Orfeo magazine N°21 - Édition française - Printemps 2023

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La nouvelle génération française

Mirecourt, berceau de la lutherie

Pierre-Alexandre Bellest

Simon Burgun

Bastien Burlot

Thomas Dauge

Bertrand Ligier

N° 21 - Printemps 2023

Édition française

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Le livre sur Santos est arrivé !

Santos

Hernández est sans doute le luthier espagnol de guitares le plus créatif et le plus important de la première moitié du siècle. Comme contremaître de l’atelier de Manuel Ramírez, c’est lui qui a fait en 1912, la célèbre guitare jouée pendant des années par Andrés Segovia. Ses instruments ont été également adoptés par d’autres grands guitaristes de son temps comme Regino Sainz de la Maza, Luise Walker, Sabicas, Ramón Montoya, Niño Ricardo, Celedonio Romero, Abel Carlevaro… Par son admirable travail, il a amené la beauté sonore des guitares d’Antonio de Torres au

Directeur : Alberto Martinez

Conception graphique : Hervé Ollitraut-Bernard – Éditrice adjointe : Clémentine Jouffroy

Traductrice français-espagnol : Maria Smith-Parmegiani – Traductrice français-anglais : Meegan Davis

Site internet : www.orfeomagazine.fr – Contact : orfeo@orfeomagazine.fr

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MAGAZINE N°21

Au cours de mes voyages, on me demande souvent s’il y a une école française de lutherie, comme il existe une école madrilène ou viennoise. La réponse est difficile car les guitares de Robert Bouchet, de Daniel Friederich et de Dominique Field ne se ressemblent pas.

Pourtant… malgré leurs fortes individualités, les trois luthiers ont des caractéristiques communes qui ne se retrouvent que très rarement dans d’autres écoles : un haut niveau d’exécution, de recherche artistique et une homogénéité dans tous les détails de la guitare. Ils ont tous trois fait preuve de cette grande exigence.

Dans la nouvelle génération des luthiers français on retrouve les mêmes caractéristiques : leurs instruments diffèrent, chacun suit son chemin, mais tous ont la même exigence de perfection et d’élégance, souvent conseillés et encouragés par Dominique Field.

En introduction, je vous invite à visiter la ville de Mirecourt, berceau de la lutherie française, et son magnifique musée.

Bonne lecture.

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Édito

Mirecourt, berceau de la

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La ville de Mirecourt se trouve en Lorraine, sur la rive gauche de la rivière le Madon.

lutherie en France

Lorsque le nom de Mirecourt est prononcé en France comme à l’étranger, il est immédiatement associé à la lutherie et à son instrument le plus emblématique : le violon.

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prennent leur essor.

La ville de Mirecourt, qui compte aujourd’hui cinq mille habitants, est située au cœur de la plaine des Vosges. Ville d’artisanat et de négoce dès le xii e siècle, la lutherie et la dentelle sont les deux artisanats dominants à la fin du xvii e siècle. S’il est déjà fait mention de « façonneurs de violon » dès 1606 à Mirecourt, ce n’est qu’à la fin du xvii e siècle que les activités luthières prennent véritablement leur essor. La constitution des facteurs d’instruments en « métier », à la demande de

Guitare-lyre, Charles Joseph Marchal, Mirecourt, ca 1805 (n° 1997.15.1-3).

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Ce n’est qu’à la fin du xviie siècle que les activités luthières

Vielle à roue, Nicolas Colson, Mirecourt, ca 1850 (n° 2012.9.1).

Serinette Husson Buthod, Mirecourt, entre 1848 et 1857 (n° 1989.1.1).

Clarinette Remy Génin, Mirecourt, entre 1846 et 1853 (n° 1994.3.1).

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Photos © Claude Philippot (4). Deux ateliers de Mirecourt au début du xxe siècle.
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Tout le personnel de ThibouvilleLamy devant l’usine, 1912. Le magasin de vente à Paris, 1901.

Archet de violon, François Nicolas Voirin, Paris, ca 1880 (n° 2003.4.1).

Violon de Nicolas Lupot, ca 1820 (n° 1973.14.1).

la duchesse de Lorraine, Élisabeth-Charlotte, est entérinée par la charte signée le 15 mai 1732. Devenue un métier à part entière avec ses règles de transmission, sa police, et son mode atypique de commercialisation, la lutherie de Mirecourt prend un véritable essor au xviii e siècle. Les luthiers de Mirecourt développent leur savoir-faire en combinant les influences des écoles de lutherie italienne et allemande.

Au milieu du xviiie siècle, l’archeterie devient un métier indépendant de celui de la lutherie

La lutherie de Mirecourt – instruments et fabricants –commence à rayonner bien au-delà des étroites frontières de la Lorraine1. Dès cette époque, des luthiers mirecurtiens s’installent à Paris, d’autres partent s‘installer à l’étranger, en Belgique, aux Pays-Bas, en Italie et en Espagne, puis, à la fin du

1. La Lorraine est devenue française en 1766.

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Photos © Claude Philippot (2)

siècle, en Angleterre et en Russie. Au xixe siècle, deux grands luthiers français originaires de Mirecourt, Nicolas Lupot et Jean-Baptiste Vuillaume consacrent l’école française de lutherie. Les grands archetiers français, Pajeot, Pecatte, Voirin, Sartory, Fétique, Bazin, Ouchard, etc., sont tous originaires de Mirecourt.

À Mirecourt, dès le début du xixe siècle, les ateliers s’agrandissent pour une production plus intensive et diversifiée, lutherie du quatuor certes, mais aussi, par exemple, guitares et vielles à roue. La rationalisation de la production et la création des manufactures, telles Remy, Laberte et Thibouville-Lamy marquent un tournant économique important. Dans ces entreprises, qui emploient plusieurs centaines d’ouvriers, sont produits à la fois des instruments à cordes frottées et à cordes pincées, mais aussi, dans certaines, des instruments à vent, des pianos, des instruments de musique mécanique et des pièces détachées.

