NOVO N° 34

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La culture n'a pas de prix

04 —> 06.2015

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Photo ©JeanLouisFernandez

LITTLE JOE : HOLLyWOOd 72 Théâtre, musique France

Mise en scène Pierre Maillet / Théâtre des Lucioles mar 14 + mer 15 avril 20h30 MAILLON-WACKEN

www.maillon.eu 03 88 27 61 81


sommaire

ours

Nº34 Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@mots-et-sons.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Cécile Becker Direction artistique et graphisme : starlight

Ont participé à ce numéro : REDACTEURS Natacha Anderson, Florence Andoka, Cécile Becker, Betty Biedermann, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Sylvia Dubost, Nadja Dumouchel, Sylvain Freyburger, Anthony Gaborit, Chloé Gaborit, Xavier Hug, Claire Kueny, Nicolas Léger, Stéphanie Linsingh, Guillaume Malvoisin, Marie Marchal, Alice Marquaille, Julie Martel, Fanny Ménéghin, Antoine Oechsner de Coninck, Adeline Pasteur, Julien Pleis, Martial Ratel, Mickaël Roy, Vanessa Schmitz-Grucker, Christophe Sedierta, Claire Tourdot, Fabien Velasquez. PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS Brahim Aboulaich, Éric Antoine, Vincent Arbelet, Janine Bächle, Pascal Bastien, Laurence Bentz, Oriane Blandel, Aglaé Bory, Marc Cellier, Ludmilla Cerveny, Caroline Cutaia, Léa Fabing, Mélina Farine, Chloé Fournier, Xavier Frère, Sherley Freudenreich, Sébastien Grisey, Marianne Maric, Patrick Messina, Renaud Monfourny, Elisa Murcia-Artengo, Zélie Noreda, Arno Paul, Yves Petit, Olivier Roller, Dorian Rollin, Camille Roux, Christophe Urbain, Nicolas Waltefaugle, Sophie Yerly.

ÉDITO

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CARNET Le monde est un seul 7 Hortobagy Utca 9 Pas d’amour sans cinéma 11 Une balade d’art contemporain Carnaval 98

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INSITU 12-15 Le tour d’horizon des expositions de peinture, œuvres sur papier et installations

FOCUS 16-38 La sélection des spectacles, festivals et inaugurations

CONTRIBUTEURS Catherine Bizern, Bearboz, Christophe Fourvel, Vanessa Schmitz-Grucker, Chloé Tercé, Sandrine Wymann.

COUVERTURE Lolita Chammah par Renaud Monfourny www.renaudmonfourny.com

IMPRIMEUR

RENCONTRES 44-56 Sophie Alour 43 Serge July 44 René de Obaldia 50 Tess Parks 52 Steve Bug 56

Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : avril 2015 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2015 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.

Ce magazine est édité par Chic Médias & médiapop Chic Médias 12 rue des Poules / 67000 Strasbourg Sarl au capital de 25000 € Siret 509 169 280 00013 Direction : Bruno Chibane bchibane@chicmedias.com – 06 08 07 99 45 Administration, gestion : Charles Combanaire

médiapop 12 quai d’Isly / 68100 Mulhouse Sarl au capital de 1000 € Siret 507 961 001 00017 Direction : Philippe Schweyer ps@mediapop.fr – 06 22 44 68 67 www.mediapop.fr

ABONNEMENT — www.novomag.fr Novo est gratuit, mais vous pouvez vous abonner pour le recevoir où vous voulez. ABONNEMENT France 6 numéros — 40 euros / 12 numéros — 70 euros ABONNEMENT hors France 6 numéros — 50 euros / 12 numéros — 90 euros DIFFUSION Vous souhaitez diffuser Novo auprès de votre public ? 1 carton de 25 numéros — 25 euros 1 carton de 50 numéros — 40 euros

MAGAZINES 58-92 Le festival Extrapôle 58 David Altmejd au MUDAM 62 Le collectif COAL au CEAAC 64 José de Ribera au MBA Strasbourg 65 Tania Mouraud à Metz 66 Christina Escobar au MBA Nancy 68 Belle haleine au musée Tinguely 70 Sophie Nys au CRAC Alsace 71 Oscar Tuazon au Consortium 72 Bernard Piffaretti au FRAC FrancheComté 73 Nicholas Nixon et les sœurs Brown au musée du Temps à Besançon 74 David Le Breton et Disparaître de soi 76 Laurent Chetouane au Maillon 80 Festival Premières 82 Sylvain Maestraggi explore Waldersbach 84 Kareen de Martin Pinter 88 Dominique A 90 Le Disquaire Day 92

SELECTA Disques 94

Livres 96 3


04.03 > 05.10.15

centrepompidou-metz.fr

Tania Mouraud devant Infini au carré, 1968 © Droits réservés © ADAGP, Paris 2014

TANIA MOURAUD

UNE RÉTROSPECTIVE


édito Par Philippe Schweyer

Highway to hell

En arrivant au bureau, je suis tombé sur un type qui poireautait devant la porte avec sa guitare sous le bras. – Je peux te jouer un titre de mon futur premier album ? – Maintenant ? Je n’ai même pas eu le temps de boire mon café. – Tu le boiras plus tard. – Ok, mais pourquoi moi ? – Tu édites un magazine, tu gagnes plein de fric sur le dos des artistes, c’est ton devoir de m’écouter. – Peut-être, mais le sommaire est déjà bouclé. – Je peux attendre le prochain numéro. Je ne suis pas à deux mois près. – Il n’y a plus de place dans le numéro suivant non plus. C’était comme si je pissais dans un violon. Le type s’est assis en tailleur sur le parquet poussiéreux pour accorder sa gratte, ce qui a pris dix bonnes minutes. J’en ai profité pour relever mes mails. J’allais avoir le plaisir d’assister à un concert unplugged en direct live. Sa chanson parlait d’une fille qui rêvait de partir voir l’océan. C’était suffisamment mélancolique pour me foutre le cafard pour la journée. Quand j’ai senti que j’allais commencer à chialer, je lui ai demandé d’arrêter pour me laisser travailler, mais il a levé la tête vers moi sans rien dire. Ça devenait gênant. Dans ses grands yeux, j’ai reconnu la couleur de l’innocence. Ce type n’allait pas tarder à avoir des ennuis. – Pas mal, mec ! – Tu aimes vraiment ? J’ai opiné du chef mollement pour flatter son ego d’artiste maudit, mais au lieu de me laisser tranquille il a recommencé à accorder sa guitare. Cette fois, il a entamé un morceau qui expliquait que ça ne servait absolument à rien d’écrire des chansons contre le Front national. C’était plutôt bien troussé pour de la chansonnette désenchantée, mais il y avait quand même quelque chose qui clochait. Alors que je commençais à en avoir ma claque, il a entamé un truc plus violent, cette fois sans prendre la peine d’accorder sa guitare. L’histoire d’un type complètement paumé qui dort dans sa voiture en plein hiver sous les fenêtres de son ex-petite amie. C’était nettement plus poignant que la plupart des titres qui passaient en boucle sur France Inter, mais je savais que ça ne pourrait jamais marcher. Cela m’ennuyait d’être incapable de l’applaudir vivement, mais je ne voulais pas lui mentir à propos de son talent et de ses chances de percer dans le show-biz, simplement parce qu’il avait le cul posé sur mon parquet. Encourager un homme dépourvu de talent était le mensonge le plus impardonnable qui soit. Dire à ce type de persévérer alors que je n’y croyais pas une seconde, c’était la pire façon de gâcher sa vie. Après tout, je n’étais ni son ami, ni de sa famille. – Alors qu’est-ce que tu en dis ? – C’est de la merde. Les yeux de l’innocence ont pris une teinte rouge sang. Avant que je comprenne ce qui se passait, il s’est jeté sur moi pour m’administrer un formidable coup de tête. Certaines personnes préfèrent foncer les yeux bandés droit en enfer que de se remettre en question. Groggy, j’ai détourné les yeux du miroir pour ne pas voir mon pif pisser le sang comme un robinet mal fermé. Je ne valais pas mieux qu’un chanteur sans talent, mais personne ne voulait regarder la vérité en face.


M U DAM L U X E M BOU R G 07.03.2015 – 31.05.2015

DAVID ALTMEJD FLUX Heures d’ouverture : Mer - Ven, 11h00-20h00. Sam - Lun, 11h00-18h00. Fermé le mardi. Vue de l’exposition, Mudam Luxembourg David Altmejd, The Doctor, 2007 Vanhaerents Art Collection, Bruxelles © David Altmejd. Photo : Rémi Villaggi Exposition organisée en collaboration avec : Musée d’Art moderne de la Ville de Paris Musée d’art contemporain de Montréal En partenariat avec : Ambassade du Canada au Luxembourg


Le monde est un seul

Christophe Fourvel

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Le Diable et le Dictateur Je me souviens, adolescent, avoir été très impressionné par Joyce. Non pas celui d’Ulysse ou de Finnegans wake que je ne connaissais pas, mais par le jeune Joyce, le premier, et plus précisément par un passage de Portrait de l’artiste en jeune homme dans lequel un prêcheur y décrit l’enfer ou plutôt, envisage devant des enfants, ce qu’est assurément l’horreur qui attend ceux qui ont pêché. La souffrance promise aux déviants n’a bien entendu pas d’équivalent sur terre, ni de mots pour la désigner. Cela n’altère pas pour autant l’ardente volonté de l’orateur de terrifier les enfants. Bien au contraire, l’impossible stimule sa langue et le prêcheur empile les périphrases ou multiplie entre eux les pires malheurs terrestres qu’il élève à une puissance infinie. Je crois avoir découvert là, l’incroyable force de l’écriture. Car si l’enfer n’est pas descriptible, si les mots qui en prélèveraient la nature n’existent pas, la littérature, lorsqu’elle est talentueuse et entêtée, finit par le faire exister. J’ai repensé à ce souvenir de lecture, en sortant de la projection du film d’Ossama Mohammed et de Wiam Simav Bedirxan, Eau argentée. La Syrie d’aujourd’hui, Homs sous les bombes du régime où les régions tombées entre les mains de Daesh ne sont peut-être pas l’enfer (ou la géhenne) que promettent les religions et sans doute que le prêcheur de Joyce dirait à ses ouailles qu’il faut multiplier par des milliards cette souffrance d’un peuple pour parvenir à l’imaginer une seule seconde dans le royaume de Satan (ou du Sheitan). Mais quelque chose a changé depuis la parution de Portrait de l’artiste en jeune homme : l’enfer sur terre se filme et donc se voit. Je me demande d’ailleurs combien de temps encore, des gens dans des immeubles confortables seront payés à concevoir des scènes de guerre, pendant combien de temps encore aurons-nous envie de nous distraire devant des restitutions impeccables et hollywoodiennes de combats, avec des acteurs glamours prisonniers des méchants, alors que foisonnent sur Internet des milliers d’images de vrais corps soumis à de vraies tortures, de vrais massacres exécutés sous le vrai soleil ? Eau argentée est un film écartelé entre ici et là-bas, entre la France et la Syrie. Ossama Mohammed, exilé à Paris, souffre de voir chaque

jour ses compatriotes massacrés et décide de réaliser un documentaire, une sorte d’élégie sur laquelle il pose des images glanées sur Internet : des aperçus de l’enfer, pixélisés parce que tombés dans l’Achéron, froissés par le long chemin du retour sur terre. Un jour, il est contacté par une jeune femme qui est restée à Homs la martyre, et qui filme le quotidien et l’enfer. Son prénom est Simav, qui signifie Eau Argentée en kurde. Ossama Mohammed dit avoir été saisi par la beauté des messages que Simav lui envoyait. Elle devait savoir évoquer l’enfer aussi bien que Joyce. Le film est donc, au final, constitué d’images de tortionnaires et de torturés prises sur le Net et des images bouleversantes saisies par Simav, tantôt percluse de peur dans un interstice de béton, tantôt avec des enfants, dans la rue, entre deux couloirs tenus par des snipers. Je ne sais pas ce qu’il serait advenu du chapitre de Joyce, si pendant l’écriture de son Portrait de l’artiste en jeune homme, l’écrivain avait visionné le film et vu ainsi, de ses yeux, ce qu’un homme est capable de faire subir à son peuple. Il est vrai que depuis longtemps, nous ne sommes plus sûrs de la hiérarchie du mal : il suffit par exemple, pour s’en convaincre, de lire un autre grand livre du XXe siècle comme Le Maître et Marguerite, de Mikhaïl Boulgakov. D’abord parce que nous devons cette attention à cet homme qui connut l’ostracisme du régime stalinien et qui consacra des années à l’écriture de ce roman de 600 pages qu’il savait impubliable de son vivant (il avait raison Boulgakov, il connaissait bien les tyrans : Le Maître et Marguerite a été publié en U.R.S.S. 22 ans après sa mort). Ensuite, parce que ce livre, parfois joyeux, parfois terriblement angoissant et toujours d’une grande force comique nous apprenait déjà quelque chose d’essentiel : le diable est un être plus conciliant que les dictateurs.

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Hortobagy Utca

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Vanessa Schmitz-Grucker

Die Wacht am Rhein (2) Je m’approche de la grande fenêtre pour surprendre ce qui m’aurait échappé. Lentement, je me penche sur la pointe des pieds. L’absence de vie à l’extérieur achève en moi un espoir qui n’est pas le mien. Qu’attendais-je ? Tuer le temps, faire les cents pas, venir et revenir, tourner en rond. Même la ville était désœuvrée. J’étais loin, très loin des berges dorées du Rhin miséricordieux, de ses châteaux au repos paisible et de ses rochers thaumaturgiques. Tout ici était depuis trop longtemps éteint. Si j’avais pu courir dans les joncs indolents et m’asseoir sur la rive, écouter les échos de la plaine rhénane… Ruhig fliesst der Rhein… Der Gipfel des Berges funkelt am Abendsonnenschein. Qui me viendrait en aide ? Lieb Vaterland… Er blickt hinauf in Himmelsau’n… Je faisais toujours les cents pas dans ce lieu qui, je le savais désormais, m’échapperait à jamais. Et je fredonnais. Comme dans les forêts d’Acadie, je fredonnais pour ne pas faire fuir la vie. Lieb Vaterland… Cet air si familier, cet air qui semblait m’appartenir, cet air qui semblait être tout ce qui me restait dans ce lieu que j’aurais dû fuir depuis si longtemps, me brisa les os. Douleurs ensevelies. Souvenirs non désirés. Pulsions destructrices.

Il est encore temps de désactiver l’amorce. Se raisonner. Tout va si vite. Je bascule. Pile ou face. Ma vie ne tient plus qu’à une addition de pilules bleues. Un plus un, plus deux, plus deux, plus quatre. Elles seules ont pouvoir de vie et de mort sur moi. Elles seules peuvent me maintenir en vie ou, d’un même geste, mettre un terme à cette folie amère. Alors, je me mets à considérer chacune des deux faces toutes défenses dehors, en vain. Deux faces. Vie. Mort. Pile ou face. Les yeux fermés, je lance la pilule en l’air avant de la retourner sur le dos de ma main. Pile. Il fallait continuer. Je regardais autour de moi mais il n’y avait rien ici pour continuer. Gergely ne rentrait pas. Gergely ne rentrerait pas. Qui me viendrait en aide ?

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© Lazzarini Marc - layout by Bunker Palace

WWW.JAZZMACHINE.LU PIT DAHM TRIO FEAT. HARMEN FRAANJE RADIO.STRING.QUARTET.VIENNA M.PORTAL – V.PEIRANI – E.PARISIEN JEFF HERR CORPORATION ANTOINE BERJEAUT 6TET/ WASTELAND MICHEL REIS PARIS 4TET PHRONESIS RABIH ABOU-KHALIL TRIO KYLE EASTWOOD POL BELARDI’S URBAN VOYAGE ORGANIC TRIO DAUNER//DAUNER FRANCO AMBROSETTI 6TET PASCAL SCHUMACHER WAYNE KRANTZ TRIO MACEO PARKER


Pas d'amour sans cinéma

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Catherine Bizern

Son sexe dans ma main C’est une photo d’Alix Cléo Roubaud. Début des années 80, chambre de maison de campagne. Allongée nue sur le lit au côté de son amant, qui est aussi son mari depuis peu. Il semble endormi, nu lui-aussi, étendu presque sur le ventre mais pas tout à fait. C’est elle qui prend la photo. Son œuvre est une mise en image d’elle-même, de son quotidien, moins une mise en scène qu’un désir d’interpréter le réel pour le troubler, le confondre et en faire émerger une sensation, parfois fugace, de justesse sinon de vérité. Un sentiment. Un couple nu allongé sur le lit défait. Elle photographie leurs corps amoureux. Elle photographie le corps vulnérable de l’homme aimé. Après l’amour, le corps endormi, abandonné et sans autre grâce que d’être aimé. Elle, n’est pas endormie, elle, veille. Sa main sur la fesse droite de son homme, elle l’embrasse au bas de la nuque entre les deux omoplates. Le baiser est doux et délicat tandis que la main sur la fesse est ferme et s’immisce naturellement dans les plis du corps, au plus intime. Puissance charnelle de la photo par ce détail qui m’émeut et me rappelle le ravissement de caresser doucement le sexe de mon amant après l’amour. Sa verge frêle et menue toute entière dans la paume de ma main lorsque quelques instants auparavant bandée, dressée, gonflée elle m’avait pénétrée, donné du plaisir, fait jouir. Prendre soin de ce sexe choyé, en suivre tous les contours, le redécouvrir sans cesse, en protéger la fragilité d’après, le rouler avec délice entre mes doigts et m’attarder ici et là, et surtout là où la peau s’ourle… Et étrange petit renflement tout le long du périnée. L’intimité de la chair, de la chair sans fantasme, en gage d’amour. Plus profond peut-être que celui de toutes les caresses, baisers, langues, bouches, doigts et sexes mêlés dans l’excitation, la transe et le désir sexuels qui nous unissaient l’instant d’avant sans limite, et dont toutes les effluves nous enveloppent encore. Geste follement érotique dans un après coup apaisé qui dit tout le continuum de mon désir pour mon homme.

Geste de la liberté naturelle d’une sexualité simple, ludique, évidente. De celle que l’on retrouve dans cette petite séquence du Decameron de PP Pasolini où la si jeune Catarina est rejointe sur le toit de sa maison par le jouvenceau dont elle est éprise. Par deux fois ils s’aimeront dans la nuit et au matin, tandis que comme tout homme il lui dira « dormons maintenant », elle, elle veillera. Elle embrassera le torse du garçon et prendra son sexe dans sa main. Audace naturelle et charmante : tenir précautionneusement dans sa main le sexe de celui qu’elle aime comme un oiseau, de peur qu’il ne s’envole ! Enfin confiante, elle s’endormira. Et plus jamais ils ne se quitteront… Hymme à la jeunesse, à l’amour et à la vie. L’œuvre d’Alix Cleo Roubaud ne contient pas cette même sereine assurance à vivre en liberté. Son œuvre majeure Si quelque chose de noir, à la lecture de sa biographie (suicidaire, elle décède d’une embolie pulmonaire quelques mois avant que cette série soit exposée aux Rencontres photographiques d’Arles) est regardée comme son tombeau : « La beauté et la mort liées par la lumière qui avale tout ». Mais peut-être s’attache-t-elle plutôt à rendre compte de l’évanescence de la vie et cette série où sa nudité se déplace dans une chambre vide pourrait dire ceci : « Il n’y a rien mais je suis là ». J’aime alors à regarder la dernière photo de Si quelque chose de noir comme le pendant de la photo des amants sur le lit. Cette fois, l’homme est allongé sur le dos à même le sol tel un éternel gisant ; le corps d’Alix Cléo Roubaud est en train de disparaître ; on distingue encore ses fesses, ses jambes et tandis que le haut du corps s’efface, sa main est posée sur le front de l’homme dans un geste d’amour précis, tenace et doux. La même main tendre et assurée qui s’attardait sur la fesse de son amant. La même main d’un amour résolu, déterminé à donner, à se donner. Alors, si cette image figure sans doute quelque chose de la mort éternelle des amants, elle peut aussi révéler ce désir de fusion organique et archaïque qui étreint parfois si fort, de manière si tragique, même pour un court instant : s’alléger de soi-même et se fondre définitivement dans la masse corporelle de son aimé.

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InSitu

Robert Overby Parmi les artistes américains d’après-guerre, Robert Overby n’a pas souvent été célébré. Pourtant l’artiste révèle une production riche en expérimentations. Les images érotiques, peintes à l’huile ou composées en collages attirent l’œil. Où peuvent nous conduire ces portes de latex condamnées ? L’œuvre d’Overby, pour le critique Alessandro Rabottini, « ne cherche pas la revendication d’une sexualité marginale dans l’usage de l’imagerie sadomasochiste, c’est la question de l’appropriation des représentations de la sexualité qui est au centre. Ce perpétuel renouvellement formel est aussi une façon de fêter l’impermanence des choses du monde ». (F.A.) Clap, 1975 Oil on ACX plywood, 165,1 x 123,3 cm Photo : Salomé Joineau

Impression, soleil couchant L’impression est à la fois le réel caressant la rétine et un médium proche de l’édition. Mais elle est aussi, dans le langage commun, une perception vague qui témoigne de l’absence de certitude. C’est dans cet entrelacs de sens que Pierre Beloüin et P.Nicolas Ledoux investissent l’appartement de la galerie Interface. « Nous habitons là, nous sommes là, nous ne sommes pas là. Nous n’habitons pas là. Ceci est de l’art. Ceci n’est pas de l’art », annoncent les deux artistes colocataires en guise de manifeste témoignant de leur esprit facétieux comme de leur réflexion sur l’exposition comme représentation illusoire. (F.A.) Du 18 avril au 23 mai à l’appartement/galerie Interface, à Dijon www.interface-art.com

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Jusqu’au 17 mai au Consortium, à Dijon www.leconsortium.fr


A taste for mulhouse Invité en résidence à Mulhouse en janvier par la Filature, Martin Parr s’est faufilé dans les rues de la Cité-Briand, quartier composé de maisonnettes mitoyennes imaginé par les capitalistes philanthropes du XIXe pour loger les ouvriers des usines textiles de la « Manchester française ». La Filature expose ses photos prises dans l’intimité des habitations, chez des commerçants et au marché. On y retrouve, sans moquerie, mais avec la pointe d’ironie qui a fait sa réputation, le goût de Martin Parr pour les explosions de couleurs, le kitsch et la surabondance. Autant de traits qui font le charme des images « 100% british » des séries The Last Resort et Signs of the Times, elles aussi exposées. (P.S.) Jusqu’au 10 mai à la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

From ‘A Taste for Mulhouse’, Mulhouse, France, 2015 © Martin Parr / Magnum Photos

Albert André Intimité d’un peintre réaliste C’est une exposition de grande envergure qui présente Albert André, très présent dans les collections du musée, sur un espace de 500m2 en cinq parties. Poussant son réalisme à la manière d’Edward Hopper, l’artiste est aussi connu pour ses scènes d’intérieurs, ses portraits ou ses nus qui ont fait de lui un peintre de l’intimité. Proche de Monet, Valloton, Vuillard ou encore Renoir, ce peintre discret à la touche proche des Nabis s’expose à Montbéliard pour sortir de l’oubli de l’Histoire. (V.S.G.) Du 11 avril au 27 septembre au Musée du château des Ducs de Wurtemberg, à Montbéliard www.montbéliard.fr

Jacqueline à la guitare, 1934, aquarelle, dépôt du Musée d’Orsay, collection Musées de Montbéliard. Photo : Pierre Guenat

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Dessins d’ombre Dans la mythologie latine, le mythe de Dibutade explique la naissance de l’art par le besoin de représenter ce qui a disparu. Une idée dont Véronique Arnold, en collaboration avec Edmondo Woerner, s’est inspirée pour concevoir un parcours d’installations invoquant aussi bien le fantôme d’Emily Dickinson, « âme incandescente » obsédée par la mort, que celui de Darwin, découvreur de fossiles. La broderie est reine pour tisser le lien entre les âges enfouis et ce qui en reste, incluant des épées de l’âge de fer ou une machine à écrire du XIXe siècle prêtées par le Musée historique. (S.F.) Du 11 avril au 31 mai au Musée des Beaux-arts, à Mulhouse www.musees-mulhouse.fr

1, 2, 3 Istanbul ! Les portraits bondissants pris au vol par Bekir Aysan enchantent les rues d’Istanbul, la ville natale du photographe mulhousien. Adoptant sans complexe le parti de la joie de vivre et de l’enfance retrouvée, il saisit ses modèles sourires aux lèvres, bras au ciel, délivrés de la pesanteur d’une vie d’adulte : un lointain souvenir de jeunesse recueilli lors de la pose souligne chacun des portraits, tous empreints d’une positive attitude assumée. Ils dessinent dans leur diversité le visage d’une ville que le photographe continue visiblement à regarder d’une manière personnelle : avec ses yeux d’enfant. (S.F.) Jusqu’au 12 avril au Musée des Beaux-arts, à Mulhouse www.musees-mulhouse.fr

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InSitu

La voix du traducteur Lire, voir ou écouter une œuvre, c’est déjà en soit la traduire puisque chacun capte les codes en fonction de son parcours, son origine, sa culture et même sa langue. Le langage, central dans la notion d’art, est ici ramené à sa plus simple manifestation : la langue. Cette langue est aussi un outil de pouvoir si l’on considère les enjeux de sauvegarde des langues vernaculaires et l’hégémonie sans frein de l’anglais. La traduction facilite les échanges culturels et devient un outil de création, un nouvel espace imaginaire où se réapproprier le monde. (V.S.G.) Jusqu’au 3 mai au Frac Lorraine, à Metz www.fraclorraine.org

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focus

Fait divers

Y aurait-il quelque chose d’agaçant chez Godspeed You! Black Emperor ? Cette manière de se situer au-dessus de la mêlée avec un brin de condescendance et ce sentiment d’avoir raison sur tout : l’intégrité artistique, la présence scénique, la virtuosité, les relations distantes avec les médias, etc. Après, il reste cette aventure unique dans l’histoire du rock qui échappe à tout format, à toute analyse, et une énergie comme on en rencontre peu et la force du mystère qui entoure le groupe. Le come-back des Canadiens en 2010 a permis de situer le manque pendant un peu moins de dix ans de ce qui semblait un point de repère incontournable pour chacun d’entre nous – un seul être vous manque, n’est-ce pas ? –, au même titre d’ailleurs que les projets alternatifs des membres du groupe, A Silver Mt Zion ou Fly Pan Am. L’album sorti en 2012, Allelujah! Don’t bend! Ascend! avait ré-impulsé notre relation intime au groupe, Asunder, Sweet, and Other Distress qu’ils publient ces jours-ci, une nouvelle fois sur leur label mythique Constellation, la renforce avec vigueur. Puis, il y a ce niveau d’abstraction, cette capacité à faire vivre le sentiment – l’affect, serait-on tenté de dire – sur la durée, comme cette note saturée qui se prolonge de manière inquiétante à la fin du titre Lamb’s Breath. Une note qui vrille la tête, mais à laquelle on retourne de manière obsédante, encore et encore. L’expérience s’annonce ultime, on se réjouit de la vivre très prochainement sur scène !

Le 27 août 1824, monte sur l’échafaud de la Marktplatz de Leipzig un certain Johann Christian Woyzeck. Il aura la tête tranchée pour avoir poignardé à sept reprises Johanna Christiane Woost, avec qui il avait une relation. Pour la première fois peutêtre dans l’histoire, on a présenté durant le procès des rapports psychiatriques, tentant d’expliquer l’acte du criminel et de lui trouver des circonstances atténuantes. En vain… Mais le fait divers est parvenu aux oreilles de Georg Büchner, qui s’en inspira pour écrire sa pièce Woyzeck. Les scènes se succèdent par rupture, comme des fragments juxtaposés, rendant l’œuvre moderne pour son époque. Quand Alban Berg la découvre un siècle plus tard, il décide d’en faire un opéra. Il réorganise les scènes, en fusionne certaines, en supprime d’autres et obtient ainsi le livret de Wozzeck. Frank Wozzeck, humble soldat de garnison, sert de cobaye pour les expériences d’un médecin et est victime d’hallucinations. Sa femme, Marie, lui est infidèle. Quand il l’apprend, il sombre dans une folie qui le mènera jusqu’au meurtre et au suicide. Le compositeur autrichien décide ensuite d’attribuer à chaque scène une forme musicale différente (qu’elle soit savante ou populaire), afin que la musique corresponde à la cohésion et à la diversité dramatiques du livret. Une œuvre touchante, mise en scène cette saison à l’opéra de Dijon par Sandrine Anglade (prix de la Critique pour L’Amour des trois oranges en 2010) et interprété par l’Orchestre de la SWR BadenBaden und Freiburg.

