Regards Été 2016

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DANS CE NUMÉRO, 84 LE MAINTIEN DE L’ORDRE,

06 CET ÉTÉ Agenda politique, culturel et intellectuel.

08 L’ÉDITO

Serait-ce possible alors ?

10 AU CHARBON POUR LE CLIMAT

Plusieurs milliers de militants pour le climat ont convergé de toute l’Europe vers les paysages lunaires d’une mine de charbon, dans l’Est de l’Allemagne. Nous avons pris le car avec eux.

18 MÉLENCHON, L’ÉLECTRON LIBRE

Le candidat des “insoumis” est parti en solo à la conquête de l’Élysée. Dans le droit fil d’une trajectoire au cours de laquelle il aura conjugué ses convictions au singulier.

28 INÉGALITÉS, LE DÉBAT EST OUVERT Consubstantielles du capitalisme néolibéral, les inégalités qu’il creuse commencent enfin à être analysées et débattues. Poussant à reformuler le combat pour l’égalité.

38 PORTFOLIO

Richard John Seymour a photographié les marchands de couleur du Rungis de la pacotille, près de Shanghai, au cœur du commerce mondialisé.

UN MARCHÉ MONDIAL

La privatisation du maintien de l’ordre, ce n’est plus le scénario d’un film d’anticipation, mais la réalité d’une industrie qui ne manque pas de débouchés.

90 RÉFUGIÉS, LA LEÇON GRECQUE À L’UNION EUROPÉENNE

À Athènes, où les autorités débordées ne peuvent plus gérer la situation léguée par l’Union européenne, ce sont les citoyens qui portent assistance aux réfugiés.

100 LE SPORT LIVRÉ AU LIBÉRALISME

L’une a été ministre des Sports, l’autre est un économiste spécialiste de la question : Marie-George Buffet et Jean-Pascal Gayant analysent l’industrialisation et la dérégulation du sport professionnel.

112 L’INTELLIGENCE PEUT-ELLE ÊTRE ARTIFICIELLE ?

En neurosciences, bien des recherches prospèrent autour d’un fantasme : le cerveau et l’ordinateur fonctionneraient de la même manière. Enquête.

120 ÉCRIRE LA PREMIÈRE FOIS

Annie Ernaux se confie sur le travail d’écriture et de mémoire qui rappelle à la vie la jeune fille qu’elle fut à l’été 1958.

48 LA POLITIQUE REPREND PLACE

Ce printemps, la politique a fait un retour inattendu sur les places, dans les rues et sur Internet. Comment les nouvelles formes de mobilisation, les révoltes d’aujourd’hui peuvent-elles reconquérir une démocratie confisquée et ouvrir des espaces de transformation ?

AU CHARBON INÉGALITÉS POUR LE CLIMAT 10

LA DOXA CONTESTÉE 28

PORTFOLIO 38

RAYONS DE COULEURS


LES V.I.P.

LES CHRONIQUES DE…

CHANTAL MOUFFE Philosophe politique, professeure à l’université de Westminster

Rokhaya Diallo 26 Militante, journaliste, fondatrice des Indivisibles, elle décerne chaque année les Y’a bon Awards

ANNIE ERNAUX Ecrivaine

Arnaud Viviant 110 Romancier et critique littéraire, il est chroniqueur à l’émission Le Masque et la plume

MARIE-GEORGE BUFFET Ancienne ministre de la Jeunesse et des Sports JEAN-PASCAL GAYANT Economiste du sport, professeur de sciences économiques à l’université du Maine

Bernard Hasquenoph 118 Fondateur de louvrepourtous.fr

Clémentine Autain 126 Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

LE LA LEÇON GRECQUE À L’EUROPE 90

RÉFUGIÉS

SPORT 100

LE LABO DE LA LIBÉRALISATION

ÉCRIRE LA PREMIÈRE FOIS

ANNIE ERNAUX 120


é t é t Ce DÉFI OLYMPIQUE POUR LE BRÉSIL Deux ans après une Coupe du monde de football qui avait été précédée de mouvements sociaux massifs, le Brésil organise les Jeux olympiques à Rio dans un climat politique délétère marqué par la destitution de Dilma Rousseff – qui pourrait être votée définitivement durant la compétition – et le coup d’État conservateur. La récession économique, aggravée par la chute des prix du pétrole, n’arrange rien. Pas le moment idéal pour faire de nouveau les frais du gigantisme des grands événements sportifs. En juin, l’État de Rio a déclaré “l’état de calamité publique” afin de demander une aide fédérale susceptible de financer des “services publics essentiels” au bord d’un “effondrement total” selon les autorités locales. 750 millions d’euros ont ainsi été débloqués pour faire face à l’urgence, mais les coupes dans les budgets font douter de la capacité de la ville à accueillir dans de bonnes conditions le demi-million de spectateurs attendu. Plus vite, plus haut, plus fort… trop cher.

SARKOZY PARTY L’été est un moment favorable pour la cuisine.Les candidats LR vont en profitter pour aiguiser leurs couteaux et faire murir les épices. D’autant que la course est relancée. Juppé s’est vu contrarié dans son plan réglé comme du papier à musique et dévisse dans les sondages. Sarkozy parvient une nouvelle fois à jouer le candidat de la rupture ! Sans pour autant délaisser l’intendance. Son OPA sur les élus via le ralliement de Baroin lui assure un œil utile sur les opérations électorales. Il distribue les investitures pour les législatives, histoire de cadenasser le territoire… Juppé a beau promettre de tout reconsidérer s’il gagne les primaires, il pourrait apprendre, après beaucoup d’autres, qu’un appareil ne se défait pas. La machine LR est en marche.

WÉCHOS DE 36 Paradoxe : le 80e anniversaire du Front populaire se tient en plein tumulte social. Le cœur des avancées sociales de 1936 était dans l’affirmation que la négociation collective et la loi l’emporteraient désormais sur le contrat individuel entre le patron et l’ouvrier. En mettant au second plan l’accord de branche et la règle nationale, la loi travail revient à la case départ. Ce qu’un gouvernement socialiste avait entériné est aujourd’hui défait par un autre gouvernement socialiste. La parenthèse se referme, la récréation est finie… Bon anniversaire, quand même !


Brexit or not, il faut changer l’Europe Le 23 juin, les Britanniques votaient pour dire s’ils souhaitaient ou non rester dans l’Union européenne (UE). A l’heure où nous écrivons ces lignes, le résultat du référendum ne nous est pas encore connu. Les sondages donnent le Brexit gagnant, de peu. Une chose est sûre, la dynamique des opposants à l’UE est la plus forte. Les travaillistes peinent à se positionner dans ce débat. Il faut dire que c’est la droite qui détient le monopole culturel dans cette bataille. Derrière le Brexit rôde le spectre de la xénophobie. Sortir de l’UE pour ne plus voir les migrants affluer, tel est le pari de Ukip, le parti d’extrême droite britannique.

LE FSM DÉLOCALISE AU NORD Du 9 au 14 août, la galaxie des ONG de solidarité internationale, des syndicats et des mouvements sociaux investit le centre-ville de Montréal pour la douzième édition du Forum social mondial (FSM), initié il y a quinze ans à Porto Alegre. Après deux éditions organisées dans le berceau des révolutions arabes, la Tunisie, les altermondialistes se réunissent pour la première fois dans un pays du Nord. Au centre des débats, qui se multiplieront à travers des dizaines d’ateliers, de table rondes et d’assemblées de convergence : les traités de libreéchange (TAFTA et CETA), le renforcement du mouvement climatique, la lutte contre l’extraction à tout-va des ressources naturelles. Les mouvements “alter” devront aussi tenter de relancer une dynamique des FSM qui va plutôt decrescendo. Pour continuer d’affirmer qu’« un autre monde est possible », et que la solidarité internationale est plus que jamais nécessaire pour le faire advenir.

Si Jeremy Corbyn choisit de défendre le camp du maintien dans l’UE, ce n’est pas pour prêter allégeance à cette Europe-là. Car il y a bel et bien un problème européen. Cette Europe du TINA, du TAFTA, du néolibéralisme aveugle et sauvage, qui nie la démocratie, il va bien falloir trouver un moyen de lui dire non. Aujourd’hui, la célèbre maxime « Le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée porte l’orage » résonne encore comme une réalité dans l’UE. Autriche, France, Royaume-Uni, Belgique, Pays-Bas, Finlande, Hongrie, Bulgarie, Ukraine, Pologne, Italie, Norvège, Danemark, Roumanie, Grèce, etc. Quasiment aucun pays n’est épargné par la montée de l’extrême droite. Il est des signes qui ne trompe pas. Alors, qu’importe le Brexit, il est plus que temps de récupérer cette belle idée formulée par Hugo et volée aux peuples européens en 1957 par une poignée d’oligarques.

UN ÉTÉ AVEC LE PS Pour la période estivale, le Parti socialiste vous invite à découvrir notre beau pays. Le 21 août, vous pourrez vous rendre en Bourgogne à la traditionnelle Fête de la rose de Frangy-en-Bresse. La Pythie locale, Arnaud Montebourg, vous délivrera son oracle annuel. Puis, la cuvée du redressement à peine évacuée, vous filerez à Montpellier, les 23 et 24 août, retrouver les amis (il en reste) de Martine Aubry. Le thème est simple : comment être au cœur du parti sans jamais rien faire. Il restera alors à mettre le cap sur Nantes pour assister à l’université d’été du PS, sorte de Barnum Circus pour déchus des sondages. Les pistes n’étant pas tout à fait prêtes à Notre-Dame-des-Landes, privilégiez le train. Une chose est sûre, au PS, moins on a de militants, plus on se réunit.


10 Expos

Apollinaire, le regard du poète. Jusqu’au 18 juillet 2016, musée de l’Orangerie, Paris. Portrait d’un témoin et acteur de la révolution esthétique qui donna naissance à l’art moderne. La francmaçonnerie.Jusqu’au 24 juillet 2016, Bibliothèque nationale de France – site François-Mitterrand, Paris. Approche historique d’une organisation fantasmatique à l’influence réelle ou supposée. Epoxy. Jusqu’au 28 août 2016, Les Abattoirs, Toulouse. Cinq grandes figures du street art, françaises et étrangères, investissent ce centre d’art contemporain. Jean Lurçat (1892-1966) – Au seul bruit du soleil. Jusqu’au 18 septembre 2016, Galerie des Gobelins, Paris. Rencontre avec « le rénovateur de la tapisserie » qui fut aussi un artiste engagé. Portraits de lectrices, d’Emma Bovary à Marie-Claire. Jusqu’au 18 septembre 2016, musée des Beaux-Arts de Bernay. Nouvelles représentations féminines dans l’art, reflets d’un changement de société. Picasso au musée Soulages. Jusqu’au 25 septembre 2016, Rodez. Le peintre Pierre Soulages, 96 ans, accueille chez lui un maître de l’art dont il a sélectionné des œuvres. ElectroSound, du lab au dancefloor. Jusqu’au 2 octobre 2016, Espace Fondation EDF, Paris. Expérience immersive et interactive pour découvrir la musique électronique de 1945 à nos jours. Marseille au XVIIIe siècle – Les années de l’Académie 1753-1793. Jusqu’au 16 octobre 2016, musée des Beaux-Arts de Marseille. Panorama d’un important foyer artistique de la France des Lumières, ouvert aux influences extérieures. Persona – Étrangement humain. Jusqu’au 13 novembre 2016, musée du quai Branly, Paris. Quand des anthropologues se penchent sur des objets perçus comme des quasi-personnes. À vos pieds. Jusqu’au 30 avril 2017, musée des Confluences, Lyon. Ce que les chaussures racontent de nous, à travers des paires issues de tous les continents, depuis le XVIe siècle.

RETOUR AUX SOURCES Cet ouvrage magnifiquement documenté reconstitue l’aventure qui lia le Théâtre Gérard Philippe à Saint– Denis, autour de Vilar, Godard, Mesguich ou Nordey. Michel Migette, Théâtre Saint-Denis, TGP : 100 ans de création en banlieue. PSD / Le Diable Vauvert éditeur, 30 euros.

DROIT AU BUT Une approche historique, anthropologique et sociologique du football, sport devenu phénomène planétaire, nouvelle religion avec ses dieux et ses rituels, miroir de nos passions et turpitudes humaines. Football – À la limite du hors-jeu. Jusqu’au 30 octobre 2016, musée d’Aquitaine, Bordeaux.

DESIGN EN FAMILLE Trois lieux à Rennes pour découvrir la production des frères Bouroullec, designers de renommée internationale, et aussi bretons. De la petite cuillère au mobilier urbain. Ronan & Erwan Bouroullec. Jusqu’au 28 août 2016, Frac Bretagne, Champs Libres et parlement de Bretagne, Rennes.


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CET ÉTÉ,

Essais

Jean Baubérot et le Cercle des enseignant.e.s laïques, Petit manuel pour une laïcité apaisée. À l’usage des enseignants, des élèves et de leurs parents, éd. La Découverte, 25 août Wolfgang Bauer, Franchir la mer, éd. Lux, mai George Cicariello-Maher, La Révolution au Venezuela. Une histoire populaire, éd. La Fabrique, mai Jonathan Crary, Techniques de l’observateur (Vision et modernité au XIXe siècle), éd. du Dehors, 3 septembre Alain Decaux avec Pierre Nora, L’Histoire médiatique, éd. Gallimard, juin Mireille Delmas-Marty, Aux quatre vents du monde. Petit guide de navigation sur l’océan de la mondialisation, éd. Seuil, 1er septembre Laurent Degos, Quelle politique de santé pour demain ?, éd. Pommier, 25 août Patrick Farbiaz, Nuit Debout. Les textes, éd. Les Petits matins, juin Omar Fassal, Une histoire de la fraude financière, éd. Liber, juin Michaël Foessel, État de vigilance, éd. Seuil, 1er septembre Artemisia

LABORATOIRE (1) Les Indignés espagnols ont fait des petits. En France, le mouvement Nuit debout bouillonne d’idées neuves. C’est une expérience politique qui cherche sans relâche un fonctionnement démocratique, là où d’autres restent fossilisées dans leurs habitudes. Patrick Farbiaz, militant écologiste et altermondialiste, a rassemblé des manifestes, témoignages, articles… La mémoire vive de ce laboratoire à ciel ouvert.  Patrick Farbiaz, Nuit debout. Les Textes, éd. Les Petits matins, juin.

Gentileschi, Correspondances, éd. Les Belles lettres, juin Willy Gianinazzi, André Gorz, Une vie, éd. Seuil, mars Hervé Le Bras, Le Nouvel ordre électoral. A l’âge du tripartisme, éd. La Découverte, 25 août Nicolas Lebourg, Lettres aux Français qui croient que cinq ans d’extrême droite remettraient la France debout, éd. Les Échappées, 24 août Elisa Lewis et Romain Slitine, PLe Coup d’État citoyen. Ces initiatives qui réinventent la démocratie, éd. La Découverte, 25 août Noël Mamère et Patrick Farbiaz, Contre Valls. Réponse aux néoconservateurs, éd. Les Petits matins, mai Jean-Luc Mélenchon, Résister, éd. Seuil, 1er septembre Corinne Pelluchon (coord.), Fin de vie et éthique du soin, éd. Puf, juin Thomas Piketty, Les Hauts revenus en France au XXe siècle, éd. Seuil, 1er septembre Myriam Revault d’Allones, Le Miroir et la scène. Ce que peut la représentation politique, éd. éd. Seuil, 25 août

LABORATOIRE (2) Voici un livre petit mais ambitieux qui propose un tour du monde non exhaustif des nouvelles pratiques politiques en train d’émerger : des citoyens tirés au sort qui rédigent leur Constitution, des électeurs qui écrivent des lois sur des plates-formes collaboratives, des partis politiques d’un nouveau genre… Un coup d’État tranquille.  Elisa Lewis et Romain Slitine, Le Coup d’État citoyen. Ces initiatives qui réinventent la démocratie, éd. La Découverte, 25 août.

LABORATOIRE (3) La représentation politique serait en crise aujourd’hui. Dans Le Miroir et la scène, la philosophe Myriam Revault d’Allones enquête sur un concept au cœur de débats très actuels qui – au terme de ce travail – apparaît incapable de figurer la réalité. Alors que reste-t-il pour donner corps à la souveraineté politique ? La délibération, la discussion, la contestation.  Myriam Revault d’Allones, Le Miroir et la scène. Ce que peut la représentation politique, éd. Seuil, 25 août.


L’ÉDITO

Serait-ce possible alors ? Là même où l’on croyait l’histoire à l’arrêt, les sismographes enregistrent à nouveau des voix très fâchées. Après des années de retrait et de silence, d’émeutes et de rage mortifère, les peuples des pays occidentaux recommencent à investir l’espace politique. Aux Etats-Unis, cette colère prend deux visages, celui dangereux de Donald Trump et celui étonnant de Sanders, candidat solitaire, en marge du parti démocrate et qui a su représenter la jeunesse étudiante et porter la voix d’un monde ouvrier qui avait depuis longtemps abandonné la gauche. Au Royaume-Uni, au terme d’un débat très violent, un peuple fracturé et délaissé a voté la sortie de l’UE. En Autriche, un intellectuel écologiste parvient, sans le soutien des deux grands partis, à battre, mais de justesse, le candidat de l’extrême droite. En Italie, un mouvement très incertain, le mouvement 5 étoiles, fondé par l’humoriste Bepe Grillo, conquiert la mairie de Rome et de Turin. Comme à Madrid et Barcelone, deux femmes y conduisent de nouvelles équipes d’inconnus de la politique. La France n’est pas en dehors de ce temps. Il y a six mois nous nous interrogions : pourquoi le FN ? Aujourd’hui nous dressons le portrait de Jean-Luc Mélenchon et consacrons notre dossier à l’étonnant et persévérant mouvement social contre la loi El Khomri et ses nuits debout. Nous l’analysons comme un moment de repolitisation, comme le furent les Indignés en Espagne et le mouvement Occupy en Angleterre et aux Etats-Unis. Il n’y aura pas de continuité directe

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et immédiate entre ce moment social et celui de la politique. Mais il n’y a pas d’étanchéité. La politique reprend place. Mais elle est vivement interrogée. Cela ne signifie pas bien sur que la France de décembre, celle qui vota à droite et à l’extrême droite, est derrière nous. Osons dire que Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon sont actuellement entendus parce qu’ils parlent de politique de façon percutante. Ils ont remisé les discours technocratiques et campent sur le terrain du projet global. Est-il besoin de préciser que cela ne signifie nulle équivalence idéologique entre eux ? Au cœur du retour de la question politique, il y a celle de la constitution du peuple. Mélenchon et Le Pen entendent représenter et donc donner corps à deux idées diamétralement opposées du peuple. C’est le sujet central. Il en sera beaucoup question dans ce numéro. Notamment dans le dossier au travers de la discussion entre la très influente Chantal Mouffe et Roger Martelli. Au moment où l’Europe s’interroge sur son avenir, gageons que c’est dans l’ancienneté de ce projet, bien au delà des constructions récentes, que se trouve sa force. C’est aussi dans la vitalité de ses sociétés que résident le ferment d’une relance. Nos pas nous ont porté une fois encore chez les Grecs qui donnent une leçon à l’Europe par l’engagement de tous au coté des réfugiés. Vous les découvrirez un peu mieux. Nous nous sommes également embarqués avec les militants écologistes partis contestés le tout carbonne d’outre-Rhin. La réinvention de la République sera

Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen entendent représenter et donc donner corps à deux idées diamétralement opposées du peuple. Il en sera beaucoup question dans ce numéro. citoyenne ou ne sera pas. On peut dire la même chose pour l’Europe. Et ici comme là, il y a des forces pour l’imaginer et le faire. Là réside le sel du prochain projet. Parmi les indices d’un retour possible du politique, donc du choix, il y a le débat qui se noue depuis quelques années sur l’égalité. Encore largement donnée comme néfaste, la question revient pourtant sur le devant notamment à l’occasion des analyses sur la puissante montée des inégalités. Bernard Marx fait une ample recension des idées en discussion. Vous découvrirez le premier volet de son enquête. Hasard de nos rencontres, le numéro se clôt par deux très beaux articles sur le désir féminin. Le premier de Clémentine Autain à propos de films d’Isabelle Huppert. Le second est une magnifique rencontre avec Annie Ernaux qui parvient à faire revivre l’audace de son premier amour, et celui de l’écrire. Dans ce numéro il sera donc question d’égalité et de liberté. Serait-ce possible alors ? ■ catherine tricot

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AU CHARBON POUR LE CLIMAT L’Allemagne s’est engagée à sortir du nucléaire… mais explose sa production de charbon. En mai, des activistes de toute l’Europe, partisans du désengagement des énergies fossiles, ont convergé sur la frontière polonaise et perturbé l’activité du troisième producteur d’électricité allemand. caroline châtelet, photos denis meyer

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/ hans lucas


REPORTAGE

Les activistes investissent la mine de charbon à ciel ouvert de Welzow, la plus grande d’Europe. Une militante marche sur le tapis de transport du charbon en portant à bout de bras le drapeau Anarchy. Welzow, Allemagne - 13 mai 2016. ÉTÉ 2016 REGARDS 11


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Jeudi 12 mai, Porte Maillot, à Paris. Ce matin-là, quatre-vingt personnes attendent les cars. Sacs à dos, tentes et autres nécessaires à camping pourraient laisser croire à un départ pour un week-end prolongé, ambiance trekking printanier. Il n’en est rien. C’est pour Ende Gelände que ces voyageurs sont là. Ende Gelände, “le bout du chemin”, est un projet de blocage de mines de charbon lignite, dont l’Allemagne est le premier producteur mondial. Tous embarquent pour quinze heures de voyage afin de participer à une action de désobéissance civile non-violente de grande ampleur. Cette mobilisation s’inscrit dans le cadre de Break Free (“Libérons-nous”), campagne internationale pour le désengagement des énergies fossiles. À travers une vingtaine d’actions, Break Free prend la forme d’un blocage de mine de charbon aux Pays de Galles, d’une manifestation contre la fracturation hydraulique au Brésil, ou encore de plantations d’arbres pour protester contre le forage pétrolier en Équateur. En Europe, Break Free a jeté son dévolu sur la Lusace, à l’Est de l’Allemagne, près de la frontière polonaise. Clémence, membre de la section française de 350.org (structure maîtresse d’œuvre de Break Free), éclaire ce choix. Elle se veut précise : « Le lignite est le combustible fossile le plus polluant et le plus grand émetteur de CO2. Son impact est désastreux en termes environnementaux : disparition de villages et de terres, pollution des nappes phréatiques, destruction des écosystèmes locaux. Ses conséquences sur la santé sont également très préoccupantes. Il produit des poussières fines contenant des traces de substances toxiques et de radioactivité sources de cancers du poumon. En Lusace, cent trente-six villages ont été rasés et trente mille personnes déplacées en quatre-vingt ans pour permettre l’extraction à ciel ouvert. » Des expropriations qui touchent majoritairement les Sorbes, peuple autochtone slave en voie d’extinction, pourtant reconnu comme minorité nationale en Allemagne.

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JEUDI APRÈS-MIDI, SUR LA ROUTE

Moyen de souligner la drôle de logique de l’Allemagne, qui en annonçant sa sortie du nucléaire à l’horizon 2022 continue son exploitation charbonnière, Ende Gelände se greffe à des luttes existantes et leur apporte un soutien international. Ainsi, le “Lausitzcamp” de Proschim lutte depuis plusieurs années pour la non-extension des zones d’extraction du charbon. Un enjeu d’actualité : Vattenfall, l’entreprise suédoise propriétaire de la mine cherche à vendre ses biens. Pour cela, elle entend augmenter sa zone d’exploitation et prolonger ses droits jusqu’en 2050. Délivrées par Clémence, pendant que les cars avalent les kilomètres, ces informations se révèlent précieuses pour les participants maîtrisant peu ces enjeux. À côté des voyageurs travaillant ou militant dans des associations environnementales (Greenpeace, Alternatiba, Les Amis de la terre, etc.), il y a Philippe et Noémie, sexagénaires installés à Nantes et actifs dans la lutte contre l’aéroport à Notre-Dame-desLandes. Ou encore Jean-David, quarante-cinq ans, ancien travailleur social devenu artisan aujourd’hui en reconversion. Ayant découvert Break Free par les réseaux sociaux, Jean-David s’est inscrit deux semaines avant le départ. Un déclic, qu’il relie à son implication dans Nuit debout. « Nuit debout m’a décoincé quelque chose. Jusque-là, j’étais plus dans la fatalité, le découragement. Le fait de rencontrer des gens avec qui je partage certaines valeurs m’encourage. Ça donne envie de s’engager. » Il n’est pas le seul à évoquer l’impact de Nuit debout ou de la COP21 dans leur présence aujourd’hui.

VENDREDI 13 MAI, PROSCHIM, LAUSITZCAMP

Arrivés en pleine nuit, les Français ne découvrent l’ampleur du camp qu’au petit matin. Toilettes sèches d’un côté, cuisine, plonge, boulangerie fonctionnant 24h/24 de l’autre, tentes pour discuter, “Legal Team” où régler les questions juridiques, tente d’accueil, cha-


REPORTAGE

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REPORTAGE

piteau pour les séances plénières, etc. Tout est pensé, organisé, structuré. Dans cette ruche à ciel ouvert proposant de multiples activités – du cours de yoga à l’initiation à la désobéissance civile – chacun peut évoluer à son rythme et selon son désir. Tandis que certains prennent leur petit déjeuner, que d’autres continuent à arriver, des militants préparent leur matériel. Masques anti-poussière, ballots de paille de protection en cas d’altercation avec les forces de l’ordre, nourriture et eau sont rassemblés pour des actions prévues en début d’après-midi. Celles-ci se déclinent à travers des “Fingers”. Chaque “doigt” a sa couleur et correspond à une destination et un positionnement. Tous les Fingers appliquent le consensus d’action : défini au préalable, il vise à ne mettre personne en danger et à ne pas détruire d’infrastructures. La réussite de ce type d’actions non-violentes reposant sur leur puissance visuelle, chacun personnalise sa combinaison blanche. Au tipi du Pink Bloc, le rose domine. Désignant une stratégie de manifestation ou d’action collective festive, visuellement forte, le Pink Bloc participe à Ende Gelände au travers d’une perspective féministe et queer. Comme l’explique Laurence, « ses valeurs sont anti-patriarcales, anti-autoritaires et autonomes. Nous voulons créer des espaces avec du confort affectif dans lesquels nous pouvons réfléchir aux rapports de domination ». Attentif à la prise en compte des émotions, à la gestion du pouvoir et à la nécessité du consensus, le Pink Bloc revendique la frivolité tactique via l’usage de paillettes ou l’adresse de slogans impertinents aux policiers (« You’re sexy, you’re cute, take off your riot suit ! » : « Tu es sexy, tu es mignon, enlève ta tenue anti-émeute ! »). Tout en donnant de la voix et en se situant en première ligne, le Pink Bloc se défie d’un comportement qui « valoriserait les personnes partant en action au détriment de celles qui restent sur le camp pour aider à la vie quotidienne. Tous les rôles sont importants ».

VENDREDI APRÈS-MIDI, VERS LA MINE

À 13 heures, un cortège joyeux alternant les slogans français, allemands ou anglais se met en branle. Après une bonne heure de marche, un millier de militants arrive sur le site de la mine, à Welzow. Un paysage d’une désolation folle, où d’immenses machines règnent sur des terres sombres et stériles. Des machines… à l’arrêt, Vattenfall ayant stoppé le travail afin d’éviter un affrontement avec les manifestants. Passée la surprise, les discussions débutent. Les décisions prises par consensus se font à plusieurs niveaux : entre binômes, chaque participant ayant un alter ego ; entre groupes affinitaires, rassemblement d’une dizaine de personnes identifiables par un nom et un cri de ralliement ; au sein des conseils de parole auxquels participe un représentant de chaque groupe affinitaire. Ce protocole précis et protecteur génère une énergie collective aussi galvanisante que rassurante. Chacun décide maintenant de son investissement. Ainsi, tandis qu’une partie descend à proximité d’une excavatrice de houille, des groupes vont quelques kilomètres plus loin investir d’autres machines. Certains y passeront quelques heures, d’autres, plusieurs jours, pour mieux s’assurer que Vattenfall ne relance pas le travail tout de suite.

SAMEDI, DES RAILS À LA CENTRALE

Réunissant plus de mille manifestants, des Fingers se dirigent dès le matin vers des voies de chemin de fer qui permettent l’alimentation de la centrale thermique de Schwarze Pumpe. Là encore, c’est l’étonnement face à l’absence d’opposition des forces de l’ordre. À la faveur d’une rumeur selon laquelle la police serait mobilisée sur un match de foot, la moitié des manifestants décide de pénétrer dans l’enceinte de la centrale, les autres préférant tenir le siège sur les rails. Cette décision prend de court tout le monde. En quelques minutes, les camions de police déboulent,

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Tout est pensé, organisé. Dans cette ruche à ciel ouvert proposant de multiples activités – du cours de yoga à l’initiation à la désobéissance civile – chacun peut évoluer à son rythme et selon son désir. sirènes hurlantes, pour arrêter les manifestants qui se sont introduits sur le site de la centrale. L’action inopinée trouve son contrepoint dans la manifestation officielle prévue le même après-midi à Proschim. Ils trouveront face à eux les pro-charbon, encouragés par les syndicats, venus rappeler que Vattenfall est l’un des principaux pourvoyeurs d’emplois sur la région. Et il y a les militants d’extrême droite, animés d’une sérieuse envie d’en découdre. Pour Marion, Française installée en Allemagne, « le travail de mémoire n’ayant pas été fait de la même façon à l’Est et à l’Ouest, sur certains territoires économiquement sinistrés comme la Lusace, les groupuscules extrémistes sont nombreux ». Une réalité dont les participants à Ende Gelände vont faire l’expérience en subissant diverses tentatives d’agressions.

