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Pavillon de l’Arsenal — Wildproject Éditions

Controverses esthétiques et transition écologique à Paris


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vant, à Paris, l’énergie venait du sol. « Avant », c’était avant le « gaz à tous les étages », plaqué sur les façades parisiennes ; avant « la fée électricité », célébrée par Raoul Dufy, dans nos pièces, pour nos candélabres et nos métros. Jadis, les combustibles arrivaient depuis la rue. Ils fournissaient nos âtres, nos poêles et nos fourneaux. Vers la fin du Moyen Âge, les toitures se dotèrent d’échappements évacuant les fumées, des tuyaux jonchés sur le faîtage afin de favoriser le tirage thermique1. Ces cheminées crachaient les polluants des anfractuosités de la ville, qui étaient ensuite entraînés par les vents régnant par-delà les toitures. Dans ce Paris du feu, le bois occupait l’espace urbain. Il drainait une esthétique, des lieux de stockage notamment, où l’on entreposait les fûts de bois charriés par la Seine, comme sur l’ancienne île Louviers, et ce, jusqu’au début des années 18002. Aujourd’hui, les épannelages conservent les traces de ces systèmes énergétiques du passé : Paris et ses souches de cheminées ; Paris et ses refends, ponctués de petits fûts de terre cuite ; Paris, ses immeubles haussmanniens et leurs pignons maçonnés, émergeant du zinc, coffres à combustion qui, depuis la rue, lorsque le regard pointe vers le ciel, rythment les perspectives, révèlent le parcellaire, scandent les mitoyennetés, tels des serre-livres sur une étagère. Dans les quartiers centraux, où les couvertures en zinc sont largement majoritaires3, la plupart des refends règnent à la même altimétrie. Ils tutoient cette arase typique, émergeant d’une mer de métal, constellés d’orifices rougeâtres, flottant à une vingtaine de mètres au-dessus du sol. La combustion a dessiné Paris. Le feu a fabriqué ce pittoresque, si présent dans la littérature et la peinture. Ce sont les toits célébrés dans les photographies et les films. Mais quels sont aujourd’hui les usages rémanents de ces reliques ? Du fait des conséquences sanitaires liées aux émissions de particules fines, les feux de bois sont dorénavant cantonnés à l’agrément et à l’appoint. Et les conduits de cheminée non comblés participent modestement à la ventilation naturelle en été4. Cette histoire de l’énergie fut commune à toutes les villes – Venise possède elle aussi ses cheminées reconnaissables entre toutes –, mais la relation entre forme et énergie reste peu évidente. Les intentions visant à esthétiser nos rapports à l’énergie, de l’amont à l’aval de son usage, paraissent limitées, tant pour le besoin final (le chauffage des terrasses de café, la recharge des véhicules électriques, par exemple) que pour la production (l’intégration des renouvelables ou, bien pire, les climatiseurs colonisant les balcons) et le stockage (les cumulus d’eau chaude5). Sans doute du fait d’une certaine ignorance, d’une intégration modeste de ces questions dans l’enseignement, les concepteurs semblent peu inspirés par ce flux et son potentiel narratif. L’eau a ses fontaines Wallace, mais l’énergie reste une commodité décidément peu visible. Nous nous évertuons d’ailleurs à faire disparaître sa matérialité :

1 Louis Figuier, « L’art du chauffage ». Dans Les Merveilles de la science ou Description populaire des inventions modernes, Paris : Furne, Jouvet et Cie, 1870, t. IV, p. 241-348. 2 L’île Louviers correspond au terrain où est aujourd’hui situé le Pavillon de l’Arsenal. Voir Milena Charbit (dir.), Îles de la Seine [cat. expo., Pavillon de l’Arsenal, 4 juin-2 octobre 2016], Paris : Pavillon de l’Arsenal, 2016. 3 Les couvertures en zinc concernent 40 % des toits parisiens en moyenne, et une plus grande proportion dans les quartiers centraux. Voir Morgane Colombert, Contribution à l’analyse de la prise en compte du

4 Modestement, car la hauteur de tirage thermique typique est trop faible rapportée à la différence de température. À ce propos, nous verrons que les cheminées solaires pourraient intégrer un nouveau vocabulaire d’une esthétique climatique parisienne. 5 L’agence ANMA s’y est essayée avec la Maison de l’Île-de-France, située à la Cité internationale universitaire de Paris, et livrée en 2017. Jouxtant le périphérique au niveau de la porte d’Orléans, elle possède deux grands silos d’eau chaude, de plus de 150 m3 chacun, qui permettent le stockage solaire intersaisonnier derrière sa façade-calandre de tubes solaires.

climat urbain dans les différents moyens d’intervention sur la ville, thèse de doctorat en génie urbain, université Paris-Est, 2008.

