la conscience historique

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10 • CHANTIERSEUROPE2012 • 3e ÉDITION

Théâtre de la Ville PARIS

avril-juillet 2012

GRÈCE I ITALIE • 11

HOR S ÉRIE

avril-juillet 2012

L’AFFAIRE DE TOUS

LA CONSCIENCE HISTORIQUE Échapper à l’obsession de la crise, se redonner une identité, c’est tourner le dos aux images d’antan, c’est retrouver l’élan créateur, ainsi parle Dimitris Dimitriadis, poète, homme de conscience. Ce que je propose dans les pages suivantes, c’est le ré-examen de la condition humaine du point de vue privilégié de nos expériences récentes et de nos peurs récentes. Il est évident que cela est un problème de réflexion, et le manque de réflexion – la négligence irréfléchie ou la confusion désespérante, la répétition complaisante de “vérités” qui se sont réduites à être triviales et vides – me paraît une des caractéristiques les plus marquantes de notre époque. Par conséquent, ce que je propose est très simple : ce n’est rien de plus que réfléchir à ce qu’on fait. Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne (VITA ACTIVA), 1958

Faisons une hypothèse, qui peut paraître illusoire, extravagante ou déplacée dans le contexte des circonstances d’urgence et d’impasse actuelles, mais qui peut aussi être un bon point de départ pour ce qui va suivre. Supposons que cette crise, comme on l’appelle communément sans trop y penser car on emploie un mot qui exige des explications supplémentaires, surtout beaucoup plus approfondies, supposons donc que cette crise prenne fin dans des délais très courts, et que tous les problèmes concernant les salaires, les retraites, les dettes, les taux, les banques, les citoyens, les gouvernements, etc., bref que tout ce qui constitue l’ensemble des composantes de la situation économique présente et qui la rend cruciale, dangereuse, catastrophique (trop d’exemples déjà confirment l’accroissement de désastres personnels, familiaux, collectifs – suicides, morts subites, faillites d’entreprises petites et grandes, et ainsi de suite), que tout cela trouve enfin une sortie de secours et que les choses reprennent leurs cours d’avant, en quelques mots : tout ce que le peuple (grec en particulier mais d’autres aussi) exigeait et réclamait, en manifestant dans les rues et les places publiques, en se battant avec les forces de police, pendant des mois et des mois, finalement il l’obtient. Supposons que cela se réalise et que l’ordre financier et social soit rétabli, que tout le monde, surtout les classes les moins favorisées, soit satisfait et soulagé par cette évolution puisque personne ne se sent plus victime d’une injustice qu’il estimait ne pas mériter et dont il se sentait innocent. J’écris comme quelqu’un qui vit une pareille situation-limite de l’intérieur, moi-même pris dans le mouvement fluctuant de cette situation sans issue, et non pas comme un observateur qui aurait une position de distance, laquelle le doterait du privilège aussi bien de l’impartialité que d’une relative ignorance. J’écris donc en étant directement concerné et fondamentalement désillusionné. Tout, absolument tout, chez nous se trouve ramené sous le signe de la chute généralisée, dont les symptômes les plus évidents sont l’effondrement des organes de gouvernement, l’usure du pouvoir, la perte de la confiance du peuple dans les forces politiques, les dysfonctionnements des services publics, la menace, plus que visible, qui vise la souveraineté du pays, son indépendance nationale, et nombre d’autres défectuosités dont la somme constitue un constat d’échec beaucoup plus général et profond qu’il n’y paraît.

