L'Or et la Toise - chapitre 1

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Ouvrage publié sous la direction de Hélène Ramdani

© Les Éditions MNÉMOS, décembre 2010 2, rue Nicolas Chervin 69620 SAINT LAURENT D’OINGT * ISBN : 978-2-35408-104-1 www.mnemos.com


Brice Tarvel

L’Or et la toise Ceux des eaux mortes tome 1


Prologue

G

râce à sa mère qui connaissait les pouvoirs des poudres,

des herbes et des minéraux, Vorpil était devenu un bon alchimiste. Mais cela ne lui avait pas suffi. Auprès d’une autre femme dont il avait par calcul séduit le cœur, il s’était fait enseigner la magie, la sorcellerie, l’art d’user d’enchantement, de provoquer des manifestations prodigieuses, de marmonner des formules d’envoûtement aux terribles effets. Il avait accumulé toutes ces connaissances ignorées du commun des mortels et, devenu un homme mûr, à la fois vénéré et redouté, il avait aisément trouvé sa place au château du roi Storan II, le puissant monarque de Fagne, cette contrée d’eaux corrompues et de nuages toujours prêts à crever. Storan II craignait deux choses : les complots de son entourage et l’ennui. Il ne se mettait jamais au lit sans avoir glissé une dague sous son oreiller et avait fait désigner un bourreau rien que pour celui ou celle qui se risquerait à attenter à ses jours. Nanti d’une hache aussi grande que lui, ce maître des hautes œuvres arpentait les corridors du manoir en regardant tout le monde d’un œil soupçonneux, si bien que chacun préférait souventefois demeurer cloîtré dans sa chambre plutôt que de s’exposer à une méprise qui se terminait irrémédiablement par un sanglant décolletage. Quant à l’ennui, le souverain essayait de le chasser en se faisant présenter toutes sortes de tours de magie, des illusions qui le ravissaient lorsqu’elles étaient réussies, mais qui le faisaient entrer dans une colère épouvantable quand elles ne l’ébaudissaient guère. Voilà pourquoi Vorpil avait vitement acquis une place importante au château. Il avait su, dès le premier jour, rassurer le roi en déployant


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un charme protecteur autour de sa précieuse personne et le distraire en usant de prodiges qui embellissaient son existence quotidienne. Mais Storan II venait de mourir, poignardé par un pendard qui lui reprochait de trop dîmer son élevage de cochons bleus. La lame avait dû être confiée à une quelconque sorcière du marais, une maritorne qui ne pratiquait probablement qu’une caraude1, mais qui la connaissait bien, de sorte que la protection magique mise en place par Vorpil n’avait pas joué son rôle. N’ayant trouvé nul divertissoire capable de faire fructifier sa semence, ou bien, et plus certainement, n’étant pourvu que de mirontaines infécondes, le monarque s’en était allé les pieds outre sans avoir engendré d’héritier. Il en résultait une vacance du trône dangereuse, car deux barons à l’appétit aiguisé, Varcelon et Tillot, avaient déjà promulgué la partition de la Fagne en fiefs, celui du Nord et celui du Sud. Pour l’heure, chagrin d’avoir perdu son roi qui lui assurait une vie quiète et confortable, Vorpil ruminait des pensées diverses où la vengeance n’était pas absente. Il fallait punir les habitants de ces terres déliquescentes, oui, cet éleveur de porcs qui, par mesquinerie, avait occis le souverain sans se soucier des conséquences pour son magicien préféré, mais aussi tous les autres, dames gentes ou pas, chevaliers ou croquants, l’ensemble de ces gens qui, sans exception, n’avaient toujours eu qu’une envie : cracher sur le sceptre de Storan. — Ah, la voilà bien joliette, notre Fagne déjà déchirée par les profiteurs…, soupira Vorpil en serrant les poings. C’était un quinquagénaire grand et sec, une figure de carême juchée sur un corps enveloppé de sombre qui peinait à remplir ses habits. Ses mains à la peau parcheminée et tavelée évoquaient ces bêtes d’eau armées de pinces qui cisaillaient les orteils des baigneurs imprudents ou des coupeurs de roseaux. Il se tenait campé devant une fenêtre à l’ogive lancéolée, au sommet du donjon du castel, là où il avait installé son athanor et moult cornues, et contemplait deux saules qui se miraient dans les eaux de l’immense marécage. L’un des arbres était vieux, puissant et chargé 1 Sortilège.