En ville et dans les communes alentour, les artisans luthiers et archetiers ainsi que toute une série de petits métiers coexistent autour de la lutherie industrielle : fabricants d’étuis, fabricants d’outils et de petites mécaniques, refendeurs en bois, tourneurs, sculpteurs de têtes, vernisseurs, fabricants de chevalets, préparateurs en crins de chevaux, etc. Ce système de production perdure jusqu’en 1914.

Même si Mirecourt demeure le centre d’apprentissage des jeunes luthiers français et étrangers, avec la guerre de 1914-1918 et la crise économique de 1929, débute le déclin de toutes ces activités.

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Photo © Claude Philippot (1), A.S. Trivin (1) Guitare d’Aubry Maire, ca 1835.
L’entrée du Musée de la lutherie et de l’archeterie.

Vitrine du musée avec des guitares romantiques et le tableau « Le jeune homme à la guitare » de François Navez, 1836.

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Dans la grande salle d’exposition du musée, autour d’un violoncelle géant, on trouve des panneaux explicatifs des objets exposés, des commentaires, de la musique à écouter, des vidéos et aussi des instruments à toucher et à jouer....

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De l’autre côté de la rivière, le musée a conservé intact l’ancien atelier Gérôme, luthiers spécialisés dans la fabrication de guitares et de mandolines.

La Seconde Guerre mondiale, une importante sous-traitance vers Paris et la concurrence étrangère, accentuent encore la crise qui se solde par le dépôt de bilan à la fin des années soixante des trois principales entreprises de production du xxe siècle : Thibouville, Couesnon et Laberte. En 1970, pour sauvegarder la transmission des métiers de luthier et d’archetier, a été créée l’École nationale de lutherie et en 1973, le Musée de Mirecourt.

Aujourd’hui encore, à Mirecourt, une vingtaine d’artisans d’art et d’ouvriers fabrique des instruments – à cordes frottées et à cordes pincées –des archets et des accessoires, entretient et restaure des instruments anciens.

Conservatrice du Musée de la lutherie de Mirecourt

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Bertrand Ligier, l’ébéniste

Ses guitares reflètent son passé d’ébéniste.

L’homogénéité de son travail, l’élégance de ses rosaces, le chanfrein de ses têtes… tout le désigne comme un digne représentant de la lutherie française.

Quel a été votre parcours ?

Bertrand Ligier – Mon intérêt pour le bois a commencé en Bretagne, pendant les vacances familiales, où j’allais voir travailler les charpentiers de marine sur des bateaux en bois. Comme j’avais commencé à jouer de la guitare et que cela me plaisait beaucoup, j’ai cherché à apprendre la lutherie. Ne trouvant pas d’école près de chez moi, je me suis inscrit au lycée des métiers d’art d’Uzès pour suivre une formation en ébénisterie. Diplôme en poche, j’ai travaillé pendant deux ans dans un atelier d’ébénisterie.

Parallèlement, je faisais mes premières guitares classiques en autodidacte, le soir, chez moi. Un jour, j’ai montré ces guitares à mon professeur et

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à quelques luthiers locaux, qui m’ont encouragé à continuer. Plus tard, la rencontre avec Dominique Field a été déterminante. Il m’a aidé à développer la technique de construction et l’esthétique de mes guitares et de mes rosaces. Dominique m’a poussé vers une lutherie d’excellence. Mes rosaces sont dans la tradition de Robert Bouchet et Dominique Field, assez sobres mais très sophistiquées. Je n’ai pas encore trouvé une rosace personnelle, une rosace que je pourrai garder tout le temps, comme Daniel Friederich. Mon caractère me pousse à changer toutes les cinq ou six guitares. Je ne varie pas énormément, mais

j’aime mélanger les mêmes ingrédients différemment, comme des variations musicales autour d’un thème.

D’où vient votre barrage ?

B. L. – J’ai commencé par un barrage de type Torres à sept brins, mais avec un renfort sous le chevalet. J’ai ensuite ajouté une deuxième barre harmonique, un peu inclinée,

puis j’ai réduit l’éventail à cinq brins. Entretemps, j’ai rencontré Dominique Field qui faisait un barrage similaire et il m’a confirmé que c’était un barrage intéressant pour des questions d’équilibre.

Depuis, j’ai gardé ce type de barrage en plus du barrage à sept brins, mais ils ont beaucoup évolué avec le temps. Aujourd’hui, les barrettes de fermeture de l’éventail vont jusqu’aux contre-éclisses et j’ai renforcé la zone centrale avec des petites barrettes supplémentaires.

C’est un barrage qui marche bien avec des tables faites avec un épicéa léger, pas au-delà de 400 kg par m3 maximum. Mais le poids ne dit pas tout ; je mesure aussi les flexions transversales et longitudinales de la table avant de coller le barrage et j’essaie de rester toujours dans les mêmes valeurs. Quand elles diffèrent de mes valeurs habituelles, je modifie

Faire un beau vernis lui prend trois à quatre semaines.

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Des fonds en plusieurs parties : une bonne solution pour utiliser les meilleurs morceaux d’une planche et pour les rigidifier.

Son barrage cherche à renforcer la zone devant le chevalet.

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Une guitare en citronnier, dans la tradition de Lacote et de Simplicio.

soit le barrage, soit l’épaisseur de la table. Dans la construction de guitares, beaucoup de paramètres interviennent et on est souvent confrontés à des choix complexes !

Les deux barres harmoniques contrôlent assez bien la flexion longitudinale et transversale ; mais si la table est très souple en transversale, comme l’éventail à cinq barrettes laisse beaucoup trop d’espace entre elles, je change alors pour un éventail à sept brins ou je renforce le centre avec d’autres petites barrettes.

Pourquoi des fonds en plusieurs morceaux ?

