirigeant palestinien Mahmoud Abbas”. Mais cet article, publié fin mai sur le site Middle East Eye, n’a guère suscité de réactions au-delà des cercles s’intéressant encore à la question palestinienne. Le journaliste David Hearst y livre des informations sur la volonté des Émirats arabes unis, de l’Égypte et de la Jordanie d’anticiper une « ère post-Mahmoud Abbas » et de remplacer celui-ci, à terme, par Mohammed Dahlan, ancien responsable de la sécurité préventive à Gaza. Ce qui constituerait un changement générationnel radical : en 1961, année où Mohamed Dahlan venait au monde dans la bande de Gaza, Mahmoud Abbas (nom de lutte : Abou Mazen), alors au Qatar, rejoignait le Fatah créé en 1959 au Koweït voisin. « Abbas est l’un des derniers du noyau historique », résume Julien Salingue, politologue, auteur de plusieurs ouvrages sur la Palestine1. Farouq Kaddoumi, « pas consensuel », est 1. Notamment La Palestine d’Oslo, L’harmattan / bibliothèque de l’iReMMO, 2014 ; et La Palestine des ONG. Entre résistance et collaboration, La Fabrique, 2015.

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écarté. Abu Jihad, Abu Iyad et Yasser Arafat, les autres fondateurs historiques du Fatah, sont morts. Surtout, « il ne reste aucun ancien qui aurait, comme Mahmoud Abbas, accompagné d’aussi près la séquence Oslo », souligne le chercheur. C’est probablement ce qui explique le silence gêné entourant les rumeurs sur son éventuel remplacement : le crépuscule politique d’Abou Mazen est avant tout celui, interminable, du “processus de paix”, que la plupart des dirigeants internationaux, incapables de tracer de nouvelles perspectives, tentent de maintenir artificiellement en vie. DANS LA “CUISINE” D’OSLO

Face à cette peur du vide, celui qui, à quatre-vingt et un ans, préside non seulement l’Autorité palestinienne (AP) depuis janvier 2005 mais aussi le Fatah et le comité exécutif de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), offre quelques gages de continuité. Et demeure un acteur régional important qui, contrairement aux propos du premier ministre israélien qui l’accuse régulièrement de soutenir le “terrorisme”, est toujours resté fidèle à sa ligne politique adoptée il y a quarante ans : celle de la négocia-


PORTRAIT DE POUVOIR

« On disait d’Arafat qu’il savait à la fois manier le fusil et le rameau d’olivier et c’est ce qui expliquait sa popularité. Abbas, lui, se contente du rameau d’olivier... » Taoufiq Tahani, président de l’Association France Palestine solidarité tion avec l’occupant pour parvenir à une solution à deux États. Dans cette région sujette aux bouleversements, les chancelleries occidentales ne sont pas pressées de voir partir un dirigeant aussi constant. Même si chacun sait que la fin de son parcours politique approche. Interrogé, le Quai d’Orsay ne se mouille guère : « La France soutient les autorités palestiniennes légitimes, au sein desquelles toute évolution devra passer par le fonctionnement démocratique des institutions ». Au cœur des années 70, alors que l’OLP amorce son virage stratégique vers la solution de deux États, il est l’un des premiers à nouer des contacts avec la gauche israélienne. Mais l’époque des fédayins n’est pas encore totalement révolue et, dans un environnement où la lutte armée est magnifiée, Abou Mazen a déjà cette réputation d’homme de dialogue plus que de combat. « On disait d’Arafat qu’il savait à la fois manier le fusil et le rameau d’olivier et c’est à mon sens ce qui expliquait sa popularité ; Abbas, lui, se contente du rameau d’olivier... », relève Taoufiq Tahani, président de l’Association France Palestine solidarité (AFPS). « Le vieux problème de Mahmoud Abbas est celui de la légitimité, ajoute

Nicolas Dot-Pouillard, chercheur à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO), auteur d’un ouvrage à paraître sur l’histoire récente du mouvement national palestinien2. Bien que faisant partie des historiques du parti, il n’est pas une de ses figures combattantes comme Abu Jihad ou Abu Iyad, assassinés ; il a toujours été le bureaucrate. » En l’occurrence, ses qualités d’organisateur permettent au militant, né à Safed en 1935, exilé avec sa famille en Syrie en 1948, passé par le Caire et le Collège oriental de Moscou (où il a étudié l’histoire), d’intégrer le comité exécutif de l’OLP en 1981. Trois ans plus tard, il est chargé des relations extérieures de l’organisation. Mais c’est au début des années 90 qu’il acquiert une place réellement incontournable dans le dispositif de la centrale palestinienne. Au printemps 1993, alors que les négociations initiées à Madrid piétinent, les Israéliens cherchent à savoir qui est réellement en coulisse à Oslo, où se déroulent des discussions parallèles et secrètes. Ils parviennent à la 2. La mosaïque éclatée, histoire du mouvement national palestinien de 1993 à 2016 (titre possible). À paraître chez Actes Sud à l’automne 2016.

conclusion qu’Abou Mazen est « le véritable maître d’œuvre de l’opération ». Son bureau est alors appelé “la cuisine”3. Il le quitte quelques mois plus tard pour aller parapher, aux côtés de Yasser Arafat, Ytzhak Rabin et Shimon Péres, la déclaration de principe sur la terrasse de la Maison blanche. Cette signature leur vaudra de partager un Nobel de la paix dont Abbas sera, dit-on, vexé d’avoir été privé. Mais à la suite de ces accords, il peut enfin retourner en Palestine. Ce qu’il fait en 1995. Devenu secrétaire général de l’OLP un an plus tard, il va y conforter au fil des ans sa position d’interlocuteur privilégié des Américains et des Israéliens. UN PROVISEUR EN COSTUME SOMBRE

En septembre 2000, la deuxième Intifada éclate. Mahmoud Abbas condamne les attentats-suicides et, convaincu qu’elle mène à l’impasse, la militarisation du mouvement. Un positionnement qui sied aux américains et à l’UE : au printemps 2003, ils imposent à Arafat, assiégé à la Mouqata de Ramallah, d’en faire 3. Lire Les sept vies de Yasser Arafat, de Christophe Boltanski et Jihan El-Tahri, Grasset, 1997.

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son premier ministre. Il le restera à peine quelques mois, démissionnant en septembre. Après la mort de Yasser Arafat à Paris, en novembre suivant, Mahmoud Abbas, soutenu par le Fatah, remporte les élections du 9 janvier 2015, recueillant plus de 62 % des voix. Il assure qu’il « respectera l’héritage d’Arafat ». Mais au visage expressif du vieux chef militaire arborant toujours un keffieh sur la tête et, souvent, une arme à la ceinture, succède la figure austère de cet homme au sourire hésitant, vêtu d’un costard sombre et portant d’épaisses lunettes. Tout un symbole : « En 1994, l’ossature de l’Autorité palestinienne (AP) est constituée du noyau militant FatahOLP, souligne Julien Salingue. En 2005, quand Abbas prend le pouvoir, c’est déjà assez largement une bureaucratie non politique qui gère l’AP, avec des purs technocrates, comme l’ancien premier ministre Salam Fayyad. Et ce type de profil n’aide pas à prendre des décisions qui vont à l’encontre de la structure ! » Aujourd’hui, onze ans plus tard, la “structure”, sous perfusion permanente de l’aide internationale, est confrontée à un bilan objectivement désastreux pour le peuple palestinien : la fracture territoriale et politique Hamas-bande de Gaza / Fatah-Cisjordanie, survenue en 2007, n’est pas résorbée ; “l’intifada des couteaux”, menée sporadiquement depuis octobre 2015 par des jeunes agissant hors cadre collectif, témoigne d’un degré de désespérance politique inégalé ;

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et le nombre de colons en Cisjordanie est passé d’environ 250 000 fin 2004 à 513 000 en 2014 selon l’organisation B’Tselem. « Je considère que Mahmoud Abbas n’en fait pas assez et ne suis d’accord ni avec sa politique économique intérieure, ni avec son choix de la négociation à tout prix avec Israël », assène B. un Palestinien de Cisjordanie, responsable associatif. Depuis qu’un ami travaillant aux renseignements lui a conseillé de faire attention après qu’il a posté une caricature sur Facebook, il préfère garder l’anonymat. « Ici, il se dit qu’il aurait été un bon proviseur de lycée mais que, comme chef de l’Autorité, il est nul. La coordination sécuritaire avec les Israéliens [un volet d’Oslo que Mahmoud Abbas a toujours fermement défendu] est vue comme une génuflexion devant l’occupant. Et depuis 2007 et la séparation entre Gaza et la Cisjordanie, son image dans la société est celle d’un lâche. Il n’a jamais été dans la bande de Gaza alors que le territoire a subi de nombreuses offensives meurtrières. Beaucoup pensent que, même retenu par les Israéliens, Arafat aurait pris sa voiture pour se rendre sur place, ou qu’il aurait au moins essayé. » Pour le Cisjordanien, « Abbas n’est pas un homme courageux. Quant à la réconciliation Hamas-Fatah, c’est un véritable feuilleton égyptien, c’est du n’importe quoi ! Ils se retrouvent tous les ans à Doha, discutent, parviennent à un accord qui n’entre jamais en application... Or c’est quand même à lui, le président, d’impulser

« Depuis 2007 et la séparation entre Gaza et la Cisjordanie, son image dans la société est celle d’un lâche. Il n’a jamais été dans la bande de Gaza alors que le territoire a subi de nombreuses offensives meurtrières. » B., Palestinien de Cisjordanie, responsable associatif quelque chose de sérieux à ce niveau. » En juin dernier, l’énième “round de négociation” qui s’est tenu entre les deux partis, toujours à Doha, n’a rien donné. L’HOMME D’UN SYSTÈME DÉSAVOUÉ

S’il regrette lui aussi l’absence de « gestes forts » du président de l’AP au moment des offensives israéliennes dans la bande de Gaza (en 2008-09, 2012 et 2014), Taoufiq Tahani tempère cette sentence : « Au plan politique, il n’y a pas eu de grande différence avec Arafat. Simplement, quand Yasser Arafat laissait les groupes armés agir lorsque cela l’arrangeait, Mahmoud Abbas, lui y a toujours été opposé et l’a fait savoir. Il reste d’ailleurs un homme de parole : quand il dit quelque chose, il le pense. Et dans les faits, il n’a renoncé


PORTRAIT DE POUVOIR

ni au droit au retour, ni à l’État palestinien dans les frontières de 1967. N’oublions pas qu’en 2005, lorsqu’il parvient au pouvoir, il n’y a aucune offre internationale sur la table. Et qu’en 2006, lorsque le Hamas gagne les élections législatives, il joue pleinement le jeu de la démocratie en nommant un premier ministre du Hamas. C’est ensuite la communauté internationale qui l’a contraint à revenir là-dessus ». De fait, nul ne pourra reprocher à Abbas d’avoir triché avec les exigences des “parrains” internationaux. Au contraire. « Il a toujours misé sur les Américains en pensant que s’il arrivait à poser les bases d’un État, ils l’aideraient », note Taoufiq Tahani, qui regrette son incapacité à se démarquer du champ institutionnel : « Il s’est beaucoup adressé à la communauté internationale officielle, mais pas assez à l’opinion publique internationale, me semblet-il. Comme s’il n’avait pas mesuré l’importance de la solidarité populaire, oubliant l’exemple, entre autres, de l’Afrique du Sud ». Ce pari obstiné sur le processus d’Oslo – en dépit de son torpillage constant par les gouvernements israéliens successifs – et sa volonté de ne jamais fâcher Washington ont souvent conduit le président palestinien à prendre des positions très peu goûtées par l’opinion. En 2009, cédant aux pressions américaines, il accepte de suspendre la procédure d’examen du rapport Goldstone sur la guerre menée par Israël à Gaza en décembre 2008-janvier 2009. En

novembre 2012, il dit avoir le droit de voir Safed (sa ville natale, dont tous les habitants ont été expulsés en 1948 et qui est désormais sur le territoire israélien), mais plus celui d’y vivre ; en décembre 2013, il affirme, lors d’une conférence de presse en Afrique du Sud, qu’il ne « soutient pas le boycott d’Israël », marquant ainsi sa distance avec la campagne BDS4. Des positions répétées et signifiantes mais qui, selon Julien Salingue, posent moins de question sur l’homme lui-même que sur le système qu’il a choisi de servir : « Ce n’est pas une question de personne, mais d’orientation politique. Il s’est juste coulé dans le moule d’Oslo et de l’Autorité palestinienne. Ce que l’on a pu observer au cours de la décennie passée s’inscrit dans le prolongement de ce qui se passait avant : le clientélisme, les réseaux financiers parallèles, ce n’est pas Abbas qui les a mis en place. Simplement, là aussi, il a accompagné le processus général de dépolitisation. Il est responsable de s’en être accommodé. » Et d’avoir laissé s’amalgamer au fil des ans un “appareil proto-étatique”, l’AP, et une formation politique, le Fatah. LE LIBÉRAL ET LE DIPLOMATE

Si au cours des dernières années, la question de la dissolution de l’AP a régulièrement été évoquée comme une réponse politique possible au blocage de toute avancée par les 4. Campagne citoyenne internationale Boycott désinvestissement sanction.

Israéliens, cette éventualité pose d’autres questions internes, passées plus inaperçues : « La distinction entre le Fatah comme mouvement politique et l’Autorité palestinienne comme structure administrative n’a pas été réglée, regrette Julien Salingue. Et des orientations fondamentales n’ont pas été prises : comment faire en sorte que l’AP ne se substitue pas au mouvement de libération ? Comment refondre une OLP élargie, incluant le Hamas et l’ensemble des composantes du mouvement national de libération ? Le problème est que le débat sur l’AP est complètement biaisé par le fait qu’elle est le principal pourvoyeur d’emplois en Palestine... » L’Autorité palestinienne et les gouvernorats locaux employaient, mi 2012, en Palestine, 192 000 personnes, soit une hausse de 5 % par an depuis la création de l’AP5. À la tête de cet appareil donnant le pouvoir de la distribution des salaires, Mahmoud Abbas a mené une politique intérieure plutôt libérale. « C’est vrai qu’il n’a aucune, ou une très faible, marge de manœuvre pour lutter contre l’occupation israélienne, reconnaît B. Mais la situation intérieure s’est elle aussi détériorée. Aujourd’hui, les services publics sont en très mauvais état. Ceux qui le peuvent vont dans les hôpitaux privés pour se soigner. Les universités sont payantes ; on a vu cinq ministres assister à l’inauguration d’un établissement scolaire privé dont l’un 5. “Labour market and employment policies in Palestine”, document de European Training Foundation (2014).

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« Ce n’est pas une question de personne, mais d’orientation. Il s’est coulé dans le moule d’Oslo et de l’Autorité palestinienne et a accompagné le processus de dépolitisation. Il est responsable de s’en être accommodé. » Julien Salingue, politologue d’eux est actionnaire. Et les secteurs qui pourraient rapporter un peu d’argent à l’État, comme par exemple la téléphonie mobile, ont été cédés à des grandes familles de Cisjordanie... Il faut être honnête, Abbas n’est pas à l’origine de cette dérive, Arafat avait déjà commencé. Mais cela s’est poursuivi et il est clair que lorsque tout est privatisé, cela profite généralement aux proches du pouvoir. » Récemment, le nom de Tareq Abbas, le second des trois fils du président (en plus de Mazen, mort en 2002, et de Yasser) est apparu dans l’affaire des Panama Papers. Membre du conseil d’administration d’un gros distributeur de produits de consommation, il avait aussi été nommé, au début des années 2000, vice-président d’un fonds d’investissement de la diaspora.

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Restent les batailles menées à l’ONU : l’entrée de la Palestine à l’Unesco comme membre officiel (octobre 2011), le rehaussement de son statut au stade d’État observateur non-membre (novembre 2012), son adhésion à la Cour pénale internationale (avril 2015). Des victoires symboliques mais importantes, acquises en dépit des menaces et manœuvres de Washington et Tel Aviv. « Cela a contribué à acter une légitimité à l’échelle internationale de la revendication d’un État palestinien et montré qu’Israël est isolé dans les institutions étatiques, estime Julien Salingue. Mais cela a aussi contribué à entretenir l’illusion qu’il existe quelque chose s’apparentant à un État palestinien, alors qu’aujourd’hui sur le terrain, il n’y a absolument rien qui ressemble à un début d’État... » Une réserve à laquelle abonde B. : « Des fêtes solennelles ont été organisées à Ramallah. Mais ici, ces évolutions n’ont aucun effet. Il fallait mener ces batailles, mais cela ne méritait pas autant de battage. La mise en valeur surjouée de ces événements est une sorte de mensonge à haute voix : on va se montrer à New York, on dresse le drapeau sur l’esplanade de l’Unesco, mais ici, en Palestine, rien ne bouge, la situation d’occupation ne change pas. » LUTTES DE SUCCESSION

Tout laisse aujourd’hui à penser que, en cohérence avec son parcours, ces faits d’armes livrés dans l’arène diplomatique seront les plus saillants, positivement, de Mahmoud

Abbas en tant que président de l’AP. Mais après ? Un scrutin municipal est à venir le 8 octobre. Pour d’éventuelles consultations présidentielles et / ou législatives, rien n’est encore fixé. « Il a fait le ménage autour de lui, écarté des gens qui lui étaient proches tels que Salam Fayad ou Ahmed Qoreï, explique Nicolas Dot Pouillard. Il est aujourd’hui assez isolé. On a affaire à une présidence problématique ». Majid Faraj, le responsable des services secrets, serait le candidat du sortant. Mais sa jubilation assumée après l’arrestation d’activistes armés lui a valu une condamnation de quasiment toutes les factions palestiniennes. Si il en avait la possibilité, B. voterait, lui, pour Marwan Barghouti – « sa situation de prisonnier est le reflet exact de celle du peuple palestinien, nous sommes enfermés, détenus ». Mais le “Mandela palestinien” est emprisonné depuis 2002 en Israël et, s’il bénéficie d’un grand crédit au sein du mouvement de solidarité international, c’est moins le cas dans les territoires et parmi les plus jeunes Palestiniens. Reste donc l’hypothèse Dahlan, bien au chaud dans le Golfe, apprécié par Le Caire et Tel Aviv mais détesté par la gauche palestinienne et une très grande partie de la population. « Les informations circulant sur Dahlan sont globalement fondées, estime Nicolas Dot-Pouillard. Il est en quelque sorte le commis voyageur des Émirats arabes unis et utilise cette position pour tenter de se placer en candidat incontournable


PORTRAIT DE POUVOIR

pour la présidence palestinienne. Il dispose d’argent, c’est évident, et a des soutiens dans certains camps de réfugiés. Le scénario de son parachutage n’est donc pas exclu, même si cela s’apparenterait clairement à un coup d’État télécommandé de l’extérieur... Au delà, mon analyse est qu’il n’y a pas vraiment de désaccord stratégique entre tous ces hommes. Mais des divergences de personnes et des luttes pour la prise de l’appareil de l’Autorité nationale. La réalité du Fatah, aujourd’hui, est qu’il fonctionne

comme un ensemble de féodalités locales lié à des financements de divers personnages. Au Liban, on le voit très bien dans les camps de réfugiés : Il y a les pro-Abbas, les pro-Fayyad, les proDahlan. » Un délitement politique auquel l’ex-Abou Mazen, dupé plus ou moins consentant d’Oslo, n’est pas totalement étranger. Son remplacement par Dahlan, figure archétypale, au début des années 2000, de la dérive autoritaire de l’AP et de sa soumission aux exigences de

Tel Aviv, apporterait une terrible réponse aux questions que se posait le négociateur Abbas le 12 septembre 1993 dans l’avion qui le menait de Tunis à Washington6 : « (…) ce que nous apprêtions à faire allait-il nous ouvrir les portes de l’avenir ou les refermer ? Avions nous trahi ou préservé les droits de notre peuple ? » ■ emmanuel riondé 6.Lire Through Secrets channels. The road to Oslo, (Le chemin d’Oslo) de Mahmoud Abbas, Garnet publishing, 1995.

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LA GUERRE NOUS ENVAHIT Conflits multipliés et multiformes, armes nouvelles, ennemis insaisissables, rhétorique belliqueuse… La guerre est partout et elle semble moins gagnable que jamais. Comment affronter ses formes contemporaines et s'arracher à sa logique mortifère ?

photos yann morvan

« Pourquoi et comment photographier la guerre ? En 2004, avec une chambre photographique Deardorff 20 × 25, je commençais une série sur les lieux de batailles. Ces lieux racontaient-ils encore l’histoire ? Sans céder à l’émotion brute, je voulais m’adresser à la conscience, montrer par des paysages parfois anodins une “géographie” de la démence humaine. Je recherchais une autre manière de témoigner d’une réflexion sur l’image et de la réalité de la guerre. J’ai parcouru les champs de bataille d’Europe et de l’océan Pacifique, d’Afrique, d’Amérique, d’Asie. Certains sites sont dûment répertoriés, balisés, d’autres méritent un travail minutieux d’enquête et de localisation – certains États ne semblent pas désireux de commémorer les défaites ou bien sont amnésiques… » Champs de bataille, éditions Photosynthèses, 660 pages


OpĂŠration Neptune 6 juin 1944. Batterie de Longues-sur-Mer, Normandie, France.


Q

Quand la guerre devient l'horizon d'un Occident qui cultive sa puissance et décrète une menace pour son identité, il devient difficile d'enrayer la contamination des conflits, explique Roger Martelli (p. 39). Cette logique témoigne pourtant plus, aujourd'hui, de la faiblesse des États-nations que de leur force, estime Bertrand Badie (p. 42). Et l'ennemi islamiste semble bien armé pour remporter la bataille des images (p. 47). Chez nous, la militarisation du maintien de l'ordre est-elle le signe d'une guerre contreinsurrectionnelle faite aux banlieues ? (p. 49). Le parcours d'Hubert Védrine, ex-tiers-mondiste devenu va-t'en-guerre, incarne pour sa part le glissement du Parti socialiste dans le camp belliciste (p. 50). L'impuissance politique conduit certains chefs d'État, comme François Hollande, à enfiler le costume de chef de guerre. Au risque d'être défaits (p. 56). Pour le philosophe Achille Mbembe, de tels choix de la part des démocraties européennes conduisent à l'abolition du politique (p. 59). Mais tout n'est pas perdu, et le combat continue : des militants américains veulent clouer au sol les drones, symboles de ces guerres “modernes” (p. 63).

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LE DOSSIER

GAGNER LA GUERRE OU S’EN SORTIR

Le “choc des civilisations” devient conflit mondialisé, les identités s'affrontent et l'ennemi est intérieur… Pour les démocraties qui s'engagent dans un état de guerre permanent, le chemin du retour à la raison est de plus en plus compromis.