Par Emmanuel Abela - Photo : Eva Vernandel

Par Stéphanie Linsingh - Photo : Gilles Abegg

GODSPEED YOU! BLACK EMPEROR, concert le 24 avril à la Vapeur, à Dijon ; le 28 avril à la Laiterie, à Strasbourg www.lavapeur.com www.artefact.org

WOZZECK, opéra les 6, 8 et 10 mai à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr

Heureux comme l’agneau

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AVRIL à AOÛT 2 0 15

PLUS D’INFORMATIONS SUR

Lorraine.eu

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focus

Public Service Broadcasting

Wave Picture

The KVB

Dessine-moi la musique Alors il suffirait juste de dessiner des notes pour faire de la musique ? N’importe quoi ! On pourrait tout aussi bien gribouiller, dessiner des montagnes ou des ciels gris. Les possibilités dans chacune des disciplines sont infinies. Preuve avec le festival MV qui lie l’art visuel et la musique en leur laissant tout simplement libre court : expositions, concerts, workshops ? It’s up to you. Anna Wanda, dessine des créatures baignant dans la pop culture quand Flokim Lucas, illustratrice cannibale, puise son inspiration dans les limbes d’Internet. Julien Millot donnera corps à l’environnement grâce au mapping et avec vous alors que Richard Dawson poursuivra le folk de sa guitare désaccordée. Il y aura aussi The KVB avec qui nous avions mangé une blanquette de veau à l’occasion de leur passage à Strasbourg il y a déjà deux ans. Depuis, ils ont sorti l’album Minus One et continuent de tuer la lumière à grands renforts de phrases synthétiques qui se répètent en des boucles hallucinatoires. Klaus assèche sa guitare quand sa petite-amie Kat, la baigne dans ses synthétiseurs en forme d’océan de notes tumultueuses. Point de rêverie dans leur musique : « On recherche surtout l’immédiateté » nous confiaient-ils alors. S’affirmant plus punk que shoegaze, ils vous embarqueront tout de même dans leurs jolis cauchemars tout comme MV vous baladera d’art en art, avec la même facilité. Par Cécile Becker - Photo : Christophe Urbain

MV, festival du 11 au 19 avril à Dijon www.festivalmv.com

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Coïncidence ? Je ne crois pas. Ici l’Onde, nom de la saison musicale au centre d’art Le Consortium, programmée par l’association Why Note se trouve ici-même, sur la même page que l’excellent festival MV. Celui-ci a en effet été imaginé par l’association Sabotage, l’Atheneum, la Vapeur, Why Note et le Consortium, il était donc évident qu’il rejoigne la programmation Ici l’Onde. Une fois les présentations faites, qui mettent ici en relief les excellentes relations entre les différentes structures culturelles dijonnaises, focus sur un agenda excitant qui, en dehors du festival MV (lire ci-contre, donc) s’attarde sur des expériences expérimentales à ne rater sous aucun prétexte. On commence par La nuit des musées, une relecture performative d’une composition de La Monte Young qui donne pour consigne de dessiner une ligne droite et de la suivre. On croise plus loin le violoncelle de Noémie Boutin et la folk d’Éric Chenaux et on se perd avec un plaisir non dissimulé dans les créations presque radiophoniques des deux Anglais chic de Public Service Broadcasting. Un exproducteur de la BBC, John Samuelson et un musicien, Wrigglesworth, ressortent des archives sonores pour les agrémenter d’un krautrock ou d’une pincée de pop pour un voyage interstellaire des plus fascinants. Il ne reste plus qu’à se laisser embarquer par l’onde, ici oui, juste ici. Par Cécile Becker

ICI L’ONDE, programmation musicale en avril, juin au Consortium, à Dijon www.whynote.com leconsortium.fr



Le Capital et son Singe

Transmission Lors d’une précédente interview, le directeur du TDB Benoît Lambert confiait avoir « toujours reconnu deux maîtres : Pierre Debauche, qui a été l’un de [ses] professeurs, et le metteur en scène Jean-Pierre Vincent » qu’il a découvert lycéen en se rendant avec sa classe au Théâtre de Sartrouville. Debauche ayant été le « parrain » 2014 de Théâtre en mai, festival faisant la part belle aux jeunes équipes, la présence de Jean-Pierre Vincent en 2015 n’en apparaît que plus naturelle. D’autant qu’outre son travail de mise en scène, celui qui compte parmi les grandes figures du théâtre public est un inlassable pédagogue. Ainsi, dans une précédente interview – une de plus, preuve au passage de l’avancée en âge de la journaliste écrivant ces lignes –, Jean-Pierre Vincent évoquait son goût pour la transmission : « Dès que je peux communiquer, travailler avec des jeunes gens, échanger sur comment ils voient le monde, je le fais, car ça m’enrichit. » Là, c’est au côté d’une dizaine d’équipes françaises et de deux compagnies venues de Lituanie et de Grèce – dont le Blitz Théâtre, déjà accueilli en 2013 – que Jean-Pierre Vincent va officier. Et de sa mise en scène d’En attendant Godot de Samuel Beckett au Capital et son singe proposé par Sylvain Creuzevault, en passant par Big Data de Benjamin Villemagne (metteur en scène également venu en 2013), la programmation de la 26e édition du festival confirme l’attention portée par le Théâtre Dijon Bourgogne à la diversité des formes, des propos et des écritures. Par Caroline Châtelet - Photo : Marine Fromanger

THÉÂTRE EN MAI, festival du 22 au 31 mai à Dijon www.tdb-cdn.com

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Le règne de Houellebecq Depuis la parution en 1998 des Particules élémentaires, le règne de Michel Houellebecq n’a peut-être jamais été aussi vivace qu’en cette saison 2014-2015. Car de l’ouvrage de Bernard Maris Houellebecq économiste au téléfilm de Guillaume Nicloux L’Enlèvement de Michel Houellebecq, et jusqu’à l’adaptation théâtrale des Particules élémentaires, l’écrivain inspire nombre d’artistes. Dont le succès des œuvres houellebecquiennes alimente à leur tour l’aura entourant l’écrivain... Ainsi, depuis sa création au festival d’Avignon 2013, l’adaptation théâtrale des Particules élémentaires enchaîne les tournées, affichant plus d’une centaine de représentations à son compteur. Son metteur en scène Julien Gosselin – qui n’avait qu’une dizaine d’années lors de la parution du roman – évoque dans un entretien au sujet du parcours des deux demi-frères Michel et Bruno : « La pertinence des thèses sur l’idéologie soixante-huitarde. On est forcément secoués, même si on n’est pas d’accord. Les Particules élémentaires choque, non pas parce qu’on y parle de sexe et de morbidité, mais parce qu’y est mené un décryptage de la société libérale, de son origine, de ses tenants et de ses aboutissants, tout à fait déstabilisant. » Par Caroline Châtelet - Photo : Simon Gosselin

LES PARTICULES ELEMENTAIRES, pièce de théâtre du 20 au 22 avril au Centre dramatique national de Besançon www.cdn-besancon.fr


focus

Alfred Massaï

Nouvelle vague

You Doo Right Le psychédélisme n’est pas une mince affaire, il se refuse parfois aux apprentis laborantins. Nulle crainte cependant en ce qui concerne John Dwyer, ce natif de Providence dans l’État de Rhode Island, qui vit désormais à Los Angeles après un passage remarqué par San Francisco. Il pense psychédélisme, respire psychédélisme, vit psychédélisme. Il faut dire qu’en passionné, il ne se contente pas de plagier les éternels groupes garage américains et s’abreuve à la bonne source. Il est allé voir du côté de l’Europe, et s’est attaché au Floyd, et même à Gong – comme nous, il doit regretter la disparition récente de sa tête pensante, l’illustre David Allen –, et a su faire évoluer ce qui relevait de sa culture punk lo-fi vers des univers plus amples, quitte, comme ça a été le cas récemment sur scène, à revenir à une forme plus sèche. Aujourd’hui, avec une formation en trio de musiciens émérites, il ne s’embarrasse guère : les morceaux s’enchaînent avec une précision métronomique, de manière efficace et cinglante. Il s’exécute avec le détachement de celui à qui on ne la fait pas, cette sorte de flegme presque britannique qui ne l’empêche pas de venir à la rescousse du môme qui se fait maltraiter par le service d’ordre devant la scène. Même s’il feint de ne pas l’être, il reste concerné quand même l’ami Dwyer et il en devient touchant quand il joue de son falsetto désarmant. La maîtrise est là, et avec ses détours krautrock qui nous renvoient au meilleur de Can, Thee Oh Sees nous apparaît comme le meilleur groupe de rock au monde aujourd’hui. Mais ça, il ne faut surtout pas le dire, alors chut ! Par Emmanuel Abela

THEE OH SEES, concert le 27 mai à la Rodia, à Besançon www.larodia.com

Partenariat entre la Ville, le Centre dramatique national, la Rodia, les 2 Scènes et le service culturel du CROUS, la semaine des émergences est un temps fort du spectacle bisontin offrant une visibilité à des artistes implantés dans la région. Sans recourir à une thématique ou à une discipline unificatrice, la programmation est éclectique. Sont ainsi associés cirque, théâtre et musiques actuelles pour fédérer un public plus large et esquisser passerelles et résonances entre les champs de la création, mais aussi entre les institutions qui les accueillent. La semaine des émergences se veut une étape au sein d’un dispositif municipal du même nom accompagnant tout au long de l’année certaines créations locales notamment du point de vue administratif, financier et technique. Pour sa huitième édition, le festival convie quatre équipes sur le devant de la scène. Formés au Centre national des Arts du cirque de Châlons-en-Champagne, José Córdova et Julien Cramillet membres de la compagnie Ordinaire d’exception, dévoileront une étape de leur projet Anën mapu. Les comédiens de la compagnie l’Individu joueront Le Marin de Fernando Pessoa, tandis que se produira le groupe de pop folk Oli & Sam invité par L’Atelier de la Toupie, ainsi que l’inclassable Alfred Massaï présenté par l’association Madiba Dharma. De nombreux concerts dans les bars de la ville seront aussi l’occasion d’entendre d’autres voix. Par Florence Andoka

SEMAINE DES EMERGENCES, festival du 1er au 5 juin à Besançon www.besancon.fr

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Bibliothèque humaine 2014

Mise au vert Asian Dub Foundation

Pour tous les goûts La musique rapproche-t-elle les hommes ? C’est sur cette intention clairement affichée que se tient chaque année le festival Rencontres et Racines à Audincourt. La programmation qui entend « toucher un public multi générationnel, pluriethnique et de différents horizons sociaux ou géographiques » n’hésite pas à mêler les genres musicaux pour mieux satisfaire le plus grand nombre. Ainsi le rap humoristique de Soviet Suprem rencontre les sonorités hypnotiques d’Orange Blossom, les notes d’accordéon, des Hurlements d’Léo et Debout sur le Zinc, rejoignent les voix éclectiques d’Asian Dub Foundation. La musique reggae n’est pas oubliée et le mouvement rastafari sera incarné dans toute sa diversité lors de cette manifestation. On retrouve le groupe jamaïquain mythique Black Uhuru formé il y a plus de 40 ans ainsi que le martiniquais Yanis Odua. Naâman, rasta blanc qui emprunte son pseudonyme à un personnage de la Bible, représente la nouvelle garde et rompt avec les vibrations coutumières. Le festival, qui fêtait l’année dernière sa 25e édition, insère au coeur de sa programmation des formations musicales bien connues du grand public, comme cette année Yaël Naim et le groupe de pop Cats and Trees largement diffusé par les principales radios françaises. Pourtant face à ces vedettes médiatiques, le festival, par sa deuxième scène, offre également un espace à des groupes émergents qui peuvent espérer remporter le Prix découverte.

Pour profiter de l’approche de l’été, MA Scène Nationale propose un festival hors les murs pour finir sa programmation en beauté. La troisième édition de Green Days invite à rompre la lassitude des flux urbains. Sur une mise en scène de Cédric Orain, la cour Beurnier deviendra une bibliothèque humaine où chacun pourra selon son bon plaisir se laisser conter les histoires de son choix par des acteurs. Ce projet, fort de son succès l’an dernier, revient avec de nouvelles collections d’ouvrages, laissant une large place aux intrigues policières comme aux drames amoureux. Green Days est une manifestation qui croise les disciplines accueillant notamment la pièce Na rua, entre théâtre urbain et performance, imaginée par le metteur en scène portugais Miguel Moreira. D’étranges sphères colorées jalonneront ainsi l’espace public, permettant au visiteur, s’il y penche la tête, d’engager la discussion avec un performeur. Chaque soir des concerts se dérouleront dans le square Sponeck, où l’on pourra simplement goûter la douceur de juin, un verre à la main. D’autres actions sont programmées au-delà du centre-ville, puisque le parc du Près-la-Rose sera investi par les circassiens de la compagnie catalane Escarlata Circus. Durant ces quelques jours, Green Days se donne l’ambition de modifier les rythmes urbains pour mieux reconsidérer la ville d’un œil neuf. Par Florence Andoka

Par Florence Andoka - Photo : Umberto

RENCONTRES ET RACINES, festival les 26, 27, 28 juin à Audincourt www.rencontres-et-racines.audincourt.com

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GREEN DAYS, festival du 2 au 6 juin à MA Scène Nationale, à Montbéliard www.mascenenationale.com


L’INNOVATION AU CŒUR D’UN MOUVEMENT

55 rue du Pâturage 68200 Mulhouse

EXPOSITION 24 AVRIL 30 AOÛT 2015

03 89 32 48 50 - electropolis.edf.com

GÜNTER UMBERG

BERNARD FRIZE

17 mai > 4 octobre 2015

FONDATION FERNET-BRANCA 2 rue du Ballon - 68300 Saint-Louis

SAINT-LOUIS ALSACE www.fondationfernet-branca.org

Photo Alistair Overbruck pour G. Umberg et André Morin pour B. Frize


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Easy readers

The Great Work of the Metal Lover

Vie (rus) Le rapport au réel et au vivant n’est pas le seul lien entre l’art et la science. Les deux disciplines expriment la pensée par la technique et de nombreux physiciens se positionnent autant comme poètes créateurs que comme scientifiques. Sans science, point d’art. Pensons aux découvertes de Brunelleschi, aux célèbres travaux de Léonard de Vinci ou encore à l’industrialisation des pigments au XIXe siècle. Les trois artistes invités à l’espace Gantner, Paul Vanouse, Adam Brown et Tagny Duff manipulent la matière vivante. Virus, bactérie, peau, ADN, minéraux sont les matériaux de ces artistes réunis par Jens Hauser. Évolution très récente de l’art contemporain, le biotech, essentiellement représenté par Eduardo Kac, utilise principalement les ressources biotechnologiques. L’espace Gantner se transforme ainsi en laboratoire d’expérimentations où le spectateur peut voir de la matière se transformer en or grâce à des bactéries ou encore des plasmides bactériens donner des formes diverses à l’ADN. Fondé sur une approche empirique, l’activité est guidée par des critères esthétiques et renouvelle les questions entre art et science. Par Vanessa Schmitz-Grucker - Visuel : Adam Brown

SO3, ART, BIOLOGIE + (AL) CHIMIE, exposition du 11 avril au 25 juillet à l’Espace multimédia Gantner, à Bourogne www.espacemultimediagantner.cg90.net

La Foire du Livre de St Louis est décidément l’occasion de faire de belles découvertes avec la présence cette année de Jean Teulé pour son dernier roman au titre évocateur Héloïse, Ouille ! – ben oui, ça fait mal, Abélard en sait quelque chose ! –, le journaliste Olivier Guez qui s’interroge de manière malicieuse sur Qu’est-ce qu’être Juif aujourd’hui ? ou encore la sémillante Audrey Pulvar, parmi la foultitude d’auteurs qui font le bonheur des chasseurs de signatures. C’est au détour d’un petit éditeur, notamment en littérature jeunesse ou en poésie qu’il nous arrive souvent de trouver la perle insoupçonnée. Et comme Médiapop n’est pas en reste, le stand sera une nouvelle fois bien représenté, avec cette année encore, son lot de nouveautés, parmi lesquelles le nouvel ouvrage de la très séduisante Ayline Olukman, sobrement intitulé America. Trois ans après son Small Eternity, la jeune photographe – et plasticienne ! – livre un nouveau lot d’images glanées ici ou là lors de ses pérégrinations outre-Atlantique. Bien sûr, « l’Amérique est déjà quadrillée par l’image », comme nous l’explique Hélène Gaudy dans sa préface, invoquant Nan Goldin, Edward Hopper ou Wim Wenders, mais Ayline « sait aussi faire de sa trajectoire une route où l’on peut reconnaître nos propres marques, où l’on peut se perdre ». Par Emmanuel Abela - Photo : Ayline Olukman

LA FOIRE DU LIVRE DE SAINT LOUIS, 24, 25 et 26 avril, place de l’Hôtel de Ville, à Saint Louis www.foirelivre.com

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Jour 17 (18.6.6) installation, installation sonore (t:7h45), installation vidéo (live), 2014

ArtMulhouse Mush-Room, Phile Deprez

Création sans frontière Deuxième édition pour le festival Horizon et pourtant, sa programmation a déjà tout d’une grande. Par-delà les frontières et les conventions, l’événement initié par la Filature de Mulhouse poursuit son exploration de la création contemporaine transeuropéenne. Théâtre, danse, concert, exposition, conférences, rencontres, projection, dancefloor rythmeront ces dix jours riches en découvertes artistiques étonnantes, parfois même déroutantes. Dans la catégorie des inclassables, on retrouve l’opéra Bonne journée ! de la compagnie lituanienne Operomanija. Dix caissières y chantent en chœur leurs déboires quotidiens dans un brouhaha de supermarché. L’ambiance est tout aussi déjantée dans la chorégraphie Mush-Room des Belges de la Needcompany. Sur une bande-son composée par les mythiques Residents, les danseurs-comédiens s’adonnent à une transe organique libératrice. Côté théâtre, David Lescot donne voix aux souvenirs des derniers survivants du ghetto de Varsovie dans une création mémorielle et sans artifices. Le metteur en scène associé à la Filature a rencontré Paul Felenbok 76 ans et Wlodka Blit-Robertson 82 ans, puis confié à deux comédiens la parole de ces âmes innocentes au moment du génocide. Le festival Horizon nous réserve bien d’autres surprises, à chacun de s’y laisser porter, en élargissant ses propres perspectives.

Durant l’incontournable ArtBasel, la ville de Mulhouse vibre au diapason de la jeune création artistique. mulhouse 015, nouvel opus de la biennale de la jeune création, expose au Parc des expositions et dans les institutions associées de la ville, des œuvres d’artistes diplômés depuis moins de trois ans des écoles d’art françaises, ainsi que des écoles des pays frontaliers : Suisse, Belgique, Italie, et enfin de Prague, Bucarest, Kent et Monaco. Il est rare de trouver dans une ville un soutien aussi fort à une création jeune et exigeante, aux productions souvent expérimentales. L’entrecroisement d’expositions et d’installations dans l’espace public pousse par ailleurs à la rencontre impromptue de l’art tout comme des talents de demain. Le lauréat de mulhouse 012, Hoël Duret, présentera une exposition monographique au Musée des Beaux-arts, opéra plastique et design aux frontières du cinéma et de l’absurde. La friche DMC / Motoco accueillera, elle, la première Graffiti Art Fair, signe de l’implication de l’ensemble des partenaires à présenter les formes les plus actuelles de la création. La Filature, la Kunsthalle, le Musée du papier peint et certains Instituts français s’associent eux aussi à cette plateforme d’évènements créant une émulation certaine et affirmant plus que jamais Mulhouse comme une ville incontournable de l’espace transfrontalier. Par Alice Marquaille - Visuel : Jeannette Huss

Par Claire Tourdot

HORIZON, festival transeuropéen du 27 mai au 6 juin à la Filature, à Mulhouse www.lafilature.org

MULHOUSE 015, biennale d’Art contemporain du 13 au 16 juin à Mulhouse www.mulhouse.fr

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focus

L’instant présent

Les derniers seront les premiers

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Porter à la scène un roman dont la version cinématographique a marqué toute une génération n’est pas un exercice facile. En mettant de côté l’esthétique du film d’Alan Parker, Emmanuel Meirieu se recentre sur ce qui est à l’origine du succès planétaire de Birdy écrit par William Warthon en 1978 : l’histoire de l’amitié inaltérable entre deux hommes à la fin de la guerre du Viêtnam. Le premier, Birdy, est placé dans un hôpital psychiatrique à son retour du front. Enfermé dans son mutisme, il rêve de s’envoler tel un oiseau pour échapper à ses traumatismes. Le second, Al, est amoché physiquement par la violence des combats. Tant bien que mal, l’homme tente de faire ressurgir leurs souvenirs d’enfance, en ne s’arrêtant pas de parler, pour ramener Birdy vers le monde des hommes. « Épitaphe aux éternels perdants », l’adaptation d’Emmanuel Meirieu met l’accent sur la part de sublime qui existe en tout homme ordinaire accomplissant des actes extraordinaires. Par un jeu délibérément exagéré, les comédiens Loïc Varraut et Thibaut Roux restituent toute la puissance de cette sincère amitié. Le décor rougeoyant ajoute à l’atmosphère romanesque. Nous y sommes : les pages du roman de William Warthon se tournent sous nos yeux les unes après les autres et l’on retrouve avec plaisir l’amitié fulgurante de ces deux âmes fêlées.

Défenseurs de la création contemporaine, les Taps invitent depuis 2005 le meilleur de la jeune génération à partager sa vision du théâtre d’aujourd’hui. Cinq représentations, cinq auteurs, cinq univers singuliers : le festival Actuelles XVII favorise par son format les rencontres entre dramaturges, comédiens et spectateurs. Chaque soir, un comédien de la région de Strasbourg met en voix le texte d’un auteur dans des atmosphères sonores uniques et des mises en espace signées par les élèves de la Haute école des Arts du Rhin. À lui revient de choisir les acteurs qui l’accompagneront sur scène mais également quels musiciens – pianiste, bassiste, contrebassiste, guitariste ou clarinettiste – seront les mieux à même de révéler toute la puissance de ces jeunes écritures. Les textes inédits d’Olivier Sylvestre, Marc-Emmanuel Soriano, Ronan Cheneau, Julie Rossello, Simon Diard rythmeront les soirées de cette 10e édition. Après la lecture vient le temps du partage, agrémenté des « performances » culinaires de Benoît Gonce qui propose au public ses mets délicats inspirés des textes lus. Chacun est invité à s’exprimer au cours d’une discussion ouverte en présence de l’auteur, ce dernier découvrant souvent pour la première fois son texte sur scène. Un décloisonnement des genres qui laisse place au dialogue en toute convivialité !

Par Claire Tourdot - Photo : Pascal Chantier

Par Claire Tourdot - Photo : Raoul Gilibert

BIRDY, pièce de théâtre les 14 et 15 avril à la Comédie de l’Est, à Colmar www.comedie-est.com

ACTUELLES XVII, festival du 14 au 18 avril au Taps Laiterie, à Strasbourg www.taps.strasbourg.eu


so3

art, biologie + (al)chimie EXPOSITION DU 11 AVRIL AU 25 JUILLET 2015

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1, rue de la Varonne ■ 90 140 Bourogne 03 84 23 59 72 ■ lespace@cg90.fr WWW.ESPACEMULTIMEDIAGANTNER.CG90.NET Espace multimédia gantner

Entrée libre du mardi au samedi de 14 h à 18 h, et le jeudi de 14h à 20h

8E édition

la sEmainE dE la nouvEllE création

EspacE / scènE nationalE dE BEsançon Cirque

Anën mApu

du lundi 1Er au vEndrEdi 5 juin 2015 à bEsançon pEtit théâtrE dE la BouloiE PoP/folk

Oli & SAm

prEmièrE étapE dE création

Compagnie Ordinaire d’exception

Association L’Atelier de la Toupie

cdn BEsançon FranchE-comté ThéâTre

le mArin

la rodia

Cie l’Individu

présEntE “ExorcistEs dE stylE”

dE FErnando pEssoa

Et à 22h, concErts gratuits dans lEs bars dE la villE.

Chanson française

Alfred mASSAï Association Madiba Dharma

tariF uniQuE : 5€ www.bEsancon.Fr/ EmErgEncEs

En partenariat avec le Centre Dramatique National Besançon Franche- Comté, La Rodia-Scène de musiques actuelles, Les 2 Scènes - Scène nationale de Besançon et le service culturel du CROUS. Design graphique : Thomas Huot-Marchand

Dircom • avril 2015 ■ N° De liceNce : 2-1017942 - 3-1017943 ■ illustratioN © aNaëlle clot

commissariat : jeNs hauser

Trois artistes mettent en scène virus, bactéries et molécules d’ADN. L’Espace gantner se transforme en laboratoire le temps d’expériences mêlant art, biologie et (al)chimie.


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Stockholm syndrome

Télé-faunes Il y a quelque chose de l’ordre de la télépathie dans la musique des Fauns, ou peut-être de la méditation, difficile à dire. Ce qui est certain c’est que les musiciens de Bristol communiquent avec l’au-delà pour nous ramener des bribes de quiétude, de paysages apaisants incités par la voix aérienne d’Alison Garner et parfois troublée par quelques accents électriques, notamment sur leur dernier et second album Lights. Le calme après la tempête rock qui ne cesse de brasser des sons primitifs, hallucinatoires, électriques mais plus rarement doux et profond à la fois. Les guitares n’en font jamais trop, la voix est discrète, la batterie s’emballe parfois certes, mais sans doute pour mieux laisser à l’auditeur le luxe de se plonger dans cette douceur cotonneuse qui leur est si caractéristique. En live, l’expérience est d’autant plus sublimée que les membres du groupe semblent eux-mêmes emportés par un voyage appelant à l’introspection. Concentrés, les yeux souvent fermés. Au blog AMBY, ils confiaient justement : « Notre but est de provoquer une réponse émotionnelle chez le spectateur avec de belles chansons mélancoliques ». Pas de brusquerie, pas un geste de trop. Ils sont là ou peut-être plus haut. Dans une autre galaxie. Par Cécile Becker

THE FAUNS, concert le 23 avril à l’Auditorium du Musée d’Art moderne et contemporain, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

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Outre le Pelléas et Mélisande de Claude Debussy, Maurice Maeterlinck a également inspiré Ariane et Barbe-Bleue à Paul Dukas ; les deux opéras étant basés sur des pièces publiées par l’écrivain belge. Ariane, sixième épouse de Barbe-Bleue, arrive au château de ce dernier. Il lui confie sept clefs et lui interdit d’en utiliser une. Derrière six portes, se trouvent de rutilants trésors qui laissent Ariane de marbre. Seule compte pour elle la porte défendue, celle derrière laquelle sont séquestrées les cinq précédentes épouses de Barbe-Bleue. Derrière la porte : un souterrain. Ariane y découvre un groupe de femmes tapies dans l’ombre, terrorisées. Ignorant la peur, elle les invite à s’échapper avec elle. Mais elle ne peut rien contre l’emprise mentale de la soumission et de la servitude ; les premières épouses préférant rester auprès de leur geôlier, Ariane quitte seule le château et Barbe-Bleue. L’opéra de Paul Dukas trouve son origine dans le conte de Charles Perrault (dans lequel les précédentes femmes ont été assassinées), mais également dans les mythes d’Ariane et de Pandore. En 1910, trois ans après la création d’Ariane et Barbe-Bleue, Paul Dukas écrivit : « Personne ne veut être délivré. La délivrance coûte cher parce qu’elle est l’inconnu et que l’homme (et la femme) préférera toujours un esclavage familier à cette incertitude redoutable qui fait tout le poids du fardeau de la liberté ». Par Stéphanie Linsingh - Photo : Klara Beck

ARIANE ET BARBE-BLEUE, opéra les 26, 28, 30 avril, les 4 et 6 mai à l’Opéra national du Rhin, à Strasbourg et les 15 et 17 mai à la Filature, à Mulhouse www.operanationaldurhin.eu


Au fil de la vie

Clair, mais obscur Dans ses photographies noir et blanc à la composition rigoureuse, le Tchèque Ivan Pinkava délivre des portraits étranges d’hommes et d’objets. On y découvre de nombreuses inspirations et références, notamment des allusions aux peintures de la Renaissance, aux natures mortes, à la mythologie, ainsi qu’aux vanités… Des images radicales et maîtrisées qui paraissent objectives et froides mais distillent un malaise, un tourment, voire une détresse… En employant des techniques inaccoutumées, le photographe se plaît à mêler féminité et masculinité, ou encore luminosité et noirceur. Car l’on comprend bien que chaque image, chaque visage et chaque nature, n’est en fait qu’un objet, un artefact du présent, voire du quotidien, en instance de déchéance. Tout fascine dans cette exposition qui n’établit pas de distance entre le visiteur et les œuvres. Au contraire, la rigueur de son art nous incite à nous plonger plus en profondeur dans une œuvre qui nous interpelle : chaque image est un memento mori où Pinkava nous rappelle l’éphémère des choses et du monde, mais aussi, en multipliant les motifs ou les compositions empruntés à l’Histoire de l’art, à considérer le lien éternel entre le passé et le présent. Par Julie Martel - Photo : Ivan Pinkava

Aurélien Bory dévoile le corps de la prodigieuse danseuse japonaise – elle-même chorégraphe – Kaori Ito dans le cadre d’une scénographie intrigante où 5000 fils de nylon se rassemblent et forment un décor contemporain. Le corps de la danseuse s’apparente à une symphonie de mouvements plus étranges les uns que les autres, qui révèlent pourtant chacun un état : soumission, émancipation, bref des instants de vie dans ce qu’ils présentent de plus troublant. Un parcours qu’on suit à la frontière de l’installation et de la performance, de la chorégraphie et du théâtre. Avec cette femme-pantin virtuose, le metteur en scène se plaît à interpeller l’espace et la forme. Kaori Ito libère tout son être par la contorsion en un éventail de tourbillons et de cyclones corporels. À l’image d’une marionnette, on ne la quitte pas du regard, elle interprète la beauté de chaque geste selon un imaginaire délicieusement mis à l’épreuve. Au final, naît sous nos yeux une forme d’art nouvelle : une production féérique qui relèverait presque de l’irréel ! Par Julie Martel - Photo : Mario Del Curto

PLEXUS, spectacle les 9, 10 et 11 avril au TJP Grande scène, à Strasbourg www.tjp-strasbourg.com

YVAN PINKAVA, TRÔNES DÉLAISSÉES, exposition du 17 avril au 28 juin à Stimultania www.stimultania.org

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François Génot, Diedendorf, 2014 - Photo : Florian Tiedje

Le génie au quotidien

L’art à l’air 400 artistes et 200 ateliers nous attendent en Alsace sur deux week-ends pour pénétrer dans l’antichambre de la création dans le cadre de la 16e édition des Ateliers Ouverts. L’association Accélérateur de Particules rassemble des artistes qui s’essayent à toutes les techniques : peinture, céramique, aquarelle, installation, monotype, objet, verre, vidéo et volume. Associé à Central Vapeur, l’événement organise vernissage, happenings, démonstrations et visites guidées. La vocation des Ateliers Ouverts n’a pas changé : démocratiser l’accès à l’art contemporain et faire émerger de nouveaux talents. Les artistes présents sont à la disposition du public pour expliquer leurs démarches et leurs intentions. La recette du succès, en somme, puisque chaque année, les Ateliers Ouverts rassemblent plus de 30 000 curieux. L’illustration originale de l’événement impulsée en 2011 a été cette année confiée à Amina Bouajila. Ne manquez pas les affiches, les cartes postales et les sacs sérigraphiés pour l’occasion ; autant de pièces en édition limitée que vous ne regretterez pas ! Par Vanessa Schmitz-Grucker

ATELIERS OUVERTS, les 16, 17 et 23, 24 mai, vernissage 15 mai à 18h, Bastion 14, à Strasbourg www.ateliersouverts.net