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d’un riche fouillis de branches retombantes, l’autre plus jeunot et malingre, à peine capable de déployer une véritable ombrelle. — À l’exemple de ces deux pleureurs, je vais faire de la Fagne deux territoires distincts, décida le magicien en laissant se dessiner un sourire sur ses lèvres minces. Il pouvait monologuer à loisir, car la mesnie avait fui le château sans même prendre la peine de rabattre la herse. Les soldats euxmêmes s’en étaient allés, emportant tout ce qu’ils avaient pu en guise de solde. Seuls les faucons à bec denté menaient grand tapage dans la lointaine oisellerie où ils avaient été oubliés. Le castel était désormais considéré comme maudit. Sans doute parce qu’on estimait que le trépas d’un roi protégé par un sortilège de qualité ne pouvait le désigner que comme suppôt des démons, voire démon lui-même. Ou bien alors, incapable de supporter plus longtemps cette demeure fortifiée où Storan avait tant malmené son entourage, on avait déguerpi sans se retourner pour simplement se précipiter vers une vie nouvelle qu’on espérait plus heureuse. — Tels qu’apparaissent ces saules, une moitié de la Fagne sera soumise à un prodige de gigantisme qui frappera hommes, bêtes et choses, et, l’autre moitié du royaume, celle du Sud, devra se plier à un phénomène de petitesse auquel rien n’échappera non plus. Ainsi en décida Vorpil. Sans s’éloigner de la fenêtre, sans dénouer ses poings. Il demeura un long temps songeur et statufié, avec les criaillements des faucons aux oreilles, puis quitta son laboratoire alchimique. Si, la nuit qui suivit, quelqu’un avait épié le sorcier — mais qui aurait eu pareille idée ? —, il l’aurait vu parcourir les langues de terre rongées par les eaux mortes du marais, agiter les bras d’étrange façon, lancer des incantations à la lune et faire rissoler des matières immondes entre deux pierres en boutant le feu avec sa torche. Mais il n’y eut pas de témoin durant ces ténèbres-là, seulement cette haute silhouette gesticulante à peine distincte que les animaux blottis observaient avec effroi. Le lendemain, l’aube fut moins rosée qu’à l’accoutumée. Une blancheur de craie scia les nuages un moment, puis une averse délaya cette pâleur, fléchant le paysage comme si de rien n’était. Maugréant des bouts de phrases cabalistiques qui le poursuivirent jusque dans son sommeil, Vorpil regagna le château et se jeta sur sa


