PHLOÈMES

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Serge Navetat

Phloèmes (dessins de l’auteur)

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« Perte du langage. Espace blanc de la parole. Lorsque le corps s’isole d’autrui ; alors l’âme retrouve la langue de l’Origine. Soi face à soi. L’être a beau être questionné, il s’offusque d’abord d’une telle intrusion. Il ne souhaite que se reposer. Au fin fond de son abîme. Ce qu’il ne peut dire dans cet instant, il l’écrira, le criera pour celui à venir, innocent. Car sa parole, il ne veut la donner à celui qui se targue de la savoir instantanément alors qu’il devrait la comprendre dans la durée intime de sa conscience. Cessation de la parole. Suspension de son actualisaton afin d’en ressaisir les nuances subtiles. Pour en quelque sorte, retrouver les babillages de l’enfance qui, curieuse du monde le nomme de la façon la plus archaïque. » Serge Navetat carnet,  juin .




phloèmes


© Quiero,  pour la présente édition  : ---     © Serge Navetat pour les textes et les dessins


serge navetat phloèmes

quiero





Si l’aspiration à la gloire prend de plus en plus une forme haletante, c’est qu’elle s’est substituée à la croyance à l’immortalité. La disparition d’une chimère aussi invétérée que légitime devait laisser dans les esprits un désarroi, en même temps qu’une attente mêlée de frénésie. Un simulacre de pérennité, personne ne peut s’en passer, encore moins s’interdire de la chercher partout, dans n’importe quelle forme de réputation, à commencer par la littéraire. Depuis que la mort apparaît à chacun comme un terme absolu, « tout le monde écrit ». D’où l’idolâtrie du succès, et, par voie de conséquence, l’asservissement au « public », puissance pernicieuse et aveugle, fléau du siècle, version immonde de la fatalité. Émile Cioran, « Désir et horreur de la gloire » in La Chute dans le temps, .



VAGUE À L’ÂME bien souvent l’âme révoltée telle qu’elle est lorsqu’elle se tient éveillée se dédommage avec la fortune amassée par le corps disponible et généreux elle perd son être en le blessant avec les tessons miroitants sur les terrains vagues de la vie plus précisément, le corps est blessé et l’âme est seulement le sang qui s’écoule de ces chairs pantelantes de ces blessures aux lèvres béantes elle crie et gronde comme une tempête incontrôlable l’âme elle accourt, hors du corps dépensé à perdre haleine dans cette frénétique course l’âme déchue, éreintée, l’âme se repose sur les plages improvisées et provisoirements vides de toute vague marine







DÉCANALISER LACAN dédicace à Kamel le Ninja du rap analyser l’art et Lacan Jacques Lacan la porte psychanalyse canal historique décanaliser Lacan afin de détruire la structure absolue de ses analyses l’art est là quand ? en finir avec ces hypothèses selon lesquelles [l’inconscient est structuré comme un langage la langue en un seul mot la langue, les langues la langue de bois de la psychanalyse décanaliser Lacan Jacques Lacan cantatrice chauve Jacques retourne dans le ventre de ta mère la calanque de Samena ça mène à la queue de Lacan







HORIZON je me souviens des aubes flamboyantes qui illuminaient l’horizon, plutôt, elles dessinaient l’horizon j’aurais pu le toucher du doigt cependant, je fermais les yeux et absorbé par moi même j’inventais des voyages sans but – ce n’était qu’un jeu – paupières closes à minuit, je soupirais d’aise et par la plénitude atteinte, telle une énergie, je fendais avec une épée magique des idées étoiles qui dessinaient dans les cieux d’immenses arabesques virevoltantes, tournoyantes jusqu’à l’épuisement de leur nécessité je me souviens que l’arbre mort du verbe avait grandi pendant mon absence les mots étaient maintenant les feuilles roussies [par l’automne triomphant il fallait à plus ou moins long terme épuiser cette réalité – quand j’ouvrais les yeux – l’horizon avait disparu dans les ténébreuses nuits que seulement le glapissement d’un renard fendait longuement







SILENCE écouter le silence furtif de la conscience lorsqu’elle murmure les noms de la nature rendus invisibles à l’œil nu et inhabité de l’humain




cette conscience frôlement de l’être contre la nature qu’elle approche avec elle, elle peut ne faire qu’un – soi et l’autre – et la peinture serait-elle aussi une conscience ? conscience éternelle vouée à extraire des mythes [de nos voix intérieures – pierres précieuses qui rutilent – éclairent de leur mille feux nos rétines repues [de tant de visions le silence, c’est le repos des voix tues dans le silence se réorganise, s’ordonne le monde mis en miettes par les explosions de nos rires et pensées




chacun conviendra que le silence est la manifestation paisible d’une perte, d’une absence de rumeurs, paroles, cris, larmes l’homme qui fait silence qui le couve et le berce joue à mourir parfois




sexaphone à force de chanter des amours clandestines fatigué, éreinté et triste d’avoir oublié des êtres abîmés dans l’abstinence presque absolue palingénésie sexaphone consolé par les douces voix de l’autre à la fois proche et lointain, léger et pesant, présent et absent celui-là, l’unique qui au fond de notre mémoire nous rappelle à son souvenir l’autre – qui peut être féminin ou masculin – lorsque nous l’apercevons, le concevons, l’aimons




sexaphone chanson ancienne des amants qui cousent l’habit du temps quand les froideurs de l’hiver les font frissonner sexaphone en sommeil, les yeux clos après un regard affectueux, échangé, complice du silence de ceux qui ont compris que...  décembre 