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Sur Paris. Photographie Alain Cornu, 2016. © Alain Cornu

conduites de gaz enfouies dans le sous-sol, fourreaux cachés sous les trottoirs, fils électriques masqués dans les veines des cloisons ou dans les plinthes. Il est vrai que la ville ellemême est une esthétique de l’énergie, une fête de la dissipation thermique, un ballet cinétique, une chorégraphie lumineuse, un orchestre tumultueux. Éprouver le plaisir d’être urbain, c’est se sentir au cœur du bouillonnement, être particule dans ce vrombissement thermodynamique. Le chercheur Vaclav Smil a méthodiquement analysé les densités spatiales de consommation d’énergie, et les villes font partie des lieux planétaires évidemment les Fantômas, André Hunebelle, 1964. plus intenses6. Serré dans un territoire compact © Collection Les Cahiers du Cinéma d’une centaine de km2, Paris est un « hyper-foyer », agglomérat d’une multitude de cheminées7 et d’une myriade d’échappements, une constellation d’incendies sous contrôle. Ces combustions maîtrisées peuvent aussi parfois basculer, comme lors du grand incendie de Londres à la fin du XVIIe siècle, ou plus récemment, de l’embrasement de la charpente de NotreDame : sidération de puissance, spectacle des flammes, fumées jaunes d’un plomb sublimé, autodafé du stock construit. 6 Voir, par exemple, Vaclav Smil, Power Density: A Key to Understanding Energy Sources and Uses, Cambridge (Massachusetts)Londres : MIT Press, 2015.

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Déverrouiller les imaginaires

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’explorerai ici plus précisément les spécificités parisiennes, en balayant quelques formes générées par la combustion, et en me concentrant sur la visibilité et l’expression de l’énergie dans l’espace public. Aujourd’hui, au crépuscule de l’Anthropocène, une esthétique libérée des combustions reste à inventer, aussi bien pour les immeubles, les rues, les réseaux, que pour les transports (voitures, scooters, etc.) brûlant encore allègrement des hydrocarbures. Cette reconfiguration est un défi collectif, et c’est d’ailleurs le chemin qu’a choisi Paris, avec une politique volontariste de transformation, inscrite dans l’ambition de son plan Climat de 2018. Vu la criticité de notre situation environnementale, et si l’on objective la faible résilience énergétique parisienne8, des questions patrimoniales essentielles se posent, des dilemmes prégnants entre les injonctions de sauvegarde confrontées aux urgences écologiques et sociales. Une reconstruction est nécessaire pour faire renaître l’attractivité métropolitaine, par ailleurs ébranlée par la crise pandémique. Dans cet article, je m'interrogeai plus particulièrement sur les toits parisiens, et leur nécessaire transformation afin de mieux protéger la ville du feu solaire et contrecarrer les effets du réchauffement climatique. À la fin du XIXe siècle, le zinc était loué pour sa modernité, sa légèreté et sa facilité de mise en œuvre. Nos prédécesseurs étaient fiers que les toits exhibent les matières innovantes de leur époque. Si aujourd’hui leur étaient offertes d’autres alternatives, à même de procurer plus de confort et de valeur d’usage, nul doute qu’ils auraient composé les couvertures selon ces matières et leur vocabulaire constructif. Autre enjeu illustrant la tension entre la morphologie actuelle des toits et les besoins liés à la ventilation naturelle, les refends de toiture sont autant d’obstacles aérauliques, qui augmentent la rugosité de la canopée. Leurs orientations en plan n’établissent aucune symbiose avec les vents dominants. Ces « quilles urbaines » sont inefficaces et enfreignent le potentiel bioclimatique de Paris9, bien davantage que de vieux bibelots urbains qui prendraient la poussière. Il faudrait imaginer un nouvel avenir pour ces piles émergeant des faîtages, alors que certains poussent à inscrire les toits parisiens au patrimoine de l’UNESCO. À l’heure de l’urgence climatique, ceci serait une erreur historique : lorsque les enjeux patrimoniaux pèsent si lourds, handicapent autant l’habitabilité de la ville, ils méritent d’être sérieusement soupesés. Mais les prescripteurs de la sauvegarde ne maîtrisent généralement pas les enjeux environnementaux… Or, demain, le salut métropolitain viendra pour partie du ciel : les toits parisiens produiront de l’énergie10, créeront des circuits courts et de nouveaux usages ; ils augmenteront la résilience et la symbiose avec les réseaux existants, et protégeront davantage les habitants des épisodes caniculaires. L’urbanisme d’antan pensait l’aménagement par le sol et le sous-sol ; celui de demain composera par les toits, en dépassant l’échelle du parcellaire cadastral.