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couche. Il savait que le jour neuf levé ne serait à nul autre pareil et que tous ceux qui suivraient auraient la même figure. Sa punition était installée. Quand le magicien fut debout, il se précipita à la fenêtre et contempla les saules comme il l’avait fait la veille. Il convenait certes de posséder un œil exercé pour s’en rendre compte mais, de toute évidence, les deux arbres avaient diminué de taille. Le plus imposant, celui aux branches qui touillaient l’eau, n’avait plus la possibilité de s’abreuver de cette façon-là et, l’autre, le chétif, faisait davantage pitié encore. Tout comme le château du monarque défunt, les végétaux se dressaient en Fagne du Sud, il leur faudrait donc dorénavant apprendre à ne plus viser le ciel. Sa malédiction étendue sur les deux Fagnes pareille à une chape visqueuse, Vorpil ne s’attarda guère dans le manoir que n’habitaient plus que des vents coulis. Il choisit de s’exiler en Obscurie, ce pays où les gens vivaient dépourvus d’yeux et où les sons mélodieux, la musique, faisaient office de monnaie. Personne ne sut jamais ce que devint le mage, mais chacun n’eut de cesse de lui vouer une rancœur ineffaçable. Le château du roi assassiné, lui, abandonné, livré aux corbeaux caparaçonnés et aux petits rongeurs, se transforma vite en une ruine qui, jour après jour, laminée par le sortilège de petitesse, se tassa sur elle-même et finit par ne plus être qu’un amas de cailloux d’une vilaine couleur. Conçu par un obscur alchimiste, par un mélangeur dont la conscience n’était pas blanche, l’élixir, le toiseur, encore appelé « pousse-pouce », se répandit d’abord petitement et dans la clandes­ tinité, puis il sortit de sa modestie pour devenir la potion la plus prisée des deux Fagnes. Pensez donc, le remède permettait d’être exempté de grandir dans le fief du Nord et de ne pas se métamor­ phoser en brimborion quand vous habitiez la Fagne méridionale. Il fut très vélocement source de toutes les convoitises, suscita vols, crimes et moult contrefaçons, mais le désordre installé par Vorpil fit naître un attrait bien plus grand encore, une appétence fiévreuse pour l’or, les trésors, les richesses. Cette fascination pour la fortune n’était certes pas nouvelle mais, maintenant que les magots pouvaient grossir ou rapetisser au gré de


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leurs déplacements, ils faisaient l’objet de plans machiavéliques, de larcins qui se transformaient aisément en vols très juteux. L’adage qui disait : « Qui dérobe un œuf de tortue, dérobe celui d’un dragon » n’avait jamais été autant au goût du jour. Parmi les convoiteurs peu scrupuleux qui tentèrent de mettre la main sur un trésor à dimensions variables, deux s’illustrèrent plus particulièrement, deux traîne-vase lassés de vivoter dans les marais. Ils avaient pour noms Jodok et Clincorgne, des patronymes qui restèrent longtemps dans les mémoires, et ce sont leurs étonnantes aventures que nous allons vous conter.


Chapitre premier

L

Elle laquait les façades des maisons et chenillait sur le sol en moult ruisselets argentés. Les rues n’étaient plus qu’un cloaque de boue brunâtre, duquel les pattes griffues des gonches s’extirpaient avec des bruits de succion désagréables. Trois porcs à soie bleue suivaient le sillage des montures, guettant un éventuel lâcher de crottin qui leur permettrait de se repaître de résidus carnés. — Il me semble que j’ai un bras plus grand que l’autre, grommela Clincorgne en levant sa main gauche gantée de cuir qui tenait les rênes. Il me semble… C’était un colosse charpenté comme une machine de guerre mais, en Fagne du Nord, il n’était pas toujours bien vu ni confortable d’être un individu d’une stature d’exception. — Tu n’en frapperas que mieux de taille et d’estoc si l’occasion se présente, ricana Jodok sans même accorder un regard au geste de son compagnon. Clincorgne haussa les épaules. Il les avait larges comme la traverse d’un gibet. Il essuya l’eau qui ruisselait sur sa face plate malgré la capuche ombrageant son front, puis grogna encore : — N’empêche. Comme Jodok continuait de chevaucher à ses côtés sans lui prêter attention, il insista : — N’empêche qu’une bonne rasade d’élixir ne me ferait pas de mal. À moi comme à toi, d’ailleurs. L’élixir… Ce fabuleux breuvage qui vous remettait vite un homme d’aplomb en lui restituant ses justes proportions. Il était hélas sans a pluie tombait, lancinante.


