Turquie pas très net

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LE COURRIER

FOCUS

VENDREDI 22 JUILLET 2011

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INTERNATIONAL

CENSURE Malgré la contestation, le filtrage généralisé et centralisé d’internet se met en place en Turquie. Des dizaines de milliers de sites sont déjà interdits.

La Turquie pas très Net CLÉMENT GIRARDOT

Derrière la banderole «Pour un internet sans censure», les slogans fusaient avec humour: «Laissez-moi surfer», «Ne touchez pas à mon porno», «Yes we ban (oui nous interdisons)»... Une grande manifestation bigarrée a regroupé 50 000 personnes le 15 mai dernier dans le centre d’Istanbul. «Je pense que c’était un record du monde pour un rassemblement contre la censure sur internet», estime Sedat Kapanoglu, le directeur du site Eksi Sözlük, un dictionnaire en ligne participatif très populaire. «C’était une journée merveilleuse, nous avons vu des militants de gauche et de droite marchant ensemble contre la censure et même des groupes de supporters de foot d’équipes rivales!» Rassemblés dans une plateforme commune, des ONG, des groupements professionnels, des médias alternatifs, des collectifs de jeunes, des sites internet tirent la sonnette d’alarme. Un rapport de Reporters sans frontières sur la cybercensure publié en mars dernier range la Turquie dans la liste des pays sous surveillance aux côtés de la Libye et de la Russie, mais aussi de la France. Le gouvernement conservateur de Recep Tayyip Erdogan a décidé de mettre en place un système national de filtrage d’internet à partir du 22 août prochain. La Turquie serait ainsi le premier Etat de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), qui regroupe les pays du VieuxContinent, de l’ancien bloc soviétique de même que les Etats-Unis et le Canada, à mettre en place un tel système de filtrage obligatoire. La situation générale des droits humains inquiète le représentant local de Reporters sans frontières, Erol Önderoglu: «En plus de la censure d’internet, il existe trop de domaines où l’on observe des violations de la liberté d’expression et de la liberté de la presse: les incarcérations de journalistes et les poursuites judiciaires, les menaces contre les minorités et leurs médias.»

Manque de transparence Concernant le système de filtrage, les propriétaires d’ordinateurs, à l’exception des entre-

Le 15 mai dernier, une grande manifestation avait rassemblé 50 000 personnes dans le centre d’Istanbul pour protester contre la censure du web par les autorités turques. KEYSTONE

sont fermés par décision de justice, la très grande majorité sont suspendus par une administration gouvernementale ad hoc nommée TIB, hors de tout contrôle de la société civile. Selon le professeur de droit Yaman Akdeniz, de l’université Bilgi d’Istanbul, «les premiers blocages de la TIB ont eu lieu en novembre 2007. En mai 2008, la TIB a publié les statistiques des sites interdits: ils étaient au nombre de 400. En mai 2009, le total s’élevait à 2600.» Depuis, les chiffres ne sont plus communiqués, pour ne pas alimenter les accusations de censure relayées pas les médias. La censure des sites est en recrudescence depuis le vote de la loi 5651 en 2007, destinée à lutter contre la cybercriminalité. Celle-ci donne à la TIB le

«Sous prétexte de protéger les gens, l’Etat veut contrôler la population» ERDEM DILBAZ

prises, devront s’enregistrer et choisir parmi quatre filtres. Le premier, «enfant», consiste en une liste blanche de sites autorisés, alors que «famille» comporte une liste noire étendue aux sites contraires aux valeurs familiales. «Domestique», de son côté, interdit l’accès aux sites hébergés à l’étranger, alors que «standard» serait la configuration actuelle, avec les mêmes sites interdits. Pour chacune des options, la liste des sites bloqués ou autorisés n’est pas connue. Les opposants sont d’autant plus sceptiques que la situation actuelle manque totalement de transparence. Si certains sites

droit de suspendre des sites concernant huit crimes déjà répréhensibles: l’encouragement au suicide, l’exploitation sexuelle des enfants, la promotion de l’usage de drogues, la diffusion de substances dangereuses pour la santé, l’obscénité, la prostitution, les jeux d’argent et les paris en ligne, de même que les crimes d’insulte envers Atatürk, le fondateur de la République turque.