Le 11 septembre 2001, l’Occident fait l’expérience d’une violence massive venue de l’extérieur. Quinze ans plus tard, avec la menace de l’État islamique au cœur de nos sociétés, “l’état de guerre” est devenu notre horizon. Nos pays ont connu la longue “guerre civile européenne” (1914-1945), puis la guerre froide. Passé le temps d’euphorie qui avait suivi la chute du bloc soviétique, ils ont retrouvé l’irruption de la conflictualité. Mais la guerre n’a plus la forme d’antan… Dans l’exYougoslavie ou en Afrique, elle n’est plus une guerre classique entre États, mais une guerre interne, dans des territoires où l’État a abdiqué sa puissance. Aux ÉtatsUnis puis en Europe, elle est une “guerre contre le terrorisme”. En septembre 1990, le président américain George H. W. Bush annonce fièrement qu’un « nouvel ordre mondial peut voir le jour, une nouvelle ère, moins menacée par la terreur, plus forte dans la recherche de la justice et plus sûre dans la quête de la paix ». Une décennie plus tard, après l’effondrement des Twin Towers, cette espérance n’est plus de mise. Or ce surprenant retournement de vision et de politique a été préparé par une véritable “pensée de guerre”. DU “CHOC” À LA “GUERRE” DES CIVILISATIONS

Dès les années 80, un politiste conservateur américain, Samuel Huntington, a fourni la grille qui va peu à peu devenir dominante. Il explique que l’histoire est struc-

turée par le “choc des civilisations”, dont le noyau se trouve dans le fait religieux. Désormais, ajoute-t-il, le conflit principal oppose “l’Occident”, économiquement dominant et démographiquement en déclin, et “l’Islam”, économiquement dominé mais en rapide expansion démographique. La structure idéologique de base est ainsi bien délimitée : l’Occident doit se prémunir en cultivant sa puissance (autour de la libre concurrence), en s’ancrant dans ses “valeurs” (le libéralisme) et en organisant sa défense, autour de la puissance militaire principale. Du simple “choc” à la guerre des civilisations, le chemin n’a pas été long. Dès septembre 2001, George Bush déclare que les États-Unis sont en “état de guerre” et que l’Occident tout entier doit se résoudre à y participer. La guerre n’est ni un jeu ni un sport : qui s’y engage doit en tirer toutes les conséquences. Dès le 25 octobre 2001, les États-Unis proclament le très liberticide Patriot Act. Moins d’un an après, l’Union européenne adopte des décisions-cadres à propos du mandat d’arrêt européen et du terrorisme, tandis qu’un espace transatlantique se met en place pour organiser le profilage et le contrôle des passagers aériens. C’est le début d’une suite ininterrompue de décisions qui instille l’esprit de défense et de guerre au coeur même des sociétés. En 2004, un rapport officiel de l’ONU explique que le terrorisme exige « une nouvelle norme prescrivant une obligation collective internationale de protection ». En France, dès les premiers mois du quinquennat d’un

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Guerres externes et guerres internes se chevauchent, estompant la distinction entre la guerre et la guerre civile, entre l’armée et la police. président de gauche, en octobre 2012, le ministre de l’Intérieur Manuel Valls affirme devant le Sénat que la « menace diffuse » des « ennemis de l’intérieur » justifie « un travail de surveillance constant et approfondi ». En janvier 2013, l’intervention française au Mali pousse François Hollande lui-même à reprendre à son compte la formule de “guerre contre le terrorisme”, et son ministre de la Défense à parler de « liquider » les terroristes au nord du Mali. La législation sécuritaire se durcit encore en novembre 2014 puis en 2015. LE “RÉALISME” DE LA GUERRE

La guerre fait partie de l’horizon actuel de l’humanité. En 1992, l’ONU escomptait qu’une diminution des dépenses militaires de 3 % par an dégagerait 1 500 milliards de dollars de “dividendes de paix” d’ici 2000. La réalité a été bien loin de cette attente. On estime que les dépenses militaires ont dépassé les 1 800 milliards de dollars en 2014, contre 1 100 milliards au tout début du XXIe siècle. Le suréquipement technologique et l’arsenal législatif visent toutefois de nouveaux ennemis. Le conflit interétatique recule au profit d’affrontements à l’intérieur des États, dont les victimes sont à 90 % des civils, en majorité femmes et enfants. Guerres externes et guerres internes se chevauchent, rendant moins absolue la distinction entre la guerre et la guerre civile, entre l’armée et la police. L’action militaire se privatise, en même temps que s’estompe la frontière entre la défense des territoires et le maintien de l’ordre intérieur. En outre, le débat public a dérivé vers l’idée, prolon-

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geant la conception d’Huntington, que la question de l’identité prime désormais sur celle de l’égalité. Or la conception contemporaine de l’identité se confond avec la culture ou la civilisation et tend à se définir d’abord par sa limite. Ainsi, l’identité se conçoit moins par ses déterminations positive (« Qui sommes-nous ?) que par sa distinction avec ce qu’elle n’est pas. La stigmatisation de l’autre devient l’élément clé de la définition de soi. Le tracé des frontières – quand ce n’est pas l’édification du mur – devient la condition première de l’identité. Et, en cas de menace, la frontière se défend. Quand la menace se généralise et se fait tout aussi indiscernable qu’imprévisible, la logique des identités pousse à leur heurt, qui lui-même conduit à l’état de guerre. Lorsqu’une guerre est déclarée, malheur à l’ “angélisme” ! La nouvelle morale civique, qui se confond avec la realpolitik, conduit à tout faire pour la gagner. Tout, même l’indéfendable... Le problème est que, en matière d’identité, de culture ou de civilisation, les guerres ne se gagnent pas. Le vieux combat de David contre Goliath n’est plus celui d’hier. Le Goliath techniquement surarmé est impuissant, mais nul ne peut le défaire ; quant au David, technologiquement inférieur, nul ne peut le détruire, mais il ne peut pas gagner. Quand le conflit porte sur des identités, quand l’autre est supposé mettre en question un mode de vie, une manière d’être chez soi, quand le soubassement de l’affrontement oppose la richesse d’un côté et le ressentiment de l’autre, si des centaines de millions de déshérités se mettent à penser qu’ils n’ont plus rien à perdre, est-on sûr que la raison, in extremis, sera en état de jouer ? LES PESANTEURS DE “L’EXCEPTION”

À ce jour domine le “paradigme réaliste”, dont le politologue américain Hans Morgenthau, l’un des promoteurs de la doctrine américaine de l’ “endiguement”, a fourni la théorie la plus forte au début de la guerre


Monte Grappa, tombes des soldats italiens tombés pendant la bataille de Vittorio Veneto en 1918.

froide. « La société en général, écrivait-il, est gouvernée par des lois objectives qui ont leur racine dans la nature humaine [autour] d’instincts biopsychologiques élémentaires tels que l’instinct de vie, de reproduction et de domination. (…) La politique internationale, comme toute politique, est une lutte pour la puissance. » Or ce réalisme n’a d’ores et déjà plus l’apparence de rationalité qu’il avait hier encore. Si les guerres modernes, idéologiques tout autant que sociales, n’ont pas de fin, le plus réaliste est-il de vouloir les gagner ou de chercher à s’en sortir ? Inefficace stratégiquement, la logique de guerre est en outre démocratiquement périlleuse. Toute guerre, depuis toujours, introduit nécessairement de l’exception, quelque chose qui suspend l’exercice pacifique des relations entre les êtres humains. Quand elle devient diffuse comme elle l’est aujourd’hui, quand l’ennemi

se fait impalpable, quand il s’insère au cœur même de sociétés qui se sentent menacées, ce qui relève de l’exceptionnel éventuellement nécessaire se transforme très vite en état d’exception. Dès lors, comment empêcher, quelles que soient les volontés affichées, que l’exceptionnel de la mesure particulière nourrisse l’exception de la norme elle-même ? Comme celui du “zéro mort” (pour les puissances technologiques), le mythe de la sécurité totale repose sur l’illusion de la prédictibilité absolue ; il porte en lui la relativisation maximale de l’État de droit. L’ “état de guerre” et la “tolérance zéro” se conjuguent pour faire du contrôle l’alpha et l’oméga de l’aspiration sécuritaire. Contrairement aux espoirs du “paradigme réaliste”, les guerres modernes ne se gagnent pas. Mais les démocraties, elles, risquent fort de s’y perdre. ■ roger martelli

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« QUAND LES DIRIGEANTS NE SAVENT PAS COMMENT RÉAGIR, ILS FONT LA GUERRE »

Héritage culturel et historique de l'Europe, la guerre conserve son pouvoir de séduction politique dans une France investie par un néoconservatisme belliqueux. Malgré l'inadéquation des interventions extérieures et leur propension à aggraver la situation. Entretien avec Bertrand Badie.

regards.

Après les attaques djihadistes qui ont touché Paris, Bruxelles et Nice, le premier ministre Manuel Valls n’a cessé d’affirmer que nous étions « en guerre ». Pourquoi emploie-t-il un tel lexique ?

bertrand badie.

L’instrumentalité est double. D’abord, ce vocabulaire vise à créer un climat d’union nationale dans un contexte français

Bertrand Badie

Professeur à Sciences Po Paris. Codirecteur de L’Etat du monde (La Découverte). Auteur de Nous ne sommes plus seuls au monde (La Découverte, 2016).

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qui se caractérise par un phénomène de fragmentation politique et de distance par rapport aux partis et aux institutions. Mais on ne peut pas exclure que les dirigeants considèrent sincèrement la guerre, au sens classique du terme, comme une solution au djihadisme qui menace, selon leurs propos, la sécurité du pays. La vérité se trouve probablement à la rencontre entre le désir stratégique, voire cynique, de mobiliser la population et l’adhésion sincère à une vieille culture de la guerre. Pourtant, cette dernière notion ne permet pas de rendre compte des nouvelles conflictualités. Dans l’histoire française et européenne, les États se sont construits par la guerre. Celle-ci est ensuite devenue un instrument de rivalité et de compétition entre puissances. Aujourd’hui, nous assistons exactement à l’inverse : les “guerres” actuelles sont le résultat de faiblesses. Dans le système in-

ternational contemporain, ce n’est pas la puissance des États mais leur effondrement, tout comme le déchirement des nations et des sociétés, qui entretient la conflictualité. En ce sens, utiliser la guerre dans sa conception européenne pour répondre aux violences nouvelles est totalement contre-indiqué : au lieu de résoudre des conflits, elle en ajoute à ceux qui existent déjà. regards.

Pour l’emporter dans une guerre conventionnelle, il fallait être plus fort militairement que ses adversaires. N’estce pas trompeur de laisser croire que la supériorité technologique peut encore protéger le pays ?

bertrand badie.

Dans la compétition interétatique classique, le prince qui savait le mieux allier la force et la ruse emportait la victoire. On sait depuis Machiavel que l’habileté stratégique et la


LE DOSSIER

« Dans le système international contemporain, ce n’est pas la puissance des États mais leur effondrement qui entretient la conflictualité. » ruse pouvaient compenser une faiblesse des instruments classiques de puissance, mais la force restait l’élément déterminant. Continuer aujourd’hui à expliquer que la puissance militaire peut protéger le pays est plus que trompeur. D’un côté, on vient conforter ceux que l’on attaque en important la guerre depuis l’Europe et les États-Unis : les talibans peuvent ainsi s’en servir pour se présenter comme les porteurs des valeurs nationales face à l’envahisseur étranger. De l’autre, l’intervention des puissances occidentales vient ajouter à des conflits issus de paramètres locaux, comme en Nord Mésopotamie, en Afghanistan ou au Sahel, une opposition entre le Sud et l’Occident – qui peut créer des sympathies chez ceux qui se trouvent choqués dans leur nationalisme et ont ainsi des tendances à s’identifier aux adversaires des Occidentaux. C’est donc une stratégie perdante sur toute la

ligne. Qui pose une question fondamentale : alors que le champ de bataille du monde a déserté l’Europe pour concerner le Moyen-Orient et l’Afrique, pouvons-nous vraiment nous approprier le conflit des autres, le gérer et le gagner ?

côté des ferments de ces violences qui nous sont étrangers. Jusqu’en 1989, la conflictualité que les Occidentaux avaient à gérer était principalement d’origine européenne, donc endogène. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

regards.

regards. Vous datez la rupture de 1989 ?

C’est une question

éthique ?

bertrand badie. C’est aussi une question très pratique. Comment participer à des guerres dont les origines n’ont rien à voir avec notre histoire, notre identité, nos intérêts nationaux ? Peut-on se placer en médiateurs malgré notre position d’extériorité et surtout le poids de notre passé ? Tout chef de guerre occidental sait ce que signifie pratiquement le fait d’intervenir dans le conflit des autres. S’insérer dans un jeu conflictuel qui n’est pas le nôtre, comme en Afghanistan ou au Mali, c’est prendre le risque de passer à

bertrand badie.

Avec la fin de la guerre froide, la longue histoire qui faisait de l’Europe le champ de bataille principal du monde s’est presque totalement éteinte. Mais il faut rester prudent sur la datation. Avant 1989, il existait déjà une conflictualité extérieure à l’Europe, dont les guerres de décolonisation étaient notamment la marque. Le phénomène commençait à monter, mais sur un mode marginal et considéré alors comme “périphérique” : c’était d’ailleurs ainsi que l’on qualifiait ces conflits, alors considérés

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Siège de Carthage – troisième guerre punique. 149-146 av. J.-C. Carthage-Byrsa, Tunisie.

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Bataille de Dull Knife. 25 novembre 1876. Près de Kaycee, Wyoming, États-Unis.

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« Alors que le champ de bataille du monde a déserté l’Europe, pouvons-nous vraiment nous approprier le conflit des autres, le gérer et le gagner ? » sommairement comme la conséquence d’une pression soviétique. Il ne faut pas non plus négliger la montée en puissance du conflit israélo-palestinien. Le mouvement de bascule s’est donc amorcé avant 1989. Mais cette date marque une rupture : à partir de ce moment-là, la conflictualité du Sud fait l’essentiel de l’agenda international. regards.

Si la supériorité technologique n’est d’aucun remède face aux conflits actuels, peut-on en dire autant des drones armés que le gouvernement français semble vouloir promouvoir ? bertrand badie. L’intérêt que suscitent les drones tient à deux préoccupations sans doute liées au surconfort que recherche le monde occidental : on considère d’une part que la victoire militaire passe davantage par la technique que par les

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hommes, et d’autre part que l’Occident doit désormais se rapprocher de l’idéal de zéro mort de son côté, quels que soient les dégâts dans le camp de l’autre. Il n’empêche que l’instrument militaire, aussi sophistiqué soit-il, fait pâle figure dans les nouvelles conflictualités, et emporte rarement la décision. Tout cet effort technologique n’aboutit pas au résultat escompté : les États-Unis n’ont pas gagné une guerre menée à leur initiative depuis 1945, si l’on exclut les coalitions montées à l’occasion de la guerre de Corée et de l’opération Tempête du désert, qui remonte au début des années 1990. En outre, l’usage des drones peut avoir des effets sociaux désastreux : lorsque des populations se trouvent attaquées par des instruments qui ne sont pas pilotés par la présence d’êtres humains sur le champ de bataille, se crée nécessairement un fort ressentiment qui renforce les comportements anti-occidentaux et fait ainsi le jeu des forces que l’on combat. Combien de Pakistanais se sont ralliés à la cause talibane parce qu’ils étaient traqués par ces fameux drones ? Plus généralement, en se précipitant dans la guerre, on oublie que cette forme nouvelle de conflictualité est inatteignable par les instruments militaires classiques et que c’est rendre service à de tels adversaires que de les combattre de cette manière-là. Le calife de l’État islamique a fait tous les efforts possibles, jusqu’à la terrible décapitation du journaliste James

Foley, pour attirer les Occidentaux dans la guerre mésopotamienne. Et quand les Américains ont débarqué en Irak en 2003, Abou Moussab AlZarqaoui [responsable d’Al Qaida en Irak, ancêtre de Daech] parlait de « grâce divine ». regards. Pourtant la France continue de faire comme si ces “guerres” étaient gagnables. Comment les dirigeants peuvent-ils croire à l’efficacité de la voie militaire ?

Bertrand Badie. Le poids de la mémoire guerrière classique dans notre culture politique est très fort. S’adressant à une classe politique qui manque souvent d’imagination et de lucidité face aux transformations du monde, cette routine devient conseillère. Quand les dirigeants ne savent pas comment réagir, ils font la guerre. regards.

Cette réponse s’explique-t-elle par une idéologie que vous qualifiez de « néoconservatisme à la française » ?

bertrand badie. Le néoconservatisme est une des premières postures à se manifester dans le camp occidental après 1989. Cette réponse repose sur l’agencement de trois principes : premièrement, il faut aller convertir le Sud à nos valeurs pour pouvoir effacer les violences qu’il produit ; deuxièmement, ce n’est que par l’usage de


LE DOSSIER

LA STRATÉGIE DES IMAGES Dans la guerre, il y a celles des images. Quels en sont les usages faits par Daesh ? Extraits d’un débat entre le politologue et auteur Asiem El Difraoui, la philosophe Marie José Mondzain et l'enseignant en cinéma Dork Zabunyan lors des États généraux du documentaire, à Lussas. Enlevé en Syrie en novembre 2012, le correspondant de guerre britannique John Cantlie est devenu l'acteur de vidéos de propagande en faveur d’EI. Parfaitement calibrées, usant de tous les codes du reportage, elles mettent en scène un journaliste occidental chantant les louanges de l'E.I. Également signataire d'articles dans Dabiq, le magazine officiel de l'organisation terroriste, Cantlie serait protégé par sa médiatisation. Pour Dork Zabunyan, cette « instrumentalisation complètement inédite » et cette falsification de la réalité participent à la tentative de normalisation de Daesh. Asiem El Difraoui souligne « le vol symbolique » historique. Dans le sillage d'AlQuaïda, l'E.I. travaille méthodiquement à la « réappropriation des emblèmes et de toutes les images clés de l'Islam, des grands récits historiques et jusqu'aux tenues vestimentaires ». Ainsi de son logo, qui en représentant le sceau du prophète sur la bannière du prophète, normalise l'association entre la religion et l'organisation, tout entendant instiller l'idée selon laquelle « le djihadisme serait l'un des piliers de l'Islam. » L'appropriation de tous les instruments de la communication : information immédiate, internet, réseaux sociaux n'a, pour Marie-José

Mondzain, rien d'étonnant. À mille lieues de l'image d'archaïsme qu'on lui accole souvent, Daesh, est un « partenaire du néolibéralisme » et en maîtrise donc les codes. Pour autant, si l'organisation « fait des films, ce n'est pas du cinéma » : là où « le geste cinématographique s'interroge sur ce qu'on ne montrera pas pour faire voir dans l'image ce qu'il n'y a pas dans l'image », Daesh veut tout montrer, « dans un geste de communication visuelle balistique », mais aussi pour « rendre spectaculaire l'effroi planétaire » suscité par le terrorisme. Les insoutenables vidéos de décapitations ne constituent, pour Asiem El Difraoui, qu'une « infime portion des images produites, de nombreuses autres mettant en scène la vie quotidienne. » L'objectif de la multiplication des formes, des supports et des types d'adresse est clair : « attirer et toucher le plus grand nombre de cibles possibles ». Autre procédé utilisé, la spectacularisation du réel. C'est le cas de Flams of War sorti fin 2014. Effarant par sa tonalité ultra-hollywoodienne, ce film effectue, selon Dork Zabunyan « une esthétisation de la guerre » en recyclant « de véritables images de combat » avec le recours à des filtres, ralentis et autres effets spéciaux dignes des grands studios américains.  caroline chatelet

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la force que l’on pourra réaliser et concrétiser cette conversion ; troisièmement, cette nouvelle conflictualité tient à un décalage entre les valeurs de l’Occident – qui sont jugées supérieures car porteuses de démocratie, de droit et de liberté – et celles du Sud – par définition inférieures. Cette posture a été mise en forme pour la première fois dans l’Amérique de George W. Bush, galvanisée par les effets de l’attaque du 11 septembre. Elle est alors renforcée par le ressort messianique et religieux qui caractérise la culture conservatrice américaine. Passée ensuite en France, cette posture a été allégée d’une dimension religieuse qui n’existe pas dans notre culture politique, ou qui n’est présente que de manière très affaiblie. C’est donc un messianisme républicain qui s’y substitue, ce qui aboutit à des formulations un peu plus soft et des visions un peu moins radicales de ce côté de l’Atlantique. À quoi s’ajoute le fait que la France n’ayant pas les moyens militaires des États-Unis, son néoconservatisme est forcément plus fluet dans sa concrétisation. Reste que la grammaire est la même. En Europe, cette idéologie n’a pourtant que peu essaimé : douchés par l’échec de leur intervention en Irak, les Britanniques s’en méfient, tandis que les Allemands y sont toujours restés extérieurs. Seules les anciennes “démocraties populaires” s’en rapprochent. La France est donc d’autant plus isolée que même les

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États-Unis se sont en partie lavés, avec Obama, de ces vieilles traces néoconservatrices. Chez nous, aucun débat politique ne remet en cause les choix de ces gouvernements, sauf des forces très limitées comme les communistes ou le canal historique des écologistes. regards.

Dominique de Villepin expliquait en 2014 que « la guerre contre le terrorisme ne peut pas être gagnée parce que le terrorisme est une main mutante, changeante, opportuniste ». bertrand badie.

Dominique de Villepin est un homme sans troupes. Il est davantage l’expression de sa propre personne que celle d’un courant au sein de la droite. Endehors de rares individualités, il n’existe aucune voix dissonante, y compris au Parti socialiste. Même les frondeurs ne critiquent pas de front la politique étrangère de François Hollande. On assiste à une sainte unanimité face à un courant adopté aussi bien par les néogaullistes que par les libéraux et les socio-démocrates. Dans le cadre de l’intervention en Libye, montée du temps de la présidence Sarkozy, le PS n’a manifesté aucun désaccord. De même que la droite n’a pas reproché à François Hollande ses interventions au sahel ni sa politique au Moyen-Orient.

regards. La logique guerrière du Parti socialiste au pouvoir ne

tourne-t-elle pas le dos à une tradition pacifiste à gauche ? bertrand badie. Il y a toujours eu une ambiguïté dans l’histoire de la gauche. Certes, celle-ci est porteuse d’une tradition pacifiste, ainsi que d’une histoire marquée par la volonté de considérer les enjeux sociaux dans les relations internationales. Aujourd’hui, ces valeurs classiques sont laissées de côté. Mais il ne faut pas oublier que la SFIO, qui est l’ancêtre du PS, était un parti très impliqué dans la coalition atlantique, dans les guerres coloniales et dans les schémas stratégiques classiques. Quand le général de Gaulle est sorti de l’OTAN, la SFIO lui a même reproché cette démarche d’indépendance nationale. regards.

Quelles conséquences politiques peut avoir un tel discours guerrier ? bertrand badie.

Cette rhétorique tend à nous isoler, à nous couper des puissances émergentes et du Sud en général. Elle risque en outre d’aiguiser des sentiments xénophobes, sinon identitaristes au sein de la société française. Car à force de dénoncer l’autre comme responsable de nos maux et de constater que cet autre ne parvient pas à être éliminé, vaincu ou assagi, on favorise un regard toujours plus stigmatisant. Et cela m’inquiète.  propos recueillis

par marion rousset


LE DOSSIER

LA GUERRE AUX BANLIEUES EST-ELLE DÉCLARÉE ?