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effet sur les objets, même en les badigeonnant tant et plus, mais il évitait à bien des vivants de devenir des monstres. Encore fallait-il posséder les moyens de l’acquérir. Parce qu’il était compliqué à concocter, parce qu’il nécessitait entre autres une adjonction de peau de chimère ailée, animal très rare, il coûtait plus d’écus que bien des bourses n’en contiendraient jamais. Depuis que le puissant magicien Vorpil avait jeté un épouvantable sort sur les terres détrempées de la Fagne, cette potion hors de prix était devenue une nécessité, un fluide au moins aussi vital que le sang circulant dans les veines. — Tu m’écoutes ? lança Clincorgne que l’attitude de son compère commençait à agacer. — Oui, je t’écoute, maugréa Jodok en dominant à peine le crépitement de la pluie sur sa cape et celle de son compagnon. Clincorgne haussa derechef les épaules et conserva les lèvres soudées. Il n’ignorait pas qu’il n’y avait rien à tirer de Jodok lorsqu’il se comportait de la sorte. Le soir tombait. Des clartés souffreteuses tremblotaient derrière les vessies de porc tendues aux fenêtres, mais on voyait encore des silhouettes occupées à diminuer la hauteur d’un mur ou à scier les poutres d’une charpente dont la toiture donnait l’illusion de carder les nuages. C’était ainsi, en Fagne du Nord, il fallait sans répit étêter les bâtisses, ôter les pierres faîtières devenues trop volumineuses, si on ne voulait pas que tout vous dégringole sur le crâne. Il en allait de même pour les ouvertures, portes et fenêtres, qu’il convenait de redimension­ner à tout bout de champ pour être assuré de demeurer chez soi. Les objets les plus quotidiens n’échappaient pas à l’exécrable phénomène de croissance. Si on ne souhaitait pas manger sa soupe avec une cuillère ayant pris les proportions d’une louche, par exemple, il était indispensable de se mettre en quête d’un autre ustensile de table. Les cochons bleus grognaient de satisfaction. Ils venaient d’obtenir leur comptant de brenne et fouillaient dedans en se bousculant. Les gonches, moitié cheval, moitié dragon, ne se soulageant qu’à de rares occasions, l’aubaine n’en était que plus inespérée. — J’aimerais bien savoir où on va, lâcha Clincorgne qui ne parvenait guère à rester longtemps taiseux.


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— Chez Herbelin, à la taverne du Crapaud couronné, consentit à répondre Jodok. Ses longs et épais cheveux maïs débordaient de sa capuche. La garde du glaive qu’il portait dans un fourreau en travers de son dos était si large qu’on l’eût dit chargé d’une croix. Il se tenait raide, tel un chevalier à la parade, alors que, tout comme Clincorgne, il n’était qu’un traîne-vase, un de ces errants qui parcouraient les marais en quête de viatique. Édifié sur une colline, le château du baron Varcelon dominait la marée de toits des chaumines et des demeures plus prétentieuses répandues alentour. Son donjon rébarbatif crevait les nuages goudronneux, ce qui signifiait que, sous peu, une multitude de manants corvéables devraient s’échiner à en réduire la taille. Juchés sur des échafaudages instables qui, eux aussi, ne cesseraient de croître, ces démolisseurs risqueraient leur vie à tout instant. Un bon nombre d’entre eux, après une chute vertigineuse, iraient grossir les rangs des ensépulturés du cimetière, là où, telles d’abominables graines, cadavres et squelettes continuaient de pousser en sac­ cageant leur tombe. — On va faire quoi, au Crapaud couronné ? interrogea Clincorgne qui ne paraissait plus se préoccuper de son bras suspect. Dépenser les quelques écus qu’il nous reste ? Une pincée de silence flotta, scandée par le bruit de la pluie et celui des pattes des gonches touillant la boue. Puis Jodok ouvrit sa bouche cerclée de poils dorés, la referma et l’entrebâilla à nouveau. Il finit par laisser tomber : — On va essayer d’y dénicher Renelle. Elle passe le plus clair de son temps chez Herbelin, devant un pichet de gnôle, alors il y a peu de chances qu’on la rate. — La Renelle, cette grosse ivrognesse ? s’étonna Clincorgne. Quel intérêt ? Si tu cherches une donzelle pour te mettre en ménage, je te déconseille cette matrone. Jodok n’avait visiblement pas envie de plaisanter. Il ne répliqua pas, se contenta de piquer un trait de regard rapide dans celui de son compagnon. Ses yeux bleu gris avaient l’éclat d’une lame. — Moi, ce que j’en dis…, crut tout de même nécessaire de marmonner Clincorgne.