DIMANCHE, DE COTTBUS AU BILAN

Dimanche matin, les cent-quarante activistes arrêtés à la centrale thermique étant encore en garde-à-vue, plusieurs cars emmènent à Cottbus des manifestants témoigner leur soutien devant les commissariats. Peu avant midi, les libérations débutent au compte-

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gouttes. L’avocat du mouvement demeure prudent sur les risques encourus. « On peut arriver à des plaintes, tout dépendra de ce que Vattenfall peut prouver. Mais le fait qu’ils soient libérés accrédite le fait que pour le procureur, il s’agirait d’arrestations désordonnées, effectuées sans accusations précises. » Avec les libérations et la diminution de la présence de militants sur les sites bloqués, tout annonce les dernières heures du camp. Un sentiment confirmé par les brèves arrestations qui ont lieu en fin d’après-midi sur les voies ferrées – et qui permettent à la centrale de redémarrer son activité. Lors de la dernière séance plénière, le bilan est plus que positif. Ende Gelände a accueilli entre trois mille cinq cents et quatre mille activistes venus de toute l’Europe et qui, par leurs multiples blocages, ont forcé Vattenfall à cesser sa production d’électricité. Tournant à 20 ou 30 % de ses capacités durant le week-end, la centrale a, à partir de dimanche, produit uniquement du chauffage pour les villages alentours.

LUNDI MATIN, RETOUR EN FRANCE

Dans les bus de retour vers Paris, Louise rappelle la forte pression exercée par ce type d’initiative « sur les investisseurs. Médiatiquement c’est très fort, cela rend une telle exploitation impopulaire ». Clémence, elle, évoque d’autres actions de désinvestissement, comme celles ayant abouti à la fin du sponsoring par la société BP du musée de la Tate Modern. La jeune femme souligne également l’importance de l’action Ende Gelände. « Avant même la COP21, nous savions que les dispositions qui seraient adoptées seraient trop peu contraignantes au regard de l’industrie fossile. C’est à nous de tout mettre en œuvre pour que l’accord de Paris signé en décembre 2015 et fixant la limite de la hausse des températures à 1,5 °C soit respecté. Nous n’avons pas le choix. » Un chiffre qui ne sera atteignable qu’à la condition, selon l’Agence internationale de l’énergie, que 80 % des énergies fossiles restent dans le sol – énergies représentant elles-mêmes 80 % des émissions mondiales de C02… ■ caroline châtelet


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PORTRAIT DE POUVOIR

MÉLENCHON, TRAJECTOIRE D’UN ÉLECTRON LIBRE Soliste qui voit le peuple derrière lui, Jean-Luc Mélenchon est candidat à la présidentielle. Pour comprendre cet homme complexe et flamboyant, retour sur un parcours politique et philosophique qui l’a conduit des marges communistes hétérodoxes jusqu’à l’ambition d’un mouvement majoritaire. par léon courlin, illustrations alexandra compain-tissier

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P Paris, dimanche 5 juin 2016. La place de la Bataille-de-Stalingrad est pleine – de monde et de drapeaux (rouges, tricolores, partidaires ou syndicaux). Jean-Luc Mélenchon s’avance, sourire victorieux et bras ouverts à la foule. « Quel bonheur ! », lâche-t-il sous les applaudissements qui, déjà, se muent en un cri, scandé en choeur, « Résistance, résistance ! ». Le candidat à l’élection présidentielle chemine à présent sans parti – il a quitté la co-présidence de celui qu’il fonda en 2009 et le Front de gauche, dont il fut la figure la plus médiatique, semble avoir rendu son dernier souffle. Les détails ont l’art de dire beaucoup sans en avoir l’air : l’homme n’arbore pas sa célèbre cravate rouge – ni le tissu des “importants”, ni la couleur de “l’autre gauche”. Après “Bernie 2016”, surprise d’outre-Atlantique, “JLM2017” espère conquérir son pays, du moins celui qui fait sien un adjectif à valeur de slogan : “La France insoumise”. Mélenchon ne tarde pas à s’en prendre à « la monarchie présidentielle au service du capitalisme », à la loi El Khomri autant qu’à son monde, au 49-3 et à la Ve République. Il assume, sans détours, sa

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position de porte-parole (« Il fallait commencer par régler les problèmes les plus simples : trouver un candidat. Me voici ! »), ne cache pas l’ampleur de ses ambitions (« Changer la société de fond en comble », mettre en place « un programme pour la planète ») et, martial, secoue son auditoire (« C’est ce que vous allez faire ! », « Agissez ! »). Du Mélenchon. Mais celui qui recueillit 11,10 % des suffrages en 2012 assure avoir enrichi son projet : il convient désormais de « fédérer le peuple » sans souci des partis, des cartes et des passifs de chacun. La “gauche” a disparu des mots d’ordre – Mélenchon renforce sa stratégie populiste et revendique, pour clivage structurel, la lutte entre les gens « du commun » et « les puissants ». Ceux qui ne portent pas de costards et ceux qui paradent en Rolex. PERMANENCE DE LA RÉVOLUTION

Un pseudonyme balaie les pesanteurs de l’état-civil : un legs devient un vœu lorsqu’on s’octroie le droit de choisir son propre nom. Le jeune Mélenchon entend s’appeler Santerre. Hommage au général de brigade – homme d’action,


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Il se veut le catalyseur de son temps, le relais des colères et des tourments de cette plèbe qu’il compte réhabiliter. Ses discours remplissent les places de France, poings levés et Marseillaise, mots d’Hugo et odes à la VIe République. sans Mémoires – qui, rapportent la légende puis Aragon, ordonna de rouler les tambours afin de couvrir la voix d’un roi, un certain Louis Capet, conduit à la guillotine un jour de 1793. Le natif de Tanger entre à l’OCI deux siècles plus tard – une organisation trotskyste dont le leader, Pierre Lambert, avait été exclu des Jeunesses communistes dans les années 1930 (Daniel Cohn-Bendit la qualifiera de « secte trotskiste la plus débile de l’époque »). Mélenchon, tout juste vingt ans, s’empare de L’Idéologie allemande de Marx et Engels : matérialisme philosophique contre lecture idéaliste du monde, fondations de la division du travail, idéologie de la classe dominante, principes de l’accumulation du capital – une commotion. Et s’il rallie les héritiers du fondateur de l’Armée rouge, c’est par rejet des staliniens, eux qui ont « bradé la révolution ». Lénine avait pris soin, la mort arrivant, de mettre en garde ses proches contre la brutalité du futur Petit père des peuples : l’histoire fit la sourde oreille. On dépeint Mélenchon comme stratège, théoricien, âme de leader. Par trop incontrôlable, il est radié de l’organisation en 1976 – l’Angola vient d’entrer à l’ONU,

le régime Pinochet désosse le Parti communiste chilien et l’Indonésie annexe le Timor oriental. Aujourd’hui, Mélenchon ne croit pas, ou plus, à l’avant-gardisme tel qu’il est défendu par cette frange de l’extrême gauche – un groupuscule de révolutionnaires professionnels ne peut, à lui seul et sûr de son bon droit, se soustraire aux masses. Éric Coquerel, coordinateur du Parti de gauche, explique : « Nous avons vraiment pris nos distances avec la notion d’avant-garde révolutionnaire. Nous parlons d’éclairer le chemin, de faire de l’éducation populaire, de tenter d’ouvrir la voie : le pouvoir, si nous le prenons, doit être remis au peuple pour qu’il change lui-même les règles du jeu. Nous ne sommes pas une poignée qui entend faire la révolution pour les autres – ce qui a marqué l’histoire d’une partie du mouvement ouvrier, depuis le blanquisme. On aspire à fédérer des mouvements de masse. Je ne connais Jean-Luc Mélenchon que depuis 2003, mais, au Parti de gauche, il a toujours été très clair sur cette question ». L’Union de la gauche trouvait déjà quantité de vertus aux yeux d’un Mélenchon hanté par la chute de Salvador Allende : il intègre sans

tarder le Parti socialiste de François Mitterrand. L’ancien garde des sceaux durant la guerre d’Algérie a signé le Programme commun aux côtés du PCF de Marchais, avec pour ambition, rien moins, de « changer la vie ». Santerre, séduit, redevient Mélenchon. L’intéressé n’en assumera pas moins, lors d’un talk-show à la fin des années 1990, cette expérience et cet héritage trotskyste avec fierté. DU PROGRAMME COMMUN AU 21 AVRIL

Mitterrand, ou le totem. Le second “Vieux”. Comme Clemenceau en son temps, interpellé sur la Révolution française, Mélenchon paraît tout endosser – il parle d’un « bilan raisonné », c’est-à-dire positif, dos aux lectures « policières » de l’histoire. Début 2016, il peste, dans les pages de la revue Charles, contre « la légende noire » qu’alimenteraient de concert droite et gauchistes. Foin des esprits chagrins et des langues acides : si Mitterrand ne fut pas un saint, soit, il n’en fut pas moins un « héros » et son pouvoir un « séisme » autant que « le seul chemin révolutionnaire » ouvert, en France, par la grâce des urnes. « Mon blindage doctrinaire a été percé », raconte-t-il,

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lorsqu’il l’entendit pour la première fois lors d’un meeting : le leader du PS parla du bonheur ; une audace incroyable, pour le jeune militant rompu au froid des théories du socialisme scientifique. Il retiendra la leçon. Mélenchon est depuis d’une fidélité sans pli : touchant, humainement ; troublant, politiquement. Mitterrand citait Lénine avant de prendre l’Élysée et céda la place après avoir « fusionn[é] les sphères du pouvoir et de l’argent » (Debray). Dans Quand la gauche essayait, le journaliste Serge Halimi cingle : le règne mitterrandien fut « médiocre ». La classe ouvrière s’est vue disparaître sous les coups de pelle de la flexibilité et l’ancien communiste Yves Montand se plut à chanter la crise. Jean-Luc Mélenchon est élu sénateur en 1986 et cofonde, deux ans plus tard, face à l’ouverture au centre proposée par Rocard, le courant Gauche socialiste. En 1992, il approuve le Traité de Maastricht (erreur qu’il admettra) puis s’oppose, cinq ans plus tard, à celui d’Amsterdam. Il intègre en l’an 2000 le gouvernement Jospin au titre de ministre délégué à l’Enseignement professionnel : « L’exgrande gueule du PS rentre dans le rang », titre Libération. Tony Blair ? Un traître au socialisme, fulminet-il à peine intronisé. La grande gueule est toujours là. Deux ans plus tard, débâcle politique et dépression personnelle : Le Pen estomaque le petit écran et Chirac joue les sauveurs. Mélenchon et Emma-

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nuelli rétorquent par la création du club Nouveau monde : le tandem récuse l’opposition entre radicalité et réformisme (ce que Mélenchon nommera, par la suite, la « radicalité concrète »), condamne le ralliement du PS au modèle démocrate nord-américain et s’oppose à l’Europe libérale. Lula, du Parti des travailleurs, devient président du Brésil : une inspiration, confie le marginal du PS. Une limite – ce sera son mot, dans Enquête de gauche – est franchie en 2007, avec la candidature de Ségolène Royal : Mélenchon dénonce « la mutation idéologique » de son parti, c’est-à-dire son alignement sur la social-démocratie européenne. Mise en place assumée de la mondialisation libérale, adaptation au prétendu “réel”, rengaines de “l’archaïsme”, attaques contre l’État social, coupes dans les dépenses publiques... Il quitte le PS, bien résolu à fonder un parti authentiquement de gauche. AVEC LE PARTI DE GAUCHE, RELECTURES ET RÉVISIONS

« Nous, les membres du Parti de gauche, sommes tous des Oskar Lafontaine, des Hugo Chavez, des Evo Morales Ayma, des socialistes, des communistes, des écologistes, des trotskistes et même des libertaires à notre manière ! Nous sommes tout cela et nous sommes passionnément républicains ! Bref, nous sommes de gauche, en général et en particulier. Nous prenons tout et nous répondons de tout. » Lancement tonitruant du

Mélenchon n’exhorte plus à rassembler la gauche d’opposition, mais à fédérer le peuple, par-delà ses suffrages antérieurs, contre la “caste” chère à Podemos. Le mot “gauche”, argue-t-il, n’est « plus compris par les gens ». Parti de gauche, en 2008. La formation allemande Die Linke, vieille de quelques mois, fait office de modèle. La ligne, se fixant pour dessein de réinventer son camp, se déploie dans un bref ouvrage, L’autre gauche : dépasser le capitalisme par la République sociale, viser une majorité populaire, partager les richesses, imposer la planification écologique et démanteler les politiques de l’Union européenne. Le drapeau du Parti est rouge et vert. “Écologie, socialisme, République”, tel est son triptyque. À rebours du PCF, Mélenchon fait litière de sa tradition productiviste et loue désormais l’écosocialisme – en 2010, il va jusqu’à prendre ses distances avec le modèle de production promu en son temps par Jaurès et, deux ans plus tard, à déclarer qu’il s’interdit le mot


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croissance. Une relecture de Marx lui permet d’appréhender la Nature comme « corps inorganique de l’homme » et d’articuler son logiciel socialiste, matérialiste et républicain à la cause environnementale. Une mutation (d’aucuns parlent de conversion), rendue possible par l’approche dynamique et synthétique de celui qui – rareté dans le champ politique institutionnel – aime à se présenter comme un intellectuel. Mélenchon tend la main à la LCR devenue NPA : nonobstant les divergences, un front commun s’avère possible – les nouveaux anticapitalistes refusent de la saisir, jurant qu’il n’est de révolution réelle que par la base et que l’on ne saurait légitimer quelque sauveur suprême. « ¡Que se vayan todos ! » (Qu’ils s’en aillent tous !), lancèrent les rues argentines en 2001, frappées par la récession économique et le chômage. Près de dix ans plus tard, Mélenchon, hispanophone notoire, reprend la sentence à son compte en couverture d’un ouvrage qui appelle à la « révolution citoyenne » : la plume est populaire (populiste, hurlent les beaux esprits) et le ton oublie de trembler. Renverser l’oligarchie, prendre le pouvoir par le suffrage universel afin d’appliquer un programme de rupture avec l’ordre socio-économique en place, fendre le trône du « monarque présidentiel », rendre leur dignité aux invisibles, mettre à mal le choc des civilisations, « détacher les laisses mentales » et, dans le


sillon latino-américain, convoquer une Assemblée constituante. « Pour nous, la Constituante est la méthode de la révolution par les urnes. Avec Jean-Luc, nous assumons la dimension de rupture profonde inhérente à un processus révolutionnaire tout en refusant sa captation par quelquesuns : c’est une remise à plat à l’échelle du peuple. L’idée est de rompre avec l’ordre actuel par un fait majoritaire. Ce n’est plus la prise du palais d’Hiver, c’est la révolution citoyenne », précise Coquerel. LES NOUVEAUX IMAGINAIRES DE LA GAUCHE

Sur fond d’indignation et d’occupation de l’espace public, en Espagne, Mélenchon parle dru et cru : une touche, une patte, une note grinçante dans la mélopée de l’alternance unique. Il se veut le catalyseur de son temps, le relais des colères et des tourments de cette plèbe qu’il compte réhabiliter. Ses discours remplissent les places de France, poings levés et Marseillaise, mots d’Hugo et odes à la VIe République. Le “peuple”, gros mot ou hochet de l’extrême droite, reprend des couleurs dans la narration progressiste. Un engouement qui se matérialise en 2012 par près de quatre millions de voix à l’élection présidentielle – Mélenchon appelle à « battre Sarkozy », c’est-à-dire, en creux, à voter pour un Hollande

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qu’il a toujours considéré comme l’aile droite de la gauche. Hugo Chávez décède en mars 2013. La presse hexagonale daube le “dictateur”, escortée, comme de juste, par le beau linge de la pensée. Mélenchon, meurtri, mine déconfite, jure poursuivre son combat et revendique la « haine intacte » qu’il porte « aux puissants ». De l’autre côté des Pyrénées, Podemos promet la conversion de l’indignation citoyenne en changement politique effectif (comprendre : institutionnel). Pablo Iglesias s’avance, moto et catogan, et chahute l’imaginaire des gauches radicales européennes : il faut sans plus tarder tourner la page du folklore radical pour unir, dirait Orwell, les gens ordinaires. La gauche n’est plus un signifiant mobilisateur, estime le leader de Podemos : par trop compromis, il n’apparaît plus comme un horizon porteur d’émancipation. Nourris des travaux des théoriciens Laclau et Mouffe, les stratèges de l’organisation espagnole imposent leur axe, leur récit et leur grammaire : le peuple contre les puissants, la patrie contre l’oligarchie, ceux d’en bas contre ceux d’en haut. « Les vieux positionnements idéologiques » ne sont plus pertinents, étaie Iglesias. En Grèce, Aléxis Tsípras remporte, à la tête de la coalition Syriza, les élections législatives de 2015 ; en Angleterre, Corbyn est élu à la tête

du Parti travailliste. Un souffle neuf saisit le Vieux continent. Mélenchon – encombré comme héraut de la rupture par son passé socialiste – multiplie les rencontres et, réceptif à l’époque et aux thématiques inédites qu’elle charrie, cherche à s’ancrer dans ces espaces neufs. Mais le destin sait se montrer sinistre : François Delapierre, figure de proue du Parti de gauche, meurt d’une tumeur au cerveau – Mélenchon comptait sur lui pour assurer la relève... Les élections européennes de 2014 sacrent un Front national “philippotisé” et publiquement soucieux des « oubliés ». Mélenchon, yeux rougis, ne dissimule pas la gravité de la situation : une « vague brune » menace d’engloutir l’Europe et « l’hégémonie culturelle » triomphe désormais dans les rangs nationalistes – il démissionne de la co-présidence du Parti de gauche durant l’été. Désorganisé et traversé de conflits internes, le Front de gauche implose au lendemain des élections suivantes, régionales. 2017 : « LA BONNE » ?

Un mois avant l’émergence de Nuit debout, Mélenchon « propose » sa candidature en février 2016 – une précaution de langage qui ne dupe personne : l’homme se déclare candidat et, pour la première fois de sa carrière politique, sans parti. Coquerel raconte : « Nous n’avons pas


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Il « faut des grands hommes », expliquat-il un jour, capables d’incarner le pouvoir populaire et le grand nombre. Mélenchon dément formellement l’isolement ou la solitude que d’aucuns lui prêtent, jurant être « inséré » dans un vaste collectif. réussi, avec la coalition de partis qu’était devenu le Front de gauche, à constituer un élan majoritaire. JeanLuc Mélenchon en a pris acte et, avec JLM2017, espère profiter de la campagne pour impulser un mouvement de masse à même de recomposer l’espace politique. Après, le débat sur la nature de ce mouvement est pour le moment secondaire. Cela deviendra-t-il un nouveau parti ? Pour moi, Podemos est un parti. Ce qui est essentiel, c’est que cet espace fédère bien plus largement que nos actuels partis ». L’appareil communiste déplore cette percée « en solo » et le NPA, par la voix de Philippe Poutou, s’inquiète du « recentrage » du candidat : Mélenchon n’exhorte plus à rassembler la gauche d’opposition (le système, note-t-il dans

L’ère du peuple, n’a plus peur d’elle car il « parvient à [la] digérer tôt ou tard ») mais à fédérer le peuple, par-delà ses suffrages antérieurs, contre la “caste” chère à Podemos. Le mot “gauche”, argue-t-il, n’est « plus compris par les gens ». Le patriote jacobin qu’il ne s’est jamais caché d’être, pétri des idéaux robespierristes et jaurrèssiens, impose la France comme cadre du combat, en ces temps noués, endeuillés et sensibles à la question souverainiste : la France comme peuple-classe, autrement dit la patrie, contre la trahison des élites. Un discours national-populaire, au sens gramscien du terme, qui heurte les dispositifs classistes (marxistes ou libertaires) de la gauche critique française – ainsi de Philippe Marlière, politologue proche du mouvement Ensemble !, dénonçant son adhésion au « courant républicain conservateur et nationaliste ». « C’est autour du leader que se cristallise le “nous” qui fait le peuple et je ne vois guère d’exemple de mouvement qui ait réussi sans leader », assurait récemment la philosophe post-marxiste Chantal Mouffe. Jean-Luc Mélenchon n’en a jamais douté : le tribun occupe à ses yeux une fonction sacrée et c’est sous les traits du « déclencheur » qu’il se présente volontiers, celui qui « marche devant ». L’architecture mélen-

chonnienne balaie d’un revers de la main les espérances horizontalistes autant que l’anthropologie anarchiste – « mirage » que cela, avaliserait Frédéric Lordon. Le peuple – devenu, sous la plume du député européen, « multitude organisée » – peut, par l’entremise d’un leader unificateur élu et investi, œuvrer au bien commun et à l’intérêt général du haut de l’État. Il « faut des grands hommes », expliqua-t-il un jour, capables d’incarner le pouvoir populaire et le grand nombre seul à même de changer la donne. Mélenchon dément formellement l’isolement ou la solitude que d’aucuns lui prêtent, jurant être « inséré » dans un vaste collectif ; on peut toutefois l’imaginer, dans ce fil qui le tient à Robespierre et Jaurès, tragiques esseulés de leur temps, bien résolu à cheminer, sûr de sa fonction, certain de sa légitimité, par vents contraires – y compris au sein des siens. L’amateur des temps longs sait que l’histoire n’est pas finie. Celui qui, par son verbe et sa faconde, rappelle la IIIe République à notre bon souvenir aspire à faire de la gauche de transformation, une fois reformulée et rénovée, la force motrice du présent siècle. Reste à savoir si 2017 lui en offrira l’occasion – il croit, quant à lui, qu’il se lance cette fois « pour gagner ». ■ léon courlin

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LA CULTURE POPULAIRE AMÉRICAINE S’EMPARE DU MILITANTISME NOIR

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Les stars et l’activisme noir, c’est une longue histoire. Dans les années 1960, l’acteur Sidney Poitier avait contribué, à travers ses rôles et son activisme, à transformer l’image des Noirs sur les grands écrans. À l’époque, d’autres célébrités comme les chanteuses Joan Baez et Myriam Makeba, les acteurs Paul Newman, Marlon Brando, Jean Seberg ou le toujours très actif Harry Belafonte ont eux aussi été les compagnons de route du mouvement des droits civiques et des Black Panthers.

rokhaya diallo Fondatrice des Indivisibles

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Le soir des derniers Oscars, Ava DuVernay et Ryan Coogler – respectivement réalisateurs des films Selma et Creed – avaient réuni une nuée de stars. Non pas à Hollywood, mais à Flint dans le Michigan. Dans le contexte de la controverse relative à l’absence de nominés noirs aux Oscars 2016, qui a indubitablement ébranlé l’édifice hollywoodien, la présence de stars en grande majorité afro-américaines dans la ville de Flint, confrontée à une crise majeure, était une véritable déclaration politique. Durant plus d’un an, les habitants de cette ville pauvre, majoritairement noirs, ont consommé de l’eau empoisonnée au plomb avec la complicité d’autorités peu regardantes. Ce soir-là, au lieu de parader en tenue de gala sur le tapis rouge californien, les musiciens Stevie Wonder et Janelle Monae, la star de Grey’s Anatomy Jessie Williams défilent entre autres sous la bannière du hashtag #JusticeForFlint (“Justice pour Flint”) pour dénoncer le traitement injuste subi par les habitants de Flint, Afro-Américains dans leur immense majorité.

MUSIQUE ET POLITIQUE Sans aucun doute, le bad buzz viral #OscarsSoWhite, taclant la mise à l’écart des artistes noirs des nominations aux Oscars, a été conforté par l’écho social de Black Lives Matter. Ce mouvement, lancé via les réseaux sociaux par trois jeunes militantes pour dénoncer les violences policières contre les AfroAméricains, s’est imposé d’abord via Internet, repris par des personnalités telles que le musicien Kanye West, pour devenir une véritable organisation politique. Désormais, aux États-Unis, les mastodontes de l’industrie du divertissement prennent la parole sans se soucier de ménager un public rétif à l’évocation des questions raciales. En février dernier, la chanteuse Beyoncé a littéralement pris le contrôle de la finale du Super Bowl1, la plate-forme la plus visible du divertissement américain, et plus grand événement télévisé du monde, pour y inscrire 1. Finale de la National Football League, ligue nationale de football américain.


les revendications actuelles des Noirs américains. Avec une chorégraphie ancrée et une esthétique ostensiblement inspirée de celle des Black Panthers, celle dont certains semblaient avoir commodément oublié qu’elle était noire a décidé de le rappeler de manière retentissante en associant musique et politique. Dans le court métrage qui accompagne son nouvel album Lemonade, Beyoncé fait une place de choix aux mères de Trayvon Martin, d’Eric Garner et de Mike Brown, trois jeunes hommes noirs tués par des policiers. DANS L’IMAGINAIRE COLLECTIF Si certains croient déceler de l’opportunisme dans ces accents militants, il faut rappeler que “Queen B” avait déjà manifesté son soutien à des mouvements noirs. Elle avait notamment financé la libération sous caution de plusieurs manifestants de Ferguson arrêtés par la police, tandis que son époux, le rappeur et producteur Jay-Z, a fait un don de 1,5 million de dollars au

mouvement Black Lives Matter, à plusieurs autres organisations engagées dans la justice sociale ainsi qu’aux familles des victimes de violences policières. La télévision se fait également l’écho des préoccupations qui agitent la communauté noire américaine. Ainsi la série à succès Scandal, diffusée sur la chaîne familiale ABC et créée par l’incontournable productrice afro-américaine Shonda Rhimes, a consacré un épisode entier à un crime raciste commis par un officier de police. Quelques mois plus tard, Empire, série de la chaîne Fox, qui narre avec emphase les turpitudes de la famille d’un magnat du hip hop, a mis en scène un don au collectif Black Lives Matter. Le mouvement semble s’être inscrit pour de bon dans l’imaginaire collectif américain. Le géant des comics Marvel, dont les super-héros explosent littéralement le boxoffice depuis une quinzaine d’années, prévoit d’ailleurs de consacrer un film à son premier super héros noir : Black Panther surgira sur les écrans du monde en 2018. 


Fresque du Street-Artist Banksy, photo cc Tom Thai « Suivez vos rêves : Annulation »

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

INÉGALITÉS, LE DÉBAT EST OUVERT (I) Après le désastre du communisme “réel”, la promotion de l’inégalité domine toujours notre temps. Mais la profusion de travaux sur les inégalités rebat les cartes intellectuelles. Premier volet de notre enquête. par bernard marx

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L

L’aggravation des inégalités dans la distribution des ressources de la société inquiète. « Nous sommes en train de renouer avec les pathologies les plus terribles du lien social, les formes d’inégalités croissantes, mais aussi la xénophobie, le nationalisme renaissant », alertait déjà Pierre Rosanvallon en 20111. La concentration des revenus, des richesses, des pouvoirs et des savoirs, s’auto-alimente et n’est soutenable ni pour la sacro-sainte croissance, ni pour le bien-être de chacun, ni pour la démocratie et le vivre-ensemble, ni pour la paix. Face à ces périls, la quasi totalité des partis socio-démocrates offre le spectacle de ceux qui, ayant renoncé à s’attaquer aux pouvoirs de la finance, prétendent maintenant s’attaquer aux inégalités en les redéfinissant comme l’opposition des chômeurs aux smicards, des précaires aux titulaires d’un CDI, des entrepreneurs aux salariés. Un débat intellectuel se construit contre ces dérives. Et lui oppose une nouvelle réforme (option largement dominante) ou un nouveau dépassement du capitalisme globalisé et financiarisé, moteur contemporain de la dynamique des inégalités. « L’ÉGALITÉ N’A PAS À ÊTRE PERFORMANTE »

Depuis des décennies, la vision prédominante considère les inégalités comme nécessaires pour atteindre une prospérité économique finalement profitable à tous. Elle est cependant mise en cause, non seulement par les économistes hétérodoxes, mais par des institutions qui ne le sont pas, comme l’OCDE ou le FMI. Beaucoup partagent le diagnostic de l’économiste Éloi Laurent : « Les inégalités provoquent les crises financières. Elles substituent la rente à l’innovation. Elles empêchent l’essor de la santé et de l’éducation. Elles figent les positions sociales. Elles paralysent la démocratie. Elles aggravent les dégradations environnementales et nourrissent les crises écologiques »2. Mais au nom de quelle finalité tirer la sonnette d’alarme ? À rebours de l’utilitarisme ambiant, la chercheuse au 1. Interview à Libération, 27 août 2011, lors de la parution de son livre La société des égaux (Seuil, 2011). 2. Éloi Laurent, Nos mythologies économiques. Les Liens qui Libèrent, 2016.

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

CNRS, Réjane Senac3, affirme : « L’égalité n’a pas à être performante ». La politologue refuse que l’on soumette les politiques d’égalité aux critères d’efficacité et de performance économique. « Promouvoir l’égalité entre femmes et hommes, la diversité ou l’immigration, comme une démarche économiquement rationnelle et rentable, c’est la soumettre aux conditions de la démonstration de leur performance. » Dans cette logique, souligne-telle, s’il est prouvé que l’égalité a un coût, les politiques discriminatoires et d’exclusion en seraient légitimées. Cela ne doit pas conduire, pour autant, à prendre pour une broutille que l’idéologie inégalitaire soit remise en cause par les faits et par des recherches économiques qui montrent que « les inégalités sont non seulement injustes, mais elles sont tout autant inefficaces »2. Mais « attention, souligne encore Éloi Laurent, à ne pas commettre un grave contresens » : la mesure de l’efficacité économique n’est pas la croissance du Produit intérieur brut (PIB), comme continuent de le faire valoir le FMI ou l’OCDE, qui critiquent les inégalités essentiellement sur la base de ce critère4. « En réalité, c’est du fait de leurs effets néfastes sur les objectifs sociaux finaux, que sont le bien-être des personnes et la soutenabilité des sociétés, qu’il importe de combattre les inégalités. » Des inégalités plus ou moins injustifiables Y a-t-il différents types d’inégalités, certaines sont-elles plus ou moins justifiables ? Les inégalités de salaire selon la qualification, les responsabilités professionnelles ou la qualité du travail sont en général admises. Le combat pour l’égalité ne conduit pas à réclamer le même salaire pour tout le monde. Mais les inégalités de salaire et plus globalement de carrière profession3. Réjane Senac, L’égalité sous conditions. Genre, parité, diversité. Presses de Sciences Po, 2015. 4. Voir par exemple : FMI : E. Dabla-Norris, K. Kochhar, N. Suphaphiphat, F. Ricka, E. Tsounta : “Causes and consequences of income inequalities : a global perspective”, Staff discussion note, Juin 2015. OCDE Focus Inégalités et croissance, 2014. Cela conduit ces institutions de la gouvernance internationale du capitalisme au double langage, sinon à la schizophrénie. En même temps qu’elles constatent que les inégalités peuvent nuire à la croissance, elles prônent l’austérité budgétaire, “l’ajustement structurel” généralisé et la déflation salariale.

nelle selon le genre sont absolument injustifiables car elles reposent sur de prétendues inégalités naturelles. Le paradoxe est que, pourtant, elles sont plus acceptées que les autres. On rejoindra ici Réjane Sénac : la lutte contre ces inégalités ne saurait être soumise à des arguments d’efficacité économique. MONDIALISATION OBLIGE ?