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« Méfiez-vous des timides, ce sont eux qui mènent le monde ». Yves Saint Laurent a su prouver que malgré sa grande discrétion, le talent primait. Ce prince de la haute couture aux doigts de fée a toujours eu le goût très sûr ! Idées pointues et créations novatrices, tout est réuni pour un succès au sommet. Rares sont les photographes qui ont su l’approcher de près au travail. C’est pourquoi, les clichés de Pierre Boulat, photographe et journaliste au parcours d’exception, sont précieux. En effet, il a suivi le créateur tout au long de ses années chez Dior, puis au sein de sa maison de couture au côté de Pierre Bergé, notamment en 1961 à l’occasion d’un reportage qui a fait date. Confections de vêtements, préparations des défilés, tensions précédant l’événement, les images traduisent au mieux l’authentique visage Saint Laurent : un homme effacé, mais qui s’avère inébranlable de conviction dans sa création. Au fil des clichés, on le suit étape par étape : du dessin en passant par la création sur tissu, des essayages aux moments de doutes et de satisfaction. On s'immerge dans son univers comme si l’on se retrouvait au sein même de l’atelier. Un espace intime, auquel seuls les plus privilégiés ont accès. Une sensation de privilège donc qui participe de l’émotion d’ensemble, pour le plus grand plaisir des passionnés de couture et de photographie. Par Julie Martel

YVES SAINT LAURENT, NAISSANCE D’UNE LÉGENDE, exposition du 6 au 19 juin à l’Espace GeorgesSadoul, à Saint-Dié-des-Vosges www.saint-die.eu


D’August Strindberg Mise en scène : Nils Öhlund Traduction et adaptation : Clémence Hérout et Nils Öhlund Scénographie et costumes : Laurianne Scimemi Avec : Carolina Pecheny Jessica Vedel Fred Cacheux Comédie De l’Est Centre dramatique national d’Alsace 68027 Colmar Direction : Guy Pierre Couleau comedie-est.com Réservation : 03 89 24 31 78


Marivaudage moderne

Keep the dog À plus de 60 ans, le compositeur américain Marc Ribot n’a pas l’intention de se ranger, ni de gagner en sagesse. Bien au contraire. Celui qu’on a croisé au côté de Tom Waits, Caetano Veloso, John Zorn ou Alain Bashung, continue d’explorer les possibilités de son instrument, la guitare, bien au-delà des limites généralement admises. En réactivant son trio Ceramic Dogs – un projet initié en 2008 avec un premier album, Party Intellectuals –, il prouve si besoin était qu’il reste un esprit ouvert sur les musiques de son temps, que celles-ci soient d’inspiration blues, funk, hip-hop, voire ethnique, avec un sens de l’humour qui n’a rien à envier aux grands Beastie Boys eux-mêmes. C’est sans doute là sa manière à lui de railler notre culture patchwork, faite d’éléments fragmentés dont la cohérence reste diffuse. Et en même temps, bien au-delà de ce zapping musical un brin moqueur, il résulte une musique-collage, rythmée et jouée fort, qui s’appuie sur une immédiateté troublante à l’image sans doute de ce que proposait John Zorn dans les années 80 dans ses concerts performances où chaque musicien demandait à interpréter sa partition avec de petites pancartes – un beau souvenir à Vandœuvre en 1986 ! Il y a sans doute une réminiscence de cette expérience-là chez Marc Ribot qui raconte quelque chose de la musique d’aujourd’hui : rapide, instantanée, porteuse de sentiments éphémères mais qui finissent par s’inscrire malgré tout en nous ! Par Emmanuel Abela - Photo : Barbara Rigon Three

MARC RIBOT’S CERAMIC DOG, concert le 24 mai à la salle des fêtes de Vandœuvre-lès-Nancy (dans le cadre de Musique Action 2015) centremalraux.com

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Julia Vidit met en scène avec Illusions un texte inédit en France d’Ivan Viripaev, étoile montante de la dramaturgie russe. Quatre narrateurs trentenaires sont sur scène, relatant et jouant de modernes jeux de l’amour et du hasard, vécus par quatre personnages aujourd’hui disparus ; tous se livrent à un chassé-croisé amoureux qui interroge le désir, les certitudes liées au couple, sa réalité, sa vérité, nous renvoyant par les multiples équations de narrateurs/ auteurs/acteurs aux chemins empruntés, seuls, à deux, à quatre. C’est un texte vertigineux, plein de chaussetrappes, que met en scène Julia Vidit, où le quatuor se joue de nos attentes et de nos représentations. Entre réalité et fiction, vécu et fantasme, l’amour semble ici constituer avant tout un matériau de choix pour nous lancer en plein cœur d’un cosmos vacillant, le nôtre, et pour poser la question de la lucidité, de l’illusion, sur les planches et dans les méandres de nos propres expériences. Les protagonistes malicieux d’Illusions n’aiment rien tant que nous perdre, cultivant dans une langue fluide humour et ironie, ajoutant des degrés, démontant des niveaux, sans cesse, au sein de ce grand huit théâtral. Par Benjamin Bottemer

ILLUSIONS, pièce de théâtre du 7 au 9 avril au Théâtre de la Manufacture, à Nancy Rencontre avec Julia Vidit et les comédiens à l’issue de la représentation du 9 avril www.theatre-manufacture.fr


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La Venise des morts

En accueillant la collection d’art graphique de Vincent Perrottet, la galerie Poirel placarde à tout va : ce ne sont pas moins de 450 affiches que vous pourrez découvrir sur ses murs immaculés, réalisées par une centaine de graphistes français, britanniques, américains, japonais, allemands, polonais... Une sélection drastique effectuée au sein de la vaste collection réunie par le graphiste Vincent Perrottet depuis ses débuts en 1982. L’exposition Regarder, une collection graphique d’art contemporain ne se veut pas un parcours didactique au sein de l’univers du graphisme, mais souhaite, comme l’indique son sous-titre, souligner l’inventivité et la dimension artistique d’une pratique qui s’inscrit peu à peu dans l’histoire de l’art. Ces réalisations issues de commandes d’institutions publiques et privées, qui s’étalent sous nos yeux dans l’espace public, investissent donc la galerie Poirel aux côtés d’une série d’objets d’édition. Scénographiée par périodes et par pays, Regarder met en évidence le foisonnement des formes et des couleurs, les écritures singulières et novatrices d’un graphisme en dialogue constant avec la culture populaire et les mouvements artistiques. Plusieurs conférences seront proposées dans le cadre de l’exposition, ainsi que des visites, ateliers et stages artistiques destinés aux adolescents.

Quelle est la part de rêve ? Et celle de réalité ? Le succès de La Ville morte de Erich Wolfgang Korngold tient peut-être au flou et à la ténuité de la frontière qui les sépare. Avant le XXe siècle, il était rare que l’on place les songes à l’avant-scène. Audacieux, le jeune Korngold relève le défi en 1920. Il n’a que 23 ans et c’est déjà son troisième opéra. Fils d’un éminent critique musical, il est porté aux nues dès son plus jeune âge par Gustav Mahler et Richard Strauss. Pour La Ville morte, il s’inspire de Bruges-la-Morte, roman du symboliste belge George Rodenbach. Paul, veuf inconsolable, se pâme de douleur dans le souvenir de son épouse perdue. D’elle, il a conservé un portrait et une mèche de cheveux. Réfugié dans la ville morne de Bruges, métaphore de la défunte, il y croise une inconnue qui lui rappelle son amour passé. Paul fantasme alors une liaison ; il tente de faire ressembler la frivole Marietta à Marie, la disparue. Mais la ressemblance ne trompe pas son chagrin et, dans un élan de fureur, il finit par étrangler l’une avec la chevelure de l’autre : « Maintenant, c’est tout à fait Marie ! ». Le metteur en scène Philipp Himmelmann a pris possession de cet opéra au thème novateur et a imaginé un monde théâtral fragmenté pour le représenter. Le décor reflète ainsi la diversité de points de vue des personnages et rend compte des visions qui se troublent et se perdent.

Par Benjamin Bottemer - Visuel : Hennig Wagenbreth

Par Stéphanie Linsingh - Photo : Jef Rabillon

REGARDER, UNE COLLECTION GRAPHIQUE D’ART CONTEMPORAIN, exposition du 10 avril au 6 septembre à la galerie Poirel, à Nancy www.poirel.nancy.fr

LA VILLE MORTE, opéra les 21, 24, 26, 28 et 30 avril à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy www.opera-national-lorraine.fr

Sorties du placard

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Roberto Saviano – © C. Hélie /Gallimard

De mauvaises fréquentations

Le rythme dans la peau Pour les chorégraphes, la musique est l’architecture de toute œuvre : elle structure les temps, les espaces et apporte un cadre capable de porter haut les pas des danseurs. Cet équilibre instantané entre forces créatrices est au cœur des soirées Livexperience initiées par le Ballet de Lorraine. Y seront présentées trois pièces aux univers distincts avec pour seule constante, l’excellence de l’accompagnement musicale. Dans leur dernière production, Cecilia Bengolea et François Chaignaud s’engouffrent au plus profond du labyrinthe mélodique d’Another Look at Harmony composé par Philipp Glass. Les lauréats du prix de la révélation chorégraphique de la critique en 2009 ne manqueront pas d’étonner par leur interprétation personnelle de cette œuvre musicale fondatrice pour la création contemporaine. Méandres et enchevêtrements participent également aux recherches chorégraphiques de William Forsythe. Duo fait son entrée au répertoire du ballet du CCN – Ballet de Lorraine accompagnée par la musique de Thom Willems. Aiguilles d’une horloge détraquée, deux danseurs tournoient dans le clair-obscur d’un espace scénique restreint, revenant sans cesse aux origines de leurs mouvements. Enfin, la musique de Jean-Sébastien Bach inspire à Forsythe une pièce « suspendue ». La temporalité déconstruite de Steptext engage les performeurs dans une quête qui semble inachevable. Par Claire Tourdot - Photo : Laurent Philippe

LIVEXPERIENCE, spectacle de danse les 12, 13 et 14 mai à l’Opéra national de Lorraine, à Nancy www.ballet-de-lorraine.eu

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Le festival de littérature et de journalisme de la capitale mosellane se rebaptise à nouveau : appelez-le désormais Le Livre à Metz. Quelque 200 invités, artistes, auteurs et journalistes seront présents pour cette édition 2015 sur le thème « Mauvais genre » : celui des engagés, comme Roberto Saviano, qui sera virtuellement présent pour un échange avec le public, Florence Aubenas, Sorj Chalandon ou Lydie Salvayre, qui se prêteront également au jeu des entretiens. Celui des irrévérencieux comme Frédéric Beigbeder, invité d’honneur du festival, ou l’équipe du magazine Fluide Glacial, qui fêtera ses 40 ans à Metz avec plusieurs expositions et rencontres ainsi qu’un concert dessiné en présence d’une armée de dessinateurs. À noter l’exposition exceptionnelle à la librairie Hisler BD d’une vingtaine d’originaux de Christian Binet, l’auteur des incomparables Bidochon. La thématique du festival se prolongera à travers une série de tables rondes aux titres évocateurs : « L’expression de notre liberté », « Mauvais garçons / Mauvaises filles » ou encore « Subversifs ! ». Cellesci émailleront les dédicaces, les lectures, les animations et les divers rendez-vous aux abords de la place de la République, à l’Arsenal, au FRAC Lorraine, aux Trinitaires, à l’École supérieure d’Art de Lorraine, dans les librairies, les bars, et dans les rues de la ville quatre jours durant. Par Benjamin Bottemer

LE LIVRE À METZ, LITTERATURE ET JOURNALISME, festival du 9 au 12 avril, place de la République et partout à Metz www.lelivreametz.com


photographies : Nicholas Nixon, Brown Sisters, 1975, 1995, 2014, coll. Fondation Mapfre © Nicholas Nixon, avec l’aimable autorisation de la galerie Fraenkel, San Francisco / graphisme : Thierry Saillard, MBAA

musée du temps besançon

exposition 21/02 > 10/05/2015 PHOTOGRAPHIES DE Nicholas nixon

les sŒurs brown 1975>2014 COLLECTION FUNDACIÓN MAPFRE

FESTIVAL

04.05.2015 — 25.05.2015

mu   si que   a  cti   on PRAAG \ MUTANTS MAHA \ HOBOKEN DIVISION \ LAURENT CHARLES \ RAW DEATH \ 1000 POSTURES DE DANSE \ MATHIEU CHAMAGNE \ MARIE MARFAING \ JUDITH DEPAULE \ ENSEMBLE NOMOS \ LA VOIX DE SON MAÎTRE \ ((OW-AO))#3 \ BARRE PHILLIPS \ QUINTETTE GUSTATORI \ ROSETTE \ MARC RIBOT \ JEAN-CHRISTOPHE CAMPS \ HERVÉ BIROLINI \ CIE ROLAND FURIEUX \ TRIO BRUCH \ CHAIR \ OLIVER LAKE \ LES MASSIFS DE FLEURS \ AZÉOTROPES \ OLIVIA GRANDVILLE \ HEIDI BROUZENG \ ÉMILIE WEBER \ VÉRONIQUE MOUGIN \ ENSEMBLE ULTIM’ASONATA \ KRUPUK \ ENSEMBLE XXI.N \ EPO \ TIMEART ENSEMBLE \ JEAN-LÉON PALLANDRE \ ...

www.musiqueaction.com LICENCES : 540-249/250/251 ‒ DESIGN GRAPHIQUE : STUDIO PUNKAT PHOTO : ERIC ISSELEE / SHUTTERSTOCK.COM


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Danse 8-beat

L’enfant prodige Son premier opus, Handmade, avait fait sensation en 2010 et lui avait valu une Victoire de la musique ainsi que le prix Constantin. Depuis, Hindi Zahra s’était faite plus discrète sur la scène musicale – elle a fait ses débuts en tant qu’actrice dans le dernier Fatih Akin, The Cut –, mais la chanteuse marocaine a préparé son retour. On la redécouvre aujourd’hui plus éclatante que jamais, s’inspirant de ses origines berbères pour rythmer des ballades folk et blues qu’elle teinte d’une touche latino. Son timbre est chaud et enivrant, il invite au voyage avec une musique métissée qui tend à briser les frontières culturelles. Serge Gainsbourg, Ella Fitzgerald ou même Stevie Wonder, parmi ses inspirations, lui suggèrent d’autres voies, entre soul et pop, comme en témoigne son nouveau single Any Story, qui semble lui ouvrir un public plus large encore. On le sait, la jeune femme est volontaire. Elle chemine de manière raisonnée, sans oublier ni qui elle est, ni d’où elle vient. Issue d’une famille d’artistes, elle puise dans son propre parcours de quoi s’affirmer sans jamais négliger cette part de poésie qu’elle explore avec un naturel déconcertant. Il va sans dire que son retour illumine le printemps. La joie de la retrouver se situe au niveau de notre belle attente. Par Julie Martel

HINDI ZAHRA, concert le 29 avril à la Souris Verte, à Épinal et le 30 avril à la Bam, à Metz www.lasourisverte-epinal.fr + www.trinitaires-bam.fr

Empruntant les codes de la danse contemporaine, du cirque et du hip-hop, Pixel, le ballet de Mourad Merzouki allie énergie, agilité et poésie. Grâce aux projections lumineuses de Claire Bardainne et Adrien Mondot, le chorégraphe a pu trouver une nouvelle façon d’appréhender le mouvement. Dans le premier tableau, des particules numériques de lumière émanent de bougies posées au sol. Un danseur meut ces projections lumineuses par ses gestes. Plus tard, les sauts d’autres danseurs de la Compagnie Käfig perforeront un tapis de pixels ; un mur de diodes s’effritera à leur passage. Une prouesse technique qui tient presque de la magie. La recherche de l’illusion est commune au hip-hop et au travail de la Compagnie Adrien M / Claire B. Que cela soit via le corps et ses mouvements ou par le biais d’une projection interactive, la réalité et l’espace sont altérés, l’univers de synthèse et le tangible entremêlés. « Notre rapport à l’image est celui du trompe-l’œil, analysent Claire Bardainne et Adrien Mondot, nous cherchons à transformer la perception, à brouiller les pistes du vrai et du faux. Et c’est également la recherche que mène le danseur, notamment dans le hip-hop avec son corps : des bras qui bougent comme s’ils étaient liquides, ou au contraire automatisés, des ralentissements et des accélérations, des effets de marche arrière. » Après une première en novembre 2014 à la Maison des Arts de Créteil, Pixel est en tournée pour plusieurs dates et passera par l’Est, à l’occasion du festival hip-hop East Block Party. Par Stéphanie Linsingh - Photo : Gilles Aguilar

PIXEL, spectacle de danse le 9 mai à l’Arsenal, à Metz www.arsenal-metz.fr

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14.03 24.05.15 du :

Julian Charrière / Tue Greenfort / Hanna Husberg François Génot / Fabien Giraud et Raphaël Siboni Anaïs Tondeur / Toril Johannessen / Gianni Motti

avec :

au :

www.ceaac.org

Centre européen d’actions artistiques contemporaines

Nouveau cycle :

Think global, act local

Commissaires invités : Lauranne Germond & Loic Fel, COAL

Systémique

Mer — Dim : 14h > 18h

Centre d'art : 7 rue de l’Abreuvoir, 67000 Strasbourg

MaR 19 → ven 22 Mai 2015 20h30

MeR 20 → ven 22 Mai 2015 20h30

caveau du scala

TaPs laiTeRie

De Serge Valletti Christian Bourgeois Editeur De Serge Valletti Edition L’Atalante Mise en scène Etienne Pommeret Théâtre tout terrain, Colmar

Mise en scène Marie-Anne Jamaux, Dominique Jacquot Compagnie Est-Ouest théâtre, Strasbourg

GRAPHISME HORSTAXE.FR

www.taps.strasbourg.eu tél. 03 88 34 10 36

Théâtre actuel et Public de Strasbourg

VISUEL : © TUE GREENFORT TG/P 97/00 — Milk demonstra tion, 2014


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Danse macabre

Get Up D’année en année, le festival Like a Jazz Machine renforce une bien jolie programmation qui fait le lien entre les grandes figures du jazz et les petits nouveaux qui se bousculent (gentiment) au portillon. Quelques temps forts lors de cette nouvelle édition, la présence du clarinettiste Michel Portal bien sûr, avec Vincent Peirani à l’accordéon et Emile Parisien au saxo soprano, un trio qui ré-invente le bal musette et le folklore populaire, un peu comme si Nino Rota s’était un jour adonné au free ; le projet Wasteland d’Antoine Berjeaut, en compagnie du slammeur Mike Ladd, en narrateur d’un récit jazz 50’s noir très noir, pour une belle plongée en mélancolie à la manière d’un certain John Lurie ; l’éternel Rabih Abou-Kalil qui vient une fois de plus confronter son oud, le luth traditionnel arabe, à des instruments occidentaux, en l’occurrence l’accordéon de Luciano Biondini pour un mélange des genres, magistralement rythmé à la batterie et aux percussions par le subtil Jarrod Cagwin ; ou encore, Maceo Parker qui vient clôturer cette édition placée sous le signe de la couleur et du groove en maître du funk. À n’en pas douter, l’ancien saxophoniste de James Brown – petit clin d’œil au nom du festival ! –, George Clinton ou Bootsy Collins mettra le feu au dancefloor comme il en a le secret. Une manière de signifier si besoin était que le jazz s’adresse autant à l’esprit qu’au corps, qu’il reste une musique festive, vibrante, vivante, et surtout extrêmement populaire. Décidément, une belle édition en perspective ! Par Emmanuel Abela - Photo : Tino

LIKE A JAZZ MACHINE, festival du 14 au 17 mai au centre culturel Opderschmelz, à Dudelange (Luxembourg) www.jazzmachine.lu

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Pour parler de leur danse, Emio Greco et Pieter C. Sholten aiment utiliser le terme d’« extrémalisme ». La rencontre de ces deux génies de la scène dans les années 90 a donné naissance à une œuvre puissante, mêlant rigueur classique et recherche post-moderne. Aujourd’hui à la tête de la direction artistique du Centre chorégraphique de Marseille, le chorégraphe italien et le metteur en scène hollandais perpétuent leur travail sur le corps. Les années qui s’écoulent entre 2006 et 2010 marquent ainsi pour eux l’exploration de la Divine Comédie de Dante. Alors qu’Hell, Purgatorio et you PARA/DISO dénonçaient les déviances de nos sociétés modernes, Commedia s’amuse au contraire des péchés mortels sur un ton plus léger. Sept danseurs y incarnent les sept jours de la semaine mais également sept personnalités types : manipulateur, moqueur, mégalomane, etc. Tous se rejoignent au centre d’une piste de cirque, entraînés par un mystérieux maître de cérémonie, pour y jouer la fugacité de l’existence. Pièce à haute teneur théâtrale, Commedia écorne avec humour les comportements humains. Affublés de costumes clownesques, nez rouge et justaucorps à paillettes, les danseurs n’en sont pas moins brillants dans leurs gestes, perpétuant la signature unique de la Emio Greco PC Dance Company. Par Claire Tourdot - Photo : Viola Berlanda

COMMEDIA, spectacle de danse le 30 avril au Carreau, à Forbach www.carreau-forbach.com


THÉÂTRE DE SARTROUVILLE / CDN DES YVELINES / SYLVAIN MAURICE

CYCLE DURAS CRÉATION / COPRODUCTION TJP PS

10+

50’

HISTOIRE D’ERNESTO TJP PETITE SCÈNE / 1 RUE DU PONT SAINT-MARTIN / STRASBOURG

JEU 23 AVRIL / 14H30 / 20H30 & VEN 24 AVRIL / 14H30

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13+

80’

LA PLUIE D’ÉTÉ TJP GRANDE SCÈNE / 7 RUE DES BALAYEURS / STRASBOURG

VEN 24 AVRIL / 20H30 & SAM 25 AVRIL / 20H30 DÉCOUVREZ LES 2 SPECTACLES DU CYCLE DURAS, LE SECOND EST À 8 € OU 6 € (-26 ANS)

RENSEIGNEMENTS & RÉSERVATIONS TJP / 1 rue du Pont Saint-Martin / Strasbourg 03 88 35 70 10 / reservation@tjp-strasbourg.com BILLETTERIE EN LIGNE / billetterie.tjp-strasbourg.com www.tjp-strasbourg.com PHOTO © ERNESTO CARECCHIO / LE TJP, CENTRE EUROPÉEN DE CRÉATION ARTISTIQUE POUR LES ARTS DE LA MARIONNETTE CONTEMPORAINE, EST SUBVENTIONNÉ PAR LA VILLE DE STRASBOURG, LE MINISTÈRE DE LA CULTURE ET DE LA COMMUNICATION (DRAC ALSACE), LA RÉGION ALSACE & LE CONSEIL GÉNÉRAL DU BAS-RHIN.


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Une balade d’art contemporain Par Sandrine Wymann et Bearboz

Jorge Macchi / Spectrum Jusqu’au 10 mai au 19 à Montbéliard (ouvert du mardi au samedi de 14h à 18h, le dimanche de 15h à 18h, entrée libre) le19crac.com 41


RODAFONIO

HUMAINE INSOLITE RACONTER TROISIÈME

PALPITANT BAL IMAGINAIRE TOUR

SPHÈRES CURIOSITÉ ÉPHÉMÈRE MINI

ÉRUPTION

ORIGINAL


Sophie Alour

Rencontres

26.02 Théâtre de la Manufacture Nancy

Par Benjamin Bottemer Photo : Arno Paul

Elle fait partie des femmes qui comptent dans la jazzosphère hexagonale : après avoir abordé le jazz en autodidacte, adoptant son instrument de prédilection à l’écoute de Miles Davis, la saxophoniste Sophie Alour conquiert les cœurs du public à travers une discographie bâtie autour d’une envie perpétuelle de diversité, une liberté qu’elle saisit avec la volonté de ne jamais s’enfermer dans le moindre carcan. « J’ai l’impression que les autres musiciens de mon entourage ne sont pas aussi versatiles que moi, remarque-t-elle. Lorsque je trouve quelque chose qui me plaît, j’aime tout de suite aller voir ailleurs. » De cette versatilité assumée, qui dénote surtout une approche ludique et passionnée du jazz, naîtra en 2005 Insulaire, au côté d’une formation soudée par des années de route, puis Uncaged, album s’aventurant sur un versant rock après l’écoute prolongée de Radiohead. « Aujourd’hui, tout le monde s’est engouffré dans cette esthétique-là ; du coup, je n’ai plus envie de suivre cette direction » explique Sophie Alour. C’est le cas dès son album suivant, Opus 3, où elle opère un retour au jazz, avant de signer La Géographie des rêves, qu’elle définit comme un « manifeste », appelant de ses vœux un rejet du formatage. Shaker, sorti l’an dernier, mêle son jazz mutin au funk des années 60, y faisant sonner la batterie de Frédéric Pasqua et l’orgue Hammond de Frédéric Nardin,

rappelant son association depuis 2004, au sein du Lady Quartet avec une légende de cet instrument : Rhoda Scott. « Je cherche toujours à aborder la musique avec fraîcheur, et ce n’est pas simple, c’est l’objet d’une recherche permanente pour moi, précise Sophie Alour. J’adore faire des infidélités au jazz : c’est ainsi que je mesure l’amour que j’ai pour cette musique. » Elle apprécie toujours jouer des standards de Stan Getz, John Coltrane, Sonny Rollins « comme lorsque j’avais 15 ans ! » tout en cherchant une nouvelle voie : elle a au moins trois projets qu’elle songe à concrétiser. « Je ne sais pas lequel va l’emporter... Après avoir enregistré un album, je suis dans un état d’esprit étrange : j’écris quelque chose de totalement différent, que j’abandonne aussitôt. Mais je pense que quand on aime, c’est normal et même positif d’être ballotté d’une chose à une autre. » Son seul regret peut-être : s’être définitivement résignée à ne pas tenter l’aventure du chant. « Rien n’est comparable au chant auprès du public : il est happé par la voix, par les mots... c’est ce que j’essaye de reproduire avec mon instrument. » Musicienne à l’esprit vagabond, Sophie Alour ne se pose, par sa voix ou celle de son saxophone, que lorsque vient le moment d’affirmer sa passion et son goût pour une approche décomplexée du jazz, où les mots « amour » et « plaisir » affleurent sans cesse.

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Serge July 27.02

Librairie Kléber

Strasbourg

Par Philippe Schweyer Photo : Éric Antoine

Êtes-vous d’accord pour parler de Libé ? Oui, mais je ne parle pas du Libération d’aujourd’hui. Je suis très content que le journal existe toujours. C’est une des raisons pour lesquelles je me refuse à commenter quoi que ce soit. J’étais là pendant 33 ans. C’est très long. Peut-être même que c’est trop long. Je ne veux pas leur compliquer la vie d’une manière ou d’une autre. Elle est déjà assez compliquée, ne serait-ce que pour des questions financières. Libération est un média évidemment très bousculé par la révolution numérique. Aviez-vous l’ambition dès 1973 de faire un grand journal toujours là en 2015 ? On m’aurait dit qu’il existerait toujours 40 ans après, j’aurais eu du mal à le croire tant la gestation a été chaotique. On aurait pu à de nombreuses occasions soit sombrer soit déraper, mais on avait envie de faire un journal. En 72-73, on est dans le contexte post-68. L’année 1972 est importante, Pierre Overney meurt devant les usines Renault, c’est l’année de la fin du gauchisme politique et le gauchisme culturel est ce qui va dominer. Si Libération s’était créé en 1969, ça aurait sans doute été une entreprise absolument impossible. Elle est devenue possible. Il y avait Sartre, facteur très important, mais il y avait aussi la fin du gauchisme qui empêchait qu’on soit dans des logiques groupusculaires. Ça facilitait les choses. 68 a remué en profondeur la société française. Il y avait une aspiration à une information qui porte sur ce en quoi la société était transformée, sur les mouvements sociaux et culturels qui se développaient dans tous les sens. La presse, le système d’information post-68 ne se transforme pas immédiatement pour en tenir compte. Au mieux, il y avait la colonne que faisait Le Monde, mais son intitulé « Agitation » et sa forme traduisaient le fait que ce n’était pas pris au sérieux. Il y avait un petit côté psychiatrique, mais ça avait le mérite d’exister. Dans les autres journaux, les soixante-huitards étaient considérés comme des voyous. Libération a été créé et a pu vivre parce que les journaux refusaient de parler d’une autre actualité qui était surtout nationale. Cette autre actualité était symbolisée par ce remue-ménage de la société française : des valeurs plutôt libertaires, une contestation de l’autorité qui recherchait un autre type d’autorité, la libération des femmes, la question de l’homosexualité, le syndicat de la magistrature, les problèmes de santé… Il y avait énormément de choses qui se passaient dans la société française et dont le reflet était inexistant dans le système de presse. Si

Le Monde ou un autre journal s'était attaqué à ça, on aurait sans doute eu des difficultés à naître. Libération est-il devenu un quotidien dès le 22 mai 1973 ? Oui, on est arrivés à un moment où toute la presse quotidienne en France était au plomb. Il fallait des centaines d’ouvriers pour fabriquer un journal. On a développé dans la presse quotidienne d’information la technologie de « Compugraphic » : des machines à écrire canadiennes dotées d’un faisceau lumineux qui passait à toute vitesse sur une police de caractères. Le filet lumineux permettait d’imprimer les lettres sur un papier photographique. C’était une technologie formidable. Je me souviens qu’au début on avait deux machines qui coûtaient 10 000 dollars. Quiconque voulait faire un quotidien en France se disait que c’était impossible, qu’il fallait embaucher 500 ou 600 ouvriers et que les machines représentaient un investissement colossal. On est arrivés au moment où est apparue cette nouvelle technologie. Y avait-il des techniciens dans l’équipe de départ ? Libération a été rendu possible parce qu’il y a des gens qui se sont passionnés pour les questions technologiques. L’un d’eux était pronostiqueur hippique à Paris Jour, un grand quotidien qui vendait entre 300 000 et 400 000 exemplaires. Il y a eu une grève des journalistes pour une augmentation et la propriétaire du journal a préféré le fermer plutôt que d’avaliser l’augmentation. On avait soutenu cette grève, ce qui explique que les équipes de Paris Jour s’intéressaient beaucoup à notre projet de quotidien. Le pronostiqueur hippique nous a rejoint. On a foncé sur cette technologie. Le deuxième facteur technologique qui a joué un rôle, c’est l’offset qui était utilisé dans les imprimeries de labeur pour faire des catalogues, mais n’était pas utilisé par les imprimeries de presse. Le labeur n’était pas sous le contrôle du syndicat du livre, contrairement aux imprimeries de presse. On a choisi l’offset parce qu’au départ on avait un petit tirage. Pendant longtemps, on vendait 8 ou 10 000 exemplaires donc le tirage était peut-être de 20 000 ou 30 000. Puis Libération s’est mis à vendre 30 000 et le tirage est passé à 45 000. Y avait-il du capital au départ ? Il n’y avait pas de capital. Libération s’est fait par souscription. Cette souscription a été facilitée par le fait que les lecteurs attendaient un journal comme celuilà. D’une certaine manière, les lecteurs préexistaient au journal lui-même. À l’époque, les gens étaient très militants. Il y a des gens qui ont donné leur héritage. Il y en a d’autres qui donnaient une partie de leur salaire. L’esprit post-68 a joué un rôle important. Des comités Libération se sont créés. Il s’agissait souvent des comités d’action de Mai 68 qui avaient traversé le gauchisme sans forcément adhérer à un groupe ou à un autre et qui se sont reformés, parfois parce que les gens étaient impliqués dans le MLAC (Mouvement