Militarisation de la police, surveillance, répression, désignation d'un ennemi intérieur… Est-ce une guerre – civile, urbaine, néocoloniale, politique – qui est menée contre les quartiers populaires ? Les spécialistes sont divisés sur la question. Le printemps social 2016 aura été caractérisé par une violence policière qui, sans être nouvelle, a atteint un degré inédit depuis… la guerre froide. Les opposants à la loi El Khomri ont fait les frais, à leur tour, d'une politique que les habitants des “quartiers” subissent depuis longtemps. La convergence de la répression a, en quelque sorte, devancé la convergence des luttes. La militarisation du maintien de l'ordre n’est pas nouvelle. Elle suit le développement du marché des technologies et des matériels destinés aussi bien aux armées qu'aux forces de police1. Pour autant, la police mène-t-elle une “guerre” sur les territoires? UNE GUERRE CONTRE-INSURRECTIONNELLE ?

Pour certains spécialistes, cela ne fait aucun doute. Pour Hacène Belmessous, chercheur indépendant, spécialiste des politiques menées sous Nicolas Sarkozy, c’est « l'idéologie sécuritaire qui crée progressivement les conditions d'une guerre civile ». Il diagnostique une « escalade guerrière » et annonce dans son ouvrage 1. Lire “Le maintien de l'ordre, un marché mondial”, Regards, été 2016.

Opération banlieue que « l'État prépare la guerre urbaine dans les cités françaises »2. Pour Mathieu Rigouste, cette guerre urbaine serait l'héritière de la guerre d'Algérie. Le sociologue met en évidence la continuité entre les Brigades des agressions violences (BAV), créées en 1953, et les Brigades anti-criminalités (BAC). Selon lui, les politiques actuelles relèvent d'une « reconversion des répertoires de guerre coloniale dans le contrôle des pauvres et des enfants de colonisés ». Si le contexte est différent, la guerre coloniale reste « un des répertoires principaux qui influence la police des classes populaires »3. On retrouverait donc dans les politiques actuelles la “doctrine de la guerre révolutionnaire” et les dispositifs “contre-insurrectionnels” conçus pour écraser les mouvements d'émancipation dans les colonies, associant méthodes de police et méthodes militaires : quadrillage, surveillance et saturation du terrain, écoutes, infiltrations, isolement des éléments subversifs… 2. Opération banlieue. Comment l'État prépare la guerre urbaine dans les cités françaises, La Découverte, 2010. 3. Citations extraites d'entretiens à mars-info.org, décembre 2015, et L'Humanité, janvier 2013.

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Bataille de Bir Hakeim. 26 mai-11 juin 1942. Bir Hakeim, au sud de Tobrouk, dans le désert de Libye.

Tout en assurant la construction médiatique d'un “ennemi intérieur” désigné à la population afin de faire la guerre à celle-ci. Dans les banlieues actuelles, de telles « guerres de basse intensité longues et profitables » seraient menées par les pouvoirs publics. « Il faut en permanence repousser, reconquérir, soumettre les quartiers populaires parce que ce sont des lieux de résistance, mais aussi parce que cela génère des profits ». L'objectif de la contre-insurrection est de contrôler l'explosion et de lui ôter tout potentiel révolutionnaire en créant seulement « des désordres gérables, profitables, dont elle va pouvoir se saisir ». Mathieu Rigouste va jusqu'à employer le terme “endocolonies” pour qualifier les quartiers populaires, dans lesquels il faut « maintenir le socio-apartheid, la ségrégation et la domination ».

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LA MILITARISATION N'EST PAS LA GUERRE

Ces rapprochements et ces interprétations irritent bon nombre de chercheurs. S'il confirme la militarisation de la police, le sociologue Fabien Jobard estime qu'elle réside essentiellement dans une évolution des modes d'organisation qui « ne signifie en aucun cas un changement de paradigme dans la conception policière » et encore moins « le déploiement d’une logique de guerre »4. Il fustige ainsi « les écrits pathétiques sur “le nouvel ordre sécuritaire” ou “la guerre civile larvée” qui définiraient les dispositifs policiers dans les banlieues françaises ». Non seulement les banlieues ne sont pas des zones de non4. “La police en banlieue après les émeutes de 2005”, Mouvements n°83, 2015.


droit – même si, précise-t-il, « le droit, l'équité et la justice y sont plus difficiles d'accès qu'ailleurs » –, mais la militarisation « se déploie à l’intérieur d’un cadre civil et n’a donc qu’un caractère par définition limité ». Pour Fabien Jobard, « L’État “se prépare” en effet à une “guerre civile urbaine” comme il se prépare à la crue de la Seine, à la catastrophe nucléaire ou à la grippe H1N1 ». Cela ne signifie en aucun cas qu'une telle guerre est en cours. Renaud Epstein, sociologue spécialiste des politiques urbaines, entend la « rhétorique politique de construction de l'ennemi intérieur et de sa localisation dans certains quartiers », mais il estime que ces propos sont rarement tenus au sommet de l'État : « Quand Patrick Kanner [ministre de la Ville] évoque des “Molenbeek français”, il se fait immédiatement taper sur les doigts. La dernière ligne rouge que Manuel Valls parvient à ne pas franchir, est celle-là : désigner explicitement les quartiers comme un front intérieur ». Aussi, « Parler de guerre n'aide pas à penser les problèmes, et tend à donner crédit à ceux veulent la guerre, comme la “guerre des civilisations”, regrette-t-il. Plus on s'inscrit dans cette lecture et ce vocabulaire, même pour dénoncer, plus on crédite l'idée qu'une guerre est vraiment à l'œuvre. » LE LANGAGE DE LA GUERRE

Pour autant, cette rhétorique guerrière adressée aux banlieues est habituelle de la part des autorités et certains élus : guerre à la drogue, à la délinquance, aux “zones de non-droit”. En juin 2011, le maire de Sevran Stéphane Gatignon demandait le déploiement de l'armée dans les banlieues, sous un régime analogue à celui des casques bleus de l'ONU. En janvier 2015, Xavier Bertrand recommandait d'y « envoyer des forces militaires pour imposer l'ordre républicain ». Et aux premiers jours de sa campagne pour les primaires de la droite, Nicolas Sarkozy n'a pas manqué de renouer avec ce registre : « Nous reprendrons le contrôle de tous les quartiers à la merci des bandes ». Pourtant, déplore le sociologue Laurent Mucchielli, « Tous les discours populistes et totalement démagogiques qui disent que la police est en guerre et qu’elle va la gagner, que nous allons

« Les discours populistes et démagogiques qui disent que la police est en guerre et qu’elle va la gagner, sont une aberration » Laurent Mucchielli, sociologue éradiquer la délinquance, sont une aberration »5. Si la conflictualité suburbaine relève d'une autre logique que celle de la guerre dans son sens classique, la contamination de l'espace politique et médiatique par les terminologies martiales ne fait, elle, aucun doute. L'anthropologue Didier Fassin, qui a mené une longue enquête dans une brigade anticriminelle, fait partie de ceux pour qui « la politique des cités devient une politique de la guerre ». Mais il insiste sur l'omniprésence des discours qui la fondent : « Pour justifier le déploiement des forces de l’ordre dans les quartiers défavorisés, il est nécessaire de créer un langage. La rhétorique de la guerre censée contrer la guérilla des cités se traduit par des opérations spectaculaires (…) La représentation de la banlieue comme une jungle et de ses habitants comme des sauvages appelle le recours à des unités spéciales mieux formées à la chasse qu’à la procédure... »6 Les confusions et les dérives sémantiques ont encore été aggravées par la “guerre au terrorisme”, qui se mène en partie sur le territoire national. De fait, les attentats perpétrés avec des “armes de guerre” répandent des “scènes de guerre”, nécessitent une “médecine de guerre”, provoquent des “opérations de guerre”… et conduisent au déploiement de l'armée : les soldats lourdement équipés font désormais partie du paysage urbain. La guerre intérieure n'est pas forcément déclarée sur le terrain, mais elle est bien présente dans les esprits.  jérome latta 5. L'Humanité, juin 2011. 6. La Force de l’ordre. Une anthropologie de la police des quartiers, Seuil, 2011.

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HUBERT VÉDRINE OU LES TURPITUDES DU GAULLO-MITTERRANDISME

Jadis proche des courants tiers-mondistes des années 70, la politique étrangère du PS s’en est considérablement écartée aujourd'hui. Hubert Védrine, homme d’influence et acteur majeur des reniements socialistes, incarne cette mutation. Les hypermnésiques se souviendront qu’en 1981, François Mitterrand était élu autour de cent-dix propositions dont les treize premières concernaient “La paix : une France ouverte sur le monde”. Mieux, les premières d’entre elles étaient rassemblées dans un chapitre intitulé “Défense du droit et solidarité avec les peuples en lutte”. Un autre chapitre prônait “un nouvel ordre économique mondial” : les années 60 et 70 étaient encore proches, ce qu’on appelait alors le tiersmondisme imprégnait la société et le Parti socialiste. On en est loin, et les évolutions d’Hubert Védrine en témoignent. CONVERSION AU CYNISME

Celui qui fut longtemps le conseiller diplomatique de Mitterrand s’est rapidement rallié à la realpolitik jusqu’alors marque de fabrique du général de Gaulle. L’alignement de la gauche accédant au pouvoir sur les normes dominantes n’a pas été qu’économique, mais aussi diplomatique. Loin des idéaux qui l’avait portée au pouvoir, il s’est agi de défendre moins des principes que les intérêts de la France, eux mêmes normalisés. Le cynisme qui en découle est même porté au rang de nature : il ne s’agirait pas d’un choix, mais de la logique même de la politique internationale. Quand la gauche retrouve le pouvoir en 1997 et que Jospin se rallie aux idées sécuritaires dès sa première année à Matignon, il ne se fait pas prier pour endosser les glissements de la politique internationale. C’était chose faite dès l’ère Mitterrand. Il n’aura fallu que cinq ans supplémentaires pour qu'à Orsay, Hubert Védrine parachève la mue des socialistes. Dans ses mémoires,

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Jacques Chirac décrit le ministre des Affaires étrangères comme « un homme [qui] réussit à concilier l'exigence gaullienne et le pragmatisme mitterrandien ». Depuis l’époque du général, le monde a changé. La guerre froide s’est achevée, l’UE a émergé, ce qui « a rendu le positionnement français difficile à fixer », explique le journaliste spécialiste des relations internationales Alain Gresh. Le pire pour la gauche n’est pas de vouloir faire comme de Gaulle, mais de n’en garder que les aspects négatifs pour les amplifier. Une politique que Védrine qualifiera de “gaullo-mitterrandisme”. Le véritable problème, toujours selon Alain Gresh, c’est qu’« il n’y a pas de vrai définition, ni même de réflexion, de ce que pourrait être une politique de gauche en matière internationale, qui serait à la fois en rupture et réaliste. En 1981, la gauche avait un programme, mais elle a été prise dans des contraintes comme la guerre en Afghanistan, qui font qu’il n’y a pas eu de vraies ruptures ». ATLANTISME FRANCO-CENTRÉ

« Les Occidentaux ont perdu le monopole de l'histoire du monde », écrit Hubert Védrine. Premier à définir les États-Unis comme une “hyper-puissance”, avec un mélange de mépris et d’envie, il met en garde le PS contre les atlantistes, ceux qu’ils nomment les “néocons français”. Il les exècre tout autant que les altermondialistes ou les “droits-de-l’hommistes” comme Bernard Kouchner, que Sarkozy lui préféra aux Affaires étrangères. Mais Védrine s’affirme toujours plus comme un chantre de l’interventionnisme et de l’ingérence.


Guerre des Six Jours ; guerre du Kippour. 5 juin-10 juin 1967 ; 6-24 octobre 1973. Plateau du Golan, territoire syrien occupé par Israël.

Quand la gauche retrouve le pouvoir en 1997 et que Jospin se rallie aux idées sécuritaires, Védrine ne se fait pas prier pour endosser les glissements de la politique internationale. D’après lui, au Rwanda, « les Hutu n’ont pas fait les massacres avec les armes françaises (…) les massacres, comme vous le savez, ont été faits à coups de machettes ». La guerre du Kosovo en 1999, il l’a « co-décidée ». La Libye en 2011, il applaudit des deux mains. Exemple de ce cynisme que Védrine qualifierait volontiers de réalisme : pour lui, faire de Bachar el-Assad un allié n’est pas une abomination car « si Daesh est l’ennemi numéro un (…) n’oublions qu’au moment de combattre Hitler, il a fallu s’allier avec Staline qui avait tué plus de gens qu’Hitler ». Hollande et ses comparses sont dans ses pas. Que restera-t-il de leur politique étrangère ? La Libye, la

Syrie, l’Irak, la Centrafrique, le Mali, les Rafale vendus à l’Égypte, les armes vendues à l’Arabie Saoudite, etc. Voilà bien une politique qu’Hubert Védrine aurait pu mener et justifier. Pour redorer le blason France à l’international, il a même sa solution : enterrer l’Étatprovidence et alléger le coût du travail. Finalement, le PS de ce début du XXIe siècle est moderne comme Hubert Védrine. Un socialisme de “néocons”. Et pour l’après 2017, Védrine ne voit qu’une solution : une coalition entre le PS et la droite juppéiste. Vaste programme, comme disait de Gaulle.  loïc le clerc

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LE POIDS DE LA DÉPENSE MILITAIRE ET SES VARIATIONS DE STRUCTURE

En 2015, la France possède le cinquième budget de dépenses militaires au monde : près de 50 milliards de dollars, loin derrière les 597,5 milliards des États-Unis.

Les dépenses militaires mondiales diminuent en relatif mais ne cessent d’augmenter en valeur absolue depuis les années 1950.

En France, la partie au sein du budget militaire qui connaît la plus forte croissance concerne l' “Aide militaire à des pays étrangers” : +6,7 % entre 2005 et 2013.

Les pays de l’OTAN sont les premiers vendeurs d’armes au monde. 54 REGARDS AUTOMNE 2016


L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) estime que les dépenses militaires devraient repartir à la hausse en 2016, notamment du fait des États-Unis, du Royaume-Uni, de la France et de l’Allemagne… mais aussi de la Chine. Le Sipri précise : « Depuis 2009, il y a plus de pays européens qui augmentent leurs dépenses que de pays qui les diminuent ». L’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) table sur une croissance de 8,3 % en 2016 des dépenses militaires de l'Europe.

Pour la première fois depuis 1945, le budget militaire de l’Allemagne dépasse celui de la France.

Les dépenses militaires mondiales sont passées en quinze ans de 1 100 milliards à 1 800 milliards.

L’OTAN s’est engagé à limiter, d’ici 2024, ses dépenses militaires à 2 % du PIB de ses membres.

Le secteur de l’armement français a vendu pour 16,9 milliards d’euros d’armes à l’étranger en 2015. Et ça ne devrait pas diminuer en 2016.

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TOUS LES CHEFS DE GUERRE NE FINISSENT PAS EN STATUE

Laminé par l’exercice du pouvoir, François Hollande n’a plus que la guerre pour espérer gagner les voix des Français. Si l’histoire hexagonale valorise les figures de guerriers, cette stratégie est loin d’être aussi efficace qu’attendue. « La France est en guerre. » C’est en ces termes qu’à l’automne dernier, François Hollande a introduit son discours devant le Congrès. Avant d’enchaîner sur une série d’annonces, au nombre desquelles l’intensification des frappes en Syrie et la prolongation de l’état d’urgence, dans un contexte meurtri par l’attentat contre le Bataclan. Depuis l’intervention française au Mali, les postures martiales ont le vent en poupe. Et pour cause. Elles sont l’ultime recours d’un chef d’État laminé par l’exercice du pouvoir qui se voit contester la capacité à exercer son autorité. « La figure du chef de guerre apparaît dès lors comme une occasion unique de transformer les “visages impuissants” qu’offrent aujourd’hui les responsables politiques en visages martiaux capables de déployer des troupes à l’étranger, de sauver des populations ou d’en sacrifier d’autres », assure le chercheur Christian Salmon. « Du fait de la mondialisation, de la conception néolibérale de l’État et de la financiarisation des marchés, les chefs d’État sont impuissants depuis une trentaine d’années. Impuissants face à la crise de l’euro, au chômage, aux mouvements migratoires ou encore face au terrorisme », explique-t-il. En toute logique, ils peinent donc à convaincre de leur capacité d’agir, si bien que seul le storytelling militaire serait aujourd’hui capable de leur redonner du crédit auprès d’une opinion désa-

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busée qui manifeste une défiance toujours plus grande à l’égard des institutions politiques et de leurs représentants. UNE LIGNÉE DE SOUVERAINS BELLIQUEUX

Les statues auréolées d’horreur ou de gloire surgies de la seconde guerre mondiale ont fini de s’éloigner. Mais le « siècle des chefs »1 a beau être révolu, il semblerait que la vieille autorité virile continue de faire ses preuves. Du moins le cas de François Hollande peut-il le laisser penser : quand il a engagé les troupes françaises dans le conflit malien, en 2013, sa cote de popularité a frémi. Il était alors passé de 40 % à 44 % d’opinions favorables, selon un sondage BVA. De Georges Bush à Nicolas Sarkozy, en passant par François Mitterrand et Tony Blair, bien d’autres avant lui en ont d’ailleurs fait l’expérience. Déjà dans les années 1980, une Margaret Thatcher en baisse dans les sondages avait déclenché la guerre des Malouines contre l’Argentine avec profit : cette expédition lui avait permis de regagner auprès de la population la sympathie que lui avait fait perdre sa politique de casse sociale et son attitude envers les 1. Le Siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité, de Yves Cohen, éd. Amsterdam


Irlandais. « Ce sont des postures payantes en termes politiques car la figure du chef de guerre permet de souder la nation. Elle donne une impression d’unité et de force », admet l’historien Jean Garrigues. Qui en nuance cependant la portée : « Certes, les effets sont en général positifs, mais ils sont aussi très éphémères. Les interventions militaires entraînent des remontées brèves de popularité. Elles ne permettent en aucun cas d’inverser une tendance. Et à terme, les questions essentielles de chômage, de crise économique, de fracture sociale reviennent sur le devant de la scène ». En France sans doute plus encore qu’ailleurs, la rhétorique guerrière fait écho à l’histoire du pays et en user revient à s’inscrire dans une prestigieuse lignée. Ainsi Louis XIV est-il l’ancêtre des va-t-en-guerre d’aujourd’hui : pour asseoir l’hégémonie de la France face à l’Espagne et au saint Empire germanique, le roi Soleil avait lancé les guerres de Hollande à partir de 1672. Mais Jean Garrigues préfère remonter à Napoléon Bonaparte, lequel incarne à la perfection l’image de l’homme providentiel, extérieur au champ politique, qui surgit soudain pour résoudre les crises. « En France, cette figure s’est construite autour de l’image du guerrier et même du vainqueur. Elle découle de la trajectoire de Napoléon Bonaparte qui, pour justifier son arrivée au pouvoir, avait fait connaître son parcours de général victorieux dans la campagne d’Italie et d’Égypte », rappelle ainsi l’historien. LA TENTATION DU COUP DE MENTON

Cette tradition, on en trouve la trace chez Léon Gambetta en 1870, Georges Clémenceau en 1917 ou Charles de Gaulle en 1940. « La capacité à rassembler et à mobiliser est une qualité liée dans notre histoire, donc dans notre inconscient collectif, à l’image de chef de guerre. Du coup il est logique que les présidents de la République, qui sont d’ailleurs chefs des armées, utilisent cette figure lorsqu’ils ont besoin de conforter leur légitimité auprès des Français », souligne Jean Garrigues. « Nicolas Sarkozy n’est jamais intervenu en Libye pour aider les Libyens, il est intervenu en Libye pour aider Nicolas Sarkozy. Il était convaincu que le costume de chef de guerre qu’il avait assez

« Sarkozy s’est rendu compte – ce que n’importe quel historien aurait pu lui confirmer au préalable – que faire la guerre n’est pas populaire dans ce pays. Et donc il a voulu refermer très vite l'épisode libyen». Jean-Pierre Filiu, historien peu porté lui siérait dans la perspective présidentielle, relevait récemment l’historien Jean-Pierre Filiu, sur France Inter. Mais, ajoutait-il, « il s’est rendu compte – ce que n’importe quel historien aurait pu lui confirmer au préalable – que faire la guerre n’est pas populaire dans ce pays. Et donc il a voulu refermer très vite cet épisode ». Son successeur à l’Élysée ne semble pas avoir retenu la leçon. Aidé dans sa tâche par son premier ministre Manuel Valls, il aurait même tendance à en rajouter. Peut-être parce que plus un problème (comme le terrorisme) est difficile à saisir et a fortiori à résoudre, plus la tentation du coup de menton est forte. Faute de pouvoir agir efficacement, on se contente de jouer un rôle dans un feuilleton qui permet de capter l’attention. Au début du moins. Car avec le temps, cette attitude finit toujours pas décevoir. « Terrorisme, répression, état d’urgence, déchéance de nationalité… La multiplication des interventions provoque une déperdition du crédit politique », estime Christian Salmon. À l’inverse, Jacques Chirac refusant de participer à la guerre d’Irak en 2003, dans le sillage du discours de Dominique de Villepin devant le Conseil de sécurité des Nations unies, a contribué à lui donner l’image d’un président doté d’un esprit de décision. De quoi conclure, dans le sillage de Jean Garrigues, que « par le refus de la guerre, on peut aussi s’affirmer comme un chef ».  marion rousset

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Guerre du Viêt Nam - 1er novembre 1955-30 avril 1975. “Hamburger Hill”, Dong Ap Bia, Viêt Nam.


LE DOSSIER

« RÉDUIRE LE POLITIQUE À UNE AFFAIRE D’ENNEMIS MORTELS CONDUIT À L’ABOLITION DU POLITIQUE » Achille Mbembe, philosophe camerounais, s’interroge sur le nouvel état de guerre mondial. Il le relie à la crise des démocraties libérales et invite à dépasser une “politique de l’inimitié”. regards.

Vous écrivez que notre monde est devenu le monde de Carl Schmitt. En quel sens ?

achille mbembe.

Cette expression renvoie à la position centrale qu’occupe désormais la figure de l’ennemi dans le discours et la conduite des États et des nations. L’obsession de l’ennemi et la réduction du politique à une implacable guerre

ACHILLE MBEMBE

Figure incontournable de la pensée postcoloniale. Auteur de Politiques de l'inimitié, La Découverte, 2016.

devant aboutir à son éradication constituent les traits marquants de ce début de siècle. Mis ensemble, ces deux dispositions ont ouvert la voie à la banalisation de l’état d’exception et à l’instauration, sur une échelle quasi-planétaire, d’un état d’urgence non-déclaré et d’une forme d’État qui prétend assurer la sécurité, bradant la liberté tout en se réclamant de la démocratie. Or, comme on le sait, Carl Schmitt fut le principal théoricien de l’état d’exception et, à ce titre, l’annonciateur de ce que bien des observateurs qualifient aujourd’hui d’État global de sécurité. Jusqu’à la fin d’une vie assez longue, il n’a jamais véritablement renié ses engagements nazis. À gauche comme à droite, son travail fait l’objet de toutes sortes de réinterprétations depuis plus d’une quinzaine d’années. Com-

ment expliquer ce retour à Schmitt à une époque que l’on croyait celle du sacre d’une démocratie libérale ou de marché, triomphatrice du totalitarisme et face à laquelle il n’y aurait plus d’alternative ? C’est, nous dit-on, à cause du danger que font peser sur notre civilisation le fanatisme religieux musulman et la violence obscurantiste qu’il porte et qui le porte. Mais c’est aussi sans doute – et on le comprend de mieux en mieux – parce que la démocratie libérale comme forme de gouvernement est sur le point d’atteindre ses dernières limites. C’est peut-être aussi parce qu’au fond, une part de la démocratie libérale est morte avec le totalitarisme et la guerre froide. regards.