7 Louis Figuier en recense 800 000. (Louis Figuier, « L’art du chauffage ». Dans Les Merveilles de la science ou Description populaire des inventions modernes, op. cit., p. 298.) 8 Les capacités d’autoproduction sont encore aujourd’hui dérisoires. 9 Sauf peut-être les pignons, qui protègent certaines toitures des expositions ouest et sud-ouest.

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10 Voir Elioth, Analyse de potentiel solaire : toitures du Grand Paris, étude réalisée pour l’Apur, 2015. Cette étude montre que le potentiel solaire est de plus de 2,2 millions de m² solarisables, soit 6 à 7 % des toits. Parmi les 8 types de toits étudiés, le potentiel était de l’ordre de 9 % pour les toitures haussmanniennes.

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Brève histoire de deux siècles de combustion à Paris

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ans un article passionnant, Eunhye Kim et Sabine Barles retracent l’histoire énergétique de Paris des deux derniers siècles11. En appliquant l’analyse de Vaclav Smil, il apparaît que la densité de consommation en 1800 était de l’ordre de 5 watts par unité de surface du sol12. Les chercheuses montrent aussi que la parité d’approvisionnement entre le bois et le charbon est apparue dans les années 1860. Avant cette date, le bois était largement majoritaire, et avant les années 1800, Paris était presque 100 % renouvelable, même si son « bassin versant énergétique » était, lui, à dimension régionale. Il y avait çà et là quelques moulins à vent pour convertir l’énergie éolienne – tels ceux figurant dans les tableaux de la colline de Montmartre peints par Van Gogh en 1886 – et quelques machines hydrauliques pour capter l’énergie du courant de la Seine. L’essentiel de la consommation était cependant de la biomasse. Paris ingurgitait du bois, issu des forêts du Morvan et du Nivernais ; ses cheminées libéraient du carbone qui avait été capté quelques décennies auparavant, à quelques centaines de kilomètres de leur lieu de combustion. Début 1800, la combustion s’est amplifiée avec l’arrivée du charbon. Au cours du XIXe siècle, le poêle Franklin s’est installé dans les appartements parisiens. La croissance démographique, couplée à l’augmentation des consommations individuelles, a transformé la canopée et la forme du bâti : les cheminées se sont multipliées et les caves se sont préposées au stockage du charbon. Plus tard, au tournant du XXe siècle, le gaz et l’électricité ont engendré quelques icônes du mobilier urbain : les candélabres et les réverbères, ceux des grandes places (Concorde, Opéra, Vendôme, Hôtel-de-Ville), du pont Alexandre-III, ou des entrées de métro dessinées par Hector Guimard. Mais l’énergie a aussi poursuivi sa dématérialisation : ses réseaux se sont enfouis dans les souterrains, notamment ceux du gaz de ville, des réseaux d’électricité ou de chaleur. En 1910, dans sa coupe de la « rue future », Eugène Hénard dessine des flux énergétiques en sous-sol, dans des wagonnets de charbon se déplaçant sous la rue, comme dans une mine. Seul l’usage final est nécessairement visible : la lumière des candélabres électriques, le déplacement des tramways, tirés par des câbles nichés dans la chaussée13. Après la Seconde Guerre mondiale, débute ce que l’on appelle « la grande accélération », la croissance vertigineuse de la consommation énergétique mondiale, poussée par l’essor exponentiel du pétrole. Une nouvelle fois, les cheminées ont accompagné ce mouvement. L’ouvrage Paris 1950 : un âge d’or de l’immeuble rappelle les évolutions induites par la réglementation de 195014 – qui permet des cheminées plus hautes –, couplée à l’invention du conduit Shunt – qui autorise le raccordement de chaudières individuelles sur une même gaine verticale15. Dans le fracas des Trente Glorieuses parisiennes, la cheminée a été célébrée, tel un grand orgue. 11 Eunhye Kim et Sabine Barles, « The Energy Consumption of Paris and its Supply Areas from the Eighteenth Century to the Present », Regional Environmental Change, juin 2012, vol. 12, no 2, p. 295-310. 12 La consommation annuelle totale d’énergie finale est rapportée à la puissance moyenne et divisée selon l’emprise foncière parisienne : 550 000 habitants × ~ 30 GJ/an rapportées à ~ 100 km². 13 Monique Eleb, « Être ou paraître : de la coupole au toit-terrasse ». Dans François Leclercq et Philippe Simon (dir.), De toits en toits : les toits de Paris [cat. expo., Pavillon de l’Arsenal, septembre 1994-janvier 1995], Paris : Pavillon de l’Arsenal/Hazan, 1994 p. 160.