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— L’histoire de Libération, c’est soit ça réussit et on continue, soit ça ne marche pas et il faut tout de suite s’arrêter pour ne pas couler. — pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception) ou dans les prisons ou la justice. Très rapidement il y a eu 500 comités dans toute la France qui se sont mobilisés pour appeler les gens à souscrire. Un autre journal s’est créé comme ça et existe toujours, c’est Le Canard Enchaîné. Ce n’était pas à la hauteur des souscriptions que l’on connaît aujourd’hui à Charlie Hebdo, mais malgré tout, ça nous a permis d’exister. Au départ, tout le monde était payé la même chose ? Oui, presque jusqu’en 1981. Libération a démarré comme une coopérative ouvrière. Les années 73-81 ont permis d’explorer plein de choses. Aviez-vous des modèles à cette époque ? Il y a eu une part d’invention. On était très admiratif du New York Times, surtout dans la deuxième partie des années 70, mais aussi de Rolling Stone et du Village Voice qui était un journal formidable créé entre autres par Norman Mailer. On s’inspirait de beaucoup de choses qui venaient de la presse alternative qu’on appelait la free press, née dans les universités américaines au milieu des années 60. Dans les années 70, la free press diffusait 10 millions d’exemplaires à travers le monde. C’était une presse très flashy grâce au mélange des encres que permettait l’offset. La free press a apporté beaucoup de choses, notamment en terme d’objectivité. Que ce soit « j’ai fumé du hash », « je me suis fait avorter » ou « j’ai passé quinze jours en prison », tout était raconté à travers une expérience. Si la free press a inspiré le New journalism aux États-Unis, elle a aussi eu une influence dans la presse française. Libération a eu des ancêtres immédiats comme les deux quotidiens publiés pendant Mai 68, Action et Pavé. Toute l’équipe de Hara-Kiri est allée travailler dans ces journaux et c’est à la suite de leur succès que Cavanna a eu l’idée de faire Charlie Hebdo. D’une certaine manière, Libération est aussi l’enfant de ces deux quotidiens, puisque certains journalistes y ont fait leurs classes. Ces journaux avaient-ils le même format que Libé ? Oui, c’est ce que l’on appelle un format tabloïd. Le tabloïd, c’est la moitié du grand format. Le grand format, c’était Le Figaro. Aujourd’hui Le Figaro, Les

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Échos ou Le Monde ont un format qu’on appelle berlinois qui est la seule chose qui reste de l’expérience est-allemande. C’est plus petit que le grand format avec lequel vous risquez de mourir étouffé quand vous essayez de l’ouvrir dans les transports ! Le format tabloïd se rapproche du format magazine. Oui, tout à fait. Il permet de faire des mises en pages intéressantes et d’utiliser la photo de manière très particulière. On était très contents de ce format. Lorsque l’on a eu des problèmes d’imprimerie, on a étudié la possibilité d’imprimer Libération avec d’autres journaux. J’y ai passé un temps considérable, ça a été cauchemardesque, mais on n’a jamais voulu changer de format. C’est un format à la fois très identitaire et très pratique. Le 21 février 1981, c’est vous qui décidez d’arrêter le journal pour repartir de plus belle. Qu’aviez-vous en tête à ce moment-là ? On était plusieurs, je n’étais pas tout seul à avoir en tête un type de journal dans lequel le reportage et l’enquête seraient dominants. Ce n’était pas le cas entre 1973 et 1981 ? Non, il y avait des sédimentions qui dataient de la période post-68. On voulait que le quotidien garde son positionnement libertaire, mais soit surtout fait d’enquêtes et de reportages. L’arrivée de Christian Caujolle date-t-elle de ce moment-là ? Caujolle était pigiste avant 81. Il faisait une chronique photo. En 81, je lui ai demandé de prendre la direction du service photo avec l’idée de publier des photos qui n’aient pas forcément de rapport avec les textes, en fonctionnant de manière autonome. Personne n’avait jamais fait ça ? Ça se faisait avant-guerre. Dans Paris-Soir il y avait un peu ça. Il y avait une explosion photo dans les années 30 grâce à l’invention du 24x36 et à la mise au point du Leica. Le photo-journalisme a été inventé à ce moment-là. Capa, Cartier-Bresson et d’autres vont s’illustrer avec cet appareil très pratique qui permet de passer quasi inaperçu, qui ne fait pas de bruit et qui a un 50 mm formidable. En France, beaucoup de magazines photo et de journaux d’information avec une dominante photographique se créent à ce moment-là. En 1981, on reprend cette tradition qui avait un peu disparu dans la presse où régnait l’idée que la photo ne servait à rien puisqu’il y avait la télé et Match. Avec Caujolle, on a créé en 1984 une agence de presse baptisée VU. Comme on avait besoin de beaucoup de photos, c’était une bonne idée. Il y a eu des vicissitudes, mais cette agence existe toujours. On a vendu notre participation, donc il n’y a plus de lien si ce n’est que beaucoup de photographes de VU travaillent encore pour Libération. La photo était une


des originalités de Libération. Quand on reparaît le 13 mai 1981, on fait un numéro spécial pour la prise de fonction de Mitterrand. Et Caujolle a une idée formidable qui est de proposer à l’agence Magnum de développer dans le labo photo de Libération les photos de Cartier-Bresson, Martine Franck, Salgado et des autres photographes présents à Paris ce jour-là, pour que l’on puisse les publier le lendemain matin. Il y a eu d’autres opérations de ce type comme le feuilleton de Depardon sur New York. Quand Coluche meurt, Jeanlou Sieff qui avait fait une séance photo avec lui peu de temps auparavant, nous a apporté cette photo avec laquelle on a fait la Une « C’est l’histoire d’un mec ». Cette photo était géniale, il y avait un côté outre-tombe dans le regard de Coluche. Il y avait ce réflexe formidable chez les photographes de penser que Libération allait les publier. Y avait-il des journalistes qui ne travaillaient que sur les titres, une des marques de fabrique de Libé ? On a construit un appareil d’édition en 1981. Il y avait beaucoup de journalistes qui n’écrivaient pas, qui relisaient la copie, qui parfois la titraient, qui faisaient les sous-titres, qui réécrivaient parfois l’attaque du papier et téléphonaient au journaliste si une info leur semblait curieuse. On avait instauré plusieurs niveaux de relecture. Cette équipe d’édition faisait les titres et les sous-titres du journal en accord avec les chefs de service et souvent les journalistes. Pas toujours ? Un quotidien, c’est une énorme machine. Il y a des décisions à prendre toutes les cinq minutes. Si les gens ne sont pas là, il faut les prendre quand même. Pour la Une c’était différent, on faisait tous les soirs, entre 20h et 22h, une réunion de Une avec plusieurs propositions. La directrice artistique Frédérique Goursolas proposait des maquettes. C’était collectif, mais à un moment donné il fallait trancher. En général, c’est ce que je faisais. Y a-t-il a eu un âge d’or de Libération ? C’est sans doute les années 80. Il y a eu des choses formidables dans les années 70 et on a encore fait des numéros formidables après, mais de 1981 à 1992, il y a 10 années formidables. Il y avait beaucoup plus de journalistes que maintenant. C’est autre chose ça. Il y a des contraintes financières et il faut en tenir compte. Comment rentrait-on à Libération à l’époque ? Il y a souvent eu de la cooptation. Vous souvenez-vous de l’embauche de Bayon par exemple ? Non… Bayon est un journaliste très particulier, mais je ne me souviens pas de son arrivée au journal. Avec

Serge Daney qui quittait les Cahiers du Cinéma en 81, on a beaucoup discuté, on s’est beaucoup vus, et je l’ai convaincu de venir… La culture a-t-elle toujours eu une place de choix dans Libé ? Oui, Libération était le quotidien culturel sous toutes ses formes. À la fois producteur de culture et créateur de formes ou de textes. Et en même temps un quotidien sur la culture. J’aurais aimé que cette partie-là soit encore plus développée. Pour cela, il aurait fallu que l’on réussisse le Libé 3, mais ça n’a pas été le cas. Libé 3, c’était l’idée de faire un journal avec beaucoup plus de pages ? Si on veut faire un quotidien culturel, il faut une dizaine de pages par jour. Pour faire huit ou dix pages sur la culture chaque jour, il faut aussi en faire beaucoup sur le reste. Donc on passait assez rapidement à une pagination de 60-80 pages avec énormément de publicité. C’est un standard européen. Mon idée qui était partagée par la majeure partie de l’équipe, était de se mettre à un standard européen comme The Independant, les quotidiens allemands, les quotidiens américains, la Republica ou El Païs. Ce standard ressemble un peu au Monde d’aujourd’hui dans lequel les pages culturelles sont beaucoup plus nombreuses. La presse quotidienne en France était sous-développée en capital et sous-développée en pagination. Dans les années 80, on était très loin des standards des pays occidentaux. On ne comprenait pas pourquoi la Republica, El Païs ou le New York Times marchaient et pas nous. Pourquoi n’y avait-il pas davantage de pages de pub dans Libé ? Le capitalisme de presse est sous-développé en France. Le Monde est le résultat d’une volonté de l’État de créer un journal français après la guerre. Le fait que le Général de Gaulle l’ait impulsé, en dehors de toute velléité capitalistique, explique qu’il n’y avait pas d’argent. À Libération, au départ, il n’y avait pas d’argent même si des actionnaires ont fini par en mettre. Chaque fois qu’on fait un développement, il faut que ça réussisse tout de suite. L’histoire de Libération, c’est soit ça réussit et on continue, soit ça ne marche pas et il faut tout de suite s’arrêter pour ne pas couler. Comme disait Hersant quand je l’ai vu, je me souviendrai toujours de ça : « La solution c’est de faire l’Argentine ! ». À l’époque, la dette monumentale, ce n’était pas la Grèce, c’était l’Argentine. Et quand vous êtes comme l’Argentine, les banquiers sont obligés de vous prêter parce que sinon ça leur coûte trop cher. Vous n’avez pas essayé de faire comme lui ? Je n’y suis pas arrivé. Et le groupe Hersant s’est effondré ! Arrivait-il que des annonceurs fassent pression ? Oui bien sûr. On a eu un annonceur de luxe qui a très mal pris un papier sur un procès fait à l’un de ses actionnaires. Il a supprimé la pub pendant quatre ans. Avant, l’automobile était le principal annonceur, maintenant c’est le luxe. À un moment donné, on a perdu le budget de Citroën. On ne va pas faire les clowns pour récupérer un budget. Quand un budget est supprimé, c’est une décision unilatérale et on doit faire avec. Il y avait pas mal de pubs pour le cinéma dans les années 80. On a eu une chance formidable, c’est que Jérôme Seydoux [grand-père de l’actrice Léa Seydoux, 39e fortune de France, ndlr], qui dirigeait Pathé, est devenu à un moment donné l’actionnaire principal du journal. Jérôme ne m’a jamais dit un mot sur les films qui parfois étaient assassinés dans le journal. Par contre, j’avais des rapports très difficiles avec Claude Berri qui nous a d’ailleurs fait un procès suite à une mauvaise critique de Daney sur son film sur l’Occupation. C’est la vie. Il faut supporter tout ça.

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Vous qui êtes cinéphile, étiez-vous d’accord avec ce qu’écrivaient Gérard Lefort ou Serge Daney ? Parfois je n’étais pas d’accord. J’étais plus d’accord avec Daney qu’avec Lefort. La plume de Gérard l’entraîne parfois très loin… C’est le bonheur de la formule. Comme la fameuse « Chronique d’une merde annoncée »… Oui voilà, c’est un titre formidable. Il se trouve que le film était mauvais. Évidemment, c’est cruel. C’est ce qu’on attendait aussi de Libé… Oui, bien sûr. Et je n’ai jamais imposé mes choix. Vous intéressiez-vous autant aux pages culture qu’aux pages politique ? Tout m’intéressait. Cela paraît étrange vu d’aujourd’hui, mais je venais surtout du journalisme culturel. Mes premiers papiers c’était le cinéma, le théâtre, j’ai fait un livre sur la peinture… L’aspect culturel était vital dans le journal. On protégeait la culture. Sa pagination devait permettre qu’il y ait de la place pour s’exprimer. J’aurais aimé qu’on soit à dix pages au lieu de quatre ou cinq pages. La rédaction était très partagée au moment du référendum sur Maastricht. C’est normal. Une rédaction, c’est un intellectuel collectif au sens où Gramsci [Antonio, écrivain et théoricien politique, membre fondateur du Parti communiste italien, ndlr] entendait cette expression. On n’avait pas de militants dans le journal, mais tout le monde était concerné. Libération a traversé une quarantaine d’années sans avoir de gens encartés. L’écrasante majorité des gens de Libération étaient libres sur le plan partisan. Des débats, il y en a eu mille ! L’histoire de 2005 est intéressante, c’est pour ça que je l’ai traitée dans le livre. En 1972-1973, Sartre nous avait donné deux conseils stratégiques fondamentaux pour réussir : il fallait que nous soyons capables d’inventer une langue parlée écrite et d’exposer les contradictions existant au sein de la rédaction. Ces contradictions, qui sont celles qui existaient dans le peuple au sens où on employait ce mot à l’époque, et au sein de notre lectorat potentiel, devaient être exposées en tant que telles et pas cachées. Ces deux conseils stratégiques ont été des boussoles pour le journal. Le paradoxe, c’est qu’en 2005 on a veillé à ce que la couverture de la campagne électorale soit absolument équitable. Il y avait autant de papiers en faveur du non qu’en faveur du oui. Sauf qu’au lieu de faire l’édito que j’ai fait et que je revendique sur la victoire du populisme sous toutes ses formes, il aurait fallu faire un autre éditorial sur la victoire du non. Le fait qu’il n’y ait qu’un édito est apparu déséquilibré. Beaucoup de gens m’ont traité de tous les noms et je suis encore celui qui a insulté ses lecteurs en 2005.

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Tout au long de l’histoire du journal on vous a reproché d’avoir trahi les idéaux de départ… Ça a été très limité par le fait qu’on est passé d’un journal qui vendait 8 000 exemplaires à un journal qui en vendait 180 000. On a entraîné les gens. Ils nous ont suivi. Je disais souvent qu’ils ont plébiscité les évolutions que nous avons faites. Ils leur ont donné une légitimité. Il y a des gens qui n’étaient pas contents, mais la réalité était celle de notre diffusion. Pourquoi le courrier des lecteurs a-t-il disparu ? D’abord il y a eu ce grand moment d’expression qui a suivi 68 et notre courrier des lecteurs puisait là-dedans. Ensuite, beaucoup de lecteurs sont devenus des courriéristes professionnels. Sans compter les journalistes de Libération qui faisaient des fausses lettres en se cachant. Il y a eu ce besoin d’expression formidable de l’époque qui était sur le mode des expériences. Les gens parlaient beaucoup de ce qu’ils avaient fait, vécu ou entrepris ou de ce que ça avait suscité en eux. Il y a eu le modèle de la lettre confession qui a été beaucoup copiée. Le courrier devait beaucoup aux gens qui s’en sont occupés, je pense à Françoise Fillinger qui avait beaucoup contribué à ce qu’il ait une dimension littéraire. On a publié une sélection de ces courriers dans La vie tu parles [roman collectif qui réunit 160 lettres du courrier des lecteurs, ndlr] en 1983. On a aussi eu des accidents comme quand une responsable du courrier a publié une lettre antisémite. J’ai pris la décision le lendemain de retirer le journal des kiosques. C’était une décision lourde pour frapper les esprits et la personne a quitté le journal. À un moment donné, il y a eu un évanouissement de ce besoin d’écrire. Cela ne veut pas dire que ça ne serait pas utile aujourd’hui, mais ce courrier des lecteurs a existé parce qu’il y avait deux personnes à plein temps qui s’en occupaient. Il y a eu d’autres inventions importantes comme le Libé des écrivains… Le service Livres avait eu l’idée de demander aux écrivains du monde entier « Pourquoi écrivez-vous ? ». Des écrivains ont fait cinq ou six feuillets pour dire pourquoi ils écrivaient. Samuel Beckett qui avait choisi de faire le plus court possible avait répondu « bon qu’à ça ». C’était un numéro formidable. Ensuite, on a fait un « Pourquoi filmez-vous ? ». Après ce numéro exceptionnel, on a fait chaque année le Libé des écrivains et un Libé entièrement pris en main par des dessinateurs au moment d’Angoulême. Des expériences, on en a fait plein, parfois réussies, parfois moins réussies. Le Libé en tissu, par exemple, qui était une opération publicitaire très complexe montée avec la fédération du textile. Buren, Lagerfeld, Stark ou d’autres ont fait des choses formidables dans Libération. Tout ça faisait partie de l’effervescence créative au journal. Qu’est-ce qui fait que l’effervescence s’arrête au début des années 90 ? En fait, Libération a gardé ses lecteurs jusqu’au tournant de l’an 2000. Après l’échec de Libé 3 on reprend la formule antérieure, avec quelques modifications, et en gros Libé retrouve absolument son lectorat. C’était vous qui cherchiez l’argent ? Oui, c’était le job. Ce n’était pas très amusant, parce que ce qui me plaisait, c’était plutôt de faire le journal, mais c’était indispensable et on a eu des actionnaires formidables. Au début des années 2000, on a commencé à rentrer vraiment dans l’ère numérique et à devoir faire face à une baisse de la publicité. En 2002, on tombe de 40 à 20 millions d’euros de recettes publicitaires. Un quotidien est un produit de luxe qui coûte très cher à produire. Il faut avoir des correspondants aux quatre coins du monde, des envoyés spéciaux qui se baladent. Vous pouvez toujours décider de ne pas avoir de correspondant en Chine, mais alors une partie du monde devient opaque. Le modèle économique sur lequel était fondée la presse


quotidienne depuis 1936, depuis Emile Girardin, c’est un prix de vente bas, un prix d’abonnement bas et énormément de publicités. Tout le monde a fait ça, mais ce modèle est mort. La publicité baisse, le nombre de lecteurs baisse, ce qui oblige à réduire le nombre de journalistes et plus on réduit le nombre de journalistes… En France et aux États-Unis, le nombre de journalistes diminue, alors qu’il y a de plus en plus de médias. Ce n’est pas un bon signe. Il faut trouver autre chose. On inventera un nouveau modèle. The Guardian traverse cette remise en cause générale de manière exceptionnelle grâce à une fondation qui paye les pertes provoquées par les investissements dans le numérique. Si on ne fait pas d’investissement dans le numérique on va mourir ! Il faut à la fois défendre le quotidien papier, car malgré tout la majorité des recettes viennent encore du papier, et investir massivement dans le numérique. L’organisation capitalistique du Guardian fait qu’il est devenu le quatrième site d’information au monde devant le New York Times. C’est une réussite formidable. Est-ce que le papier va rester ? Oui, mais on ne sait pas sous quelle forme. Lisez-vous les journaux sur le Net ? Oui, tous les matins. De bonne heure j’écoute la radio, puis je vais sur Google News en me levant et après je vais acheter les journaux. Je cherche dans les journaux des choses qui ne sont pas dans les premières pages des agrégateurs. Lisez-vous le portrait en dernière page de Libé ? Oui, en général. C’est aussi une de nos inventions. J’ai toujours lu Libération à partir de la dernière page. Il doit y avoir un quart du lectorat qui fait ça. Le portrait en dernière page a été mis là par rapport à ça. Il se trouve que beaucoup de choses que faisait Libération ont été imitées. Tant mieux ! Le fait de consacrer une page tous les jours à un portrait semblait bizarre et au début personne n’y croyait. Une très bonne journaliste, Marie Guichoux, qui est à l’Observateur aujourd’hui, a assis cette page sur ses bases avec une exigence très grande, sur les textes, sur le choix des gens, sur le fait de ne pas entrer dans le système de promotion… Et le sport ? Les années 80 ont été une très grande époque d’invention. Daney et Hatzfeld ont fait des papiers absolument formidables sur le tennis. J’étais très heureux que JeanLouis Le Touzet reçoive le prix Jacques Godet, alors que Libération a été très dur par rapport à la gestion du Tour de France. Il y a eu beaucoup de formes journalistiques inventées par le service des sports parce que cet intellectuel collectif était plus effervescent qu’ailleurs. La capacité créative de Libération était plus grande. J’ai joué un rôle comme animateur, chef d’orchestre. J’ai fait en sorte que ce collectif ait des idées ou que d’autres aient des idées dans le journal.

Était-ce facile de diriger une telle équipe ? Non ! Les grands orchestres symphoniques ont la particularité d’avoir de très bons musiciens et des solistes exceptionnels. Ce sont des personnalités très difficiles à gérer. Le bon chef d’orchestre est celui qui arrive à faire ça. Gérer un orchestre plusieurs fois symphonique, c’est compliqué ! Y avait-t-il des journalistes qui n’avaient pas le niveau ? Il y a des hauts et des bas et un quotidien est une machine très stressante. Il faut laisser les journalistes décompresser. Certains ne supportaient pas le rythme. Un grand nombre de journalistes de Libération sont allés à l’Observateur. Ils étaient très bons journalistes, mais après plusieurs années le rythme devenait angoissant pour eux. Il y a des gens qui sont plus faits pour le rythme des magazines, qui ne sont pas dans la « presse » au sens littéral du terme, dans ce que Chateaubriand appelait « l’électricité sociale ». L’électricité sociale, il y a des décharges tout le temps. Il y a un courant très fort à supporter. Au moment de l’enlèvement de Florence Aubenas, une partie de l’équipe n’a pas compris que vous vous occupiez autant d’elle. C’est quand même moi qui l’avais envoyée en connaissance de cause. Je me suis senti responsable de sa vie et de la personne qu’on employait en Irak qui était son fixeur. Beaucoup de gens au journal pensaient que ce qu’on faisait ne servait pas à grand chose. Mais si c’était à refaire, je referais exactement la même chose. Quelle est votre plus grande fierté ? C’est d’avoir inventé Libération. Un regret ? Qu’on n’ait pas réussi le Libé 3 en 1994. J’aurais aimé qu’on stabilise le journal à un niveau de diffusion légèrement supérieur. Qu’on soit autour de 200 000 plutôt que de 100 000. On a été souvent à 200 000, mais pas en moyenne… Quand on était à 175 000, ça faisait 1 100 000 lecteurs. C’était un journal qui circulait beaucoup, donc on considérait qu’il y avait six ou sept lecteurs par exemplaire… C’est ce que vous racontiez aux annonceurs… Non ! Le journal traînait et on était à plus d’un million de gens qui le lisaient sans compter l’Internet. Mais on n’a jamais pensé que Libération deviendrait un journal majoritaire. C’était important de rester un journal minoritaire. Le journal n’aurait plus été intéressant si on était devenu majoritaire. C’est une équation compliquée. Globalement, le lectorat a dit que c’était bien de rester à 175 000 exemplaires. Quelle est la Une que vous retenez ? J’en ai fait beaucoup des Unes… Il y a eu deux livres formidables sur les Unes de Libé. Récemment, la Une sur la mort de Steve Jobs était formidable. Avec la pomme renversée, la queue devenue une larme… Je suis très fier de cette Une que je n’ai pas faite. Dictionnaire amoureux du journalisme, éditions Plon

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René de Obaldia et Christophe Feltz 14.03 Illiade Illkirch-Graffenstaden Par Emmanuel Abela Photo : Christophe Urbain

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Dans la postface des Sept Impromptus à loisir, vous manifestez une forme de surprise à propos du fait que cette pièce soit interprétée à travers le monde. Au moment où vous l’écriviez, vous ne soupçonniez pas une si belle destinée ? René de Obaldia : Pas une seconde ! Pour moi, le théâtre est un peu un accident. Ce qui m’intéressait, c’était la poésie, les belles lettres, les romans, les nouvelles. J’avais écrit des récits éclairs, des textes courts mais pas de pièce. J’étais secrétaire général au centre culturel de Royaumont. Or, comme il n’y avait pas de télévision à l’époque, les soirées nous appartenaient. Et moi, j’ai écrit cela pour divertir ceux qui étaient de passage. Le Défunt tout d’abord, le premier des Impromptus, puis Le Sacrifice du bourreau. Il faut savoir que la première veuve dans Le Défunt, je l’interprétais moi-même. La veuve c’était moi ! Mais pour répondre à votre question, non pas une seconde, je n’imaginais poursuivre l’écriture pour le théâtre. J’étais loin de soupçonner un tel succès ! J’ai surtout eu la chance que Jean Vilar se soit intéressé tout de suite à ma première grande pièce. C’est lui qui a monté Génousie. Ensuite, je me suis pris à mon propre jeu, et j’ai continué d’écrire, entre autres, pour le théâtre. Les représentations auxquelles vous assistez vous apprennent-elles quelque chose sur vos propres mots ? René de Obaldia : Ça m’enfonce dans le propre mystère de la création. Effectivement, je suis étonné moi-même parfois. Et puis, je redécouvre des choses. À certains moments, je me dis : tiens, j’aurais pu faire autrement. Je m’assure après que les choses ont été écrites ainsi et je me rends compte que c’est le cas. Pour autant, je ne renie jamais rien. Christophe Feltz : En travaillant, des résonances entre les Impromptus nous sont apparues doucement. Je pense au harem qu’on retrouve dans Poivre de Cayenne et dans Le grand vizir. De même pour Ponce Pilate, Shakespeare. Ça n’arrête pas, c’est incroyable. Est-ce délibéré ? René de Obaldia : C’est difficile pour moi de vous répondre. Je pourrais presque dire que vous êtes plus informés que moi ! Quand Christophe vous a écrit pour monter la pièce, vous l’avez aussitôt rappelé, qu’est-ce qui vous a séduit dans sa courte lettre ? René de Obaldia : Ça, c’est encore le grand mystère des affinités. Ce que Goethe appelait « les affinités électives ». Il y a quelque chose dans la façon dont il s’était intéressé à mon théâtre et voilà, ça s’est passé comme ça, tout-de-go. Christophe Feltz : C’est pareil pour moi, ça a été immédiat. Quelque chose nous a échappé. René de Obaldia : Ce sont des mystères, des heureux mystères de l’existence.

On a beaucoup disserté sur votre écriture, on a parlé d’humour mais aussi de cette vision tragique de l’existence. Hier, j’ai décelé une forme de sensualité dans la langue… René de Obaldia : C’est naturel. C’est une grâce. Comme toute grâce, je n’y suis pour rien d’une certaine manière. Il faut savoir l’exploiter. Christophe Feltz : En travaillant, nous avons nous aussi trouvé cette sensualité, cette générosité. C’est une écriture terriblement humaine.

Rencontres

Ce qui surprend, c’est l’étonnante actualité de ce que vous dénoncez, notamment dans Poivre de Cayenne, la description que vous faites du monde est celle d’aujourd’hui. Pourtant, c’est écrit dans les années 1960. René de Obaldia : Eh bien, j’aurais préféré me tromper. Mais effectivement… Quand Michel Bouquet arrivait dans Monsieur Klebs et Rozalie, les premières paroles qu’il adressait au public étaient : « On ne peut pas dire que ça s’améliore ». Bien sûr, tout le monde rigolait ! Votre espoir reste-t-il entier ? René de Obaldia : Il est un peu ébranlé. Mais à un journaliste qui m’interviewait dernièrement sur ma captivité au cours de la Seconde Guerre mondiale et sur le monde dans lequel nous vivons, je répondais que toutes les époques ont été assez désastreuses… Simplement, on pensait que l’homme était arrivé à un certain stade… Il y a quelques années, vous avez publié votre Exobiographie, un ouvrage qui brouille les pistes plus qu’il ne nous renseigne sur vous-même. Était-ce une manière pour vous de dire qu’il est impossible de se connaître soi-même ? René de Obaldia : Bien sûr, affirmer qu’on se connaît soi-même, c’est présomptueux ! Nous ne sommes pas constitués d’un bloc. Mais comme on m’avait demandé une autobiographie, j’ai dit des choses sur moi – fatalement j’étais obligé ! –, mais à partir d’une certaine réalité, en puisant dans l’imaginaire. Mais l’imaginaire, parfois, est plus vrai ! Il donne plus de clés… Dans ce livre, un passage est cependant décrit de manière très réaliste, quand vous évoquez cette image de Juifs croisant des Polonais qui nient leur existence par un geste de la main. Là, le réel vous rattrape. René de Obaldia : Absolument, un réel tellement invraisemblable. Lorsque je suis revenu de captivité, je me suis retrouvé au Val-de-Grâce, hospitalisé comme grand malade. Nous ignorions tout des camps d’extermination. Quand nous avons appris leur existence, nous ne croyions pas cela possible. Et même si nous nous sommes rendus à l’affreuse évidence, la chose nous semblait impossible. Mais en même temps, ce geste m’est revenu.