Vous allez contre la pensée de Carl Schmitt…

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« On ne cesse de nous dire que l’unique choix est de donner la mort de façon préventive à nos ennemis ou de voir sombrer ce qui pour nous est sans prix. » achille mbembe. Schmitt estimait que la démocratie en général et le système parlementaire étaient incapables de trancher des situations qui exigeaient que l’on ait recours à ce qu’il appelait “la décision”. Sa critique de la démocratie libérale répondait à une demande d’autorité. Au fond, il y a une dimension tout a fait “putschiste” de sa pensée dans le sens ou la “décision” est en réalité une sorte de coup que l’État de droit fomente contre lui-même. Selon cette logique, la loi pourrait être suspendue dans des circonstances supposées exceptionnelles. Cette suspension du droit ouvrirait ainsi la porte non pas au vide, mais à une sorte de “droit du non-droit”, à une sorte de “légalité extra-légale”. Ce “droit du non-droit”, dans le cadre d’une “légalité extralégale”, permettrait alors à la démocratie de se libérer des contraintes de la représentation parlementaire, de recourir à des moyens forts ou hors-système, afin de faire face a ce qui, croit-on, menace l’État ou “la civilisation”. On n’a cessé de nous dire, depuis septembre 2001, qu’un tel moment fatidique est arrivé ; que l’unique choix est soit de donner la mort de façon préventive à nos en-

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nemis, soit de voir sombrer ce qui pour nous est sans prix. Ce choix, dit-on, nous est imposé par des ennemis existentiels auxquels nous opposerait désormais un conflit irréductible. Or, réduire le politique à une affaire d’ennemis mortels qu’il faut à tout prix éradiquer risque de conduire tout droit à l’abolition du politique en tant que tel. regards.

Ou à des politiques mortifères…

achille mbembe.

Le politique inclut effectivement la possibilité de donner la mort à des ennemis. Mais il ne se réduit pas à un simple instinct d’auto-préservation. Au fond, il consiste à créer les conditions qui nous permettent de vivre avec des gens auxquels nous opposent des désaccords parfois radicaux. Une politique de l’inimitié, dans les termes de Schmitt ou de ses épigones contemporains, a pour condition la destruction de ceux avec lesquels nous ne sommes pas d'accord. Elle ouvre grande la porte à l’éliminationisme. Qu’on le veuille ou non, le politique est une affaire de liens conflictuels certes, mais aussi de relation, voire de dettes multiformes à l’égard d’autres – ceux qui sont venus avant nous, ceux qui viendront après nous, y compris ceux avec lesquels on ne partage pas grand chose ou si peu. En étant entièrement ordonnée vers la destruction et l’élimination

de l’ennemi, la relation d’inimitié cherche à éradiquer tout lien et à échapper à toute idée de responsabilité et de justice. Une société d’inimitié exige, pour exister, le déploiement d’une violence sans fond ni réserve, qui est propre à tout projet éliminationiste. Or, je crois qu’un régime démocratique qui épouse jusqu’à ses ultimes conséquences le projet éliminationiste court nécessairement vers l’autodestruction. regards.

Pourquoi revenir sur les guerres coloniales ?

achille mbembe. J’évoque les guerres coloniales dans le but de montrer qu’elles constituent l’une des matrices des conflits contemporains en même temps que le paradigme de la “légalité extra-légale” ou du “droit du non-droit”. Historiquement, les guerres coloniales ont été des exemples tout a fait éminents des dérives antilibérales ou illibérales, voire para-génocidaires, des démocraties modernes. Il me semble que la guerre coloniale et la violence du même nom ont survécu aux conditions historiques de leur naissance. Les formes ont sans doute changé, la manière de conduire la guerre aussi, ou encore les technologies utilisées. Mais le paradigme, ou la structure, est resté à peu près le même. Cette contemporanéité du paradigme colonial mérite d’être affirmée dès lors qu’il s’agit de réfléchir sur la politique internationale de notre temps.


LE DOSSIER

Comment se fait-il, en effet, que les démocraties initient si aisément des guerres au loin, des guerres à répétition, y compris contre des pays qui ne leur ont point déclaré la guerre ? Pourquoi s’y engagent-elles avec autant de légèreté apparente, et parfois sous des prétextes proprement fallacieux, comme ce fut le cas en Irak ou en Lybie ? Sommes-nous face à une série d’accidents ou, comme je le crois, face a quelque chose qui ferait partie de leur structure historique ? regards.

Quelle est cette structure historique des démocraties libérales qui les conduirait à la guerre ?

achille mbembe. Je crois que c’est dans la séparation entre un domaine interne (un “ici” considéré comme zone régie par le droit) et un domaine au loin (“là-bas”, “outremer”, “ailleurs”, considéré comme un hors-lieu que l’on peut annexer et où l’on peut tout faire) que se trouve cette structure historique. La colonie constitue la forme paradigmatique de cet ailleurs où tout est possible, tout est permis, tout peut faire l’objet de destruction, et où l’on peut tout reconstruire de nouveau, selon le principe de la table rase. D’ailleurs, la guerre menée par des régimes démocratiques européens a deux visages : une face solaire, celle de la guerre menée selon les règles du droit que l’on s’efforce

de codifier, et une face sauvage dont les guerres de conquête et de pacification, puis les guerres contre-insurrectionnelles, sont des archétypes. regards.

Qu'est-ce qui caractérise ces types de guerres coloniales ? Il s’agit de guerres sans loi, menées au loin, dans des lieux supposément hors-norme, où les démocraties peuvent expérimenter toutes sortes d’atrocités – les carnages, les pillages et toutes sortes de massacres, les camps, le placement de populations entières dans des réserves ou elles sont exposées à la mort de masse, la destruction des infrastructures de base, la déshydratation écologique, la propagation des épidémies, voire des tentatives génocidaires. En colonie, on peut expérimenter avec l’éliminationisme, exposer à toutes sortes de violences et de risques ceux et celles dont on considère que les vies ne comptent pas et dont la mort est sans conséquence. Cette forme de redistribution inégalitaire de la mort est aujourd’hui planétaire. Elle prend, partout, y compris au Nord du monde, la forme du zonage, avec ses logiques d’enfermement, d’incarcération de masse, de précarisation de pans entiers de la société, de production généralisée de “déchets d’hommes”, et d’application de techniques de guerre à l’encontre des intrus, des migrants et autres indésirables.

regards.

Quelles sont les différences entre les guerres modernes et la situation coloniale ?

achille mbembe.

Si, au moment de la colonisation, l’on pouvait délimiter avec plus ou moins d’exactitude où se trouvait la frontière entre “ici” et “ailleurs”, aujourd’hui cette frontière tend à se distendre, sinon à se dissoudre. Et il n’y aura pas de retour en arrière. C’est précisément la raison pour laquelle on observe toutes ces formes d’activisme effréné en relation avec la gestion des frontières et des mobilités. Par ailleurs, je m’efforce de traquer la demande populaire, presque viscérale, d’une violence sans réserve que l’on infligerait, en toute bonne conscience, à des boucs émissaires – qu’il s’agisse des migrants, des étrangers ou des minorités perçues comme une menace interne au corps politique. Cette demande d’une violence purgative dirigée contre des tiers-inconnus est inséparable des pulsions tout à fait fascistes qui taraudent les sociétés prises dans les rets du néolibéralisme. Pour donner une nouvelle chance à la démocratie, il faudra d’une façon ou d’une autre imposer des limites au processus de financiarisation de l’existence, et faire échec aux formes nouvelles de la guerre, qu’il s’agisse des guerres d’agression, d’occupation ou de pillage propres à notre époque.  entretien par

gildas le dem

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LE DOSSIER

TIRS DE BARRAGE CONTRE LES DRONES DE GUERRE AMÉRICAINS Une campagne ambitieuse, portée par des militants pour la paix, demande l'interdiction des drones armés, fer de lance de la guerre contre le terrorisme menée par les États-Unis.

Cela fait quinze ans que les premières attaques de drones américains ont été menées en Afghanistan. Pourtant, dès 1972, des scientifiques et des ingénieurs réunis au sein du groupe Science for the People dénonçaient cette technologie encore embryonnaire dans les laboratoires de l'armée. « Les caractéristiques de la guerre à distance peuvent (...) servir à réduire au silence les critiques qui entendraient s'opposer à la guerre. Il n'y aura aucun soldat américain tué au combat ou fait prisonnier de guerre. (…) Le seul sujet de protestation qui restera à ceux qui voudraient encore protester sera le meurtre et l'assujettissement de ces gens que l'armée américaine appelle “communistes”, “niakoués” ou tout simplement “l'ennemi” »1. Aujourd'hui, face à l'expansion des programmes de drones initiés par Obama, au nom de l'objectif “zéro victimes” dans le camp américain, la campagne Ground the Drones (Empêchez les drones de voler) demande 1. “Toys against the people” (Des jouets contre le peuple), publié dans Science for the people, 1973. Cité par Grégoire Chamayou dans Théorie du drone (éd. La Fabrique, 2013).

l'interdiction pure et simple des drones de combat et de surveillance, à l'étranger et sur le sol américain, et pas seulement plus de transparence ou d' “éthique”. DES MILLIERS DE VICTIMES CIVILES

Lancée par l'association Voices for Creative Non-Violence (Voix pour une non-violence créative), en 2009, la campagne prend appui sur un réseau de groupes très divers, investis dans l'opposition à la guerre. Et parfois de longue date, comme les Catholic Workers, un mouvement du christianisme social ancré radicalement à gauche depuis les années 1930. Ou Veterans for Peace, créé par d'anciens soldats décidés à dénoncer l'ingérence des États-Unis en Amérique centrale au cours des années 1980. Ses membres se mobilisent pour informer la population sur la réalité des drones, et particulièrement les militaires. Ils encouragent ces derniers à refuser les postes d'opérateur de drones – notamment en publiant une communication dans la revue de l'armée de l'air. Le groupe Code Pink-Women for Peace, féministe et antimilitariste, mobilisé contre

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« Les drones sont emblématiques de ce que les États-Unis font subir au reste du monde, avec la plus grande arrogance. »

du site The Intercept qui ont analysé des documents secrets (les “Drones papers”, diffusés en 2015) ont conclu que, dans certains cas, presque 90 % de ces « ennemis tué en action », selon le jargon militaire, n'étaient pas les cibles visées.

Ellen Grady, collectif anti-drones de l’État de New York

Les membres de Ground the Drones tentent de rendre un visage à ces victimes. Code Pink a lancé une pétition pour réclamer au président la liste des noms des civils morts. Veterans for Peace fait pour sa part circuler une exposition en hommage aux victimes connues, parmi lesquelles figurent des adolescents et des enfants. Dans les forums et les colloques, les militants invitent les familles des victimes à s'exprimer, notamment pakistanaises – certaines d'entre elles ont engagé, pour faire entendre leur voix, un recours juridique contre l'armée américaine. Ellen Grady, militante des Catholic Workers et du collectif anti-drones de l’État de New York, explique : « Nous nous appuyons sur la Constitution qui affirme que l'on n'a pas le droit de tuer des civils, et que les traités sont supérieurs aux lois confédérales. Les drones sont emblématiques de ce que les États-Unis font subir au reste du monde, avec la plus grande arrogance ». Depuis 2010, le groupe Upstate NY Coalition to Ground the Drones and End the Wars (Coalition du Nord de l’État de New York pour empêcher les drones de voler et en finir avec les guerres) dénonce l'activité de la base aérienne de Hancock, qui pilote des drones vers l'Afghanistan. Suivant les principes de la désobéissance civile, les militants ont franchi délibérément les limites de la base pour provoquer une arrestation et défendre la légitimité de cet acte politique devant un tribunal. En réaction, les responsables de la base ont demandé une “mesure d'éloignement” contre soixante militants – une procédure insolite puisqu'elle vise en principe à protéger... les victimes de violence conjugale. Certains activistes de la Coalition sont donc impliqués dans des procès et l'une d'entre elles, Mary Anne Grady, a dû effectuer plusieurs mois de prison. Comme l'explique

la guerre en Irak depuis 2002, est également très actif dans la campagne. Dans le sillage de cette mobilisation, une dizaine de groupes locaux a vu le jour près des bases de pilotage de drones encadrées par l'armée ou la CIA (il en existerait une vingtaine). Le pionnier est Nevada Desert Experience, initialement investi dans la lutte contre les essais atomiques réalisés à cent kilomètres de Las Vegas. Le collectif s'est saisi de la question des drones lorsque la base de Creech Air Force s'est implantée à deux pas du site d'essais nucléaires. En Californie (Beale), dans le Wisconsin (Cape Douglas), le Michigan (Battle Creek), l'Iowa (Des Moines), le Missouri (Whiteman) et ailleurs, la lutte de ces collectifs passe par des actions de résistance civile : manifestations, marches pacifiques, distributions de tracts auprès des salariés de la base... L'un de leurs arguments majeurs, comme pour ceux qui combattent les mines antipersonnel, pointe la proportion importante de victimes civiles. Le gouvernement américain – qui vise officiellement, rappelons-le, les « combattants réels et présumés » d'Al-Qaeda et ses affiliés, et tout individu représentant « une menace imminente contre des citoyens américains » – a admis la mort d'une centaine de civils. Les enquêteurs du Bureau of investigative Journalism estiment, eux, qu'au Pakistan, au Yémen et en Somalie seulement, il y aurait eu déjà près de 4 000 civils parmi les victimes2. Les journalistes 2. Bureau of investigative Journalism.

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FAIRE ADMETTRE L'ILLÉGALITÉ DES DRONES


APRÈS LES DRONES : LES ROBOTS TUEURS ? Plusieurs pays (Chine, Israël, Russie, Royaume-Uni, États-Unis) travaillent à mettre au point des engins qui franchiront un nouveau seuil dans l'horreur : des armes entièrement autonomes (fully autonomous weapons) programmées par des algorithmes pour sélectionner leurs victimes et déclencher le tir. En 2012, l'ONG Human Rights Watch a lancé l'alerte avec un rapport intitulé “Losing humanity” (Perdre notre humanité), avant de présenter l'année suivante la campagne Stop Killer Robots avec une dizaine d'autres organisations. Leur but est d'obtenir un traité international ainsi que des lois nationales interdisant de manière préventive la conception, la production et l'utilisation des “robots tueurs”. Ces engins automatiques font exploser le cadre juridique de la guerre et brouillent la responsabilité légale des attaques : celle-ci ne serait imputable ni au commandement militaire, ni au programmeur informatique, ni au fabricant... Leur utilisation, disent les militants, banaliserait la décision d'entrer en guerre et transférerait le poids du conflit armé encore davantage sur les civils. La campagne est portée, entre autres, par les prix Nobel de la paix Rigoberta Menchú Tum, Shirin Ebadi et Lech Walesa. www.stopkillerrobots.org Ellen Grady, sa sœur : « Nous attendons de ces procès qu'ils attirent l'attention du public sur le fait que la Cour tente de protéger les drones plutôt que nos droits et la Constitution ». VIVRE SOUS LA MENACE

Quelles que soient leur cible, les “chasses à l'homme” menées via les drones sont des assassinats extrajudiciaires sans jugement, selon les activistes de Ground the drones3. Ils dénoncent la terreur produite par cette guerre de haute-technologie qui s'appuie autant sur les drones observateurs que sur les drones armés. Un individu étant parfois suivi des mois, voire des années, avant d'être abattu. Vivre sous la surveillance des drones est en soi un traumatisme. « Les effets de cette guerre sont nouveaux et très profonds, explique Nick Mottern, investi dans Veterans for peace et éditeur du site knowdrones. org. Au Yémen, par exemple, les gens ont constamment peur. 3. C'est aussi la conclusion de plusieurs rapports internationaux comme ceux des Nations unies ou d'Amnesty International.

De se rassembler, d'aller à l'école ou de faire quoi que ce soit qui leur fasse courir le risque d'être pris pour cible par les drones qui les surveillent nuit et jour. C'est toute la culture d'une communauté qui est brisée. » L'effet pervers de ces armes utilisées au nom de la sécurité nationale est également une question brûlante. Ces attaques ne fabriquent-elles pas des terroristes kamikazes en masse ? En novembre 2015, au lendemain des attentats meurtriers de Paris, quatre anciens soldats ayant participé à des programmes de drones ont ainsi adressé une lettre ouverte à Obama, en faisant un lien de cause à effet entre l'utilisation des drones qui attisent la « haine contre les Américains » et les attentats de l'organisation État Islamique. Depuis, d'autres anciens opérateurs de drones ont pris le risque de témoigner, à l'image des trois lanceurs d'alerte interrogés dans le film National Bird, produit par Wim Wenders et sorti au printemps dernier aux États-Unis. « Ces dernières années, le mouvement a grossi, déclare Nick Mottern. J'ai l'espoir que plus les gens seront au courant des drones et plus ils réclameront qu'ils soient remis au placard. Ce problème appartient sans aucun doute aux citoyens américains ; c'est aussi un problème planétaire car cette technologie est planétaire. » Des mouvements citoyens contre les drones se développent déjà au Royaume-Uni et en Allemagne. Le 11 juin dernier, outre-Rhin, le groupe Stopp Ramstein !, dont le mot d'ordre est « À bas les drones de guerre ! Jamais plus de guerre sur le sol allemand », a organisé une manifestation contre la base américaine de Ramstein, quartier général de l'armée de l'air américaine pour organiser des attaques par drones, notamment en Irak, en Syrie et en Afrique. Ils étaient 7 000 participants venus former une chaîne humaine dans les environs de la base. Pour, un jour, clouer les drones au sol.  aymeric grandet À VOIR

Unmanned. America's Drone Wars, de Robert Greenwald, film documentaire (2015) National Bird, de Sonia Kennebeck, film documentaire (2016) – sortie prochaine au cinéma en Europe.

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Concours externe pour le recrutement de 9 éducateurs de jeunes enfants en crèche dans la municipalité de Florence. 2813 dossiers de candidature et 2174 candidats présents dans l’Obihall de Florence. Florence, Toscane, Italie - 18 novembre 2015 Michele Borzoni /TerraProject / Picturetank

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L’IMAGE

Ils sont 2 174, installés sur les fauteuils du théâtre Obihall de Florence. Ce jour-là, aucune représentation n’est programmée : ces jeunes sont les acteurs principaux de la comédie sociale qui se joue dans le monde réel. Ces 2 174 Italiens sont candidats à un concours de la fonction publique, dans le but de devenir éducateurs de jeunes enfants au service de la municipalité de Florence. La dimension tragique du spectacle réside dans le nombre de postes disponibles : seuls neuf d’entre eux seront recrutés. Dans ces conditions, comment prendre au sérieux ces mines assidues, un poil stressées, voire zélées pour certaines, qui ressemblent à celles de n’importe quels candidats à un examen ? En regardant bien, on a l’impression que certains sont conscients de la farce et, sur ces visages ou dans les attitudes, on décrypte un « Qu’est ce que je fiche ici ? » Avec un taux d’admission de 0,4 % pour devenir fonctionnaire, autant jouer à la loterie. S’ils sont si nombreux à participer à ce sketch, c’est forcément qu’il existe une énorme soif d’échapper à la précarité du monde du travail. Un monde où 42,5 % des jeunes de 15 à 24 ans sont au chômage. Un monde où seul un Italien sur six bénéficie d’un CDI. Un monde érigé en modèle par notre gouvernement PS hexagonal, où la réforme-du-marché-dutravail-permettant-de-faciliter-les-licenciements-afin-de-leverles-freins-à-l’embauche, mise en œuvre en 2014 par Matteo Renzi, a largement inspiré la feuille de route de Manuel Valls et Myriam El Khomri. En Italie, l’invention des “CDI à protection croissante” a permis d’autoriser le licenciement sans justification d’un salarié durant les trois premières années de son contrat. Au final, ce monde où les jeunes n’ont le choix qu’entre précarité et chômage fait tellement rêver qu’ils sont des milliers à tenter coûte que coûte les échappatoires les plus absurdes – telle que la possibilité désormais infime et accidentelle de devenir fonctionnaire. Aux dernières élections, Renzi a été lourdement sanctionné dans les urnes. Valls, El Khomri, Hollande : à bon entendeur...  leila chaibi


LE MOT

PRIMA PRIMAIRES. Ce sera le mot incontournable de l’automne. À l’origine mode de désignation interne d’un ou des candidats d’un parti, les “primaires” sont devenues des procédures extérieures aux partis eux-mêmes. En cela, elles sont d’abord l’indice d’un épuisement du modèle partisan. Parfois couplée à l’idée de tirage au sort, l’élection primaire est évoquée depuis longtemps, comme une manière de revitaliser l’exercice démocratique en rompant avec la logique délégataire de l’élection. Le parti politique moderne, en Europe, a été au départ un moyen de subvertir le vieux système de la représentation des notables. Les premiers grands partis de masse ont été plutôt des partis ouvriers, qui ont permis l’accession aux responsabilités à des couches sociales qui en étaient exclues. Avec le temps, toutefois, les partis se sont refermés sur eux-mêmes en se professionnalisant. Ils ne sont pas la cause première d’une crise démocratique qui renvoie d’abord à la perte de sens de l’engagement citoyen, à la technicisation des débats politiques et à la propension universelle à substituer la “gouvernance” à la souveraineté populaire. Mais les partis ont participé à ce

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AIRES mouvement. D’où le discrédit qui les frappe, si fort qu’il altère leur légitimité. D’où, de façon concomitante, l’idée qu’il vaudrait mieux demander aux citoyens eux-mêmes de désigner le candidat qu’ils estiment le plus représentatif de leur “camp”. Le problème est que nulle procédure n’est en elle-même vertueuse, dès l’instant où son environnement ne l’est pas. Dans un système ultra-médiatisé et centralisé, la primaire peut tendre à valoriser, non pas le candidat le plus conforme aux options fondamentales de chacun, mais celui que l’on juge le mieux à même de l’emporter lors d’un tour “décisif ”. Les électeurs des primaires confortent celui ou celle que les sondages annoncent comme le mieux placé. Dès lors, la visée démocratique s’épuise dans une logique plus proche du modèle américain que de l’idéal de démocratie directe. L’expérience du PS, en 2006 autant qu’en 2011, suggère ce constat. Voilà qui n’invalide pas le projet des “primaires”, mais qui en tempère peutêtre l’usage et sa valorisation trop exclusive… ■ roger martelli

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Suscitant la risée de la presse internationale, la France s’est à nouveau crispée sur un morceau de tissu : le burkini. Porté par certaines femmes musulmanes conformément à une interprétation rigoriste des préceptes religieux, ce vêtement de bain recouvrant tout le corps à l’exception du visage, des mains et des pieds a défrayé la chronique. Même le premier ministre a jugé utile de s’en mêler ! Au cours de l’été, le burkini a gagné en épaisseur politique. Après des incidents sur une plage en Corse, des voix se sont élevées contre le port du burkini, dénoncé comme une menace pour la sécurité, un danger pour la République. Quelques maires de droite, soutenus par Manuel Valls, ont alors opté pour l’interdiction. La mairie de Cannes a été la première à prendre un arrêté contre « une tenue de plage manifestant de manière ostentatoire une appartenance religieuse, alors que la France et les lieux de culte religieux sont actuellement la cible d’attaques terroristes ». Du port du burkini au djihadisme, il n’y aurait donc qu’un pas. On en oublierait que le groupe État islamique, les salafistes ou les talibans n’autoriseraient jamais le burkini. Pour eux, les femmes n’ont rien à faire sur une plage. Selon le politologue Olivier Roy, spécialiste de l’islam, « le burkini est une invention récente qui fait sauter les fondamentalistes au plafond ». Pour les femmes qui le portent, poursuit-il, c’est « un compromis entre la modernité et la foi ». Une façon pour elles de se baigner. Au moment où, au nom de la lutte contre le terrorisme, les musulmans font l’objet de tant d’attention et de stigmatisations, le burkini peut aussi constituer un étendard de nature politique, une occasion d’affirmer dans l’espace public son identité religieuse. Avec le burkini, les obsédés de l’identité et du contrôle social tiennent leur nouvel objet politique. La logique des amalgames et de l’interdiction apporte de l’eau au moulin du repli identitaire et religieux. Quant à l’efficacité de la méthode consistant à émanciper les femmes musulmanes par la contrainte, c’est Isabelle Adjani qui porte joliment la réplique : « Je suis toujours mal à l’aise quand on veut imposer la liberté à coups d’interdits ». En attendant, c’est la styliste australienne Aheda Zanetti qui se frotte les mains, elle qui a fait du burkini une marque internationale lancée en 2007. La polémique en France a dopé les ventes. « C’est fou », conclut-elle en commentant le bond de ses commandes. ■ rosa lafleur, illustration anaïs bergerat

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L’OBJET

Burkini


GRAND ENTRETIEN

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GRAND ENTRETIEN

« La bataille de la recomposition de la gauche est engagée » Que fera le PCF en 2017 ? À la sortie d’une séquence éprouvante pour le PCF et le Front de gauche, Pierre Laurent revient sur les évolutions internes et les stratégies du Parti communiste. entretien réalisé par roger martelli et catherine tricot, photos célia pernot pour regards

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I

regards. Il y a six ans, quelques mois après votre élection à la tête du PCF vous écriviez que les exigences de transformation du parti étaient dépassées et qu’il fallait désormais se tourner vers le futur. Diriez-vous toujours cela ?

regards. Le congrès de juin a-t-il marqué une évolution dans ce sens ?

pierre laurent.

pierre laurent.

