Freressangchapitre1

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PHILIP ROY

Frères de sang à Louisbourg Traduction de Christian Roy

Collection Littoral

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Un jour, j’ai rencontré un fantôme. À vrai dire, il n’était pas réellement un fantôme, mais plutôt un guerrier qui volait par-dessus les murs comme un oiseau et courait sous le sol comme un rat musqué, toujours en silence. Je ne l’ai aperçu qu’une douzaine de fois, et il ne savait pas que je l’observais. Nous ne nous sommes jamais parlé. Il est vrai qu’il a essayé de me tuer. Il croyait que j’étais son ennemi. Je l’admirais quand même.

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Chapitre 1

Mon père était au service du roi Louis XV. Il était capitaine et ingénieur militaire des Compagnies franches de la Marine. Il naviguait sur les bateaux du roi, portait l’uniforme du roi et affirmait, pour rire, qu’il s’assoyait sur le pot du roi. Toutefois, il n’avait jamais rencontré le roi. Il construisait les forteresses du monarque, portait son pistolet et arborait ses armoiries près de son cœur, mais il ne l’avait jamais vu en chair et en os. Je n’ai jamais compris pourquoi il pouvait être si dévoué à une personne qui lui était étrangère. Un jour, pendant ma quinzième année, mon père m’a demandé de l’accompagner dans sa voiture jusqu’à Paris, où il recevrait ses ordres. Il neigeait ; les chevaux glissaient dans la boue. Mon père était de bonne humeur, car le roi venait de déclarer la guerre à l’Angleterre. Selon mon père, il s’agissait d’une bonne nouvelle. Le roi le renverrait certainement à la grande forteresse de Louisbourg, où les fortifications, qu’il 9

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avait aidé à élaborer et à construire, avaient besoin d’être renforcées. — Et si j’y vais, Jacques, tu viendras avec moi. Je croyais qu’il plaisantait, mais il était sérieux. — Qu’est-ce que j’y ferais ? — Tu porteras uniforme et mousquet, et tu défendras le roi ! À Louisbourg, Jacques, tu deviendras un homme. J’observais le paysage par la fenêtre de la voiture. Le vent faisait tourbillonner la neige. Mon père et moi n’étions pas proches. Il était un étranger quand j’étais enfant, car il était toujours parti. Mon premier souvenir de lui, c’est quand ma mère m’avait déposé sur ses genoux. Il m’avait soulevé, m’avait secoué, puis il avait ri. Il dégageait une odeur étrange. Il avait une voix étrangère. J’avais peur et j’ai pleuré. Il n’était jamais à la maison pendant plus de quelques mois à la fois, et il ne me prêtait pas une grande attention lorsqu’il y était. Maintenant, tout d’un coup, il s’inté­ ressait à moi. Mon père adorait les uniformes, les armes, les stratégies militaires et tout ce qui avait trait aux façons de tuer efficacement l’ennemi. Il décrivait l’efficacité de la tuerie de la même façon dont il traitait de l’efficacité de ponts, de routes ou de fortifications. Il adorait la guerre et la construction. Il disait que les plus glorieuses réalisations d’un homme consistaient à se faire valoir sur un champ de bataille, surtout s’il y mourait. Je n’y comprenais rien. Je comprenais sa fasci­ nation pour la construction de routes, de ponts et de 10

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murs, mais quelle pouvait être la gloire du meurtre ou de la mort ? Je n’y voyais aucun sens. Moi, j’aimais acquérir de nouvelles connaissances, particulièrement tout ce qui touchait les nouvelles inventions scien­ tifiques, comme la cloche de plongée, le moteur à vapeur et le piano-forte. J’aimais la musique et les livres. Les armes avaient également un certain attrait, car je pouvais examiner leur construction et leur fonc­ tionnement, mais j’étais perturbé par le fait qu’elles servaient à tuer des gens. Quand j’étais petit, j’avais vu un homme se faire écraser par une voiture. Il était tombé dans la rue et les roues lui avaient passé sur le corps, lui enlevant la vie. C’est à ce moment que j’ai compris que le corps est bien fragile devant le bois et le métal. Même le corps de l’homme le plus fort peut être brisé par un bloc de bois. Quand je pensais aux hommes qui inventaient des machines visant à déchirer la chair en lambeaux et à fracasser les os, j’étais horrifié. Toutefois, c’était mon secret. Je ne voulais pas qu’on me prenne pour un peureux. À quinze ans, j’avais déjà dépassé les attentes de mon père quant à mon éducation. Selon lui, per­ sonne n’avait besoin d’en apprendre autant des pages d’un livre. Maintenant, je devais me pencher sur les arts des hommes : le maniement de l’épée et du mousquet, ainsi que la lutte. J’ai fermé les yeux quand il a prononcé ces mots. Je détestais la lutte, je ne pouvais me défendre à l’épée et je n’aurais su manier un mousquet si ma vie en dépendait. Les autres garçons de mon âge avaient un père ou des grands frères pour leur enseigner ces choses. Je ne pouvais en 11