Dimitris Dimitriadis © KOSTAS MITROPOULOS

Je ne me sens pas pourtant le mieux indiqué pour décrire une situation extrêmement compliquée et contradictoire, je la dirais composée d’obscurités, de non-dits, de zones entières de la vie sociale et politique enfouies dans une sorte d’engrenage gigantesque formé de tabous, de secrets et de complexes nationaux, zones qui ont envahi et occupent aussi et en premier lieu une large partie de la mentalité et de la psychologie de la population, obstruée qu’elle est dans un mécanisme séculaire de clichés imposés par un système de valeurs et une morale prônés par l’Église Orthodoxe qui constitue l’entrave intérieure par excellence, elle n’est pas la seule, pour la grande majorité des Grecs, toutes les générations comprises, les plus jeunes, malheureusement non exceptées. Pourtant, puisque je fais partie de ce peuple, j’expose tout ce que je ressens comme quelqu’un qui subit malgré lui une réalité précise et qui en souffre dans sa propre peau, donc d’un point de vue strictement personnel. D’ailleurs, je ne serais pas capable d’en parler autrement. Il y a déjà plus de trente ans (1978), j’ai écrit un texte intitulé Je meurs comme un pays qui depuis est considéré comme prémonitoire de la crise actuelle, et cela signifie que les raisons profondes, mais inapparentes et non avouées, de ce que nous vivons aujourd’hui, ont leur origine dans un passé qui, en réalité, remonte beaucoup plus loin, au début du XIXe siècle, à la fondation du nouvel État grec après la révolution de 1821. Un autre texte, écrit il y a plus de dix ans (2000), parle, mais de façon plus directe, de ce que je considère comme étant le problème le plus crucial de la Grèce moderne : comment un peuple peut être contemporain de son époque. En voici quelques extraits de ce texte intitulé « Nous et les Grecs », en référence à Hölderlin et les Grecs, de Philippe Lacoue-Labarthe : « L’héritier songe à son héritage à partir du moment où il risque de le perdre. Le risque de le perdre ou de découvrir que l’héritage ne lui appartient pas introduit en lui-même le mécanisme de l’appropriation. Tout ce qui est considéré comme donné et sécurisé s’exclut de toute référence contemplative. (…) Donc, la constatation ci-dessus nous fait entrer directement dans la zone du danger. On entre, presque par enchaînement, dans l’altérité. (…) L’altérité est, en l’occurrence, la Grèce. La Grèce ne nous permet aucune identification à elle-même. Elle exclut l’identité. Et tous ses dérivés : l’intimité, l’affinité, la possession, la sécurité. Nous, les habitants de cette région géographique, n’avons que le droit de regarder les Grecs comme si nous leur étions étrangers. Les regarder comme s’ils étaient des étrangers. Nous-mêmes comme des non-Grecs. Considérés comme des non-Grecs, que sommes-nous ? Des habitants d’une région géographique, habitée par des gens qui ont essayé

de devenir quelque chose. Leur effort et ses fruits les ont rendus Grecs. Nous ne faisons aucun effort similaire. Parce que nous croyons que nous sommes Grecs. Nous ne sommes pas Grecs. (…) La certitude rassurante que l’héritage nous appartient sans aucun doute établit la stérilité nationale comme comportement dominant, l’accrochage aux acquis comme mentalité dominante, la rumination des stéréotypes comme assurance d’une continuité. (…) On ne peut pas produire de civilisation en reproduisant le donné. (…) Nous ne sommes rien. (…) ». Il est plus qu’évident que ce texte pose le problème emblématique de l’identité mais aussi celui de la créativité, car en fait celle-ci est, à mon sens, liée de façon organique, génétique, avec celle qui constitue l’unique, je crois, possibilité de renaissance de l’identité, c’est-à-dire l’altérité. Cette dernière constitue l’alternative sine qua non pour qu’un peuple, pas seulement le peuple grec, retrouve son élan créateur, et cela signifie : qu’il cherche et découvre son visage au-delà des conventions du connu et des répétitions du même. En faisant l’hypothèse décrite au début, je voulais arriver à ceci : si la situation actuelle, avec ses paramètres surtout économiques, trouvait une issue favorable pour toutes les classes de la population, qu’en adviendrait-il par la suite ? Quel serait le stade suivant ? L’ordre social et monétaire serait rétabli mais il ne serait qu’un rétablissement de l’ordre ancien, en fait il s’agirait d’un retour en arrière, du nouveau règne de la situation précédente, une situation qui était marquée aussi bien par une fausse prospérité, par une éclatante frivolité, par une provocante vulgarité, que par une impasse historique et par une stagnation terrifiante sur le plan de la mentalité d’un peuple qui, comme je le dis dans le texte cité, n’est rien puisque les entraves du passé, aussi glorieux soit-il ou plutôt à cause de cela, ont produit de tels lieux communs, de telles idées fixes, de tels réflexes d’autoprotection et d’automatismes personnels et collectifs d’une telle envergure, que ce peuple est aujourd’hui, un très long aujourd’hui, condamné à n’être que le répétiteur passif de ces stéréotypes, exclu par lui-même de l’effort qui conduit un peuple à se créer lui-même. Ce retour en arrière, ce refuge et ce recours à la situation d’avant la crise, représente pour moi le plus grand danger, la menace la plus désastreuse, et provoque en moi la plus grande peur, un désespoir total. Car il s’agirait non seulement d’un retour à la nonchalance intellectuelle précédente, à l’inconscience de bons viveurs se régalant dans un climat touristique à perpétuité et à l’absence de toute référence qui irait audelà des limites de la médiocrité et du trivial, au mimétisme et à l’atavisme les plus stériles, et à la confusion mentale la plus obscure et la