Je ne crois pas avoir écrit que la transformation était accomplie, encore moins dépassée, j’ai dit qu’il me paraissait acquis, pour la majorité des communistes, que nous devions mener ces transformations profondes. Depuis, elles entrent dans la vie, notamment au travers du renouvellement des cadres et des animateurs de la vie du parti. En deux congrès, deux tiers des membres du Conseil national [instance dirigeante du PCF, ndlr] ont changé. Comme les jeunes qui adhèrent au PCF, ces nouveaux dirigeants ont une culture politique moins théorique et sont moins expérimentés dans la lutte politique que leurs prédécesseurs. Mais ils apportent beaucoup de neuf et des pratiques différentes. Ils sont davantage préoccupés par les échecs de la mondialisation capitaliste, qui est leur monde, que tournés vers les échecs passés du socialisme à l’Est. Leur envie de transformer le monde et leur envie de communisme

PIERRE LAURENT

Secrétaire national du Parti communiste français et président du Parti de la gauche européenne

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sont très profondes. Ils poussent en avant les évolutions du PCF.

Le congrès s’est essayé à faire reculer la verticalité au profit de la culture du réseau à l’intérieur même du parti. Mais ce chantier sera long et il arrive que nous ayons le sentiment que cela ne progresse pas au rythme souhaité. J’ajoute, et c’est un atout, que la confrontation d’opinions est vécue aujourd’hui avec beaucoup de sérénité. En revanche, nous avons toujours du mal à réinventer notre manière de communiquer avec la société. Nos structures sont encore trop en décalage avec la vie même des adhérents. Le débat interne sur les idées est vif, mais il demeure une difficulté à énoncer un projet lisible et accessible. Cela ne tient pas seulement au PCF, mais aussi au bouleversement de notre société. Notre tâche première est de mettre en cohérence tous ces mouvements autour de ce que nous appelons le temps du commun.

regards.

À quoi ressemble le PCF d’aujourd’hui ?

pierre laurent. Nous restons un parti de militants, avec beaucoup d’énergie et de dévouement. Nous avons 120 000 adhérents, dont la moitié sont des cotisants réguliers. Parmi eux, entre 30 000 et 40 000 participent à la vie du parti et notamment aux consultations internes. C’est cette part active de l’organisation qui s’est le plus renouvelée et rajeunie. Avec des disparités : le PCF reste divers, à l’image de la société d’aujourd’hui. Il est pré-


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« Les gens veulent plus de concret. Et attendent du sens. La construction d’une option de changement majoritaire passe par la réponse à ces deux exigences. » sent dans toutes ses sphères. Ceux qui nous rejoignent, qui marquent le rajeunissement du cœur le plus militant, sont issus le plus souvent du salariat précaire. Ils viennent assez peu des grandes concentrations ouvrières et de services qui restent au cœur de notre affaiblissement. Pour cela, nous voulons reconstruire notre intervention dans l’entreprise, dans des formes à inventer. regards. Avec des ressources nettement moindres qu’auparavant… pierre laurent. Nos moyens d’organisation ont beaucoup diminué. Le PCF n’est plus un parti de permanents, certaines grandes fédérations n’ont plus que des moyens bénévoles. L’ancrage militant local reste très puissant, même s’il est moins fort et moins homogène qu’à l’époque de ce qu’on a appelé le “communisme municipal”. Tout cela dessine un parti très militant, très mobilisé, mais d’une certaine manière moins efficace. Nous n’avons pas encore trouvé la façon de mettre en commun la grande diversité d’expériences et de pratiques qui coexistent au sein du parti, celles des plus jeunes et celles des plus aguerris, celles des zones d’influence et celles des territoires de conquête... L’ancienne manière d’assurer cette fonction de cohérence doit changer : nous ne pouvons plus compter sur une structure permanente et verticale pour le faire, parce que la société a changé, parce que nous n’en avons plus les moyens, et surtout que parce que notre vie démocratique appelle de nouvelles manières de décider ensemble. Au fond, nous sommes un parti plus expérimental qu’il ne l’était et qui doit trouver les sources d’une efficacité nouvelle pour notre temps.

regards. Et à quoi ressemble l’électorat communiste, l’influence communiste ? pierre laurent. Les électeurs du Parti communiste ont eux aussi beaucoup changé. La partie fidèle et traditionnelle se réduit au profit d’une nouvelle carte électorale. Des zones de forte influence persistent, d’autres sont réduites à peu tandis que notre influence se maintient ou se renouvelle ailleurs… La carte n’est pas simple à dessiner, elle est très inégale, que l’on prenne l’influence dans les quartiers populaires ou dans le monde intellectuel. Ici et là, l’activité communiste reste forte tandis qu’ailleurs, on constate de grands déserts. Nous sommes en phase de reconstruction. regards. Qu’est-ce qui vous fait dire que le déclin est enrayé et que vous êtes en reconstruction ? pierre laurent.

Je récuse l’idée d’un déclin continu. Nous sommes dans une phase de relance partielle. Peu à peu, les conditions se réunissent de voir ré-émerger une force communiste de grande ampleur. L’influence communiste est celle de la galaxie communiste. Cette galaxie est composée de nombreux anciens communistes qui continuent d’avoir des liens avec le parti et qui s’investissent dans tous les champs du social. Nous avons connu des phases d’éloignement, mais le dialogue politique entre ces militants et le PCF se renoue sous des formes nouvelles. Dans le moment de montée du Front de gauche, c’est bien l’espace communiste qui s’est réactivé. Par exemple, pour parler de Paris, que je connais bien, ce sont dans les arrondissements où l’on élisait des députés communistes que le Front de gauche fait ses

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meilleurs résultats. La culture communiste joue un rôle dans le maintien d’une culture militante dans le pays. Il s’opère un mélange entre l’empreinte communiste et les transformations de la société. Depuis les années 2000-2002 avec Le Pen au second tour et 2005 avec le référendum européen, cela se traduit par un retour de la jeunesse dans nos rangs. Et on le voit encore aujourd’hui avec l’arrivée de nouveaux militants contre la loi travail. Les évolutions se font par vagues, sont partielles, mais les signes tangibles d’une relance sont là. Nous jouerons un rôle important dans la reconstruction à venir de la gauche. regards. Comment définiriez-vous aujourd’hui la fonction politique du Parti communiste ? pierre laurent.

Nous avons une double ambition, être utile concrètement et ouvrir une perspective politique pour l’émancipation sociale. Notre utilité concrète et immédiate, nous la concevons d’abord pour ceux qui ont le plus besoin de changement. Sur cette fonction, nous sommes en difficulté. Les conquêtes immédiates – sociales et démocratiques – sont devenues plus ardues. Nous devons d’ailleurs repenser notre engagement quotidien dans les solidarités concrètes. Le Parti communiste a toujours été un des animateurs du débat d’idées et des constructions politiques. Nous n’avons pas quitté ce terrain, mais il nous faut réinventer le projet, changer d’échelle et penser les défis nouveaux sur le travail, la mobilité, la démocratie… Avec la mise en réseau de l’espace communiste, ce travail commence à être visible. Mais en termes de construction politique, tout va devoir être repensé dans la recomposition engagée. regards. Comment caractériseriez-vous votre espace politique ? pierre laurent.

Nous appartenons à la France populaire et à la gauche… toutes deux bouleversées. Au XXe siècle, la gauche a été principalement composée de deux pôles, l’un autour du PS, l’autre autour du PCF. La stabilité de chacun de ces pôles est mise en question.

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Depuis les années 80, nous avons connu deux grands mouvements. Un premier temps fut marqué par un affaiblissement très profond de l’idéal communiste. Le redressement passe par un projet qui pense la transformation sociale dans la mondialisation et la révolution numérique. L’autre bouleversement est lié à la fin d’une période ouverte par le programme commun, voulu dès les années 60 par le PCF, qui a vu une partie des socialistes quitter le camp de la transformation sociale. Le PS que nous avons connu ne sera bientôt plus. Cela nous pose une question profonde : la France reste un pays dans lequel le changement majoritaire à gauche était une hypothèse crédible. C’est pour nous essentiel, et cela doit être préservé. Avec l’évolution du PS, il nous faut trouver d’autres voies pour le rassemblement de ces majorités de transformation sociale à gauche. La création du Front de gauche a été une tentative dans ce sens. Mais il faut aller plus loin parce que la gauche est en train de changer de visage. Il n’y a là nulle satisfaction et nous ne pouvons ni ne devons regretter le passé. Il nous faut regarder lucidement et admettre que la gauche est à reconstruire. regards. Quels sont vos atouts pour peser dans cette reconstruction de la gauche ? pierre laurent. En premier lieu, nos racines populaires militantes. Elles se sont affaiblies, mais cette expertise est encore très vivace… et inestimable. Nous avons aussi des positions locales qui restent fortes. C’est essentiel, car je ne crois pas à la conquête du pouvoir sans position élective à tous les niveaux de la société. Enfin, nous avons des analyses et des propositions pertinentes sur bien des aspects de la crise. L’influence culturelle, idéologique du parti dans les sphères agissantes de la société demeure sur beaucoup de questions, même si, je l’ai dit, il nous faut faire un grand travail de renouvellement intellectuel. regards.

C’est cette idée d’une recomposition de la gauche qui vous éloigne de Jean-Luc Mélenchon et vous polarise sur la recherche d’une solution pour 2017 qui ne soit pas autour du Front de gauche ?


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« 2017 doit être une année de relance et de reconduction d’un projet de gauche alternatif au libéralisme. Il ne faut pas compter que sur l’élection présidentielle pour y parvenir. »

pierre laurent. Moi, je dis « avec le Front de gauche, mais pas seulement autour de lui », car face au danger de la droite et de l’extrême droite, nous aurions tort de considérer que l’ambition majoritaire doit être provisoirement mise entre parenthèses au profit de la reconstruction d’un pôle radical. Nous voulons porter une ambition majoritaire dans les élections de 2017. Je pense que c’est cette ambition que devraient porter en premier lieu les forces du Front de gauche. La société est travaillée par un double mouvement. On observe d’une part une exigence de transformation profonde, parce qu’un nombre de plus en plus important de nos concitoyens se rend compte que les fondamentaux de notre société sont mis en cause. La crise de l’Union européenne, les transformations du travail, l’ampleur des migrations, les dangers du réchauffement climatique soulignent qu’un autre projet de civilisation doit être avancé. Mais en même temps, devant l’ampleur des transformations à opérer, grandit l’idée qu’il faut s’en tenir à changer ce que l’on peut ici et là, sans forcément tout bouleverser. Les gens veulent plus de concret. Et attendent du sens. Les deux exigences sont là, mais elles peuvent conduire à des choix politiques très divers. Je pense que la construc-

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tion d’une option de changement majoritaire passe par la réponse à ces deux exigences. Les forces du Front de gauche doivent tendre la main à des forces qui n’ont pas une vision aussi exigeante du changement et travailler à l’alliance de ces courants. Compte tenu des enjeux et des potentialités, il serait fou de ne pas regarder dans cette direction. regards. Mais peut-on encore se tourner vers le Par-

ti socialiste, aujourd’hui ?

pierre laurent.

Est-ce que cette possibilité d’alliance s’est refermée avec la conversion au libéralisme du PS – comme si, en quelque sorte, Hollande et Valls étaient en train de tout emporter avec eux ? Je ne le crois pas. Des forces restent disponibles. Le Front de gauche a, en quelque sorte, montré le chemin ; je suis convaincu que l’impact du Front de gauche tenait à la présence d’anciens socialistes. Cela a réveillé l’espoir, car en 2012, on a parlé à la gauche toute entière. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas s’occuper de la qualité des forces les plus radicales, voire de leur recomposition. Et puis, il faut lever le regard. La politique ne se résume pas à un têteà-tête entre forces de gauche. Nous ne disputons pas un match bipolarisé entre “radicaux” et “sociaux-libéraux”. La poussée des forces populistes peut avoir des effets puissants. Il nous faut éviter le piège d’un affrontement “européo-libéral” contre “national-libéral”, qui est en train de se refermer sur une grande partie de l’Europe.

regards. Est-ce que le retour à un esprit de 97, celui de la “gauche plurielle”, ne produirait pas les mêmes effets désastreux pour la gauche et pour le PCF : Le Pen au second tour, Robert Hue à 3 % ? pierre laurent.

Je ne propose pas le retour à la gauche plurielle, même si je pense qu’après le mouvement social de décembre 1995, le choix de tenter la participation à


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cette expérience a été juste. Quant à notre score en 2002, il a d’autres explications. Ce qui s’est joué à l’époque était aussi le sens donné à la mutation que conduisait Robert Hue. Il y avait dans le soutien à la mutation des positions ambivalentes : celles qui voulaient une relance du projet communiste et celles qui pensaient que l’heure était à la réduction de l’ambition communiste. C’est aussi ce qui explique la mauvaise gestion de notre participation gouvernementale et notre piètre résultat en 2002. regards. Vous entendez mettre au premier plan un discours en direction des déçus du hollandisme… Est-ce donc la question du rapport au PS qui est le cœur de votre désaccord avec Jean-Luc Mélenchon ? pierre laurent.

Il y a eu plusieurs questions en débat dans le Front de gauche : le rapport à l’élection présidentielle, aux élections locales, le sens collectif de la démarche. Quant aux électeurs déçus du PS, si je suis allé à leurs devants, ce n’est pas par électoralisme. Je ne veux pas qu’ils s’enfoncent dans l’amertume, le repli, voire se tournent vers le FN ou l’abstention par défaut. Je veux les aider à poursuivre avec nous l’ambition initiale de changement. C’est la même démarche quand la mobilisation sociale contre la loi travail conduit le peuple de gauche dans la rue.

regards. Jean-Luc Mélenchon lie sa candidature à un nouveau mouvement, “la France insoumise”. Il l’envisage comme le prolongement durable du rassemblement opéré autour de cette candidature à la présidentielle. Qu’en pensez-vous ? pierre laurent.

Le projet de création de “la France insoumise” est différent de celui du Front de gauche. Je pense qu’il peut y avoir plusieurs forces et une candidature commune, sans que cela implique une formation

unique. J’ai toujours été plus favorable à une forme de front qu’à la constitution d’une force politique unique. C’est également ma position à l’échelle européenne. Il faut accepter la diversité et ne pas se tenir sur le mode « qui n’est pas avec moi est contre moi ». À l’échelle européenne, toutes les forces de la gauche sont confrontées à cette question. Nier la diversité est une erreur. Assurer et assumer la pluralité est une nécessité. Je crois à une période de moyen terme qui doit être de coopération étroite. Le Front de gauche reste un espace utile, mais il faut accepter la pluralité du Front de gauche et cultiver sa démarche d’ouverture. regards.

Comment inscrivez-vous les rendez-vous de 2017, présidentielle et législatives, dans votre stratégie ?

pierre laurent. C’est une année décisive, qui mettra les Français face à des choix de société. La faillite politique du quinquennat Hollande met la gauche en difficulté. 2017 doit être une année de relance et de reconduction d’un projet de gauche alternatif au libéralisme. Il ne faut pas compter que sur l’élection présidentielle pour y parvenir. C’est une dure bataille politique qui s’engage. Les mouvements de transformation sociale ne vont pas se résoudre dans une seule échéance. Depuis que Valls prend l’ascendant dans le PS, la bataille de la recomposition des consciences et de la gauche est engagée. Avec l’ambition que nous avons affiché ensemble, on doit adresser un message résolu de rassemblement aux forces qui ont quitté les rails de la politique gouvernementale depuis le Pacte de responsabilité. Cette ambition de rassemblement sera celle que nous exprimerons en 2017, quoi qu’il arrive. C’est l’absence d’espoir de notre côté qui nourrit le Front national. Et c’est l’espoir de l’emporter qui change sa stratégie et sa perception dans le peuple. C’est le défi politique qui est devant nous. ■ entretien réalisé par roger martelli et catherine tricot

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AU RESTAU

À QUOI SERT LA PRÉSIDENTIELLE ?

L’élection présidentielle mobilise déjà médias et microcosme. Mais en pleine crise démocratique, plus grand monde ne semble croire qu’un quelconque changement puisse en résulter. Porteurs d’une réflexion sur la faillite de cette institution électorale de la Ve République, nos invités l’analysent… pour envisager d’autres lendemains du scrutin. par clémentine autain, photos laurent hazgui pour regards

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O AU RESTAU

On ne pouvait trouver mieux nommé pour la discussion de ce déjeuner. Le Président surplombe le bouillonnant carrefour de Belleville, à la rencontre de quatre arrondissements populaires de Paris. En haut du grand escalier, cette institution ouverte en 1987 concilie la grandiloquence de son décor avec une cuisine chinoise classique et abordable.

regards. Par ces temps de crise et

de discrédit profond de l’espace politique institutionnel, à quoi peut servir l’élection présidentielle ?

christian salmon.

C’est une bonne question… qui a valeur de diagnostic. C’est la première fois qu’elle se pose avec tant de force. Même quand on défendait une VIe République, on continuait à miser sur ce rendez-vous électoral. Aujourd’hui, on se demande à quoi il sert. La crise de régime de la politique a mis à mal une idée chère à notre histoire de France récente : l’alternance. Globalement, les Français ne voient vraiment plus à quoi servirait une alternance. La crédibilité de la parole politique et des dispositifs concrets pour agir sont en panne. D’un côté, on a des décisions sans visage, celles de Bruxelles, du FMI, des marchés ; de l’autre, des visages impuissants, ceux de nos hommes politiques dont on observe la gesticulation vaine et les postures guerrières. C’est le “paradoxe du volontarisme

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impuissant” qui est la forme que prend la volonté politique lorsque le pouvoir est privé de ses moyens d’agir. Résultat de cette dislocation : l’action est perçue comme illégitime et la parole politique a perdu toute crédibilité. gaël brustier.

En fait, on peut penser que cette présidentielle est une élection pour rien. La crise idéologique se poursuit à vitesse grand V. Ce système institutionnel est une espèce de Potemkine qui ne permet pas de voir ce qui se joue derrière, la mutation de la société. Avec le jeu institutionnel de la Ve République, remaniée vingt-quatre fois, et les règles médiatiques qui vont désormais avec, nous allons avoir une élection présidentielle qui sera sans doute la dernière du genre. Et qui ne va rien changer. En effet, la parole de la classe politique est vide et personne ne croit qu’un président peut changer les choses. Je suis plus intéressé par ce qui se produira dans les organisations politiques et dans la société civile au lendemain du 6 mai, après le deuxième tour, que par la campagne présidentielle ellemême. L’été 2017 sera plus important que l’hiver et le printemps de la même année. Même quand la Ve République fonctionnait bien, le congrès d’Épinay en juin 1971 a eu un impact plus grand que l’élection en juin 69 de Georges Pompidou. À des militants de gauche sincères et désireux d’agir, j’ai envie de dire : prenez votre mal en patience, attendez : ce qui se passera après aura

plus d’importance. Deux mythes se sont effondrés sans que les grands leaders politiques n’en aient réellement pris la mesure : la moyennisation de la société, celle des années 1960, issue des Trente glorieuses, et l’idéal d’une Europe démocratique. La défaite idéologique est au cœur de ce tableau sombre qui nous attend pour cette présidentielle. regards. La question était moins faut-il faire l’impasse sur 2017 que de savoir qu’en faire… Autrement dit, la présidentielle peut-elle être utilisée pour déjouer le piège de la présidentielle ? christian salmon. Ce qu’on entend toujours dans la critique de la présidentielle, c’est le pouvoir exorbitant confié à un seul homme omniscient. Mais cette critique, du point de vue de la science politique, est un peu courte. La Ve République est un modèle de démocratie pré-

CHRISTIAN SALMON

Écrivain et chercheur au CNRS. Il est l’auteur de Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (La Découverte).

GAËL BRUSTIER

Docteur en science politique, membre de l’Observatoire des radicalités de la Fondation Jean Jaurès, il a publié À demain Gramsci et #Nuit debout. Que penser ? (Cerf).