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dire autant. Mon père ne s’en inquiétait pas, car j’avais encore le temps de me racheter. À Louisbourg, selon lui, j’apprendrais tout ce que j’avais à apprendre pour devenir un homme. Quand la voiture a filé entre les portes de Paris, j’ai tenté de discuter de Voltaire, mon auteur préféré, dans l’espoir de montrer à mon père que mes talents n’avaient rien à voir avec la guerre. Voltaire était un visionnaire. Il voulait améliorer le sort de la France, et non seulement celui du roi. L’avenir appartient à ceux qui brandissent des idées, et non des épées et des mousquets. — Voltaire a une nouvelle façon de… — Voltaire ? Voltaire est un criminel ! a-t-il crié. C’est pourquoi on l’a enfermé à la Bastille. Il a écrit contre le roi. On aurait dû l’assassiner ! Non, tu dois étudier les arts des hommes, maintenant, Jacques. Des livres, tu en as lu assez. Je désespérais. — Pourrais-je apporter mon violoncelle ? Il a souri, mais sans humour. — Oui, pourquoi pas ? Apporte ce que tu veux, mais je doute que tu veuilles en jouer une fois arrivé. La forteresse de Louisbourg a le meilleur système de défense du Nouveau Monde, Jacques. Attends de voir, tu seras émerveillé. Puis, les préparatifs militaires te laisseront bien peu de temps pour la musique. La couche de neige s’épaississait sur les branches des arbres. Je m’imaginais porter un lourd mousquet à mon épaule, viser un soldat ennemi, puis tirer. Le soldat était horrifié. Il tombait à genoux, puis vers l’avant, par terre. Son sang s’écoulait et pénétrait dans 12

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le sol. Ensuite, un autre soldat tirait vers moi, et je tombais à mon tour. Je saignais également, jusqu’à la mort. Je n’avais même pas seize ans. Mon père y verrait-il la gloire ? C’était de la folie. La guerre n’était que de la folie. Tous les grands philosophes l’avaient dit, mais mon père n’en avait pas lu un seul. Quant au Nouveau Monde, je ne pouvais me préoccuper d’une terre si éloignée. Le Nouveau Monde n’était-il pas rempli de Sauvages ? Je ne voulais pas y mettre les pieds. Si mon père me forçait d’y aller, je le haïrais à jamais.

Ma mère était bien attristée à l’idée de me perdre, mais elle n’osait pas contredire mon père. Je le voyais dans son regard, derrière ses larmes. Je ne pouvais la blâmer ; notre société était conçue ainsi. Nous avons pris le thé le lendemain matin. — J’apporterai mon violoncelle, Maman. Elle semblait troublée. — Quoi ? Qu’y a-t-il ? — Jacques, ton père a décidé que ton violoncelle resterait ici. — Non, il a clairement dit que je pouvais l’apporter. Elle a secoué la tête. — Je ne crois pas qu’il était sérieux. Mes pensées se sont alors bousculées. J’ai envisagé de prendre la fuite. J’avais des cousins en Provence. Toutefois, ils ne m’accueilleraient pas si je fuguais. — Es-tu certaine, Maman ? Il a réellement dit que 13

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je pouvais apporter ce que je voulais. — Je crois qu’il te dira qu’il y a seulement de la place pour un coffre. Peux-tu mettre ton violoncelle dans un coffre ? — Peut-être, si je démonte le manche et le chevalet. Et si j’insère mes bagages autour de l’instrument... — Jacques… Elle a pris mes mains dans les siennes. — Ton père est convaincu que lorsque tu reviendras du Nouveau Monde, tu seras un homme et tu te joindras à lui, dans les Compagnies franches de la Marine. — Pour construire des forteresses ? — Oui. J’ai secoué la tête. — Maman, je t’écrirai tous les jours et m’assurerai que les lettres partent avec chaque navire. Elle pleurait à chaudes larmes. Je détestais la voir pleurer ainsi. — Je sais, mon fils. Je t’écrirai également. Elle s’est efforcée de sourire. — Peut-être trouveras-tu le pendentif que j’ai remis à ton père lors de son premier voyage outremer. C’est un ovale turquoise dans lequel on a gravé le visage d’une femme. Regarde, la pierre est identique à ma bague. N’est-elle pas jolie ? C’était un cadeau de ma grand-mère, quand j’étais une petite fille. C’est mon bijou favori. — S’il est là, Maman, je le trouverai.

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J’ai trouvé une façon d’apporter mon violoncelle. Je l’ai remis à un luthier, en cachette. Il a séparé le manche du reste de l’instrument et m’a donné de la colle pour le fixer à nouveau. J’ai glissé mes vêtements autour du violoncelle, et je suis tout juste parvenu à faire entrer le tout dans mon coffre. J’ai enveloppé le manche, le chevalet et l’archet, j’ai roulé les cordes, puis j’ai tout emballé séparément. Il y avait peu d’espace pour autre chose. J’ai donc choisi mes livres avec soin et j’ai seulement apporté les vêtements dont je ne pouvais me passer. Je ne m’attendais guère à fréquenter des nobles dans la fruste forteresse de Louisbourg.

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