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S’il y avait quelqu’un qui connaissait la Renelle, c’était bien lui. Et ce n’était pas le genre de chose dont il aimait se vanter. Renelle n’avait pas plus de vingt printemps, à l’époque. Elle était encore jolie, s’essayait déjà à la sorcellerie et à l’alchimie. Ils avaient partagé la chambre d’une pauvre auberge sur pilotis, une nuit, et, au matin, alors qu’il s’apprêtait à déguerpir en catimini, Clincorgne avait découvert un grand tatouage sur son torse, un dessin au graphisme précis qui le représentait avec sa conquête dans ses bras. C’était le genre de vil prodige dont était déjà capable la jeune Renelle, en vous déposant un baiser à l’endroit choisi pour servir de parchemin ou en vous effleurant seulement du bout des doigts. Clincorgne avait dû menacer la magicienne d’une dague pour qu’elle consentît à effacer la souillure de sa peau et, depuis, ils n’étaient pas les meilleurs amis du monde. Deux aquachiens venaient à la rencontre des cavaliers. Hautes de trois pieds, massives, les bêtes vagabondes traînaient leur lourd derrière flanqué de nageoires dans la gadoue, leurs pattes antérieures canines fournissant le plus gros du travail. Poussées par la faim, elles pouvaient se montrer redoutables avec leur gueule barbelée de crocs et, dans quelques jours, ayant doublé de taille, il conviendrait de leur trancher la gorge afin qu’elles ne s’adonnent pas à un carnage. L’extermination des aquachiens errants incombait normalement aux soldats de Varcelon, mais le baron préférait écouter les ménestrels et se laisser enjôler par des oiselles plutôt que de se préoccuper de ce problème. On racontait que, presque en permanence vautré sur une couche, le seigneur se laissait à dessein grandir afin d’être assuré de posséder la bouterolle la plus imposante des deux Fagnes. Jodok avait déjà jeté son bras derrière sa nuque pour se saisir de son épée. D’un geste du pouce par-dessus son épaule, Clincorgne lui désigna les porcs toujours occupés à se délecter des excréments de gonche. — Les clébards barboteurs vont plutôt s’intéresser à ces gros gloutons, soupira-t-il. Il ne se trompait pas. Les aquachiens ne daignèrent même pas flairer les pattes des gonches. Ils filèrent droit sur les cochons bleus et, bientôt, aboiements et grognements dominèrent tous les autres bruits. Cela fut bref. Le crépitement de la pluie reprit ses droits. *