Plus de 14 000 sites censurés Selon engelliweb.com, une initiative bénévole qui vise à recenser tous les sites interdits, le

total a dépassé les 14 000, dont 80% résultent des décisions administratives de la TIB. Parmi les domaines fermés, on trouve surtout des sites pornographiques, des sites de jeu d’argent et des sites diffusant des vidéos ou des photos violentes. Les décisions concernent aussi des sites prokurdes, des sites d’informations locales ou nationales, un site anarchiste, des sites de téléchargement ou de streaming, des pages diffusant illégalement les matches de foot et même des sites de vente de cigares. Les grands noms du web ne sont pas épargnés: même Google et YouTube ont eu leur lot de censure (lire cidessous). Directeur d’une start-up, Sedat Kapanoglu estime que le nombre réel de sites interdits s’élèverait plutôt à 60000. Son site, Eksi Sözlük, où les internautes écrivent avec une grande liberté d’expression sur tous les sujets, a essuyé de nombreuses tentatives de censure. «Le site en entier a même été interdit pendant deux mois pour promotion de l’usage de drogue à cause d’une seule phrase sur la marijuana alors que nous avons 10 millions d’articles sur le site, raconte-t-il. Pendant un mois, nous ne savions pas que nous avions été bloqués, nous pensions que c’était un problème technique, personne ne nous avait informés.» De nombreux sites interdits changent simplement de nom de domaine. Au plus haut niveau de l’Etat, les responsables n’ont pas compris le changement de paradigme entre les anciens et les nouveaux médias. «Je pense que la plupart des politiciens, des hauts fonctionnaires et des juges voient internet comme une forme de presse écrite. Ils

ont l’habitude d’interdire des journaux, des livres...Ils ne se rendent pas compte des conséquences de leurs décisions»,

«C’est un problème de communication, a-t-il déclaré à la presse. C’est un nouveau service que nous fournissons, les gens

«Nous avons vu des militants de gauche et de droite marchant ensemble contre la censure» SEDAT KAPANOGLU

observe Mustafa Akgül, directeur de l’Association des technologies d’internet. De plus, les lois antiterroristes très étendues ou le fameux article 301 du Code pénal, qui punit les insultes à la nation turque, peuvent s’appliquer aussi sur la Toile.

«Un problème de communication» Mais les tribunaux ou la TIB n’ont pas la capacité administrative d’interdire tous les contenus sous le coup de la loi 5651 ou d’autres lois. Le système de filtrage généralisé, par son opacité et sa centralisation, pourrait servir à intensifier et à automatiser la censure. «Les autorités ont réalisé que la configuration actuelle a ses limites, commente Yaman Akdeniz. La TIB ne peut suspendre que 15 ou 20 sites par jour pour des raisons de procédures. Mais avec le système de filtrage, ils n’auront plus besoin de décision administrative ou judiciaire pour inclure les sites dans les listes noires.» Binali Yildirim, ministre des Transports en charge de la communication depuis 2002, nie toute velléité de censure dans le système de filtrage.

sont libres d’utiliser ou non le filtre.» Toutefois, contourner le système de filtrage constituera un délit.

Recours formulé Pour les contestataires, l’Etat, au nom de la protection des enfants et des valeurs familiales, s’ingère dans ce qui relève de la liberté individuelle. «En Turquie, sous prétexte de protéger les gens, l’Etat veut contrôler la population et cela n’est d’ailleurs pas l’apanage de l’actuelle majorité», soutient

Erdem Dilbaz, activiste du collectif Sansüre Sansür (censure à la censure). Le bras de fer continue entre le gouvernement et un large pan de la société civile. Un site internet d’information indépendant, Bianet, a formulé un recours devant le conseil d’Etat. Fort de sa large victoire aux élections législatives du mois dernier, l’AKP (Parti pour la justice et le développement) du premier ministre Erdogan montre peu de signes d’inflexion. «Je pense que nous allons avoir une cyberguerre avec le gouvernement», prédit Erdem Dilbaz sur un ton désinvolte. La bataille a déjà commencé: le 9 juin dernier, le mouvement transnational de cyberactivistes Anonymous a lancé une offensive contre les sites gouvernementaux alors que les sites dissidents font régulièrement l’objet d’attaques informatiques par des groupes nationalistes. Anonymous appelle à une manifestation ce dimanche dans le centre d’Istanbul. I

LES GÉANTS DU WEB VICTIMES DE LA CENSURE Cas emblématique de la censure turque, YouTube avait été bloqué en mai 2008 en raison de la présence de quelques vidéos insultant Atatürk. Depuis octobre 2010, les internautes turcs peuvent de nouveau accéder au site sans utiliser de proxy1 ou changer de système de noms de domaine. Cette interdiction avait entaché l’image du pays sur la scène internationale: c’est donc d’abord une décision politique qui a permis la réouverture de YouTube. Sur des durées variables, d’autres entreprises phares du Net ont subi une fermeture de leur site en Turquie: les plates-formes de partage de vidéos Vimeo et Dailymotion, les sites musicaux Deezer, Last.fm et Myspace, plusieurs services de Google ou les hébergeurs de blogs Wordpress et Blogger. Quant au réseau social Facebook, avec près de 30 millions d’utilisateurs en Turquie, il est aussi dans le collimateur des autorités. Le premier ministre avait déclaré en mai dernier lors d’un meeting que le site représentait une «technologie abominable» remplie de contenus «immoraux». CGT 1

Serveur permettant entre autres de contourner les systèmes de filtrage.


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