plus réactionnaire, à une autosuffisance et à une plongée dans l’insignifiance et le conservatisme – les exceptions à tout cela sont bien évidemment en nombre pas du tout insignifiant mais il s’agit d’une minorité qui souffre de la domination castratrice de la grande majorité ; il s’agirait aussi et en tout premier lieu d’un retour en arrière voulu, exigé avec la même ferveur que l’amélioration du niveau matériel de vie. Et justement, ce niveau de vie est pour la grande majorité identifié à la suffisance intellectuelle et la médiocrité existentielle, à la passivité mentale et à l’hypnose sentimentale, à la mort des sens et de l’esprit. Je dois le dire franchement : derrière les voix – les exceptions sont encore une fois extrêmement rares – qui s’élèvent aujourd’hui massivement pour le rétablissement, à juste titre d’ailleurs, d’une mauvaise tournure sociale et économique, personnellement j’entends un cri persistant qui dit : « revenons à ce qu’on connaît déjà, retournons à nos habitudes mentales et sentimentales, regagnons nos places et nos intérêts d’avant, gardons intacts nos acquis, nous ne voulons pas de nouveaux champs d’expériences intellectuelles et artistiques, conservons ce qu’on a déjà appris, cela nous suffit, soyons ce que nous étions il y a deux ou trois ans, deux ou trois siècles, deux ou trois millénaires, restons les mêmes, nous ne désirons que notre confort matériel et moral, nous voulons exactement tout ce qu’on avait auparavant, sans rien de changé, surtout en nous-mêmes mais aussi entre nous et les autres, que l’ordre ancien soit rétabli, rien de plus ne nous intéresse, nous ne désirons qu’une chose : continuer à vivre sans trop nous tracasser le cerveau, c’est avec cette mentalité-là que nous exigeons de continuer à vivre nous-mêmes et nos enfants ». Ce dont parlait aussi bien Je meurs comme un pays que Nous et les Grecs n’était que la fin d’un cycle historique, et la conscience qu’on en a ou qu’on n’a pas. Le « pays meurt » parce qu’il n’accepte pas l’autre, celui qu’il considère comme étranger et son ennemi mais qui en réalité est son nouveau visage, sa nouvelle identité puisque l’ancienne est morte; « il meurt » parce qu’il ne veut pas voir et assumer la spécificité du moment historique, et préfère poursuivre son chemin comme si rien n’était intervenu entretemps. Il vit dans l’illusion historique d’une immortalité immuable, et il en meurt. Cet aveuglement, qui concerne plusieurs autres pays – la Grèce, dans ce cas, serait l’initiatrice, l’inspiratrice, d’une autre époque dans l’histoire de l’humanité, mais le veut-elle ? le peut-elle ? –, cet aveuglement constitue, pour moi, la raison profonde et déterminante de la crise qui est en fait universelle. Lorsque l’économique devient le facteur dominant, il supprime toute autre dimension qui n’est pas la sienne, en premier lieu la dimension politique – et par politique on entend la réflexion sur la communauté humaine et les efforts de l’invention pour rendre cette communauté le mieux possible vivable, en posant toujours les questions les plus osées et les plus fertiles, donc en pratiquant la recherche de l’inconnu. Dans ce cadre, la recherche de l’identité n’est pas une recherche secondaire, surtout aujourd’hui où cette identité ne peut avoir que des aspects planétaires. Les traditions locales ont déjà épuisé leurs ressources et apporté aux peuples tout ce