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14 Cette réglementation autorise un conduit de cheminée pour chaque cuisine, et un conduit pour 2 à 3 pièces. 15 « Cheminée : l’art du dépassement ». Dans Simon Texier (dir.), Paris 1950 : un âge d’or de l’immeuble [cat. expo., Pavillon de l’Arsenal, 16 septembre 2010-9 janvier 2011], Paris : Pavillon de l’Arsenal, 2010, p. 75-77.

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La rue future dans Études sur les transformations de Paris, Eugène Hénard, architecte, 1903-1905.

L’esthétique thermo-industrielle est à son paroxysme : la longueur du capot des voitures connote la cylindrée ; la taille de la calandre exprime les besoins d’air neuf du moteur ; le nombre de sorties d’échappement révèle le caractère sportif ou non du véhicule. Ces années-là rugissaient de puissance, et tandis que les quais de Seine éructaient de voitures, et qu’un projet d’autoroute devait traverser Paris, la cheminée des grands réseaux de chaleur parisiens était elle aussi magnifiée : elle devenait un prétexte sculptural, une apothéose verticale, comme celle du Front de Seine, dans le 15e arrondissement, dessinée par François Stahly, érigée en 1971, et haute de 130 mètres. Ce faste thermique est sublimé avec l’inauguration, en 1977, du Centre Pompidou, dessiné par Piano et Rogers, faisant atterrir un fac-similé d’utilité énergétique, à quelques encablures du kilomètre zéro parisien. Nous sommes à l’orée des années 1980 et de son contre-choc pétrolier. C’est la gloire de Top Gun, les pleins gaz de Tom Cruise sur sa moto, rivalisant avec un F-14 au décollage qui abuse de la « post-combustion », dispositif utilisé par les avions supersoniques pour augmenter temporairement la poussée du réacteur, avec une consommation de kérosène à l’avenant.

