Interview I.CHuine_ Climat et catastrophes naturelles

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OBSERVATOIRE DES SAISONS À PARTIR DE RELEVÉS RÉALISÉS DEPUIS 1880, IL RESSORT QUE DE NOMBREUSES ESPÈCES SONT DÉJÀ IMPACTÉES EN FRANCE.

La faune et la flore face au changement climatique

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© Heinz Wohner/Look/Photononstop

’Observatoire des saisons, programme scientifique piloté par le CNRS et animé par l’association Tela Botanica, est consacré à la phénologie. Depuis 2008, il étudie le rythme de vie de plantes ou d’animaux en fonction des variations saisonnières du climat. Ces scientifiques travaillent à comprendre quels seront les impacts du changement climatique sur la survie des espèces et le fonctionnement des écosystèmes. De nombreuses espèces sont déjà impactées en France. Comme le déclare la directrice Isabelle Chuine dans l’interview pages suivantes : « À la fin du siècle, les chênes auront disparu des régions méditerranéennes. Ils ne pourront plus s’y maintenir car il fera trop chaud l’hiver mais aussi trop sec l’été. »

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« Au sein des chaînes trophiques, les espèces sont en très fortes interactions et dépendent de la synchronisation de leurs cycles de développement respectifs. Par exemple, les oisillons de la mésange mangent les chenilles d’un papillon, qui mangent les jeunes feuilles de chêne. La phénologie du chêne ayant changé (les nouvelles feuilles apparaissent plus tôt qu’avant), le papillon a lui aussi avancé son cycle : les chenilles émergent plus tôt qu’avant, et arrivent encore à se nourrir des jeunes feuilles de chêne. Le problème est pour les mésanges qui n’ont pas changé leur date de ponte : quand leurs oisillons sortent de l’oeuf, ils ne peuvent plus se nourrir des chenilles qui sont déjà trop grosses pour être mangées et n’arrivent pas à s’alimenter. Ce phénomène a augmenté le taux de mortalité des mésanges. » © Dominique Delfino / Biosphoto

« CERTAINES ESPÈCES ARRIVENT À ÉVOLUER DE MANIÈRE À RESYNCHRONISER LEUR CYCLE AVEC CELUI DE LEURS PROIES, ET DONC À SURVIVRE, MAIS D’AUTRES NON. »

© Jean-François Mutzig / Biosphoto

© Anne Gorgeon

Isabelle Chuine, directrice de recherche au CNRS, est à l’origine de la création de l’Observatoire des saisons, une initiative scientifique participative unique en France. Pour notre revue CLIMAT & CATASTROPHES NATURELLES, elle évoque leurs études et leurs analyses, et les bouleversements observés sur la biodiversité de nos régions.

Isabelle Chuine, quel est votre domaine de recherche ? Je travaille au Centre d’écologie fonctionnelle évolutive à des changements climatiques sur la végétation en général, et plus particulièrement sur les arbres. Je collabore avec l’INRA sur ces sujets. Mes outils sont essentiellement la modélisation (des modèles mathématiques qui simulent le fonctionnement des espèces en fonction de leur environnement), ainsi que la collecte de données sur le terrain et des expérimentations. Je me suis spécialisée sur la phénolo-

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gie, l’étude des rythmes saisonniers chez les plantes et les animaux qui sont pilotés par les variations saisonnières du climat. Lors de ma thèse, le changement climatique n’était pas très prégnant dans l’actualité de la recherche, et puis ça s’est progressivement imposé : quand on travaille sur la phénologie, on en vient naturellement à étudier l’impact du changement climatique. Pourquoi avoir créé l’Observatoire des saisons ? Comment fonctionne-t-il ? C’est un programme de recherche participative créé par un groupement de recherche du CNRS que j’ai dirigé pendant huit ans, et qui regroupe des chercheurs de différents instituts. Il fait maintenant partie de deux observatoires nationaux, l’ECOSCOPE piloté par la Fondation pour la recherche sur la biodiversité et l’Observatoire de recherche en Environnement méditerranéen piloté par l’université Montpellier 2. On s’est vite rendu compte qu’à la

vitesse où changeait le climat, on n’arriverait pas à collecter suffisamment rapidement les données phénologiques. Nous avons besoin du public pour faire avancer la recherche. Au travers de ce programme, nous souhaitons aussi le sensibiliser sur le changement climatique et ses impacts, ce que ne permettent pas nos moyens habituels de communication dans les revues scientifiques internationales. Toutes les informations collectées, photos ou informations datées, apparaissent sur notre site internet www. obs-saisons.fr et sont ensuite basculées sur une base de données exploitées par les chercheurs du monde entier. Nous regroupons les données collectées par le public et celles collectées par les chercheurs pour les analyser conjointement. Nous publions régulièrement les résultats sur notre site sous forme graphique et cartographique, et dans notre dossier annuel de restitution. Nous proposons d’observer des espèces très communes, mon-