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Flagellée de pluie, l’enseigne de métal découpé du Crapaud c­ ouronné bavochait sa rouille. Le sourire obscène du batracien peint affichait sa satisfaction de se retrouver dans son élément. Tombée des deux fenêtres à losanges de verre blanc sertis de plomb de la taverne, une flaque de lumière pisseuse se déployait sur le sol devant la façade, donnant l’illusion que tous les boit-sans-soif qui fréquentaient le bouge s’étaient passé le mot pour uriner à cet endroit précis. On percevait un rire gras et quelques éclats de voix. Jodok et Clincorgne mirent pied à terre et poussèrent leurs montures dans la méchante écurie coiffée de chaume qui jouxtait la bâtisse. Les grosses pièces de bois mal équarries supportant le toit avaient gagné en hauteur, de sorte qu’un jour courait tout au long du périmètre de la construction. On pouvait croire que ces poutres possédaient des racines et qu’elles allaient finir par reprendre branches et feuillage. Un seau de viande plus ou moins avariée était mis à disposition pour l’alimentation des bêtes de passage. Jodok ôta la lourde pierre et la planche qui en protégeaient le contenu et déversa l’immonde mangeaille dans une auge. Quand il fut assuré que les gonches mastiquaient en toute quiétude, il quitta l’écurie avec Clincorgne sur les talons. — J’ai pas trop envie…, souffla le géant juste avant que son compa­ gnon ne pousse la porte de la taverne. Mais le battant fut ouvert, libérant un remugle d’alcool frelaté et de bûche mal consumée. Herbelin se tenait au milieu de la petite salle, un chiffon sous le bras et une cruche à la main. Il était aussi chauve qu’un caillou, affligé d’une vilaine tanne sur la joue et ne possédait plus que le quart de ses dents. Le plus grave, c’était que, comme certains, il ne grandissait que d’un côté, n’était affecté par la croissance généralisée que dans la partie sénestre de son corps. Il se trouvait ainsi handicapé par une jambe plus courte que l’autre, d’un bras qui pendouillait plus que nécessaire et d’une figure biscornue dont la moitié semblait avoir dérapé. — Vous arrivez mal, rauqua-t-il, la Renelle est en train de me faire voir misère et mouches qui piquent. C’était une expression bien à lui dont personne n’avait jamais compris le sens exact. Il transpirait, roulait des yeux charbonneux


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qui paraissaient deux bestioles indépendantes. D’un index de la taille d’une saucisse, il désigna une masse affalée sur un banc derrière une table. Il fallait faire un effort pour parvenir à identifier une femme. Un amas de sombres guenilles, deux grosses jambes blêmes qui en dépassaient, une chevelure comme un paquet d’algues posé à la diable. Elle se tenait non loin de la cheminée où une énorme bûche produisait autant de fumée que de flammes et, sur la table, devant elle, un gobelet en étain et quatre pichets laissaient deviner ce qu’avait été sa dernière activité. Elle semblait dormir, émettait des sons bizarres avec la bouche. — Si c’est pas malheureux, murmura Herbelin en s’essuyant le front avec sa toaille. Une commère à la chair si généreuse… À la manière dont il prononçait ces mots, il était facile de ­comprendre que, lui, le veuf, n’avait pas manqué un jour de demander la Renelle en épousailles. La chair était généreuse, c’était le moins qu’on pouvait dire. Il y en avait bien pour deux cent vingt livres, nippes non comprises. Clincorgne baissait les yeux. Jodok restait planté au centre de la salle, avec sa cape dégoulinante qui étirait une flaque autour de ses bottes. Dans l’âtre, comme pris de gaieté, le rondin se mit à crépiter et à projeter des postillons de feu. Deux ivrognes occupaient une table à l’opposé de celle où cuvait la Renelle. Ils dormaient la tête dans leurs bras et l’un d’eux était de temps à autre agité de soubresauts. Sans qu’il fût besoin de le lui demander, Herbelin alla chercher un grand pichet de cervoise et disposa deux hanaps sur la troisième et dernière table, libre celle-là. C’est cet instant que choisit Renelle pour montrer son visage. Elle releva lentement sa face de lune marbrée de plaques rouges, ouvrit non sans peine des yeux qui évoquaient ceux de certains poissons du marais, puis torcha d’un revers de main son triple menton luisant. Elle demeura ainsi un long moment, absente, ailleurs, aux prises avec les brumes d’une contrée improbable. Ses arcades sourcilières étaient dépourvues de sourcils, mais ce n’était pas l’unique raison qui faisait qu’elle n’en bougeait aucun. — Elle s’est rincée au nekton, c’est ça ? grogna Jodok en s’adressant à Herbelin.