La concomitance entre le creusement des inégalités et la phase nouvelle du capitalisme mondialisé et financiarisé rend la question incontournable : « La mondialisation en cours est-elle le fossoyeur de l’égalité, le poison qui condamne tout espoir de justice sociale ? », interroge l’économiste François Bourguignon5. En général, on distingue les inégalités nationales au sein des pays, les inégalités internationales entre les pays, et les inégalités mondiales entre les citoyens du monde. Selon l’analyse la plus courante, après une période où les inégalités ont diminué au sein de la plupart des pays riches, mais ont augmenté entre les pays, nous sommes passés à une période où les inégalités ont augmenté au sein des pays riches, mais ont diminué entre les pays. Cette évolution, explique François Bourguignon, peut être directement rattachée à la mondialisation des dernières décennies. « L’extension des échanges, la mobilité du capital et de la main-d’œuvre, la diffusion des innovations technologiques comblent peu à peu le fossé entre les pays riches et les pays en développement. Mais en même temps, elles contribuent à modifier la répartition des revenus au sein même de ces économies. La croissance du commerce mondial explique que certaines lignes de production émigrent des pays les plus développés vers les pays émergents, que la demande de main-d’œuvre non qualifiée diminue dans les pays les plus avancés, entraînant une chute de sa rémunération relative. Que partout dans le monde, le haut de la distribution (des revenus) s’aligne sur les pays où l’élite est la mieux rémunérée, et que partout également, les revenus du capital s’accroissent plus vite que ceux du travail »5. Au total, dit cette doxa, la mondialisation a certes un 5. François Bourguignon, La mondialisation de l’inégalité. Seuil – La république des idées, 2012.

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Banksy, photo cc Melissa


ENQUÊTE INTELLECTUELLE

« Les inégalités mondiales sont d’une telle ampleur qu’elles risquent de rendre le monde invivable. Il faut donc s’y attaquer non par charité, mais pour préserver notre planète, notre bien-être et notre capacité à vivre ensemble. » Marie Duru-Bellat, sociologue

coût social dans les pays riches, mais elle permet une diminution massive de la pauvreté mondiale absolue (mesurée selon une limite de 1,25 dollar par jour), et une amélioration substantielle du niveau de vie de centaines de millions de personnes dans les pays émergents, Chine et Inde en tête. Sauf que le monde décrit de cette façon est nettement peint en rose. Un monde toujours hiérarchisé Le recul de l’hyper-pauvreté est surestimé. « Avonsnous de quoi pavoiser quand un tiers de l’humanité vit toujours sous le seuil de deux dollars par jour ? », interroge l’économiste Gaël Giraud6. « La pauvreté a certes reculé en Asie, principalement en Chine. Mais en Afrique sub-saharienne il y a davantage de pauvres extrêmes aujourd’hui qu’il n’y avait d’Africains lors des indépendances. » La mondialisation n’est pas une mécanique huilée qu’il s’agirait d’étendre maintenant à l’Afrique. L’accaparement des richesses et des pouvoirs dans les pays émergents – et notamment dans les pays producteurs de matières premières – fait obstacle à leur développement, alors que l’amélioration des termes de l’échange de celles-ci s’est à nouveau inversée. La diminution des inégalités qui avait pu être réalisée dans certains pays d’Amérique latine est, elle-même, compromise. L’émergence de nouvelles puissances a fait évoluer les relations internationales. La hiérarchie est modifiée, mais elle reste un principe essentiel de fonctionnement 6. Un monde d’inégalités. L’état du monde 2016. Sous la direction de Bertrand Badie et Dominique Vidal. La découverte, 2015.

des relations internationales. Comme l’explique le politologue Frédéric Charillon, « Le retour aux sphères d’influences, cette fois promues par les puissances régionales pour elles-mêmes et non plus par les États-Unis et leurs alliés, vient consacrer le principe de l’inégalité »6. Cela « laisse entrevoir, écrit-il, un retour à des politiques étrangères que l’on pourrait qualifier d’impériales, insistant sur des droits estimés traditionnels et devant donner lieu à des comportements “adéquats” de la part des petits voisins ». Tout cela multiplie les risques de crispations, de conflits identitaires et nationalistes. Démocraties en danger Le creusement des inégalités à l’intérieur des pays riches est insoutenable. « On a une classe de très riches qui profite pleinement de la mondialisation, tandis qu’une grande masse a vu sa situation stagner ou régresser », explique Branko Milanovic, ancien économiste en chef de la Banque mondiale. « Cette divergence d’intérêts vis-à-vis de l’ouverture économique, l’autre nom de la mondialisation, ajoute-t-il, est un grand danger pour les démocraties. Il peut se résumer au concept des deux P : populisme et ploutocratie »7. Branko Milanovic, tout comme l’économiste anglais Anthony Atkinson, plaide pour des politiques redistributives beaucoup plus fortes. « La marge de manœuvre pour introduire des mesures de redistribution, notamment celles qui passent par une augmentation 7. Interview au journal Marianne, avril 2014. Voir aussi Global inequality. A new approach for the age of globalisazion. The Belnap Press of Harvard University Press, 2016.

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« Deux moteurs de la croissance économique, l’agglomération et l’innovation, sont progressivement stérilisés par la rente foncière et les droits de propriété sur les connaissances. » Philippe Askenazy, économiste des dépenses sociales, n’est pas aussi restreinte par la concurrence mondiale qu’on l’a parfois suggéré », affirme ainsi celui-ci8. « Il y a bien un problème budgétaire, ajoute-t-il, mais son issue n’est pas déterminée par des forces purement extérieures. » Cela n’empêche pas qu’il faut agir aussi sur la domination conjointe de la super élite (les 1 %), des firmes multinationales et de la finance sur la mondialisation. Non seulement pour alléger les contraintes pesant sur les inégalités nationales, mais pour combattre des inégalités internationales et mondiales qui restent, de leur fait, totalement insoutenables. Planète équitable, justice globale La sociologue Marie Duru-Bellat souligne l’urgence d’une justice globale9. « Les inégalités mondiales sont d’une telle ampleur qu’elles risquent de rendre le monde tout simplement invivable. Il faut donc s’y attaquer non par pure charité, ni même en fonction de considérations de justice élémentaire, mais pour préserver notre planète, notre bien-être et notre capacité à vivre ensemble. » La crise écologique, le réchauffement climatique changent profondément la donne. « L’obligation de limiter les émissions de carbone à l’échelle de la planète doit être comprise non comme une menace sociale ou une

opportunité de profit, mais comme un levier d’égalité, une chance de réduire les disparités de développement entre les pays et en leur sein », explique pour sa part Éloi Laurent. Des critères de justice climatique internationale, dont il s’efforce de préciser les contours, devraient notamment servir de base à la détermination différenciée des obligations des États.10 La contrainte écologique rend aussi nécessaire et urgente une justice et une solidarité globales concernant les citoyens du monde. Thomas Piketty et Lucas Chancel (chercheur à l’IDDRI) ont calculé les niveaux d’émissions de carbone en fonction des niveaux de revenus11. Ils montrent que les inégalités de “pollutions” climatiques recouvrent les inégalités mondiales de répartition des revenus : « Les 1 % plus gros pollueurs du monde, soit 70 millions de personne (…) émettent à eux seuls environs 15 % des émissions totales, c’est-à-dire autant que les 50 % du bas... Les 10 % plus gros émetteurs du monde étant pour leur part responsables de 45 % des émissions totales ». Non seulement, comme le disent les auteurs de l’étude, « les riches pollueurs doivent payer », mais leur enrichissement sans fin est de plus en plus insupportable pour le reste des habitants de la planète.

8. Anthony B. Atkinson, Inégalités. Éditions du Seuil, Économie Humaine, 2016.

10. Eloi Laurent, Après la COP 21, priorité à la justice climatique, revue L’Économie politique 2016/1 (N° 69).

9. Marie Duru-Bellat, Pour une planète équitable. L’urgence d’une justice globale. Seuil – La République des idées. 2014.

11. Thomas Piketty, Lucas Chancel, Inégalités et émissions de CO2 : comment financer l’adaptation de manière équitable ?, novembre 2015.

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

« R > G » ?

L’ouvrage de Thomas Piketty, Le Capital au XXI siècle a reçu un accueil impressionnant. Rassemblant une masse considérable de données concernant essentiellement les pays développés, il a remis en lumière l’existence d’une tendance fondamentale du capitalisme au creusement des inégalités de revenus et de fortunes, tendance qui aurait été seulement interrompue par les deux guerres mondiales et durant les trois décennies d’après-guerre. Cette tendance serait inscrite dans le fait que le rendement du capital (r) est supérieur, forcément supérieur, à la croissance (g). Il est donc fatal que la part des revenus du capital tende à augmenter… Ce qui est à tous égards insoutenable. Fort de cette analyse, Thomas Piketty prône pour l’essentiel des mesures de redistribution sous la forme d’un impôt progressif mondial sur le capital. e

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L’important c’est la rente Si l’on met de côté les négationnistes, des critiques importantes ont été formulées à l’analyse de Thomas Piketty13. D’une part, il identifie capital et patrimoine (immobilier et financier) des ménages. D’autre part, il s’en tient au constat que le rendement du patrimoine est relativement constant sur longue période. Ni l’entreprise capitaliste, ni l’accumulation du capital dans la production et ses contradictions, ni les crises périodiques et durables du capitalisme n’ont de place dans cette analyse. Ni même non plus la question des rentes que différents économistes, comme l’Américain Joseph Stiglitz ou le Français Philippe Askenazy, placent au cœur de l’aggravation des inégalités. « Le capitalisme est entré dans une double dépendance aux rentes », explique Philippe Askenazy. « Deux moteurs de 12. Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, Seuil, 2013. 13. Voir notamment : Anthony Atkinson, ouvrage cité. Joseph Stiglitz, La grande fracture. Les Liens qui Libèrent, 2015. Philippe Askenazy, Tous rentiers ! Pour une autre répartition des richesses, Odile Jacob 2016. Jean Luc Gaffard, ”Le capital au XXIe siècle : un livre défi pour l’analyse”, revue de l’OFCE, 2014. Frédéric Boccara, “Thomas Piketty et Le Capital au XXIe siècle : Critique sociale superficielle, conservatisme et charlatanisme statistique”, Économie et Politique, août 2014. Gaël Giraud, “Quelle intelligence du capital pour demain ? Une lecture du Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty”, document de travail, 2014.

la croissance économique, l’agglomération14 et l’innovation, sont progressivement stérilisés par la rente foncière et les droits de propriété sur les connaissances. » À quoi l’on peut ajouter les rentes liées à l’hypertrophie du secteur financier et à la financiarisation des entreprises. L’idée principale de ces critiques est qu’il n’y a rien de “naturel” dans l’accaparement des rentes et dans la surexploitation de certains salariés, et que ce n’est donc pas seulement par la redistribution qu’il faut agir. La bonne nouvelle, disent-ils, est qu’on peut le faire. Les rentes, les surexploitations sont la conséquence des lois et des rapports de forces qui fabriquent et organisent les marchés. Les nouveaux droits de la propriété intellectuelle qui privatisent les connaissances – alors que celles-ci sont devenues un facteur de production essentiel – sont le résultat de lois et de réglementations internationales organisées dans le cadre de l’OMC. Ces auteurs s’inscrivent en général dans la recherche d’un capitalisme assaini. Sauver le capitalisme, mais pour la masse pas pour l’élite est le titre programme du dernier livre de l’américain Robert Reich15. « Le nouveau partage des rentes qui résulterait de ces rapports de force remettrait le capitalisme dans les rails du progrès et de l’émancipation » est la dernière phrase du livre de Philippe Askenazy. À la différence de ces analyses, quelques économistes soulignent au contraire les limites systémiques du capitalisme. Ainsi l’économiste néo-marxiste Paul Boccara insiste-t-il sur la possibilité de dépasser les marchés du capitalisme mondialisé16. 14. Liée notamment à la réunion géographique des universités, des centres de recherche et des innovateurs. 15. Robert Reich est l’auteur de The Work of Nations paru en 1991, livre précurseur dans l’analyse des conséquences sociales du capitalisme mondialisé. Ancien secrétaire au Travail de Bill Clinton, il a pris position en faveur de Bernie Sanders. Son livre Saving Capitalism For the many, not for the few (Alfred A. Knopf, Publisher) est paru fin 2015. 16. Dépassement du marché du travail par la sécurité d’emploi ou de formation ; des marchés monétaire et financier par de nouveaux crédits et de nouvelles règles de création monétaire des banques centrales ; du marché des productions par de nouveaux critères de gestion et de nouveaux partages des pouvoirs des entreprises, par une expansion des services publics jusqu’à des biens communs publics de l’humanité. Voir notamment Paul Boccara : Transformations et Crises du Capitalisme mondialisé. Quelle alternative ? Le temps des cerises, 2009.

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« LA SOCIÉTÉ N’EXISTE PLUS »

« Protéger les gens, ce n’est plus leur promettre une société qui n’existe plus. Ce n’est plus de mettre des digues face à la mer ». Ainsi parle Emmanuel Macron pour justifier la loi travail17. Le message est clair. Effectivement, il n’y a plus de société. Le capitalisme mondialisé et la société de marché l’ont tuée. Et c’est une des dimensions majeures de la question des inégalités. Une fabrique d’hommes inutiles Le relatif équilibre de la société salariale, expliquait le sociologue Robert Castel, était notamment fondé sur « l’inscription des individus dans des collectifs qui assuraient leur indépendance sociale et leur donnaient les conditions de base leur permettant de “faire société” avec leurs semblables »18. Il a été rompu, engendrant une véritable fragmentation sociale. La société se défait par le haut. Les 1% ont fait sécession. Ils ne sont plus nos semblables. Ils ne vivent plus dans le même monde que nous19. Elle se défait aussi par le bas. « Notre système économique n’incorpore plus. Il expulse », analyse la sociologue Saskia Sassen20. C’est une grande fabrique de « déchets humains » et « d’hommes inutiles »21. Et dans l’entre-deux, l’incertitude et la précarité s’accroissent. Plus que jamais, il pleut toujours où c’est mouillé et de moins et de moins en moins ailleurs. Pour toutes les ressources (logement et lieu d’habitation, éducation,

carrières professionnelles, revenus et propriété économique), la richesse héritée prend le pas sur la richesse produite22. Refaire société « Un mode de vie, dérivé de la croyance que l’enrichissement de quelques-uns est la voie royale vers la prospérité et le bien-être de tous, s’est substitué au désir humain, trop humain, d’une cohabitation fondée sur la coopération, la mutualité, le partage, la confiance réciproque et le respect »23. Le sociologue Zygmunt Bauman analyse ainsi le consentement social à l’inégalité, et l’écart entre les désirs de justice et d’égalités, et les actes. « Comme l’État ne joue plus le rôle protecteur qui est le sien, explique le philosophe Robert Savidan, les individus en viennent à entrer dans des rapports de concurrence exacerbée. Chacun veut se mettre, avec ceux qui lui sont chers, à l’abri de la précarité. Dans le contexte présent, cela contribue au creusement des inégalités »24. La fin actuelle de la société « est une terrible régression, une contre-révolution silencieuse », constate Pierre Rosanvallon25. Elle est le terreau des replis sur les protections au rabais des relations d’allégeance26 et sur les fausses égalités d’exclusions et de haines. Il n’y aura pas de retour à la société d’avant. Reste l’urgence, celle de refaire société. (À suivre). ■ bernard marx

17. La Tribune, 3 mars 2016. 18. Robert Castel, “Repenser l’égalité”, revue Le Débat 2012/2 (n° 169).

22. Christian Baudelot, L’héritage contre le mérite. Refaire société, Ouvrage collectif. La République des idées – Seuil, 2011.

19. Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, La violence des riches, Chronique d’une immense casse sociale. Éditions Zones / La découverte, 2013.

23. Zygmunt Bauman, Les riches font-ils le bonheur de tous ? Armand Colin, 2014.

20. Saskia Sassen, Expulsions, brutalité et complexité dans l’économie globale. Gallimard, 2016.

24. Robert Savidan, Voulons-nous vraiment l’égalité ? Albin Michel, 2015. Voir aussi François Dubet, La préférence pour l’inégalité. Comprendre les crises des solidarités. La République des idées – Seuil, 2014.

21. Zygmunt Bauman, Vies perdues, La modernité et ses exclus. Payot 2006. Pierre-Noël Giraud, L’homme inutile, Du bon usage de l’économie. Odile Jacob, 2015.

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25. Pierre Rosanvallon, Refaire société (opus cité). 26. Alain Supiot, La gouvernance par les nombres. Fayard, 2015.


Banksy, photo cc vince42



PORTFOLIO

RICHARD JOHN SEYMOUR RAYONS DE COULEURS Capitale du marché de gros pour petits articles de commerce : la spécialité de la ville de Yiwu, au Sud de Shanghai, pourrait lui valoir ce titre. Dans l’immense centre baptisé China Commodities City (ou CCC), des milliers de stands à la configuration identique présentent d’infinies variations d’une gamme de produits – jouets, décorations, articles de ménage, etc. – qui passeront ensuite par les plates-formes et les réseaux logistiques pour être expédiés dans le monde entier. Les vitrines de “l’usine du monde”, en quelque sorte. Cet empire des matières plastiques déchaîne une profusion de couleurs criardes exacerbées par la lumière artificielle. Un photographe ne pouvait qu’en prendre le parti. Richard John Seymour l’a fait en adoptant un point de vue lui-même systématique, consistant à placer le point de fuite très exactement au centre de l’image. Chaque échoppe apparaît comme une boîte, confinée et saturée au point de donner l’impression qu’elle digère les employés qui s’y trouvent, sans autre extérieur imaginable qu’une litanie d’autres boîtes à la fois semblables et différentes. Standardisation générale et variations particulières, surabondance des biens et vide existentiel: une puissante métaphore de la société de consommation mondialisée. Photos Richard John Seymour/INSTITUTE

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LE DOSSIER

LA POLITIQUE REPREND PLACE

Douze journées de manifs, des grèves, des places occupées : après l’impensable projet de déchéance de la nationalité, la loi travail et le mouvement social qu'elle a déclenché ont relancé la machine à projets. Il faut tout repenser. Le travail, la République, la démocratie, la verticalité et l’horizontalité… La politique est de retour, mais elle va devoir changer.  photos louis camelin

Agora de la place de la République, deux semaines après l’installation de Nuit debout au centre de Paris.

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L

Les temps s’entrechoquent. Celui des grands questionnements et celui de la présidentielle. Clémentine Autain dresse un tableau de ce moment si particulier où les calendriers peuvent se rencontrer (p. 51). Retour sur trente ans de « Je t’aime, moi non plus » entre mouvements sociaux et politique (p. 54). Néanmoins, n’écoutant que leur courage et leurs souvenirs, les nuitdeboutistes n’hésitent pas à s’attaquer au saint des saints : repenser la République, imaginer une nouvelle Constitution. Rencontre avec ces fous raisonnables et éclairages de l’historienne de la Révolution, Sophie Wahnich (p. 58). Nicolas Haeringer confronte son expérience chez les altermondialistes avec ce mouvement qui cherche de nouvelles façons de fonctionner (p. 60). Détours par l’Espagne et l’Angleterre où les places publiques ont également catalysé de nouvelles approches politiques (p. 64). Et pour finir, Chantal Mouffe expose longuement sa proposition d’un populisme de gauche (p. 68), que Roger Martelli discute (p. 74).

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LE DOSSIER

LA FRANCE NE S’ENNUIE PLUS Le long printemps 2016 a été marqué par la révolte contre le déni démocratique d’un système politique qui se meurt, mais ne se rend pas à l’évidence d’un indispensable changement. Des voix s’élèvent enfin, l’élan ne doit pas retomber. « Nous voulons la parole, nous exigeons d’être entendu. Nous n’acceptons plus de subir les choix d’une poignée de dirigeants financiers et politiques. Nous aspirons à décider de nos vies. » C’est en substance ce qui ressort des mobilisations du printemps 2016. Cet hiver, « l’irrésistible ascension » de l’extrême droite faisait la une des journaux, l’identité polarisait le débat public, le fond de l’air semblait à la résignation. Et puis… La chemise arrachée d’un cadre d’Air France a symbolisé le regain de la conflictualité. La peine infligée aux Goodyear a ravivé une colère sociale qui semblait perdue dans les limbes du ressentiment. Plus substantiellement, le mouvement contre la loi El Khomri, les Nuit debout ont changé le climat social et politique. La France ne s’ennuie pas, elle a du ressort. L’esprit critique n’y sommeille plus, il s’affirme. Jusqu’où ? RADICALISME DÉMOCRATIQUE

Notre période est marquée par l’expression d’une exigence démocratique à tous les étages. La direction d’Air France décide de licencier massivement alors que l’entreprise engrange des profits : les salariés revendiquent d’être partie prenante des décisions stratégiques de leur entreprise. Les Goodyear ont été condamnés à des peines incroyablement lourdes pour avoir exprimé trop brutalement leur refus d’une

“restructuration” (brutale, mais cette violence-là n’est pas sanctionnée, elle est encouragée par toute une batterie de normes et de lois) : le soutien qui leur a été apporté dénonçait un déni de démocratie, la pénalisation des conflits sociaux. La loi El Khomri fut l’occasion d’une arnaque démocratique de haut vol ! Le gouvernement était minoritaire au Parlement, minoritaire parmi les Français rejetant sondage après sondage cette casse du code du travail, isolé face à une fronde du monde du travail dans la rue. Pourtant, François Hollande et Manuel Valls se sont obstinés à imposer de façon autoritaire leur loi via le 49.3 et un rêve énoncé d’interdiction de manifester. L’affaire était donc de la plus haute importance… Dans la rue comme sur les réseaux sociaux, les anti loi travail ont dénoncé sur tous les tons et à raison la démocratie en lambeaux. Dans le même temps, les Nuits debout ont pris place. En plein état d’urgence, des citoyennes et citoyens ont fait corps ensemble pour prendre publiquement la parole. Si les questions en débat furent foisonnantes, le cœur de ce qui s’est discuté touche à la démocratie. Chacune, chacun, à part égale, a eu droit au micro pour exprimer son point de vue. Pas de chef, pas de porteparole, pas de confiscation des décisions : le parti pris démocratique s’est énoncé avec radicalité. Ce fut une

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En plein état d’urgence, des citoyennes et citoyens ont fait corps ensemble pour prendre publiquement la parole. Si les questions en débat furent foisonnantes, le cœur de ce qui s’est discuté à Nuit debout touche à la démocratie. façon éloquente de mettre en cause notre démocratie représentative qui ne représente plus grand monde. Ce fut une manière d’interpeller le fonctionnement des partis politiques traditionnels. Alors que l’interrogation sur son débouché devenait insistante, les Nuits debout produisaient du déjà-là. Parce qu’il fut question de la conscience de notre force, le nombre. Parce que le débat a suscité en lui-même de la politisation. Parce que Nuit debout a semé des graines, indiqué un état d’esprit, quelque chose comme : « Nous voulons compter, nous voulons dessiner un nouvel horizon et pouvoir nous projeter dans un autre monde que celui des profits, de l’austérité, du consumérisme, de l’oligarchie qui domine ». Ce n’est pas rien. COMPRENDRE CE QUI S’EXPRIME

L’exigence démocratique se crie sur tous les toits et tous les tons. Les ZAD qui s’installent ici et là ne visentelles pas à inviter les habitants, les citoyens à prendre en main l’avenir de leur territoire, contre la technocratie ou les lobbies économiques ? À Notre-Dame-des-Landes, les conditions mêmes du référendum sur l’aéroport ont été jugées non démocratiques par les collectifs citoyens opposés au projet. Ainsi va l’époque, qui voit fleurir les comités d’usagers des services publics ou les reprises d’entreprise par les salariés sous forme coopérative. Que toutes ces voix se heurtent à un mur institutionnel,

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à un système politique complètement dévitalisé, c’est l’évidence. Mais ce qui se passe, c’est précisément l’irruption de voix dissonantes qui ont bien l’intention de se faire entendre. Face à ce foisonnement, la tentation de mettre de l’ordre, de rechercher un “débouché”, une “traduction politique” immédiate est grande. L’urgence n’est-elle pas à comprendre ce qui s’exprime ? Autrement dit, face au mouvement, ce qui importe en premier lieu, c’est d’entendre le déjà-là. Ce que produisent ces mouvements est immédiatement politique par l’expérimentation individuelle et collective qu’ils recèlent, par le changement des termes du débat public, par la conflictualité sociale qui s’aiguise. L’effet se mesurera dans la durée, mais le champ politique ne peut pas ne pas être bousculé par ces événements. Reste à savoir ce qui sera entendu et porté. Après quatre ans de présidence Hollande, la gauche se retrouve dans un piteux état. Que peut bien vouloir dire le mot “gauche” pour les jeunes générations ? Derrière le terme, c’est évidemment une certaine idée de l’émancipation qui s’est abîmée. Une fracture, particulièrement approfondie par Manuel Valls, s’est installée entre ce que l’on appelle le “peuple de gauche” et les tenants du gouvernement qui mène, au nom de la gauche, une politique de droite. Les défenseurs d’une politique de gauche, convaincus de la nécessité de ruptures avec l’ordre dominant, néolibéral, consumériste, inégalitaire et si peu démocratique, devraient se rassembler pour bâtir un nouvel espace politique dans lequel pourraient se retrouver celles et ceux qui ont pris le parti de l’esprit critique au printemps. SUR UNE LIGNE DE TENSION

La présidentielle est un piège de la Ve République particulièrement redoutable pour ces forces exigeantes sur le terrain de la démocratie. Cette élection n’en reste


François Ruffin, directeur du journal Fakir et réalisateur du film Merci patron, en assemblé générale à la Bourse du travail.

pas moins structurante du champ politique et donc difficilement contournable. La rendre utile pour que grandisse l’alternative sociale et écologiste reste un défi. Fort d’intentions de vote non négligeables, le situant pour l’heure au-dessus de son score de 2012, Jean-Luc Mélenchon a permis de consolider un espace politique à gauche dissocié du désastre gouvernemental. Affirmer qu’il ne serait pas candidat dans une primaire de toute la gauche fut de ce point de vue déterminant. Pour autant, la façon de présenter sa candidature, en bâtissant un mouvement autour de sa personne (jlm2017), se trouve en contradiction avec la soif de démocratie qui s’est exprimée. S’imposer de la sorte en prétendant qu’il n’y a pas d’autres candidatures possibles, légitimes, constitue une forme de dissonance. Ce qui grandit, c’est la volonté de chaque individu et collectif de compter, de participer, de choisir.