Quel est votre avis sur le réchauffement climatique qui perturbe les êtres vivants ? Ce n’est pas un sentiment, mais plus simplement un constat. Ces changements perturbent très fortement le cycle de développement des espèces, et cela a des conséquences au niveau du fonctionnement des écosystèmes, au niveau des chaînes trophiques, et même au niveau de la survie des espèces dans certaines régions. Ce n’est pas une évolution génétique, c’est juste leur sensibilité au climat qui est différente. On parle de plasticité dans ces cas-là. Mais il y a quand même des évolutions génétiques en cours à cause du réchauffement climatique. Quand je dis que des espèces vont disparaître dans certaines régions, j’évoque surtout le cas des arbres et le rôle du froid hivernal qui ne sera plus suffisant pour lever la dormance des bourgeons.

Pendant l’hiver les bourgeons sont au repos, tout comme la marmotte qui hiberne. C’est une stratégie pour résister aux mauvaises conditions, notamment au gel. Pour en sortir, ils ont besoin d’un signal qui est une période de froid, plus ou moins longue selon les espèces. Mais avec le changement climatique, la quantité de froid nécessaire ne sera plus atteinte dans certaines régions et ne permettra plus à certaines espèces d’arbres de fleurir, ni de refaire des feuilles au printemps. C’est pourquoi on prévoit des extinctions locales dans les régions méridionales pour des espèces qui sont typiquement tempérées, car elles ne pourront plus faire leur

cycle. C’est le cas, par exemple, du hêtre, du chêne pédonculé et du pin sylvestre qui sont déjà en marge sud de leur répartition dans le sud de la France où ils se réfugient en altitude, là où il fait plus frais. Mais dans 100 ans, là où ils se trouvent actuellement, ils ne pourront plus se maintenir car il fera trop chaud l’hiver mais aussi trop sec l’été. Quels sont les événements phénologiques les plus impressionnants ? Sur les espèces les plus observées : le lilas, le marronnier et le noisetier, on a des différences d’un mois d’avance par rapport aux années 1970, qui

DONNÉES PHÉNOLOGIQUES DU LILAS Variation dans le temps de ses dates de floraison depuis 1880. « Entre 2008-2013, la moyenne de floraison a avancé d’une semaine par rapport au siècle dernier, avec un record de précocité le 12 février 2011 au lieu de début mai. »

© DR Observatoire des saisons

Passerelle sur le canopée de la forêt méditerranéenne. Plateforme d’étude du chêne pubescent du CNRS. Observatoire de Haute-Provence.

trant des cycles annuels différents, de manière à couvrir toute l’année et à avoir des indicateurs du changement climatique des différentes saisons. Nous demandons de noter, par exemple, les dates de floraison, de coloration des feuilles des arbres et, pour les animaux, les dates des premières apparitions des oiseaux migrateurs, ou des formes adultes de certains insectes comme le papillon.

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Automne

Hiver

Été

Printemps

© Photos : Claudius Thiriet / Biosphoto

ont été une période assez froide en France. C’est beaucoup, un mois ! Toutes les espèces de plantes sont logées à la même enseigne et réagissent pareillement. Leur développement est presque entièrement piloté par la température et la photopériode. Certaines sont plus réactives que d’autres et montreront des décalages plus importants, mais la grande tendance est similaire, même à l’échelle mondiale pour les zones tempérées : une grande précocité au printemps, alors que la longévité à l’automne est plus tardive. Pour les plantes annuelles, on s’attend à la même chose que pour les arbres. Cette précocité printanière est due au fait que la température est plus élevée : or, plus la température est élevée, plus l’élongation des cellules se fait vite, et plus la croissance de la plante, comme son développement, se font vite. Chez les annuelles, on l’a démontré expérimentalement, le cycle se fait plus rapidement du fait du réchauffement. Alors que chez les arbres, le cycle commence plus tôt mais finit plus tard. Leur cycle est donc rallongé et c’est une des raisons pour lesquelles nos forêts sont plus productives actuellement qu’auparavant.