B. L. – Cela dépend du bois. Souvent, c’est la solution pour utiliser les meilleurs morceaux d’une planche, mais ça peut être aussi une bonne solution si l’on veut un fond plus stable. Le fait de multiplier les couvre-joints ajoute de la rigidité. Je cherche toujours à faire une caisse rigide pour concentrer mon travail sur la table et son barrage. Le danger, c’est qu’une caisse trop rigide peut créer un effet « cathédrale », avec beaucoup trop d’harmoniques. C’est encore un autre équilibre à trouver dans la construction des guitares !

Un fond simple, une construction légère, donne des sons style Torres, avec des beaux graves et une fondamentale très claire mais une puissance moyenne ; un fond renforcé contribue à prolonger le sustain, à enrichir les harmoniques et à augmenter la puissance.

L’autre problème que j’ai rencontré est l’alourdissement de la guitare à cause de la multiplication de renforts et j’aime bien l’idée de faire un instrument

Des
“J’aime l’épicéa, il fait ressortir le travail de la rosace plus que le cèdre.”
rosaces assez sobres mais très sophistiquées.

L’incrustation dans le cordier est un clin d’œil à Simplicio.

confortable, qu’on oublie un peu. Tout le challenge était de le faire rigide mais pas trop lourd, autour de 1,6 kg. J’ai beaucoup modifié ma répartition des poids.

Et comment travaillez-vous les manches ?

B. L. – J’essaie d’avoir du bois d’une densité de 0,40 ou 0,45, pas trop lourd, pour garder l’équilibre de l’instrument. C’est ce qui est complexe et fascinant en même temps dans la construction d’une guitare : tout changement de rigidité, de poids, d’équilibre, intervient dans le son de manière irréversible et définit le caractère de l’instrument.

Je n’ai pas envie de faire des copies de guitares des grands maîtres espagnols et ni d’aller vers des guitares modernes de type lattice, je cherche un compromis en me situant entre les deux avec une lutherie très française : une guitare de construction moderne, puissante et avec un son assez neutre, pour laisser beaucoup de latitude au musicien. Je pense que dans les guitares « traditionnelles » tout en bois, il y a encore des possibilités pour améliorer le système acoustique, comme le doublage des éclisses par exemple. J’avais commencé à le faire avec du cyprès ou du cèdre, mais maintenant je les double avec de l’épicéa et j’obtiens de meilleurs résultats.

Je renforce aussi la zone devant le chevalet car j’ai toujours peur que le chevalet plonge trop vers l’avant avec le temps. La voûte de la table joue aussi un rôle important. Elle évite ce basculement trop prononcé du chevalet et en même temps, elle permet de travailler la table avec des épaisseurs

plus faibles. La voûte de mes tables est de 3,5 mm.

Avec quel bois aimez-vous travailler ?

B. L. – Pour les tables, j’aime l’épicéa, aussi bien pour le son que pour le contraste esthétique qu’il crée avec le reste de la guitare. Il fait ressortir le travail de la rosace plus que le cèdre. Selon sa flexibilité, je choisirai l’éventail à cinq ou sept brins. Pour les fonds, j’utilise surtout les palissandres : indien, Madagascar ou brésilien. Le palissandre est difficile à vernir à cause des pores. Il faut partir d’une surface très plane, remplir les pores, vernir, poncer et revernir. C’est très long pour obtenir un effet miroir ; cela me prend entre trois et quatre semaines car je veux un très beau vernis.

Une de mes dernières guitares était en citronnier et j’ai beaucoup aimé le résultat. Ce bois donne un très beau son et il est agréable à travailler bien qu’il soit difficile à raboter à cause de la présence de contre-fils partout. C’est un bois qui était très utilisé en ébénisterie, un bois noble et d’une grande élégance. De plus il se vernit très bien. Mon rêve serait de trouver un jour un acajou de Cuba moucheté et faire une guitare dans la tradition de Lacote et de Simplicio.

D’autres détails particuliers ?

B. L. – Oui, pour des raisons uniquement esthétiques, je place la douzième frette légèrement plus haut que la caisse, ce qui me permet d’avoir une dixneuvième frette avec deux parties assez larges mais sans couvrir complètement l’ouverture de la bouche.

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J’aime ajouter un détail très artisanal dans mes guitares. En ce moment, je fais une incrustation dans le cordier. C’est un clin d’œil à Simplicio, que j’admire beaucoup. Je ne voulais pas répéter la mosaïque mais ajouter un détail raffiné. Il y a aussi des choses qui viennent de la tradition française d’ébénisterie, par exemple le chanfrein de la tête qui dessine sa forme avec la lumière ou le décor des rosaces, avec des motifs un peu austères mais très travaillés, avec des bois aux couleurs naturelles, non teintés pour qu’ils résistent dans le temps. Quand je dois faire un filet de 1,2 mm, au lieu d’utiliser un seul morceau de bois, je vais le faire avec quatre filets de 0,3 mm pour créer des vibrations de couleur et de lumière.

Construction irréprochable pour la guitare n° 99 en épicéa et palissandre de Madagascar.

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Bastien Burlot, l’innovateur

Guitariste de très haut niveau, il a abandonné sa carrière par timidité et il est devenu luthier par passion. Il a déplacé la bouche de ses guitares, construit des caisses en bambou, fait des rosaces inspirées de cathédrales et il n’a pas fini de nous surprendre.

Bastien Burlot – J’ai suivi le parcours traditionnel d’un guitariste classique. J’ai d’abord eu la médaille d’or du conservatoire de Lille et je suis rentré ensuite au CNSM de Paris (Conservatoire national supérieur de musique). C’est là que j’ai commencé à me rendre compte que je n’aimais pas jouer sur scène, devant un public. Mon intérêt s’est alors porté sur la fabrication de l’instrument et, avec les conseils des luthiers,

j’ai fait mes premières guitares dans le salon de mon appartement. Il y avait de la poussière partout et mes guitares étaient horribles !