« D’un côté, on a des décisions sans visage, celles de Bruxelles, du FMI, des marchés ; de l’autre, des visages impuissants, ceux de nos hommes politiques dont on observe la gesticulation vaine et les postures guerrières. » Christian Salmon


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sidentialiste qui correspond à un personnage hors norme, De Gaulle – elle était taillée pour lui –, mais elle était associée au vieux modèle de souveraineté nationale – contrôle des frontières, de la monnaie, etc. La crise politique est une crise de la souveraineté. Face à cette crise, deux réponses structurent le débat politique. D’un côté les souverainistes, nostalgiques de l’État-nation qui exigent une reterritorialisation de la puissance, la sortie de l’euro, la résurrection des frontières... Bref, le retour à la maison. D’un autre, les mondialistes, les nomades, qui abandonnent tous les attributs de la Nation et jusqu’au système démocratique, et confient la politique aux experts, aux marchés financiers, aux capitaux. Ici les “Zemmouriens”, favorables à un retour à la maison avec armes et bagages, frontières et ancien franc, et de l’autre les “Attaliens”, qui plaident pour un “élargissement” des nations, de l’Europe, du monde même. Les uns sont tournés vers un passé illusoire, les autres louchent vers un avenir sans visage. Dualisme funèbre dans lequel se consume l’échec du politique. Que fait-on de la politique dans le contexte de la mondialisation ? Voilà la vraie question. Car il n’y aura pas de retour au passé. regards.

Mais où apparaît un avenir politique, aujourd’hui ?

christian salmon. De nouvelles figures de souveraineté populaire émergent un peu partout. Nuit

debout en fait partie. À Barcelone, c’est à partir d’un mouvement de résistance aux expropriations que s’est créée une nouvelle forme de souveraineté : ils ont pris la mairie. La maire Ada Colau a par exemple relancé l’idée des villes-refuges que l’on avait avancée avec le Parlement des écrivains. Elle a contribué à faire basculer le débat sur la question des réfugiés. Nous devons nous demander ce que l’on fait avec la politique, et non pas avec l’élection présidentielle. La souveraineté populaire n’a jamais signifié autre chose qu’une capacité d’agir branchée sur une collectivité de citoyens. Si la nation est débordée de toutes parts, quelles sont les nouvelles formes possibles de branchement de la démocratie citoyenne sur la puissance d’agir ? C’est de cette question dont nous devons nous préoccuper. gaël brustier.

Je suis d’accord. 1958, contrairement à la mythologie gaulliste, a marqué la victoire des luttes modernisatrices qui voulaient passer d’une France paysanne à une France industrialisée, encore autoritaire mais modernisée. Le projet de constitution de 1958, on le retrouve depuis les cabinets Tardieu, ce sont d’anciens projets modernisateurs qui ont eu leur réalité et leur incarnation à travers des élites administratives, politiques, techniciennes, qui se trouvaient aussi bien à Londres qu’à Vichy – ils pensaient pareillement sur le plan institutionnel, mais avaient fait des paris politiques différents. Notre monde post-indus-

triel est encore bien différent. Il est fait de flux, avec des États désarticulés, confrontés à d’autres puissances telles que les géants du numérique (Google, Amazon…), les grandes métropoles, etc. Une évolution considérable heurte le fonctionnement de nos États-nations : l’intégration européenne implique la constitution de deux souverainetés concurrentes. L’une, européenne, est élitaire et consensuelle ; l’autre, celle des États-nations, est traditionnellement conflictuelle – pacifiée mais conflictuelle – et populaire. Dans ce système, le bug est quotidien. regards. Et ce système est incapable de répondre aux aspirations en faveur d’une rénovation démocratique… gaël brustier. S’ajoute en effet cette

autre difficulté : l’émergence d’une demande d’horizontalité, la volonté grandissante de ramener la source de la décision au plus près du citoyen, du local. L’esprit Parti pirate ou Nuit debout traduit un désir de participation, d’investissement sans filtre, de liberté numérique. Cette exigence se double paradoxalement d’une demande d’incarnation très grande. À un moment donné, le besoin d’une identification s’exprime, le leader devient un vecteur. Nous avons vu avec Nuit debout combien la question démocratique était première parmi les préoccupations, passant notamment devant la critique du néolibéralisme. Les articu-

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AU RESTAU

lations entre micro-local et superglobal sont à repenser. christian salmon.

La politique se réinvente aujourd’hui à partir de micro-objectifs sur de vastes échelles. Les mouvements de résistance s’articulent sur des enjeux concrets de décision collective. Par exemple, les Irlandais se sont battus contre la privatisation de l’eau. À Barcelone, un mouvement s’en est pris aux banques qui s’approprient des logements. Par des enjeux locaux et concrets, comment réinventer une Europe-sujet et non pas l’Europe assujettie par les marchés ?

gaël brustier.

Avec l’élection présidentielle, on essaie d’élire un faiseur de pluie ! On demande à un président de résoudre tous les problèmes, de tout savoir sur tout. Il doit être omniscient, hyper-mnésique, guérisseur… Alors que le problème est ailleurs : c’est la réappropriation populaire des décisions qui est en jeu, c’est le réarmement du politique, du local au global, qui doit être engagé. christian salmon.

Ce n’est pas un problème de personnalité. De Gaulle disposait des attributs de la puissance, avec le franc fort et la bombe atomique. Aujourd’hui, le problème n’est donc pas la personnalité de tel ou tel candidat, mais la puissance d’agir. Or c’est à Bruxelles et Wall Street qu’elle se trouve. Le crédit des leaders politiques se joue aujourd’hui dans leur médiatisation,

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et non dans leur programme ou leur capacité à agir. Ils vendent leur personnalité, leur image, parfois une simple coiffure, une posture… On est passé de l’incarnation de la fonction à l’exhibition de la personne... gaël brustier. Beaucoup de leaders politiques pensent qu’il ne s’agit pas de changer la société... Dans la série House of Cards, on voit bien que l’enjeu, c’est : comment avoir la peau des autres pour prendre le pouvoir ? On est passé de « Je veux devenir Jaurès ou Clémenceau » à « Je rêve d’être Franck Underwood », le héros de cette fiction. Ils rêvent d’être dans une série américaine. Or la politique ne peut pas en rester là. Pour preuve, la mise en cause actuelle du pouvoir politique par des mouvements comme la Manif pour tous ou Nuit debout. Ce sont deux mouvements politiques opposés, mais s’y trouve exprimée par deux jeunesses une même mise en cause de la démocratie représentative, du pouvoir politique. Ces mouvements précipitent le régime politique de la Ve République vers sa chute. Et pendant ce temps, alors que la Constitution est conçue pour avoir Louis XIV, on a François Hollande qui ressemble à Puyi, dans Le Dernier empereur, enfermé dans son monde, ne voyant plus la société, vivant en dehors d’elle. christian salmon. Quand le dispositif de représentation est coupé de la puissance d’agir, la vie politique est coupée du réel, de ce qui fai-

sait l’art de la politique telle qu’on la trouvait chez Machiavel. Aujourd’hui, la politique, c’est du spectacle, des scènes de films. À Nice, la puissance publique n’a pas su arrêter un camion qui n’avait jamais circulé sur la promenade des Anglais… Le crédit politique est entamé. Pendant ce temps, l’État réprime les manifestants, chasse les musulmans, vote la casse du Code du travail… Ce n’est pas seulement qu’ils sont coupés de tout, ils sont des exhibitionnistes permanents d’un pouvoir vide, sans moyens d’agir. regards. Vous n’êtes pas très inté-

ressés par 2017, mais vous n’êtes pas non plus désespérés…?

christian salmon. Le discrédit est une chose instable et invisible à l’œil nu mais, depuis 2008, il se répand comme un gaz : non pas seulement celui de ce gouvernement autoritaire et impuissant – qui parfois ne réussit même plus à faire voter ses lois et ses réformes constitutionnelles –, mais de tout le système politico-médiatique qui en est réduit à tirer des traites sur la prochaine élection présidentielle, seul moyen de retrouver quelque crédit auprès des citoyens. Mais le discrédit est si fort que le temps court du quinquennat ne suffit même plus à éviter le krach. Il leur faut une rallonge, des emprunts-relais, des primaires entre deux élections pour éviter le “défaut”. On a donc un double processus : d’un côté, une classe politique à bout de souffle, absentéiste,


« On essaie d’élire un faiseur de pluie ! On demande à un président de résoudre tous les problèmes, de tout savoir sur tout. Alors que le problème est ailleurs : c’est la réappropriation populaire des décisions qui est en jeu, le réarmement du politique. » Gaël Brustier


« D’un côté, une classe politique à bout de souffle, absentéiste, dévitalisée, soucieuse uniquement de sa survie ; de l’autre, des citoyens qui provoquent un vaste mouvement de “destitution” de la politique institutionnelle. » Christian Salmon

« La part de pessimisme actuelle tient au fait que cette élection présidentielle est déjà jouée. Cependant, la société française recèle des trésors d’inventivité, une aspiration réelle à l’émancipation. » Gaël Brustier 88 REGARDS AUTOMNE 2016


dévitalisée, soucieuse uniquement de sa réélection, c’est-à-dire de sa survie ; de l’autre, des citoyens qui par leurs initiatives, leur luttes et leurs colères assemblées provoquent un vaste mouvement de “destitution” de la politique institutionnelle. C’est une course-poursuite entre la politique institutionnelle, qui sert de masque aux vrais pouvoirs qui dominent le monde, et les citoyens qui s’en détournent en se réappropriant les termes, les lieux, les formes du débat public. C’est ce qui tient la démocratie non seulement “debout”, mais en vie. Le point le plus intense des vies individuelles, disait Michel Foucault, se situe là où elles se heurtent au pouvoir, se débattent avec lui, tentent d’utiliser ses forces pour échapper à ses pièges. Il n’y a pas d’autre raison d’espérer. gaël brustier.

La période de crise que nous connaissons est un moment, nous le savons, de décomposition des familles idéologiques qui ont existé jusqu’ici. Le brouillage des repères s’accentue. En outre, l’inadaptation de nos institutions saute

aux yeux. La question centrale est la conquête d’une véritable souveraineté populaire. Pour s’y employer, il faut évidemment bâtir à la fois un discours, mais aussi des outils (appareils, médias, réseaux de solidarité) permettant à la fois de créer une unité et de porter espoirs et projets dans les institutions. Inigo Errejon ou Chantal Mouffe parlent de la « construction d’un peuple ». L’apport de Nuit debout, par son foisonnement d’idées et de projets concrets, nous projette déjà dans l’après 6 mai 2017. La part de pessimisme actuelle tient au fait que cette élection présidentielle est déjà jouée. Cependant, la société française recèle des trésors d’inventivité, une aspiration réelle à l’émancipation. La “droitisation” n’est pas inéluctable, elle n’est que le produit d’une articulation discursive certes puissante, mais qui peut, demain, être défaite. Articuler colères et espoirs dans un discours positif, optimiste, émancipateur, égalitaire, c’est possible. Optimisme de la volonté, donc… ■ entretien réalisé par clémentine autain



PORTFOLIO

SOPHIE LOUBATON LOCUTIONS Photographier et écrire, deux gestes indissociables dans le laboratoire créatif de Sophie Loubaton. Images et mots s’interpellent, se mêlent ou se bousculent depuis quinze ans, associant aussi humour subtil et surréalisme dans ses sujets et ses carnets de tous les jours. Pour la commande “Disparités paysagères”, elle est allée photographier des rues à Paris et en banlieue portant le même nom (Élisée Reclus, Aristide Briand, Foch, Victor Hugo, Balzac…), révélant les disparités territoriales entre la capitale et sa périphérie. L’opération “Dis-moi dix mots”, lors de la Semaine de la francophonie, a été l’occasion d’un workshop images et textes sur le thème de la folie, proposé à des élèves grands débutant en langue française dans le cadre d’une résidence artistique aux Mureaux, en 2014-2015. Autant de contextes offerts à l’exploration artistique. Cette adepte du Robert dans toutes ses formes (papier, historique, numérique), de Georges Perec et de l’art brut a également un certain goût pour la collection, les cabinets de curiosités et les objets dont la valeur ne serait pas liée à leur économie, mais plutôt à leur histoire, leur détournement ou le hasard de leur rencontre… Des “choses” qui nous emmèneraient ailleurs, vers la poésie, l’absurde aussi. C’est donc naturellement que Sophie associe des photos d’objets, des portraits et du texte, des paroles ou des jeux de mots, et donne à voir avec ses montages un langage propre à son esprit créatif. Nous ne sommes pas loin de l’œuvre Une et trois chaises de Joseph Kosuth : chaise en bois, photographie de la chaise et agrandissement photographique de la définition du mot “chaise” dans le dictionnaire. Photographe du XXIe siècle, Sophie ouvre son compte Instagram en 2016 et y publie son journal, adapté à la forme numérique et à son partage. On y trouve notamment ses recherches autour des locutions françaises. La dimension ludique est augmentée par celle, créative, d’une multi-exposition. Celle-ci, réalisée directement à la prise de vue, a en commun avec la photographie argentique un résultat improbable et aléatoire qui fait toute sa richesse. Pour Regards Sophie a produit une série de photographies autour de locutions à portée politique.  célia pernot www.sophieloubaton.com www.instagram.com/sophieloubaton www.hanslucas.com/sloubaton/photo

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REPORTAGE

LA BUREAUCRATIE, UNE PLAIE NÉOLIBÉRALE À droite, on adore la mettre sur le dos des politiques sociales. À gauche, on est embarrassé par le souvenir de l’administration soviétique. La bureaucratie englue l’ayant-droit de la CAF autant que le petit patron, le chercheur comme l’architecte. Elle coûte et dégoûte. par emma donada, photos célia pernot pour regards

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Salima Kaouachi, est affiliée à la CAF de Saint-Denis. Mère d’une petite fille, récemment sortie du chômage grâce à un statut d’auto-entrepreneuse, elle bénéficie de l’aide au logement (APL) et d’une allocation destinée aux jeunes parents. À l’été 2015, après un déménagement et le transfert de son dossier d’une caisse à l’autre, elle se retrouve sans aides et sans réponse. Au bout de deux mois ponctués d’appels vains, elle se rend à son agence. Une heure et demi d’attente, dans une queue formée plus d’une heure avant l’ouverture, l’amène devant un ordinateur : un agent lui explique qu’il est impossible de rencontrer un conseiller sans invitation de la CAF. Elle doit donc parler à l’ordi, seul autorisé à lui attribuer un rendez-vous. Sa patience sera récompensée : l’ordinateur lui délivre un sésame pour la semaine suivante. Un exemple ordinaire de bureaucratie moderne, de ces parcours qui provoquent un sentiment trop bien connu d’agacement infini. RENCONTRE AVEC LE CAPITALISME

Béatrice Hibou, sociologue et chercheuse au CNRS, s’est intéressée à cette bureaucratie sans limite et sans visage. « Pour comprendre, il faut revenir à la définition sociologique de la bureaucratie : elle est caractéristique du processus de rationalisation, de la montée du calcul et de l’écrit dans les sociétés modernes », explique-t-elle. Alors que Franz Kafka décrit déjà les labyrinthes administratifs dans ses romans du début du XXe siècle, le sociologue allemand Max Weber analyse la bureaucratie comme un système fondé sur l’idée d’un droit qui mettra fin à l’arbitraire du monde du travail. « Aujourd’hui, capitalisme et bureaucratie se sont rencontrés et sont devenus inséparables », écrit-il. En plus de la bureaucratie étatique, « Max Weber repère des formes de bureaucratie dans les entreprises capitalistes, les lobbies d’intérêts, les églises ou les partis politiques », relève Béatrice Hibou. En fait, la bureaucratie est présente dans tous les secteurs de la société dès le XIXe siècle. « C’est un long mouvement qui va de pair avec le capitalisme et qui est basé sur la rationalité », reprend-t-elle. Avec la globalisation capitaliste, la bureaucratie va s’étendre et modifier l’organisation du monde pour la conformer à ses exigences. Et c’est ainsi

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REPORTAGE

que les procédures administratives deviennent un obstacle à l’obtention par Salima Kaouachi de ses droits. Quelques mois après l’épisode de l’ordinateur, la jeune femme se confronte à nouveau à l’absurde. Au moment du calcul des allocations, en janvier 2016, une notification par courrier lui signifie un trop-perçu de deux mille euros, dont le remboursement débute « à compter de cette date ». Elle se retrouve alors face à un mur administratif, avec des explications toujours techniques et rarement cohérentes. Épuisée, et prise à la gorge financièrement, Salima envisage une action en justice pour faire valoir ses droits. Or pour enclencher cette nouvelle bataille, la jeune femme n’aura d’autre choix… que de remplir un dossier de demande d’aide juridictionnelle. NAISSANCE DE LA BUREAUCRATIE NÉOLIBÉRALE

Il est presque impossible de gagner contre la bureaucratie. Conscients qu’elle étrangle la vie des Français et des entreprises, les politiques commencent à s’en saisir. En 2013, le président François Hollande réclame un « choc de simplification administrative ». Pour ce faire, il crée un nouveau secrétariat d’État et fait adopter une nouvelle loi « habilitant le gouvernement à simplifier les relations entre l’administration et les citoyens ». Ainsi, l’absence de réponse de l’administration, considérée jusque-là comme le signe d’un refus, est transformée en signe d’acceptation. Le but est de réduire le nombre de documents et d’accélérer les processus administratifs. Ce nouveau principe bien intentionné s’est accompagné de quarante-cinq décrets qui permettent d’y déroger. Et comme le délai de « silence de l’administration » n’est pas le même pour tous les organismes, il ne faut pas moins de cent-cinquante pages de documents pour recenser les cas particuliers. L’État a, en réalité, perdu la bataille contre la bureaucratie dans les années 1980, avec le succès des courants de pensée néolibéraux. Pour eux, pas de doute, « la bureaucratie entendue dans sa mission traditionnelle est accusée de faire perdre du temps et de l’argent. Il faut la réduire, et parce que “le public gère mal”, importer le

« C’est un long mouvement qui va de pair avec le capitalisme et qui est basé sur la rationalité. » Béatrice Hibou, sociologue au CNRS

mode de gestion du privé dans le public », expose Béatrice Hibou. On importe donc les normes du privé, ses procédures, ses critères. « C’est ce que j’appelle la bureaucratie néolibérale car ainsi on substitue – et souvent on accumule – la bureaucratie publique à la bureaucratie privée ». Illustrée en particulier par le Nouveau management public (NMP), la pensée néolibérale ne va presque pas rencontrer de résistance chez les politiques. « À partir des années 1980, on a assisté à un renversement du discours de l’État sur les façons de gouverner et sur la spécificité du secteur public, analyse Béatrice Hibou. De droite à gauche, il y a eu une unanimité pour dire que la gestion du privé était meilleure que la gestion publique ». C’est à ce moment que l’État ouvre les portes de son administration publique à un mode de gestion libéral. S’attaquer au nombre de documents échangés entre les services administratifs et les citoyens, comme François Hollande a voulu le faire, c’est s’attaquer à la partie visible de l’iceberg. La sociologue le rappelle, la différence idéologique entre le secteur privé et le secteur public est insoluble. Au delà du mode de gestion, c’est la notion de mission qui confère au service public toute sa spécificité. « Aujourd’hui, à l’hôpital, l’efficacité d’un service ne sera plus de sortir le patient guéri, mais de calculer le coût de l’intervention par rapport à la durée de son hospitalisation », donne-t-elle comme exemple.

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« Sur les cinq dernières années, un quart de mon temps a été consacré à remplir des demandes d’aide. Lors de la phase d’écriture du projet, cela monte à 80 % de mon temps de travail. » Olivier Gandrillon, directeur de laboratoire à l’ENS Lyon

CHERCHEURS DE FINANCEMENTS

Conformément à cette logique qui estompe les différences de finalités entre le public et le privé, le gouvernement Raffarin crée en 2005 l’Agence nationale de la recherche (ANR), guichet principal de financement, sur sélection, de projets de recherche. Destinée à « favoriser la créativité » et « cibler les efforts », l’ANR encourage, voire impose, les partenariats entre les laboratoires académiques et les industries privées. C’en est fini des financements réguliers, les chercheurs doivent désormais trouver eux-mêmes la majorité de leurs ressources. N’importe quel chercheur doit donc avoir une double compétence : une spécialisation extrême dans un domaine et une capacité sans limite à manier le jargon attendu des appels d’offres et autres dossiers de financement pour son labo. L’Agence provoque l’exaspération dans la communauté scientifique. Nicolas Soler, jeune enseignant-chercheur en microbiologie à l’université de Lorraine depuis trois ans, n’a encore jamais obtenu de financement de l’ANR – une situation jugée “normale” au vu des faibles taux de réussite des demandes. Olivier Gandrillon, bien que directeur de laboratoire à l’ENS Lyon, est lui aussi pris dans cette course folle au financement. Le chercheur raconte la charge de travail supplémentaire infligée par

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cette nouvelle bureaucratie. « Sur les cinq dernières années, un quart de mon temps a été consacré à remplir des demandes d’aide, estime-t-il. Lors de la phase d’écriture du projet, cela monte à 80 % de mon temps de travail ». Chaque année, il dépose environ une quinzaine de dossiers pour multiplier ses chances. Fort de trente ans de carrière, Olivier Gandrillon désavoue cette obsession du résultat. « La recherche a d’abord pour but de comprendre le monde ». S’il n’est pas contre des passerelles avec le secteur industriel, il s’oppose à ce que « le secteur public soit l’antichambre du privé ». L’absurdité de la situation a éclaté au grand jour en juin 2016, lorsque tous les membres du Comité d’évaluation de l’ANR chargé des dossiers en mathématiques et information ont démissionné. Dans un communiqué, le comité a manifesté sa volonté de « protester contre la confiscation des choix scientifiques par une gestion entièrement administrative ». Resté sans réponse, l’appel fait passer un message fort émanant de la communauté scientifique : la bureaucratie et les velléités productivistes de l’État ne peuvent pas enrégimenter la temporalité du travail scientifique. ARBITRAIRE ET CONFORMISME

« La société ne vit pas dans la vitesse et la performance, elle vit dans la mémoire et le symbole. » Figure de l’urbanisme et grand prix d’architecture, Paul Chemetov juge avec sévérité l’invasion de la bureaucratie dans le domaine culturel : « L’architecture ne peut pas être un bien périssable. Elle constitue le contenant de toute vie sociale ». Dans le viseur de l’architecte, les concours lancés par l’État au moment des appels d’offres. « Estce que vous allez faire un concours entre Flaubert et Balzac ? », interroge-t-il, amusé. Après les Trente glorieuses, les concours d’architecture se sont généralisés au début des années 1980. Et désormais, la presque totalité des projets est attribuée sur la base de concours. Tous commencent par une phase de présélection. Cette seule étape nécessite, pour chaque agence désireuse de concourir, l’élaboration d’un dossier pour lequel sont requis des dizaines de petits documents purement administratifs.


« Si l’on demandait à Le Corbusier “Montrez moi des exemples de ce que vous avez fait ces dernières années”, il serait rarement retenu dans ces concours avec présélection, si standardisés », déplore Paul Chemetov. Seules les grandes agences ont les moyens suffisants pour ressortir gagnantes de cette course qui nécessite une semaine de travail par agence et par dossier. Paul Chemetov estime à environ quatre millions d’euros la somme perdue chaque année pour la simple constitution de ces dossiers de présélection. Autant d’argent et d’énergies gaspillées en pure perte. Et c’est sans compter les moyens consacrés au choix des concurrents parmi les cent-cinquante dossiers que ne manquent pas de réunir le moindre appel d’offres. Prétendument mis en place pour rétablir l’égalité entre les candidats, il redevient un outil arbitraire : comment départager les équipes, toutes a priori qualifiées pour construire ? Le conformisme que le système de concours prétendait combattre s’impose à nouveau.