Faute de partenaires, Jean-Luc Mélenchon avait-il la possibilité de procéder autrement ? Sans doute, mais force est de constater que les contradictions entre les codes d’un système politique cadenassé et les rêves d’horizontalité et de pluralisme qui caractérisent notre époque sont difficiles à surmonter. La juste tension entre efficacité et démocratie plus grande se cherche dans l’espace politique. À vouloir sans cesse attendre en rêvant d’une horizontalité totale et d’une subversion sans compromis avec les normes politiques en vigueur, on peut chuter sur la marginalité. À vouloir aller trop vite en reprenant les recettes verticales du passé, on peut perdre le fil de ce qui permet un engagement durable de masse – et donc divers. C’est sur une ligne de crête, de tension, que le chemin du renouveau peut se trouver. Encore faut-il le chercher. ■ clémentine autain

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COMMENT LA SOCIÉTÉ SE RÉVOLTE CONTRE UN POUVOIR CONFISQUÉ ? Amorcée puis aggravée depuis une trentaine d’année, la rupture entre citoyens et élites politiques semble aujourd’hui consommée. Retour sur une défiance qui n'en finit pas. « Que no nos representan ! » : ils ne nous représentent pas. L’un des slogans phares du mouvement des Indignados espagnols irrigue depuis cinq ans la contestation qui s’est dressée sur nombre de places occidentales. En France, Nuit debout et le mouvement contre le projet de loi travail ne font pas exception à la règle : les citoyens mobilisés enfoncent un coin supplémentaire dans une crise de régime qui n’a de cesse de s’aggraver, prenant acte d’une classe dirigeante et d’un système de représentation politique devenus incapables de servir les intérêts du peuple. LIQUIDATION DES ALTERNATIVES

Depuis les années quatre-vingt, les signes d'une prise de distance vis-à-vis des dirigeants politiques, puis des institutions elles-mêmes, se sont multipliés. Peu à peu, la

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méfiance s'est transformée en défiance. Premier message : la “protestation silencieuse” des abstentionnistes, qui n'a cessé de grandir depuis trente ans, hormis pour les élections présidentielles. Dans le même temps, le FN a capté une part croissance de la colère sociale qui persiste à s'exprimer par la voie électorale, et le vote sanction des majorités parlementaires sortantes est devenu quasi-systématique. Deux coups de semonce électoraux ont annoncé une accélération du processus : le 21 avril 2002, qui témoigne d'un gros malentendu entre le PS et une partie de sa base électorale ; surtout, le “non” au référendum de 2005, exprimé de manière franche (54,6 %) malgré la campagne quasi-unanime des élites politiques et médiatiques. À ce jour, la facture de cette expression bafouée reste encore à solder. Les racines du divorce sont cepen-

dant plus anciennes. Après l'effervescence contestataire des années soixante-dix, et l’arrivée au pouvoir d’une gauche unie, le tournant de la rigueur du gouvernement Mauroy douchait en 1983 les espoirs. La gauche se coulait dans le moule du “TINA” énoncé par Margareth Thatcher. La gauche dans son ensemble, tout comme la croyance dans la possibilité du changement, en portent encore les séquelles. La transformation des appareils politiques censés représenter la société, notamment les classes moyennes et populaires, a contribué à l'instauration de cette “grande coupure” : « Alors que le parti mitterrandien s'est construit par l'intégration de militants issus des mouvements sociaux et du secteur associatif, la tendance est, depuis maintenant plus d'une vingtaine d'années, à la fermeture des positions partisanes dominantes aux militants


LE DOSSIER

D'un côté, une élite politique refermée sur son agenda de réformes néolibérales, arc-boutée sur les institutions de la Ve République. De l'autre, des représentations politiques et syndicales, qui ne permettent plus aux classes populaires et aux classes moyennes de peser sur le jeu politique. de base, relève le sociologue Lilian Mathieu1. Non seulement le PS est progressivement devenu un parti dominé par les professionnels de la politique (…), mais sa conversion au social-libéralisme, confirmé et amplifié lors de chacun de ses passages au pouvoir ultérieurs, a nourri la rancœur d'un grand nombre de militants de différentes causes. » UNE CRISE POLITIQUE GLOBALE

En France, l'autonomisation du politique est-elle tellement avancée qu'il deviendrait impossible aux forces de la société d'en infléchir l'agenda ? Dès l'origine, le système politique, conçu après-guerre autour d'un État centralisé et d'une technostructure puissante, est pensé comme une soustraction du politique aux intérêts “catégoriels” de la 1. Lilian Mathieu, La démocratie protestataire. Mouvements sociaux et politique en France aujourd'hui, Presses de Sciences Po, 2011.

société. Recrutant dans les milieux aisés, les grandes écoles comme l'ENA produisent une élite réputée “éclairée” – parce que diplômée, compétente, cultivée – en principe chargée d’œuvrer à la recherche de l'intérêt général. Excessivement délégataire, cette configuration du pouvoir ne peut être légitime et s'inscrire dans la durée qu'en s'appuyant sur le compromis social redistributif scellé entre les forces dominantes à la Libération. Depuis les années 80, la crise du monde ouvrier, PCF en tête avec sa galaxie d'organisations, a laissé les classes populaires orphelines de leur principal outil d'intégration politique et militante. Les organisations syndicales paient aussi le prix de ce mouvement, affaiblies par la mondialisation et par les nouvelles formes d'organisation des entreprises. Fixées, dans les années soixante, sur des luttes visant avant tout à peser auprès de l’État sur la

répartition des fruits de la production, ces dernières se trouvent privées, lorsque les autorités ferment peu à peu les vannes de la redistribution, de l'une de leurs principales sources de légitimité sociale. Au début des années 2000, les composants de la crise actuelle sont réunis. D'un côté, une élite politique refermée sur son agenda de réformes néolibérales, arc-boutée sur les institutions de la Ve République. De l'autre, des représentations politiques et syndicales, qui ne permettent plus aux classes populaires et aux classes moyennes de peser sur le jeu politique. Dans l'Hexagone, les défaites accumulées par des luttes sociales essentiellement défensives ont permis au Front national de capter à son profit, par la voie électorale, une colère qui cherche maintenant à se faire entendre par tous les moyens. Le mouvement contre la loi travail, dans la multitude de ses formes,

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ouvre-t-il une alternative à l'arrivée au pouvoir de l'extrême droite ? CHANGER LA POLITIQUE POUR EN REFAIRE

L'un des enjeux essentiels concerne aujourd'hui la mise en chantier d'une force politique capable de construire de nouvelles articulations avec la société, et tout particulièrement avec des mouvements sociaux qui, depuis 1995, ont joué la carte de l'autonomie. Les “alter” avaient ainsi fait leur la philosophie du mouvement de libération zapatiste, résumée en 2002 par la formule du sociologue John Holloway : « Changer le monde sans prendre le pouvoir ». Le politique sera-t-il capable de s'articuler avec le mouvement social, non pour l'instrumentaliser ou le soumettre, mais pour lui servir de point d'appui au sein des institutions ? De nombreuses voix s'élèvent pour réclamer une transformation radicale du fonctionnement de la représentation politique, afin de lutter contre les logiques de captation du pouvoir. Ce point de vue part du postulat que pour changer les politiques, il faut renouveler le personnel politique qui les conduit.

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La “circulation des élites”, selon l'expression employée par les politologues, devient un enjeu de la démocratie, conditionnant la possibilité de conduire et de renouveler des politiques de transformation sociale. Interdiction du cumul des mandats, limitation des fonctions électives dans la durée, possibilité de révocation des représentants, mise en place de dispositifs de contrôle de l'action des élus et de lutte contre la corruption… Les propositions ne manquent pas. Dans leur dernier ouvrage2, le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval proposent ainsi d'instaurer « la rotation des charges qui garantit l'égalité des citoyens relativement à l'exercice du pouvoir en permettant à [chacun] d'être tour à tour gouvernant et gouverné. La non-rééligibilité ou la nonreconductibilité dans les fonctions publiques est la règle non-négociable de toute mise en commun politique ».  thomas clerget

2. Pierre Dardot, Christian Laval, Ce cauchemar qui n'en finit pas, comment le néolibéralisme défait la démocratie, éditions La Découverte, 2016.


LE DOSSIER

Différentes commissions se tiennent sur la place de la République afin de discuter de l’ordre du jour.

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LA CONSTITUANTE DANS LE MOUVEMENT SOCIAL : PRÉALABLE OU ABOUTISSEMENT ? La conscience d'une profonde crise de la représentation va en s'étendant. Dans les ateliers constituants de Nuit debout comme ailleurs, on veut écrire une nouvelle Constitution. Une révolution démocratique à mettre au cœur des mobilisations anticapitalistes ? Loin d’être une spécialité technique et aride pour juristes chevronnés, la Constitution est un enjeu qui enflamme le cœur des militants, et trouve toute sa place dans le mouvement actuel de contestation de “la Loi El Khomri et son monde”. « Écrivons la Constitution de la République sociale », lance ainsi en assemblée générale de Nuit debout l’économiste Frédéric Lordon, le 3 avril, suscitant un tonnerre d’applaudissements place de la République. Mais certains n’avaient pas attendu le discours de l’économiste, co-initiateur du mouvement, pour réfléchir à comment redémocratiser les institutions et en finir avec une Ve République quasi-monarchique qui peut imposer des lois antisociales à coups de 49.3. Dès le premier jour, des jeunes galvanisés par la réussite surprise de l’appel à « ne pas rentrer après la manif » se sont mis au travail. Parmi eux, Saba, étudiant de sciences politiques à Paris 1, avait été sensibilisé à la question du tirage au sort par son professeur Loïc Blondiaux. Il avait participé un temps au M6R, le mouvement de Jean-Luc Mélenchon pour une VIe République, mais avait été rebuté par « l’aspect virtuel et désincarné des discussions qui se faisaient surtout sur le site Internet ». Les rassemblements en chair et en os de Nuit debout le motivent pour s’y remettre : il crée avec une camarade la commission Constitution, composée

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de trois sous-groupes : l’un recueille les doléances des citoyens, l’autre organise des ateliers constituants pour s’entraîner à la rédaction d’articles, et le dernier œuvre à la mise en place d'un tirage au sort à l'échelle nationale d'une Assemblée constituante, chargée d’écrire ou de voter la nouvelle Constitution. CRISE POLITIQUE, CRISE DÉMOCRATIQUE

« La question constitutionnelle est discutée partout où il y a une crise politique et un désir de refabriquer les règles du jeu, que ce soit en France, au Chili, au Québec. Ce qui est nouveau en France depuis Nuit Debout, c’est la visibilisation et l’extension du mouvement », estime Sophie Wahnich, historienne de la Révolution française, membre fondatrice du mouvement des Conseils d’urgence citoyenne, lancé en janvier 2016, en réaction à la prolongation de l’état d’urgence et de la réforme du code pénal. Ce jeudi 28 avril, une vingtaine de curieux sont venus discuter avec Saba en commission. Les questions fusent : « Le projet se veut-il apartisan ou apolitique? », « Peut-on rémunérer les mille tirés au sort qui rédigeront la Constitution pendant six mois par crowdfunding? », « Si nous rêvons de tout réinventer, pourquoi restons-nous enfermés dans le cadre mental de la loi, dans les catégories de l’État et du pouvoir ? » « En Islande comment ont-ils


LE DOSSIER

fait, et au Venezuela ? » « Pourquoi l’Assemblée constituante ne serait-elle pas élue ? Cela lui donnerait plus de légitimité ? » « Faut-il pondérer le tirage au sort (âge, genre, catégorie socioprofessionnelle) pour que l’assemblée reflète la diversité de la société » ? Certains avertissent : « Les élections sont un piège ! En 1848, l’Assemblée constituante a été élue et ça a été un raz de marée conservateur » Que les affaires institutionnelles intéressent, on le sait en France depuis que les citoyens s’en sont massivement emparés lors du débat sur le Traité constitutionnel européen en 2005. L’enseignant Étienne Chouard était devenu une vedette de la campagne pour le “non” : dès l’année suivante, il lançait des ateliers constituants. « Beaucoup d’entre nous avons été initiés à ce débat par Chouard, mais depuis, nous nous sommes familiarisés avec les travaux d’autres auteurs comme Jacques Testard ou Yves Sintomer », explique Maxime, actif dans des ateliers à Avignon. RÉÉCRIRE LE CONTRAT SOCIAL

Mais n’est-ce pas mettre la charrue avant les bœufs que de rédiger aujourd’hui une Constitution qui, pour qu’elle apporte un tant soit peu des changements significatifs, ne peut être que le produit d’un processus révolutionnaire ? « Bien sûr que la Constitution sera un aboutissement du processus révolutionnaire, mais c’en est aussi un levier. Il ne faut pas attendre que nos formations politiques aient gagné pour écrire le contrat social : c’est le fait de l’écrire en amont qui redonne espoir, qui enclenche le processus révolutionnaire. On doit mettre en circulation dès maintenant des imaginaires sociaux, des possibles et de la réappropriation du pouvoir du souverain populaire, de manière à ce que le jour où on a une Constituante, ce soit des modèles constitutionnels audacieux qui soient à disposition. Ces ateliers constituants sont comparables aux débats des concours académiques auxquels avait participé Jean-Jacques Rousseau au XVIIIe siècle et qui ont contribué à la diffusion de ses idées », rappelle Sophie Wahnich. Chacun peut spéculer sur les circonstances qui ouvri-

« Bien sûr que la Constitution sera un aboutissement du processus révolutionnaire, mais c’en est aussi un levier. Il ne faut pas attendre que nos formations politiques aient gagné pour écrire le contrat social. » Sophie Wahnich, historienne

ront la possibilité d’une Constituante : certains imaginent une insurrection à la suite d'une grève générale, d’autres misent plus modestement sur une éjection du premier ministre Manuel Valls, d’autres encore espèrent la victoire d’un candidat à la présidentielle, en 2017 ou 2022, qui promettrait de convoquer une Constituante aussitôt au pouvoir. Jean-Luc Mélenchon s’y engage dans son programme, mais une partie des militants préféreraient une figure “vierge” de toute pratique politique traditionnelle. Cécile, une autre militante d’Avignon, est plus patiente : « Pour moi ces ateliers constituants ont surtout une fonction d’éducation populaire. Les gens doivent prendre conscience du fait qu’aucun changement n’est possible sans refondation constitutionnelle. Mais les effets se feront sentir à long terme, dans dix à quinze ans ». QUELLE SYNTHÈSE ENTRE “DÉMOCRATES” ET “GAUCHISTES” ?

Quelle que soit la voie, « il faudra que le jour J, les Français soient déjà des citoyens actifs et non pas des électeurs passifs qui se satisfont de mettre un bulletin dans l’urne

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tous les cinq ans, avertit Maxime. Si on ne s’est pas entraînés au préalable à écrire des articles de loi, les citoyens se feront doubler par les professionnels de la politique qui imposeront un texte conservateur ». Pour Frédéric Lordon, se projeter dès aujourd’hui dans l’horizon lointain de la Constituante, « c’est une manière de mettre des problèmes à l’agenda du débat public. C’est une manière de poser fermement dans l’escape public qu’il y a un problème avec les institutions de la dépossession ». Reste à voir si la “République sociale” dont il rêve, celle qui en finit avec « l’empire du capital sur la société » en se débarrassant de « la propriété privée des moyens de production », et en instituant « la propriété d’usage », trouve un écho dans les ateliers constituants. « C’est l’éternel problème : pour caricaturer, on pourrait dire que beaucoup de démocrates ne sont pas des gauchistes et réciproquement, résume Judith Bernard, qui avait été très

impliquée dans le M6R. D’un côté, les premiers ont tendance à se focaliser sur les outils de la démocratie directe et participative (les rotations de charge, la révocabilité des mandats, etc) et refusent de se prononcer sur le contenu économique ou idéologique, de gauche ou de droite, de la Constitution. Et inversement, les seconds ont la tendance peu démocratique à s’appuyer sur une avant-garde éclairée, celle de leurs propres “experts”, comme Friot ou Lordon ». Pas toujours facile de concilier les exigences démocratiques et anticapitalistes… « Pour ma part, pondère Judith Bernard, j’essaie de convaincre les uns et les autres que c’est une fausse antinomie : les gauchistes doivent se soucier de l’assentiment démocratique pour que leur projet soit légitime ; et la démocratie vraie étant impossible dans un monde de droite régi par le pouvoir de l’argent, un démocrate conséquent se doit d’être de gauche. »  laura raim

LES VARIATIONS ALTERMONDIALISTES DU CONSENSUS La recherche du consensus et le désir de démocratie directe caractérisent le mouvement altermondialiste comme les mouvements d'occupation des places. Si le but est le même, les approches divergent significativement, explique Nicolas Haeringer, militant altermondialiste. Début avril 2004, le Conseil international (CI) du Forum social mondial (FSM) se réunit en Italie, pour une réunion cruciale. Il s'agit de finaliser le processus d'organisation du prochain rendez-vous de janvier, à Porto Alegre. Le cinquième FSM accueillera plus de 150 000

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participants. Le CI fonctionne par consensus car ses membres (80 organisations à l'époque, plus de 120 désormais) n'ont jamais recours au vote. Et il suffit qu'une seule organisation soit en désaccord pour que la discussion se prolonge. Las des discussions qui s'éternisent, un

syndicaliste sud-africain finit par exploser et tancer le représentant français d'un petit collectif : « Je viens ici pour représenter des milliers d'ouvriers, et toi, putain, tu es qui ? » Quelques longues heures plus tard, le CI parviendra toutefois à prendre une décision radicale :


LE DOSSIER

laisser les participants auto-organiser l'ensemble du programme du FSM – plus de mille ateliers et séminaires, avec huit langues de travail1. MÉTHODOLOGIE DU CONSENSUS

Une telle altercation aurait été impossible dans une assemblée de Nuit debout, d'Occupy Wall Street ou des campements Indignés. Les assemblées (générales ou populaires) s'y sont imposées comme une forme incontournable d'expérience et de renouvellement de la délibération et de la démocratie, via la prise de décision par consensus. Celle-ci ne peut aboutir sans respecter un principe cardinal : le refus absolu de toute forme de délégation et de représentation. Les assemblées de Nuit debout, d'Occupy ou des Indignés rassemblent ainsi des individus qui ne sont pas autorisés à parler autrement qu'en leur nom. Ils ne représentent personne d'autre qu'eux-mêmes (ou qu'un groupe de travail dont la création a été validée par l'Assemblée) et ne portent aucune autre parole que la leur (ou celle dudit groupe de travail). Dans ce cas, la prise de décision par consensus implique d'agréger des individus, dans une unité de temps et de lieu. 1. L'anecdote, auquel l'auteur de ces lignes a assisté, est également relatée par Teivo Teivanen, dans son article "Occupy representation and democratise prefiguration : Speaking for others in global justice movements", Capital & Class 2016.

Qu'un seul de ces éléments viennent à manquer et le consensus serait introuvable, grippant l'aspiration à une démocratie réelle, c'est-à-dire directe : le consensus s’avère imperméable à toute forme de représentation ou de délégation. L'expérience altermondialiste montre pourtant qu'il est possible de concilier consensus et représentation – autrement dit, de construire des espaces de coopération entre des organisations et des réseaux de masse, des collectifs informels et affinitaires, des groupes n'ayant que quelques membres, voire des individus ne représentant personne d'autre qu'eux-mêmes. Une assemblée d'égaux sur les places occupées, un espace hybride chez les “alter” – au sein desquels les ordres de grandeur sont extrêmement divers (la Via Campesina représente par exemple deux cents millions de paysans et pécheurs). Des deux côtés, un même choix : prendre des décisions par consensus, une méthode souvent décriée pour sa rigidité. LA PLACE DE L'ASSEMBLÉE

Comparer l'expérience altermondialiste à celle des camps et occupations qui se sont multipliés depuis 2011 montre pourtant que cette rigidité est une idée reçue : ce qui caractérise la prise de décision par consensus, c'est bien sa plasticité. Dans les assemblées organisées sur les places, la contrainte initiale (absence de toute forme de représentation ou de délégation) s'accompagne d'une minutie pro-

cédurale : le consensus se construit par le truchement de dispositifs spatiaux (par exemple la division de la place de la République en différents espaces dédiés aux assemblées, à la cuisine, aux groupes de travail, etc.), gestuels (les mains agitées pour appuyer ou contester) et vocaux (le microphone humain d'Occupy Wall Street2) agencés avec soin. Ces dispositifs constituent autant de contraintes, choisies comme subies : le microphone humain est ainsi la conséquence de l'interdiction par la police new-yorkaise de l'usage des mégaphones et micros. Toutes s’avèrent faciliter la construction du consensus. Chez les altermondialistes, les contraintes visent plutôt à limiter le pouvoir (formel ou non) des acteurs situés au centre de l'espace. Les organisateurs des forums sociaux ont ainsi veillé à instaurer une distinction nette entre des espaces de nature différente : le forum social lui-même et les instances chargées d'organiser le forum. Il s'agit de séparer l'espace de discussion, de débat et d'élaboration (le FSM) de l'instance dans lesquelles sont prises les décisions relatives à l'organisation de cet espace. Ce choix tranche nettement avec l'expérience de Nuit debout, d'Occupy et des Indignés : les assemblées y sont le point de départ et le point d'arrivée du processus de discussion et de délibération. 2. Procédé consistant à répéter, à l'unisson, les propos de l'orateur.

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La place de la République rebaptisée place de la Commune.

LA PÉRIPHÉRIE AU CENTRE

Le choix du mouvement alter peut apparaître comme un décalque des organisations hiérarchiques dotées d'un bureau politique qui échappe au contrôle du reste de l'organisation. Mais ici, personne ne peut s'exprimer au nom du Conseil International – encore moins au nom de l'ensemble des participants au FSM. D’ailleurs, la charte du Forum social mondial prohibe toute déclaration finale : le FSM ne peut prendre aucune décision ou position en tant que tel. Le FSM est ainsi construit comme un cadre accueillant de multiples discussions et débouchant sur de multiples initiatives et décisions. Par ailleurs, les militants alter ont

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déployé énormément d'énergie pour mettre la “périphérie” au centre des forums sociaux, repoussant le centre (les instances de décision) vers celle-ci. Au cours des premières éditions du FSM, les grandes conférences, organisée par le CI, captaient l'essentiel de la visibilité et des ressources du forum. Les activités dites “libres” étaient reléguées (y compris géographiquement) : elles n'apparaissaient pas toujours dans le programme et se tenaient dans des lieux excentrés. En l'absence de déclaration finale, décider du contenu du programme du FSM était le seul pouvoir dont jouissaient les organisateurs des forums sociaux. Le programme (ses axes thématiques comme les intitulés des

grandes conférences) valait déclaration politique, en ce qu'il venait proposer un cadre d'interprétation de la mondialisation néolibérale et des stratégies visant à la contrer. Depuis 2005, l'essentiel, sinon la totalité du programme du FSM est composé d'activités “auto-organisées”. Et les espaces dédiés à ces activités sont situés au cœur du lieu dans lequel se tient le FSM. ANCRAGE LOCAL, DYNAMIQUE GLOBALE

Il apparaît ainsi que garantir les conditions indispensables à l'horizontalité et à la démocratie directe ne dépend pas uniquement des dispositifs d'animation de réunions. Les alter ne sont toutefois pas par-


Bas-relief sur le piédestal de la statue de la République.

venus à suivre cette voie médiane, entre horizontalité et délégation sur la durée. Douze ans plus tard, le Conseil international n'a pas réussi à se renouveler et la capacité des organisateurs du FSM à innover pour garantir l'esprit horizontal du FSM s'est étiolée. Sans doute est-il un événement trop lourd à organiser pour que l'énergie critique se maintienne au-delà de quelques années. Surtout, la multiplication des forums sociaux et leur essaimage en forums régionaux ou continentaux ont contribué à inscrire l'altermondialisme dans un espace abstrait, largement déterritorialisé et peu contextualisé. L'apport majeur de la vague d'occupations et d'assemblées qui a débuté en 2011 tient d’abord à sa capacité

à construire une dynamique globale à partir d'un ancrage territorial (la Puerta del Sol, le parc de Zucotti, la place de la République). Ce “translocalisme”, qui tranche avec le “transnationalisme” alter, est sans doute riche d’enseignements sur la manière de réinventer les pratiques démocratiques, par en bas, sans pour autant renoncer à l'horizon de la solidarité internationale. Le défi serait de parvenir à croiser l'expérience alter avec les pratiques expérimentées depuis 2011 – car la principale caractéristique de la démocratie directe est sans doute sa grande fragilité : il ne saurait être question d'appliquer des recettes, mais d'assumer des tâtonnements permanents.  nicolas haeringer

Le “translocalisme” des Indignés, qui tranche avec le “transnationalisme” alter, est riche d’enseignements sur la manière de réinventer les pratiques démocratiques par en bas.

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ESPAGNE : DES INDIGNÉS À PODEMOS Le 15 mai 2011, les Espagnols occupent la Puerta del Sol à Madrid pour dénoncer un système démocratique dans lequel règne un bipartisme sclérosé par la corruption et l'absence supposée d'alternative. Commence alors une prise de conscience collective qui changera la politique espagnole. On présente souvent le 15M, dit “mouvement des Indignés”, comme un mouvement populaire spontané. Mais la réalité est plus complexe. Ce 15 mai 2011, le collectif Democracia Real Ya ! (La vraie démocratie maintenant !) lance un appel à manifester à Madrid. À l’issue de cette manifestation, explique Héloïse Nez1, « quelques participants décident de rester camper à Puerta del Sol », une place centrale de la capitale. Democracia Real Ya ! s’est formé peu avant le 15 mai. En mars, ce collectif effectuait des rassemblements à Puerta del Sol. On y trouve Attac Espagne, la Plataforma de Afectados por la Hipoteca (Plate-forme des victimes du crédit hypothécaire, PAH, fondée par celle qui deviendra maire de Barcelone, Ada Colau) ou encore Juventud sin futuro (Jeunesse sans futur). CONVERGENCE DES “MARÉES”

Sont alors surtout présents des jeunes, précaires et endettés sans perspective d’avenir, qui, selon Héloïse Nez, « utilisent déjà le discours et l’iconographie qui deviendra celle des Indignés, comme le slogan “Ils ne nous représentent pas” ». À cette période, des mareas, manifestations de centaines de milliers de personnes, ont lieu dans toute l’Espagne, notamment dans les secteurs de l’éducation, de la santé et des services publics, minés par les coupes budgétaires et les privatisations. Le 15M et les mareas s’alimenteront et s’entraîneront l’un l’autre. Le 15 mai 2011, la manifestation à Madrid réunit entre 20 et 50 000 personnes. Mais quand vient l’heure 1. Héloïse Nez, maître de conférences en sociologie à l’université de Tours, est l'auteure de Podemos, de l’indignation aux élections, Les Petits Matins, octobre 2015, 15 euros.

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d’occuper Puerta del Sol, « seules quelques dizaines, voire quelques centaines de personnes restent », rappelle Héloïse Nez. Elles seront délogées rapidement par les forces de l’ordre. « La répression va être un facteur de mobilisation », analyse la sociologue. Le campement commence alors à grossir et à essaimer sur d’autres places du pays. Le 21 mai est un jour clé : c’est la veille des élections régionales et municipales. Le gouvernement interdit le rassemblement sur la Puerta del Sol : c’est l’élément déclencheur qui va amplifier l’occupation et réellement lancer le mouvement des Indignés. UN MOIS D’OCCUPATION

« Contrairement à Nuit debout, en Espagne, les occupations de places se font vingt-quatre heures sur vingt-quatre et, surtout, les participants ne demandent pas l’autorisation de camper », souligne Héloïse Nez. Rapidement, le collectif Democracia Real Ya ! est dépassé par l'ampleur du mouvement. Des groupes et des commissions s’organisent et préparent les assemblées générales. Dans ses débats, le 15M met en avant deux grands thèmes : la démocratie et la justice sociale. Sont dénoncés l’absence de représentativité des élus et le bipartisme omnipotent, la corruption et la politique unique d'austérité. Ces diagnostics, une grande partie de la population espagnole les partage. Selon les sondages, le mouvement est soutenu par les trois quarts de la population. Contrairement aux souvenirs, l’occupation de la Puerta del Sol n’a pas été un phénomène très durable : il persistera moins d’un mois, jusqu’au 12 juin. « Ce sont les participants eux-mêmes qui décident de lever le campement, à la suite de discussions très houleuses en AG, parce que


l’occupation permanente commençait à créer des conflits, notamment avec les commerçants », commente Héloïse Nez. Pour continuer le mouvement sans perdre en soutien populaire, une stratégie est mise en place : délocaliser l’AG de Puerta del Sol dans les quartiers de Madrid, où des campements s'étaient déjà installés fin mai. LES DEUX 15M

Même si le campement a disparu, une assemblée générale se tient toujours à Puerta del Sol, une fois par semaine pendant au moins deux ans. Certaines commissions continuent de fonctionner, comme la commission juridique qui vient en aide aux Indignés poursuivis en justice. Dans chaque assemblée de quartier, on retrouve un fonctionnement similaire : une AG, souvent hebdomadaire, et des commissions. L’Assemblée populaire de Madrid (APM) réunit des porte-parole des assemblées de quartier pour mettre en commun les discussions et organiser des actions collectives. L’APM entre alors en concurrence avec l’AG de Puerta del Sol, symbolisant le clivage horizontalisme / verticalisme, périphérie / centre. Cette divergence était en réalité apparue dès le début du 15M. Au sein de la commission action, deux groupes se dissocient : ceux favorables à une politique à court terme, institutionnelle, dont l’objectif est de « faire des propositions pour améliorer le système politique, comme réformer le système électoral afin de le rendre plus proportionnel », et ceux qui « ne veulent pas agir dans les institutions, mais expérimenter d’autres manières d’exercer la démocratie ». Ce deuxième groupe mènera nombre d’actions, comme des blocus d’expulsion, des occupations de banque, des manifestations devant les logements d’élus. PODEMOS, PARTI DES INDIGNÉS ?

Le 17 janvier 2014, le projet de Podemos est lancé. « Podemos n’est pas issu des Indignés, insiste Héloïse Nez. C’est une offre politique faite par les professeurs du dépar-

« Ce sont surtout les partisans de l’action institutionnelle au sein du 15M qui vont participer à Podemos, y trouvant un moyen de poursuivre leur engagement. » Héloïse Nez, sociologue

tement de sciences politiques de l'université Complutense de Madrid et des militants d’Izquierda anticapitalista. » Les AG, de Puerta del Sol aux quartiers d’Espagne, ne sont pas les embryons des “cercles” de Podemos, même si ces derniers apparaissent alors que les AG sont en déclin ou en voie de disparition. D’une certaine manière, les Indignés se remobilisent à cette occasion. « Ce sont surtout les partisans de l’action institutionnelle qui vont y participer, trouvant dans Podemos un moyen de poursuivre leur engagement », analyse Héloïse Nez. La sociologue ajoute : « Il n’était pas évident que la mobilisation débouche sur Podemos, parce que le 15M est un mouvement très horizontal, anti-parti et surtout anti-leader ». Mais les Indignés souhaitaient aussi avoir un impact politique. Dès 2011, la création d’un parti est discutée dans les AG, sans être décidée. Podemos a profité du rejet du bipartisme pour proposer sa solution et devenir l’alternative majoritaire. La formation doit désormais composer avec les héritiers du 15M et bien souvent former des coalitions dominées par de plus petits groupes, comme à Barcelone.  loïc le clerc

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ANGLETERRE : L'ANCIEN ET LES MODERNES Élu en septembre 2015 à la tête du Parti travailliste britannique avec 59,5 % des voix dès le premier tour, Jeremy Corbyn est la preuve qu’une vague populaire et militante peut propulser une figure radicale au centre de l’arène politique. Deux mouvements de contestation en particulier ont joué un rôle crucial dans l’ascension du vétéran du parlement. D’abord, les manifestations étudiantes de 2010 contre le triplement des frais d’université. L’occupation des locaux du Parti conservateur avait déclenché l’un des mouvements les plus importants de l’histoire récente britannique : plus de 100 000 jeunes étaient descendus dans les rues, et une douzaine de facs avaient été occupées. Cristallisant la colère engendrée par la crise financière de 2008, la contestation étudiante avait impulsé dans son sillage un mouvement anti-austérité plus global, organisé par des collectifs tels que Occupy London et UK Uncut. Cette jeunesse, qui s’était lancée dans la mobilisation sur un registre générationnel relativement apolitique, s’est politisée dans la lutte contre la hausse des frais d’inscription, en intégrant notamment la question des migrants, du féminisme et du logement à son discours sur le précariat. Elle a non seulement voté pour Corbyn, mais aussi contribué à moderniser sa campagne grâce à sa maîtrise des outils numériques et une approche créative de l’activisme.