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Esthétique post-carbone

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près cette parenthèse de deux siècles, après cette « grande bouffe énergétique », le sevrage doit s’amorcer. Ce Centre Pompidou, allégorie d’une raffinerie à vocation culturelle, quelle serait son uchronie ? Quelle esthétique énergétique et climatique choisirions-nous si nous devions ériger un nouveau Centre Pompidou en lieu et place de l’actuel ? Que construirions-nous ? Un musée telle une centrale solaire à concentration ? Jean Nouvel pourrait faire ce clin d’œil à Jeanne-Marie et Georges Alexandroff, un kaléidoscope de miroirs énergétiques. Un toit public porté par une forêt d’éoliennes ? Norman Foster hybriderait son Carré d’art nîmois avec les éoliennes qu’il a dessinées pour Enercon. Une serre agrivoltaïque détournée16 ? Elle serait centre d’art, sorte de cadavre exquis coproduit par Lacaton et Vassal, portée par de fins potelets dessinés par Ishigami. Une hotte gigantesque, chapeau public, afin de magnifier le tirage thermique et exprimer les vertus de la ventilation naturelle ? Nicolas Michelin l’a esquissé avec le bâtiment du ministère de la Défense à Balard. Ces hypothèses sont volontairement caricaturales, mais par opposition, elles révèlent la timidité du style actuel, la sage résurgence de la façade tramée, alors que le débat et le style architectural commanderaient de se concentrer sur la cinquième façade et de la parer de toutes leurs vertus énergétiques et climatiques. Selon Kim et Barles, en deux siècles, la demande énergétique par Parisien a quintuplé, tandis que la densité de demande énergétique a décuplé, atteignant près de 50 watts par unité de surface17. Cette valeur de densité de demande est à comparer au flux solaire moyen de l’ordre de 130 watts par m2. L’autosuffisance énergétique pour tous les usages reste sans doute un mur infranchissable, un horizon physique indépassable tout simplement lié à la densité humaine – et cela, même lorsque tous les Parisiens auront opéré leur descente énergétique. Le plan Climat attend 10 % d’énergies renouvelables produites localement en 2030, et 20 % en 2050, ne serait-ce que pour garantir une robustesse dans l’approvisionnement. Dans le cortège des villes résolument engagées dans le défi du siècle, Paris a pris la main et doit maintenant concrétiser une esthétique métropolitaine libérée des énergies fossiles, incarnant la neutralité carbone et la fin de l’érosion de la biodiversité. Cette nouvelle identité devra dépasser les frontières du périphérique, car l’horizon de l’autonomie énergétique et de la neutralité carbone se dessine au moins à échelle régionale18. Ce troisième âge reste à inventer, celui de l’« après-combustion », terme des énergies fossiles, clap de fin de l’agression atmosphérique et de l’extractivisme des sous-sols. C’est l’âge de l’« adoucissement radiatif », de l’anticipation du réchauffement climatique et de la réduction des effets d’îlots de chaleur urbains. En refondant un style, Paris fabriquera un récit original, une identité renouvelée et une nouvelle envie de futur.

16 Les serres agrivoltaïques sont des serres horticoles intégrant des panneaux photovoltaïques sur une partie de la verrière. 17 L’empreinte traduite en énergie primaire est de l’ordre de 90 watts primaires, et sans doute supérieure si l’on tient compte de l’empreinte globale avec les imports d’énergies grises.

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18 Raphaël Ménard, « Critical Densities of Energy Self-Sufficiency and Carbon Neutrality ». Dans Olivier Coutard, Fanny Lopez et Margot Pellegrino (dir.), Local Energy Autonomy: Spaces, Scales, Politics, Londres : ISTE/Hoboken : Wiley, juillet 2019, p. 87-118.

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Mobilités post-combustion : le nouveau quadricycle parisien