Mais, comme je suis perfectionniste et que mon caractère est d’aller le plus loin possible dans ce que j’entreprends, j’ai continué à faire des guitares simples qui n’avaient pas le niveau d’un modèle de concert, mais qui m’aidaient à améliorer ma technique. Je me sentais épanoui dans cette

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activité à l’inverse du malaise que j’éprouvais sur scène. Ensuite, j’ai enseigné la guitare dans les conservatoires du nord de la France pendant sept ans. À 27 ans, après trente guitares et quand elles étaient devenues plus intéressantes, j’ai décidé que j’étais prêt à me lancer comme luthier et à abandonner l’enseignement.

Vous faisiez déjà de guitares avec la bouche dans les éclisses, pourquoi ?

B. B. – Cela date de mon amitié avec Roland Dyens qui était mon professeur au CNSM. Comme dans ses compositions il ajoutait des percussions sur la guitare, il était gêné par l’emplacement de la bouche. Je lui avais donc construit une guitare avec la bouche dans l’éclisse supérieure. C’est en étudiant l’acoustique que j’étais arrivé à cette idée.

Il y avait l’antécédent de la guitare de Carlevaro mais à mon avis, l’ouverture autour de la table ne devait pas être très efficace parce qu’elle ne compressait pas suffisamment l’air.

Le jour où j’ai eu cette idée, j’ai pris une guitare de concert que je venais de finir, j’ai fermé sa bouche avec du scotch et j’ai scié un grand trou dans l’éclisse. Bingo ! La guitare était transformée : elle

avait un beau son, plus de projection, plus de puissance et le son était plus « englobant », ce qui était très agréable pour le guitariste. J’ai tout de suite commencé la construction d’un prototype avec la table pleine et la bouche sur l’éclisse. Roland Dyens a joué longtemps avec l’une de ces guitares. Le problème est que ce système avait un déséquilibre entre la perception du public et la perception du guitariste. Pour le guitariste il y avait un effet « haut-parleur » qui augmentait la perception des basses et l’obligeait à modifier son jeu.

Alors, j’ai travaillé pendant un an et demi avec le laboratoire d’acoustique à Châlons-en-Champagne et j’ai fini par modifier l’instrument pour être sûr que le guitariste entendrait exactement le même son que celui projeté. C’est là que j’ai mis au point le modèle Maestro HF (haute-fidélité) avec deux ouvertures à deux emplacements différents. J’ai gardé la même superficie d’ouverture qu’avant mais je l’ai divisée en deux parties, approximativement 1/3 et 2/3 : une petite bouche sur l’éclisse supérieure et une grande sur l’éclisse inférieure. C’était formidable, on pouvait tourner autour de la guitare en ayant la même perception du son. On avait l’impression d’être « dans » le son.

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Photos © Bastien Burlot (2) Le modèle Maestro HF (haute-fidélité) avec les ouvertures dans les éclisses.

Le vitrail de la cathédrale de Strasbourg l’a inspiré pour faire la rosace de l’une de ses guitares.

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Pour un modèle Alkemia, Bastien Burlot a choisi des motifs du pavement de la cathédrale d’Amiens.

Un modèle Alkemia en cèdre, avec la rosace inspirée de la cathédrale Notre-Dame de Paris.

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Son barrage habituel, très complexe, sur une table en pin provenant d’une cathédrale allemande du xve siècle.

Et pourquoi faire des guitares en bambou ?

B. B. – J’ai toujours eu la volonté de créer et face au constat de l’amenuisement des ressources de notre planète, j’ai cherché des alternatives possibles. L’idée d’employer le bambou est venue par Jean-Yves Alquier, un confrère qui travaillait déjà avec ce matériau.

J’ai dû apprendre à le travailler ; il est cassant et très difficile à cintrer. J’ai gardé la construction du modèle Maestro HF et je l’ai baptisé MaestrO2, pour faire référence à l’oxygène. Très vite j’ai commencé à recevoir de commandes, surtout… des pays asiatiques ! Ils ont l’habitude du bambou et connaissent ses qualités mécaniques. Mais en Europe, quand on bouleverse les codes et l’esthétique, on se heurte à la réticence des guitaristes…

Et vous êtes venu à une esthétique plus traditionnelle…

B. B. – Oui, pour moi, aller vers la guitare traditionnelle signifiait relever un grand défi : je n’avais jamais fait de rosace ni de vernis au tampon. Je me suis dit que j’allais vers le monde de Dominique Field, de Jean-Noël Rohé, de Bertrand Ligier, un niveau d’excellence impressionnant.

J’ai dû adapter mon barrage parce que, pour faire un modèle traditionnel, j’avais une nouvelle contrainte : la bouche sur la table. Pour les proportions de ce nouveau barrage je me suis inspiré du plan de construction de la cathédrale

de Chartres, qui avait été dessiné en fonction des fréquences harmoniques. C’était une approche un peu mystique, spirituelle. J’ai appelé ce nouveau modèle Alkemia. Il m’est alors venu l’idée de travailler dans quelque chose d’intemporel en faisant les rosaces avec des motifs inspirés des cathédrales françaises : Chartres, Amiens, Strasbourg et Paris ont été les premières, la prochaine rosace sera inspirée de celle de Reims. Avec Alkemia, j’ai pu conserver une bonne longueur de surface vibrante en déplaçant la barre harmonique le plus haut possible, à la limite de la bouche. C’est une sorte de barrage Fleta, plus ouvert, aéré, avec des ouvertures un peu partout. L’idée, c’est de libérer la table le plus possible, en ajustant les modes vibratoires avec les épaisseurs et les profils des brins de l’éventail. Un détail subtil mais invisible est que les trois brins centraux sont contraints au collage afin de voûter la table et mieux résister à la tendance du chevalet à la déformer. De plus, mes tables et mes éclisses sont assez épaisses, autour de 2,5 mm.

Quel est le son qui vous guide ?