qu’elles pourraient apporter. L’identité, qui est une composante fondamentale de la personne humaine, ne pourrait en être une que dans le sens le plus audacieux et le plus profond du mot « humain » ; il s’agit d’une recherche qui concerne tous les peuples dans ce qu’ils ont de plus inépuisable, de plus intime, et qui pourrait devenir le facteur le plus dynamique d’une solidarité planétaire. Pourtant, il faut que cela soit exigé par les peuples eux-mêmes, et plus particulièrement par les individus qui composent ces innombrables populations, en fait par chaque être humain séparément. La prise de conscience qu’un cycle historique a terminé son parcours, et qu’en réalité on est déjà au-delà de ce point terminal, est d’une importance primordiale. J’aimerais ne pas être obligé de le dire mais je ne peux pas l’éviter : je crois que cette prise de conscience n’est pas du tout ce que la plupart des citoyens, grecs ou autres, ont comme point de départ ou comme priorité de leur réflexion et de leurs besoins ; je crains que cette prise de conscience historique constitue une préoccupation moins que secondaire pour la grande majorité, et que la préoccupation de loin la plus pressante et finalement dominante est celle de l’assurance de leur niveau de vie, autrement dit toujours le bienêtre matériel, qui d’ailleurs n’est pas du tout sans importance – il faut indubitablement que l’humanité soit vivante et bien vivante pour avoir par la suite des exigences autres, mais je suis certain que ces dernières ne sont que très minimes ou bien, encore pire, inexistantes. On a de partout des signes plus que convaincants que la classe politique ne peut plus offrir des dirigeants compétents et dignes de se hisser au niveau critique et extrêmement difficile de la situation actuelle ; elle est aussi incapable de représenter un autre penchant de la nature humaine: seuls des gens qui ne sont pas dépendants de leur réélection, de leurs privilèges, seuls des gens d’une autre stature et d’une autre humanité pourraient déclencher chez leurs peuples le mécanisme d’une pareille prise de conscience ; pourtant même une telle perspective doit nous mettre sur nos gardes car les exemples du passé récent ne confirment pas suffisamment le bien-fondé de cette attente, et toute expectative vers cette direction-là doit être mise sous le contrôle le plus strict : il est préférable ne pas être bien gouvernés que de l’être par des personnes qui rendraient leur gouvernement exécrable et funeste à cause de leur charisme même. Je reviens donc, pour finir, à cette question de l’identité pour laquelle je n’envisage d’autre perspective, dans le sens de l’altérité, que celle de la création, principalement de la création artistique, la perspective la plus humaine et la plus interhumaine par excellence.

Je ne pense pas seulement à cette phrase de Thomas Mann dans un discours prononcé en 1949 : « Si je n’avais pas le refuge de l’imagination, les jeux et les distractions de la fabulation, de la création, de l’art, qui m’invitent à connaître sans cesse de nouvelles aventures et de nouvelles tentatives enthousiasmantes, et m’incitent à continuer, à progresser – je ne saurais que faire de ma vie, sans parler de donner des conseils et des leçons aux autres », bien qu’elle contienne le maximum de désenchantement et de maturité ; je pense également à ce que j’essayais de formuler dans Nous et les Grecs : « Pour qu’un peuple soit créatif, il doit vivre l’absence de celui qu’on lui a fait croire qu’il était. Et il faut créer les moyens avec lesquels il couvrira l’absence. C’est ainsi qu’on crée des civilisations. Avec le remplissage du vide. Remplissage irréalisable. Mais c’est l’irréalisable qui constitue l’effort réel. Le remplissage irréalisable du vide et de l’absence. Tout autour de nous crie que ce qu’on a, on l’a indubitablement, que ce qu’on est, on l’est indubitablement. La définition du pittoresque et de l’intelligence bornée. Nous n’avons rien et nous ne sommes rien. Dans ce rien, l’annonce la plus réjouissante est prononcée, l’unique réelle annonciation. Que dit-elle ? Elle dit : voilà le vrai départ, en route, tout est possible, dépiégez-vous, désengagez-vous, osez le dégagement des mensonges et des masques, n’ayez pas peur, il y a aussi d’autres personnes et d’autres narrations, passez des stéréotypes à la boue brute, du regard glacial au regard qui plonge dans l’abîme. Formez le feu. Terrible exigence. Elle demande de la créativité. Du risque. De l’audace. Elle demande de la vie ». « Elle demande de la vie ». Voilà le noyau de la crise. Le fond atomique et nucléaire de ce qui est en train de se passer. « Austérité », en grec ancien « λιτότης » signifie le pur, le simple, le franc, l’honnête, l’évident, le clair. À partir du moment où sont prises par les gouvernements en place des « mesures d’austérité » pour combattre la situation désastreuse, on voit bien qu’au lieu que l’austérité soit le remède, plus que cela: le mode de vie ordinaire, elle est devenue une punition, une sanction, une alternative à éviter, à ne pas du tout suivre, à haïr, à exécrer, c’est-à-dire mettre en pratique le mode de vie qui régnait et règne toujours depuis plus que trente ans par exemple en Grèce avec une accélération affolante, en plein régime soi-disant « socialiste » – rien de plus criminel que ce faux progrès-là promu et idéalisé par les détours et les discours d’un populisme à vous faire vomir –, avec une boulimie incontrôlée et insensée sur tous les plans du comportement intime et public. Voilà un exemple, ici au niveau de la langue, de la monstrueuse déformation de ce qu’a été, et continue à être, la Grèce. Les principes les plus évidents, l’intégrité du sens des mots, tout ce qui concerne l’intériorité et l’expression humaines dans le monde moderne, la pensée, l’amour, tout contact entre des êtres humains, fut bafoué, spolié, ridiculisé, surtout abaissé, mal compris, mal exécuté ; seuls prospéraient les préjugés et les stéréotypes les plus obscurs, seules prédominaient les idées périmées et les conceptions datées, seules les « valeurs » qui conservent et renouvellent l’intolérance, l’opportunisme, la bêtise, les fixations automatiques à une tradition incomplètement assimilée et encore plus faussement interprétée, et cela la rendait, au lieu d’un moyen et d’un terrain de renouveau, un terrible et tyrannique obstacle pour tout progrès, pour toute réflexion sérieuse, pour toute véritable prise de conscience de ce qu’on est en tant que peuple. Toujours et sans arrêt un étouffement moral, un obscurantisme sauvage qui ne reculent devant aucun mouvement qui préfigurerait une certaine sortie de cette caverne où seules les ombres dominent, les ombres des morts.