Paul Chemetov ne croit pas en une solution miracle. Pour faire reculer la rigueur bureaucratique, il faut revenir à un esprit de dialogue et de souplesse. Il prend en exemple l’un des premiers projets sélectionné sur concours : le centre Pompidou. « Entre le concept initial du concours et le projet final, il n’y a aucune différence. Sauf que le projet retenu par le jury est assez différent de la réalisation finale », explique-t-il. « Aujourd’hui encore, le centre Pompidou continue à évoluer, ce qui montre la générosité de ce concept et l’intelligence de l’avoir choisi », conclut-il. Dans les rues, Paul Chemetov ne peut s’empêcher de remarquer ces nouveaux bâtiments dont l’agencement des fenêtres, le choix des matériaux, les porte-à-faux sans raison trahissent les choix malheureux d’une profession soumise aux exigences de la “techno-bureaucratie”. La bureaucratie n’est donc pas que de papier. ■ emma donada

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Romancier et critique littéraire

VIVA LA MUERTE ! Si une rentrée littéraire dessine un état mental du pays, alors disons-le tout de suite : ça ne va pas mieux. Car le thème prédominant de cette rentrée, c’est la mort. Bien sûr, un psychologue de bazar pourra toujours nous affirmer que cela est dû aux attentats qui, depuis deux ans, plongent la nation dans une léthargie de légère paranoïa permanente. Sauf qu’à bien y regarder, le thème des attentats est encore assez peu présent dans la production littéraire. Il n’y a guère que le roman d’Arnaud Cathrine, À la place du cœur, pour se le coltiner de plein fouet. Écrit dans une langue et dans un format adolescents, avec une mise en page aventureuse et des bulles façon BD pour illustrer les échanges de SMS sans orthographe qui rappellent Rimbaud et ses “livres sans orthographe”, il raconte comment Caume, dix-sept ans, tombe amoureux d’Esther, début janvier 2015, alors même que la France bascule pendant six jours dans l’horreur en direct, avec l’attentat de Charlie

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puis de l’Hypercasher, la traque des frères Kouachi... Drame racinien au temps des portables, des chaînes d’information en continu et des réseaux sociaux : comment peut-on vivre le meilleur et le pire en même temps ? Le titre, À la place du cœur, dit bien (presque même un peu trop, mais qu’importe) la volonté de l’auteur : écrire L’Attrape-cœur d’aujourd’hui. La seule question qui vaille, du point de vue de la critique littéraire, est de se demander si Arnaud Cathrine a réussi. La réponse est : oui. Il n’est pas dit qu’on ne tienne pas là le plus grand livre de la rentrée. POÈME, SCALPEL ET IRONIE

La mort, donc. Elle est surtout présente au travers de faits-divers. Dans Californian Girls, Simon Liberati fait du meurtre de Sharon Tate en 1969 par la Manson Family un poème en prose décadent au style inouï. Exactement l’inverse de ce que fabrique Ivan Jablonka dans Laëtitia, qui dissèque au scal-

Illustration Alexandra Compain-Tissier

arnaud viviant

pel, dans des phrases à la froidure journalistique étudiée, le meurtre de Laëtitia Perrais en janvier 2011, dont la démagogie de Nicolas Sarkozy, alors président de la République, fit en son temps une affaire d’État. D’autres traitent le crime avec beaucoup plus d’ironie : c’est le cas de François Bégaudeau dans Molécules, une parodie de polar qui se cherche, et surtout de Yasmina Reza dans Babylone : les doigts dans le nez, la célèbre dramaturge reprend la trame narrative du Père Noël est une ordure (une soirée entre voisins, un meurtre, il faut se débarrasser du cadavre) pour un texte bizarrement enlevé et troussé, en phrases hostiles et moches, comme du Beckett de supermarché. Excusez du peu, mais euthanasie et suicide sont les deux mamelles du nouveau roman de Jean-Paul Dubois, Succession. Le romancier toulousain s’est inspiré de ce qu’on a pu appeler “la malédiction Hemingway” : le père d’Ernest Hemingway s’est suicidé, l’écrivain s’est ensuite


CHRONIQUE

BIBLIO

Arnaud Cathrine, À la place du cœur, Robert Laffont. Simon Liberati, Californian Girls, Grasset. suicidé, puis un an après son frère et sa sœur. Le suicide est-il génétique, semble ici se demander Dubois. Ses personnages principaux étant des médecins pratiquant volontiers l‘euthanasie, la question du suicide assisté est également posée. Et franchement, ce n’est pas gai. ET SOUDAIN, LA RENCONTRE

Il y a quand même un beau livre sur la mort en cette rentrée, et c’est celui de Benoît Duteurtre, Livre pour adultes. Sa beauté est d’abord formelle, puisque le roman alterne fictions et récits autobiographiques, le lecteur passant élégamment de l’un à l’autre comme on franchit pierre à pierre un ruisseau de certitudes. D’autre part, la mort est prise ici à tous ses échelons : il ne s’agit pas ici seulement de la mort de personnes (une amie centenaire de Benoît Duteurtre, sa propre mère atteinte d’Alzheimer), mais aussi de la mort d’un village, d’un pays (la France), d’une civilisation (la nôtre) et même de la mort de l’art. Mais grâce au

style simple du romancier, tout ceci est enrobé d’un fatum tendre qui transforme le noir en blanc, et rend légere voire narquoise l’idée la plus pesante : celle de notre fin. Bien. Vous n’aimez pas la mort, vous préférez la vie, comme on vous comprend ! On a quand même ça aussi dans nos cartons de la rentrée littéraire, avec Le Grand jeu de Céline Minard. Certes, et ce n’est peut-être pas un hasard, c’est d’une vie assez restreinte dont il s’agit. Une robinsonnade à trois mille quatre cent mètres d’altitude, dans un abri high-tech accroché à un piton rocheux. Oh, la narratrice ne manque de rien. Au fur et à mesure du récit, on découvre qu’elle a emporté son violoncelle, un inhalateur de cannabis et quelques caisses de rhum. Jusqu’au milieu du récit, elle est seule, elle cultive son jardin de la plus voltairienne des façons, inspecte son territoire, faune et flore. Et puis soudain, la rencontre. On n’en dira pas plus. Mais là, sous une forme des plus anachorètes certes, il y a de la vie. Mais pas en société…

Ivan Jablonka, Laëtitia, Seuil. François Bégaudeau, Molécules, Verticales. Yasmina Reza, Babylone, Flammarion. Jean-Paul Dubois, Succession, L’Olivier. Benoît Duteurtre, Livre pour adultes, Gallimard. Céline Minard, Le Grand jeu, Rivages.


Photo DR.


FREESTYLE

LA DURAS COMMUNISTE

Il y a vingt ans mourait Marguerite Duras. Occasion de revenir, avec Sylvie Loignon, sur cette figure atypique de la gauche intellectuelle de l’après-guerre. Communisme, guerre d’Algérie, Mai 68, féminisme… Duras aura pris sa part de ces combats et expériences. par gildas le dem

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E regards.

En quel sens, au sortir de la guerre, Duras va-t-elle entretenir un rapport intense à l’engagement politique, notamment communiste, à travers son appartenance au “groupe de la rue Saint-Benoît” ?

sylvie loignon. Du trio formé par Dyonis Mascolo, Robert Antelme et Marguerite Duras qui constitue le noyau de ce groupe de la rue Saint-Benoît, celle-ci est en fait la première à adhérer au PCF, dès 1944. Mascolo et Antelme ne s’inscriront au PCF qu’en 1946. A la différence de Mascolo, notamment, elle est une militante de terrain, vendant la Gazette du 6e, faisant les marchés, enrôlant la concierge du 5 rue Saint-Benoît (qui devient Mme Dodin dans la nouvelle du même nom). Pour les intellectuels de gauche, le communisme a représenté une forme efficace d’action pendant la seconde guerre mondiale, et représente au sortir de la guerre une forme d’idéal – ce qui amène d’ailleurs Duras à déclarer : « Je suis devenue communiste dès que j’ai eu l’âge de raison et je le suis restée ». Pour elle, le communisme est « l’expérience même. Celle de l’amour », comme elle l’affirmera encore bien plus tard, en 1977. Toutefois, l’adhésion au PCF de l’écrivain vient d’une donnée historique plus abrupte : le retour des déportés des camps et notamment de son mari, Robert Antelme et de son aversion pour de Gaulle, qu’elle évoque dans Les Yeux verts : « Je me suis inscrite (…) quand de Gaulle a décrété la dissolution des milices patriotiques et qu’il a exigé que le peuple de Paris rende les armes ». regards.

Les rapports du PCF et du groupe de la rue Saint-Benoît ne seront pourtant pas simples…

sylvie loignon.

En effet, le communisme orthodoxe a bien du mal à convaincre ces esprits épris de liberté. Par l’entremise de Claude Roy, le noyau dur de ce groupe fait la connaissance d’Elio Vittorini, membre du PC italien. Son influence est décisive parce que, s’éloignant du stalinisme qui était alors prépondérant, le PCI revendique un communisme libéral, et prône

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l’autonomie de l’art. Or, c’est précisément sur cette question que les premiers désaccords du groupe de la rue Saint-Benoît avec la ligne du PCF se font jour. Duras s’insurge également contre les procès staliniens. Elle déplore en outre l’atmosphère de délation qui règne au sein de la cellule à laquelle elle est rattachée : elle est exclue en 1950 du PCF car on lui reproche, entre autres, de fréquenter les boîtes de nuit du quartier Saint-Germain-des-Prés, lieux bien connus de “corruption” tant politique, intellectuelle que morale… regards. Mais, pour autant, le communisme ne se réduit pas, pour Duras, au PCF ? sylvie loignon.

Le communisme ne peut en effet se réduire à cette expérience, puisque l’exigence communautaire perdure. C’est d’ailleurs comme une « communauté spontanée » que Dyonis Mascolo présente le groupe de la rue Saint-Benoît – une communauté intellectuelle et amicale. Les membres de ce groupe sont unis par la « négation de l’état de choses existant », par un « état d’indignation permanente ». Quant à Blanchot, si, pendant la guerre, il livre une critique du premier roman de Duras, Les Impudents, c’est d’abord avec Dyonis Mascolo qu’il entre en contact. Ce n’est qu’à partir des années 1950 qu’il rencontre Marguerite Duras et fréquente le groupe de la rue Saint-Benoît dont il devient une figure tutélaire.

regards.

Justement, au moment de la guerre d’Algérie, de quelle manière Duras va-t-elle participer au Manifeste des 1211 auprès de Blanchot ? sylvie loignon. On peut s’étonner du désintérêt du groupe de la rue Saint-Benoît, dont Duras, à l’égard de la guerre d’Indochine. Mais la question de la colonisation ne devient vraiment prépondérante qu’avec le

1. Intitulé “Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie”, le Manifeste des 121, publié le 6 septembre 1960 dans le magazine Vérité-Liberté, est signé par des intellectuels, universitaires et artistes.


début de l’insurrection en Algérie, en novembre 1954 – comme c’est le cas pour toute la gauche. En octobre 1955 Dyonis Mascolo, Robert Antelme et Marguerite Duras fondent un “Comité d’action des intellectuels français contre la poursuite de la guerre en Afrique du Nord”, auquel participent également Edgar Morin et Louis-René des Forêts. C’est clairement un groupe d’opposition à cette guerre, et donc au pouvoir en place, incarné, à Alger, par le gouverneur Soustelle. Duras apporte son aide au FLN, en cachant de l’argent ; elle a aussi un projet de scénario pour un film sur la condition des Nord-Africains en France. À cela s’ajoutent les articles qu’elle écrit, à la fin des années 1950, et qui seront réunis dans Outside : articles dénonçant le racisme et les exactions dont sont victimes les Algériens en France. On pense par exemple au très bel article “Les Fleurs de l’Algérien” (1957). regards.

La fin des années cinquante, l’instauration de la Ve République marquent-elles un tournant ? sylvie loignon.

Après le retour au pouvoir de Charles de Gaulle en mai 1958, Dyonis Mascolo et Jean Schuster fondent la revue 14 juillet, présentée comme une revue de « résistance intellectuelle », dans laquelle Duras écrit également. Or, dans le second numéro de la revue, Blanchot signe un article décisif dans lequel on peut lire : « À un moment, face aux événements publics, nous savons que nous devons refuser ». Dans les trois numéros de 14 Juillet, on trouve en fait, en germe, tous les thèmes qui seront ceux de la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie (titre originel du Manifeste des 121), à la rédaction de laquelle participera Duras : la notion d’insoumission, le choix affirmé de l’indépendance de l’Algérie, l’affirmation du refus… Sa participation à la “Déclaration” n’est pas sans lien avec ce que Duras a pu écrire des méfaits du colonialisme dans Un Barrage contre le Pacifique, et plus largement avec son indignation face à l’injustice et face à l’oppression des peuples – que l’on retrouve dans son œuvre au moment de Mai 68 notamment, et

Duras déclara : « Je suis devenue communiste dès que j’ai eu l’âge de raison et je le suis restée ». Pour elle, le communisme est « l’expérience même. Celle de l’amour ». plus tardivement encore avec une œuvre comme La Pluie d’été. regards. De quelle manière Duras va-t-elle vivre l’irruption de Mai 68 ? sylvie loignon.

On se souvient de l’état d’indignation permanente qui définissait le groupe de la rue SaintBenoît. Cet état semble perdurer, dans le cas de Duras – ce dont témoigne une œuvre comme Le Vice-consul (1966), cet homme qui tire sur les lépreux comme il tirerait sur l’ordre du monde, sur la douleur, sur Dieu. En 1968, elle se joint instantanément aux manifestants. Elle prend également l’initiative, avec Mascolo, Schuster, Nadeau, Leiris, des Forêts, Claude Roy, d’appeler les artistes et intellectuels à boycotter l’ORTF. Surtout, Duras participe activement à la formation du Comité d’action étudiants-écrivains – elle évoque cette période de « communisme d’écriture » (Blanchot) dans Les Yeux verts. Le Comité se caractérise en effet par l’absence de discours magistral ; il n’y a pas de “ligne”, mais un réjouissant désordre. Ce qui tient les membres de ce Comité, c’est « la volonté de chacun d’être interchangeable », ou encore ce que Duras appelle « la promotion de la dépersonne ». Mais très vite, le mode de fonctionnement du Comité lui apparaît « invivable » ; il est, de plus, en butte à la désillusion que représente l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie, signant la fin du Printemps de Prague. Duras aura cependant entraperçu « la destruction capitale » qu’elle appelait de ses vœux.

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Marguerite Duras, 1955. © Studio Lipnitzki / Roger-Viollet

regards. Duras aura-t-elle été féministe, par la suite, dans les années 70 ? sylvie loignon. L’œuvre et les entretiens de Duras s’intéressent à la place de la femme et questionnent fortement ce qu’il en est d’écrire lorsqu’on est une femme. Plus encore, elle revendique ce scandale que représente la femme écrivain : « J’ai l’impression que j’écris dehors, j’écris ouvertement, j’écris de façon indécente ». En outre, le féminisme va de pair avec un certain engagement politique qui dépasse les seules revendications de la lutte des femmes, si l’on pense notamment au Manifeste des “343 salopes” signé par Duras. Selon elle, et à la différence de Beauvoir, le féminisme ne se départit

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pas d’une analyse marxiste, la femme étant « le premier prolétariat ». Si les déclarations des Parleuses ou de La Création étouffée ont contribué à faire d’elle un auteur féministe – comme le montre la réception de Duras à l’étranger –, elle se refuse néanmoins à tout militantisme et revient même sur cette “étiquette” féministe dans les années 1980. Tout comme Simone de Beauvoir, Duras fait du mariage et de la famille les causes structurelles de l’oppression des femmes : « Il faudrait avoir des amants, peut-être des maris, mais ne pas cohabiter… c’est-à-dire donner prise à la servitude » (Les Parleuses). L’écriture serait alors un acte engagé : elle permet à la femme d’échapper au foyer, à l’homme et à l’enfant – à l’espace familial et privé. L’écriture rend la femme


FREESTYLE

L’écriture serait alors un acte engagé : elle permet à la femme d’échapper au foyer, à l’homme et à l’enfant. L’écriture rend la femme indisponible

indisponible, la rend absente à son entourage. Prendre la plume, pour Duras, c’est donc d’emblée perpétuer ce désordre que représente une femme lorsqu’elle écrit. regards.

Peut-on qualifier certains de ses livres ou de ses films de féministes ? sylvie loignon.

Les textes de fiction remettent aussi en cause l’ordre social, de par les revendications qui les traversent, en posant la question de l’égalité et de la différence des sexes. Ainsi, Duras envisage dans sa pièce de théâtre Yes, peut-être (1968) un monde d’après la guerre nucléaire, où deux femmes font table rase des valeurs et du langage passés pour rebâtir un monde au sein duquel l’homme n’a plus voix au chapitre. Par ailleurs, l’écrivain refuse la “littérature féminine” (en ce qu’elle se cantonnerait à évoquer la nature, les joies de la maternité ou celles du foyer), mais ce refus se double d’un attachement à ce qui précisément a été perçu par les idéologies antiféministes comme le territoire du féminin : la maison, la vie matérielle, par exemple. Dans Nathalie Granger, la caméra s’attarde sur Isabelle Granger débarrassant la table ; dans La Vie matérielle, elle parle aussi bien du processus de l’écriture, de la relation aux hommes, de celle de ces derniers à la femme écrivain, que de… la liste des courses indispensables. Elle définit l’écriture féminine véritable comme se faisant « dans le lieu du désir », et évoque la femme libre en sorcière. À partir de la lecture de La Sorcière de Michelet, elle fait de celle-ci l’énonciatrice d’une parole folle et libre que les hommes tentent d’endiguer en la brûlant. Mais ce qui rend scandaleuse Duras, c’est sans doute la façon dont elle aborde la sexualité féminine : sa conception de l’érotisme ne se départit pas d’une violence à la fois physique et verbale, ce que montre un texte comme L’Homme assis dans le couloir. Un tel

subissement de la femme, subissement clairement magnifié par Duras, s’oppose à la doxa, y compris féministe… regards.

Plus généralement, peut-on dire que Duras a ouvert un espace littéraire à ceux qui sont dépossédés de la parole officielle ?

sylvie loignon. On connaît l’attrait que la marge représente pour Duras. Ce sont les marginaux et la marginalité qui occupent le centre de l’œuvre – et cela indépendamment de la “phrase cassée” qui est la marque stylistique de Duras. Une œuvre comme Le Square, antérieure à l’émergence de cette phrase cassée, entend donner la parole à des petites gens, une bonne, un voyageur de commerce – même si Blanchot a bien montré combien ce dialogue douloureux n’avait rien d’un sociolecte. Duras fait entrer en littérature ceux qui sont effectivement dépossédés de la parole officielle : en premier lieu la mère, bafouée, flouée par les agents du cadastre, et à laquelle Un Barrage contre le Pacifique rend justice (le roman a d’ailleurs été considéré comme étant “communiste”). Lorsque l’oralité s’engouffre dans l’écriture, elle est toujours une source de transgression. Il en est justement ainsi de la nouvelle Madame Dodin, mettant en scène la concierge et Gaston le balayeur, et faisant, non sans humour aussi, entendre leurs récriminations, leurs espoirs et leurs désillusions… ■ entretien réalisé par gildas le dem

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RESTITUONS !

Pour ses dix ans, le Musée du quai Branly – complété désormais du nom de son initiateur Jacques Chirac, grand défenseur des arts premiers auxquels il est dédié – se serait bien passé de cette polémique. Pour la première fois (selon le militant Louis-Georges Tin qui mène campagne sur le sujet depuis des années), le gouvernement d’une de nos anciennes colonies d’Afrique subsaharienne a fait une demande officielle de restitution d’objets d’art. Le président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) l’a fait savoir dans une tribune publiée cet été par Le Monde1. Le 27 juillet, « dans le cadre de la mise en œuvre de sa stratégie pour le développement culturel et touristique », la Répu-

Illustration Alexandra Compain-Tissier

1. “Trésors pillés : « La France doit répondre positivement à la demande du Bénin »”, lemonde.fr, 1er août 2016.

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

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blique du Bénin missionnait son ministre des Affaires étrangères pour entrer en négociation avec les autorités françaises et l’Unesco, et confiait à son ministre du Tourisme et de la Culture le soin de sécuriser le musée historique qui accueillerait les œuvres à leur retour. ŒUVRES MAL ACQUISES ?

La demande concerne des “objets précieux” provenant essentiellement du palais du roi Béhanzin à Abomey, ancienne capitale du Dahomey, dont s’emparèrent en 1892 les troupes françaises commandées par le général Dodds. Capturé en 1894, Béhanzin fut déporté en Martinique et, sans avoir jamais eu le droit de revenir dans son pays, mourut en 1906 en Algérie. Symbole de la résistance anticoloniale, non seulement au Bénin mais dans toute l’Afrique, sa statue se dresse aujourd’hui à l’entrée d’Abomey. Premier souhait du Bénin : que soient recensés tous ces objets, dispersés entre des collections privées et des musées comme le Quai Branly à Paris, qui en possède des joyaux autrefois conservés au Musée de l’homme, ex-musée d’ethnographie du Trocadéro : sceptres, trônes, portes sacrées du palais, statues de dieux ou de rois… Comment ont-ils été acquis ? Près de trente sont des dons du général Dodds lui-même, comme les car-

tels l’indiquent. Si, sur le site web du musée, les rares explications sont parfois aussi crédibles que celle d’un mauvais pickpocket – les portes furent « trouvées », ce siège royal fut « collecté »... –, sur place où les œuvres sont magnifiquement mises en valeur, les textes sont plus explicites, parlant bien de « butin de guerre ». Les Béninois parlent quant à eux de pillage. Question de vocabulaire. Le général Dodds possédait de nombreux autres objets qu’il avait “rapportés” du Trésor royal d’Abomey, puis légués à un certain Achille Lemoine qui en revendit plusieurs, en 1926, au célèbre collectionneur et marchand d’art Charles Ratton. Comme cette statue du roi Glèlè, père de Béhanzin, possédée aujourd’hui par le musée privé parisien Dapper, ainsi que celle d’un lion recouvert d’argent. En 2011, son pendant, vendu chez Christie’s, a atteint une somme record de plus d’un million d’euros. Pour dire que ces objets d’une grande beauté ont aussi une forte valeur marchande. Mais Dodds ne fut pas le seul à se servir : son état-major fit de même, comme le capitaine Fonssagrives qui donna aux musées français une statue du dieu de la guerre Gou considérée comme un chef-d’œuvre. Elle est maintenant exposée au Louvre, dans le pavillon des sessions, annexe du musée du quai Branly.