B. B. – Il y a deux guitares qui m’ont marqué dans la vie. La première est une guitare de Dominique Field jouée par Eduardo Isaac que j’ai entendu dans un concert auquel j’ai assisté quand j’étais très jeune. Elle était d’un équilibre remarquable.

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L’autre est la Daniel Friederich de mon professeur de guitare de Lille. Il me l’a prêtée pour passer ma médaille d’or et j’ai très bien joué, elle m’a donné des ailes, c’était magique. Mon son idéal serait la synthèse de ces deux guitares.

Des projets ?

B. B. – Oui, il s’appelle « Flamme » et c’est une guitare acoustique avec cordes en acier, manche étroit et quatorze frettes hors caisse. Je ne voulais pas aller vers le style Martin, je voulais une guitare qui ait de l’amplitude, un gros son. Je suis parti de la Maestro HF classique avec les deux ouvertures, j’ai baissé un peu la jonction manche-caisse pour avoir les quatorze frettes, j’ai renforcé un peu le barrage pour résister à la traction des cordes en acier et j’ai ajouté un truss-rod. Comme je n’aime pas l’idée de percer la table pour accrocher les cordes avec des petites chevilles, j’ai fait un chevalet où les cordes sont attachées à la face arrière du cordier, sur une petite plaque en os.

Dans Flamme, j’ai repris la tête ouverte de la Maestro et j’ai redessiné la décoration en forme de goutte inversée pour représenter une flamme. La table d’harmonie peut être aussi bien en épicéa qu’en cèdre. Ce modèle me donne plus de libertés esthétiques comme, par exemple, faire une touche en ébène ondée ou une guitare teintée noir avec un chevalet en érable…

À partir de maintenant je vais faire seulement deux modèles : Alkemia en classique et Flamme en acoustique.

Flamme, une guitare acoustique peu conventionnelle.

En haut, teintée noir avec chevalet en érable, commandée par le chanteur et guitariste français “-M-”.

Photos ©
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Bastien Burlot
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Simon Burgun, le romantique

En plus d’une copie de guitare d’Antonio de Torres, il aime copier les guitares romantiques typiques du xix e siècle, idéales pour l’interprétation des œuvres de Paganini, Schubert, Coste, Legnani et tant d’autres.

En France, depuis 1925, il existe un concours destiné à récompenser les artisans ayant acquis une haute qualification dans l’exercice de leur métier : le concours du Meilleur ouvrier de France.

Ce concours a lieu tous les trois ans et pour y participer, il faut faire une œuvre remarquable (chef-d’œuvre) qui montre le savoir-faire et la volonté de perfection du participant. La remise des diplômes aux vainqueurs des différentes catégories donne lieu à une cérémonie en présence du président de la République. Cette année, Simon Burgun vient d’être diplômé Meilleur ouvrier de France, comme ses col lègues

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Copie de la Grobert 1830 (à droite) ayant appartenu à Paganini et à Berlioz.

Olivier Fanton d’Andon en 1986 et Jean-Noël Rohé en 2004, parmi d’autres. À partir de 1991 et durant vingt ans, Daniel Friederich avait présidé le jury de ce concours dans la catégorie lutherie de guitare.

Comment avez-vous commencé la lutherie ?

Simon Burgun – J’ai toujours aimé le travail manuel et à force de réparer les guitares des copains, j’ai eu envie d’en faire une. Je suis alors allé faire un stage chez un luthier qui proposait d’apprendre à construire une copie de la guitare romantique de Grobert qui se trouve au Musée de la musique de Paris, celle dont la table est signée par Paganini et Berlioz. Comme j’ai beaucoup aimé ce stage, j’ai ensuite cherché une école pour parfaire mon apprentissage. Je suis allé voir l’école de lutherie de Puurs en Belgique et la rencontre avec Walter Verreydt et Karel Dedain a été déterminante : j’ai tout abandonné à Strasbourg où je vivais, j’ai emménagé à Puurs, et j’y ai vécu pendant deux ans pour suivre les cours. C’était formidable, il y avait tout ce que j’aimais : peu de théorie et beaucoup de travail d’atelier !

Le Rabot d’Or (sorte de diplôme) du CMB de Puurs m’a encouragé à m’installer comme luthier à mon retour à Strasbourg en 2013.

Dans la guitare il y a une palette de possibilités incroyables, depuis les guitares romantiques

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“J’ai toujours aimé le travail manuel et à force de réparer les guitares des copains, j’ai eu envie d’en faire une.”

La copie d’une guitare de René Lacote avec laquelle il a gagné le prix de « Meilleur ouvrier de France » cette année.

Copie d’après la Panormo de 1845 qui se trouve au St Cecilia Museum d’Édimbourg.

jusqu’à celles d’aujourd’hui, avec les électriques, les archtops, les acoustiques, les classiques, etc., on peut passer sa vie à faire des guitares différentes !

Et aujourd’hui quelles guitares faites-vous ?

S. B . – J’ai cinq modèles, dont quatre guitares romantiques. Un d’après Grobert 1830, un d’après Petitjean 1820, un d’après Panormo 1845 et un autre d’après le modèle Legnani de Stauffer. En classique, je fais un modèle inspiré de Torres. Les copies des guitares romantiques plaisent beaucoup aux écoles et aux conservatoires de musique. Comme ils ont peur de faire travailler les élèves avec des guitares anciennes, ils préfèrent acheter des copies. La guitare romantique, c’est l’époque de la guitare à six cordes, des mécaniques : la guitare qui va vers la guitare d’aujourd’hui. Sur les guitares romantiques françaises on peut tout faire sauf les cordes et les frettes et j’aime faire les choses de mes mains, sans machines, avec de vieux outils. Sur les Stauffer et les Panormo en revanche, il faut des mécaniques.

Comme je fais surtout des copies depuis une dizaine d’années, j’ai maintenant envie de développer un modèle plus personnel, très français… une très belle guitare, une guitare avec laquelle on prend du temps pour bien faire les choses, pour soigner les détails.