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ôté automobile, avant l’interdiction des véhicules thermiques en 2030, cette séquence se conclut dans une sorte de débâcle, avec des voitures boursouflées, obèses d’absurdité. Au cours des dernières années, l’évolution des automobiles et leur grossissement ont modifié l’esthétique des rues. La mode des SUV, leur haute ligne de caisse et leurs petites fenêtres, en plus de leur impact sur l’environnement et la sécurité routière, obturent la perception visuelle du promeneur et limitent la transparence des rues à hauteur d’œil, a fortiori pour les enfants ou les personnes en fauteuil roulant. Ces mastodontes cassent la profondeur des perspectives, modifient la perception des rez-de-rue et la sociabilité de trottoir à trottoir. Ce serait un travail à objectiver : mesurer cette opacification tendancielle des rues. Les voiries et le bâti sont assujettis à un prospect afin d’harmoniser la ville ; à quand le règlement qui s’appliquerait de façon globale, qui intégrerait les « architectures mobiles » et encadrerait les volumes possibles selon les situations urbaines ? Cette question concerne évidemment le stationnement des voitures et la place dévolue à ces mobilités peu efficaces et polluantes. En complément de l’enjeu du volume, leur emprise en plan est aberrante : en 2016, l’automobile occupait la moitié de l’espace public pour à peine plus de 13 % des déplacements19. Nous payons l’effet retard d’un imaginaire culturel et de codes sociaux hérités de l’Anthropocène. Voilà le défi : en complément du vélo et de la marche, quelles icônes parisiennes pour remplacer le vert des bus à plate-forme, totems de l’ancien monde énergétique ? Londres avait ses taxis, les cabs noirs, chapeaux hauts-de-forme pétaradants de diesel. Aujourd’hui, voici venu le temps des mobilités légères, partagées et compactes. Les villes hollandaises ont ainsi leur vélo éponyme. Paris s’illustrerait en proposant un nouvel archétype du transport des biens et des personnes. Ces dernières années, la Ville a pris l’initiative, avec ses Autolib’ et ses Vélib’. Pour l’autopartage de la voiture électrique, force est de constater que les véhicules n’ont pas fait modèle. Autolib’ n’était peut-être que l’électrification d’une idée ancienne, persistant à vouloir déplacer un corps humain dans un objet trop grand et trop lourd. Dans les prochaines années, Paris pourrait amorcer cette initiative : concevoir et produire un triporteur (ou un quadricycle) parisien qui serait facilement réparable, transformable et reconfigurable, tant pour les personnes que pour la logistique. Un objet de moins de 400 kg, abritant ses occupants des intempéries, mu à l’électricité, telle la Microlino en cours d’industrialisation. Comme ces florissantes start-up de la micromobilité, une régie municipale pourrait incarner cette ambition. Regardons l’Asie et inspirons-nous de la variété de ces rickshaws électriques, construits parfois par des bricoleurs du dimanche. Paris pourrait auto-produire un nouvel archétype, à grande diffusion, une fierté de design, à rayon d’action métropolitaine et en partage sur tout le Grand Paris.

19 Tom Dubois, Christophe Gay et Sylvie Landriève, « Les entreprises ne peuvent pas rester à l’écart de la “ville sans voitures” », Le Monde, 12 février 2021, https://www.lemonde.fr

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Architectures post-combustion : les nouveaux toits parisiens

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utre chantier typologique, immobile cette fois, et déjà esquissé : les toits parisiens. Comme nous l’avons vu, dans le paradigme de la combustion, l’énergie venait du sol et son parcours était ascendant ; le toit était le lieu final, l’exutoire de la combustion. Le Paris post-carbone renverse ce métabolisme, et les mansardes actuelles, réminiscence d’un passé extractiviste, deviennent au contraire des lieux de récolte énergétique. Dans le Paris post-combustion, l’énergie vient d’en haut. Ce retournement fondamental, ce renversement énergétique, fonde à lui seul la nécessité d’une réinvention. Cette mue est par ailleurs amplifiée par le nouveau régime climatique et le rôle essentiel qu’ont les toitures pour tempérer le climat de la ville. Les nouveaux toits parisiens seront l’expression esthétique d’une double nécessité, énergétique et climatique. À nous d’imaginer un nouveau pittoresque, un archétype sublimant la skyline parisienne, magnifiant la beauté d’une altimétrie homogène, et de toutes ses vertus pour la production énergétique et la ventilation naturelle.