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Quel est le décalage pour les arbres ? Globalement, sur des données mondiales, on sait que la réponse des événements d’automne est environ deux fois moins que celle des événements de printemps. Statistiquement (sur la base de métaanalyses publiées sur des espèces en milieu tempéré). On sait que pour la coloration des feuilles, c’est un peu plus compliqué. On connaît beaucoup moins le déterminisme climatique de la coloration des feuilles à l’automne, en partie parce que les données sont beaucoup plus rares et ne permettent pas des études approfondies. Normalement, l’entrée en sénescence des feuilles est liée à une baisse de la température et à une baisse de la photopériode à l’automne. Mais certains stress peuvent faire rentrer les feuilles en sénescence de façon précoce, notamment la sécheresse. Le changement climatique peut donc aussi entraîner des sénescences précoces, notamment les années de canicules ou de sécheresses intenses. Cela risque d’arriver de plus en plus souvent mais, ce genre de situation ne s’est rencontrée que deux fois au cours des deux dernières décennies.

Quelles sont les incidences pour les vignes ? Même si la vigne est naturellement adaptée à la sécheresse et aux conditions chaudes, les conditions météorologiques pendant la maturation du raisin vont changer de manière importante et donc affecter la qualité du vin dans certaines régions. On pourrait avoir des vins sans leur typicité d’aujourd’hui : trop alcoolisés, avec pas assez d’acidité et différents d’un point de vue aromatique. Néanmoins, les chercheurs travaillent sur différentes adaptations pour que cela n’arrive pas, et testent des nouveaux cépages mieux adaptés aux nouvelles conditions : gestion de la conduite de la plante (par le feuillage ou la charge de raisin), évaluer l’impact de l’introduction de l’irrigation, relocalisation des parcelles selon leur potentiel à l’intérieur des vignobles, etc. car il n’y aura pas une seule solution pour tout, mais une combinaison des solutions. Et il faudra trouver la bonne dans chaque région. Comment seront perturbés les cycles des animaux ? Les animaux à sang chaud hibernant vont être affectés dans le sens où leur respiration est

AU PRINTEMPS, LES AVANCÉES SONT DE 3 JOURS PAR DÉCENNIE DEPUIS 60 ANS. dépendante de la température ambiante. Si elle est plus chaude, ils ne réussiront pas à descendre leur température corporelle suffisamment pour moins respirer, ce qui provoquera des problèmes métaboliques. Comme ils ne mangent plus du tout et dépendent des ressources accumulées pendant l’été, ça posera problème sur leur bilan énergétique. Pour les animaux à sang froid, reptiles et autres, c’est différent : ils peuvent sortir pour manger dès qu’il fait chaud pendant les belles journées d’hiver. Etes-vous optimiste ou pessimiste sur le changement climatique ? Plutôt pessimiste : on ne voit rien changer au niveau de la politique nationale ou globale. Au niveau local, les citoyens bougent plus. En terme de végétation, c’est la disparition du hêtre, du pin et du chêne dans la moitié sud de la France et de nombreuses espèces rares. Je pense que c’est l’homme qui en pâtira le plus. Au niveau agronomique, il va falloir qu’il s’adapte à des changements importants en quelques décennies. Il ne pourra plus cultiver les mêmes choses là où il les

cultive actuellement. Au niveau de la forêt, c’est pareil, et je ne vous parle pas de toutes les conséquences au niveau sanitaire...

ter vers le sommets mais, quand le sommet sera atteint et que le climat continuera à se réchauffer, qu’adviendra-t-il ?

En France, quelles régions seront plus particulièrement touchées ? À la fin du siècle, les conditions climatiques du sud de la France risquent d’être presque désertiques. Comme celles du sud de l’Espagne en ce moment. En régions méditerranéennes, les espèces tempérées arrivent à se maintenir dans les zones où c’est un peu plus frais et humide comme dans les Cévennes, les Pyrénées ou les Alpes. Ces espèces vont remon-

Comment y faire face ? Arrêter d’émettre des émissions de gaz à effet de serre dans l’air. Aller vers des énergies renouvelables non polluantes, il n’y a pas d’autres solutions. On va être obligés d’y venir : notre système n’est pas tenable à long terme avec cette dépendance aux énergies fossiles. Par rapport au changement climatique, il n’y a pas d’autres solutions que d’arrêter de consommer des énergies fossiles.  Interview : Ludivine Thiry

Dates de floraison du marronnier depuis 1880 « Pour la période de 2008-2013, on s’aperçoit que la floraison a tendance à être plus précoce en moyenne d’une semaine par rapport au siècle dernier. »

© DR Observatoire des saisons

DÉCALAGE DU CYCLE DES ARBRES : EN AUTOMNE, IL Y A UN JOUR ET DEMI DE RETARD PAR DÉCENNIE.

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