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ANTIMILITARISTES, SYNDICALISTES ET… BLAIRISTES

Le deuxième socle de son assise politique est le mouvement antiguerre. Corbyn présidait depuis 2011 la coalition Stop the War, qui avait organisé la manifestation de deux millions de personnes contre l’invasion de l’Irak en 2003 — la plus grande protestation de masse de l’histoire britannique. Il s’agit là d’une génération plus âgée, celle de Corbyn, qui était rentrée dans le parti attirée par la politique radicale de Tony Benn dans les années 1960 et 1970. L’importance des mouvements ne doit pas occulter toutefois le rôle essentiel des syndicats, notamment du secteur public, qui subit depuis des années des gels de salaire et des privatisations. Sous la pression de leurs bases, les deux grandes formations syndicales, Unite et Unison, ont apporté un soutien décisif à Corbyn, Si les mouvements des places en Grèce et en Espagne ont fait émerger de nouvelles formations – Syriza et Podemos – à la gauche des partis socio-démocrates, le scrutin uninominal à un tour en vigueur au Royaume-Uni rendait quasi impossible un tel scénario outre-

Manche. Ni le Parti vert ni l’Ukip de l’eurosceptique de droite Nigel Farage n’ont en effet réussi à accéder au Parlement. L’opposition aux politiques néolibérales et austéritaires se devait de conquérir le Parti travailliste. Encore a-t-il fallu, pour cela, le coup de pouce improbable venu de la réforme du système électif au sein du Labour, pourtant poussée par les blairistes ! En permettant à tout citoyen de participer au scrutin pour un droit d’entrée de quatre euros, l’aile droite du parti avait parié que l’ouverture au grand public affaiblirait l’influence des syndicalistes. Ils étaient loin de se douter qu’une figure aussi désuète du travaillisme social en récolterait les bénéfices. « Si votre cœur bat pour Jeremy Corbyn, vous devriez vous faire transplanter », avait cru bon de plaisanter Tony Blair, en juillet 2015. RADICAL ET POPULAIRE

Et maintenant ? Le lien avec les mouvements n’est pas près de se distendre. Détesté par l’establishment du Labour, bien déterminé à lui faire sa peau, le député d’Islington n’a d’autre choix que de réhabiliter la politique de masse s’il veut conserver la direction du


Groupe de gendarmes prêt à charger quelque minutes avant qu’une voiture de police soit incendiée, le 18 mai.

parti et remporter les élections en 2020. Lors de son premier débat à la Chambre des Communes avec David Cameron, il avait annoncé la couleur en lisant six des 40 000 questions que le public lui avait fait parvenir par mail, sur les loyers, les soins de santé mentale ou l’aide sociale… Si le revers subi en mai lors des élections locales et régionales conforte l’appareil du parti dans l’idée qu’il ne pourra l’emporter en 2020 qu'en se positionnant au centre, Corbyn reste persuadé du contraire, et continue à émettre des propositions

radicales répondant aux revendications des mouvements sociaux qui l’ont soutenu. On trouvera donc dans son programme la gratuité de l’université, la renationalisation des chemins de fer et de l’électricité (en associant à la gestion les employés et les usagers de ces services), le contrôle des loyers, l’introduction d’une taxe sur les transactions financières ou encore le “quantitative easing1 au profit du peuple”. 1. En économie, “l'assouplissement quantitatif ” désigne les politiques monétaires non conventionnelles mobilisées lors de crises exceptionnelles.

Et peu importe si les notables du parti s’époumonent sur ces « retours en arrière » et sur l’urgence de réduire le déficit public : que ceux qui veulent plus d’austérité votent pour les Tories. Margareth Thatcher disait que sa plus grande victoire était le New Labour de Tony Blair, c’est à dire la conversion, depuis 1994, de l’opposition travailliste à la doctrine néolibérale. Qu’il gagne en 2020 ou pas, Corbyn est bel et bien en train de tirer la scène politique britannique vers la gauche.  laura raim

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CHANTAL MOUFFE

« PARLER DE POPULISME DE GAUCHE SIGNIFIE PRENDRE ACTE DE LA CRISE HISTORIQUE DE LA SOCIAL-DÉMOCRATIE » Deux livres longtemps attendus de Chantal Mouffe viennent d'être traduits en France. L'occasion pour la philosophe, que l’on dit inspiratrice de Podemos, de préciser ses positions sur la crise de la social-démocratie, l'essor du populisme en Europe et le rapport aux institutions. regards. Vous faites une critique acerbe du consen-

sus politique au centre, des grandes coalitions droite / social-démocratie. Pouvez-vous préciser le cœur de cette critique ?

chantal mouffe. La conséquence de ce consensus au centre a été de créer un terrain favorable pour l'apparition d'un populisme de droite. C'est de plus en plus clair en France, et tout à fait évident en Autriche – le premier pays qui ait suscité ma réflexion sur ce point. L'Autriche a en effet connu, beaucoup plus que les autres pays européens, l'expérience de la social-démocratie de marché et des grandes coalitions. Je voulais montrer combien l'argument selon lequel le consensus au centre était le signe d'une démocratie plus mûre était erroné. J'avançais déjà la thèse selon laquelle ce consensus au centre était un danger pour la démocratie, et créait les conditions du développement d'un populisme de droite. Dix ans après, force est de constater que les populismes de droite se sont bel et bien multipliés et renforcés en Europe. C'est en ce sens qu'il me semble urgent et nécessaire de promouvoir un populisme de gauche. regards. En quel sens proposez-vous non pas un abandon de la frontière gauche / droite, mais la construction d'un populisme de gauche ?

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chantal mouffe. Lorsque j'ai fait paraître L'illusion du consensus, tout en étant déjà très critique à l'égard de ce consensus au centre – c'est-à-dire à l'égard de l’effacement de toute frontière entre la droite et la gauche – je croyais encore qu'il fallait impérativement rétablir cette frontière politique entre la droite et la gauche. Rétablir cette frontière signifiait, à mon sens, que les partis sociaux-démocrates retrouvent une identité de gauche. Je dois dire que la manière dont les partis sociaux-démocrates ont réagi, ou plutôt n'ont pas réagi à la crise financière de 2008, m'a fait perdre toute illusion. Il y avait une chance historique de se hisser, au minimum, à la hauteur de Roosevelt et du New Deal. Mais les sociaux-démocrates ont démontré leur incapacité à résister à une ligne de centre-droit (en sauvant les banques, en mettant en œuvre des politiques d'austérité, etc.). Parler de populisme de gauche signifie prendre acte de la crise historique de la social-démocratie, qui ne permet plus, à mes yeux, de rétablir cette frontière entre la gauche et la droite. regards.

Quel signifierait alors un populisme de

gauche ? chantal mouffe. À travers mes contacts avec Podemos, j'en suis venue à penser que l'on ne pouvait plus se contenter de s'adresser à des gens qui se considé-


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raient comme appartenant traditionnellement à la gauche. Aujourd'hui, la base de la population qui peut être gagnée à un projet de transformation radicale peut être plus large, du fait des politiques d'austérité et de la précarisation de la classe moyenne espagnole. Les demandes démocratiques de cette dernière doivent pouvoir, en effet, être désormais inclues dans ce projet de transformation émancipateur. Ce qui suppose un travail de construction d'une nouvelle identité politique en tant que peuple ou, pour reprendre l'expression de Gramsci, d'une volonté collective. regards. En quel sens parlez-vous de peuple et de populisme ? chantal mouffe.

Lorsqu'il y a trente ans, avec Ernesto Laclau, nous faisions dans Hégémonie et stratégie socialiste le constat d'une crise de l'hégémonie socialdémocrate, nous pensions encore pouvoir radicaliser la social-démocratie et la démocratie en général, en incluant des demandes démocratiques qui n'étaient pas uniquement pensables en termes de classes. Nous pensions aux revendications féministes, écologistes, des minorités sexuelles ou racialisées, pour prendre ces exemples. Trente ans après, avec le démantèlement de l'État providence, et la montée en puissance des identités nationales, religieuses ou ethniques, cette possibilité – radicaliser la social-démocratie – s'est dissipée. Nous nous trouvons dans une situation où, avec l'hégémonie néolibérale, nous sommes contraints de défendre ce que nous pensions pouvoir radicaliser. Dans le même temps, nous pouvons également tenter de rallier des gens qui n'étaient pas, auparavant, affectés par les politiques d'austérité. Aujourd'hui, nous sommes tous affectés, dans nos vies, dans nos corps, par les conséquences d'un capitalisme financiarisé. C'est sur ce ter-

«La social-démocratie ne permet plus de rétablir la frontière entre la gauche et la droite» rain que nous pouvons espérer construire un projet transversal. Cette construction d'une identité politique transversale articulée dans un projet émancipateur, c'est ce que j'appelle peuple. regards. C'est un projet transversal, qui s'opposerait au populisme de droite ? chantal mouffe.

Le populisme de droite a compris et profité du fait que le déplacement de la social-démocratie vers la droite a laissé de côté toute une série de demandes démocratiques de la classe ouvrière traditionnelle, qui ne se sent plus représentée politiquement par les partis traditionnels. Le vote des classes populaires, comme on peut le voir en France ou en Autriche, ne signifie pas seulement la reconstitution d'un vote de classe qui s'est retourné contre la gauche. On peut le regretter, mais c'est un vote transversal qui signifie aussi un ralliement des classes populaires à des valeurs morales, nationales, religieuses, articulées dans un projet de droite. Et auquel, me semble-t-il, il faut opposer des demandes démocratiques transversales articulées, cette fois, dans un projet de gauche, plutôt que de blâmer le vote populaire en condamnant, de manière morale, son adhésion à des valeurs xénophobes ou autoritaires. C'est en ce sens que je considère que nous sommes aujourd'hui, en Europe, dans un moment populiste.

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Regroupement citoyen autour de la question de la constituante, thème central du mouvement Nuit debout.

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regards. Mais quelle serait, dès lors, la différence entre un populisme de droite et un populisme de gauche ? chantal mouffe.

La différence entre un populisme de droite et un populisme de gauche tient à ce que le premier tend à restreindre la démocratie, tandis que le second travaille à l’étendre et la radicaliser. Pour reprendre la définition de Laclau, le populisme, la création d'un peuple à avoir avec l'instauration d'une frontière entre “nous” et “eux”, entre le peuple et l'establishment. Bien entendu, ce “nous” peut être construit de manières fort différentes, puisque le peuple n'est pas donné, mais relève d'une construction politique en rapport avec un “eux”. Toute la question est de savoir quel genre de rapports s'établit entre ce “nous” et ce “eux”. Il peut prendre la forme d'un rapport avec un ennemi, un ennemi qu'il s'agit de détruire et d'éradiquer. Il peut aussi prendre la forme d'un rapport à un adversaire, mais un adversaire avec lequel la lutte, l'antagonisme est négocié dans le cadre d'institutions démocratiques qu'il s'agit de transformer pour étendre, radicaliser le cadre pluraliste de la démocratie. C'est en ce sens qu'un populisme de gauche n'est pas en opposition avec la démocratie et les institutions, mais relève de ce que j'appelle un réformisme radical. S'engager dans les institutions comme l'a tenté Syriza, comme le voudrait Podemos, exige de les transformer dans le sens d'une radicalisation et du pluralisme.

regards.

« La différence entre un populisme de droite et un populisme de gauche tient à ce que le premier tend à restreindre la démocratie, tandis que le second travaille à l’étendre et la radicaliser. »

Qu'entendez-vous par pluralisme ?

chantal mouffe. Un peuple ne constitue pas une entité homogène. Il est au contraire tissé de relations entre des demandes hétérogènes, et souvent divergentes entre elles. Pour prendre un exemple révélateur : je vis depuis longtemps en Grande-Bretagne et j'étais, dans les années 70 et 80, engagée dans le mouvement féministe. Je me souviens d'un mouvement féministe qui luttait, à l'intérieur des syndicats de l'imprimerie, pour l'égalité salariale des ouvrières. Les typographes, qui représentaient alors une sorte d'aristocratie ouvrière,

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«Il est important que la gauche ne se limite pas à une idée rationaliste de la politique» mais qui étaient en grande partie, sinon exclusivement, des hommes, se sont battus contre cette revendication et pour maintenir le différentiel de salaire, et donc également une hiérarchie entre hommes et femmes. Articuler des demandes divergentes relève d'un travail et d'une construction politique qui n'est jamais donnée d'avance, et autrement plus difficile, me semble-t-il, que ne le laisse penser l'idée d'une convergence des luttes. Il est tout sauf évident que les luttes soient spontanément convergentes. Articuler ces luttes dans leur pluralité relève d'une travail politique, de la construction d'une “chaîne d'équivalences” comme nous l'écrivions avec Ernesto Laclau, c'est-à-dire aussi de la constitution de nouvelles formes de subjectivités. Par exemple, faire en sorte qu’il devienne impensable et intolérable, pour une féministe, de faire triompher une revendication au détriment de la classe ouvrière ou des immigrés. regards. La construction de ce que vous appelez un peuple ne s’apparente pas à l'illusion d'un peuple assemblé et rassemblé de manière unanime et consensuelle, à la manière des 99 % d'Occupy Wall Street ? chantal mouffe.

Dans mes contacts avec Occupy New York, j'ai eu l'occasion d'écrire un texte dans leur revue théorique intitulée Tidal, où je me prononçais déjà contre cette idée que tous nos problèmes proviendraient d'une minorité de super-riches, qu'il suffirait

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d'éliminer pour que le peuple se trouve réconcilié avec lui-même … Je pourrais, pour faire preuve d'un peu d'humour, citer Mao Tsé-Toung, qui rappelait qu'il y avait des contradictions au sein même du peuple. Que le peuple soit hétérogène, constitué de différences, et de tensions productives entre ces différences doit justement nous conduire à admettre des divergences et un cadre de négociation des conflits le plus pluraliste possible. C'est l'apport du libéralisme politique à la démocratie : la démocratie, ce n'est pas seulement la loi de la majorité, mais également le respect des minorités. regards. On ne saurait éradiquer la place du conflit dans une société… chantal mouffe. Je pars en effet du principe que ce qui ce qui définit le politique, c'est une dimension de conflictualité irréductible, et inhérente à toute société. Sans quoi, au fond, il suffirait d'administrer et d'arbitrer rationnellement les conflits, et la politique se confondrait avec ce qu'on appelle la “gouvernance”. La présence d'un antagonisme signifie, au contraire, un conflit qui ne saurait avoir de solution rationnelle, c'est-à-dire un conflit si indécidable sur la base d'une décision rationnelle qu'il exige de prendre parti. Prendre parti – et c'est cela pour moi la politique – introduit donc un élément fondamental, le rôle des passions et des affects. J'insiste sur le fait que la construction d'un “nous” politique se fait à travers la cristallisation d'affects, ce que toute la conception de la


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L'illusion du consensus, de Chantal Mouffe, Albin Michel, 17,50 euros.

Le paradoxe démocratique, de Chantal Mouffe, École nationale supérieure des Beaux-Arts, 20 euros.

démocratie basée sur la théorie de la délibération et de la rationalité communicationnelle échoue à éliminer. C'est en ce sens que Carl Schmitt m'intéresse, lorsqu'il fait remarquer que les libéraux prétendent parler de politique en employant un vocabulaire emprunté à l'économie ou la morale. Au fond, les libéraux prétendent faire une philosophie politique sans politique. regards.

Comment réduire l’antagonisme sans chercher à l'éradiquer ?

chantal mouffe.

On doit faire droit à l'antagonisme. En affirmant que cet antagonisme peut se manifester sous la forme d'un conflit dont les protagonistes se reconnaissent bien comme des adversaires, mais ne se considèrent pas pour autant comme des ennemis. C'est-à-dire qu'ils se reconnaissent comme des protagonistes d'un conflit qui ne sauraient se mettre d'accord sur la base d'options rationnelles et réconciliables, mais font pour autant droit à la pluralité des points de vue dans le cadre d'institutions démocratiques qui permettent d'apprivoiser leur antagonisme. Il s'agit donc non pas d'éliminer l'antagonisme, mais de le sublimer. Je voudrais insister sur ce point car il a en effet prêté à bien des malentendus. La présence d'un antagonisme ne saurait être éradiquée ; elle est comparable, si vous voulez, à un lion qu'un dompteur aurait apprivoisé, et dont la force ne saurait être éliminée mais seulement sublimée. C'est le défi même de toute démocratie.

regards.

En fait, vous êtes freudienne ?

chantal mouffe.

Le fait que le sujet soit divisé, qu'il soit la proie d'affects ambivalents, qu'il n'y ait pas d'identités collectives qui ne soient le produit d'identifications, ce sont, pour moi, des acquis définitifs de la psychanalyse. C'est aussi en ce sens que je m'intéresse, à la manière de Gramsci, à la place de l'art et de la culture dans la construction des identités politiques, puisque les identifications affectives résultent toujours de notre inscription dans un monde de pratiques culturelles et discursives, des livres qu'on lit, des films qu'on voit, etc. On ne vient pas au monde, et au monde politique, sans être travaillé par toute la culture et le langage. Cette place des affects et des identifications affectives, encore une fois, est essentielle. La gauche, nous dit-on, devrait uniquement utiliser des arguments rationnels, et se garder de s'adresser aux affects, au risque de s'engager dans une forme de populisme et de fascisme. Seulement, on ne combat pas des affects avec des idées, mais avec des affects plus forts que ceux qu’on veut déplacer, et pour que les idées aient de la force, il faut qu’elles se traduisent en affects. Je ne suis évidemment pas contre la rationalité (sans quoi je n'écrirais pas de livres théoriques), mais il est important que la gauche ne se limite pas à une idée rationaliste de la politique. C'est ce que Podemos a magnifiquement compris. Et ce que n'ont pas saisi tous ceux, encore une fois, qui ne comprennent pas l'adhésion que suscite Marine Le Pen en France, ou le FPÖ en Autriche.  propos receuillis par gildas le dem

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ROGER MARTELLI CONTRE LA POLITIQUE DES DEUX CAMPS Le populisme de gauche est-il un barrage contre la montée des droites extrêmes ? Peut-il être une alternative au social-libéralisme dominant à gauche ? Ce sont les hypothèses de Chantal Mouffe. Roger Martelli les discute.

Depuis longtemps, avec son compagnon aujourd’hui disparu, Ernesto Laclau1, la philosophe Chantal Mouffe s’attache à délégitimer toute propension libérale ou néolibérale, jusque chez des penseurs réputés de gauche. Un ouvrage récemment traduit2 et son interview (p. 68) permettent d’approcher cette œuvre exigeante et influente. PORTÉE ET LIMITES D’UNE PENSÉE

Le propos de Chantal Mouffe se structure sur trois grands axes. Tout d’abord, elle oppose au discours consensuel de la morale et du droit la vision réaliste des rapports des forces et du conflit proposée hier par le philosophe allemand Carl Schmitt. La stigmatisation de “l’adversaire” lui paraît la base de toute mobilisation politique. Ensuite, à la suprématie sans limites de l’individu, elle oppose la valorisation des identités 1. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste : Vers une démocratie radicale, Les Champs ordinaires, 2009 (paru en anglais en 1985). 2. Chantal Mouffe, L’Illusion du consensus, Albin Michel, 2016 (paru en anglais en 2005)

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collectives. Dans le jeu politique des conflits, les individus s’agrègent jusqu’à constituer un “nous” et se distinguent d’un “eux”. La dialectique du “eux-nous” serait ainsi le socle de toute politisation populaire. Enfin, elle récuse toute référence à une démocratie ou à un État “cosmopolitiques”. Pour elle, la glorification du marché, l’individualisme, le consensus, les droits de l’homme, le dédain de la souveraineté populaire et la “gouvernance mondiale” forment un tout indissociable. À ce bloc, elle ne suggère pas d’opposer le “souverainisme”, mais la multipolarité. La force du dispositif proposé frappe par sa vivacité et sa cohérence. Il présente toutefois des limites qui risquent d’en affaiblir à terme la portée. Il n’est pas bon, tout d’abord, d’abandonner le monde à la mondialisation. L’interdépendance universelle des sociétés humaines – le poète martiniquais Édouard Glissant suggère de l’appeler “mondialité” – est notre horizon. La mondialisation n’est pas la mondialité, mais la manière capitaliste contemporaine de la gérer.

Ceux qui la combattent ne doivent donc pas vouloir “démondialiser”, mais “décapitaliser”. Dans la “gouvernance mondiale”, le problème n’est pas du côté du mondial mais de la gouvernance qui, depuis quarante ans, est un modèle de régulation politique appliqué à toutes les échelles de territoire sans exception. Il me semble vain, dès lors, de décréter que tel ou tel territoire est celui où, par excellence, se joue le devenir de la lutte des classes et de la construction alternative. “Cosmopolitisme”, “européisme” et “souverainisme” sont à parts égales des impasses, dès l’instant où ils absolutisent le rôle d’un territoire au détriment des autres. En fait, la dimension stratégique se situe dans l’objectif de contester la double logique de la concurrence et de la gouvernance. Quant à la clé politique de la réussite, elle est dans la capacité à faire vivre une alternative globale de façon cohérente, à toutes les échelles de territoire. Dans tous les cas, on ne laisse pas la maîtrise de la mondialité aux forces dominantes : on leur en dispute au contraire l’usage légitime.


La fascination pour le “réalisme“ des rapports de force qui séduit Chantal Mouffe et une partie de la gauche critique est dangereuse. Elle a l’inconvénient d’être réaliste pour les dominants et irréaliste pour les dominés. De même, on tiendra pour un piège le balancement perpétuel entre l’individu et le collectif. L’autonomie de l’individu se détachant des anciennes communautés est depuis plusieurs siècles une modalité majeure de l’émancipation. Mais la forme dominante du capitalisme lui a donné la marque de l’individualisme : elle a promu l’individu isolé, concurrent de tous les autres sur la scène universelle du marché. Or on ne combat pas l’individualisme du capital en revenant aux communautés anciennes, qui protégeaient mais subordonnaient les personnes. À l’individu du marché, il convient d’opposer l’individu autonome mais conscient de sa solidarité avec

tous, conscient de sa spécificité irréductible, mais refusant de l’enfermer dans la différence. Quant au collectif, rien n’oblige à considérer que son seul modèle est celui où le “je” s’efface devant le “nous”, où le contrôle est la garantie de la protection. Son moteur moderne est plutôt dans la logique de la libre association et des appartenances choisies que dans celle de la communauté assignée et des identités closes. Le but doit être le commun, pas la communauté. En bref, il n’y a pas plus de raison de laisser l’individu à l’individualisme que le collectif au communautarisme. JE, NOUS, TOUS

Il y a, dans la dialectique du “eux” et du “nous” une part d’évidence. Tout groupe se constitue sur la base d’une proximité et d’une ressemblance. Ainsi, les ouvriers dispersés du XIXe siècle ont pris peu à peu conscience de leur statut commun d’exploités. Mais ils ne sont devenus une classe qu’en prenant la mesure de leur place (dominée) et de ce qui la produit (un système de répartition inégale des richesses et des rôles). Et, s’ils se sont constitués en mouvement (le mouvement ouvrier), ce fut moins par la désignation d’un adversaire (les patrons) que par la compréhension de la logique – capitaliste – qui produisait la division entre dominants et dominés, entre patrons et ouvriers. C’est dans le rapport à la société tout entière (en se libérant, la classe

ouvrière libère toute l’humanité) que le groupe social des prolétaires a puisé les ressources de son émancipation, en même temps qu’il a légitimé son rôle. « L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes », écrivaient Karl Marx et Friedrich Engels en 1848. Aucun sociologisme dans cette affirmation ; c’est la lutte qui fonde le groupe social et pas l’inverse. De plus, la puissance matérielle d’un groupe est fragile, s’il n’est pas capable de convaincre que le système assurant son hégémonie est le seul légitime, parce qu’il bénéficie à toute la société. Hors de cette capacité globalisante, tout groupe peut être à la fois numériquement majoritaire et politiquement subalterne. Si le “nous” s’enferme sur lui-même et s’il n’aspire pas à cheminer vers le “tous”, il court le risque de l’inefficacité. Ainsi, le mouvement ouvrier américain s’est constitué sur la base d’une conscience de classe et d’une combativité exceptionnelles, mais il n’a pas franchi le seuil de la crédibilité politique, laissant la classe et ses organisations en situation de dépendance à l’égard du système politique institué. Je crains que l’attirance intellectuelle de Chantal Mouffe pour Machiavel et pour Schmitt ne soit l’indice d’une certaine fascination pour le “réalisme“. Elle n’est pas la seule : une part de la gauche critique est séduite, à sa façon, par le “paradigme réaliste“ qui fut hier au cœur du pari stalinien et de la

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La tentation d’un populisme de gauche est une impasse. Elle se veut combative, mais elle prépare déjà les défaites futures. théorie des “deux camps“. Or cette théorie dangereuse – elle nourrit le syndrome de “l’état de guerre“ – a en outre l’inconvénient d’être réaliste pour les dominants et irréaliste pour les dominés. Inévitablement, la mobilisation massive des ressources nécessaires pour la victoire oblige à un renforcement continu de la contrainte, conforte la pente étatiste et ouvre sur la suspension de tout processus réel d’émancipation. La paysannerie russe paya cruellement le prix du socialisme dans un seul pays et cela ne suffit même pas à installer durablement les bases de la puissance soviétique. À bien des égards, le capitalisme avait gagné au jeu des “deux camps”, bien avant que le mur de Berlin ne se soit effondré. À long terme, le “camp” des dominés ne peut gagner aucune guerre ; il n’a donc pas d’autre choix que de contester l’inéluctabilité de son recours. Le distinguo de l’adversaire et de l’ennemi est respectable, mais il est périlleux, car comment dessiner la

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frontière qui sépare l’adversaire de l’ennemi ? On ne peut pas exclure une radicalisation du conflit politique qui finirait par mettre face-àface des “ennemis” et des “camps”. Mais il faut tout faire pour n’en pas produire l’avènement ; a fortiori, on ne doit pas en annoncer la nécessité. CONSTITUER LE PEUPLE

Seule la force du nombre écarte la tentation de la violence désespérée chez les dominés et restreint l’usage de la force par les dominants. Or l’addition des forces ne fait pas le tout de leur dynamique. Les catégories populaires existent de façon objective, mais pas le “peuple”, au départ non constitué. Les “99 %” ne se vivent ni comme dominés ni comme exploités et ils n’ont pas d’expérience commune. Suffit-il qu’ils aient un adversaire commun ? La finance ? Elle ne se voit pas. L’élite ? Ses frontières sont bien floues. À bien des égards, l’ennemi le plus commode est en fait plutôt le plus proche : en général il est au-dessous de soi et il ne “nous” ressemble pas. L’ennemi immédiat, c’est “l’autre”, surtout quand le temps est à la guerre des civilisations et à la défense de l’identité menacée. Qu’est-ce qui doit unifier le peuple pour son émancipation ? Ni l’adversaire ni l’ennemi. Ni classe contre classe, ni camp contre camp, ni

centre contre périphérie, ni bas contre haut, ni peuple contre élites : le cœur de toute conflictualité est dans le heurt des projets de société qui la fonde. Dans les années trente, les catégories populaires à base ouvrière se rassemblèrent, moins par la désignation d’un ennemi que par le risque perçu d’une régression (crise et fascisme) et par la possibilité d’une progression (l’avènement d’une République enfin sociale). Il n’y a pas de peuple unifié, reconnu et souverain, sans processus de rupture avec l’ordre-désordre dominant. Se fixer l’objectif de rassembler les dominés plutôt que la gauche pourrait bien, dès lors, contourner l’essentiel : comment créer, par l’intervention concertée de forces à la fois partisanes, syndicales, associatives, collectives comme individuelles, un assentiment majoritaire à un projet progressif mais cohérent de rupture ? Dans les quatre dernières décennies, l’égalité a reculé, au profit de l’obsession redoutable pour l’identité. Le clivage droite-gauche y a perdu de sa pertinence. Ce n’est pas la première fois. À plusieurs reprises, on a pu avoir l’impression que d’autres clivages se substituaient à lui. Ce fut le cas quand les communistes de la Troisième Internationale expliquaient que “droite-gauche” s’effaçait au profit de “communisme-fascisme”, nouvelle forme de “bourgeoisie-prolé-


Barrage policier place de la Nation pour la manifestation du 26 mai.

tariat”. Pendant la guerre froide, on crut que la dominante était désormais entre l’Est et l’Ouest, “parti de Moscou” contre “parti américain”. Chaque fois, le clivage fondateur est réapparu : tout simplement parce que son principe de distinction est l’égalité est qu’il est difficile de dire que son exigence a disparu de nos sociétés. Dès lors s’impose le lien entre la constitution du “peuple” comme objet et la refondation du clivage droite-gauche. Pour peu que cha-

cun de ses termes soit reprécisé, la trilogie ancienne de l’égalité, de la citoyenneté et de la solidarité peut redevenir un principe de rassemblement pour une majorité (pas pour la totalité) des classes populaires. Il n’est pas de politique populaire conséquente qui ne soit de gauche, il n’est pas de populisme qui ne soit de droite, quand ce n’est pas de droite extrême. La tentation d’un populisme de gauche est à mes yeux une impasse. Elle se veut combative, mais elle

prépare déjà les défaites futures. On ne dispute pas la nation au Front national : on ouvre la souveraineté vers tous les espaces politiques sans distinction. On ne lui dispute pas l’identité collective : on plaide pour le libre jeu des appartenances et pour la revalorisation massive de l’égalité. On ne dispute pas le populisme à l’extrême droite : on délégitime son emprise en aidant à la constitution d’un pôle populaire d’émancipation.  roger martelli

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Photographie de Shadi Ghadirian (Serie « Miss Butterfly », 2011)


L’IMAGE

MISS BUTTERFLY

La naissance d’un papillon est intimement liée à la sortie de son cocon. En Iran, la femme et l’artiste sont tenus de rester dans les espaces qui leur sont assignés, aussi exigus soient-ils. Leurs désirs de liberté se heurtent à la toile morale désespérément géométrique d’un régime que Shadi Ghadirian représente comme arachnéen. Pour la femme artiste, la peine est double. Alors, telle un papillon face à l’adversité, elle ruse. C’est le sens et le fil conducteur de l’œuvre de l’iranienne Shadi Ghadirian, depuis ses débuts à la fin des années 1990 jusqu’à la série “Miss butterfly” parue en 2011, dont cette photographie est extraite. Elle se veut le témoin de la condition des femmes de sa génération, nées peu avant la révolution iranienne. Elle rapporte les contradictions de son temps, entre les envies d’émancipation d’une jeunesse nourrie à Internet et les carcans du pouvoir religieux. Son travail comporte une forte dimension autobiographique, sa double condition la poussant à mener un subtil jeu d’acceptation et de refus des interdits. Elle ne s’exile pas, mais combat de l’intérieur grâce à son art, souvent empreint de dérision. Ici, cette femme fait mine de se satisfaire de sa condition de proie. Elle pousse la bonne volonté jusqu’à tisser ellemême sa toile, laisse à voir qu’elle consent à se cloîtrer dans sa prison de soie. Quand l’objectif s’enclenche, elle se tient droite dans sa chambre minutieusement rangée – très géométrique, elle aussi. Elle travaille consciencieusement. La vocation est double. Se protéger, d’abord, en arborant un conformisme d’apparence. S’enfuir, ensuite, peut-être en laissant dans le filet le défaut qui lui permettra d’en franchir les mailles. Truquer le piège pour s’en aller de ses propres ailes…  manuel borras

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LE MOT

Cito CITOYEN. Le mot de “citoyen” relève d’un usage assez consensuel à gauche. “Mouvement”, “assemblée” ou “café” : une fois accolé, le qualificatif valorise habituellement le sujet de l’action. Ce printemps néanmoins, Nuit debout a vu la référence questionnée par certains participants et observateurs: la revendication citoyenne est-elle compatible avec l’exigence de radicalité d’un mouvement social offensif ? Ou bien, agirait-elle comme un opérateur de sa dépolitisation, oublieuse des fondamentaux de la gauche et de la nécessité d’instaurer des clivages ? Le sens des mots varie au gré des luttes politiques qui en fixent le sens. La citoyenneté antique est exclusive : on est citoyen ou on ne l’est pas, par filiation, comme on est homme libre ou esclave. La citoyenneté moderne, en tout cas depuis 1789, est inclusive : tout homme est potentiellement voué à être citoyen. Reste bien sûr à dire ce qu’inclut la notion “d’homme” : tous les êtres humains? Les individus de sexe masculin ? Les nationaux ? Les propriétaires ? En réalité, l’universel n’est pas concrètement donné à tout le monde. L’avantage, est que, parce que politique, la citoyenneté peut en droit être attribuée à tous. La force de la citoyenneté moderne, c’est qu’elle ouvre sur la souveraineté.

