On dirait le Sud

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J’aime la rapidité du train confrontée à la rapidité de la prise de vue, double vitesse, double intelligence nécessaire !


Pourquoi avoir choisi des photos en lien avec le train pour ton exposition pendant les Vagamondes, un festival autour des cultures méditerranéennes ? Quand on rentre de tant d’années aux USA, où le train est plus rare qu’en Europe, on a envie de prendre le temps de voir par les fenêtres des trains européens. Par contre, je me souviens de voyages aux USA en train Amtrack absolument splendides, lents, avec des paysages inouïs, du Nouveau Mexique où on peut prendre le train à Lamy au milieu de nulle part dans le gigantesque Ouest américain. En Europe, à mon retour en 1985, pour redécouvrir tous les pays, le train a été le moyen par excellence car il n’y avait pas à conduire ! Et ça durait des heures ! Combien de fois ai-je fait Montpellier en Talgo jusqu’à Cartagena en Espagne : 12 heures sans m’ennuyer une seconde ! Et là je peux aussi lire sans être dérangé. Combien de fois ai-je dormi à Vintimille à la frontière italienne avant de reprendre le matin mon train pour Roma (puisque le train de nuit

direct Nice-Roma n’existe hélas plus !), ou Milano, ou Venezia ! Et le train qui passe en bateau quand on va de Palermo à Roma, longeant pendant des heures la côte calabraise ! Et les arrêts en transit dans les gares italiennes mangeant des sandwichs de rêve en buvant des capuccinos ! Et le train de nuit qui partait de la côte basque française pour aller à Lisboa ou Porto ! La seule voiture wagons-lits toute en bois, avec l’extérieur en acier brillant la nuit ! Et la salle à manger où on guette la saucière pour être sûr qu’un choc inattendu ne va pas la renverser ! Avec un changement de train dans une gare minuscule et vide tôt le matin ! Ou encore LE plus beau de tous, le train qui va de Madrid, ou de Grenade, à Almeria et qui traverse le désert andalou pendant les derniers 150 kilomètres descendant des montagnes jusqu’à la mer… La traversée de Gênes aussi est un des plus beaux spectacles métaphysiques qu’il m’ait été donné de voir, comme des tableaux de Sironi ou Carra, et chaque fois je le photographie car le port 3


du train pour Roma, justement, des “paysages intermédiaires”… J’aime la rapidité du train confrontée à la rapidité de la prise de vue, double vitesse, double intelligence nécessaire ! En cela train et photo vont de pair. Mais on s’éloigne du sujet “Sud”… Disons que le train permet souvent de voir l’arrière du décor, et dans le Sud ça se sent, car là l’ambiance est si forte !

et l’entrée de la ville sont une source d’inspiration visuelle inégalable ! Je préfère le train à l’auto, car il y a moins de tension nerveuse. On se met à la fenêtre et on n’a pas cette sensation de devoir être aux aguets… Donc calmos, et on regarde. Train ou route, c’est du paysage, quoi ! Ce que j’aime aussi, c’est que le train te fait rentrer jusqu’au cœur des villes (sauf à la Ciotat et Cassis hélas). Bref, toujours en train, et même si les vieux trains pleins de charme deviennent des AVE ou des TGV, je continue car c’est “trop bien” !

En contemplant ton image d’une femme pensive derrière la vitre d’un train, je ne peux m’empêcher de penser à l’incommunicabilité et à Antonioni… Ce n’est pas du tout le Sud exubérant ! C’est le Portugal ! Cette si belle poésie ! Du temps gris et de l’âme. Mais on retrouve ce “blues” aussi dans le flamenco bien sûr ! Ou dans le Sud, car assimiler sud, soleil et joie est une erreur : ce sont des pays graves et pas si drôles que ça ! D’ailleurs Antonioni est souvent grave, mais bourgeoisement. Le vrai blues italien est dans la joie, en fait ! Dino Risi et ses comédies humaines…

Est-ce qu’il y a aussi un rapport entre ton amour du train et le cinéma qui t’a influencé? Pas tant que ça ! La séquence de train qui reste gravée dans ma mémoire est celle où la bande de vieux copains (Mes chers amis de Monicelli) vont à la gare et giflent en riant les gens aux fenêtres ! Mais par rapport au paysage, je me sens plus marqué par des passages de la Modification de Butor où il appelle les paysages vus par la fenêtre 4


Tu as souvent photographié des femmes en train de lire, notamment dans le train… Est-ce que tu pourrais faire des images aussi sensuelles avec des femmes penchées sur leurs ordinateurs ou leurs tablettes numériques ? NON car les ordis, c’est le diable ! Ça va nous asservir une fois pour toutes ! Ceci dit, j’ai déjà fait deux photos fortes de femmes devant des ordis ! Mais pas sensuelles, davantage “modernes” (Ah ah !). Et connais-tu mon petit livre Screens publié par Filigranes ? C’est un livre politique et annonciateur qui en disait déjà long sur les dangers des ordinateurs !