Les nouveaux toits parisiens : production, stockage et distribution d’énergies

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e débat entre toits parisiens et transition énergétique n’est pas neuf. Souvenons-nous de quelques propositions, comme le poster de Brice Lalonde et de René Dumont pour la campagne municipale de 197620, figurant des toitures greffées d’éoliennes et de panneaux solaires. Trente ans plus tard, il y eut les dessins de quelques équipes du Grand Pari(s) de 2008, dont celle emmenée par Rogers dans une résurgence stylistique post-hippie ; ou encore les vues aériennes de l’équipe de MVRDV, représentant un océan de panneaux solaires flottant au-dessus des toits, sorte d’opus incertum photovoltaïque métropolitain, emprunt aux collages de Yona Friedman et aux photomontages de Superstudio et de leur Monument Continu. Aujourd’hui, cette grammaire reste à inventer, avec des solutions dépassant l’opposition caricaturale de la toiture zinc face au patch, souvent disgracieux, du panneau solaire. Il y a pourtant urgence à massifier cette symbiose. En effet, le plan Climat vise 20 % de toits parisiens équipés d’installations solaires en 2050. Avec l’hypothèse d’une surface totale d’environ 3 350 hectares de toits21, la surface à solariser d’ici 2050 est d’environ 7 millions de m2 en conséquence22, soit 100 fois plus que la surface solarisée aujourd’hui23 ! Cela nécessite donc un rythme moyen annuel de l’ordre de 350 000 m2, dont 150 000 pour les toits en zinc – si l’on considère que le mouvement sera uniforme. Le défi est considérable, et il est forcément porté par la transformation des existants. Un travail étroit et spécifique doit être amorcé, de façon transverse, entre architectes, ingénieurs, industriels et artisans, afin de proposer une alternative au zinc. Rendons-nous compte que pour délivrer la trajectoire du plan Climat, il faut de l’ordre de 10 000 m2 de toits métalliques transformés en toitures solaires chaque mois, et ce, jusqu’en 2050. Cet archétype, ce « sur-toit », doit être savant et fabriquer un heureux dialogue avec la colorimétrie et la modénature des toitures existantes. 20 Affiche intitulée Quand vous voudrez…, réalisée pour les Amis de la Terre. 21 Morgane Colombert, Contribution à l’analyse de la prise en compte du climat urbain dans les différents moyens d’intervention sur la ville, op. cit.

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22 Soit une production énergétique à terme qui serait de l’ordre de 1 TWh d’électricité, et apte à générer 2 à 3 TWh de chaleur par effet de levier thermodynamique. Cela représente aussi l’équivalent d’environ 3 m² par habitant. 23 50 000 m² de panneaux solaires sont installés selon le plan Climat.

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L’évolution du plan local d’urbanisme facilitera cette transformation. Dans un souci d’efficacité constructive et administrative, les toits exposés pourront faire l’objet de travaux d’inter-copropriétés, afin de massifier la transformation à l’échelle de l’îlot ou du fragment de rue. Pour s’affranchir des ombres des murs de refends et s’échapper des chiens-assis, ces « sur-toits » pourraient en prendre l’arase, et offrir ainsi de nouveaux volumes pour la densification et la création de nouveaux espaces communautaires, à l’échelle des rues et des copropriétés. Ces structures légères, nouveaux brisis, seraient constituées de pannes s’appuyant sur les souches de refends, avec des portées raisonnables. Les panneaux solaires sont légers et compatibles avec les existants24. Les capacités d’autoconsommation sont sans limites, et les interfaces extrêmement limitées. Tel le zinc, dont on chantait les vertus de légèreté, les toits solaires de Paris seront minces et favoriseront les volumes en sous-face, comme des pergolas, de nouveaux espaces de partage et de travail. Ils permettront de densifier quelques dents creuses verticales. À l’aplomb de volumes existants, ils comporteront des isolants naturels qui renforceront les qualités d’isolation thermique. Dans les zones résiduelles, ce sur-épaississement permettra le stockage énergétique25 et l’émergence de réseaux énergétiques low-tech , simples et partagés, dans une nouvelle gouvernance de l’îlot. Ce « derme producteur » fera alors naître un réseau énergétique secondaire, une déserte locale, une communauté énergétique à l’échelle locale. Les cheminées et leurs conduits pourraient, pourquoi pas, être transformés en fourreaux afin de faire redescendre l’énergie récoltée depuis les toits au cœur de chaque logement, voire aussi en pied de rue, et d’innerver la recharge des véhicules électriques. C’est ce scénario que j’avais théorisé et décliné académiquement, avec les « infrastructures solaires urbaines26 ». Cette esthétique énergétique ne sera sans doute pas chose aisée à massifier, et elle s’opposera probablement à de nombreuses résistances – réglementaires, assurancielles, patrimoniales –, mais d’un point de vue technique, elle est simple, et le retour économique évident. Quand vous voudrez…, affiche électorale de Brice Lalonde et René Dumont, les Amis de la Terre, 1976. © Les Amis de la Terre

24 Elioth, Analyse de potentiel solaire : toitures du Grand Paris, op. cit. 25 Notamment dans le couplage avec les pompes à chaleur et les ballons d’eau chaude et froide.

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26 Voir Raphaël Ménard et al., Réforme, rapport final de l’équipe Réforme, programme de recherche Ignis Mutat Res : Penser l’architecture, la ville et les paysages au prisme de l’énergie, avril 2014, et Raphaël Ménard et al., Les Infrastructures solaires urbaines, 2050 : sous le soleil exactement, EPFL, décembre 2015.