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oyen La souveraineté, c’est le pouvoir et notamment celui de donner du pouvoir. Depuis 1789, en France, on considère qu’elle appartient à la nation. Pas à la race ou aux privilégiés, mais à la nation, c’est-à-dire à l’ensemble des citoyens. Là encore, en théorie, tout le monde peut aspirer à faire partie de ce corps qui décide “souverainement”, dès l’instant où il peut s’assembler. La citoyenneté comme droit universel : formidable conquête, rupture historique majeure... Mais toute potentialité s’use, dès l’instant où elle est inutilisée… Il faut donc, encore et toujours, faire reculer les barrières qui séparent le principe de son effectivité : les pauvres, les femmes, les jeunes, les étrangers. Et il faut donner du sens à la pratique de la citoyenneté. À quoi bon être citoyen si son exercice ne sert à rien, si l’ordre social est intangible, s’il y a toujours un “haut” et un “bas”, si le choix important incombe toujours aux mêmes, les autres n’ayant que le droit d’acquiescer ? En bref, la citoyenneté – le droit de l’individu – n’est pas grand-chose, si l’institution – la structure des pouvoirs – la vide de son utilité et de son sens. Que vaudrait une citoyenneté sans démocratie ? ■ antoine chatelain

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Son nom, qui évoque trompeusement l’ambiance d’une boîte de nuit, rappelle qu’il est une marque déposée. Mais sa consonance cache qu’il est l’invention d’un expert en balistique français, Pierre Richert, et le produit d’une société bien de chez nous, Verney-Carron. Le terme générique est lanceur de balles de défense (LBD) et le jargon la désigne comme une arme “sublétale” ou “non létale”. Techniquement, elle reste “à feu”, mais a donc été conçue pour ne pas tuer. C’est raté. En décembre 2010 à Marseille, un homme menaçant les policiers est mort des suites d’un impact au thorax. Surtout, loin d’être défensif et de se substituer aux armes classiques, le Flash-Ball – qui tire à 400 km/h des projectiles de caoutchouc de la taille d’une balle de golf – a plutôt élargi l’arsenal des forces de police. Lesquelles l’utilisent assidûment (sept fois par jour en moyenne, en 2012), et avec un zèle remarqué dans la répression des manifestations et les opérations de maintien de l’ordre. Bien au-delà des “situations extrêmes” pour lesquelles son introduction avait été décidée en 1995. Les LBD, « armes mutilantes », présentent « un degré de dangerosité totalement disproportionné au regard des buts en vue desquels elles ont été conçues », estime l’Association des chrétiens pour l’abolition de la torture. Dans sa récente étude, l’ACAT a recensé, en France, une quarantaine de blessures graves lors des dix dernières années, dont la moitié entrainant la perte d’un oeil. Les victimes sont pour un tiers des mineurs, pour une moitié des moins de vingt-cinq ans, et comptent même deux enfants de neuf ans. En juillet 2015, le défenseur des droits a préconisé l’interdiction des LBD, mais le ministère de l’Intérieur s’y est opposé, estimant avec les policiers que les “armes intermédiaires” restaient indispensables pour faire face à une hostilité croissante et à des situations de guet-apens. Dans la pratique, le Flash-Ball – qui a réintroduit l’usage ancien consistant à tirer sur la foule – est surtout devenu l’outil et le symbole d’une répression de plus en plus brutale des mouvements sociaux. ■ jérôme latta, illustration anaïs bergerat

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L’OBJET

Le Flash-Ball®


photo louis camelin

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ANALYSE

LE MAINTIEN DE L’ORDRE, UN MARCHÉ MONDIAL Les violences policières lors des manifestations contre la loi travail obligent à réfléchir sur un phénomène mondial : la privatisation du marché de la sécurisation de l’ordre public par de nouveaux acteurs, en phase avec l’imposition des politiques néolibérales. par gildas le dem

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A

Après Sivens, où Rémi Fraisse a perdu la vie, un jeune homme éborgné à Rennes, puis Romain D., jeune photographe plongé dans le coma après avoir été frappé au crâne par une grenade de désencerclement, des journalistes indépendants molestés quand ils ne sont pas assignés à résidence : on n’en finirait malheureusement pas de dresser la liste des violences policières qui ont ponctué les mobilisations contre la loi travail. Elles ont rappelé qu’il n’est pas de pire danger, en démocratie, que lorsque « la police n’applique plus la loi, mais la fait ». Pour autant, on aurait tort de ne voir dans ces excès qu’une manifestation de la dégénérescence de la police, ou d’un pouvoir socialiste aux abois. Pour comprendre les agissements policiers, on ne peut circonscrire l’analyse à un cadre franco-français. Si l’on élargit la focale, il apparaît que partout, à l’échelle internationale, la restructuration néolibérale a entraîné une militarisation progressive des forces policières. Surveillance, infiltration, brigades spéciales, armes sublétales, assignations ou arrestations préventives : en France comme ailleurs, tout est permis pour endiguer la contestation sociale. « L’ÉGALITÉ N’A PAS À ÊTRE PERFORMANTE »

Il faut pourtant résister à la tentation de réduire les forces de l’ordre à un simple instrument des élites politiques et financières. Les forces de police, incarnation de la violence de l’État, ne seraient que l’instrument des représentants politiques, eux-mêmes “fondés de pouvoir” des représentants de la finance ? Ce n’est pas que ce soit faux ; c’est que ce n’est pas assez vrai. Car, si l’on suit la sociologue Lesley J. Wood dans un ouvrage pionnier, Mater la meute1, il faut désormais prendre en compte une donnée inédite. L’extension et l’imposition de politiques néolibérales ne s’accompagnent pas seulement de politiques de maintien de l’ordre de choc (dont le laboratoire aura été le Chili de Pinochet). Elles sont aussi indissociables de l’influence croissante du secteur privé et de sa militarisation. Les nouveaux acteurs du secteur privé 1. Mater la meute. La militarisation de la gestion policière des manifestations, de Lesley J. Wood, Lux.

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ANALYSE

sont parvenus à mettre en place des stratégies de mise en marché de leurs produits – déjà éprouvés auprès des forces militaires. C’est ainsi que l’entreprise Taser a commencé par se rapprocher des réseaux militaires et professionnels. Taser « sponsorise des séances lors de colloques professionnels, achète de l’espace publicitaire dans les publications professionnelles, a créé la Taser Fondation for Families et a fourni des ensembles de CD et de DVD conçus à l’intention des dirigeants policiers (…). Elle a organisé plus de 2 600 séances de formation dans le monde entier et s’est positionnée avec vigueur sur le marché de la vente en ligne pour promouvoir son produit », rappelle Lesley J. Wood. Et ça marche. Le produit Taser a remporté un immense succès commercial depuis les vagues de mobilisation altermondialistes des années 2000. Seattle, davantage que le Chili, fut le véritable laboratoire. La stratégie de mise en marché des produits de Taser auprès des décideurs policiers permet de comprendre le processus plus général d’intégration des armes dites sublétales dans la panoplie des forces de l’ordre (grenades de désencerclement, Flash-Ball, gazeuses, etc.).

barrières, d’enclos ou même, comme aux États-Unis, la mise en place de véritables murs d’enceinte. C’est toute la technique et la doctrine du maintien de l’ordre qui s’en trouve affectée. Et ce marché des nouveaux instruments de maintien de l’ordre est promis à un grand avenir. Selon une étude prospective2, le chiffre des ventes d’armes sublétales passera de 880,5 millions de dollars en 2013 à 1 146,2 millions en 2018. Toujours selon cette recherche, il faut s’attendre à de forts taux de croissance et à une intensification de la concurrence, conséquence des… mesures d’austérité gouvernementales. Les auteurs prévoient que l’augmentation des partenariats publicprivés, les « crises économiques et les troubles » ainsi que les « luttes sociales et l’agitation » stimuleront les activités de ce marché. On peut donc parler, avec Lesley J. Wood, d’un lien structurel à l’échelle internationale, entre politiques d’austérité néolibérales et développement du marché des nouveaux produits du maintien de l’ordre.

POLICE PRÉVENTIVE ET TACTIQUES DE CONTRÔLE

C’est dans ce sillage que s’inscrivent les travaux du sociologue français Mathieu Rigouste, auteur de La domination policière, une violence industrielle3. Il remarque que l’histoire récente de brigades comme la BAC est indissociable de celle des nouveaux marchés de sécurisation. Dans les départements de la couronne parisienne, à partir de 1995, des BAC départementales ont été organisées pour couvrir ce que l’on appellera des “violences urbaines” – c’est-à-dire « des révoltes populaires structurées par la ségrégation de la misère, mais qui surgissent très souvent suite aux brutalités policières elles-mêmes ». Mais les BAC furent mieux équipées que les autres unités de sûreté urbaine : en plus de l’équipement traditionnel, les BAC ont d’emblée disposé de Flash-Ball, de tazers, de gazeuses, etc.

Grâce à des campagnes de marketing stratégique, les nouveaux acteurs du maintien de l’ordre ont donc élevé leurs produits au rang, selon leurs propres mots, de « bonnes pratiques ». Ils diffusent auprès des forces de l’ordre, comme des politiques concernés, des messages présentant ces nouveaux produits comme des instruments du maintien de l’ordre sûrs et efficaces, pouvant même sauver des vies, en tout cas préférables à d’autres alternatives. Bien plus, avant l’introduction de ces nouvelles armes, les arrestations étaient effectuées après que les manifestants aient participé à des actes de désobéissance civile. Aujourd’hui, comme le souligne Lesley J. Wood, la police effectue des actions préventives, use de tactiques de contrôle et de confinement de l’espace des manifestations au moyen de ces armes sublétales. Auxquelles viennent s’ajouter la disposition de

BAC : UNE AVANT-GARDE DANS LES BANLIEUES

2. Markets and Markets : Non-Lethal Weapons Market (2013-2018), étude de marché datée de janvier 2015. 3. La domination policière. Une violence industrielle, de Mathieu Rigouste, La Fabrique, 15 euros.

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photo célia pernot

Reconnues comme des unités “efficaces” parce que rentables, elles connaissent une extension considérable. Des BAC sont alors déployées dans Paris même. En avril 1996, le ministre de l’Intérieur Jean-Louis Debré déclare que « les excellents résultats obtenus par la Brigade anti-criminelle de nuit (…) plaident pour que ce dispositif soit étendu aux périodes diurnes ». Et, dans les années 2000, le domaine d’intervention des BAC parisiennes est étendu de la petite délinquance au terrorisme, au renseignement et aux “violences urbaines”. Bien plus, si les types de BAC et d’unités préventives se multiplient, leur formation et leur emploi s’associent de plus en plus, selon une enquête de Jérémie Gauthier, aux unités de maintien de l’ordre “classiques”. Elles constituent dès lors, comme l’écrit Mathieu Rigouste un « sous-secteur diurne du marché

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de la police de choc » – une police de choc dont on sait mieux, aujourd’hui, quel rôle elle joue dans la répression des manifestations parisiennes, après avoir été expérimentée dans les banlieues. MÉCANIQUE RÉPRESSIVE

On mesure mieux, dès lors, combien, sous l’influence des nouveaux acteurs du secteur, la philosophie du maintien de l’ordre a évolué en France. Comme le rappelle Olivier Fillieule, auteur avec Danielle Tartakowsky de La manifestation4, les principes du maintien de l’ordre “à la française” consistaient à rechercher « la négociation avec les organisateurs en amont de l’événe4. La manifestation, d’Olivier Fillieule et Danielle Tartakowsky, Les Presses de Science Po, 14 euros.


ANALYSE

Surveillance, infiltration, brigades spéciales, armes sublétales, assignations ou arrestations préventives : en France comme ailleurs, tout est permis pour endiguer la contestation sociale. ment », ainsi que « le retardement des interventions ». Avec ces unités proactives, leurs actions préventives et les armes qui peuvent se révéler des armes d’intervention (comme on l’a vu avec l’usage non-réglementaire de grenades ou des Flash-Ball), c’est toute la doctrine du maintien de l’ordre traditionnel qui se trouve ébranlée. Faut-il y voir, avec Mathieu Rigouste, le fait que les unités de forces de l’ordre recherchent désormais moins à maintenir l’ordre, qu’à chercher la provocation, nécessaire à une mécanique répressive, et destinée à produire du profit sur ce nouveau marché ? Une forme, comme il l’écrit dans sa postface au livre Lesley J. Wood, de « guerre intérieure de basse intensité, manœuvrable et profitable » pour les élites de tout genre ? Ou, plus simplement, comme l’écrivait récemment

Olivier Fillieule, une spécificité française : « l’instrumentalisation politique du maintien de l’ordre », laissé, dans d’autres pays, à l’appréciation des spécialistes policiers ? Un interventionnisme politique qui n’aurait d’égal que la méconnaissance effective des principes du maintien de l’ordre ? Le politique français, écrit ainsi Olivier Fillieule, « s’autorise régulièrement à interférer dans les opérations, soit par hubris soit par calcul politique. Avec des effets parfois désastreux » (Le Monde, 26 mai 2016). Tout se passe en tout cas comme si l’interventionnisme du gouvernement socialiste trouvait, dans les nouvelles techniques de maintien de l’ordre, un instrument adéquat à sa politique néolibérale – menée contre tout un pays, la majorité des acteurs sociaux et sa propre majorité politique. ■ gildas le dem

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REPORTAGE

CRISE DES RÉFUGIÉS

LA LEÇON GRECQUE À L’UNION EUROPÉENNE 52 000 réfugiés sont bloqués en Grèce, à la suite de la fermeture des frontières par les pays voisins. Alors que les autorités locales sont débordées et que le pays reste plongé dans la crise, les Grecs ont pris le relais en aidant les migrants au quotidien. fabien perrier, photos diane grimonet pour regards

Grèce, Athènes, mars 2016 - Terminal E1 du Port du Pirée. Près de 5 000 personnes s’entassent dans l’enceinte du port, entre la mer et la ville. Les camions servent aussi d’abris

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D

Dans son appartement en plein cœur d’Athènes, Yannis Androulidakis a réuni des amis. Le sujet de discussion ? Ce qui se passe à deux pas de chez lui, sur la place Victoria. Quelques centaines de réfugiés attendent. Tous ont fui la Syrie, l’Irak ou l’Afghanistan depuis plusieurs semaines et viennent de fouler le continent européen. Certains dorment par terre, sous des couvertures portant le sigle du HCR, l’agence de l’ONU en charge des réfugiés, ou dans des duvets fournis par des ONG. D’autres, regroupés, discutent. Tous sont inquiets. Le rêve d’Europe vendu à prix d’or par les passeurs de l’autre côté de la mer Égée, en Turquie, n’était qu’illusion. Eux leur avaient promis des vêtements neufs, des chambres d’hôtel, une nourriture abondante, des papiers une fois qu’ils auraient traversé ce morceau de mer entre la Turquie et une île grecque : ils se retrouvent sans abri dans une capitale où ils n’avaient pas l’intention de rester.

LA BATAILLE DU CENTRE D’ATHÈNES

Sur les murs de chez Yannis, Bob Dylan côtoie deux drapeaux : celui des révolutionnaires crétois et celui des anarcho-syndicalistes espagnols. Le ton est clair, les voix posées, la solidarité de rigueur. Ces rigolards qui aiment tourner le monde en dérision n’ont aujourd’hui pas le cœur à plaisanter. « Quelle aide concrète devons-nous apporter ? », demande le quarantenaire, animateur d’une émission satirique sur Kokkino, la radio de Syriza, le parti du premier ministre Alexis Tsipras. En fait, la question que pose ce membre fondateur de l’organisation anarcho-syndicaliste Rozinante, est assez rhétorique : tous ses camarades sont d’accord pour agir. Le plus rapidement et efficacement possible. Ils listent les besoins, ils réfléchissent à qui contacter... Un programme est établi: distributions alimentaires, présences permanentes pour épauler les nouveaux arrivants, tentatives de leur trouver un toit... Le sort réservé aux réfugiés est la question qui taraude la société grecque depuis plusieurs mois. Dans ce quartier populaire de la capitale grecque, les arrivées des migrants ont suscité quelques inquiétudes chez

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une minorité d’habitants. En mars, des commerçants sont même allés jusqu’à afficher des panneaux “À vendre” sur leurs portes. Pour signifier, affirment-ils, leurs craintes de voir leurs charmants cafés désertés. Le maire, Giorgos Kaminis, s’est saisi de cette protestation pour exiger que la place soit évacuée. La police s’est exécutée, puis elle est restée postée, interdisant même le passage à ceux qui, l’air épuisé, voulaient traverser le lieu, baluchons sous le bras, pour rejoindre un hôtel de fortune dans les rues adjacentes. « C’était la bataille du centre d’Athènes », explique Yannis. Avec ses camarades, il l’a d’abord menée sur la place qui a « été réoccupée », souligne le journaliste militant. Depuis, lui et ses amis sont là, quotidiennement, pour appliquer le programme d’action acté sous les drapeaux crétois et espagnols. Tous les jours, à 16 heures, ils organisent des distributions alimentaires. Régulièrement, ils donnent des jouets aux enfants et échangent avec les réfugiés. Ou encore, épaulés par des avocats acquis à la cause, ils diffusent aux réfugiés des informations sur leurs droits. Toutes les sphères de la société grecque semblent se retrouver sur la place Victoria dans un élan de solidarité et de générosité. Il est près de 19 heures quand Thanassis arrive, des barquettes plein les bras. Ce restaurateur de Kessariani, une banlieue rouge de la capitale, en concocte tous les jours une quarantaine, les charge encore chaudes dans sa voiture et parcourt la dizaine de kilomètres qui sépare sa taverne de la place Victoria. Il les distribue aux prosfyges, avant de retourner servir ses clients. « Les gens simples sont ceux qui en font le plus pour essayer d’aider ces réfugiés », affirme-t-il. Car depuis que les pays voisins ont fermé leurs frontières, près de 52 000 réfugiés sont bloqués sur le sol hellène. Le pays se sent bien seul pour faire face à la crise humanitaire qui s’installe... et politiquement isolé.

UN ESPACE SCHENGEN MORIBOND

Depuis le premier trimestre 2015, le flot de migrants a augmenté quasiment sans arrêt. Au total, un peu plus d’un million de migrants sont passés par la


REPORTAGE

Anassi, restaurateur Grec vient tous les jours place Victoria distribuer à manger aux réfugiés.

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Évacuation de la salle d’attente du terminal 1 avant le nettoyage, Athènes, mars 2016. Yannis Androulidakis, le 9 mars 2016, place Victoria, Athènes.

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REPORTAGE

Grèce. Les autorités sont débordées ; sur les îles comme sur le continent, les structures d’accueil n’existent pas en nombre suffisant. Depuis le début de 2016, ils sont plus de 150 000 à avoir déjà atteint les côtes hellènes – Syriens, Afghans et Irakiens très majoritairement. Contraints à l’exil. « Le gouvernement grec, et surtout l’Union européenne, devraient en faire beaucoup plus, explique le restaurateur. Notre gouvernement n’a pas les ressources économiques nécessaires pour permettre à ces migrants d’être accueillis décemment. » Thanassis rappelle que le pays « subit de plein fouet une crise économique. Il est en réalité en faillite ! » Avec la crise économique, le taux de chômage en Grèce a en effet explosé, passant de moins de 10 % début 2010 à plus de 25 % aujourd’hui. La structure familiale, qui constituait l’amortisseur social grec traditionnel, s’est progressivement affaibli. « Toutes les familles comptent au moins un chômeur, et les retraites des grands-parents, qui servaient à épauler les enfants et petits-enfants au quotidien, ont diminué », explique Savas Robolis, professeur émérite à l’université Panteion. De nouvelles structures d’entraide doivent prendre le relai. « La solidarité n’est-elle pas un des fondement de l’Union européenne ? », questionne Thanassis. L’accord signé, le 18 mars, entre l’UE et la Turquie apporte la réponse. Alors que la Grèce n’a obtenu que des promesses de 700 millions d’euros d’aide pour la gestion de la crise, la Turquie pourrait recevoir jusqu’à six milliards pour fermer ses frontières. Quant aux réfugiés, ils font l’objet d’un odieux marchandage : l’UE joue la carte du “un pour un”. Pour chaque Syrien renvoyé vers la Turquie, un autre Syrien doit être réinstallé depuis la Turquie dans l’UE. Et ce dans la limite de 72 000 places. Quant au soutien en personnel européen – fonctionnaires en charge des dossiers d’asile, interprètes, etc. –, ils tardent à arriver en Grèce.

« Les gens simples sont ceux qui en font le plus pour essayer d’aider ces réfugiés. » Thanassis, restaurateur

« Si l’Europe était majoritairement de gauche, l’accord aurait sans doute été différent. Mais alors qu’elle vire toujours plus à droite, voire à l’extrême droite, au moins nous avons un accord », justifie Giorgos Kyritsis, le porte-parole de SOMP, l’agence qui coordonne les efforts d’Athènes face à la crise des migrants. En tout cas, la Grèce, porte d’entrée d’un espace Schengen moribond, doit aujourd’hui gérer l’application du texte. Tout en assurant la protection des réfugiés déjà sur son sol. La crise humanitaire s’amplifie alors que le pays, « épuisé par six années d’austérité, fait face à d’importantes diminutions des personnels administratifs et à d’énormes problèmes financiers », souligne Giorgos Kyritsis.

TERMINUS TERMINAL E1

Pour Thanassis, la chose est claire : « Les Grecs n’abandonneront jamais tous ces migrants ». Il ajoute : « Cette aide de la population, c’est une façon de dire bienvenue aux réfugiés ». Cette devise s’étale comme un mot d’ordre sur le terminal E1 du port du Pirée. Sur un vieux container défraîchi, d’apparence abandonnée, des bénévoles ont peint aux couleurs arc-en-ciel “Refugees, welcome to Piraeus”. Comme un résumé de l’élan de solidarité qui dépasse la place, le quartier, le terminal, la capitale. Dans toutes les régions du pays, la plupart des habitants apportent, comme ils le peuvent, leur aide à ces réfugiés bloqués sur le sol hellène.

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« Je me demande si un autre pays européen en fait autant dans cette crise. Quand tu as le feu à ta porte, tu dois l’éteindre, même si ta maison ne brûle pas ! » Yassine Tounkara, serveuse

« Nous sommes près de 350 bénévoles sur le port », explique Sotiris Alexopoulos. « Nous avons mis en place quatre unités (santé, nettoyage, alimentation, vêtements) et nous faisons les trois-huit », poursuit ce militant de Syriza. Retraité, il vient tous les jours. Et le week-end, c’est lui qui est aux commandes. Tous, bénévoles comme réfugiés, viennent le voir pour savoir quelle tâche accomplir, obtenir un renseignement... Depuis qu’ils ont compris que leur chemin s’arrêtait sur le port du Pirée, nombre de réfugiés sont à bout. Sotiris, lui, s’étonne que « le gouvernement paraisse avoir été pris par surprise. Ce n’en était pas une ». Regard pointé sur la Turquie, ou le Liban : dans des camps, des millions de réfugiés attendent et continuent d’espérer rejoindre leur pays, si la paix y revient, ou gagner l’Europe. Mais la porte d’entrée dans l’Union européenne s’est transformée en prison à ciel ouvert. Et sans structure d’accueil suffisante. Les habitants ont pris le relais. « Nous essayons d’offrir le nécessaire aux migrants : de quoi manger, des espaces pour se doucher, des bus... », poursuit Sotiris Alexopoulos. Mais « la situation ne peut pas durer ». Chaque jour, les réfugiés remercient les bénévoles de leur aide. Tout en ayant conscience qu’ils seront transférés « ailleurs », sans bien savoir où.

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Comme si l’UE demandait à ceux qui sont déjà là de ne pas se montrer et, aux nouveaux arrivants, désormais enfermés dans des centres de détention, de ne pas parler. Les récits de ces réfugiés sont tous semblables. « Il y a un mois que j’ai quitté la Syrie… » C’est par ces mots que Raafat entame la narration de son périple. À vingt-quatre ans, accompagné « d’amis de treize ans », une famille qui le considère « comme son fils », il vient de descendre de l’un de ces ferries en provenance des îles grecques. Quelques jours avant, tous avaient obtenu des documents leur accordant le statut de réfugiés sur celle de Lesbos, à quelques kilomètres de la Turquie. Aujourd’hui, papiers en main – ou plus exactement, autorisation de séjour sur le territoire grec –, le jeune homme pense avoir accompli le plus dur. Sur le port du Pirée, il découvre la réalité européenne. Face à lui, le terminal E1, ses alignements de tentes sur le parking et des gamins qui jouent sur le bitume. Habituellement destiné aux touristes en transit vers les îles du Dodécanèse, le hall d’accueil a été transformé en hébergement d’urgence. À l’intérieur, des couvertures portant le sigle du HCR jonchent le sol ; des enfants et leurs parents tentent de trouver le sommeil ; d’autres boivent un thé ou avalent un sandwich. Tous ont l’air épuisé.

LE FEU À LA PORTE DE L’EUROPE

En mettant le pied sur le quai, Raafat n’avait pas l’intention de poser ses bagages à Athènes. Son objectif, après un passage dans la capitale grecque? « Rejoindre l’Allemagne, ou la Suède », affirme-t-il. Mais les dirigeants européens lui auront imposé de revoir ses plans, malgré un périple effectué au péril de sa vie. Il n’avait jamais pris la mer. La première fois aura donc été sur un zodiac surchargé, entre la station balnéaire turque d’Izmir et la troisième plus grande île grecque. « C’est la guerre qui m’a poussé à quitter la Syrie », ajoute-t-


REPORTAGE

Médecins sans Frontières travaille jour et nuit. Les problèmes médicaux des migrants sont liés à la traversée en mer, mais également au sort qu’ils ont subi auparavant.

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Tamman de retour au port du Pirée doit réinstaller sa tente.

Yassine Tounkara, cette mauritano-sénégalaise vient tous les jours, aider les réfugiés.

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REPORTAGE

il. Sa famille vit aujourd’hui un second exil : « Nous sommes d’origine palestinienne. Nous n’avons nulle part où être tranquilles, où vivre en paix ». Une voiture s’arrête devant lui et ses amis. Direction l’École polytechnique. Des étudiants squattent un étage, transformé en foyer d’accueil pour ces réfugiés désespérés auxquels l’UE et ses cinq cents millions d’habitants ne sont pas capables de fournir le minimum vital. « Je me demande si un autre pays européen en fait autant dans cette crise. Quand tu as le feu à ta porte, tu dois l’éteindre, même si ta maison ne brûle pas ! » Alors qu’elle s’active sur le port du Pirée, Yassine Tounkara s’énerve. Tous les jours, cette mauritano-sénégalaise vient aider les réfugiés. Pendant plusieurs heures. Pourtant, la crise, elle la subit elle aussi de plein fouet : « Avant 2010, je gagnais quarante euros par soir dans le café où je servais ; maintenant, je n’en ai plus que trente ! » Mais c’est « un devoir que de venir », précise celle qui a été accueillie par la Grèce il y a une quinzaine d’années. Elle sait « la douleur de quitter son pays ». Comme des milliers de Grecs et d’habitants du Pirée. Petros Korkalis, l’adjoint au maire, souligne que sa commune a « une tradition d’accueil. C’est une ville de réfugiés, ceux qui sont arrivés en 1922 avec la catastrophe de Smyrne ». À l’époque, les Grecs ont fui la Turquie après l’incendie de cette ville, durant la guerre gréco-turque. Le sinistre avait détruit la majeure partie de la cité portuaire. Des milliers de chrétiens et de Grecs qui y vivaient ont alors été rapatriés en Grèce.