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Rencontres

Tess Parks 05.02

Auditorium du MAMCS

Strasbourg

Par Cécile Becker Photos : Christophe Urbain

14 janvier Jour normal à la rédaction Emmanuel Abela, rédacteur en chef de Novo (et de Zut !) et moi-même sommes absorbés par la rédaction de courts textes de présentation de spectacles pour le site Internet Szenik. Rompus à un certain automatisme nous écoutons, écrivons et nous laissons parfois surprendre. Ce jour-là, le texte d’annonce du concert de Tess Parks, jeune Torontoise, à l’Auditorium du MAMCS m’avait été assigné. Au fait de l’excellent travail de Frédéric Maufras-Samson à la programmation du lieu, je me lance, confiante, dans l’écoute de l’album Blood Hot. Je suis subjuguée par la beauté de Tess Parks. De grands yeux. Un maquillage noir. Des longs cheveux bruns. Et sur la cover, une fleur entre les doigts plutôt qu’une cigarette laissant augurer un son à la croisée du garage et de la folk. Coïncidence : la même semaine, je reste hébétée par l’écoute du dernier Manipulator de Ty Segall. Je laisse donc mes écoutilles, déjà préparées à de tels errements, se laisser piéger par la langueur électrique de la guitare de Tess Parks, par sa voix monocorde, grave, légèrement rouillée, accordée à une musique échafaudée comme un électrocardiogramme. Mon féminisme s’emballe pour cette bouille fragile produisant une musique qui me touche, loin des facilités pop qui me plaisent presque tout autant. Les artistes féminines rock sont encore trop rares et le sont d’autant plus lorsqu’elles s’attaquent à ce rock-là puisant ses références dans les 90’s, chasse gardée des autres Nirvana, Oasis, Blur et consorts. Filiation d’autant plus évidente que mademoiselle Parks a rejoint les rangs de la McGee family en signant sur le label de l’ex-manager d’Oasis : 359 Music. Convaincue, je cours vers Emmanuel pour le sommer d’écouter cette Tess Parks. Il a dû se passer quelques minutes, tout au plus, avant qu’il ne décide, lui-même subjugué, de lui consacrer quatre pages « dans le prochain Novo ». Quelques mails plus tard, c’est elle-même qui prend le clavier pour me répondre :

— Supersonic d’Oasis passe à la radio, c’était la première chanson que j’entendais. —

yes absolutely! just let me know when works for you guys! xx

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5 février, 16h La rencontre Personne au rendez-vous. Je n’ai pas le numéro de téléphone de l’agent, qui, je suppose, accompagne l’artiste. Dans le hall du MAMCS, nous attendons avec Christophe Urbain, photographe avec lequel je partage la même passion pour la chose rock. La voilà qui s’avance, timide et souriante, sac à dos lui tombant des épaules, appareil photo suspendu à sa nuque, suivie par un homme, la cinquantaine, en trench beige qui porte une écharpe piano. Un détail qui n’échappe pas à la fan inconditionnelle de David Hasselhoff que je suis [lors de la chute du mur de Berlin en 1989, l’acteur, fan de hamburger, chantait Looking for Freedom affublé d’une veste à guirlande clignotante et de cette fameuse écharpe piano, ndlr]. Je doute que cet homme soit son agent mais me prends

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immédiatement de sympathie pour lui qui se présente, me tendant chaleureusement la main, comme le père de Tess Parks. N’ayant pas rencontré les parents de certains de mes plus proches amis, je comprends rapidement que cette rencontre aura une teneur plus intime. Elle me confiera plus tard : « Je sais que ce n’est pas typique, mais c’est une expérience géniale que de partir en tournée avec mon père. Dans ce milieu, les artistes sont souvent effrayés de ce que pourraient penser leurs parents de leurs activités ou de leurs choix, je n’ai pas ce souci-là. Depuis que je suis toute petite, nous organisons souvent des voyages père/fille, nous avons fait beaucoup de road trips. Ça me paraissait naturel de l’emmener avec moi, il n’avait jamais vu Strasbourg. Mon père est sûrement la personne la plus rock’n’roll que je connaisse ». Un personnage clé qui l’a initiée à la musique, celle des Rolling Stones notamment. Son premier souvenir lié au son ? « Je suis dans le siège enfant de la voiture de mon père, au retour d’un de ces road trips. Supersonic d’Oasis passe à la radio, c’était la première chanson que j’entendais. C’est un âge inhabituel pour apprécier le rock mais ce jour-là, il s’est passé quelque chose. » Chaque expérience étant intimement liée à


une autre, elle se souvient du même choc provoqué par un concert d’Oasis à l’âge de 11 ans auquel elle est s’est évidemment rendue avec son père. Le lendemain, elle supplie ses parents de lui acheter une guitare. Ses petits poèmes qu’elle écrit depuis toute petite prendront dès lors, une forme musicale. L’après-midi se poursuit dans l’Auditorium. Tess Parks se prête au jeu de la séance alors que le flash de Christophe fait des siennes. Je suis contrainte à porter le flash et à le déclencher manuellement, tentant de synchroniser mon geste à celui du doigt de Christophe appuyant sur l’obturateur. Pendant près de 20 minutes, la concentration est à son maximum et les poses s’enchaînent. Tess Parks s’amuse, nous aussi. Elle règle les derniers détails techniques pour le concert de ce soir, attentive aux vidéos qu’elle a ellemême tournées et qui sont censées s’enchaîner en boucle. Nous demande notre avis. « Cette vidéo, je l’ai tournée près de chez moi, c’est un paysage qui m’inspire beaucoup, autant pour écrire mes textes que pour prendre des photos. Elle est assez symptomatique de ce que je fais : j’écris sur tout ce que je vois, et je prends en photo tout ce que je vois, ces deux médiums sont très liés dans mon travail ». 5 février, 17h L’interview, en français dans le texte Qui est Tess Parks en trois mots ? Fille. Stupide. Contente. Ta chanson préférée, du monde entier ? Cracking up de The Jesus and Mary Chain. C’est la première qui me vient à la tête [en VO, ndlr]. Si un magicien te laissait vivre la vie d’un artiste, qui choisirais-tu ? Bob Dylan. Qu’est-ce que tu écoutes quand tu es triste ? Elliott Smith. Quand tu es heureuse ? The Shadows of Knight. Si tu étais un vêtement ? Une robe. Avec quel artiste souhaiterais-tu partager un duo ? Anton Newcombe est déjà parfait… Lil Wayne ? Hum non… Noel Gallagher. Ton plat préféré ? Les sushis. Ou la soupe oignon. Tu sais que la soupe à l’oignon provoque des gaz, ça brise ton image glamour… Ah oui ? Je ne savais pas. Plus avec les choux de Bruxelles, non ?

5 février, 18h La balade Après les balances, Tess nous propose d’aller boire un verre. Nous partons de l’Auditorium. Une balade inopinée qui n’aurait sans doute pu se faire si la musicienne dépendait d’un agent. « Je n’en veux pas. Je trouve ça logique de répondre moi-même aux demandes d’interview, car c’est à moi de décider si je souhaite rencontrer quelqu’un… Je ne veux être dépendante de personne à part moi-même. Tant que je pourrais tout gérer seule, je le ferai. Et j’espère que ce sera toujours le cas. Le système des agents est terrible ». Nous parlons gastronomie, culture locale, elle semble émerveillée tout en laissant régulièrement tomber ses yeux sur son téléphone. « Je suis désolée, c’est Anton qui m’envoie des textos, il me donne sa préférence pour la couverture de mon prochain album ». Anton ? Newcombe ? « Oui. L’année dernière, je lui ai envoyé un mail parce que je projetais de faire un voyage à Berlin. Je lui ai dit que j’adorais les Brian Jonestown Massacre et que je souhaitais le rencontrer. Il m’a répondu en me proposant d’enregistrer avec lui. On a écrit deux chansons ensemble et il a tenu le rôle de producteur sur mon prochain album qui sortira en mai ». Entre cette révélation et une autre, tombée le jour-même – elle a récemment joué en première partie de The Jesus and Mary Chain pour une date à Birmingham –, décidément, Tess Parks enchaîne les collaborations prestigieuses. Il faut se rappeler que c’est Alan McGee lui-même qui l’a sollicitée pour la signer sur son tout nouveau label. « En 2012, je me suis séparée de mon ex-petit-ami de manière publique, à un mariage. Deux jours plus tard, Alan McGee que j’avais croisé deux mois plus tôt m’appelle et me propose d’aller boire un café me disant qu’il a adoré mes démos. Je suis allée le voir, déprimée, en me plaignant : "Oh Alan, ma vie est foutue, mon petit-ami me déteste, je n’ai plus de maison". Il me dit : "Repars à Toronto, monte un groupe, tes chansons sont géniales". J’ai suivi ses conseils : trois semaines plus tard, j’étais de retour à Toronto. Plus tard, il m’a rappelée : "Bon, je monte un label, ça te dirait d’être signée ?" Je crois que c’était le plus beau jour de ma vie. »

Rencontres

5 février, 20h Le concert De retour à l’Auditorium, elle s’isole « pour méditer ». Les lumières s’éteignent, reste celle pointée sous son visage et l’autre diffusée par les images des petits films qu’elle a réalisés. Sa main commence à lentement glisser sur sa guitare en même temps que la jeune femme espiègle se transforme en une femme fatale. Un pur moment d’hypnose. Je file. Elle m’envoie un message : A bien tot my chere !!! Thank you so much for everything !!! gros bisous !!! X

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Rencontres

Steve Bug 18.12 Sur Internet entre Strasbourg et Berlin Steve Bug c’est un peu le pape de la scène électro house minimale. Pas le temps donc de profiter des charmes hivernaux de Strasbourg, son escale alsacienne dure moins de 24 heures ! Pas le temps non plus pour une interview de visu, il faudra donc arranger un rendez-vous virtuel via Skype, effaçant une distance de 600 km à vol de pixels. Un emploi du temps de ministre et une cadence de sprinter nécessaire en cette fin d’année 2014, car Steve achève sa tournée marathon célébrant les 15 ans de son label Poker Flat. Une longévité qui en fait presque l’un des acteurs « institutionnels » de la musique électronique. Une situation singulière que nous décrit Steve Bug : « Vu que cela fait un moment que nous sommes présents, on nous considère parfois comme trop populaires… En fait on est entre deux, pas au sommet de la hype grand public, mais plus complètement underground non plus. C’est assez bizarre, mais on s’en sort… [Rires] » Loin d’être nostalgique ou fatigué, Steve s’étonne presque de la vitesse avec laquelle le temps est passé : « J’ai du mal à réaliser que cela fait déjà 15 ans, j’ai l’impression qu’il s’en est écoulés 5 ou 7. Mais en regardant le nombre de morceaux et les dates, tu te rends compte que c’est bien arrivé. C’est bien, cela veut dire que l’on aime ce que l’on fait ». Pour marquer fièrement cet anniversaire, notre DJ/producteur s’est interdit de simplement sortir un best-of passéiste et poussiéreux. Il fallait

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Par Julien Pleis Photo : Mirjam Knickriem

quelque chose de beau qui montre la contemporanéité du label : « On a décidé de produire aussi bien des remixes de morceaux existants que des nouveaux titres d’artistes qu’on aime, et d’éditer le tout en une série de quatre EPs intitulés Four Jack’s ». Quant à la partie live, après Londres et Paris et avant Berlin et Zurich, c’est à Strasbourg que Steve vient faire la fête. Dans le cadre des soirées Bugz Night (un nom prédestiné), il va enflammer le dancefloor du zénith jusqu’au petit matin, ravissant les fans qui ont accouru par centaines pour vibrer au son des basses gonflées à bloc et des nappes éthérées. Mais quand on a mixé face à une foule de 10 000 personnes, qu’est-ce que cela fait de se retrouver au cœur d’une audience plus réduite ? « J’aime tout ! J’aime les petites salles, j’aime les gros festivals. Chacun à son charme. Mais l’avantage des événements plus intimes, c’est cette proximité et cette interaction incroyable avec le public. Tu ressens tout beaucoup plus fort. » Steve semble tellement apprécier cette connexion privilégiée, qu’il offre à chaque set une performance différente et tente de jouer avec une générosité toute personnelle : « Je ne prépare pas vraiment mes sets à l’avance, j’essaye de réagir en fonction du moment et de ce que me renvoient les gens, pour leur donner l’émotion juste… À mon sens, c’est ça être DJ ».


EN AVRIL-JUIN

DIRECTION MUSICALE

Emilio Pomarico MISE EN SCÈNE

Sandrine Anglade OPÉRA Auditorium

06/05 08/05 10/05 20h00 20h00 15h00 opera-dijon.fr

03 80 48 82 82

Arsenal

20, bld d’Alsace 57 070 Metz-Borny 03 87 39 34 60

12, rue des Trinitaires 57 000 Metz 03 87 20 03 03

AVRIL 8

Alexandros Markeas Amériques BAM

9

Forever Pavot Aquaserge

24 Melting Pot BAM [Reggae Festival]

Taïro Yaniss Odua Kenyon

Trinitaires

10 40 ans Fluide Glacial Trinitaires

Bob Log III King Automatic 22 Ed Motta DJ RKK BAM 23 BIM ! #7 Dälek + Daedalus Moodie Black Trinitaires

25 Daikiri Trinitaires Les Spritz 13 [performance] 28 Kaaris BAM 28 Des Plumes dans l’oreille Cie Brouniak Trinitaires

30 Hindi Zahra BAM

MAI

Symphonique / Lyrique

Lieder & symphonie Schubert & Mozart Matthias Goerne Baryton Dresdner Kapellsolisten Jeudi 30 avril 2015, 20:00 3 avenue Ney – 57000 Metz www.arsenal-metz.fr Licences d’entrepreneur du spectacle 1-1024928 / 2-1024929 / 3-1024930

+ 33 (0)3 87 74 16 16

© photographie Marco Borggreve

17 Testament BAM

2

Flying Orkestar

6

Thiefs + Guests BAM [Création 2015]

27 Moon Duo + Wand

9

La Face Cachée × Musique Action

30 Tremplin Zikamine

Trinitaires

Trinitaires

22 Magma BAM Trinitaires

Trinitaires

JUIN 4

The Soft Moon Trinitaires Phase Fatale

6

Jay-Jay Johanson BAM

9

Blues Pills BAM

14 Fawzy Al-Aiedy BAM Noces - Bayna [Jeune Public]

www.trinitaires-bam.fr

BAM : 1-1076971 2-1024929 3-10243930

SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg Chœur de l’Opéra de Dijon

TRINITAIRES : 1-1055455 2-1024929 3-10243930

Opéra de Dijon 2015 - créDit phOtOgraphique Gilles Abegg©Opéra de Dijon - Design graphique Atelier Marge Design & VITALI - licence 1 - 107675 2-107676 -107677

Wozzeck Berg

ON VA DÉCHIRER NOS T-SHIRTS À LA BAM & AUX TRINITAIRES


Par Sylvia Dubost avec l'aimable collaboration de la HEAR

Ă€ fleur de peau

Golgotha, 2007-2009 Photo : Marianne-Greber

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C’est l’événement du printemps : le performeur mais aussi plasticien sud-africain Steven Cohen débarque à Strasbourg et Sélestat avec exposition et performances. Invité par la Hear et le festival Extrapôle, cet artiste volontiers baroque et extravagant attire l’attention sur les marges tout en testant nos limites (et les siennes). Depuis quelque temps, et à son grand regret, il a plutôt fait les gros titres des rubriques Faits divers que des pages Culture. En 2013, invité du Festival d’Automne, Steven Cohen intervient sur la place du Trocadéro, un coq attaché à son sexe enrubanné. Comme à son habitude, l’artiste n’a pas demandé d’autorisation pour sa performance Coq/Cock, préférant investir les lieux publics de façon impromptue et y surprendre les passants. Il est arrêté par la police, accusé et reconnu coupable d’exhibitionnisme (mais dispensé de peine), et le volet judiciaire a quelque peu occulté la démarche artistique. Apparition toujours baroque, Steven Cohen se voyait ici comme « une showgirl fatiguée, glamour mais en déclin… à l’image de la France ! », dont il promenait l’emblème sur une place qui lui évoque avant tout une photo d’Hitler et Speer, dont il défie le projet politique « en étant simplement en vie ». Juif, homosexuel et sudafricain blanc installé en France, Steven Cohen a fait de son identité – notion bien galvaudée ces tempsci – la source de son travail, pour questionner notre regard, notre étroitesse d’esprit, une norme et une normalité terrifiantes. Plasticien et performeur, Cohen s’immisce toujours dans les zones d’ombre de nos sociétés pour en révéler la violence et les contradictions. Et les sublimer, quitte à se mettre lui-même en danger – il est régulièrement arrêté ou même agressé. Avec Chandelier, en 2001, il déambule ainsi lesté de pendeloques dans un sordide bidonville de Johannesbourg qui s’apprête à être évacué. Une performance sous-titrée To bring to light qui eut un accueil à la fois circonspect et étonnamment bienveillant de la part des habitants – certains ont comparé l’artiste à un ange – et a été depuis maintes fois reprise. Dans Golgotha, il se promène dans Wall Street, juché sur

des crânes. Entre sculpture, danseur et drag-queen, Cohen apparaît comme une œuvre en soit, qui jette la lumière sur les marges et se frotte parfois aux limites de ce qu’on peut dire et voir. Mais il manifeste toujours une véritable douceur. Dans l’émouvante pièce The Cradle of Humankind (2011), il monte ainsi sur scène avec sa nounou noire Nomsa Dlamini, alors âgée de 92 ans, avec qui il a traversé près de 50 ans d’histoire sudafricaine (y compris, évidemment, celle de l’Apartheid). Aujourd’hui présent dans les musées et les festivals les plus pertinents, Steven Cohen est enfin invité à Strasbourg par le Frac Alsace, la Hear et Pôle Sud, dans un bel élan commun. Workshop avec les étudiants, exposition et performances dans le cadre du festival Extrapôle installent l’artiste dans la région pendant deux mois, et aideront peut-être à recentrer le viseur sur sa démarche artistique.

— Je suis prêt à prendre des risques, à ne pas cacher ce qui est en moi. — Qu’avez-vous prévu pour Strasbourg ? Je pars toujours du même endroit : mon identité, qui est complexe. Je suis un homme mais gay et efféminé, juif mais fortement antisioniste, africain mais blanc, artiste mais atypique. J’utilise ce que je suis, en lien avec un contexte et un lieu. Il y a une forte histoire d’antisémitisme en Alsace. Récemment, 200 tombes ont été profanées, et les gens disent : ça arrive souvent ! J’ai déjà beaucoup travaillé autour de cette question car elle imprègne toute l’Europe. Comment percevez-vous Strasbourg ? Ici, ce n’est pas la France que je connais. C’est très européen, très à la frontière. C’est une ville qui, comme moi, a une identité multiple : un peu allemande,

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un peu française, plutôt ouverte. Il n’y a pas ce côté sauvage qu’on trouve ailleurs. Mais peut-être que sous la surface, c’est différent… On vous connaît surtout pour vos performances, mais vous avez beaucoup d’expositions à votre actif… J’ai toujours fait des vidéos, des images, j’ai toujours été un plasticien. Des objets, des témoignages, ma propre écriture. Je ne suis pas juste un vieux danseur, je fais des choses ! Je viens tout juste de commencer à vendre les costumes que j’ai utilisés pour des performances. Je ne fais pas de choses rapidement, mais toujours avec une grande attention pour le détail. Les musées et les galeries sont importants pour moi, car les spectateurs

ont le temps de regarder et n’ont pas peur de moi. C’est une approche plus douce. Les gens sont souvent bouleversés par la corporalité. Être vivant est puissant. Comment choisissez-vous les lieux dans lesquels vous intervenez ? Le Trocadéro est émotionnellement éprouvant. Les gens pensent aux parfums car toutes les publicités sont tournées là, mais c’est un lieu politique. J’ai grandi avec une image d’Hitler qui se tenait à cet endroit-là. La Venus Hottentote a été retenue dans ces bâtiments pendant des années. Je cherche des lieux qui ne révèlent pas immédiatement ce qu’ils sont. Y a-t-il des types de lieux dans lesquels vous aimez particulièrement intervenir ? Des matchs de rugby, des squats, des concours canins… Des lieux où l’art n’est pas le bienvenu, où les gens ne s’attendent pas à en voir. L’art est quand même une complication dans la vie des gens… Comment vous préparez-vous à une performance ? Je ne répète jamais dans un lieu, même si j’essaye d’anticiper. C’est ce que je déteste avec la scène : c’est prévisible. On n’a pas besoin de se projeter, le rapport avec le public est toujours étrange. J’ai peur de l’imprévu mais je l’accueille car il enrichit le travail. J’essaye de faire des choses nouvelles, et la nouveauté est toujours dangereuse. Si ça ne l’est pas, je ne sais pas pourquoi je devrais le faire… Quand et pourquoi avez-vous décidez de « vous exposer » ? Je suis devenu artiste parce que j’étais à l’armée. Je suis resté longtemps à l’asile et quand j’en suis sorti, je ne savais plus comment vivre. Fabriquer des choses faisait disparaître le monde. Je me couchais en pensant à ce que j’allais faire. J’ai fait des objets pendant 12 ans puis je suis devenu allergique à la peinture : cela m’a rendu très malade et j’en avais honte, alors je continuais quand même… J’ai alors développé une conscience du corps comme médium ; je me suis intéressé à moi-même, pas au sens égocentrique, car cela m’ouvrait de nouveaux territoires. Je suis prêt à prendre des risques, à ne pas cacher ce qui est en moi. Mais je ne cherche pas les ennuis, je veux simplement ne pas être vu comme « normal » si je ne le suis pas. C’est amusant pour moi d’être arrêté pour exhibitionnisme, car je n’aime pas qu’on me regarde. Je ne suis pas du tout ce que je montre. Si je vois quelqu’un comme moi, j’ai peur. Donc je ne reproche pas aux gens de ne pas aimer ce qu’ils voient. Mais ils doivent l’accepter. Je n’ai jamais pris possession d’un lieu… et les gens non plus, autrement que collectivement !

I wouldn’t be seen dead in that!, 2003 Giraffe leg, ballet pointe shoe
93 x 14 x 24cm Courtesy of Stevenson, Cape Town and Johannesburg

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Vous dites que visuellement, vous êtes Sud-Africain quand vous performez : que voulez-vous dire ? C’est comme si je portais un masque africain, qui couvre de la tête au pied. Cela effraie les gens mais ils regardent quand même car cela transforme quelque chose en eux. Cela chasse le mal, ou alors cela jette un sort maléfique, comme une sorcière. Cela n’a rien à voir avec une dragqueen, c’est ridicule. Dragqueen c’est autre chose, c’est du divertissement, il s’agit de prendre la main. Moi au contraire, je m’ouvre aux préjugés


Chandelier, 2001 Photo : John Hogg / John Hodgkiss Courtesy of Stevenson, Cape Town and Johannesburg

des gens. S’il vous plaît, persécutez-moi ! Pas parce que je le souhaite mais parce que je veux que les gens se demandent s’ils devraient le faire. Vous sentez-vous un activiste ? Je pense que mon travail en a quelques éléments, mais j’espère que cela ne prend pas le pas sur l’art. Je suis intéressé par la beauté, le raffinement. Si je bois quelque chose qui sort de mon anus, j’essaye de le faire de manière artistique. Les gens le voient comme quelque chose de provocant, moi j’essaye juste de séduire avec quelque chose de repoussant. C’est sans doute pour ça que ma vie sexuelle est calme ! [Rires] En fait, je suis une dame juive avec de bonnes manières, je ne ressemble en rien à mon travail, et c’est ce qui lui donne un pouvoir. On me dit souvent : vous êtes fou, pourquoi faites-vous cela ? J’espère qu’à un moment ils commenceront à se questionner eux-mêmes : pourquoi fait-il cela ? Pourquoi est-ce que moi, je ne le fais pas ? Cela changera peut-être les consciences… Je pense que l’art peut changer le monde. Trouvez-vous que votre travail est de plus en plus difficile à mener aujourd’hui ? Je pense que nous avons de moins en moins de liberté d’expression, quel qu’en

soient les raisons. Un conservatisme incroyable est en train de balayer la planète, surtout dans l’hémisphère nord. Je me sens moins corseté au Brésil, en Afrique du Sud, où il y a cette volonté d’émerger. Ici c’est une vieille façade décrépite qui s’écroule, les gens sont toujours en train de faire semblant. En France, il y a même toute une production autour de cette idée ! Qu’est-ce qui vous pousse à continuer à faire ce que vous faites ? J’ai rendu ma vie difficile, en des temps difficiles. Je ne peux pas en vouloir au monde, j’ai fait quelque chose de radical et les conséquences ont été coûteuses, émotionnellement, physiquement, financièrement. Mes motivations sont toujours personnelles. Comme Golgotha, cette performance que j’ai faite à Wall Street parce que mon frère s’était suicidé. J’ai attendu sept ans avant de faire Coq/Cock. Les gens pensent que je suis imprévisible, mais c’est toujours calculé. Je ne veux pas qu’on me force à être radical. C’est ce que les gens attendent de moi, et j’essaye de trouver quelque chose de poétique, de doux, je ne veux pas que la radicalité se banalise. Les gens en ont marre de ce que je fais, mais pas autant que moi. Je ne peux pas m’arrêter. Le plus étrange, c’est qu’aujourd’hui on me propose de grands musées, des bien-

nales, tout ce qui était important pour moi. L’avantage quand on vieillit, c’est que les illusions n’ont plus de valeur. Au fond, ça n’a pas d’importance si vous êtes présent à la biennale ou pas. Ce n’est pas que je ne suis pas ambitieux, mais j’ai d’autres objectifs, dont je ne peux pas parler… STEVEN COHEN EN RÉSIDENCE Rencontre publique le 9 avril à la Hear à Strasbourg Performances Dancing Inside Out, le 22 mai au Frac à Sélestat et Free Jew Is Cheap At Twice The Price, le 23 mai à Strasbourg (le lieu et l’horaire ne seront communiqés que par le bouche-à-oreille), dans le cadre du festival Extrapôle Exposition Free Jew Is Cheap At Twice The Price, du 29 mai au 28 juin à La Chaufferie à Strasbourg

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Par Emmanuel Abela

Fluide vital Le Mudam Luxembourg accueille l’exposition Flux du sculpteur canadien David Altmejd : des sculptures monumentales et des structures en plexiglas qui captent l’énergie et la font circuler de pièce en pièce.

Vue de l’exposition David Altmejd. Flux, Mudam Luxembourg Photo : Remi Villagi

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Il est bon parfois de constater que l’art peut provoquer en nous des sentiments extrêmement violents, à la limite d’une forme de répulsion. J’ai le souvenir d’avoir éprouvé cela il y a très longtemps à la vue de La Mariée (ou Eva Maria) de Niki de Saint-Phalle au Centre Pompidou. Le visage décomposé par la souffrance et sa poitrine creuse me renvoyaient alors aux emblèmes d’une condition féminine dont l’artiste exacerbait les stigmates. Les œuvres de David Altmejd ont beau être très éloignées, à les découvrir dans le très bel espace du Mudam, elles n’en ont pas moins provoqué une réaction voisine. Ces statues monumentales, dont on parcourt les méandres intérieures, organiques, offrent elles aussi quelque chose d’une forme d’impudeur, à cette différence près sans doute que contrairement à leur lointaine devancière, elles n’ont pas pour vocation à choquer outre mesure, ni à révéler la moindre injustice. Ces figures masculines monumentales empruntent à des univers fantasmagoriques pour prendre vie sous nos yeux, comme si elles sortaient d’un cauchemar. Un cauchemar vécu avec une télécommande, en mode pause. D’où cet étrange silence qui les anime, et qui nous les rend plus fascinantes encore. Généralement de pied, elles se distinguent par les matériaux qui les composent, pâte à modeler, cristal, plexiglas ou miroir, et laissent apparaître des masses velues – « hairy », serait-on tenté de dire pour emprunter aux intrigantes catégories pornographiques –, le long des chevilles ou des jambes et plus haut au niveau du buste et de la tête. Cette manière composite qui permet « au corps de se déployer dans l’espace », selon la belle expression de la commissaire d’exposition Marie-Noëlle Farcy et d’en « révéler l’architecture interne » rajoute à cette impression d’ensemble, entre cette vision organique, très proche du sentiment de vie, et quelque chose de plus repoussant, tout droit sorti d’une série Z américaine des années 80, Le Loupgarou de Londres ou quelque chose du même ordre. L’étrangeté est de mise. On a beau se laisser séduire par le propos de ce jeune artiste canadien enthousiaste, on n’en garde pas moins une distance respectueuse par rapport à ce que l’on n’ose pas appréhender de manière immédiate. Il aime souligner la « dimension dramatique, potentiellement théâtrale » des espaces hors norme qui s’offrent à lui au Mudam pour expliquer la densité de figures rassemblées dans une salle qui n’est pas sans rappeler quelque scénographie muséale à l’ancienne, presque classique, comme au Louvre par exemple. David Altmejd nous l’avoue de manière souriante : « En tant que sculpteur, il n’était pas évident pour moi d’“habiter” un espace aussi intimidant. Il fallait que je me batte, c’est pour cela que j’ai sollicité une armée ! ». Derrière la petite pointe d’humour, on saisit que la disposition frontale pourrait bien apparenter ces figures à des guerriers à l’Antique dans l’attente du combat. À l’espace central très clair, presque aveuglant, « cathédral », il oppose un parcours « plus intime, comme dans des grottes », cloisonné et labyrinthique. « Il me semble important que l’énergie circule dans l’espace et dans chaque pièce exposée. » Le regard s’attarde sur chacune de celles-ci, cette fois-ci non plus des figures monumentales, mais de petites structures architecturales en réduction enfermées dans un écrin de plexiglas. « Pour moi, il s’agit d’un espace fini, en volume. Mais ce qui me conduit à cette forme-là, c’est paradoxalement une quête d’infini, dans la mesure où la pièce est en capacité d’évoluer

indéfiniment à l’intérieur. Elle évolue comme le corps, élément fini mais qui contient un espace infini, beaucoup plus grand que le volume de l’objet lui-même. » La présence de miroirs à l’intérieur, démultipliant l’illusion visuel, renforce ce sentiment d’infinitude. Les éléments cristallisés ou organiques indiquent des possibilités d’expansion et un potentiel de transformation, tout en confirmant l’unité de ce qui semble autonome et en relation avec les autres pièces. Quand on lui fait remarquer que la structure contient sa part d’inconfort et qu’à l’explorer ainsi du regard on s’expose à quelque mauvaise surprise – la vision d’éléments repoussants avec des poils décidément ! –, il s’amuse de la remarque : « Oui, on trouve des objets étranges, mais c’est ce qui les rend attirants. Pour moi, les choses ne commencent à exister qu’à travers la tension. Et donc l’idée est de créer cette tension entre le repoussant et le séduisant ». On s’attache à une œuvre récente, gigantesque et complexe, elle aussi sous plexiglas, The Orbit (2012), dans laquelle des mains s’activent – ces mêmes mains qu’on avait croisées, détachées du corps et qui façonnent elles-mêmes la figure dans la série des Body Builders (2014) –, dans le cadre d’une vaste machinerie inquiétante. Là aussi, l’énergie vitale parcourt des fils de couleur au travers d’un amoncellement d’éléments architectoniques ou végétaux, de miroirs et de fragments anatomiques. La fascination opère une nouvelle fois, comme si on se confrontait à l’acte créateur pur, mais cette fois-ci, qui agit de manière autonome, sans l’aide de l’artiste lui-même. C’est peut-être là le génie de David Altmejd, d’entrer au sens propre du terme – ces œuvres en plexiglas se construisent de l’intérieur – dans l’œuvre, de donner vie à ce qui demeurait jusqu’alors inerte dans un acte démiurgique ultime et donc de permettre à celle-ci de s’animer, s’émanciper et de s’autoalimenter de son propre fluide vital. DAVID ALTMEJD, FLUX, exposition jusqu’au 31 mai au Mudam Luxembourg (en collaboration avec le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris et le Musée d’art contemporain de Montréal) www.mudam.lu

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Par Cécile Becker

Éco-logiques Le CEAAC a choisi le collectif COAL et deux de ses représentants, Lauranne Germond et Loïc Fel, pour ce nouveau cycle d’expositions qui se penche sur la maxime écologique « Think global, act local ».