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Les nouveaux toits parisiens : blanchiment, ventilation et protection climatique

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’ici 2050, si la stratégie énergétique du plan Climat se concrétise, et que donc 20 % des toits deviennent solaires, 80 % resteront improductifs. Or, en plein été, ces derniers peuvent recevoir jusqu’à 20 GW d’énergie solaire27, autant que la puissance thermique dissipée par un embouteillage gigantesque de 2 millions de voitures. Dès lors, la capacité des toits à renvoyer ce trop-plein d’énergie est fondamentale. Cela suppose d’augmenter l’albédo28 des surfaces exposées, afin de diminuer l’effet d’îlot de chaleur urbain. Cela rend nécessaire une stratégie solide, un plan directeur programmant dans le temps une augmentation progressive de l’albédo. Cette trajectoire supposera de cartographier rues et façades selon la quantité d’énergie solaire reçue en période critique, et de prescrire leur albédo en conséquence, en créant par exemple une règle associant l’albédo minimum d’une facette à la quantité d’énergie solaire reçue entre le 15 avril et le 15 septembre. Sur les immeubles à toiture plate, l’intégration de la végétation est une option pertinente. Pour les terrassons des charpentes mansardées, cette disposition semble moins adaptée du fait des charges supplémentaires. Cette « mise à jour colorimétrique » des toits de la ville pourra être effectuée dans un délai raisonnable, avec des incitations voire des obligations pour les copropriétés, selon des procédés adaptés. Les évolutions Les infrastructures solaires urbaines, croquis de Raphaël Ménard. mue post-carbone des toits parisiens : des structures légères comme de nouveaux réglementaires encadreront cette transformation La « communs » producteurs ? esthétique, véritable « mue climatique » de la canopée © Raphaël Ménard, 2015 parisienne. À l’échelle d’un toit, l’augmentation de l’albédo pourrait s’opérer par l’apposition d’une sérigraphie de motifs clairs et réfléchissants, afin de renforcer les qualités du zinc29. Cette disposition créerait une nouvelle vue aérienne, une texture modifiée, une esthétique métropolitaine intrigante, mise en œuvre avec des moyens frugaux. Ce dispositif plastique, à grande échelle, serait à même de profondément améliorer santé et confort face à l’augmentation des épisodes caniculaires, en intensité comme en fréquence. Enfin, cette esthétique climatique devra favoriser la ventilation naturelle et le rafraîchissement passif. Avec ces nouvelles toitures, situées au-dessus des refends, la géométrie de la couverture sera alors moins rugueuse, plus lisse, et favorisera ainsi une meilleure circulation des vents dominants. Ces toits exploiteront des dispositifs simples, comme des cheminées solaires associées aux conduits existants, sorte de « post-combustion solaire », qui augmenteront la ventilation naturelle par grandes chaleurs, périodes pendant lesquelles les vitesses de vent sont parfois très faibles. Cette nécessaire réinvention de la canopée parisienne interpelle la puissance publique. Historiquement, les autorités administratives ont investi et transformé voiries, espaces 27 3 350 ha × 80 % × 1 000 W. 28 L’albédo est la part des rayons solaires qui sont renvoyés vers l’atmosphère par une surface.

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29 L’albédo du zinc est de 0,54 à 0,60 selon différentes sources. En augmentant ces qualités de + 0,20, cela correspond alors à 200 watts de flux solaire réfléchi.

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Prospectives

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publics et réseaux. À l’heure de l’urgence climatique, les toits deviennent d’utilité publique, un véritable commun, une, ressource à partager, à gérer et à maintenir par une communauté. Les générations futures ne comprendraient pas que nous ayons fait le choix du statu quo, de l’immobilisme. La peau non productive et extractiviste était le résultat d’une époque. Les enjeux patrimoniaux réclament aujourd’hui d’autres réponses que celle, scolaire et prudente, des toits muséifiés. Le temps est au dialogue, aux débats et aux propositions sur ces reconfigurations nécessaires, afin que Paris entre de plain-pied dans le nouveau régime énergétique et climatique.

Raphaël Ménard Architecte, ingénieur

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