« Nous essayons d’offrir le nécessaire aux migrants : de quoi manger, des espaces pour se doucher, des bus... Mais la situation ne peut pas durer. » Sotiris Alexopoulos, retraité

En souvenir de cet exode, « les familles sont restées très sensibles au sort des réfugiés d’aujourd’hui et elles aident beaucoup », poursuit Petros Korkalis. Combien de temps, sur fond de crise, cette générosité et cette solidarité dureront-elles ? Sur le port du Pirée, des gamins forment un cercle et dessinent sur des feuilles blanches, encadrés par des enseignantes et leurs élèves d’une école de la banlieue d’Athènes. Elles aussi ont vu leurs salaires baisser d’environ 30 %. Mais elles tiennent à venir ici, pour « aider tous ces gamins ». Elles veulent « apprendre l’entraide aux élèves, et battre en brèche la peur de l’autre ». Car tout le monde a en tête qu’Aube dorée, le parti néonazi, est toujours en embuscade. Et l’enseignante de confesser : « C’est aussi faire, un peu, l’éducation politique des élèves ». ■ fabien perrier

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AU RESTAU

LE SPORT LIVRÉ AU LIBÉRALISME

Mondialisé, industrialisé, libéralisé à marche forcée depuis plusieurs décennies, le sport professionnel connaît des évolutions alarmantes. Pour nos invités, il est nécessaire de rappeler sa spécificité de bien commun et de mettre en place de nouvelles régulations. par jérôme latta, photos célia pernot pour regards

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I AU RESTAU

Institution locale à La Courneuve, au cœur de la circonscription de Marie-George Buffet, La Mamounia soigne ses spécialités marocaines dans un cadre reposant, en retrait de l’agitation ambiante. Ses tajines subtilement parfumés n’ont pas déçu nos hôtes. regards.

Vous avez été ministre des Sports au moment où s’est accéléré le processus de libéralisation de l’économie du sport, et sa croissance financière exponentielle. Comment aviez-vous perçu ces enjeux-là ?

marie-george buffet. Certains acteurs du secteur avaient pensé que je ne m’intéresserais qu’au sport amateur, mais dès le mois de septembre, je réunissais l’ensemble du football professionnel justement pour travailler sur ces questions. Les fédérations et le ministère se partagent les missions de service public, et l’État

JEAN-PASCAL GAYANT

Professeur de sciences économiques à l’Université du Mans. Il est notamment l’auteur de Économie du sport (éd. Dunod, 2016).

MARIE-GEORGE BUFFET

ancienne secrétaire nationale du PCF, a été ministre des Sports de 1997 à 2002. Elle est députée de Seine-Saint-Denis.

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a du pouvoir dans ce domaine, contrairement à d’autres pays où le mouvement sportif est complètement indépendant. Nous nous étions alors attachés à encadrer le statut des clubs professionnels en créant le statut de société anonyme à objet sportif (SAOS) – vite défait après l’alternance. Nous avons constitué des ligues professionnelles là où il y avait de l’argent mais pas de structures, comme en rugby. Nous avons maintenu l’affiliation des clubs professionnels à l’association sportive – lien que chaque ministre libéral qui prend ses fonctions essaie de rompre, et qui empêche les clubs de partir dans une ligue privée. Ensuite, nous avons aussi travaillé à l’échelle européenne, avec la commissaire Viviane Redding afin d’obtenir la reconnaissance d’une spécificité des activités sportives, y compris pour le sport professionnel, à condition qu’il reste dans le cadre fédéral. Nous avons aussi mis en place la Direction nationale du contrôle de gestion pour le football, et l’on pourrait mentionner le fair-play financier 1 mis en œuvre par Michel Platini au sein de l’UEFA. Mais on voit aujourd’hui que tous ces instruments n’ont pas pu enrayer le processus ni empêcher, par exemple, le rachat de clubs par des fonds de pension plus ou moins douteux, ou la quasi-faillite de certains clubs. 1. Le fair-play financier oblige les clubs à ne pas dépenser plus qu’ils ne gagnent, interdisant à l’actionnaire de combler artificiellement les déficits.

regards. En tant qu’économiste, confirmez-vous le diagnostic d’une libéralisation de l’économie du sport ? jean-pascal gayant.

Il y a une première question à se poser : le spectacle sportif est-il un pur spectacle marchand, une activité d’entreprises de spectacle privées, ou bien a-t-il une dimension de bien public ? Je pense qu’il a cette dimension, certes pas de la manière la plus intuitive pour les économistes : j’estime que la puissance publique a vocation à réguler, à intervenir. L’élément crucial, dans ce qui se passe aujourd’hui en Europe, est la tentation d’évoluer vers le modèle nord-américain des ligues fermées, dans lequel on a complètement soustrait la notion de bien public au profit d’un pur spectacle. La tendance à long terme exprime une difficulté à préserver un modèle européen beaucoup plus proche du sport amateur, notamment au travers du système de promotion-relégation des clubs. On constate un objectif d’émancipation de la tutelle publique, qui correspond bien à une forme de libéralisation. La télévision a créé une caisse de résonance gigantesque, qui a entraîné une augmentation considérable des droits TV et offert des opportunités de revenus suscitant beaucoup de convoitises, poussant des entreprises à investir en espérant des profits significatifs.



« Je suis relativement optimiste. On assiste au début d’une réflexion sur l’éthique du sport et ses obligations vis-à-vis des citoyens. » Jean-Pascal Gayant


AU RESTAU

regards. Est-ce que cela se traduit, en particulier, par la multiplication des mécanismes de concentration des richesses au sein de petites élites de clubs déjà très riches, comme on la constate pour le football ? jean-pascal gayant. Le paradoxe est que le championnat de football dans lequel la répartition des droits de télévision est la plus égalitaire est la Premier League. Le championnat anglais génère en effet les plus grands flux financiers, mais présente un très bon niveau d’équilibre compétitif2. La clé de répartition des droits TV est un des éléments les plus déterminants, sur lequel la puissance publique doit intervenir sous peine de laisser compromettre l’égalité des chances. On est aujourd’hui proche d’un basculement avec la perspective de la création d’une “super ligue” européenne fermée. On évolue vers une recomposition, qui risque d’accroître les déséquilibres compétitifs, et dont on peut penser qu’elle va devenir irrésistible. marie-george buffet.

Cette tentation a été illustrée par la bataille de Jean-Michel Aulas, le président de l’Olympique lyonnais, en faveur d’un stade construit avec des moyens privés. Le stade assurait le

2. L’équilibre compétitif est une formule qui calcule le degré d’incertitude d’une compétition, l’incertitude étant définie comme un élément déterminant de l’attractivité pour les spectateurs.

lien entre la puissance publique, au travers des collectivités territoriales, et le club sportif. Si les stades ne sont financés que par les clubs et des opérateurs, on aura franchi un pas supplémentaire vers la rupture de ce lien. Des critiques s’expriment, à juste titre, quant à la remise à niveau du parc de stades français à l’occasion de l’Euro 2016 : elle a été financée en partie par l’argent public via le fonds du Centre national pour le développement du sport (CNDS), à hauteur de 152 millions d’euros. Mais en contribuant à cet effort, la puissance publique a préservé ce lien que la “privatisation” des stades va distendre un peu plus. Quant aux droits télé, je pense qu’ils alimentent une bulle financière qui va finir par éclater. Les clubs professionnels, qui dépendent excessivement des droits de télévision en France, risquent alors de connaître des années noires. Mon ministère avait imposé ce qu’on appelle la “taxe Buffet”, prélevée sur les droits télé en faveur du sport amateur, mais nous n’étions pas allés assez loin, ni de manière suffisamment structurante. Il existe une liste des événements sportifs qu’il est obligatoire de diffuser sur une chaîne gratuite, mais ce n’est rien en comparaison du marché. On peut craindre que les JO de 2024 et 2028 ne soient même plus visibles gratuitement. jean-pascal gayant.

Vous mettez le doigt sur un des points essentiels, assez paradoxal. En effet, plus

il y aura de stades privés, plus il sera difficile de s’opposer à l’évolution vers des ligues privées. Je fais partie de ceux qui estiment que le contribuable ne devrait pas financer des équipements privés, en particulier via des partenariats public-privé, et assumer tous les risques – notamment en cas de relégation sportive, qui constitue une catastrophe industrielle : le contribuable n’a pas à jouer le rôle de l’assureur… Mais il y a cette ambivalence : on est également attaché à l’accès du citoyen, du supporter au spectacle et à son lien avec le club, ce qui légitime la participation publique. Il faut donc préconiser un modèle équilibré qui mêle financements publics et privés et permette de justifier que la puissance publique agisse en faveur du système de promotion-relégation, d’une clé de répartition des droits TV équitable, de taxes pour financer le sport amateur, etc. marie-george

buffet. Il n’y a pas de développement du sport professionnel sans développement du sport amateur. Or ce dernier est assuré par les contribuables, à travers le budget de l’État et surtout des collectivités territoriales. On ne peut pas, ensuite, laisser le sport professionnel penser qu’il ne doit rien au sport amateur et à la puissance publique. L’exemption fiscale consentie à l’UEFA pour l’Euro 2016 est choquante, par exemple. Dans le modèle nordaméricain, que l’on peut défendre, le sport pro vit sa vie dans des

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AU RESTAU

ligues fermées, et le sport amateur est essentiellement assuré par le mécénat. Mais dans le modèle européen, les investissements publics impliquent une réciprocité. Bien sûr, il faut un encadrement, une finalisation de l’argent public mis au service du sport professionnel, par exemple dans la formation des joueurs. Au-delà, on pourrait réfléchir à un plafonnement des salaires, une régulation du marché des transferts. Mais ces questions se posent au niveau de l’Union européenne. regards.

N’y a-t-il pas, justement, un défaut d’intervention des pouvoirs publics, un renoncement à réguler, au niveau national comme au niveau européen ? marie-george

buffet.

Le sport n’est pas en dehors de la société ni des choix politiques qui s’y imposent. Jean-François Lamour [ministre des Sports de 2002 à 2007] avait gardé un peu le cap, en raison de sa “culture olympique”. Bernard Laporte ou Rama Yade sont allés dans le sens de la libéralisation du sport professionnel, conformément à leurs orientations politiques. regards.

Le combat en faveur de la reconnaissance de la spécificité des activités sportives, que vous aviez mené avec vos homologues italien et allemand, étaitil perdu d’avance ?

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marie-george buffet. Il n’y a pas de combat perdu d’avance. Celuici reviendra peut-être d’actualité, si l’on reparle des valeurs. Aujourd’hui, les ministres du Sport ne conçoivent de subventionner le sport que pour “faire du social”. On justifie la mince part du budget de l’État consacrée au sport par, en résumant, l’objectif que les garçons dans “les quartiers” restent sages, un peu de féminisation et beaucoup de promotion du “sport santé”. Il n’y a plus de discours sur le sport lui-même, sa place et son rôle, ni sur le sport de haut niveau. À l’initiative de Najat Vallaud-Belkacem, le gouvernement a quand même, récemment, établi un statut pour les sportifs amateurs de haut niveau leur garantissant un minimum de droits sociaux. Mais c’est au niveau européen qu’il faut mener un combat analogue à celui de l’exception culturelle. Avec la difficulté que les systèmes de management du sport dans les pays de l’UE sont extrêmement divers… Mais c’est là qu’il faut élaborer une vision pour le sport. jean-pascal gayant.

La prise en compte de la spécificité du sport par les institutions européennes reste en effet très virtuelle : elle est reconnue dans le Traité de Lisbonne, mais très peu a été fait concrètement. On reste dans une sorte de no man’s land. C’est pourtant seulement au niveau européen que cela peut se dénouer, car l’internationalisation du sport de haut

niveau est achevée. L’Europe a une grande responsabilité. Le fameux arrêt Bosman3 est allé dans le sens des droits des travailleurs, mais à rebours des droits des consommateurs. Le paradoxe est qu’il a permis à des salariés d’obtenir la part essentielle de la rente. Auparavant, les salaires des sportifs professionnels étaient très faibles au regard des recettes générées ; depuis 1995, on a assisté à une inversion du déséquilibre au bénéfice des salariés qui – avec certes une grande disparité et beaucoup d’inégalités – captent l’essentiel de la rente et profitent d’un très grand pouvoir de négociation. Mais, à mon sens, le football professionnel, puisque c’est souvent de lui qu’il est question, ne génère pas assez de recettes pour assurer les salaires qu’il verse, conduisant à un système structurellement déficitaire. L’Union européenne, au nom de la libre circulation des travailleurs, a créé les conditions d’une inflation salariale considérable qui a elle-même suscité la prolifération des agents et des intermédiaires avec une dérive délictueuse et des phénomènes de corruption. marie-george buffet. Il n’y a pas que le football. La Formule 1, par exemple, fonctionne comme un système autonome qui peut sanctionner des États si ceux-ci ne satis-

3. L’arrêt Bosman est une décision de la Cour de justice des communautés européennes, prise en décembre 1995, qui a mis fin aux quotas de nationalités au sein des équipes.


« Il n’y a pas de développement du sport professionnel sans développement du sport amateur. Ce dernier étant assuré par les contribuables, on ne peut pas laisser l’un penser qu’il ne doit rien à l’autre et à la puissance publique. » Marie-George Buffet


font pas ses désidératas : la France a ainsi perdu son Grand prix parce qu’elle n’a pas cédé sur la loi Évin. La F1 a été confisquée. Mais le pouvoir du mouvement sportif international est aussi la conséquence de l’instrumentalisation du sport par les États, qui les conduit à accepter les conditions des organismes sportifs internationaux, notamment pour accueillir des compétitions.

marie-george buffet. Quand nous avons auditionné des présidents de clubs de football, dans le cadre de la mission sur le fair-play financier, certains nous ont dit qu’en investissant de telles sommes, ils ne pouvaient pas se permettre de perdre et d’être relégués ! Or le sport ne peut pas être une industrie comme les autres, en particulier parce qu’il doit préserver le risque de perdre.

regards.

regards. Tout cela souligne la nécessité impérieuse d’une intervention politique…

Ces évolutions, que l’on peut résumer comme un processus d’imposition de la logique économique à la logique sportive, de réduction de l’aléa sportif, ne sont-elles pas dangereuses, y compris d’un point de vue économique ?

jean-pascal gayant.

Cette concentration des richesses mène à une perte d’attractivité à cause de la disparition de l’incertitude sportive – comme on le voit de manière très frappante avec la domination du Paris Saint-Germain en Ligue 1. Ceci aux dépens de la spécificité du spectacle sportif, qui a besoin de préserver de la rivalité. Or on n’a pas en Europe les mécanismes de régulation, de restauration de l’équilibre compétitif qui existent dans le modèle nord-américain : draft, salary cap4, partage des ressources, etc.

4. La draft est un système qui accorde aux équipes les moins bien classées la priorité dans le choix des meilleurs jeunes issus des championnats universitaires. Le salary cap est mécanisme de plafonnement des salaires; individuel ou collectif.

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marie-george buffet.

En France, cette intervention existe encore, par exemple sur les paris sportifs pour lesquels les règlementations sont strictes. Mais nous devons être capables de faire avancer la législation française tout en élevant les exigences européennes. C’est ce à quoi nous étions parvenus pour le dopage, avec une action nationale puis européenne avant d’obtenir la création de l’Agence mondiale antidopage (AMA). jean-pascal gayant.

Il reste difficile, pour la puissance publique, de lutter contre ce désir d’émancipation des “marchands”. Il faudrait que le législateur s’empare de sujets comme la répartition des droits télé, le plafonnement de la masse salariale – avec la difficulté de devoir trouver un compromis entre le niveau national et le niveau européen, et de convaincre des pays peu interventionnistes qu’il s’agit bien de l’intérêt général.

regards.

Un problème de fond ne réside-t-il pas dans l’absence d’un débat public sur ces questions ? Comme si le sport industrialisé avait réussi la transformation des passionnés en consommateurs…

marie-george buffet. Aujourd’hui, on est consommateur avant d’être citoyen dans beaucoup de domaines… Mais quand la parole politique est forte, l’opinion publique réagit, dans un sens ou un autre. Lors du Tour de France 1998, avec toutes les opérations menées au sein du peloton, je pensais que l’opinion allait se retourner contre la lutte antidopage. Mais le débat a eu lieu et la ligne a pu être tenue. Pour impliquer l’opinion, il faut un ministère et un État volontaristes, mais aussi un mouvement sportif qui nourrisse lui-même le débat. Trop souvent, les fédérations s’en abstiennent, ne mènent pas de débat d’orientation. Alors les controverses ne portent que sur les salaires trop élevés, le comportement des footballeurs, les scandales de la FIFA et autres. jean-pascal gayant. Je suis relativement optimiste, pour ma part. On assiste au début d’une réflexion sur l’éthique du sport et ses obligations vis-à-vis des citoyens. On le voit au travers des mouvements de supporters de football qui luttent contre la répression et l’absence de dialogue dont ils sont victimes : les clubs ne pourront pas rester indifférents


ou hostiles à ces mobilisations, en lesquelles je vois une forme de citoyenneté émergente – qui devra prendre d’autres formes et être mieux relayée. On a besoin d’une représentation des publics. regards. L’actualité récente a illustré la dérive des organisations sportives internationales comme la FIFA ou le CIO, avec une corruption qui apparaît endémique… marie-george buffet. Quand il y a corruption des fédérations sportives, c’est qu’il y a déjà corruption des États. Je crois qu’il faut envisager ce qui a fonctionné pour la lutte antidopage avec l’AMA : une structure internationale, sous l’égide de l’Unesco par exemple, chargée de contrôler les attributions des dirigeants et les flux financiers. jean-pascal gayant. Il faut effectivement une institution internationale de régulation du sport, avec un pouvoir de sanction, pour répondre à la globalisation du sport. On est convaincu de cette nécessité pour, par exemple, la lutte contre les paradis fiscaux. Des structures comme la FIFA ou le CIO ne sont soumises à aucun contrôle, aucune tutelle, et elles peuvent dériver gravement – jusqu’à leur propre anéantissement – sans que l’on puisse s’y opposer… C’est, là aussi, un travail à entamer au niveau européen. ■ propos recueillis par jérôme latta


Romancier et critique littéraire

Cette chronique nous trouve, mes milliers de livres et moi, en plein déménagement. Comme chacun sait, les livres, du moins ceux en papier, sont des organismes vivants qu’en tendant l’oreille on peut entendre parler, rire, pleurer, ou piailler comme des oisillons affamés. C’est fou comme les livres d’une bibliothèque ont faim de lecteurs ! Certains d’entre eux, je ne les ai pas ouverts depuis longtemps… Et leurs tranches sourient doucement quand je les rouvre. Pour moi, c’est comme faire un voyage dans le temps : celui de mes obsessions, de mes luttes, de mes engagements… Je prends par exemple ce petit livre du regretté Daniel Bensaïd, paru en 2007 dans la collection Lignes, et qui s’intitule : Un nouveau théologien, Bernard-Henri Lévy. Je m’aperçois qu’il m’est dédicacé : « Pour Arnaud Viviant, en signe d’obscurcissement des temps, salutations mécréantes ». Mécréantes, car ce petit essai fait partie d’une série que Bensaïd avait intitulée : “Fragments mécréants”. En le revisitant, je m’aperçois que j’en ai corné certaines pages. Celle-ci, par exemple :

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« La “marée verte de l’islamisme” remplace avantageusement, chez Bernard-Henri Lévy, le péril rouge ou jaune de jadis. De sorte que si “fondamentalisme” ne convient plus, “islamofascisme” ou, “mieux, fascislamisme” n’est pas “le bon concept” (sic !) qu’il prétend avoir inventé : “Pourquoi le concept de fascislamisme est-il un bon concept ? D’abord parce qu’il est juste. Oui, simplement juste”. Tout simplement. En toute simplicité », écrivait Daniel Bensaïd il y a neuf ans, c’est-à-dire bien avant que le premier ministre Manuel Valls ne cherche à marier de force Clémentine Autain à Tariq Ramadan, avant que BHL ne nous ponde Le génie du judaïsme. Et le philosophe trotskiste d’ajouter : « Ce faux “bon concept” a pourtant l’inconvénient désastreux de fondre en un seul et même signifiant, qu’il le veuille ou non, un phénomène politique et une référence religieuse. C’est, involontairement sans doute, et contrairement à son intention première, la religion musulmane qui s’en trouve stigmatisée. Mais on a quelque mal à croire, de la part d’un idéologue aussi expé-

Illustration Alexandra Compain-Tissier

JE DÉMÉ NAGE arnaud viviant

rimenté que M. Lévy, qu’il s’agisse là d’une simple maladresse de plume ». Ici se glisse une petite pensée pour Caroline Fourest. Mais voici qu’un autre livre me fait déjà de l’œil. Ce sont les entretiens de Gilles Deleuze avec Claire Parnet parus en 1990 aux éditions de Minuit sous le beau titre de Pourparlers. Page 231, j’ai souligné à l’époque quelques phrases de Deleuze, que voici : « On ne cesse de mélanger deux choses, l’avenir des révolutions dans l’histoire et le devenir révolutionnaire des gens. Ce ne sont pas les mêmes gens dans les deux cas. La seule chance des hommes est dans le devenir révolutionnaire, qui peut seul conjurer la honte, ou répondre à l’intolérable ». Lisant ça, je me dis que cette confusion dont parle Deleuze, je l’ai beaucoup entendue récemment dans les médias à propos de Nuit debout. Et ce n’est pas la Vierge rouge qui me contredira. De Louise Michel, j’ai conservé un petit livre, Prise de possession, publié en 2009 par les éditions D’ores et déjà. Il s’agit du


CHRONIQUE

Un nouveau théologien, Pourparlers, Bernard-Henri Lévy, Gilles Deleuze Daniel Bensaïd avec Claire Parnet

Prise de possession, Louise Michel

texte d’une conférence que l’anarchiste prononçait en 1904, quelques mois avant sa mort. L’ouvrant au hasard, je tombe sur ces lignes : « Dites-nous, camarades de toutes les ligues, est-ce que vous allez continuer ainsi, usant les urnes, le temps et l’argent ? Que vous ont fait ces autres camarades que vous cherchez à faire entrer dans le lazaret du Palais-Bourbon, pourquoi les persuader qu’ils peuvent tout ? Ils ne peuvent rien que pourrir comme les autres. Lors même qu’ils arriveraient à mettre des pièces neuves sur les trous de la Constitution, vous savez bien que cela n‘irait pas ensemble, les morceaux neufs arracheraient la guenille ».

se limite à des activités de gestion ou à des aménagements de détail. Après de longues phases d’immobilité, un peu semblable à la torpeur de l’hibernation, on se jette dans un grand mouvement, mais pour très peu de temps. Si les gouvernements de gauche sont éphémères, leur activité réformatrice est plus courte encore : les grandes lois du Front populaire sont votées dans les deux premières semaines de son règne ; les principales décisions du gouvernement provisoire de 1848 sont prises dans les premiers jours qui suivent son avènement. Au lendemain de ces moments brefs et intenses, où l’on change beaucoup de choses, la France se retrouve en avance sur les nations voisines. Mais, au fur et à mesure que le temps passe, cette avance diminue, et la situation finit par s’inverser : notre pays prenant un retard croissant ». Extraites de son essai intitulé La démocratie sans le peuple, ces lignes sont signées du bien oublié Maurice Duverger. Et elles datent de… 1967 !

Ici se glisse une petite pensée pour Jean-Luc Mélenchon. J’ouvre encore un livre, comme ivre on ouvre une autre bouteille. Cette fois, j’y lis : « L’aphorisme : “En France, on ne fait pas de réforme, on fait des révolutions” doit être un peu corrigé. Il faut dire : “En France, on ne fait des réformes que pendant les révolutions”. Dans l’intervalle, on ne fait rien ou pas grand-chose. On

La démocratie sans le peuple, Maurice Duverger

Ici se glisse une petite pensée pour François Hollande et ses camarades de la promotion Voltaire... 


NEUROSCIENCES L’INTELLIGENCE PEUT-ELLE ÊTRE ARTIFICIELLE ?


Photo CC Neil Conway

ENQUÊTE INTELLECTUELLE

Le cerveau serait un genre d’ordinateur et inversement : telle est la vision dominante des recherches actuelles. Des voix scientifiques ou philosophiques critiquent cette réduction et contestent les projets grassement financés sur “l’intelligence artificielle” et le “cerveau augmenté”. par naly gérard

Photo : connectivité neuronale du cerveau

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S

Si l’on cherche un livre sur le cerveau, on trouvera, à côté d’ouvrages qui décortiquent nos perceptions sensorielles ou les prodigieuses qualités plastiques de l’encéphale, une ribambelle de guides aux titres accrocheurs : « Développez votre mémoire grâce aux neurosciences », « Les neurosciences au secours de la motivation », « Éduquer au quotidien grâce aux neurosciences »... Le neuromathématicien Alessandro Sarti1 s’en amuse : « Il est facile de faire de grandes annonces, mais il reste difficile d’affirmer des choses exactes sur le cerveau, et encore plus de parler d’applications concrètes ». Plus sérieusement, une controverse majeure concerne l’approche théorique du cerveau. Au cœur de la discussion, la “théorie computationnelle du cerveau”. Née il y a une cinquantaine d’années, cette vision établit une analogie entre le cerveau et l’ordinateur : notre encéphale serait un dispositif d’élaboration de l’information à partir des perceptions, assimilables à des données. Les sciences cognitives considèrent la vie mentale comme un processus de “traitement de l’information”. La mémoire, le libre arbitre, nos émotions, notre conscience même seraient le résultat de connexions neuronales... « Penser reviendrait à calculer, et calculer reviendrait à programmer », résume Catherine Malabou, philosophe de la plasticité dans Que faire de notre cerveau ? (2004, réédité en 2011, éd. Bayard).

la gestion des mégadonnées qui nous entourent : calcul, tri, mais aussi analyse, prévision et prise de décision. L’économie mondiale n’est-elle pas déjà pilotée par des algorithmes, au travers du trading dit “de haute fréquence” ? « Les algorithmes ne possèdent aucune intentionnalité, précise le neuromathématicien. Ils reçoivent de l’extérieur les critères d’optimisation. Le principe de maximisation du profit a été pris comme critère pour transformer l’économie en automatisme financier ». De plus en plus, ce sont des grandes combinatoires et des machines qui décident à notre place. Dans La Vie algorithmique, Éric Sadin (éd. L’Échappée, 2015) décrit les nombreux domaines qui commencent à être gouvernés par des algorithmes : le marketing, la maison (avec les objets connectés), des quartiers des “villes intelligentes”, le diagnostic médical (avec la médecine de données et les “profils” de patients)... Et maintenant, on nous annonce la science par algorithmes. La revue américaine Wired prédit que les théories scientifiques seront remplacées par l’élaboration des données : réorganisées par des algorithmes, ces données produiraient les théories de la physique, de la chimie, de la biologie2. MODÈLE “COMPUTATIONNEL”

Ainsi, l’amalgame entre “pensée humaine” et “calcul informatique” domine aujourd’hui la recherche dans les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives (NBIC). Et cela se traduit d’ores et déjà dans le vocabulaire. Les algorithmes sont présentés comme une forme d’intelligence artificielle. Or comme l’explique Alessandro Sarti, on confond « un processus informationnel abstrait d’optimisation algorithmique et un processus de constitution du sens propre au cerveau ». Cette confusion n’est pas que théorique. Nous déléguons aux algorithmes une part croissante de

Pour la plupart des chercheurs des NBIC, notre cerveau serait comme un artefact auquel on pourrait ajouter des “fonctions”. En témoigne la quête au niveau mondial de prothèses “augmentatives” pour accroître nos capacités. On cherche ainsi à inventer une neuroprothèse qui permettrait de contrôler à distance, par la pensée, un objet connecté. Bienvenue à “l’humain augmenté”, annoncé par les transhumanistes... Un de leurs portevoix, Laurent Alexandre, PDG de DNAVision (société qui détient le monopole du séquençage du génome en Europe), prévoit que l’on modifiera les cerveaux pour « apprendre plus vite » au lieu de chercher à éduquer. Dans la Silicon Valley, les scientifiques du centre d’innovation Singularity University lancé par Google, foyer ardent du transhumanisme, envisagent de “télécharger”

1. Directeur de recherche au Centre d’analyse et de mathématiques sociales, de l’EHESS, rattaché au CNRS.

2. “The End of theory : The Data deluge makes the scientific method obsolete”, de Chris Anderson, Wired, 23 juin 2008.

ALGORITHMES ET PÉRIL

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ENQUÊTE INTELLECTUELLE

l’esprit d’une personne sur une machine qui deviendrait alors douée de conscience. Ambition déclarée : survivre à la mort du corps. Sans nécessairement endosser les délires transhumanistes, les grands programmes mondiaux de recherche sur le cerveau (voir encadré) se fondent sur cette approche réductionniste. Tous s’orientent vers la création d’un modèle “computationnel” du cerveau. Les États autant que les entreprises finançant la recherche – les mastodontes de l’économie numérique (Google, Apple, Facebook, Amazon) – concentrent tous les moyens sur les nanotechnologies, les biotechnologies, l’informatique et les sciences cognitives. Le projet Human Brain (« cerveau humain »), financé par la Commission européenne depuis 2013, en est un exemple. Ce vaste programme international affiche l’objectif de comprendre le fonctionnement du cerveau humain. MÉGA-DONNÉES ET SUPERORDINATEUR

Parvenir à mettre en lumière la vie incroyablement complexe des neurones et des connexions neuronales capables de se modeler, de se modifier et de se réparer, ceci jusqu’à la fin de la vie, serait une avancée scientifique gigantesque. Avec des retombées immédiates attendues : elle ouvrirait la possibilité de soigner nombre de pathologies, de l’AVC aux maladies neurodégénératives comme Alzheimer. Pour y parvenir, le programme prévoit de récupérer toutes les données sur les neurones et leurs connexions auprès des hôpitaux et des centres de recherche européens et de les mettre en relation. À partir de ces bases de méga-données, il s’agirait de construire un ensemble d’infrastructures informatiques de simulation, en un mot un “superordinateur”, pour visualiser les innombrables connexions neuronales de nos méninges (entre dix et cent milliards !). Le centre de simulation du projet Human Brain, hébergé par l’École polytechnique fédérale de Lausanne (Suisse), a bel et bien modélisé en octobre 2015 un échantillon du cerveau d’un rat nouveau-né. Mais seul le comportement électrique d’un fragment du néocortex (comportant huit millions de connexions) a été reconstruit numériquement. Cela reste bien limité.