Tue Greenfort, Milk demonstration, 2014

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L’écologie est la seule science qui traverse toutes les disciplines et implique une vision globale du monde. Le réchauffement climatique, par exemple est une conséquence de pollutions diverses, elles-mêmes dues à plusieurs années d’industrialisation, résultat de besoins grandissants pour répondre à l’explosion démographique. C’est pour cette raison (en partie) que le collectif COAL s’est pris de passion pour l’écologie y apposant des questions esthétiques. Loïc Fel, l’un des deux commissaires va plus loin : « On a l’habitude de traiter la question du développement durable sous l’angle scientifique, technique, politique ou social, assez peu sous l’angle culturel. Pourtant, pour accompagner les changements de comportements, il est important de questionner nos représentations. Qui de mieux pour le faire que l’artiste ? » Une prise de conscience qui a poussé à la création de ce collectif qui identifie, accompagne et anime depuis 2008 une scène artistique « hors-cases qui ne répondait ni à la commande publique, ni aux besoins du marché

de l’art » et particulièrement en France. Plus qu’ailleurs, la figure de l’artiste engagé a longtemps été reléguée à une pratique souterraine, le milieu lui préférant l’art pour l’art et disons-le, un certain conservatisme. Lauranne Germond, la deuxième commissaire explique : « On donne à voir ces artistes qui se confrontent à la réalité politique et qui se différencient de la branche purement formaliste en allant vers la transversalité, vers la vie. Finalement, c’est très Fluxus ». Ainsi, chaque projet COAL est envisagé comme un biotope alliant patrimoine, écologie, culture, esthétique et pédagogie où l’échange tient une place primordiale. C’est d’ailleurs le cas pour un projet d’envergure dans le Sundgau visible dès le mois de juin, en marge de ce cycle au CEAAC qui vient développer chronologiquement la maxime « Think global, act local » en trois parties. La première exposition Systémique nous donne à voir la notion systémique du monde, où chaque phénomène, qu’il soit physique, scientifique, géologique ou financier, est lié à un autre. L’œuvre de Tue Greenfort évoque l’urée, cette molécule du vivant que l’industrie agro-alimentaire a adopté, à ses risques et périls, quand Hanna Husberg élève elle-même son phytoplancton ou quand Anaïs Tondeur retrace le chemin de la création d’une graphite à sa place dans les vitrines d’un musée bezoardisé dans la vessie d’une petitefille (longue histoire…). Les volets Open source et Hyperlocal suivront ensuite. Loïc Fel résume : « Une fois que j’ai compris que je m’inscris dans quelque chose de systémique, avec un effet papillon dont je suis responsable, que par ailleurs j’ai la capacité et la volonté de partager les connaissances, les compétences et ressources pour que chacun ait les moyens de mener le projet pour chaque contexte particulier, je le fais, je passe à l’action, et je le fais localement et dans le contexte politique et culturel du moment ». Systémique, Open source et Hyperlocal, la boucle est bouclée. L’occasion pour les visiteurs pas encore convaincus de réaliser – il serait temps ! – de l’importance et l’urgence d’une prise de conscience écologique. SYSTÉMIQUE, exposition jusqu’au 24 mai au CEAAC, à Strasbourg www.ceaac.org


Par Emmanuel Abela

Le songe de Patmos L’étude du caravagisme européen passe par les œuvres de jeunesse du peintre espagnol Jusepe de Ribeira exécutées à Rome. L’exposition construite autour du Saint Pierre et Saint Paul de Strasbourg offre un bel exemple de ses apports précoces féconds. Il a fallu du temps pour reconnaître la révolution baroque, et un peu plus de temps encore pour situer les apports d’un peintre comme Le Caravage. Aujourd’hui, la vision d’une réalité fractionnée qui permet soit de situer la soudaineté – l’historien de l’art Jean Castex évoque la « précarité » – du fait, soit son inscription pour un semblant d’éternité, est bien connue de tous. L’on s’attache désormais plus précisément à la descendance, plastique et thématique, du Caravage, à Rome, Bologne, Naples, et à la suite de l’Italie dans une bonne partie de l’Europe du Nord. Parmi les peintres qualifiés de “caravagesques”, Jusepe de Ribera occupe une place à part. Bien sûr, comme ses contemporains, il s’attache à ces jeux de lumière qui entourent le fait sans passé ni futur – conjugué au présent continu –, et au réalisme accru d’un quotidien magnifié, mais peut-être le fait-il comme s’il sortait du contexte d’une certaine forme de sacralité. Les œuvres de sa jeunesse romaine réunies autour du sublime Saint Pierre et Saint Paul du Musée des Beaux-Arts de Strasbourg révèlent déjà cette tendancelà : les figures prennent vie sous nos yeux, le Christ semble effectivement converser avec les Docteurs, de même que ces deux philosophes plongés dans l’exploration d’un ouvrage ouvert dont on peut ressentir la présence physique, presque tactile du papier. Parmi les Apôtres qui constituent l’Apostolado, autrement dit l’ensemble des figures isolées représentant le collège apostolique, la figure de St Jean l’Évangéliste est fascinante d’émotion et semble renvoyer à la jeunesse du peintre espagnol lui-même, à peine âgé de 18 ou 19 ans, au moment de l’exécution du tableau ; le mouvement de la main tendue, sans doute vers le Christ, semble

Jusepe de Ribera, Saint Jean l’Évangéliste, vers 1607-1609, huile sur toile, 105 x 83 cm, Paris, musée du Louvre © RMN – Grand Palais (musée du Louvre) - Tony Querrec

être l’appel de l’artiste qui cherche sa propre voie, même si les yeux vers le ciel, le visage ébloui par la lumière, le visage de ce St Jean là renvoie immanquablement à la vision qui sera la sienne, de l’Apocalypse, à Patmos. L’émotion cependant est vive, face à l’humilité qu’il semble exprimer. Les prémices sont là : la peinture s’oriente désormais vers la question même de l’homme, et Ribera comme d’autres de ses contemporains, Rembrandt ou Velázquez, évolue en marge des grands thème bibliques ou hagiographiques vers la représentation d’une autre forme de réalité, plus ancrée dans la quotidienneté du profane, ouvrant ainsi la voie à Goya, mais aussi bien sûr à d’autres, quelques siècles plus tard, Monet, Degas ou Picasso. RIBERA À ROME, exposition jusqu’au 31 mai au Musée des Beaux-arts, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu

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Par Benjamin Bottemer Photos : Julian Benini

Le Centre Pompidou-Metz offre à Tania Mouraud sa première rétrospective d’ampleur : du conceptuel à l’émotion, du noir à la couleur, de l’installation à la peinture, la photographie, l’image et le son, un parcours à la suite d’une artiste radicale, qui s’étendra à toute la ville à partir du mois de juin.

Lectures fragmentées Expériences multiples, allers-retours physiques, intellectuels et spirituels constants, Tania Mouraud a adopté les formes artistiques les plus diverses tout en maintenant en leur centre une conviction : lier sa pratique à l’humain, à l’homme et à la femme, et aux enjeux sociétaux de son temps. Elle fait son éducation en Angleterre puis en Allemagne, où elle découvre les avant-gardes artistiques (Joseph Beuys, le Group Zero), John Cage et le jazz, pour se rendre en France au milieu des années 60, se passionnant pour la musique concrète, les Nouveaux Réalistes ou les peintres abstraits américains. Elle marquera une première rupture brutale dans sa vie d’artiste en 1968 dans la cour de l’Hôtel Villejuif à Paris en brûlant toutes ses toiles, réalisant son Autodafé, qui ouvre la rétrospective qui lui est consacrée au Centre Pompidou-Metz. « Elle n’a jamais été attachée à l’objet ; immédiatement après Autodafé, suivent ses installations Infini au carré et Totémisation, qui ont du être réactivées, reconstruites, décrit Élodie Stroecken, co-commissaire de l’exposition aux côtés d’Hélène Guenin. Elle utilise des matériaux pauvres, s’attache plutôt à la notion d’œuvre, s’interroge sur sa perception ». Divisée en six parties, Tania Mouraud : une rétrospective nous emmène sur les traces de formes fragmentées, à l’aspect fragile et éphémère, mais faisant toujours preuve d’un engagement humaniste et artistique fort, même sous les formes les plus conceptuelles. En réponse aux nouveaux ensembles d’habitation des années 70, Tania Mouraud propose ses Chambres de méditation, lieux où la lumière, le son, l’architecture invitent à accéder à un autre niveau de conscience. Puis place aux « photo-textes », confrontant l’image au mot, interrogeant l’identité et le corps (People call me Tania Mouraud, ses mandalas bouddhistes réalisés suite à son séjour en Inde), avant de basculer, avec cette démarche systématique de rupture, vers une écriture radicale où le mot s’impose, évacuant toute autre forme. « C’est une période où elle interroge la fonction de l’art,

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en offre littéralement une lecture différée, tout en exprimant une prise de conscience politique » explique Élodie Stroecken. Inspirée par une vision critique de l’art et de la société, Tania Mouraud joue avec la typographie pour afficher les mots, les phrases et les sujets en format géant (Identité/Identification, sa série au titre ambigu Black Power). Parole écrasante et évanescente à la fois : chaque œuvre met au défi les perceptions du visiteur et sa capacité à la saisir. Le travail de Tania Mouraud se fait imposant, voire monumental, mais ne cède ni au fétichisme ni à la démesure, adoptant plutôt un esprit pirate et parasite (sa série Art, l’anti-slogan « Ni » placardé dans tout Paris avec son emblématique City performance n°1). Du noir et blanc omniprésent, on découvre la couleur, l’émotion et une certaine maturité : avec De la décoration à la décoration, l’artiste avoue la vacuité de son engagement contre l’idée d’un art décoratif. Fille de résistants, elle explore l’Histoire et son histoire avec Sightseeing, voyage vers un camp de concentration sur une musique de David Krakauer, ou avec les bannières enroulées du Silence des héros. La rétrospective s’achève sur l’installation visuelle et sonore Ad Nauseam, créée en 2014, où des mâchoires d’acier détruisent des monceaux de livres, comme une auto-référence à


son Autodafé originel. « Nous avons intitulé l’exposition Tania Mouraud : une rétrospective, car nous avons dû faire des choix subjectifs, parmi les œuvres les plus séminales, résume Élodie Stroecken. Il y avait une vraie relecture de son travail à effectuer, et une reconnaissance à lui apporter ». Les 1100 m² de la galerie 2 du Centre Pompidou-Metz ne suffisent pas à donner un aperçu suffisamment large du travail de Tania Mouraud. Qu’à cela ne tienne : à partir de la fin du mois de juin, l’artiste investira toute la ville. Neuf lieux d’exposition s’ouvriront à diverses facettes de son travail, tandis que City Performance n°1 envahira à nouveau les espaces publicitaires à la périphérie de Metz. En écho à son exploration actuelle de la vidéo et du son, Tania Mouraud proposera une performance live dans le courant du mois de septembre. « Ce parcours dans la ville est vraiment complémentaire de notre exposition ; il faudra l’expérimenter pour vraiment comprendre une artiste qui a toujours eu un lien très fort avec la rue, insiste Élodie Stroecken. Ce type de format n’est pas applicable à beaucoup d’artistes, mais avec Tania Mouraud, il est idéal : chacun de nos partenaires a

pu retrouver une forme qui lui correspondait ». Une initiative assurément séduisante pour une artiste engagée qui a « peur de la boîte » et a toujours combattu les carcans de l’art et de la société. TANIA MOURAUD, UNE RETROSPECTIVE, exposition jusqu’au 5 octobre au Centre Pompidou-Metz et à partir du 27 juin à la galerie Toutouchic, au Musée de la Cour d’or, au Centre d’art Faux Mouvement, à l’Arsenal, à l’Église Saint-Pierre-aux-Nonnains, chez Octave Cowbell, au FRAC Lorraine, aux Galeries Lafayette, à la Chapelle des Templiers... et ailleurs. www.centrepompidou-metz.fr

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Par Benjamin Bottemer Photo : Arno Paul

RĂŞver ailleurs

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Cristina Escobar expose au Musée des Beaux-arts de Nancy deux œuvres sérielles déployées et construites de manières différentes qui abordent les mêmes dysfonctionnements régulièrement pointés du doigt par l’artiste cubaine : exil, isolement, exclusion, désillusion, faisant écho à sa propre histoire. Vingt structures, comme fossilisées, platinées par une matière noire inconnue et impénétrable, semblant évoquer les vestiges d’une étrange civilisation disparue, composent un Lotissement irréel évoquant la froideur, le vide. Autour et à l’intérieur de ces tentes faites de polyuréthane et de fibre de verre, on cherche l’humain. Absent, il est pourtant au cœur de cette réalisation de l’artiste cubaine Cristina Escobar, installée à Nancy depuis 2001, et de son exposition, baptisée Mirages. « J’ai découvert ces tentes à Paris, habitées par des familles, des travailleurs, raconte-t-elle. Je parle ici de gens exilés au sein de leur propre espace, de lieux situés en plein cœur de la ville, de la société, et pourtant totalement exclus de celle-ci ». C’est à l’occasion d’une résidence proposée par le programme Art & Entreprise que Cristina Escobar a pu, au côté de l’entreprise FranceLanord & Bichaton, mettre en forme ces tentes grâce aux savoir-faire des équipes de l’entreprise, avec lesquelles elle a travaillé une année durant. « Il fallait trouver un lien entre l’œuvre et l’histoire de l’entreprise, et cela faisait longtemps que je voulais évoquer le thème du logement et des sans-abris » explique l’artiste.

Sur chaque tente est tracé le plan d’un arrondissement parisien. « J’ai été frappée par le fait que ces tentes, éléments totalement incongrus dans le paysage urbain, symboles d’exclusion, semblaient transparentes aux yeux des passants » indique la jeune femme, qui évoque le titre, le Lotissement, comme mettant en évidence les contrastes. Elle se plaît à explorer les paradoxes : vivre ensemble en étant si éloignés les uns des autres, remettre en scène un objet représentant les loisirs, la convivialité, la détente en symbole de dénuement et d’isolement. Le détournement d’objets du quotidien est récurrent dans le travail de Cristina Escobar. La tricoteuse disparue de l’Attente, dont l’ouvrage semble délaissé, les pelles gravées de l’Inconnu et de Trous de mémoire #2, les mouchoirs accrochés de Bye, bye Señor Piñera évoquent l’absence, le départ, l’exil : la légèreté et l’intimité que suggèrent ces objets disparaissent, effet renforcé par l’utilisation systématique d’un noir et blanc tranchant. « Pour le Lotissement, j’ai choisi le noir car il est lourd, imposant, il enlève toute la lumière que l’on pourrait percevoir dans ces objets identifiés comme positifs ». La frontière est une autre des représentations les plus claires et les plus fréquentes dans les œuvres de Cristina Escobar (l’Accident, Lignes de mire, Full stop), affichant une cartographie de lieux rêvés, attendus, délaissés et quittés ; une thématique qui la touche directement. « J’ai grandi dans une dictature, je n’aurais pas pu créer cela dans mon pays natal. Aujourd’hui, j’ai du mal à y retourner, car je ne peux plus me taire. Lorsque je suis arrivée en France, il m’a fallu plusieurs années pour oser libérer ma parole ; j’avais l’impression d’être comme ces détenus des prisons panoptiques, où l’on est sans cesse observés sans être vu, et qui à leur sortie ont toujours le sentiment d’être épiés ». Avant d’étudier aux Beaux-arts à Paris, elle aborde la peinture, la photographie et la

gravure à l’Académie des Arts plastiques de Santiago de Cuba, puis devient scénographe pour le théâtre, une expérience qui développera son intérêt et sa maîtrise de la mise en espace qu’elle exploitera à travers ses installations. De son propre aveu, c’est le dessin qu’elle pratique le plus : dans Croisières, seconde œuvre exposée au sein de l’exposition Mirages, sont alignés 64 dessins élégants, de formats réduits, fins, légers : paradoxe, encore. Cristina Escobar y reproduit des images vues dans les médias d’émigrés entassés sur des embarcations de fortune, comme les « balseros » cubains tentant de rejoindre les États-Unis par la mer, à la recherche d’un eldorado au-delà de leurs frontières. « Comme la tente, le bateau est synonyme de liberté, de loisir. Ce phénomène d’exil, même si je ne l’ai pas connu dans les mêmes conditions, fait écho en moi depuis des années ». Dans sa série de cartes postales À la recherche du bonheur, on voit des scènes réelles d’exilés mourant sur les plages aux côtés de touristes, de funestes sacs noirs, avec au verso des timbres authentiques vantant l’amitié entre les peuples et le multiculturalisme. « On peut voir mon œuvre comme pessimiste, mais je ne trouve pas que le monde soit très accueillant. Et par rapport à ma culture, je trouve qu’ici les gens sont très seuls... lotissement ou pas ». L’esthétique est toujours séduisante et soignée dans le travail de Cristina Escobar, mais il suffit de gratter un peu le vernis pour y trouver un propos engagé, souvent guidé par des sentiments bruts, voire violents, ceci afin de « trouver le chemin le plus court entre l’œuvre et le spectateur ». MIRAGES, exposition de Cristina Escobar jusqu’au 4 mai au Musée des Beaux-arts, à Nancy mban.nancy.fr cristinaescobar.net

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Par Alice Marquaille

L’art au nez

Ernesto Neto, Mentre niente accade/ While nothing happens, 2008 (détail) Élasthanne, bois, épices, sable, Vue d’installation au Musée Tinguely, Bâle © 2015 Musée Tinguely, Bâle Photo : Peter Schnetz

L’exposition Belle haleine – L’odeur de l’art fait honneur à un sens oublié de l’art contemporain, si puissant pourtant : l’odorat, croisant expériences scientifiques et esthétiques.

Le ton, ou plutôt l’odeur, est donné dès l’entrée. Par l’envahissement de ses narines, l’on obtient un état altéré de la conscience du visiteur. Localisé dans le cerveau reptilien, l’olfaction est l’un des vecteurs les plus efficaces d’affleurement des souvenirs, et permet de générer des réflexes, entre la madeleine de Proust et la fuite face au danger. Belle haleine explore les recoins de l’humanité, de l’animal social, mu par les phéromones et ses encablures culturelles. Ainsi Sissel Tolaas, sur la base d’études scientifiques, encapsule dans une peinture les transpirations synthétisées d’hommes souffrant de phobies sévères. Le visiteur est invité à sentir l’odeur corporelle nauséabonde et ressentir tout de cette peur profonde. Point d’angélisme cependant, le nez est un véritable espace d’enjeux politiques. Belle haleine prend pour titre celui d’une œuvre de Marcel Duchamp. Sur un flacon de parfum, il pose comme une étiquette, son portrait en femme par Man Ray. Rrose Sélavy [personnage fictif créé par Duchamp, ndlr] ouvre déjà la voie aux déconstructions des préjugés sur les genres masculins et féminins,

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que l’on retrouve encore avec les œuvres de Jana Sterbak ou Clara Ursitti. Depuis les années 50, l’artiste exploite son corps comme un nouveau territoire d’exploration artistique, voire politique et social, et ici l’odeur même de la chair s’inscrit dans cette dynamique. Claudia Vogel compose un élixir de ses effluves corporelles, tentative d’inclure dans une fiole un succédané de son être. Comme s’il était possible que cet autoportrait raconte quelque chose de son rapport à l’autre, des corps qui se hument avant tout autre échange. Outil de plaisir ou de dégoût, ce sens si spontané est tout de même contraint dans les cultures. Ernesto Neto, par la grâce d’une installation géante en épices et nylon (celui des bas) en forme de pluie fantasmagorique, invite la culture du sud. Séductrice et fascinante, cette œuvre est enivrante jusqu’au soûl. L’exposition évite l’écueil de n’avoir que des parfums « qui chantent les transports de l’esprit et des sens »* Elle s’engage sur le terrain de postures engagées artistiquement, socialement, politiquement. Elle permet au visiteur de mettre en relation immédiate différents processus cognitifs tout à la fois conscients et inconscients : sensitif, mémoriel, analytique. BELLE HALEINE – L’ODEUR DE L’ART, exposition jusqu’au 17 mai au Musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch *Charles Baudelaire, Correspondances, Les Fleurs du Mal, 1857


Par Alice Marquaille

À n’en pas laisser une miette Dans son exposition monographique, Sophie Nys brode avec délicatesse et spontanéité, des liens entre l’histoire manufacturière de la région, ses habitants actuels, les ouvriers New Yorkais et l’art contemporain. L’exposition monographique de Sophie Nys est du pain béni pour les amateurs d’histoire de la région. Cette artiste belge est venue explorer le Sundgau et les traces historiques de son histoire encore visibles, dans les paysages urbains et naturels, les mémoires et musées. Collecter les informations, les analyser, les fondre en de nouvelles créations, voilà un résumé succinct de son processus créatif. Elle fonctionne par collisions et illustrations, mettant tout à côté : la culture ouvrière haut-rhinoise, des Américains et des images artistiques, historiques et commerciales. Il est requis de s’immerger dans ses analogies. Chaque salle s’ouvre avec un texte dont il ne faut pas perdre une miette, car l’artiste nous transporte tout à trac du XVIIIe au 1913 de l’Armory Show, des usines aux salons de coiffure, des jours sans pain aux jours opulents. L’histoire, pour Sophie Nys, se conçoit en strates interchangeables. L’art et les ouvriers se croisent dans de nombreuses figures, telle la sculpture – trop érotique à son époque – du Schweissdissi (celui qui sue), allégorie de 1906 en hommage aux travailleurs de la révolution industrielle alsacienne, avec la Patti Smith d’Occupy Wall Street ou encore les industriels historiques de Mulhouse. Le visiteur-lecteur est le ciment de toutes les briques soumises par l’artiste. Pour suivre le fil d’Ariane mulhousien de ce projet, disons qu’elle choisit de rebroder tout ou partie des motifs de fils aux couleurs qui lui siéent. C’est alors que l’histoire ne sera plus le seul moteur des créations de Nys mais aussi et surtout une chose vivante. Nys s’intéresse à la représentation de l’histoire, c’est-à-dire les différentes façons par lesquelles elle peut être transmise, mais aussi oubliée. Elle s’intéresse aussi aux représentations qui font l’histoire, et une fois n’est pas coutume dans un lieu d’art contemporain, elle expose des images et objets anciens, locaux, au cœur même de ses œuvres. Le travail de l’histoire s’effectue à coups d’allers-retours entre l’analyse scientifique du passé, son incorporation au sein de créations contemporaines qui renvoient à l’objet d’archive un regard dessillé.

Ein Tisch ohne Brott ist ein Brett, une table sans pain est une planche, dicton russe des jours de disette, nous rappelant la matérialité du bois lorsqu’il est délesté de sa mission de supporter la nourriture. Dicton devenu objet, chaise-tableœuvre de Nys. Confrontée à des images copiées sur Internet d’écheveaux à vendre de cotons DMC dans un accrochage coloré et chatoyant, la table-chaise de la petite économie intime se compare à la chute de l’économie industrielle et à la sublimation de la création artistique. SOPHIE NYS, EIN TISCH OHNE BROTT IST EIN BRETT, exposition jusqu’au 17 mai au CRAC Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com

Sophie Nys, Lits de camp, 2014-2015. Toile, aluminium et Cloche provenant des établissements Ducommun, 1836. Bronze. Fondeur : C.E. Bordet Collection du musée Historique de Mulhouse © Aurélien Mole

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Par Florence Andoka Photo : Vincent Arbelet

Bâtir en liberté Le Consortium consacre une exposition monographique intitulée Studio à l’artiste américain Oscar Tuazon. Aux confins de la sculpture et de l’architecture, ses constructions dépourvues d’artifices tracent des espaces recentrés sur l’homme et son désir d’autonomie.

Le point de départ de votre œuvre est-il conceptuel ? Non, le processus créatif s’ancre d’abord dans le choix du matériau. L’idée ne m’intéresse pas tellement, elle n’est qu’un cadre pour fabriquer quelque chose, ce sont vraiment les matières qui m’attirent. Le béton, le bois, l’acier, on retrouve souvent ces matériaux bruts de façon apparente dans vos sculptures, pourquoi ? Il s’agit d’aller à l’essentiel. Ce ne sont pas les surfaces qui m’importent le plus, seule la création d’un espace compte. L’espace entre les œuvres est le plus intéressant, c’est pourquoi l’exposition s’intitule Studio. C’est peut-être ce qui me reste de mes études d’architecture, bien qu’elles aient été très peu académiques, cette discipline compte beaucoup à mes yeux. Vous avez créé des œuvres dans des paysages naturels. En 2008 pour le musée de Seattle, vous avez investi l’île de Kodiak en Alaska où vous avez réalisé un habitat précaire à partir de matériaux recyclés et d’éléments trouvés sur place. Quel est en revanche votre rapport à l’espace institutionnel et à son white cube ? Le white cube est un espace pur, presque un espace mental destiné à la maquette, comme celle intitulée Un pont présente dans cette exposition. Il s’agit d’un fragment, presque d’une représentation du projet à venir, Un pont sans fin, qui sera installé à Belfort dans le cadre d’une action des Nouveaux commanditaires de la Fondation de France.

Comment construisez-vous ces pièces souvent monumentales ? J’ai trois assistants qui m’accompagnent toujours et l’équipe du Consortium a travaillé avec nous pour monter les œuvres présentées ici. Les pièces qui avaient déjà été montrées lors d’autres expositions ont dû être reconstruites. C’est un vaste chantier où il a fallu utiliser une bétonneuse et faire de la charpenterie. J’aime le travail d’équipe, on cherche ensemble. Il est important que tout soit réalisé à la main, qu’il y ait une dimension humaine. Les œuvres exposées révèlent parfois une certaine précarité. Est-ce le signe d’une critique politique ? Lorsque j’installe une sculpture dans l’espace public, elle est une plateforme destinée à être autre chose, comme un espace vide offert et ouvert à l’activité humaine. L’espace est toujours quelque chose à occuper. J’ai vécu un temps avec des populations nomades de l’ouest américain et je privilégie toujours une certaine économie de moyens, d’où la précarité de mes œuvres. Les nomades au cours de leurs déplacements créent un espace libre et autonome, mais cet espace est éphémère, c’est un espace d’isolation. La liberté naît, je crois, de l’éphémère et l’architecture doit être liée à l’expérience du corps humain, s’adapter à ce qu’il vit, ce peut être en forêt ou ailleurs. La pensée, humaniste et utopiste, de Richard Buckminster Fuller m’a inspiré. Bien sûr, c’est étrange de transposer cette recherche dans un centre d’art mais définir et habiter l’espace est un questionnement politique qui mérite d’être soulevé au cœur de l’institution. STUDIO, exposition d’Oscar Tuazon jusqu’au 17 mai au Consortium, à Dijon www.leconsortium.fr

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Par Florence Andoka

Voir double

Le Frac Franche-Comté consacre une exposition à l’œuvre picturale de Bernard Piffaretti. Depuis le milieu des années 80, l’artiste duplique des signes linguistiques sur des toiles divisées en deux. Cette répétition artisanale du geste révèle le caractère impossible de la répétition. En contrepoint de l’exposition thématique consacrée à la répétition où figurent des artistes majeurs de l’art contemporain et notamment Roman Opalka, Marina Abramovic, Jana Sterbak et Esther Ferrer, l’exposition monographique rassemble des œuvres de Bernard Piffaretti orientant ainsi les esprits vers la duplication. Les peintures de Bernard Piffaretti intriguent. L’œil se heurte à des images qui semblent bégayer. Chaque toile est scindée par une ligne verticale. De part et d’autre de ce signe, le même

motif apparaît. Le redoublement de la peinture s’effectue dans l’espace de la toile, qui fait coexister deux plans et rappelle le procédé cinématographique du splitscreen. Pourtant, a priori, les deux scènes disent la même chose. Entre les images, derrière la ligne verticale qui les sépare, émerge le geste fou de l’artiste. Piffaretti donne à voir le tableau en même temps que le processus créatif qui le précède. Pourquoi peindre deux fois le même motif sur une seule toile ? Alors qu’il étudie à l’école des Beaux-arts de Saint-Étienne, Bernard Piffaretti s’interroge sur la possibilité de perpétuer la peinture. D’autres peintres de sa génération comme Robert Combas ou Hervé di Rosa ont choisi la figuration. Piffaretti se glisse vers d’autres voies et élabore son protocole de création basé sur la duplication. C’est alors la deuxième exécution du motif qui fait émerger le sens de l’œuvre. Comment refaire exactement la même peinture ? Bernard Piffaretti n’a pas recours à la machine et montre que l’opération est impossible. Le premier motif est spontané, son exécution est rapide. En revanche, le second se révèle périlleux, le temps du geste s’étire. La peinture n’est pas reproductible, le deuxième motif n’est qu’un double du premier, puisqu’il n’y a pas un rapport d’identité entre les deux images. C’est seulement la ressemblance qui les lie. Toujours un tracé, une nuance, un écoulement imprévu témoignent de la différence entre les motifs. Ainsi, le couple de l’original et de la copie, qui hante l’histoire de la peinture et le marché qui l’accompagne, se voit exposé par l’artiste sur une surface commune et par là-même détourné, désarticulé, ridiculisé. L’original et son double ne font plus qu’un. Si l’œuvre de Bernard Piffaretti est une réflexion sur la peinture, sur l’image, elle interroge également l’identité. En effet, l’historien d’art Arnauld Pierre évoque dans L’instauration du tableau. Les métapeintures de Bernard Piffaretti, la possibilité d’autoportraits cachés. Il y aurait dans la tête de Toto répétée, ou dans certaines lettres peintes reprenant le nom de l’auteur, comme une signature hypertrophiée, une volonté de se mettre en scène. C’est alors la représentation de soi en vue de sa propre duplication qui serait à envisager comme une tâche impossible sans cesse remise sur le métier. BERNARD PIFFARETTI, JUSTE RETOUR (DES CHOSES ET DES MOTS), exposition jusqu’au 17 mai au FRAC Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr Visuel : Bernard Piffaretti, Sans titre, 2004 © Bernard Piffaretti / Adagp, Paris, 2015 Courtesy of the artist, galerie Frank Elbaz, Paris ; Cherry & Martin, Los Angeles et Galerie Klemm’s, Berlin

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Par Florence Andoka

Tempus fugit Depuis 1975, Nicholas Nixon photographie chaque année sa femme Beverly Brown en compagnie de ses trois sœurs. Le musée du Temps expose aujourd’hui l’intégralité de la série, prêtée par la Fondation Mapfre, offrant à tous les regards l’enregistrement de 40 années d’existence.