Dans le cas de Butor ou de Denis Roche, ça a été très fort pour moi. Je ne sais pas si ça me révèle mes images, elles sont déjà le besoin d’une abstraction nécessaire pour ne pas faire des photos idiotes de “la belle planète”. La photographie est une arme de la pensée, même si la jolie portugaise à la fenêtre du train semble avoir le blues, je cherche plus que ça dans la photo. Berthoud a bien compris cela en appelant le livre qu’il a consacré à mon travail “l’Abstraction invisible” : je crois que lui m’a aidé à mieux comprendre ce que j’essaye de faire. Propos recueillis par Philippe Schweyer

Tu aimes beaucoup collaborer avec des écrivains comme Jean-Christophe Bailly. Est-ce que ce qu’ils écrivent à propos de tes photos influence ta manière de photographier ? Oui je pense. Ils sont fraternels car je ne leur demande pas d’écrire “sur moi” mais sur une similitude de langage. On fait des “essais comparés”. 5


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l’appareil n’ayant pas été davantage qu’un sursaut de conscience

et surtout pas d’épopée pas de « j’ai vu » « je vois » « j’y étais », non, le train le pur train d’être en train, en train de voir, de voir tomber les copeaux lourds légers les petites scènes amovibles qui se décomposent tout en restant intactes car la magie du train, la mélancolie native du train, c’est de donner du présent une image exacte : fuyante et parallèle à la flèche du temps écrite au sol dans la vibration de l’air et pour ce présent continué ni le passé ni le futur ne peuvent vraiment avoir de figure il n’y a que de l’à venir qui vient à son heure de seconde en seconde et tout le temps qu’elle dure cette durée renversée dans la quelle parfois l’on s’endort. et c’est alors qu’émergeant du somnol on s’appuie sur des couches de réalité friable que le train traverse comme une fermeture-éclair qui serait plutôt d’ailleurs une ouverture-éclair ralentie, accélérée, stoppée le curseur reprenant son souflle dans les gares où l’autre image du 18


présent – la station – lui fait concurrence (même volets fermés à cause de l’ardeur du soleil et la fille si elles convergent dans le voyage et se plient en au balcon dont on tombe amoureux juste parce qu’elle est là et qu’ainsi penchée et rêveuse elle un seul tracé) adhère pendant quelques secondes à une antique tout étant pareillement engagé dans la trame rêverie de voyage. à peine commencées disparues les images s’enfoncent en spirales dans le puits intérieur or voici qu’il y en a qui remontent c’est-à-dire qu’un photographe, en nous, les a prises et maintenant j’ai sous les yeux de telles images celles de Bernard Plossu, de Plo, mais prises en passant, l’appareil n’ayant pas été davantage qu’un sursaut de conscience agissant à la limite flexible de l’oubli : de telle sorte qu’on peut dire avoir vu tout cela avoir noté et oublié tout cela : l’homme marchant sur le quai à Milan les silhouettes sur la plage en hiver les gens qui attendent devant le passage à niveau le nom PARADISO écrit sur un hangar de purgatoire le lac tranquille et mystérieux dans la montagne calabraise l’escalier en spirale autour de la citerne l’immeuble aux

Jean-Christophe Bailly Col Treno Catalogo realizzato in occasione della mostra di Bernard Plossu Galerie Française Piazza Navona, 65 - Rome

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Les images prises par le photographe de l’autre côté de la vitre du train ont la part aléatoire d’un monde qui se recompose sans cesse à 160 km/h

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Le voyage en train est un long travelling, sur des part d’émotion que lui procure le réel saisi à la rails qui guident le regard des voyageurs installés volée, que l’on retrouve dans presque toutes ses sur l’immense Dolly. Les fenêtres cadrent ainsi photographies. le paysage, pour le spectateur confortablement assis dans son fauteuil, dans le huis clos où, bercé par la pulsation sonore du glissement sur l’acier et le balancement produit jusqu’à une date récente par la jonction des rails, il s’est laissé aller à la rêverie. Car le voyage en train et l’expérience de la projection cinématographique ont ceci en commun qu’elles stimulent notre inconscient : quelle sont ces épiphanies, ces apparitions qui surgissent à travers la fenêtre, en une fraction de seconde, pour disparaître immédiatement ?

Jacques Terrasa Le temps immobile derrière la vitre ou le défilé de la mémoire Bernard Plossu, « L’Espagne vue du train, 1974-2013 »

Les images prises par le photographe de l’autre côté de la vitre du train ont la part aléatoire d’un monde qui se recompose sans cesse à 160 km/h, la part floue due au double filtrage que produisent la vitre et le déplacement de l’objet dans le champ visuel (ou du train dans un monde immobile), la 29


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légendes Couverture : Alicante, 2003 Page 6 : Province de Saragosse, 2007 Page 7 : Sardaigne, 2002 Page 8 : La Ciotat, 1996 Page 9 : Andalousie, Joaquim regarde passer le train Almeria-Grenade, 1989 Page 10 : Catalogne, 1999 Page 12 : Almeria, 1998 Page 13 : Andalousie, depuis le train, 1991 Page 14 : Espagne, 1993 (gauche) / Lisbonne, 1987 (droite) Page 15 : Portugal, 1999 (gauche) / Porto, 1999 (droite) Page 16-17 : La Sicile hors saison, 1988 Page 20 : Madrid, 2010 Page 21 : Murcia, 1997 Page 22 : Ligurie, 2009 Page 23 : Portugal, 1988 Page 24 : Italie du Sud, 1988 Page 25 : Valencia, 2007 Page 26 : Portugal, 1999 Page 27 : Provincia de Valencia, 2002 Page 30 : Train Talgo, Espagne, 2003


Informations pratiques Vernissage Mardi 14 janvier 19:00 en présence de l’artiste lors de l’inauguration du festival Les Vagamondes

Galerie Du mardi au samedi 11:00 – 18:30 Dimanche 14:00 – 18:00 et les soirs de spectacles 20 allée Nathan Katz 68090 Mulhouse cedex +33 (0)3 89 36 28 28 www.lafilature.org

isbn : 978-2-918932-22-2

5€

On dirait le Sud en coproduction avec La Filature, Scène nationale – Mulhouse et avec la participation de Médiapop. La Filature, Scène nationale - Mulhouse est subventionnée par la Ville de Mulhouse, le ministère de la Culture et de la Communication DRAC Alsace, la Région Alsace et le Conseil Général du Haut-Rhin.


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