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— C’est ça, acquiesça le tavernier à la gueule bancale. Elle sait le fabriquer, vient m’en vendre quelques chopines que je réserve pour certains amateurs et, parfois, comme ce soir, elle y fait honneur ellemême. J’aime pas trop servir cette pisse de démon, ça fout toujours le bordel dans mon établissement. C’était un certain Valère de Terrefeu, un des nombreux alchi­ mistes venus jadis se réfugier en Fagne parce que persécutés dans les provinces voisines, qui avait inventé le nekton, ce breuvage ravageur. On prétendait qu’il convenait de laisser macérer des feuilles de nénuphar velu sur le ventre d’une vierge défunte pour le préparer, d’y ajouter du raisin gris des eaux et de la laitance de poisson-boule. On prétendait, mais on ignorait tout de la véritable recette. Toujours est-il que le nekton possédait des vertus euphorisantes que n’approchait pas la gnôle la plus décapante, qu’il avait la réputation de permettre de dialoguer aussi bien avec les dieux qu’avec les démons, et que c’était une des pires mauvaisetés héritées des alchimistes d’autrefois qui, pourtant, ne s’étaient déjà pas privés d’empoisonner les eaux mortes des marécages avec les infectes rejets de leurs folles expériences. Renelle parut s’ébrouer. Une bulle de salive vint crever sur sa bouche lippue. Un bref éclat brasilla au creux de ses prunelles, mais peut-être n’était-ce qu’un reflet en provenance de la flambée de la cheminée. Elle remua ses mains autour d’elle comme pour remettre de l’ordre dans ses hardes, à moins que ce ne fût pour s’assurer qu’elle possédait encore un corps. Elle fixa plus particulière­ment Clincorgne, sans doute parce qu’il semblait le plus mal à l’aise, puis graillonna : — T’es venu me mignoter, mon grand, comme tu as su si bien le faire il y a longtemps de cela ? Clincorgne se balança d’un pied sur l’autre. Il avait toujours louché d’un œil, mais son strabisme était plus visible que jamais dans ces secondes-là. Il se racla la gorge, mais demeura muet. C’était Jodok qui avait souhaité rencontrer la Renelle, c’était à lui de se débrouiller avec. — On voulait te voir, Renelle, prononça Jodok d’une voix paisible. On voulait te voir, même si le spectacle que tu offres n’est pas ce qu’il y a de mieux à contempler à cent lieues à la ronde.


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— Ben tu me vois, traîne-vase, ricana la sorcière, dans mes plus beaux atours, quoi que tu en penses. Elle bavait, avait les mains qui tremblaient. Sa tignasse noire striée de fils blancs collait en mèches poisseuses sur ses joues mafflues d’une couleur malsaine. La brillance s’était installée à demeure dans ses yeux, comme la lumière distinguée à travers le trou d’une serrure défendant une porte qu’il valait mieux ne pas pousser. — Et je peux t’en faire mirer davantage, ajouta Renelle en continuant d’exhiber ses dents jaunes et mal plantées. Elle faucha l’air d’une main, comme si une mouche s’était mise à tourner autour de sa figure. Juste ce geste qui n’avait l’air de rien, bien qu’il n’y eût aucun insecte volant en vue. Et puis les gosselots apparurent. D’abord un, puis deux, puis un nombre qu’il devint très vite difficile d’évaluer. Des enfants, des rejetons de vilains au visage hâve et aux membres grêles. Vêtus de loques raidies par la crasse, avec des toisons hurlupées, des yeux qui paraissaient vouloir vous manger, porteurs de sabots taillés à la serpette ou pieds nus. Ils emplirent bientôt la salle, certains n’hésitant pas à grimper sur les tables ou les bancs. Sans bruit, telle une cohorte de fantômes. Ils venaient de nulle part, n’avaient emprunté ni porte ni fenêtre. On eût dit que c’était la Renelle qui les avait mis au monde en un rien de temps, juste en accomplissant ce balayage avec sa dextre aux doigts boudinés. Mais, Herbelin, qui, curieusement, ne manifestait guère d’éton­ nement, expliqua le phénomène d’une autre manière. Il souffla : — C’est un des effets du nekton. Le poivrot s’imbibe de ce tordboyaux abominable et, son entourage, les autres, trinquent avec lui. Ils sont victimes d’hallucinations, voient des dragons roses ou, comme maintenant, une marmaille spectrale qui n’a pas plus de consistance qu’un pet de chimère ailée. Parfois, ce sont des chauvessouris, des gargouilles vivantes ou, pire encore, des harpies qui font mine de s’en prendre à vos braies. Clincorgne n’écoutait pas. Sa face était devenue blafarde, vide de sang. Parmi la myriade de mioches, il venait de déceler de nombreux visages qui ressemblaient au sien. — Je ne peux être le géniteur de ces marmots déguenillés, ­bredouilla-t-il. Je n’ai pas touché la Renelle depuis une éternité…