Loin de soulever un enthousiasme unanime de la communauté scientifique, l’ensemble du projet européen suscite un certain scepticisme. L’utilité du “superordinateur”, très coûteux, est mise en cause : comment construire une simulation lorsque l’on ignore encore pratiquement tout du fonctionnement de notre système nerveux central ? Comme le souligne avec humour un chercheur du Allen Institut aux États-Unis, nous n’arrivons pas encore à saisir le fonctionnement du cerveau du ver nématode qui comporte seulement trois cents neurones... Le chemin sera long avant de comprendre le cerveau humain et ses 83 milliards de neurones.

Projet Human Brain : un exemple de méga-science

La compétition mondiale autour des neurosciences est comparable à celle sur le génome humain. Dans la course, on compte la BRAIN Initiative inaugurée en 2014 par le gouvernement américain, le China Brain Science Project lancé en 2015, et le projet Human Brain de la Commission européenne démarré en 2013. Ce dernier regroupe environ 80 instituts de recherche où travaillent plus de 180 responsables chercheurs de 24 pays, dans le cadre de 13 sous-programmes. La Commission finance 75 % du projet, soit 500 millions d’euros d’ici à 2023 (54 millions d’euros ont déjà été versés). Le complément est apporté par les institutions participantes (le CNRS et le CEA, en France). Ces programmes scientifiques de grande envergure relèvent de la méga-science (ou Big science) : ils s’appuient sur des consortiums gigantesques, des équipements souvent lourds, mobilisent une armée de chercheurs de toutes disciplines et accordent une place importante aux technologies informatiques, aux nanotechnologies, aux biotechnologies, à l’informatique et aux sciences cognitives (NBIC). Leur but ? Développer de nouvelles technologies pour mesurer l’activité du cerveau, au croisement de la science et de la “recherche et développement” industrielle. De préférence en produisant des résultats rapides et spectaculaires. > braininitiative.nih.gov, humanbrainproject.eu

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« Notre cerveau, en expérimentant la vie, se modifie en permanence. Il n’y a pas une pensée qui circule par des circuits neutres : pensée et chair sont indivisibles. » Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste

(éd. Fayard, 2012), mais aussi des neuroscientifiques condamnent l’analogie entre ordinateur et cerveau. « C’est comme si on plaçait l’encéphale dans un pot de confiture en disant qu’il est vivant ! », affirme le mathématicien Giuseppe Longo4. Dans son dernier essai, Miguel Benasayag rappelle l’évidence : « Le cerveau ne pense pas, tout le corps pense ». Le philosophe et psychanalyste, qui participe à des recherches sur les perceptions sensorielles, énumère ce qui empêche de mettre sur le même plan machine et cerveau. « Le vivant est contextualisé, lié à une infinité de variables de l’environnement, de l’histoire, de ce qui l’a déterminé dans la longue durée de l’évolution de l’espèce. Le vivant est singulier, il est aussi imprévisible, indéterminé, et n’a pas d’autre fin que lui-même. Notre cerveau, en expérimentant la vie, se modifie en permanence. Il n’y a pas une pensée qui circule par des circuits neutres : pensée et chair sont indivisibles ».

« L’ENCÉPHALE DANS UN POT DE CONFITURE »

LOGIQUE DU CALCUL ET PROJET DE BARBARIE

Le Projet Human Brain a également été critiqué parce qu’il concentrait les financements sur la recherche technologique plutôt que sur la recherche classique en neurosciences. Dans une lettre adressée en 2014 à la Commission européenne, trois cents chercheurs (rejoints par huit cents autres) réclamaient la réintégration des recherches expérimentales et théoriques plus larges3. Pour Alessandro Sarti, « l’infrastructure de pointe promise par le projet Human Brain pourrait être utile... pour les sciences de l’information et de la communication. Moins pour les neurosciences. Dans tous les cas, la condition impérative est que l’on ne confonde pas cet ordinateur avec un cerveau vivant ! », insiste-t-il. Des chercheurs en sciences humaines, notamment le psychiatre Patrick Juignet et le philosophe des sciences Jean-Michel Besnier, auteur de L’Homme simplifié

Chaque cerveau est différent et unique, et se sculpte en permanence. Non seulement le cerveau n’est pas un système clos et figé, mais il construit du sens. Alessandro Sarti l’explique : « On néglige souvent cette différence entre un processus de représentation de l’information et un processus de construction du sens. Notre cerveau est une interface entre le monde extérieur et le corps singulier. Alors qu’un modèle computationnel ne fait qu’élaborer des informations, le cerveau essaie, lui, de construire des objets mentaux ». Comment expliquer l’hégémonie de cette approche “computationnelle”, réductionniste ? « Le réductionnisme est une tentation, répond Benasayag. Il est si simple de trouver une cause unique. Or, il n’y a pas un savoir final : tout savoir se fonde sur un non-savoir structurel ». Mais « le projet transhumaniste est aujourd’hui le projet néolibéral individualiste, déclare Miguel Benasayag : la quête d’un corps parfait, sans souffrances, sans maladie,

3. “Open message to the European Commission concerning the Human Brain Project”, 7 juillet 2014. Cette lettre a ensuite déclenché une réforme, en cours depuis le printemps 2016, qui devrait réintégrer la recherche expérimentale.

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4. Directeur de recherche émérite au CNRS-Centre Cavaillès, à l’École normale supérieure.


ENQUÊTE INTELLECTUELLE

qui permettrait de vivre mille ans, d’échapper à la mort... Il passe par la disparition des limites humaines, ce qui est, inévitablement, un projet de barbarie ». Le philosophe voit dans cette idéologie et cette pratique un grand danger. « La pensée spéculative, la pensée éthique, la pensée philosophique, la culture ne doivent pas être colonisées par la logique du calcul, affirme-t-il. Il est nécessaire de défendre la régulation et la limitation, au nom de l’organicité de la vie même, de sa singularité. La seule solution est de réussir à incorporer la technologie au service de la vie et de la culture. On peut imaginer, par exemple, des médecins et des patients prenant position pour défendre une médecine qui incorpore les bienfaits de la technologie tout en restant une médecine du diagnostic et de la singularité ». CRITIQUE DE LA RAISON NUMÉRIQUE

La résistance doit venir de la société civile : « La politique est un mécanisme de régulation, dans la mesure où elle manifeste des courants vivants dont l’État démocratique doit se faire l’écho. C’est un défi pour tous les mouvements politiques : il faut une politique qui ne se fasse plus en termes de centralité du pouvoir mais dans un mouvement de longue durée, de construction de nouveaux paradigmes, de nouveaux modes de socialité ». Débattre des enjeux de la techno-science comme un sujet politique, s’interroger sur le poids de la technologie par rapport à la culture, à l’éducation ou la science est une urgence pour Éric Sadin. « Soumettre la vie algorithmique contemporaine à une critique en acte de la raison numérique qui l’ordonne relève d’un combat politique, éthique et civilisationnel majeur de notre temps », écrit-il. Alessandro Sarti prône également une réorientation de la recherche. Pour lui, la recherche scientifique sur le cerveau devrait s’appuyer sur une étude de la singularité du vivant plutôt que sur la théorie computationnelle. Pour le neuromathématicien, les mathématiques contemporaines peuvent contribuer à comprendre le vivant sans le réduire à un système prévisible, à penser son immense complexité, en particulier sa part d’indé-

termination. Pour développer ces savoirs encore jeunes que sont les neurosciences, le chercheur du Centre d’analyse et de mathématiques sociales, préconise de croiser les disciplines scientifiques avec les sciences humaines. « Si l’on veut comprendre quelque chose du cerveau humain, il faut absolument faire des neurosciences au sein de laboratoires interdisciplinaires et travailler avec des chercheurs en psychologie ou sociologie, car les cerveaux sont en fait des sculptures sociales. » ■ naly gérard

À lire Cerveau augmenté, Homme diminué, de Miguel Benasayag, éd. La Découverte, 2016.

La vie algorithmique, d’Eric Sadin, éd. L’Échappée, 2015.

L’Homme simplifié, de Jean-Michel Besnier, éd. Fayard, 2012.

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MALTRAITANCE AU MUSÉE

Photo cc Marc Feldmann

Illustration Alexandra Compain-Tissier

« On s’est fait voler notre travail alors qu’on l’adorait », confient-ils au journaliste du Républicain lorrain. C’est la situation absurde qu’ont vécue en mai dernier des salariés du Centre Pompidou-Metz. Des salariés, ou plutôt des sous-salariés, exactement des “sous-traités” comme ils se sont eux-mêmes surnommés. Et désormais ex-salariés car sur quinze médiateurs, huit ont été remerciés, ceux-là même qui s’expriment ici. Depuis l’ouverture en 2010 de cette antenne du musée parisien, première décentralisation d’une grande institution culturelle nationale, de nombreuses fonctions ont

bernard hasquenoph Fondateur de louvrepourtous.fr

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été externalisées sur décision du conseil d’administration – composé majoritairement d’élus locaux (surtout socialistes) et de représentants de l’État. Pas seulement la sécurité et le nettoyage, comme déjà nombre d’établissements nationaux, mais des missions qu’on imaginerait essentielles pour un lieu culturel comme celui-là : accueil, surveillance en salle, médiation et visites guidées pour adultes comme pour enfants. Une situation qui a généré des problèmes dès le départ, les intéressés dénonçant de mauvaises conditions de travail, une ambiance de flicage et de faibles rémunérations pour un profil qualifié exigé. Les grèves se sont enchaînées, courageuses vu la précarité de ces personnels passionnés par leur métier, demandant leur intégration. Ils bénéficièrent du soutien local de la CGT et du PCF qui appelait « à créer les conditions pour que la modernité du Centre se décline également au plan social ». MALAISE MUSÉAL Malgré les promesses d’élus embarrassés et la bienveillance d’Aurélie Filippetti, ministre de la Culture de l’époque, le marché fut reconduit en 2012 avec le même prestataire, à la consternation des salariés qui

dénoncèrent ensuite « de graves pressions morales, des avenants non respectés, un management incompétent ». L’un d’eux, viré, gagna aux prud’hommes, pour licenciement « sans cause réelle et sérieuse ». Ambiance. Quatre ans plus tard, la situation ne s’est pas apaisée. D’autant que début 2016, suivant l’avis de la Chambre régionale des comptes, Pompidou-Metz internalisa les prestations d’accueil et de billetterie, mais pas celles des médiateurs et conférenciers. Lesquels apprirent qu’en mai, à la reprise de leur marché par un nouveau prestataire, l’équipe en place ne serait pas automatiquement reconduite. S’ils voulaient rester – la plupart étaient là depuis six ans –, chacun devait passer un nouvel entretien d’embauche. Et s’ils avaient la chance d’être repris au bout de deux humiliants mois d’essai, ils perdaient leur ancienneté. Rebelote : grève, embarras de la direction du Centre qui n’a aucun pouvoir de décision en la matière, déclarations outrées et interventions d’élus comme Aurélie Filippetti, cette fois en tant que députée de Moselle. Pour au final, aucun résultat. Dans le paysage muséal français, cette situation n’est malheureu-


sement pas unique. Ces derniers mois, des conflits liés à l’externalisation des services se sont multipliés, révélant un profond malaise, tous dans des établissements publics récents qui y ont largement recours. Une évolution encouragée par l’État depuis la révision générale des politiques publiques (RGPP) qui visait – dès 2007 sous la présidence Sarkozy – la diminution du nombre de fonctionnaires. La tendance s’est confirmée sous la gauche, quand bien même la soustraitance reviendrait plus chère, de l’aveu même du vice-président de Metz-Métropole pour le Centre, dont il est administrateur. Un comble. RÉPONSES CYNIQUES En mars 2016 à Marseille, cinquante employés sous-traités du MuCEM se mettaient en grève pour dénoncer leurs conditions de travail, faisant écho à des protestations qui avaient déjà émergé juste après son ouverture, montrant que la situation n’avait guère évolué en trois ans. « Lorsqu’on se plaint, on nous répond que ce n’est pas un travail pour toute la vie et que si on n’est pas contents, on peut partir », témoignait un employé dans le média indépendant Marsactu. Leur direction bicéphale – prestataire et musée – louvoyait, promettant des améliorations. En février, une ex-agente d’accueil externalisée de la Cinémathèque française – qui compte un musée

– créait le buzz en postant sur YouTube une lettre ouverte à sa direction. Elle y faisait part de sa désillusion après une expérience catastrophique de plusieurs années. Un témoignage corroboré par d’autres employés, qui ne recueillit qu’une réponse cynique de l’institution, son directeur déclarant sur France Musique : « Je pense qu’hôtesse d’accueil, caissier, guichetier ou ouvreuse, ça doit rester des petits jobs d’étudiant, au risque de choquer. Moi, je ne me vois pas signer un CDI à vie pour que quelqu’un vende des billets à la Cinémathèque ». En janvier à Lyon, ce sont d’anciens employés du tout jeune musée des Confluences qui dénonçaient sur le site Streetpress un management brutal, des CDD renouvelés à l’infini, une corvéabilité sans limite... La direction répliqua sur Rue89Lyon.fr, parlant d’« injustice », justifiant son recours massif à la sous-traitance : « On ne pourrait pas garantir à quelqu’un d’entrer au musée sur ce type de poste et le faire évoluer ensuite. Ce sont des métiers sur lesquels on reste difficilement dix ans ». Dans un tract, les “sous-traités” du Centre Pompidou-Metz avaient raison de reprocher à ses dirigeants d’« institutionnalis[er] structurellement la précarité ». Une accusation à partager. 



DANS L’ATELIER

ANNIE ERNAUX, ÉCRIRE LA PREMIÈRE FOIS

Dans le plus singulier de ses livres, Annie Ernaux revient sur cet été 1958 durant lequel elle connut sa première nuit avec un homme, et relate ce qui lui en coûta, ce que fut l’expérience de la sexualité d’une jeune fille de ces années-là. Rencontre avec celle qui, dans Mémoire de fille, a repoussé les limites de l’écriture et du dicible. par gildas le dem, photos de famille d’annie ernaux

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C

C’est dans les bureaux de Gallimard, transformés en salons élégants, que l’on a rendez-vous avec Annie Ernaux. En retard. Un incident sur la ligne 4, croyaiton. Mais non, elle le confirme : il s’agit bien d’une grève des transports, même larvée. Ce dont, bien entendu, elle se réjouit. Celle qui soutînt avec Pierre Bourdieu les grèves de 95 n’a rien perdu de son sens de la révolte. Elle est un peu lassée toutefois, aujourd’hui : non du monde tel qu’il va, mais voilà déjà quelques semaines qu’elle se soumet aux lois de la promotion. Mémoire de fille connaît un succès retentissant, tout le monde veut la rencontrer. Elle craint surtout de diluer le livre, de se répéter dans ces entretiens. De dévoiler ce livre qui, « comme aucun autre auparavant », semble compter à ses yeux. Cela tombe bien, puisqu’au fond l’on avait surtout envie de l’interroger sur la fabrique de ce livre, sa forme tout à fait inédite. Et sur le travail d’écriture – parfois « douloureux », confie-t-elle –, dont elle assure qu’il fut rarement aussi éprouvant. Et pourtant, tout au long de l’entretien, on retrouvera, en dépit de la lassitude et de la fatigue – « je me maintiens » dit-elle dans un grand sourire – une Annie Ernaux rayonnante, éblouissante. Épanouie comme si elle avait renoué avec la liberté et l’insolence de cette jeune fille qu’elle fût, un été 1958. L’EXPÉRIENCE D’UN « INTIME COLLECTIF » L’on commence donc par l’interroger sur le titre du récit, Mémoire de fille. « C’est bien sûr une allusion, un hommage à Simone de Beauvoir et ses Mémoires d’une jeune fille rangée ? ». « Tout faux ! », s’exclame-

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t-elle dans un rire où se mêlent la jeune fille et la professeure de lettres qu’elle fût aussi. Car s’il en va dans ce récit de la mémoire, il ne consiste pas en mémoires personnelles – comme chez Beauvoir justement, explique-t-elle. Il s’agit moins de consigner un récit personnel que l’expérience d’un « intime collectif ». L’expérience, précisément, d’un événement à la fois singulier et impersonnel : la « première nuit » d’une jeune fille avec un homme. Cela arrive à toute jeune fille, mais ce qui lui arrive est et restera toujours singulier « au point d’engager intimement toute la personnalité ». C’est même pourquoi, dans le récit de cet événement, elle dit avoir eu besoin de dire « elle » plutôt que « je ». Un « je » qui, pour la première fois, lui est apparu comme une « position fausse ». Car enfin que sommes-nous, affirme-t-elle, sinon une collection d’expériences disparates, dont ne saurait rendre compte « l’illusion autobiographique » ? L’expérience fondatrice de ce « moi d’autrefois », de cette jeune fille – « la fille de 58 » comme elle le répétera tout au long de l’entretien – ce n’est qu’au terme du travail d’écriture et de mémoire qu’elle aura pu, en définitive, se la réapproprier. Qu’elle aura enfin pu écrire : « elle est moi, je suis elle ». Ce qui séparait jusqu’alors la jeune fille de l’écrivaine, c’est l’expérience de la « honte ». La honte de cette première nuit, de ce moment si singulier qui l’aura comme dissocié d’ellemême. Pour la surmonter, il lui aura fallu toutes ces années et, en fait, cet incipit, ces étranges paragraphes qui ouvrent le début du texte, au caractère formel et programmatique. « Programmatique », elle reprend le mot à la volée. Car ces étranges paragraphes ont surgi


DANS L’ATELIER

sous sa plume un après-midi, « comme de nulle part ». Comme une injonction à soi-même et à d’autres – elle s’y adresse aussi de manière impersonnelle à « vous », le lecteur – de se souvenir, d’écrire cette première nuit de sexe. Et pourtant, si le texte conserve un caractère impersonnel, asexué, il garde une trace spécifique de la féminité, où l’on perçoit déjà l’expérience de la honte et de la douleur : le détail, la mention d’une « culotte souillée ». LE TEMPS QUI RÉSISTE On lui suggère qu’il s’agit peut-être de son texte le plus pongien. Ponge invitait l’écrivain à rechercher, pour chaque texte, pour chaque objet, une « rhétorique » originale, qui laisse parler « la minorité de soi-même ». Elle acquiesce. Rhétorique, forme, peu importe le mot. L’essentiel est que pour ce textelà, « et celui-là seulement », insiste-t-elle, il lui aura fallu traverser la « douleur de la forme ». Jusque-là, au fond, avoue-t-elle, écrire se confondait avec un certain plaisir. Cette fois, elle considère avoir repoussé les « limites de l’écriture », et croit pouvoir affirmer, « espère même » qu’un livre ne lui redemandera jamais autant de travail. Un travail non seulement d’écriture, mais sur soi aussi, pour « désincarcérer la fille de 58 ». Car c’est cela l’événement de la première nuit avec un homme, brutal, indifférent: l’expérience de l’ « effarement du réel » (ce mot – l’effarement – que, rappelle-t-elle, elle avait déjà employé dans L’Événement, le récit d’un avortement). Cette première nuit de sexe, qui aura constitué comme une effraction du dehors, au plus profond de son intimité, l’aura aussi comme enfermé en elle-même. Laissée effarée,

Ce qui séparait jusqu’alors la jeune fille de l’écrivaine, c’est l’expérience de la « honte ». La honte de cette première nuit, de ce moment si singulier qui l’aura comme dissocié d’elle-même. devant « l’inimaginable », « l’impensable » – qu’elle aura pourtant désiré de toutes ses forces, au point de ne plus savoir, encore aujourd’hui, démêler le « consentement » de la « soumission ». « C’est le propre de l’événement » dit-elle, que l’expérience d’un « déjà-là », d’un « retard » de la conscience sur ce qui lui arrive. Si bien que ces quelques heures de sexe – parfois « vingt minutes » à peine, fait-elle remarquer en riant – restent comme inscrites dans un autre temps, un temps hétérogène et irréductible au « temps des années » qui constituait d’ordinaire le cadre de son travail. Un temps qui, par conséquent, résiste à toute explication sociologique ou psychanalytique, et réclame un effort d’écriture et de restitution spécifiques. Et c’est ici-même, nous ditelle, que l’on rentre au plus profond de « l’entreprise » littéraire. Il faut « faire table rase », « suspendre » tout ce qu’on croyait déjà savoir. Et il y a là une forme d’« ascèse », insiste-elle. Seul le travail littéraire peut donner forme, en l’inventant, à ce qu’il y a d’inédit, de proprement « déconcertant » dans la violence de l’événement. LA MÉMOIRE DU CORPS Car bien sûr, écrire, c’est aussi se redonner un pouvoir, une maîtrise sur l’événement. Et notamment le pouvoir de dater, déchiffrer 58. Au point que

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DANS L’ATELIER

« 58 » sera resté, dans son journal intime, le « chiffre » d’un temps et d’un lieu dont longtemps, elle ne sera pas parvenue à élucider le sens. Et si, pour Annie Ernaux, l’année 59 (l’année de la perte des règles, de la boulimie), reste sous la dépendance de l’année 58 (l’année de la première fois, et de la honte sexuelle), c’est « dans l’ordre des événements, et non des années ». C’est un bloc d’événements, un bloc affectif qu’il lui aura fallu décrire, non une suite chronologique. C’est dans les effets sur son corps, « marquée dans sa chair », qu’elle découvrira, bien après, la réalité, le sens de cette première nuit. Tout se passait donc comme si l’année 58, et la jeune fille de 58, étaient restées enfermées en ellesmêmes. Comme si cette année et ce lieu (la colonie de vacances de l’Orne où advint cette nuit et celles qui suivirent), étaient devenus des « mythes » de l’internement. D’ailleurs, confie-t-elle, le titre fut d’abord La Colonie. Un titre qu’il faut rapprocher de Kafka ou Genet, et de leurs descriptions d’institutions totales, où les individus déviants sont broyés par le regard des autres. On imagine mal aujourd’hui, ajoute-t-elle, combien la sexualité d’une jeune fille pouvait encore faire l’objet d’une surveillance, d’un contrôle exacerbés. C’est même pourquoi le travail de mémoire s’est confondu, dans ce livre, avec ce qu’elle appelle un travail d’« historicisation ». Il s’agissait moins de « faire revivre » cette jeune fille, que de la saisir dans son « historicité », celle d’une jeune fille libre, insouciante, en butte à une histoire des femmes qui n’avait pas encore connu 68. L’on s’amuse alors avec elle à relier le geste symbolique qui marque son désir de liberté – défaire son chignon, délivrer ses cheveux – au

Pour ce texte-là, « et celui-là seulement », il lui aura fallu traverser la « douleur de la forme ». Jusque-là, au fond, écrire se confondait avec un certain plaisir. geste qui signifiait le coming-out dans la vie gay d’avant Stonewall. Défaire son chignon voulait dire participer, pour la première fois, aux grands bals travestis du New York des années 20. « Ah ouais ? » : elle rit, heureuse d’avoir inconsciemment retrouvé la symbolique d’un geste qui perdure par-delà les âges, les genres et les sexualités. Heureuse, aussi, que ce livre si singulier se prête à des formes d’identifications, en dépit d’un lexique corporel (le sang, les ovaires, les règles) qui, comme rarement, permet au lecteur de pénétrer dans l’intimité des femmes. Et d’en mieux comprendre l’expérience singulière, la face cachée et organique. C’est que, répond-t-elle, dans ce livre plus qu’un autre, « tout arrive par le corps, et reste dans le corps ». Et d’abord la culpabilité. Pourtant, ce travail d’écriture lui aura également permis de se réconcilier avec l’orgueil, l’ « intrépidité » sexuelle de cette jeune fille qu’elle fut aussi. Sa face solaire, insolente, affirmative. Alors bien sûr, longtemps, la honte de cette intrépidité l’aura hantée, lui aura même imposé une forme de silence et d’oubli. Mais c’est aussi cette « intrépidité », dit-elle, qui est toujours présente dans sa manière d’écrire, sa volonté de repousser les limites du dicible. Comme si la jeune fille de 58 s’était finalement survécue dans la littérature, la volonté d’être un écrivain qui dit tout. ■ gildas le dem

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LE TEMPS DU DÉSIR FÉMININ

Illustration Alexandra Compain-Tissier

Cette année, Isabelle Huppert aura incarné sur le grand écran deux personnages confrontés aux failles contemporaines de l’émancipation des femmes. Elle, réalisé par Paul Verhoeven, et L’Avenir de Mia Hansen-Love racontent, chacun à leur façon, cette époque de trouble dans le genre. Huppert sublime, sans doute au sommet de son art, offre ses talents d’interprétation à deux scenarios posant l’enjeu du désir des femmes dans une socié-

clémentine autain Féministe, éditorialiste et codirectrice de Regards

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té dominée par le masculin, dans laquelle les possibles restent profondément asymétriques et hiérarchiques entre hommes et femmes. DÉSIR ET DOMINATION

Le réalisateur néérlandais Paul Verhoeven, notamment connu pour son fameux Basic instinct, a bousculé la critique en adaptant au cinéma Oh !, le roman tordu et féministe de Philippe Djian, prix Interallié en 2012. Avec Elle, il livre un thriller psychologique dérangeant. Elle interroge, et c’est déjà beaucoup. Elle est un film dans lequel le viol se voit d’un point de vue féminin, sort du silence et de l’univers du polar pour se regarder en face, et c’est une exception qui confirme la libération de la parole sur les violences sexuelles. Isabelle Huppert y incarne Michèle, une femme étrange, à la fois assurée et perdue, victime et perverse. Le film s’ouvre sur la scène du crime : un homme cagoulé fait effraction dans la maison de Michèle, la frappe et la viole. La victime fait partie de ces femmes que rien ne semble atteindre. Michèle commande des sushis et décide

de ne pas porter plainte. À la tête d’une grande entreprise de jeux vidéo, elle gère ses affaires comme sa vie sentimentale, avec fermeté et à distance d’elle-même. Son père, un assassin d’enfants, est en prison. Sa mère, en quête de jeunesse éternelle, est nymphomane, son fils est soumis, son ex-mari un écrivain raté et son amant (purement sexuel) est le mari de sa meilleure amie... Le tout donne à voir de Michèle une composition psychologique bien névrotique. Inébranlable, elle se met à traquer l’homme qui l’a violée. Un jeu malsain s’installe entre eux. De la folie des personnages émerge alors des ressorts d’une grande banalité : le film aux allures fantasques révèle à sa façon la norme du désir, ce qui fonde le viol, ce qui travaille socialement et intimement les sexualités féminine et masculine. Le film porte atteinte aux préjugés avec justesse et complexité. Elle déconstruit la dimension prédatrice du désir masculin. Le violeur inconnu de Michèle est l’homme pour lequel elle nourrit un fantasme sexuel. Il est son voisin, celui qui regarde la messe à la télévision


Elle, réalisé par Paul Verhoeven

L’Avenir, réalisé par Mia Hansen-Love

le soir de Noël et qu’elle observe par la fenêtre en se masturbant quand il déambule dans le jardin. Cagoulé, face à sa proie soumise, l’homme éprouve du désir. À visage découvert alors que Michèle s’offre à lui, il part en courant. Tout est dit : il fuit son désir à elle et suit son impérieuse volonté de domination. Paul Verhoeven nous trouble, dans le même temps, en se jouant des ambiguïtés d’un désir féminin aussi construit à partir des fondements de la domination masculine. Isabelle Huppert campe l’objet féminin qui cherche violemment à devenir sujet. Et elle nous renvoie aux représentations et à la difficulté d’échapper aux fantasmagories normatives… Elle est un film choquant qui, en provoquant le malaise, ouvre le débat. Il soulève les implications sexuelles et sexuées, sociales et morales, du viol. Au fond, Elle nous bouscule et nous interpelle sur les conditions du désir. CONDAMNÉE À LA LIBERTÉ

Autre univers, même époque, L’Avenir met en scène Isabelle

Camille Laurens, Celle que vous croyez, Gallimard, 17,50 euros.

Huppert en professeure de philosophie d’une cinquantaine d’années, passionnée par les livres et bien installée dans sa vie familiale bourgeoise. Plus lent, plus doux, le film de Mia Hansen-Love interroge la libido féminine à l’heure de la ménopause. Il ne s’agit pas seulement de sexualité, mais d’énergie, de pulsion de vie, d’envies. Nathalie s’occupe de ses élèves, de ses enfants, de son mari, de sa maison au bord de la mer, de sa mère qui est une ex-mannequin devenue totalement dépressive… Tout fonctionne comme si son désir s’était perdu en chemin. Sans prévenir, en tout cas sans qu’elle n’ait rien vu venir, son mari lui annonce qu’il la quitte pour une autre femme. Ses enfants sont partis de la maison, sa mère chemine vers la mort. La vie de Nathalie bascule, malgré elle, la condamnant à une liberté nouvelle. Mais à cinquante ans, une femme n’est pas tout à fait sur un pied d’égalité avec les hommes pour rêver et oser… Ce n’est pas un hasard si cette thématique d’époque a également inspiré la romancière Camille Laurens. Dans Celle que vous croyez, elle

Philippe Djian, Oh…, Folio Gallimard, 12,99 euros.

imagine un jeu de miroirs entre réel et virtuel pour raconter l’histoire d’une femme de quarante-huit ans, professeure et divorcée, qui ne veut pas renoncer à son désir. Pour se faire aimer et désirer, Claire se crée un faux profil Facebook. Et elle nous interpelle : « Les hommes meurent plus jeunes. Peut-être. Mais ils vivent plus longtemps. J’ai lu que sur les sites de rencontre, la frontière entre quarante-neuf et cinquante ans est pour les femmes le gouffre où elles s’abîment. À quarante-neuf ans, elles ont en moyenne quarante visites par semaine, à cinquante ans, elles n’en ont plus que trois. Et pourtant, rien n’a changé, elles sont les mêmes, avec un an de plus ». Claire décide donc de se faire passer pour une jeune femme brune dont Jo puis KissChris vont tomber amoureux. Les liaisons dangereuses qui se nouent côtoient la démence avec humour et philosophie. Là encore, la folie du récit nous ramène à la dureté du réel. Comme l’écrit Camille Laurens pour son personnage, « Être folle ? Ce que c’est que d’être folle ? (…) C’est voir le monde comme il est ». Encore si loin de l’égalité et de la liberté… 

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