SCRIPTURE dans l’océan de l’écriture les mots bateaux chaloupent océan pacifique, le seul non violent dans l’océan des paroles percevoir le mot vague le regard est déjà envers lui même testament qui lègue à sa pupille les trésors inépuisables de la vision mais silence, voyons peut-être une énergie insoluble à moins qu’il ne soit attribué à ce qui se montre le tribut du regard







SOUVIENS-TOI MADAGASCAR Tongotra, tongotra Les miens ont foulé ta terre ô Madagascar Salam ! Le jour se lève Veloma, je reviendrai demain Nous sommes allés en haute mer avec une pirogue afin de vérifier qu’elle ne prenait pas l’eau Boky, Le Grand Sommeil de Chandler Boky, Sur la route de Kerouac Boky, La Vierge sur la glace d’Ellis Peters Boky, Requiem des innocents de Calaferte Boky, Compagnie de Samuel Beckett Deux pirogues viennent d’accoster sur la plage Deux voiles blanches qui se gonflent de vent, en voici une qui repart en mer Ce qui est merveilleux, c’est lorsqu’elles sont loin, très loin sur l’horizon Dimanche ! À nouveau la tempête, le vent souffle, il siffle comme un serpent Malgré cela je suis allé me baigner — l’eau était glacé —







Masoandro, ô masoandro Tu brilles dans le ciel, de tes milles rayons tu embrases l’horizon Tsiky, tsiky Tu illumines quand tu souris Tsiky, tsiky Tu as deux lèvres et tu découvres mes dents cariées Maso, maso Vous brillez de tous les éclats du désir Parfois vous êtes sombres et vous vous fermez pour que je dorme Tànana Tu serres la hâche qui fend le bois Tànana Tu lies les vondro qui couvrent les maisons Tànana Tu lances l’hameçon qui piège le poisson Tànana Tu verses le vary qui fera le raftout Tànana Tu caresses mon tari qui rougit de plaisir Tari Tu es brûlé par le soleil Tari Je voudrais te caresser Tari Je te rase le matin







Haingana Tu évoques la course du trambo Tu racontes la fuite de la gazelle Moramora Tu évoques la pousse de l’euphorbe qui plonge ses racines dans les entrailles de la terre Les pêcheurs poussent leur lakana dans les vagues pour nourrir leur famille Des zazalahy poussent leur lakana dans des courses pour épater les filles — tous hissent les voiles Trano Ta toiture est couverte de vondro Trano Tes cloisons de branchages laissent percer la lumière Trano Tes portes grandes ouvertes accueillent les amis Trano Tu es grande pour protéger toute la famille

Glossaire des termes malgaches Tongotra : les pieds Salam : bonjour Veloma : adieu Boky : le livre Masoandro : le soleil Tsiky : le sourire Maso : les yeux Tànana : la main Vondro : le roseau

Vary : le riz Raftout (ravitoto) : ragoût de porc Tari : le visage Haingana : rapidement Trambo : le caméléon Moramora : doucement Lakana : une pirogue Zazalahy : un garçon Trano : la maison

Texte extrait d’un carnet de voyage, réalisé à Madagascar durant l’été , et présenté au garage Librarii à Forcalquier en mars .




Serge Navetat peintre & poète

Artiste plasticien, poète et grand lecteur Serge Navetat est né en  à Orange. Après avoir été l’élève de Claude Viallat, Joël Kermarrec, Tony Grand, Max Charvolen... il fut ensuite pendant une quinzaine d’années enseignant aux Beaux-Arts de Marseille où il cotoya des artistes comme Pierre Architta, Jean-Louis Delbès, Noury Lekhal, JeanLouis Montigone ou encore Piotr Klemensiewicz avec qui il conserve des liens d’amitiés artistiques. Il s’installe à Forcalquier dans les Alpes-de-Haute-Provence au début des années  suite à une grave dépression qui l’oblige a arrêter l’enseignement. Il continue à peindre et à écrire ici en rapport avec des lieux comme le Garage Laurent (devenu l’atelier Librarii) ou la cie Tout Samba’L... Les textes rassemblés ici sous le titre de Phloèmes décrivent un voyage intérieur, une circulation qui (le phloème est la partie de l’écorce où circule la sève) nous donne à entendre l’intime solitude d’un être parfois profondément révolté, comme dans le texte manifeste « Décanaliser Lacan », contre les analyses dont il continue à être l’objet... parfois simplement émerveillé par le monde qui l’entoure comme dans « Souviens-toi Madagascar », récit de son voyage en . Phloèmes est son premier recueil publié.


Phloèmes extrait des carnets de Serge Navetat second livre des éditions Quiero, a été mis en ligne le er juillet  pour la gloire d’être vivant & celle de l’amitié. édition & mise en page : Samuel Autexier


* * * cette version numérique est offerte aux amis de Serge et à tous ceux qui nous aiderons à réaliser ce beau livre par leur souscription. Si vous souhaitez vous procurer ou offrir une version papier vous pouvez passer commande du livre et nous envoyer  euros à l’ordre de « marginales propos périphériques » Merci éditions Quiero « marginales propos périphériques » c/o maison des métiers du livre , avenue de l’observatoire  Forcalquier


Les deux photographies de Serge Navetat sont de Yves RichĂŠ.


dans le silence se réorganise, s’ordonne le monde mis en miettes par les explosions de nos rires et pensées chacun conviendra que le silence est la manifestation paisible d’une perte, d’une absence de rumeurs, paroles, cris, larmes l’homme qui fait silence qui le couve et le berce joue à mourir parfois

 euros


Serge Navetat

Phloèmes (dessins de l’auteur)






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