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Sans plus de difficulté que s’il s’était engagé dans un brouillard, Jodok traversa la foule enfantine. Il s’arrêta devant Renelle, repoussa de la hanche la table qui faisait obstacle et saisit la grosse magicienne par le haut de ses penailles. — Tu vas me suivre, jeta-t-il. J’ai besoin de toi, de ta science des mélanges, pour obtenir de l’élixir, du toiseur. — Hi, hi, comment sais-tu que la Renelle s’y entend comme personne pour fabriquer du pousse-pouce ? gloussa la laideronne. C’est une information que je n’ai pas l’habitude de crier sur les toits. — Je sais, trancha le traîne-vase. Il arracha la matrone de son siège, la soulevant comme si elle ne pesait pas plus qu’un des enfants de fumée qui grouillaient alentour. — Possèdes-tu seulement de bons écus pour me récompenser du travail que tu attends de moi, coureur de marécages ? couina Renelle en essayant en vain de se libérer. Jodok ne se donna pas la peine de répondre. Remorquant la masse de graisse, il se dirigea vers la porte à grands pas et, s’il tourna la tête, ce fut juste pour s’assurer que Clincorgne l’imitait. Le géant suivait, les yeux sur la pointe de ses bottes afin de ne pas croiser le regard des enfants à son image qu’il devait pourfendre comme les eaux d’un marigot. Ils furent dehors, sous la pluie toujours battante, avec une douzaine de mioches d’illusion marchant sur leurs talons. Les gouttes tombées des nues d’encre traversaient les silhouettes malingreuses sans dévier leur trajectoire et les pieds des gosselots n’imprimaient aucune marque dans la bouillasse. La Renelle se tenait plus droite. Ses yeux brillaient moins et ses lèvres ne laissaient plus échapper de répugnantes coulures. — Tu peux me lâcher le col, paladin des nénuphars, grommela la sorcière. Crois-tu que je vais me mettre à courir comme une chevrette pour fuir ta goujaterie ? Jodok obtempéra. Clincorgne s’était déjà engouffré dans l’écurie et il en ressortit bientôt en menant les gonches par le mors. — On va chez moi, décida Renelle. C’est toujours dans ma chaumine que je traite les affaires sérieuses et on y sera plus quiets que sous ce déluge qui me glace les mamelles.


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Un rapace nocturne lançait des notes lugubres très loin dans les p­ rofondeurs du marais. Les marmots fantômes se diluaient lentement, comme étrillés par un vent discret qui n’existait pas plus qu’eux. Ils se mirent en route, Jodok et Clincorgne installés sur les gonches, avec la Renelle qui marchait devant eux en se dandinant. Pour son seul usage, la commère marmonnait des mots que la nuit épongeait aussitôt.


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