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Les sœurs Brown en 1985, en 2014

Nixon immortalise le passage de la jeunesse à la maturité. On retrouve face à cette corruption progressive des chairs féminines, la douceur cruelle des Amours de Ronsard. Les femmes comme des fleurs sont belles et fraîches puis se fanent lentement. Chacune vieillit à son rythme, passe imperceptiblement les seuils de l’âge. La réalisation d’un portrait par an montre la douceur du processus, du moins sa lenteur et renvoie tout observateur à sa propre expérience du phénomène. Parfois la cadence s’accélère, un visage l’espace d’une image quitte définitivement sa candeur. Les quatre sœurs aux vêtements souvent clairs posent dans un environnement bucolique que l’on devine en horschamp. Femmes fleurs, nymphes du crépuscule, les sœurs Brown offrent leur beauté finissante à l’œil masculin. Nixon, professeur de photographie dans une prestigieuse école d’art de Boston, s’est également fait connaître pour des séries consacrées aux personnes en fin de vie. Amoureux des toiles de Freud et de Chardin, le photographe s’attarde sans cesse sur la sénescence des chairs, celle de Tom Moran obsède le regard. Le

jeune homme touché par le sida perd toute verdeur en l’espace d’une année pour prendre le visage émacié de l’agonie. Les images des soeurs Brown pourraient à leur tour témoigner d’une certaine forme de sadisme qui consisterait à se repaître du vieillissement d’autrui et de lui en infliger la saisie rigoureuse année après année. Roman Opalka, artiste qui s’est penché durant la seconde partie de sa vie sur l’existence humaine, lui, réservait à sa seule personne cette expérience tragique par des autoportraits. Pourtant Nixon n’est pas exclu du processus photographique, sa présence flotte parfois sur les images, comme en 1984 et 1996 où son ombre projetée voile les silhouettes des quatre femmes. Nixon a également réalisé une série d’autoportraits dans lesquels il explore son propre corps vieillissant. Maculée et velue, sa peau se transforme en paysages incertains. Si la série des soeurs Brown en révélant la métamorphose des corps rappelle la finitude de l’existence, c’est aussi la vie qui est enregistrée, conservée, glorifiée puisque toute photographie, trucages mis à part, témoigne comme l’affirme Barthes dans La Chambre claire d’un « ça a été ». Rituel de famille Ce qui rend cette série de clichés si touchante c’est probablement la proximité avec l’album de famille de tout un chacun. L’œuvre relève du portrait de groupe, la pose est simple dans un format à l’horizontal, bien que la place de chacune des quatre sœurs ne change jamais au sein des images, la proximité de l’observateur avec le sujet n’est jamais la même. Cette légère variation du cadrage dévoilant plus ou moins les silhouettes des modèles renforce

la proximité de la série de Nixon avec les photographies d’amateurs. On est loin de la précision des autoportraits de Roman Opalka, ni de la distance de Zed Nelson qui photographie chaque année depuis 1991 une famille dans un studio professionnel. Nixon accepte que le vent défasse les chevelures, que le soleil contraigne les regards à se plisser, que les vêtements trahissent la mode de leur époque. Les positions des corps fluctuent, l’une serre parfois l’autre dans ses bras, une troisième se tient quelquefois en retrait. Un sentiment d’imprévu accompagne étrangement ce rituel. L’identification possible de l’observateur aux sœurs Brown tient aussi aux évènements de leurs existences qui viennent gonfler la surface photographique au-delà de l’instant du cliché. « Nixon photographie ce qui est caché derrière le portrait » affirme Emmanuel Guigon, directeur des Musées du centre à l’origine de l’exposition. Entre deux images, il y a les grossesses que l’on devine, les drames que l’on invente pour un regard devenu absent. La solidité du lien sororal est aussi quelque chose qui marque : en 40 ans aucune n’a manqué à l’appel pour le cliché annuel. Nul ne peut dire comment se terminera cette œuvre en devenir. Le groupe sera-t-il progressivement creusé par l’absence de chaque soeur, ou bien la série prendra-t-elle fin avec la mort de son auteur ? Lorsqu’elle sera complète cette série teintée de nostalgie délicate deviendra pleinement tragique et l’on comprend alors dans quelle terrible aventure photographique la famille Brown s’est jetée dans l’innocence de l’été 1975. LES SŒURS BROWN 1975-2014 – NICHOLAS NIXON, exposition jusqu’au 10 mai au Musée du temps, à Besançon www.mdt.besancon.fr

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Par Emmanuel Abela Illustrations : Sherley Freudenreich

Blank generation

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Dans son nouvel ouvrage, Disparaître de soi, le sociologue David Le Breton explore cette forme de silence ou de renoncement qui nous coupe du lien social, qui n’est pas la mort, mais un ailleurs aux formes diverses. Avec au bout, le choix pour l’individu de revenir. Cet ouvrage semble la suite logique des réflexions que vous avez menées précédemment sur le corps. Cette fois-ci la question de l’identité ne passe plus par des signes de reconnaissance extérieurs, mais par cette forme d’abstraction de soi. À quel moment, cette thématique s’est-elle imposée à vous ? Pour moi, il y a effectivement une continuité. De toute façon, il y a une continuité biographique déjà majeure. J’ai connu, quand j’étais plus jeune, un certain nombre de personnes qui ont disparu comme ça, disparu de chez elles je veux dire… C’est-à-dire qu’à un moment donné, elles ont cessé de sortir, elles se sont enfermées en elles-mêmes. Elles étaient parfois protégées par leurs familles, qui étaient évidemment démunies et en souffrance, mais qui, de toute façon, n’avaient pas d’autre solution. Et j’en ai connu certains placés en psychiatrie, non pas parce qu’ils étaient “fous”, mais parce que, finalement, l’hôpital psychiatrique pouvait fonctionner comme une sorte d’ermitage intérieur, un lieu de protection où on est coupés des impératifs de son identité personnelle. Je dois confesser que la tentation de disparaître je l’ai à titre personnelle depuis toujours. C’est ce qui m’a amené au Brésil la première fois, il y a très longtemps. J’avais deux grandes tentations : m’engager dans la lutte contre la dictature militaire qui sévissait à l’époque et partir au fin fond de l’Amazonie. C’était la tentation d’une disparition radicale dans la forêt, dans un endroit où je savais que c’était l’un des derniers lieux au monde où il était possible de

disparaître radicalement parce que c’était une zone de nonlieu. Ce qui me rattachait à l’identité c’était le fait d’écrire. J’écrivais tous les jours ce que j’appelais, à l’époque, mon livre du “crire”, une manière de condenser deux possibilités, “crier” et “écrire”… J’essayais d’inventer une écriture qui constituait une sorte d’attache au monde. J’étais tiraillé entre cette envie de disparaître et d’exister en tant qu’auteur. Mais très vite je me suis rendu compte que l’engagement militaire n’avait strictement aucun sens pour un jeune comme moi – non violent, qui plus est – qui débarquait de nulle part. J’ai donc décidé de vivre, d’être un auteur, un sociologue engagé, et je suis rentré. Mais je reste sur le fil du rasoir, et continue d’aimer la vie avec toujours en moi cette tentation de l’échappée belle. Vous évoquez la notion de blancheur pour formuler cette démarche qui consiste à ainsi disparaître de soi. La disparition de soi, j’ai pu la croiser dans mon travail sur les conduites à risques des jeunes. Je parle déjà de blancheur dans Passion du risque – dont la première édition remonte à 1991 ! – quand j’évoque le rapport à l’identité des jeunes en errance, de ces garçons et de ces filles qui, la plupart du temps, ont abandonné leur état civil, leur filiation, et se retrouvent comme en suspension. Dans les interstices du lien social, ils s’arrêtent là où aucun d’entre nous ne s’arrête : les rues, les halls de gares, les squats, des lieux dont ils font leur demeure. Au fur et à mesure de mes recherches, je ne cesse de rencontrer cette notion de disparition de soi dans les conduites à risques de nos jeunes, dont la plus spectaculaire, la recherche du coma éthylique, ou plus récemment dans ces jeux d’étranglement comme le jeu du foulard qui conduisent à l’évanouissement. Autant de pratiques sidérantes pour nous qui disent chez eux cette volonté de se décharger des contraintes de leur identité ou de s’abstraire des exigences du monde extérieur. Il en va de même pour ces autres techniques de disparition à travers l’anorexie, la toxicomanie, etc. Sans doute nos jeunes sont-ils, plus que leurs parents ou les autres adultes qui les entourent,

— La tentation de disparaître je l'ai depuis toujours. —

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— Nous prenons, les uns les autres, même quand on n’est pas dans la disparition de soi, des décisions qui sont absolument néfastes. —

dans cette tension d’être soi-même qui caractérise le monde d’aujourd’hui. Parce qu’ils ont à grandir, à assumer une identité d’homme ou de femme. Et, on ne peut pas dire que dans nos sociétés il y a une grande fascination en la matière. Ils sont confrontés souvent au chômage ou au désarroi de beaucoup de leurs parents. Ils sont confrontés à un monde d’une violence absolument inouïe. On peut imaginer qu’ils aient parfois envie que ça s’arrête, de trouver un non-lieu, de “faire le mort”, parce que cela n’est pas vraiment mourir. Quel que soit l’âge du jeune, cette disparition-là agit comme une sorte de sas ; il se met hors-circuit, puis revient.

Dans l’ouvrage, vous consacrez un chapitre étonnant à la maladie d’Alzheimer. Oui, je l’analyse plutôt en des termes sociaux, anthropologiques. Qui arrive premier ? La détérioration biologique ou le fait de perdre le sens de sa vie ? Pour moi, ce n’est pas systématiquement la détérioration organique qui se situe à l’origine de la maladie d’Alzheimer, mais peut-être bien une dialectique entre la signification qu’on porte à son existence et la dimension biologique. Les personnes atteintes d’Alzheimer ont parfois l’air parfaitement intégré, ont l’air d’aimer les autres, ont l’air d’être aimées également. Mais toute leur énergie a disparu – elles donnent le sentiment d’avoir tout donné – et le sens, progressivement, est devenu de plus en plus ténu jusqu’au moment où il y a un lâcher prise. Ce que j’ai apprécié tout particulièrement, c’est cette idée de l’ambivalence de l’identité : celle-ci n’est pas univoque. Cette volonté exprimée de s’abstraire de son milieu familial, professionnel, amical, résulte souvent d’une blessure profonde, d’une lassitude, mais elle reste l’expression d’une volonté personnelle. Oui, l’identité, il faut la penser en terme d’ambivalence. En terme d’ambigüité. Personne ne se retrouve sur des rails, comme voué strictement au bonheur de la réussite sociale. Parce que nous prenons, les uns et les autres, même quand on n’est pas dans la disparition de soi, des décisions qui sont absolument néfastes. Tout le monde nous l’avait dit autour de nous, mais nous avions refusé de les entendre. La psychanalyse a énormément travaillé sur le désir d’échec de certaines personnes, le fait de parfois tendre au pire, y compris vers l’accident. J’ai depuis toujours intégré cette notion très ambivalente, très complexe, de l’identité. Je pense que là, dans les formes de disparition de soi du monde contemporain, on se retrouve dans la logique de cette multiplicité de personnages qui habitent en nous. On se sent parfois enfermés dans une identité, on a nos responsabilités sociales, familiales et on voudrait s’en dégager. Je crois d’ailleurs que le succès du cinéma, et toutes les formes d’art, sont une manière de vivre par procuration d’autres identités. Pendant deux heures au cinéma, on devient un personnage qui parfois va vers l’échec ou vers le succès, mais dans tous les cas nous ne sommes plus seuls. Au cinéma, on se retrouve dans une forme d’hypnose, il en va de même pour la littérature. Quand on aime un roman on est complètement immergé dedans et des fois il faut qu’on en

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revienne. Cela veut dire qu’on s’identifie pleinement à ces personnages. Ce que j’évoque là, ce sont des formes paisibles, heureuses, de disparition de soi, mais qui en même temps nous font travailler nous-mêmes sur cette multitude de personnages qu’on aurait pu être dans la vie. C’est une grande thématique chez Paul Auster, par exemple, qui, lui aussi, est absolument obsédé pas le thème de la disparition. Chez lui, il y a cette obsession du hasard : de se dire, par exemple, si jamais j’avais ralenti un tout petit peu en traversant le pont ou autre, je n’aurais jamais rencontré la femme de ma vie ou l’éditeur de mon livre, etc. Il y a ce hasard et cette fascination du hasard qui fait que quand on y réfléchit soi-même, on est confronté à un abîme. On se dit que ce que je suis n’est qu’une somme absolument inouïe de hasards. Même si j’ai essayé de provoquer à un certain moment ce hasard. Et puis, d’autre part, pourquoi continuer à accepter d’être cette somme de hasards qui me constituent ? Notre vie ne tient pas qu’au hasard. J’aurais pu très bien être totalement différent si j’avais fait d’autres choix amoureux. Le choix d’avoir un enfant ou de ne pas en avoir, le choix de prendre un boulot dans cette ville plutôt que dans une autre. Des milliers de petites considérations comme celles-là… Je crois que le thème de la disparition est présent en chacun de nous, à travers le thème de la multitude de personnages qui sont rangés en nous et que seules les circonstances résolvent. Derrière cette vision volontaire de la disparition de soi, et cette multitude de nous-mêmes, on sent poindre dans le dernier chapitre de votre livre un point de vue très ouvert, voire optimiste. Vous avez raison de penser que j’ai terminé le livre avec l’optimisme de la volonté. Comme dans tous mes livres, il y a une traversée du pire, mais avec ce rappel que c’est toujours l’individu en lui-même qui a le dernier mot. On n’est jamais totalement écrasés par une


— Ce qui importe dans notre histoire ce n’est pas notre histoire, c’est ce que nous en faisons. — situation. Il y a toujours quelque part une solution. Mais qui exigera infiniment de patience, d’inventivité, de créativité, de combativité. Rien n’est jamais perdu. Tous mes livres sur les conduites à risques sont dans cette logique, mais aussi mes livres sur l’expérience de la douleur ou même ce que j’ai pu écrire sur la voix. À chaque fois, j’essaie de montrer qu’on n’est jamais perdus dans un abîme. Il y a des chemins de sens. Pour moi, c’est la signification qui nous relie au monde. Ce qui importe dans notre histoire ce n’est pas notre histoire, c’est ce que nous en faisons. C’est la signification que nous lui accordons. Des personnes peuvent

vivre la même tragédie, mais l’une va être totalement détruite parce qu’elle va ruminer inlassablement ce qui s’est passé ; une autre va prendre ça comme un défi et va se battre jusqu’au bout pour reconstruire complètement sa vie. Et c’est plutôt cette solution qui me passionne en tant qu’anthropologue. Même si je parle moi davantage en terme de résistance. La notion de résistance implique cette combativité, cette ténacité, d’être parfois malmenés profondément par l’existence. Alors que dans l’idée de résilience il y a plutôt une force intérieure qui fait que les gens voient les bombes autour d’eux et passent tranquillement sans

être trop altérés. Dans les conduites à risques, on a à faire à des jeunes qui sont plutôt abimés par la vie, mais qui, malgré tout, continuent à essayer de s’en sortir. C’est pareil pour les gens qui disparaissent, ça peut être ce sas que j’évoquais précédemment pour retrouver son souffle, reprendre confiance en soi et revenir au monde avec un autre regard, avec d’autres ressources. David Le Breton, Disparaître de soi. Une tentation contemporaine, Éditions Métaillé

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Par Emmanuel Abela Photo : Benoît Fanton

Ceci est mon corps Avec la Passion selon St Jean, Jean-Sébastien Bach donnait à entendre ce qui était contenu dans l’Évangile. Avec Bach / Passion / Johannes, un spectacle qui réunit cinq danseurs et sept musiciens, le chorégraphe Laurent Chetouane, lui, nous donne à voir ce qui est dit, puis pose une question essentielle : qu’est-ce que croire ?

L’Évangile de Jean se distingue des trois autres Évangiles (Matthieu, Marc et Luc) par sa dimension symbolique très forte. Est-ce la raison qui vous a poussé à adapter la Passion selon St Jean de Bach plutôt que sa Passion selon St Matthieu ? Je pense que la Passion selon St Matthieu est plus centrée sur la souffrance du Christ ; elle est plus directe au niveau corporel, plus physique, alors que je rattache plus celle de St Jean à quelque chose de philosophique – elle fait porter la réflexion plus sur la question du dépassement de soi ou de l’altérité par exemple. Ça ne veut pas dire que St Jean occulte la souffrance, mais la balance entre la souffrance physique et la joie ressentie à travers l’éternité promise après la mort m’y semblait plus équilibrée.

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Vous-même, quelle relation entreteniezvous à ce texte ? Vous savez, je suis catholique, ce texte-là je le connaissais parce que je me rendais à l’église, mais ça n’est pas tant le texte qui m’importe de manière isolée. J’ai du mal à le dissocier de la musique, et ce que je trouve intéressant c’est de faire entendre ce texte en relation avec la musique dans un théâtre. Les gens sont parfois surpris d’être confrontés à ce texte-là, fondement de la culture européenne, en dehors d’une église, mais il est important de le replacer au centre du théâtre, l’autre lieu où cette culture s’est également développée. Il me semble important de le donner à réécouter – ou même à découvrir – et d’amener les spectateurs à se demander : qu’ai-je à voir avec ce qui est dit là ? Je le fais à un moment où ces questions redeviennent brûlantes : qu’est-ce que la religion chrétienne ? Qu’y trouve-ton ? Je ne souhaite pas laisser ces questions aux mains des fanatiques ou des personnes extrêmement conservatrices qui ont la tentation d’enfermer ce texte dans une interprétation unique. On peut l’entendre de manière chrétienne, mais on peut aussi l’entendre autrement, tout comme on peut s’en sentir totalement

étranger – il est mis à disposition du public, sans que celui-ci ne se sente forcé dans une direction. Vous donnez corps à ce texte par la danse. Une manière pour vous de “présenter” et non de “représenter” ce qui est contenu dans le texte ? Il s’agit surtout de ne pas représenter ce qu’il y a dans le texte. En Allemagne, on trouve des représentations de la Passion tous les ans, que ce soit en danse ou au théâtre. Mais là, les danseurs ne seront pas Jésus-Christ, Ponce Pilate, etc. Ils ne représentent pas les personnages sur scène. Il s’agit plutôt d’une mise en résonance du corps avec le texte et la musique. Bach ouvre en nous des émotions particulières – avec une musique très manipulatrice, il faut bien l’admettre –, et il s’agit de montrer comment le corps est bougé, transporté, transformé, à l’écoute de cette musique. Grâce à l’écoute, on voit ce qui est dit. Ce qu’on essaie de capter c’est le mouvement intérieur qui se produit chez le spectateur, un mouvement qui intègre tout l’espace. Après une représentation à Berlin, une spectatrice me disait : « Mais c’est moi sur scène ! ». Elle était ébahie,


mais elle ne l’affirmait pas dans une relation identificatrice. Non, elle avait le sentiment que c’était son corps qui évoluait sur scène. J’aime cette idée du partage. Bach, il faut le rappeler, cherchait à créer une communauté avec une musique qui visait à rassembler les gens à l’église pour exprimer un sentiment commun autour de la Passion du Christ.

tacle. Il nous disait : « De voir cette musique qui est fondatrice de toute ma carrière artistique s’écrouler sur scène, puis de revenir, c’est magnifique ! ». Pour lui, c’était comme de voir la culture européenne en ruines. C’est assez violent, et on le constatera peut-être, certains spectateurs ne supportent pas cela. Pourquoi réagissent-ils ainsi ? Tout simplement parce que ce qui semble une évidence, un fondement, un socle, tout cela disparaît devant eux. On doit simplement se mettre en tête que ce que l’on croit éternel ne l’est peut-être pas.

Vous avez dû faire des choix dans la mesure où il semble impossible de recréer intégralement l’œuvre complète avec 7 musiciens. Effectivement, on ne joue pas la musique de Bach dans sa totalité. À l’exception de la basse continue, les musiciens improvisent tous les soirs à partir de la partition qu’ils connaissent par cœur. Ils ont passé deux mois avec nous à travailler ce principe d’improvisation. Sur scène, ils ne savent jamais quand un instrument va s’arrêter ou continuer. Mais même quand la musique s’arrête, ils continuent à jouer dans leur tête, ce qui fait que la linéarité de la pièce n’est pas perdue. La beauté du spectacle se situe dans cette fragilité-là. À Berlin, un musicien spécialiste de Bach est venu nous voir en larmes, à l’issue du spec-

Bien au-delà de la religion, n’est-ce pas pour vous une manière de confronter le spectateur à cette forme de grâce qu’on associe généralement à l’acte créateur pur ? Oui, tout à fait. Ce qui me semble beau, c’est qu’à un moment on ne comprend plus comment le danseur est transporté. Nous, forcément, on connaît les techniques qui, derrière, l’amènent à s’ouvrir à cette musique, mais le spectateur, lui, ne sait pas d’où vient cette émergence, cette intensité qui le traverse. Ça pose la question de la croyance. Au théâtre, c’est une question essentielle. On voit des choses, on est presque amenés à croire, mais c’est furtif et ça disparaît. BACH / PASSION / JOHANNES, spectacle de danse de Laurent Chetouane les 28 et 29 mai au Maillon Wacken, à Strasbourg (coproduction Pôle Sud) www.maillon.eu www.pole-sud.fr

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Par Sylvia Dubost

10e édition du festival Premières consacré aux jeunes metteurs en scène européens. Né à Strasbourg, désormais binational et organisé à un rythme biennal à Karlsruhe, ce festival indispensable a révélé de nombreux artistes mais son avenir reste à écrire…

L’avenir, demain Permettre à de jeunes metteurs en scène de présenter leur premier spectacle et confronter ainsi des langages théâtraux venus de toute l’Europe : c’est avec ce double objectif que naît Premières en 2005. Pour Le Maillon et le TNS, les deux porteurs de projet, c’est l’occasion de lier la programmation internationale du premier et les réflexions pédagogiques en cours du second. Contrairement à ce qui se pratique dans les pays de l’Est, « en France nous étions alors pratiquement les seuls à former des metteurs en scène, se souvient Stéphane Braunschweig, alors tout frais directeur du TNS et de son école, et à leur donner la chance de réaliser de véritables spectacles. Ce devait être la possibilité de confronter les travaux de nos élèves à ceux d’autres grandes écoles européennes. » Pour Bernard Fleury, lui aussi tout juste arrivé au Maillon, il s’agissait aussi de « se confronter à d’autres formes. Le théâtre français est un théâtre de texte, alors qu’en Allemagne on se place dans la continuité du théâtre total de Wagner. » Bien plus qu’un festival d’écoles (les metteurs en scène invités n’en sont pas toujours issus), Premières s’est révélé le rendez-vous indispensable de la jeune création, avec une programmation exigeante portée par la directrice artistique Barbara Engelhardt : « Quelqu’un qui n’a pas son langage propre et reconnaissable n’aura pas sa place dans le festival. L’enjeu est de faire découvrir des écritures scéniques particulières, qui s’imposeront peut-être. Mon souci est aussi la conscience aigüe des questions sociétales, le rapport d’une génération au monde d’aujourd’hui. »

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Amatorki, Ewelina Marciniak, Premières 2014 – © Teatr Wybrzeze

De fait, en 10 éditions (celle de 2011 avait dû être annulée) il a révélé de vrais gestes artistiques et des metteurs en scène qui poursuivent aujourd’hui une carrière internationale : le Hongrois Kornél Mundruczó, la Serbe Sanja Mitrovic (lire cicontre), la Polonaise Marta Gornicka, le Belge Fabrice Murgia, le Français Matthieu Roy… Elle a aussi contribué à nouer des liens forts entre les écoles à l’échelle européenne. Avec l’arrivée du Badisches Staatstheater dans l’équation en 2013, le festival se tient désormais en alternance à Strasbourg et Karlsruhe… Jusqu’à quand ? La convention qui les lie s’achève cette année, les

financements sont, par les temps qui courent, tout sauf acquis et Stanislas Nordey, nommé à la direction du TNS en septembre dernier, indique seulement par communiqué de presse que ce « sera l’occasion de discuter ensemble de l’avenir de ce festival ». On espère que Premières ne finira pas sur la cartocrise et que, si la presse a encore un rôle à jouer, Le Monde et Libé viendront enfin couvrir ce festival unique en France, dont on espère suivre encore (au moins) 10 éditions ! PREMIERES, du 4 au 7 juin à Karlsruhe www.festivalpremieres.eu


Will You Ever Be Happy Again? – © Srdjan Veljovic

Questions à Sanja Mitrovic, metteur en scène serbe, révélé à l’occasion de Premières 2009 avec Will You Ever Be Happy Again? Sur quoi travailliez-vous alors dans ce spectacle ? C’était le résultat d’une recherche sur la relation entre l’individu et la société, et sur la manière dont la nationalité influence l’identité de quelqu’un. Que s’est-il passé pour vous après le festival ? C’était une opportunité fantastique de présenter le spectacle dans un cadre international. J’y ai rencontré beaucoup de gens qui voulaient en savoir plus sur les idées et le processus de travail. Ensuite, le spectacle a été beaucoup programmé, notamment au Theaterspektakel Festival à Zürich et aux Wiener Festwochen. Une tournée portugaise a également été organisée par le Théâtre National São João de Porto. Quels souvenirs gardez-vous de ce moment ? L’excitation et le trac de la première représentation ; les applaudissements et l’ovation ; les spectateurs qui faisaient la queue pour les billets ; des discussions animées et un public actif ; l’excellente ambiance du festival dans son ensemble.

Pensez-vous qu’il ait joué un rôle dans votre carrière ? Will You Ever Be Happy Again? a beaucoup tourné, avec plus de 150 représentations, et a été sous-titré dans 11 langues. J’ai toujours senti que Premières, et l’accueil enthousiaste que le spectacle y a reçu, n’a pas joué un petit rôle dans tout ceci… Comment votre travail a-t-il évolué ? Mes centres d’intérêts sont plus ou moins les mêmes. Ils naissent d’une curiosité pour le monde dans lequel je vis, pour la façon dont la société fonctionne, comment nous, les humains, y cohabitons et entrons en relation. Ces dernières années j’ai dirigé de plus grandes distributions, sans nécessairement jouer moi-même. C’était une évolution intéressante, je pense, de dissocier ces deux rôles. J’ai aussi commencé à travailler avec des performers non professionnels, ce que je trouve très gratifiant et inspirant. Quels sont aujourd’hui vos projets ? Mon nouveau spectacle Do You Still Love Me? a été créé en février dans le cadre du festival Scènes d’Europe à la Comédie de Reims, et est actuellement en tournée aux PaysBas et en Belgique. Je participe à une nouvelle production de l’International Institute of Political Murder [la société de production du metteur en scène suisse Milo Rau, ndlr] qui sera créé au Residenztheater de Munich en avril, et je développe actuellement un projet avec mon collègue et vieil ami, le comédien serbe Vladimir Aleksić.

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Par Antoine Oechsner de Coninck

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L’échappée de Lenz Le photographe marseillais Sylvain Maestraggi avait déjà sondé le cœur des rues de Marseille. Il part désormais à Waldersbach sur les traces de J.M.R. Lenz, ce dramaturge allemand qui chercha à dissiper ses crises de folie auprès du pasteur Oberlin. Retour sur cette échappée et ses prises de vue. Pour commencer, je voulais te demander d’où tu es parti : du livre de Büchner (Lenz) ou de la commune de Waldersbach ? Je connaissais la nouvelle Lenz de Büchner [basée sur le récit d’Oberlin, pasteur qui recueillit Lenz à Waldersbach et fût le témoin de ses errances, ndlr]. C’est un texte que j’aime beaucoup. Il y a environ cinq ans, je suis venu à Strasbourg rendre visite à une amie et nous sommes allés au mont Sainte-Odile, le 31 décembre. J’ai été frappé par la beauté des Vosges. Sur le chemin du retour, je me suis souvenu que l’histoire de Lenz se déroulait dans ces montagnes et j’ai soudain réalisé qu’il devait être possible de visiter Waldersbach, le village où il vient trouver refuge la nuit du 20 janvier. Jusque-là, j’avais lu le texte de Büchner de manière assez abstraite, sans le situer géographiquement. J’avais envie d’aller voir sur place, de confronter le paysage avec les descriptions qu’en donne Büchner, mais aussi de faire une sorte de pèlerinage littéraire. Est-ce un village typique ou bien a-t-il quelque chose de particulier ? L’histoire de Lenz se passe dans la région du Ban de la Roche, dans les Vosges, à 60 km au sud-ouest de Strasbourg. Les gens

là-bas parlent un patois lorrain, une langue romane qu’on appelle le welche, et la plupart sont protestants. Cette petite région a eu un rayonnement très fort à partir du moment où le pasteur Oberlin s’y est installé vers 1767. Oberlin est un pionnier de la pédagogie. Il a instauré des écoles pour l’instruction des enfants, mais il a également développé l’économie et les infrastructures de la vallée. C’était un homme des Lumières, à la fois figure pieuse et administrateur. Beaucoup de gens venaient au Ban de la Roche pour admirer ses réalisations. Notamment Lenz dont la venue inspira Monsieur L…, Le Poète Lenz dans la vallée de la Roche à Oberlin. C’est le titre qui lui a été donné plus tard. Mais à la base il s’agit d’une lettre d’une vingtaine de pages que le pasteur Oberlin écrit pour expliquer à ses amis ce qui s’est passé lors du séjour de Lenz, et pourquoi il est obligé de le renvoyer. On ne sait pas précisément pourquoi Lenz se rend chez Oberlin. Les deux hommes ont des amis communs. Ces derniers espèrent-ils qu’Oberlin ramène Lenz à la raison, le guérisse de ses accès de mélancolie ? Oberlin offre l’exemple d’une vie de pasteur de campagne, cela peut encourager Lenz, ancien étudiant en théologie, fils de pasteur lui-même, à embrasser cette carrière. En outre, Lenz est un auteur d’avant-garde qui a pour ambition de réformer la société. La fonction de pasteur, c’est-à-dire d’administrateur d’une petite communauté, telle que l’exerce Oberlin, peut donc l’intéresser. Mais Lenz est également lié à l’Alsace par des histoires d’amour, notamment son amour pour Frédérique Brion, la fille du pasteur de Sessenheim, qui fut la fiancée de Goethe… Même s’il aimait les longues marches à pied à travers la nature, il n’est pas arrivé tout à fait par hasard à Waldersbach.