Je suis aussi très soucieux de la durabilité des instruments, par exemple je ne vernis pas l’intérieur parce que le vernis empêcherait de coller les petits taquets en cas de réparation, j’aime

penser que mes guitares vont durer plus de deux cents ans, comme les guitares romantiques que j’aime tant.

Dans quelle direction allez-vous développer vos guitares classiques ?

S. B. – Je veux aller vers une guitare de construction moderne, un peu comme celles de mon confrère et voisin Jean-Noël Rohé, et tout particulièrement avec des éclisses doublées comme les faisait Daniel Friederich. Je sais comment faire, parce que dans les guitares romantiques les fonds sont souvent plaqués avec du palissandre à l’extérieur et de l’épicéa à l’intérieur par exemple. De plus, cela me plaît beaucoup de faire des gabarits, des moules et des contre-moules !

À votre avis, quels avantages trouvaient les luthiers romantiques à doubler les fonds ?

S. B. – Je pense qu’il y a plusieurs raisons et qu’il

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“Les copies des guitares romantiques plaisent beaucoup aux écoles et aux conservatoires de musique.”
Son diapason est de 634 mm.

Copie d’une Torres en cours de construction avec des contre-éclisses traditionnelles en acajou.

y a une hiérarchie. La première raison est technique : cela permet de travailler avec des bois très beaux mais difficiles en gardant une bonne stabilité. Quand on travaille des bois comme la loupe d’orme, par exemple, il est fort probable qu’au bout d’un certain temps le fond se déforme ; le doublage est donc indispensable.

La deuxième raison c’est que le xix e siècle est l’époque de la révolution industrielle et que l’on commence à avoir des machines capables de faire des placages de 1 mm.

Finalement, cela permet aussi de faire des économies et d’utiliser les épicéas de moins bonne qualité. Quand on regarde l’intérieur de ces guitares, on voit bien que le bois de placage a des petits défauts, mais ça n’est pas grave. Pour moi, le plus important est d’avoir une caisse rigide pour me permettre de focaliser les recherches et mon travail sur la table.

Quels autres détails cherchez-vous à développer ?

S. B. – J’aime faire les deux contre-éclisses moulées en épicéa à la manière des guitares de Mirecourt et non en acajou scié à la manière espagnole. Je ne trouve pas les « peones » très élégants. L’autre chose, c’est que j’ai envie d’abandonner le montage à l’espagnole et de travailler avec le manche et la caisse séparés. Cela va me permettre de faire un modèle à manche réglable, comme sur les guitares viennoises, un peu dans le sens des recherches de Gary Southwell. Je trouve cela très intelligent et cela résout le problème de la hauteur des cordes.

Vous venez d’avoir le diplôme de « Meilleur ouvrier de France » 2023 avec une copie de René Lacote. Pourquoi Lacote ?

S. B. – Un peu comme Robert Bouchet, les deux luthiers qui m’intéressent le plus sont Lacote et Torres. Lacote a inspiré Bouchet pour faire sa barre d’âme. Il a toujours été une référence en France. Il n’a jamais fait de guitares médiocres, c’est de la belle ébénisterie, c’est l’élégance et un symbole d’excellence.

« J’aime penser que mes guitares vont durer plus de deux cents ans. »

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Copie de Torres avec table en épicéa suisse et caisse en palissandre indien.
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Thomas Dauge, l’autodidacte

Autodidacte, il se passionne pour la lutherie et il commence à construire des guitares pour le flamenco avant de se consacrer aux classiques et à la recherche d’une sonorité propre inspirée des grands luthiers français.

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Thomas Dauge – Jeune, j’ai appris seul à jouer de la guitare et j’ai suivi ensuite des cours de flamenco à l’académie de Concha Castillo pendant quatre ans en plus de plusieurs masterclasses de flamenco.

J’ai découvert la lutherie comme beaucoup de mes confrères : je n’avais pas beaucoup d’argent mais j’étais assez doué pour les travaux manuels, alors j’ai voulu faire une guitare pour moi-même. Ma première guitare était une flamenca avec la caisse en noyer et la table en cèdre parce que c’étaient les bois les moins chers à l’époque. C’est curieux mais j’ai toujours gardé le goût de faire des flamencas avec la table en cèdre. Je trouve le son très beau, moins agressif qu’avec de l’épicéa et la guitare plus polyvalente. Elle est aussi bien pour le flamenco que pour la musique sud-américaine et la bossa-nova. Au début, en plus des guitares de flamenco, comme je jouais aussi du jazz manouche, j’avais fait deux guitares de type Selmer. C’était intéressant parce que cela m’a permis de m’initier à l’autre type de construction : la flamenca était faite à l’espagnole sur une solera, et la manouche était faite avec la caisse d’un côté et le manche de l’autre.

Aujourd’hui, je préfère la construction à l’espagnole ; cette manière de faire en additionnant des pièces me paraît plus logique et j’ai l’impression de garder davantage le contrôle sur l’ensemble. Je pense aussi que ce type de construction a une influence sur le son parce que le manche et la caisse sont vraiment solidaires dès le départ.

Quel son aimez-vous ?

T. D. – L’une des premières guitares de concert que j’ai entendues était une Friederich. C’était en allant montrer une de mes guitares de flamenco à un luthier voisin qu’il me l’a montrée. J’ai été bouleversé par sa musicalité : la guitare chantait naturellement. Je me suis dit : c’est ça que je voudrais apprendre à faire !

Alors, entre 1998 à 2007, j’ai appris la lutherie en autodidacte, en m’appuyant sur les travaux de Daniel Friederich et d’Émile Leipp au Laboratoire d’acoustique musicale de Paris. Cela m’a permis de mieux comprendre le fonctionnement de la guitare. Quatre ou cinq ans après, toujours en autodidacte,

Il met les filets à la bonne épaisseur avec un outil de sa fabrication.