La Grèce fut pendant longtemps, et est toujours, gouvernée par la Mort. Il faut renverser cela, ou plutôt : l’inverser. Car il est plus qu’évident, du moins pour un certain nombre de gens, qui sont beaucoup plus nombreux qu’on ne l’imagine, que cela constitue une évidence flagrante. Cette évidence, la voici: il est presque mathématiquement certain que, une par une, les composantes du visage de la Grèce actuelle ne sont presque toutes que des erreurs imposées par une mentalité pervertie par des siècles de fausses interprétations de la nature humaine. C’est sur la nature humaine que cette procédure criminelle a trouvé son terrain fécond pour y exercer toutes ses manipulations. Et voilà où on est : un pays qui a peur de sa propre vérité, une population qui a intériorisé toutes les règles et tous les choix fournis par un système éthique qui est contre la vie, contre la complexité, la profondeur et l’immensité de la vie. Cette intériorisation est à mon avis le point le plus critique et le plus dramatique auquel doit être donnée la priorité pour tout ce qu’on entreprend pour expliquer et surtout pour dépasser la crise. La question qui vient maintenant est aussi cruciale et pénible que la réalité qui la rend possible : veut-on poursuivre notre route sur cette priorité ? Veut-on avancer en ayant celle-ci comme fil conducteur ? Veut-on ne pas camoufler, ne pas mystifier, encore une fois l’aspect odieux de la période d’avant la crise, ne pas s’aveugler de nouveau et ne pas se conformer à tout ce qui au fond et réellement constitue les raisons véritables de l’actuelle annihilation ? Veut-on prendre conscience de la réalité historique et faire de cette conscience un acte réfléchi pour aller vers un ailleurs qui ne sera que le produit de notre humanité consciente ? Bien sûr, il faut toujours tenir compte des limites et des faiblesses de l’être humain, de nos peurs devant les maladies et la mort. Pourtant, ce qui est demandé ici, seuls des êtres humains peuvent l’assumer et l’accomplir. Si, néanmoins, gagne en fin de compte le retour en arrière, si les hommes trouvent encore une fois un subterfuge devant les exigences de ce moment de l’histoire et se donnent un alibi pour se permettre encore une fois un choix de lâcheté et de trahison, je ne m’en étonnerais pas ; mais si, par malheur, cela arrive, je considère dès à présent ce que je viens d’écrire comme n’ayant aucune nécessité et aucun sens. Dimitris Dimitriadis mars 2012

Dimitris Dimitriadis Écrivain, auteur dramatique, poète et traducteur grec né à Thessalonique en 1944. Connu en France par Le Prix de la révolte au marché noir, mis en scène par Patrice Chéreau en 1968 à Aubervilliers. L’un de ses chefs-d’œuvre, Je meurs comme un pays, grand monologue de déploration sur la Grèce (1978), a été souvent monté en France (il a été interprété récemment par Anne Alvaro aux Ateliers Berthier lors de la saison 2009-2010) ; cette saison, le Théâtre de l’Odéon a présenté aussi Le Vertige des animaux avant l’abattage et La Ronde du carré. Dimitriadis a traduit en grec des œuvres de Molière, Balzac, Nerval, Duras, Genet, Bataille, Blanchot, Koltès, Gombrowicz.


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