BON-VOULOIR ET MAUVAISE VOLONTÉ

L’embarras de la France est palpable. La mauvaise foi aussi. Louis-Georges Tin rapporte que lors d’une audience en 2015 avec la conseillère Afrique de l’Élysée, en présence d’un membre de la famille royale du Bénin qui exigeait le retour de ces “biens mal acquis”, celle-ci nia tout pillage, parlant de donation du roi Béhanzin « conformément au droit international ». Au musée du quai Branly, ce n’est pas mieux. En 2013, le CRAN ayant organisé une visite médiatique impromptue de ces « œuvres pillées », on interdit au groupe l’entrée avant de les y autoriser, mais sans prise de photos alors que c’est permis pour tout visiteur. Interrogée par la presse, la direction, énervée, avoua à demi-mot : « Dans toute colonisation, il y a eu des échanges, des dons et, c’est vrai, des vols. Mais cela fait partie de la complexité historique et ne saurait en aucun cas se résumer avec le manichéisme dont fait preuve le Cran »2 Maintenant que la demande est officielle, que peut-il se passer ? En théorie, rien. Au niveau international, l’Unesco encourage les restitutions aux peuples victimes de pillage, afin qu’ils se réappro2. “Au musée du quai Branly, visite guidée des « œuvres pillées »”, Libération, 10 décembre 2013.

prient leur mémoire. Mais l’argument moral se heurte au droit. Les collections des musées français publics sont en principe inaliénables, c’est-à-dire qu’il est impossible de s’en défaire. Il existe bien des dérogations, rares, mais pas pour « les biens incorporés dans les collections publiques par dons et legs ». L’État est malgré tout capable de passer outre, en promulguant une loi de déclassement de fait, comme en 2010 pour les têtes maories rendues à la Nouvelle-Zélande – d’ailleurs lors d’une cérémonie au Musée du quai Branly, qui en comptait plusieurs dans ses collections. Ou en faisant comme François Mitterrand qui, en 1993, avait restitué à la Corée du Sud, en monarque, l’un des trois cents manuscrits volés en 1866 par la marine française, promettant que les autres suivraient. Ce qui n’alla pas de soi. C’est Nicolas Sarkozy qui s’en acquitta en 2010, sous la formule quelque peu hypocrite d’un prêt renouvelable tous les cinq ans. Ce qui fit hurler les opposants, que toute idée de restitution hérisse. On n’entendit pourtant pas ces derniers quand, en 2013, le Metropolitan Museum of Art de New York consentit au château de Versailles un prêt de longue durée pour deux vases, répondant à la démarche idéale, dixit, du « bon objet à la bonne place ». 


JP MANOVA L’ART DU DÉMARQUAGE Son premier album a tout juste un an mais il est déjà un ancien de la scène rap. Rencontre avec JP Manova, musicien au regard social, ancré dans son 18e arrondissement, qui se distingue de ses pairs sans rompre avec eux. par manuel borras, photos sophie loubaton pour regards

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DANS L’ATELIER


I

« Il faut vous libérer de l’écoute de l’autre, écrire uniquement pour vous-même. » C’est le conseil de JP Manova aux participants de l’atelier d’écriture qu’il anime à la Maison des métallos, dans le cadre du festival Paris Hip Hop 2016. À la dizaine de jeunes disposés en cercle autour de lui se joint une cohorte de journalistes armée d’un lourd attirail numérique. Leur présence ne trouble guère les apprentis rappeurs, qui profitent pleinement de l’expérience puis acceptent, sourire aux lèvres, d’en témoigner devant les caméras. L’exercice, quasi inédit pour le natif de la Goutted’Or, est réussi. Ce que JP Manova tente de transmettre à ses élèves d’un jour, c’est une approche particulière de l’écriture, fort d’une expérience qui avoisine les deux décennies, et d’un parcours de vie atypique. Présent dès 1998 sur deux morceaux de l’album Liaisons dangereuses de Doc Gynéco – un classique du genre – il préfère alors, plutôt que de se lancer dans une carrière musicale hasardeuse, prendre le temps de la maturation. Vivotant de petits boulots, il est ponctuellement invité à collaborer avec des rappeurs de son entourage. L’écriture prend alors une dimension presque « thérapeutique ». « On passe notre temps à obéir à une hiérarchie et à des règles », observe-t-il dans son home studio, en banlieue parisienne. « Dans l’écriture telle que je l’aborde, tu es ton propre patron, ta propre limite, en tant que producteur de ton propre désir. » Davantage qu’un simple adage, cette ligne de conduite explique en partie l’heure tardive de sortie de son premier opus. « L’UNIVERS DANS UN QUARTIER » Ce n’est en effet que le 7 avril 2015 que paraît l’album 19h07. L’intrusion du bientôt quarantenaire sur la scène musicale est alors foudroyante. Les

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JP Manova

Rappeur. Auteur, compositeur, producteur.

concerts s’enchaînent à travers la France. L’homme de l’ombre se voit soudain contraint de jouer le jeu de la promotion, prix à payer pour une renommée naissante. Il admet ne pas pouvoir s’en plaindre : faire paraître sa musique, c’est « entamer une discussion avec le public », dont les interviewes sont « un vecteur ». Mais de quoi dialoguer, au juste ? Le rap de JP Manova est indissociable de son ancrage dans le 18e arrondissement de Paris, véritable microcosme social et artistique. Le rappeur nous décrit une zone « qui n’est plus tout à fait Paris, mais pas non plus la banlieue » : traditionnellement « ouvrière et étudiante », elle est aussi « touristique » et abrite même, par endroits, « la plus grande des opulences ». Ces particularismes ont favorisé l’émergence d’une lignée de rappeurs à la conscience politique globalement plus construite que celle de leurs pairs. D’Assassin à la Scred Connexion, en passant par Flynt et le C.Sen, tous ont en commun un discours brut et acéré, qui emprunte parfois au vocabulaire et aux références des milieux de la gauche radicale ou libertaire. Signe qui ne trompe pas, les artistes de la même veine issus des départements alentours – La rumeur, Rocé… – y gravitent eux-aussi. Rien d’anormal, donc, si JP Manova ne voit « pas de problème à ce qu’on [l’] affilie à cette frange d’auteurs ». Même si « d’autres revendiquent mieux leur appartenance ».


DANS L’ATELIER

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Les rappeurs du 18e ont un discours brut et acéré qui emprunte parfois au vocabulaire et aux références de la gauche radicale ou libertaire.

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DANS L’ATELIER

« PEAU NOIRE MASQUES BLANCS, NON. MATIÈRE GRISE, OUI » Le discours est réfléchi, le prisme presque sociologique, bien que forcément subjectif. Dès ses premiers pas dans l’écriture, il se reconnaît une « fibre », celle de « s’intéresser au monde », d’en retranscrire sa « propre vision » et de « la partager ». De là à désigner son art comme “engagé”, il y a un pas qu’il ne souhaite franchir. « J’ai du mal à penser que l’art puisse être un règlement de comptes. Je le prends comme un témoignage, et l’expression d’une volonté que

le monde aille mieux. » À la réflexion, il tempère son propos. « Mon seul combat est une lutte contre la misère intellectuelle et culturelle. En tant qu’individu et citoyen, j’y engage mon art, comme le reste de mes actions. » Quoi qu’il en soit, l’artiste est aisément classable dans la branche la plus progressiste du rap hexagonal. Les thèmes sentent le vécu, en toute logique pour ce rappeur « normal »2, qualificatif choisi en opposition à la plupart de ses « collègues », qu’il égratigne régulièrement. Dans un album délibérément court afin d’en rendre l’écoute digeste, on est frappé par la constance de sa ligne directrice : proposer des réflexions de fond sur des sujets actuels, au moyen de mises en perspectives historiques. D’où des allures, parfois, de cours magistraux, agrémentés d’anecdotes personnelles. Les morceaux naviguent entre thématiques postcoloniales et prisme social plus large. « Peau noire masques blancs, non. Matière grise, oui », résume-t-il en référence à Frantz Fanon. Fait notable, son entourage artistique est en partie féminin. Son DJ principal, EMII, est une DJette, ce à quoi s’ajoutent des collaborations avec ses « petites sœurs » du groupe Enigmatik. Or les femmes, si elles ne sont pas complètement absentes du milieu du hip-hop, s’y font tout de même relativement rares en tant qu’actrices de premier plan. Bref, tout cela dénote dans un rap francophone aux larges pans conservateurs, si ce n’est parfois franchement rétrogrades. La démarcation, JP la cultive. Sur scène, il s’entoure dès qu’il le peut d’un live band acoustique. Le 17 mars dernier, un batteur et un guitariste-bassiste l’accompagnent avec DJ EMII sur le plancher du Divan du monde. Objectif, restituer au mieux sa « musique électro-acoustique » au « spectre large ». L’alchimie est au rendez-vous, et plaît à la foule.

1. Devant les caméras de France Ô.

2. Le Monde, 10 juillet 2015

Lors d’un concert le 3 juin au café La Pêche de Montreuil, la plupart de ces rappeurs sont venus pour soutenir leur collègue et ami. Le public a même droit à la présence, notable car rare, de l’illustre MC Solaar. Proche et surtout soutien de longue date de JP, il le gratifie ce soir-là d’un bel hommage1, reconnaissant une qualité de « fond » et de « texte », au travers de « quelque chose de soigné, qui rejette la facilité ». « De longue date », JP Manova tire son inspiration de marches solitaires « dans les rues du 18e, ou le long du quai de Valmy », casque audio vissé sur la tête. Mais s’il s’ancre dans son quartier d’origine, JP voit plus large. À la taille de sa ville, d’abord. « Paris m’inspire », affirme-t-il. En bien ou en mal. Dans Is Everything Right, il dépeint ironiquement une Ville lumière à double-face, entre vitrine aseptisée pour touristes perclus de clichés, et arrière-cour en déliquescence, son « triste panorama » – racisme, inégalités, divisions… À l’échelle mondiale, ensuite, car le rappeur « aspire à faire voir l’univers aux gens », et à lui-même s’y « projeter ». Son morceau La barbe de Morgan Freeman clame à la fois ses désirs d’ailleurs et son attachement à Paris, qui recèle « parfois », malheureusement, « des airs de Mississipi ».

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DANS L’ATELIER

Mais si la scène constitue la « projection du film et la rencontre avec le public », il ne s’agit que de « l’aboutissement » d’une production en amont. Ce processus initial, « beaucoup plus intellectuel ». Le travail « d’écriture du scénario » nécessite un support musical, une bande-son dont JP Manova est l’architecte. Il a lui-même composé et mixé « l’intégralité » des morceaux de son album 19h07. UN « DIESEL » AUX MULTIPLES CASQUETTES Producteur, il l’est de longue date. Ce ne fut pas toujours chose aisée, entre système D et désir de professionnalisation. « Avec le temps » et ses « petites économies », il se constitue un environnement créatif, à domicile. La veille de notre entretien, il se faisait livrer du matériel flambant neuf, mais il ne dispose pourtant « pas encore de tout ce qu’il faut ». Son plan vise le long terme. « Je me mets en situation de pouvoir composer longtemps, sur une station de travail agréable. Et il n’est pas dit que je reste là pour toujours. Je me souhaite de trouver un lieu inspirant, un vrai studio, même petit. » Il aborde en tout cas « sereinement le métier de producteur ». Grâce à son studio, qu’il a nommé Blue Kaz, il va non seulement composer pour des artistes, mais également les accueillir pour les enregistrer. Un léger fond sonore berce d’ailleurs notre entretien de musiques de tous styles, potentielle matière à samples pour ses futures productions. On sent la passion du personnage lorsque, au milieu d’une phrase, il s’interrompt en s’excusant pour aller réécouter de plus près un passage qui vient de lui accrocher l’oreille. Chez les rappeurs revient souvent l’idée que la

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Dans Is Everything Right, il dépeint ironiquement une Ville lumière à double-face, entre vitrine aseptisée pour touristes perclus de clichés, et arrière-cour en déliquescence. stature d’écrivain-producteur rime avec maux de tête, quand à la quête de perfection du texte s’ajoute l’exigeante minutie nécessaire à la création musicale et au mixage final. À JP pourtant, la double-casquette paraît « logique ». Il préfère cela à l’adoption d’instrumentales créées par d’autres. Pas avare de métaphores, il se compare à l’amateur de fruits et légumes pour qui « il est toujours sympa de pouvoir faire pousser soi-même son potager ». Il rejoint tout de même le constat du surmenage, qu’il s’évertue peu à peu à esquiver. C’est « l’apprentissage de toute une vie », qui lui permet de « ne pas s’enfermer dans [sa] psyché », de ne « pas tourner en rond ». « Il faut accepter l’idée que l’instru n’est jamais finie, et qu’à un moment donné, il faille lâcher l’affaire. » Ses instrumentales « maison » recèlent, encore et toujours, une dose d’originalité. La patte JP est reconnaissable, alimentée par une large culture musicale sur laquelle il dépose un flow original, au débit sautillant et aux accents chantonnés. Il s’est d’ailleurs longtemps cherché cette manière propre de rapper, se décrivant lui-même comme un « diesel »3. Ses anciennes collaborations rappellent cette gestation.

3. Le Bon Son, 10 juin 2015


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DANS L’ATELIER

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« ANCIENNE OU NOUVELLE ÉCOLE ? J’AI PRIS LE CENTRE » Quid de la suite ? Côté ateliers d’écriture, les « super retours » lui font envisager une suite. « Je vais recontacter la Maison des métallos », promet-il. Il annonce également une réédition de 19h07 pour s’échauffer, avant « d’envoyer très vite un nouvel album ». Et nous de lui en demander davantage sur la couleur musicale de son prochain projet. Car l’utilisation surprenante de bandes sonores très modernes comme base d’écriture pour les participants à son atelier met la puce à l’oreille. Tout droit venu des États-Unis, ce nouveau style appelé “Trap” se démarque par la place importante accordée aux basses, un rythme élevé et des percussions sèches jouées en cascade. La raison première de ce choix est pratique : « C’était histoire de leur donner une inspiration pour que les mots viennent, sur un style – la Trap – qui favorise les schémas rythmiques assez simples ». D’ailleurs, « c’est pour cela que beaucoup sont récemment devenus rappeurs », s’amuse-t-il. Mais derrière ces considérations pratiques, il y a plus. « On ne peut pas faire comme si on n’était pas en 2016 ! La musique est devenue ce qu’elle est, il y a du bon et du mauvais. » À la question de savoir s’il compte désormais s’inscrire dans cette modernité, il sourit, signalant qu’il produit dans ce style « depuis longtemps ». Cette actualisation sonore se concrétisera « peut-être » en partie dans son prochain album. il oppose le mainstream états-unien de Kendrick Lamar, J. Cole ou Pac Div, « tout à fait respectable », à celui de vedettes françaises qui préfèrent « jouer la sécurité », autrement dit laisser de côté l’innovation artistique. Avant de nous quitter, JP nous fournit gracieusement une formule de fin, en pointant du doigt la plaquette de chocolat et le Beaufort posés près de lui : « Ils sont dans le nombre de vues, nous sommes dans le respect... Mais on ne meurt pas de faim ! » ■ manuel borras

Fait notable, son entourage artistique est en partie féminin. Son DJ principal, EMII, est une DJette. Ce à quoi s’ajoutent des collaborations avec ses « petites sœurs » du groupe Enigmatik.

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I’M A BARBIE GIRL IN A BARBIE WORLD

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Je l’ai fait pour vous. Parce que vous le valez bien – et que je vous connais, vous n’y mettrez pas les pieds. Le musée des Arts décoratifs, institution s’il en est, fut-elle privée, consacre une exposition à… la poupée Barbie. Une première. Jamais Barbie n’avait franchi le seuil d’un musée. La féministe qui palpite en moi, accompagnée de son cœur critique de la société de consommation, n’a pas raté l’occasion de parfaire sa culture,

sensible à la promesse du musée de décrypter le succès de cette poupée iconique, de l’inscrire dans l’histoire culturelle et sociale. Sachant qu’il se vend plus de poupées Barbie, chaque jour à travers le monde, que de brosses à dents, le phénomène mérite attention. En franchissant le seuil de l’expo, le visiteur (enfin plutôt la visiteuse, je n’ai croisé aucun homme et le public m’a semblé un peu différent de celui qui fraye habituellement dans les musées, ici composé, notamment, de mamans issues de milieux sociaux hétéroclites venues accompagner, souvent avec des yeux émerveillés, leur petite fille) apprend d’emblée que Barbie est âgée de cinquante-sept ans, qu’elle est présente dans cent-cinquante pays, possède désormais quatorze visages, dix-huit couleurs d’yeux, vingt-trois couleurs de cheveux, et, progrès tout récent, si, si, si, quatre silhouettes. COLONISATION DE L’IMAGINAIRE FÉMININ

clémentine autain Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

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Le musée nous présente son papa et sa maman, un couple de Los Angeles ayant eu dix enfants :

Ruth et Elliot Handler. Il l’a créé, elle les vend. Elliot Handler est styliste et co-fondateur du géant Mattel. À sa naissance en 1959, Barbie est sobrement vêtue, mais sa silhouette se trouve déjà gravée dans le marbre. Elle est mobile, elle marche – plus tard elle possèdera des articulations pour que ses hanches bougent. Barbie incarne d’abord l’American Way of Life, en charge de coloniser les imaginaires à l’international. Un succès. Attention : Barbie est un vrai personnage, une star. Un modèle qui modèle. Si les coordonnées de son physique ont fait couler beaucoup d’encre tant ses mensurations ont contribué à la norme, pesant sur les femmes, leurs rêves de minceur, leurs névroses alimentaires et autres phobies de la balance. La garde-robe de Barbie est un puits sans fond. Sa maison avec piscine, son yacht, ses bijoux, ses miroirs et brosses à cheveux constituent le reste de son univers. Les premiers mots de Barbie, poupée qui parle à partir 1992, sont d’une rare éloquence : « Tu viens faire du shopping avec moi ? » ou « Que vais-je porter pour aller au


Exposition Barbie, Musée des Arts décoratifs à Paris, jusqu’au 18 septembre.

bal ? » Barbie, ce n’est pas seulement le reflet d’une blonde – parfois brune mais au fond, toujours si blonde – qui passe ses journées à se préparer pour son prince charmant (Ken a été conçu en 1981 comme un simple accessoire pour que les petites filles puissent devenir des femmes en se racontant des histoires sentimentales). Elle est aussi l’ambassadrice par excellence de la consommation. L’expo nous apprend ou nous rappelle qu’en 1967, les petites filles qui rapportent leur ancienne poupée obtiennent 50 % de réduction sur l’achat de la suivante. Mais l’une des vidéos présentées dans le musée met en scène les hauts cadres de chez Mattel qui martèlent combien Barbie est là pour « débrider l’imagination ». Une imagination qui rentre dans les clous du sexisme et du consumérisme… que de créativité ! CRISE DE LA BARBIE

Barbie court après le temps pour s’adapter aux mœurs qui évoluent : c’est sa force, nous dit l’expo. Quand les luttes raciales se développent aux États-Unis en 1968, Barbie se fait poupée afro-

américaine. En 1989, Barbie fête la chute du Mur de Berlin ! Les femmes conquièrent de nouveaux droits, leurs aspirations et réalités changent ? Qu’à cela ne tienne, Barbie s’adapte. Elle était styliste de mode en 1960, elle sera scientifique en 2015. Si Barbie est d’abord mannequin, danseuse, infirmière, hôtesse de l’air, équipière chez MacDo, Mattel ne manque pas d’ajouter à son champ des possibles officier de police, candidate à l’élection présidentielle, présentatrice de JT ou exploratrice de la planète Mars. Les sociétés occidentales se piquent d’environnement ? Barbie change son emballage si néfaste pour la planète. En 2015, Mattel s’engage à ce qu’il soit constitué à 85 % de matières recyclées et de fibres issues du développement durable, décision saluée par Greenpeace. Trop fort. Tant d’efforts pour en arriver à la dernière salle de l’exposition présentant… le dressing de Barbie. Le dernier mot ira donc à l’apparence et à l’achat, sur fond rose dominant, saturant, écœurant. On en oublierait déjà la présentation, dans une salle en amont, de quelques

Chloé Delaume, Les sorcières de la République, Seuil, 354 pages, 20 euros.

œuvres d’art qui se jouent de Barbie, tel ce “Barbie foot” de Chloé Ruchon, questionnant le caractère genré des jeux pour enfants, ou ces portraits de femmes aux yeux version Barbie, figés, glacés, tristes, de la photographe Laurie Simmons. Le musée des Arts décoratifs a conçu son exposition en partenariat avec Mattel et, sans rire, le ministère de la Culture. Impossible de ressortir de là – la boutique vous tend les bras avec ses journaux Barbie et les poupées dernier cri – sans penser qu’il s’agit d’une belle opération marketing pour la marque. Il le fallait. L’an dernier, le groupe a vu ses bénéfices nets chuter de de 44,8 % sur un an. Au dernier trimestre 2014, la vente de poupées a chuté de 21 %. Barbie n’est plus ce qu’elle était. PROCÈS EN SORCELLERIE

En sortant de là, je me suis précipitée dans une librairie pour laver mon imaginaire et m’échapper dans un univers plus créatif. En cette rentrée littéraire, c’est Chloé Delaume qui m’a emmenée dans le monde d’après, avec Les sorcières de

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la République. En 2017 en France, le Parti du cercle a pris le pouvoir, émanation d’une secte féministe qui a voulu compenser quelques millénaires de domination masculine – « Le mâle s’approprie tout. Comme Zeus, il ne peut pas s’en empêcher ». Mais de ces trois années de pouvoir, il ne reste rien, c’est le “Grand Blanc”, en écho aux années 1968 durant lesquelles les féministes proclamaient : « Libération des femmes, année zéro ». En 2062, la fondatrice du Parti du cercle, la Sybille, prophétesse de son métier et conseillère des déesses de l’Olympe, doit répondre de ses actes devant le tribunal du Grand Paris. Les sorcières de la République, c’est l’histoire de ce procès. Loufoque, engagé, drôle, ce roman porte le fer sur l’égalité hommes / femmes, mais aussi une critique du monde marchand, de la démocratie de façade. Le procès est retransmis en direct sur une “chaîne continuelle” : « #LIVE. Ici Marjolaine Pithiviers, vous êtes sur Canal national (…) Je suis assise dans les tribunes, au milieu du jury, pour nous permettre de vivre ensemble cet événement de l’intérieur. Vous rêvez, vous aussi, d’être assis parmi nous, ici, quatre-vingt-dix mille privilégiés, un

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événement exceptionnel. Pourquoi ne pas tenter votre chance en participant, là, tout de suite, à notre grand tirage au sort ? » Soyez attentif, car le contrôle social est en marche par le biais télévisé : « #WARNING. ALERTE DIVERTISSEMENT – Canal national vous informe que vous ne vous êtes pas détendu(e) depuis 7h52 minutes et 23 secondes ». Pour y remédier, des vidéos LOL doivent être impérativement regardées sous peine de poursuites du ministère de la Santé publique. J’ai l’impression d’avoir trouvé la poupée Barbie du roman de Chloé Delaume : « la ravissante Kenza Bendel, qui porte des escarpins exclusifs Agnès B for the Procès, disponible sur le site shopping.gouv, rubrique “Pour la Justice j’achète” », et dont la présentatrice se demande si elle ne va pas perdre son poste pour quelques kilos en trop – « Kenza a pris deux fois des frites », contrairement aux termes de son contrat. Pétri, dans son genre, de féminisme, d’écologie, de critique sociale et démocratique, la fiction à l’écriture complexe mais ludique de Chloé Delaume nous parle d’apocalypse, qui signifie littéralement “dé-caché” – métaphoriquement lever le voile. Et c’est bien de notre monde dont il est question. 


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