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Le barrage à cinq brins qu’il utilise pour les guitares de flamenco.

Son barrage habituel pour les tables en épicéa des guitares classiques. Les éclisses, renforcées par des lamelles en acajou, sont fixées dans le manche avec de petits coins.

Le chevalet est avancé pour avoir la 12e frette légèrement plus haut que la caisse et une 19e frette complète.

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“Autodidacte, je me suis appuyé sur les travaux de Friederich et de Leipp au Laboratoire d’acoustique musicale de Paris.”

je me suis installé comme luthier. Lors des premières années qui ont suivi mon installation, ma production se partageait entre guitares classiques et flamencas, toutes inspirées des guitares espagnoles, la lutherie française me paraissant inatteignable. Petit à petit, j’ai commencé à m’en approcher en essayant la barre d’âme de Bouchet ou les doubles éclisses de Friederich. Très vite, j’ai compris que copier la seule construction ne donne pas de bons résultats sonores, qu’il faut comprendre au préalable la philosophie et les choix du luthier. Ces barrages français par exemple, se prêtent à un type de construction et un type de bois, ils n’ont rien d’universel, ils sont très personnels. Pour la construction de type Bouchet, si l’on prend un bois rigide pour la table ou pour la barre d’âme on va à la catastrophe. Pour Friederich c’est encore pire, un mauvais choix des bois ou des épaisseurs et le désastre sera encore amplifié par les doubles éclisses. En 2007, j’ai installé mon premier atelier à Libourne, ma ville natale, et en 2009 j’ai déménagé à Bordeaux.

J’ai commencé à comprendre cette lutherie vers 2012 et mes guitares ont évolué, aussi bien dans les proportions que dans la construction.

Et maintenant ?

T. D. – Mon barrage actuel est à sept brins, assez ouverts, qui convergent assez haut sur le manche, cela me permet d’avoir plus de souplesse transversale, de libérer davantage la table et d’avoir un son plus moelleux. J’ajoute une barre de fermeture côté aigus.

Aujourd’hui, aussi bien pour les tables en épicéa que pour les tables en red cedar, je renforce les éclisses avec des petites lamelles en acajou, un peu comme le fait Dominique Field, mais avec des lamelles moins rigides et encastrées dans les contre-éclisses.

Un autre détail est l’assemblage des éclisses dans le manche avec des petits coins car j’aime bien la solidité qu’apporte ce type de montage. Le fond a deux barres verticales en plus du couvre-joint central et trois horizontales. Les barres et les contre-éclisses du fond sont en cedro. Mon gabarit est personnel, je l’ai changé quatre fois avant d’arriver à celui actuel. Tout a évolué, la forme globale, les voûtes. La lutherie est une recherche permanente…

De plus, j’ai avancé le chevalet pour avoir la 12e frette légèrement plus haut que la caisse et une 19e frette complète, comme faisait Friederich,

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Le chevalet reprend la mosaïque centrale des rosaces.
La rosace est composée de bois naturels non teintés.

Fond très rigide avec un couvre-joint large et deux barres verticales supplémentaires.

et ça a donné des bons résultats : l’équilibre et la musicalité de la guitare ont été améliorés.

Avec quels bois ?

T. D. – Surtout du palissandre, indien ou du Rio. Pour les tables, je préfère l’épicéa bien qu’il devienne difficile aujourd’hui d’en trouver de belle qualité. J’aime l’épicéa léger, de 380 à 400 kg le m3 que je trouve souvent dans le Jura franco-suisse. Je me méfie du bois trop léger. Il vient en général d’arbres qui grandissent trop vite et il y a des contre-fils partout. J’utilise très peu de machines, j’adore travailler mes tables à la main et garder un contact tactile avec le bois.

Je fais toujours beaucoup de mesures de densité et de flexibilité mais maintenant, je fais de plus en plus confiance à l’expérience que j’ai acquise avec le bois et j’écoute mes mains.

Combien de modèles faites-vous aujourd’hui ?

T. D. – Je fais surtout un modèle à moi mais occasionnellement, une copie Torres, une copie Bouchet ou une copie Friederich. Je les fais parce que j’ai parfois des demandes mais aussi parce que j’aime me rapprocher de ces grands luthiers, me mettre à leur place. Je garde une profonde admiration pour leur travail. Mon modèle réunit beaucoup de choses que j’ai apprises des autres. J’ai pu me construire une identité et faire évoluer mon travail grâce à l’observation de ces instruments de qualité. Ma volonté est de faire partie de cette lutherie française qui cherche l’homogénéité esthétique et l’excellence du travail. Nous aimons l’élégance, le bon goût, sans chercher à plaire ou à attirer l’attention.

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Pour le modèle de flamenco : un talon et une tête avec une esthétique plus espagnole.
“Je fais toujours beaucoup de mesures, mais maintenant, j’écoute mes mains.”
Il fait des flamencas avec des tables en épicéa ou en cèdre.

Pierre-Alexandre

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Pierre-Alexandre Bellest, le voyageur

Comme les anciens compagnons qui se formaient en voyageant d’un atelier et d’un pays à un autre, Pierre-Alexandre a appris la lutherie en Angleterre puis en Italie, pour finalement s’installer en France dans sa région natale.

– J’ai étudié la guitare entre 8 et 18 ans mais finalement, j’ai compris que me présenter en public et donner des concerts n’était pas ma vocation. L’enseignement non plus mais comme j’aimais bien les travaux manuels, j’ai commencé à m’intéresser à la fabrication de guitares.

En 2006, mon premier pas a été d’aller faire un stage chez Stephen Hill en Angleterre. Construire ma première guitare a été une émotion inoubliable et cela m’a encouragé à suivre les cours

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Pierre-Alexandre. Bellest

Ses tables sont en épicéa italien et son barrage est inspiré de celui de Dominique Field.

