UN LIVRE PEUT EN CACHER UN AUTRE par CHRISTIAN LACROIX

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G Christian Gailly Anne-Marie Garat

comme par

Je crois bien ne l’avoir jamais rencontré à titre personnel, dans l’escalier ni dans le

parking ou aux boîtes à lettres. Peut-être croisé sur le palier si ça se trouve, moi ouvrant ma porte, juste entrebâillée, lui arrivant qui sait d’où. Il cherchait son trousseau dans sa poche. Le jeu de clés cliquète, la minuterie en panne mais quand même j’ai dû voir son visage, enfin sa tête. Son crâne pas mal dégarni, genre casanier, pas porté sur le bavardage de saison, pourtant aux aguets de l’environ. Il porte un imperméable gris, des lunettes. Tout de suite on se demande, il était déjà un enfant myope à l’école ou bien c’est la presbytie, ça vient avec l’âge. Pourtant, derrière les verres, l’œil de qui voit en détail ce que les autres ne voient pas. Il examinait ses pieds, le paillasson, ses souliers mouillés. Ses semelles de crêpe, la manche effrangée, la montre arrêtée, c’est bouleversant comme les choses banales parlent d’elles-mêmes. Avec lui, elles deviennent terribles, l’odeur du couloir, l’air pluvieux, le bruit d’un démarrage dans la rue. La rumeur. Je me disais cet homme est de mauvaise humeur.

À l’intérieur, son téléphone a sonné. Un frisson d’effroi, de froid, il va y aller, courir

décrocher, ou alors non, traîner jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Allô dit la voix, la très belle voix d’une femme. Vous devez vous tromper, dit-il. C’est un malentendu. Mais non. Mais si. Contrarié, le voilà déjà parti quelque part dans une histoire, comme d’un héros vague dans un vague film adapté d’un roman flou.

Derrière la cloison, je l’entends jouer du saxo en solo des nuits entières. Il improvise,

quel équilibriste. Le tempo, le ton justes, pris à la souffrance, au chagrin, la fatigue, le phrasé jazzé, si fragile qu’on a peur pour lui. Qu’il perde la respiration, que son cœur s’arrête. Il est mort le mois dernier.

C’est ainsi qu’il nous quittait chaque fois, et qu’il revenait, avec ses figures de voltige,

prêt à s’écraser dans le looping, mais il nous frôlait en rase-motte et redécollait, il disparaissait dans le ciel bleu. Ça, pour être bleu, le ciel était bleu. En somme, il faisait trop beau. Quand c’est trop beau, c’est insupportable.

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