Les fonds sont très renforcés et sont le plus souvent, en palissandre indien.

du Newark College, également en Angleterre.

À la fin des cours j’avais fait trois guitares, une avec Hill et deux à Newark mais, comme je sentais le désir d’approfondir mes connaissances, je suis parti à Milan, à la Civica Scuola di Liuteria. L’enseignement en Italie était formidable ; d’abord parce qu’il ne se limitait pas à la construction de guitares classiques : il englobait tous les instruments à cordes pincés. En plus, nous avions des cours de chimie, d’organologie, de restauration, de dessin technique et de guitare, ce qui était une obligation pour ceux qui n’en jouaient pas. Nous avions aussi des cours avec des professionnels extérieurs qui ne travaillaient pas à l’école. C’était un enseignement très complet et très intéressant.

Dans les cours de restauration par exemple, on apprenait la différence d’approche entre la restauration d’un instrument ancien qui est destiné à être exposé et celle d’un instrument ancien qui va être joué. Pour le premier on va garder tout ce qui est d’origine, tandis que si c’est la restauration d’un instrument qui va être joué, nous devons renforcer ou remplacer certaines pièces trop fragiles. Cela

m’a même permis de travailler sur plusieurs violons.

Et quand avez-vous monté votre atelier ?

P.-A. B. – De retour d’Italie, j’ai installé un petit atelier dans la maison de mes parents et j’ai commencé ma vie professionnelle.

J’ai eu l’occasion de rencontrer Dominique Field par l’intermédiaire d’Aurélien Colas, un ami guitariste, et de lui montrer l’une de mes guitares, la numéro 20 ou 21 je crois. Il a aimé le son mais pas le reste. Alors il m’a beaucoup aidé en m’expliquant tout ce que pouvait être amélioré, aussi bien du côté technique que du côté esthétique. Il m’a vraiment encouragé vers plus de perfection et plus d’élégance.

La forme de mes premières guitares était proche de celle de Hauser et sa construction était de type Torres avec un éventail à sept barres, fermé en bas. J’ai commencé par supprimer les barres qui fermaient l’éventail, remplacer la plaque sous le chevalet par deux petites barrettes pour consolider davantage cette zone et, j’ai finalement réduit le nombre de brins de sept à cinq. Ma formation italienne m’avait orienté vers l’utilisation d’un

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Il nous montre son gabarit qui facilite l’encastrement des éclisses dans le manche.

Pour chaque guitare, il note les caractéristiques des bois utilisés sur la rondelle.

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Les filets décoratifs de la table d’harmonie sont moulés à chaud.

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épicéa léger comme on trouve au Val di Fiemme. Plus tard, Dominique Field voyant le type d’épicéa léger que j’utilisais, m’a conseillé de renforcer le barrage dans le lobe supérieur et ça a donné des bons résultats : les notes étaient plus claires et tout était plus équilibré.

Pour la table je laisse une épaisseur de 2,4 ou 2,5 mm dans la partie centrale et de 2,1 à 2,2 dans la périphérie. Bien sûr, tout dépend de la densité et la rigidité du bois.

Mon barrage actuel est très proche de celui de Field mais je laisse l’éventail ouvert, sans les barrettes en V de fermeture.

Aujourd’hui quelle guitare faites-vous ?

P.-A. B. – Au début, j’obtenais des bons résultats avec les tables en cèdre, mais aujourd’hui, après avoir fait quatre-vingt-dix guitares avec les deux bois, j’ai plus d’affinité avec l’épicéa.

La forme globale de mes guitares est assez proche de celles de Hauser mais la construction est inspirée des guitares de Dominique Field.

Pour les caisses, j’aime bien le palissandre indien parce qu’il est très fiable. J‘en trouve de très beau chez Rivolta, en Italie. D’autre part, je n’ai pas l’intention de faire plusieurs modèles.

Détails de construction ?

P.-A. B. – Je ne fais pas d’éclisses doublées, je préfère le son que j’obtiens avec les petites colonnes en cèdre.

“Je ne fais pas d’éclisses doublées, je préfère le son que j’obtiens avec les petites colonnes en cèdre.”
« J’ai plus d’affinité avec l’épicéa qu’avec le cèdre. »

Un autre détail de construction est que je rentre les éclisses directement dans le manche, faisant une fente très précise sans ajouter de coins. Pour cela je me suis fait un gabarit qui m’évite les erreurs d’angle.

Je fais le diapason un peu hélicoïdal en laissant un peu plus d’espace sous les cordes graves pour avoir un sillet droit, d’égale hauteur tout le long. En plus, je fais des petites encoches sur le sillet pour modifier le point d’appui selon les cordes. Par exemple, je creuse davantage le bord du sillet sous la corde de sol pour donner plus de longueur vibrante à cette corde. Le problème se pose surtout avec les cordes en nylon et surtout avec la corde de sol qui est d’un diamètre plus important.

Il y a deux astuces très amusantes que j’ai apprises en Italie et qui viennent de la lutherie du violon. Quand on veut ralentir le séchage de la colle animale, il y a deux options possibles : la première est d’ajouter quelques gouttes de vinaigre dans la colle. L’inconvénient est que cela altère la colle avec le temps et on ne peut pas la garder, il faut la jeter après l’utilisation. La deuxième option est d’ajouter une gousse d’ail dans la colle et la chauffer pendant une heure ou deux. Ça paraît incroyable, mais ça rallonge le temps de séchage sans altérer la colle. Le problème c’est l’odeur… heureusement on ne le sent plus après le séchage !

Au lieu de faire des éclisses doubles, il les renforce avec de petites colonnes en cèdre.

sous les cordes graves.

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Le diapason est un peu hélicoïdal pour laisser plus d’espace
« Je trouve de très beaux palissandres indiens chez Rivolta, en Italie. »

Paris, juin 2023

Site internet : www.orfeomagazine.fr

Contact : orfeo@orfeomagazine.fr

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