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C’est ce qu’on lit dans le livre : il sillonne la montagne toute une journée… Le personnage historique avait cette habitude. Il y a deux choses à distinguer pour y voir plus clair : la réalité historique et le texte de Büchner. Je suis parti de la nouvelle de Büchner, qui a été écrite en 1835. Mais Büchner s’est inspiré d’un compte rendu que le pasteur Oberlin a fait de la visite de Lenz en 1778. C’est lui qui développe particulièrement le thème de la fuite et de la contemplation de la nature. L’ouverture

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du texte de Büchner – cette longue et magnifique promenade de Lenz à travers la montagne – lui appartient entièrement : elle est absente du compte rendu d’Oberlin dont il s’inspire. C’est ce que les romantiques allemands appelaient le Wandern : l’idée du voyage initiatique à travers lequel on se perd et on se cherche à la fois. Cela m’a fait penser à Nietzsche... Nietzsche était un grand marcheur, et c’est dans la montagne qu’il a eu certaines de ses intuitions philosophiques. On retrouve le motif du Wandern dans la peinture, chez Caspar David Friedrich, le peintre romantique par excellence, qui représente des paysages de montagne, des ruines et des crépus-


cules où l’on aperçoit des promeneurs solitaires. En musique également, dans Le Voyage d’hiver de Schubert, une série de Lieder qui racontent l’errance d’un personnage de village en village. En allant à Waldersbach, j’espérais découvrir l’un des paysages dont s’est nourri cet imaginaire. À propos de la photographie, je voulais te demander pourquoi y être allé deux hivers successifs ? La première fois que je suis allé à Waldersbach, c’était fin février. Il y avait un grand soleil et peu de neige. La neige fondue ruisselait du haut des arbres. Ces premières photos me plaisaient beaucoup mais elles étaient trop solaires. La deuxième fois, c’était autour du 20 janvier, date du début de la nouvelle de Büchner. Là, le climat était plus hivernal : neige, brouillard, une seule éclaircie en une semaine. J’ai composé le livre à partir de ces deux voyages, en jouant sur des différences de tons, entre des photos plus lumineuses et d’autres photos plus étouffées, plus froides. Ce qui correspond assez bien à la nouvelle de Büchner où les humeurs du personnage changent constamment, parfois en fonction du climat. Au niveau du cadrage, as-tu une ligne de conduite ? Quand je photographie un paysage, j’aime bien penser à une scène de théâtre où il pourrait se produire quelque chose. Je suis parti sur les traces de Büchner, qui lui même est parti sur les traces de Lenz. Les parcours se télescopent : j’emprunte un passage qui a été ouvert par d’autres avant moi, je cherche juste à le prolonger, à inviter d’autres personnes à venir visiter les lieux, pour y découvrir peut-être autre chose, d’autres voies. C’est aussi pour cela que je n’ai pas utilisé l’intégralité du texte mais des fragments : je voulais que le livre reste une forme ouverte. Veux-tu aussi offrir un bol d’air face à la modernité urbaine ? Il y a de toute évidence une différence entre le paysage du XVIIIe siècle, tel qu’on peut l’imaginer, et ce qu’il est devenu aujourd’hui. Mais je n’ai pas cherché à effacer les traces du présent. Le champ de neige par lequel Lenz entre dans la vallée chez Büchner est aujourd’hui une station de ski : le Champdu-Feu. À l’époque de Lenz, la nature n’était pas entièrement sauvage. Il y avait par exemple beaucoup moins de forêts, à cause notamment de la surexploitation du bois par l’activité minière et métallurgique très ancienne dans la région. Et Oberlin avait engagé toutes sortes de rénovations dans la vallée. Lenz cherche-t-il à échapper à la routine ? Lenz semble pressentir ce que sera la vie urbaine du XIXe siècle : une formidable accélération. Il fuit dans la montagne, mais il voudrait aussi que le temps s’arrête, que cesse la course effrénée qui l’empêche de jouir de l’existence. À la fin, lorsqu’il revient à Strasbourg, après ce long épisode de folie, Büchner écrit qu’il redevient calme, qu’il fait « tout comme les autres », comme s’il n’y avait de place dans la société que pour un certain conformisme. À propos du livre, pourquoi avoir choisi un format de photos unique ? Les photos ont été prises avec un Rolleiflex, au format 6x6. Au départ, j’avais l’idée de faire quelque chose qui ressemblerait

à un livre de conte, même si l’histoire de Lenz, pour moi, est un conte à l’envers, c’est-à-dire qu’au lieu d’être une histoire d’initiation qui amène l’enfant à grandir, c’est l’histoire de quelqu’un qui n’arrive peut être pas à sortir de l’enfance et qui chute. L’idée c’était aussi d’amener texte et photographie à dialoguer de manière équilibrée, en jouant sur le blanc de la page pour donner un rythme et une sensation d’espace ou de vide, parfois. Le blanc renvoie à la neige également ? Par exemple, page 109, la photo semble se fondre dans le papier… Oui, l’image semble disparaître. Pour moi, l’espace blanc est une invitation à l’imagination. Il y a des vides que le lecteur peut remplir comme il veut. Waldersbach s’appuie sur un travail photographique, mais c’est aussi un travail d’édition : choix du papier, façonnage de la couverture, mise en page… qui sont autant de choix de mise en scène. Le livre en tant que support permet de construire un récit, d’agencer des séquences, à la manière d’un montage de film. Le papier a aussi des qualités tactiles très particulières. C’est ce qu’on appelle un papier non couché : l’encre pénètre dans le papier, ce qui attenue les contrastes de l’image. Ce sont des choix très méticuleux. Ce livre, comme mon précédent Marseille, fragments d’une ville, est né d’une longue collaboration avec la graphiste Florine Synoradzki. C’est tout de même un travail assez élargi : histoire, photographie, édition... Oui, j’aime bien ce genre d’approche. Je n’ai jamais réussi à me dire entièrement photographe. Je peux être touché par un roman, une peinture, un film... Même si la photographie est ma pratique principale, je ne peux pas la séparer entièrement d’autres domaines qui m’intéressent. Du reste, dans l’histoire de l’art, il y a toujours eu un rapport entre texte et image, les peintres ont longtemps illustrés les textes. Pour moi, ce passage est important : ne pas penser qu’une photographie, c’est exclusivement une photographie. Il y a toujours des points de passages entre différentes influences. SYLVAIN MAESTRAGGI, Waldersbach, L’Astrée rugueuse

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Par Antoine Oechsner de Coninck Photo : Pascal Bastien

Le poids du passé Pour la sortie de son premier roman, Kareen De Martin Pinter est revenue avec nous sur ce qui semble peser depuis toujours dans la région italienne du Haut-Adige : le clivage entre les Allemands et les Italiens. Enfants, Marta et ses amies semblent sans cesse le reproduire. Comment s’émanciper ?

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Comment avez-vous pu nouer une trame aussi grande entre tous ces événements historiques et toutes ces expériences personnelles ? L’idée du roman est née d’une suite de nouvelles que j’ai écrites. La première qui a vraiment donné le roman était celle qui parlait des cochons d’Inde de Marta. Au début, je ne pensais pas du tout pouvoir me plonger dans un roman qui touche à l’histoire de ma région car ça me semblait trop compliqué et dangereux. 100 ans, ce n’est pas beaucoup. Les blessures sont encore ouvertes. Petit à petit, le thème des animaux en cage est devenu symbolique et très présent tout au long du roman. Quels auteurs vous ont principalement inspirés ? Surtout Dino Buzzati et sa nouvelle Une goutte ? Il est très métaphysique, c’est un mix entre Kafka et Poe, c’est très particulier. Ça a éveillé en moi un imaginaire un peu symbolique qui ne m’a jamais quittée. Il y a aussi le rythme de Kafka ou des écrivains italiens comme Calvino et ses descriptions mathématiques très précises. Ce qui me plaît beaucoup, c’est de pouvoir faire resurgir l’intérieur du personnage en utilisant son monde, même s’il est futile ou inintéressant. Ce qui ressort surtout dans le roman, c’est le poids du passé et cette goutte d’eau qui rythme la peur des habitants dans l’immeuble de Marta. Est-ce que cette goutte d’eau, c’est l’histoire ? Exactement ! Pour moi, la goutte et la musique sont les deux bruits du roman, les bruits du monde de Marta. La goutte renvoie aux viscères de la terre avec tout ce qu’il y a de ragots, d’histoires vraies ou non, de guerres souterraines entre les populations locales... La terre est imprégnée de ce poids de l’histoire.

On pourrait transposer cette histoire à d’autres régions, en France ou ailleurs mais alors, quelle est la spécificité du Haut-Adige ? La différence capitale, c’est le fait que le Haut-Adige n’a jamais été italien jusqu’à la Première Guerre mondiale. Ça a toujours été le lieu de « vacances » de l’Empire austro-hongrois. Là-bas, le climat est très méditerranéen donc à la belle saison beaucoup d’intellectuels – par exemple Freud et même l’impératrice Sissi – venaient y passer des vacances. À partir de la Première Guerre mondiale, le fascisme a “italianisé” cette région avec une grande violence. C’était un arrachement d’identité total. La population locale s’est donc organisée et a crée les Katakombenschulen (des écoles secrètes) pour que les enfants continuent de suivre un enseignement dans leur langue, l’allemand, et surtout parce qu’ils n’avaient jamais parlé italien de leur vie. C’est tout de même un problème très actuel. À l’heure de l’ouverture, est-ce que les identités restent ? Les identités ne restent pas si on ne persévère pas dans la langue, la culture et les traditions. D’ailleurs, la langue n’est pas qu’un dictionnaire, elle véhicule le monde entier. Vivre en se retraduisant, c’est comme prendre la vie d’une autre personne et la faire sienne. Tous les 10 ans dans le Haut-Adige, un recensement est fait officiellement et impose de choisir entre un groupe linguistique italien, allemand ou ladin. Alexander Langer a refusé d’y répondre. Le grand escaladeur originaire du Haut-Adige, Reinhold Messner, a aussi choisi de ne jamais y répondre. Mais ça va beaucoup plus loin parce qu’Alexander Langer, qui était prof de philo, a perdu son emploi...

Justement, dans ce monde vécu par les enfants, on a l’impression que les adultes n’ont plus rien à offrir. Les adultes ont vécu des événements historiques et ont vu qu’ils ne pouvaient pas les changer alors que les enfants sont plus pragmatiques. Si on mettait une situation problématique entre les mains des enfants, peut-être qu’ils la résoudraient mieux que les adultes. Ils se disputeraient mais finiraient toujours par trouver un arrangement possible pour continuer à jouer. Ce livre n’est donc pas fataliste. Je pense que la musique – et tout ce qui renvoie à la vision – refuse les séparations ethniques et linguistiques. C’est possible ! Le 26 mars, à Bolzano une école primaire qui s’appelle Alexander Langer a été inaugurée, et pour la première fois dans l’histoire de la région, elle hébergera les Allemands et les Italiens dans le même bâtiment. Ce n’est pas une école mixte car les Italiens seront d’un côté et les Allemands de l’autre mais c’est déjà énorme. Finalement, peut-on combattre le poids du passé par la légèreté ? C’est très “kunderien” ! Le choix est très important pour moi. Je refuse que mes personnages ne puissent pas choisir sous prétexte qu’ils seraient enchaînés à leur destin. À un certain moment, la goutte est chassée par la musique, c’est la première fois que Marta entend la beauté de la musique et comprend qu’il faut essayer de prendre de la hauteur. À un certain moment, elle ne subit plus. Kareen De Martin Pinter, Le cœur léger, éditions La dernière goutte

Dans le roman, lorsqu’il arrive un drame à un personnage, les corps ne sont pas loin d’être décrits comme des morceaux de viande. C’est surtout lié au personnage de Marta : elle vit toutes ses émotions sur son corps. C’est aussi ça l’enfance : c’est très épidermique. Quand des violences sont commises, les enfants les régurgitent presque.

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Par Emmanuel Abela Photo : Richard Dumas

La caresse de l’océan L’eau et les paysages reviennent comme des thèmes récurrents chez Dominique A. En écho à ses propres états d’âme, à un moment où il se sent en quête d’apaisement.

On a presque le sentiment que ton disque offre une extension au livre que tu as publié en 2013, Y Revenir. Avec éléonor, tu nous entraînes vers le Canada, l’Espagne, la Nouvelle-Zélande, où tu as composé Nouvelles Vagues… Partout ailleurs, comme si tu exprimais un besoin d’envol… J’avais sans doute besoin de points de chute finalement pour écrire ces histoires. Y Revenir s’inscrivait dans un périmètre assez circonscrit, qui est lié à mon histoire personnelle [un retour à Provins, sa ville natale, ndlr]. Après, je dirais que les lieux qui sont évoqués dans les chansons ne sont que des points de départ, on va dire nominatifs, des prétextes à des histoires en résonance directe avec ma vie. Si je prends chacune des chansons qui fait allusion à un lieu dans le disque, ce qui est raconté n’a rien à voir avec mon expérience personnelle. J’ai juste l’impression qu’une espèce de petite vibration se crée quand je dis certains mots, comme Central Otago. Ça résonne en moi, et il y a une histoire qui naît et l’envie de faire de la musique autour de ces mots-là. Ça reste assez mystérieux. Tout cela s’apparente à une cartographie, celle d’un marin par exemple. On trouve une chanson qui s’appelle L’océan – le titre du livre que tu sors en avril est Regarder l’Océan –, qui semble dire beaucoup, à la fois sur toi mais aussi sur nous. Le lien qui est établi avec le livre exprime quelque chose de métaphorique, mais de manière très basique. Il faut regarder l’océan comme garder un regard sur une vie. Je trouve que la métaphore est assez parlante. Après j’aimais d’autant

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plus l’idée que j’entretiens ce rapport personnel à l’eau – j’ai besoin d’avoir de l’eau sous les yeux pour me sentir bien, un fleuve, la mer. C’est un peu une obsession qui s’est dessinée au fil des années. Le thème de la colère est venu en écrivant le texte, ce qui me permettait de sortir de la dimension trop contemplative de la chanson. J’aimais l’idée de l’eau comme symbolisant les mouvements maritimes et la colère qui monte en soi. J’avais envie d’exprimer la majesté de cette vision-là, l’océan, et en même temps de la mettre en rapport avec un état intérieur. Je me souviens de cette phrase que tu mentionnes dans Y revenir : « Ce qui marque le plus une personne, ce ne sont pas tant les expériences passées que les paysages dans lesquels elle a vécu ». Finalement, la personne est constituée de ces paysages dans lesquels elle a vécu, mais aussi de ceux qu’elles fantasment… Le paysage n’est rien en soi, il ne vaut d’être relaté que par rapport aux états d’âme qu’il provoque. Le paysage, sa perception et les échos qu’il suscite, voilà des thèmes que j’adore. On retrouve cela dans Y revenir, mais c’est encore exprimé dans le disque et dans le livre Regarder l’océan. C’est un peu obsessionnel chez moi. Au revoir mon amour, c’est une autre manière de signifier à la fois le départ mais aussi le retour possible, l’aller-retour est constant, en fait. C’est plus une chanson sur le refus de s’engager. C’est quand même l’histoire d’un mec qui tombe amoureux de toutes les femmes qui passent à sa portée. Il s’adresse à elles, mais il n’y a pas de ré-


ponse ; il n’est pas dans le dialogue, il reste dans le monologue. Selon moi, c’est une chanson sur la solitude, notamment quand il dit « mieux vaut ne pas s’aimer qu’un jour ne plus s’aimer ». Le personnage est dans le fantasme total, il se contente de ce fantasme-là. Le thème musical est attachant, c’est une jolie chanson pop. Oui, Laetitia Velma [sa compagne, ndlr] est mélodiste, elle trouve toujours de bonnes idées. Ce thème-là, elle me l’a joué plusieurs fois. À partir du moment où elle m’a autorisé à lui prendre cette mélodie, la chanson est née d’elle-même. Elle coulait de source comme une évidence, comme si elle avait attendu l’autorisation.

De manière générale, on sent quand même une certaine solennité sur le disque, qui compense une forme de gravité. En tant qu’auditeur je suis beaucoup en recherche de ça, de disques qui m’apaisent. Il y a toujours pour moi ce décalage, cette douce schizophrénie j’ai envie de dire, entre ce que je cherche sur un disque et ce que j’ai envie de donner sur une scène. Sur une scène, je n’arrive pas à me résoudre à la sérénité. Pour moi, il faut qu’il y ait cette idée de tension, d’électricité. à partir du moment où je mets les pieds sur une scène, je me sens comme branché sur secteur. Il n’y a rien à faire, même quand je veux chanter une ballade, je sens cette tension en moi. Par contre, il est vrai que sur le disque je suis

vraiment dans cette recherche d’apaisement, avec cette idée de jouer sur des montées orchestrales, d’être vraiment dans un rapport à la musique qui ne soit pas soumis à l’efficacité à tout prix. Et puis, surtout je trouve qu’on a des vies un petit peu compliquées, que la société est vraiment dure. Moi, en tant qu’auditeur, je suis en attente de quelque chose qui se présente en porte-à-faux de tout cela. D’où l’envie de faire des disques qui dégagent une certaine douceur. Dominque A, Éléor, Cinq7 Dominique Ané, Regarder l’océan, Stock / La Forêt En concert le 28 mai à La Laiterie à Strasbourg

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Par Emmanuel Abela

Yummy Yummy Yummy À l’occasion du Disquaire Day 2015, une sélection de 3 vinyles publiés entre Mulhouse et Colmar : Mouse DTC, The Hook et Tom Cora. On dit du rêve qu’il est la réalisation de désirs enfouis. Les miens ne sont pas si enfouis – non, non ! –, mais il m’arrive tout de même assez souvent de rêver que je dévalise un disquaire de nuit. Je ne suis pas si sûr que ça soit grave, docteur, mais à l’approche du Disquaire Day, la fréquence de ces rêves augmente. Forcément, depuis quelques années, cette journéelà, au-delà du fait d’être l’occasion d’une belle frénésie, voire d’une franche foire d’empoigne, est la source de bien des fantasmes : quels seront les trésors qui nous seront dévoilés sous la forme de belles galettes vinyliques ? Les spéculations vont bon train parmi les 331 disques officiellement annoncés, mais ça ne sera pas du côté des références nationales qu’on ira chercher. Deux pistes, l’international avec son lot de rééditions ou le très local. Parmi la foultitude de propositions, en voici trois qui, pour des raisons très diverses, attirent nos oreilles attentives : Mouse DTC 45T – Médiapop records Un single mini, mais inédit, avec Mon Corps en face A et La Pute Finale en face B. Le trio mulhousien décapant continue de détourner les gimmicks 80’s, à mi-chemin entre Elli & Jacno et les Tokow Boys. Il le fait avec un vrai sens de la ritournelle électropop. Attention cependant, le goût sucré révèle sa petite part d’acidité. Les textes – dont celui de La Pute Finale signé Miossec – rajoutent ce brin de causticité qui rend l’addiction inévitable. « J’attends que tu me cuisines encore, que tu manges mon corps » ou plus loin « T’es une chienne humaine, quelle aubaine ! ». Wouahou, le propos est presque engageant et le hit imparable, on fredonne encore et encore !

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The Hook 33T – Médiapop records Ce groupe formé à Mulhouse pratique un blues-rock qui n’a rien à envier à certains de ses devanciers 70’s. On pense au Spencer Davis Group première époque, à Cream bien sûr, aux Pretty Things dans leur version proto-hard ou même à Steppenwolf. Ça joue fort, ça ne s’emballe pas de fioritures, c’est sonique et immanquablement, ça nettoie les oreilles ! Tom Cora, Luc Ex, Michael Vachter Zeena Parkins, Mme Luckeniddle, 2LP Fédération Hiéro, édition limitée à 500 ex. Bien sûr, on triche un peu. Le Disquaire Day n’est pas l’occasion de la publication de ce beau projet sous la forme d’un double vinyle gatefold 180 grammes, mais ça n’est pas tous les jours que sort un disque avec l’illustre mais regretté Tom Cora. Ce concert du 26 janvier 1998 à la Manufacture de Colmar méritait d’être édité, et ça n’était pas faute pour l’équipe de Hiéro Colmar, Julie Goulon et Jean-Damien Collin d’y songer. Désormais, c’est chose faite avec cette belle captation live d’un instant culte. Accompagné par Zeena Parkins à la harpe, Luc Ex à la basse et Michael Vachter à la batterie, le violoncelliste américain, par ailleurs acolyte de Fred Frith au sein de Skeleton Crew, révèle toute l’étendue de ses possibilités : énergique, grave et dissonant parfois, facétieux souvent, sublime tout le temps. www.mediapop-records.fr + hiéro.fr www.disquaireday.fr Mouse DTC et The Hook en concert au Noumatrouff à Mulhouse le 18 avril pour le Disquaire Day



HOT CHIP

Why Make Sense? / Domino L’Anglais est parfois mal fait : c’est un danseur dans l’âme, mais qui ne sait pas danser ! Et pourtant, au-delà de la frustration, il reste cette intention première, l’acte de danser donc, qui le conduit à bouger malgré lui. Comme New Order ou Pulp auparavant, Hot Chip n’échappe pas à cette règle. À cette différence près que la culture de ces Londoniens fabuleux a toujours été ancrée dans l’electrofunk early 80’s, une esthétique qu’ils subliment avec leur culture de petits blancs comme s’ils ré-ouvraient la voie plus de 30 ans après. Why make sense?, cette question très ouverte comme une réponse volontaire au Stop Making Sense des Talking Heads interroge le désir même. Ainsi que la libido, cette impulsion inexorable vécue sur le fil du rasoir rythmique, en équilibre précaire audessus du ravin. Un exercice périlleux réservé à ces chasseurs d’étoiles et danseurs d’éternité. (E.A.)

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YOUNG FATHERS

V/A PUNK 45

White Men Are Black Men Too / Big Dada

Cleveland, Ohio — Akron, Ohio / Soul Jazz

Eux, on les adoptés de suite ! Dès leurs premiers EPs, ces trois Écossais avaient montré qu’ils savaient nourrir le hip-hop, le dub et le ragga de références aussi improbables que Kim Fowley, Captain Beefheart ou The Fall, avec une oreille sans cesse tendue en direction de l’Afrique, la terre d’origine. Il en résulte quelque chose de totalement foutraque, saturé, dont on ne sait si ça nous conduit à une danse d’un nouveau genre ou à la révolution – voire les deux à la fois ! Bref, une agressivité nouvelle, primitive, rythmée de mille feux, qui nous donne envie de passer à l’acte. De briser nos chaînes. Et de tout foutre en l’air. Ils le disent eux-mêmes, en français dans le texte, comme à La Nouvelle-Orléans : « Laissez les bons temps rouler ! ». (E.A.)

Quand on se balade sur l’autoroute près de Cleveland, le panneau d’affichage qui indique Akron nous rappelle que le punk est né là aussi, et pas seulement à New York ou à Londres. Les compilations qui viennent d’être publiées dans la collection Punk 45 construisent de superbes sélections de singles autour des groupes majeurs des deux villes séparées d’une cinquantaine de kilomètres, Pere Ubu à Cleveland et Devo à Akron. Se révèle alors à nous une foultitude de formations plus intrigantes les unes que les autres d’un mouvement punk qu’on redécouvre infini dans ses déclinaisons les plus inventives. Salutaire à bien des égards, et donc indispensable ! (E.A.)

THOUSAND SUFJAN STEVENS Carrie & Lowell / Ashmattic Kitty – Differ-Ant Ah, le bel enfant ! On l’aurait presque perdu de vue, tant l’évidence était là. Qu’attendre de Sufjan Stevens, si ce n’est de tutoyer le sublime ? Et pourtant, ce prodige avait pris l’habitude de se cacher derrière la luxuriance de ses propres arrangements pop. Là, renouant avec une forme d’intimité folk, dérangeant parce qu’à la limite de l’impudeur, il nous émeut comme jamais. 10 ans après le disque qui l’avait révélé, Illinois, ce nouvel album Carrie & Lowell lui permet de chasser ses vieux démons et de s’installer définitivement à l’égal des plus grands. (E.A.)

Thousand / Talitres La pop prend de bien séduisants détours, surtout quand elle se marie au folk ou à la soul, comme c’est le cas chez Stéphane Milochevitch alias Thousand. Avec ce second album éponyme, ce dernier donne corps en toute humilité à des chansons amples qui ne dissimulent en rien la fragilité de leurs propres structures. Sans que la cohérence d’ensemble n’en pâtisse, on trouve une très grande diversité d’approches dans cet album qui sonne comme un manifeste. Manifeste du temps présent avec son insouciance de façade mais qui se retrouve traversée ça et là, la maturité aidant, d’un soupçon de gravité. (E.A.)


LA SOURIS VERTE

AVRIL -> JUIN 2015

N° Licence : 1-1076006

VIOLONS BARBARES COLLECTIF 13 ZENZILE LES FILS DE TEUHPU THE FEELING OF LOVE HINDI ZAHRA YOUSSOUPHA BRUTAL JESTERS JC SATAN CHILL BUMP HINT

nyloÏd performance sonore par cod.act COd.act présente

nyloÏd

INSTALLATION DU SAMEDI 23 AU LUNDI 25 MAI 2015 FIMU BELFORT

Nyloïd est une impressionnante sculpture sonore, composée de 3 tiges de nylon de 6 mètres de longueur, animées par un dispositif mécanique et sonore.

DU SAMEDI 23 AU LUNDI 25 MAI 2015

FIMU / BELFORT

AUTOUR DE L’EXPOSITION

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15H / 16 H 30 / 18H / 19 H 15

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Lieu-dit « le Manège » avenue du général Sarrail à Belfort Plus d’informations au 03 84 23 59 72 ou sur : www.espacemultimediagantner.cg90.net Espace multimédia gantner

Dircom • mars 2015 ■ N° De liceNce : 2-1017942 - 3-1017943 ■ photo © coD.act

SAMEDI

DIMANCHE 15H / 16 H 30 / 18H Une chorégraphie hypnotisante dont l’épaisseur dramaturgique se dégage, LUNDI 14 H 30 / 16H / 17 H 30 de façon délicieusement paradoxale, d’une cinétique parfaitement aléatoire. www.codact.ch


VOYAGES ITALIENS De Bernard Plossu / Xavier Barral Depuis plusieurs décennies, Bernard Plossu arpente l’Italie, appareil en main, attentif à l’apparition des photographies. De l’image d’un pont romain en 1980 au mystère d’une chambre à Livourne en 2014, l’ouvrage Les voyages italiens frappe par son unité. La sensibilité d’un homme affleure dans chaque image. Malgré le passage du temps et la distance géographique, les paysages comme les silhouettes se répondent. Un palermitain en costume sombre, regard dissimulé derrière des verres fumés pourrait être attendu par cette jeune milanaise au visage tendu vers l’horizon. Ces photographies de l’Italie, parce qu’elles auraient pu être prises hier comme demain, se situent dans un temps immuable, lavé de toute nostalgie comme des affres de l’actualité. (F.A.)

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GLANEURS DE RÊVE

LA BOMBE

De Patti Smith / Gallimard

De Frank Harris / La Dernière Goutte

Avec Just Kids, Patti Smith en a ébloui plus d’un. Et pourtant, on le sait, elle était poète et écrivain avant même de s’attacher à ses premiers enregistrements rock au milieu des années 70. Ce court texte qui date de 1991, récemment réédité en anglais sous le titre Woolgathering, méritait sa traduction sensible en français. Souvenirs poignants, pensées furtives, évocations pastorales, tout ici rend le personnage un peu plus attachant encore. La petite fille renaît derrière la femme, et avec elle un bel imaginaire qui renoue avec la tradition américaine, celle de Walt Whitman et des poètes Beat. Un délice ! (E.A.)

AU BORD DES FLEUVES QUI VONT D’António Lobo Antunes / Christian Bourgois Lui, franchement, il nous épate ! À chaque nouvelle publication, on mesure un peu plus encore sa présence littéraire irradiante, comme une évidence. Là, avec le récit d’un homme hospitalisé – réminiscence de sa propre maladie –, il arrive à retranscrire ce qui relève d’un état second. Un délire au sens propre du terme, dont il développe les méandres, pour un résultat brillant, voire proprement hallucinant. Rarement un texte a-t-il réussi de l’intérieur à nous faire vivre ainsi une somme de sentiments aussi troublés, forcément malaisés parce que ressassés indéfiniment comme un cauchemar éveillé. (E.A.)

Et si l’injustice était incompréhensible ? C’est la question qui (d)étonne à la lecture de ce récit terriblement d’actualité, retraçant la pression croissante des revendications ouvrières que connut Chicago à la fin du XIXe siècle. Des revendications qui menèrent à l’explosion sociale lors du rassemblement du 4 mai 1886 à Haymarket Square où Rudolph Schnaubelt lança cette bombe de l’impuissance sur une troupe de policiers. Plus qu’un roman (« un chef-d’œuvre » selon Charlie Chaplin), ce document historique éclaire soigneusement ce qui poussa les anarchistes à se faire entendre et ce que l’histoire retiendra finalement. Retenons avant tout que ces luttes permirent à la fête des travailleurs et à une Charte des enfants de voir le jour. (A.O.deC.)

LA PERSÉCUTION De Pier Paolo Pasolini / Points PPP encore, PPP toujours ! Ses mots nous accompagnent jour après jour. Cette nouvelle édition couvre, sous la forme d’une anthologie, la période de ses poèmes écrits entre 1954 et 1970. On y retrouve donc des extraits des Cendres de Gramsci, de La Religion de mon temps ou La Poésie en forme de rose, autrement dit ce qui fait l’essence même de l’œuvre poétique de Pasolini, à un moment où il va consacrer une grande partie de sa vie au cinéma. À les découvrir dans cette édition bilingue, on mesure à quel point chacun de ces textes révèle la part de conviction tragique d’une destinée hors du commun. (E.A.)


DESSINS D’OMBRE Installations et écritures brodées

ALBERT ANDRÉ 1869–1954

+ STARHLIGHT

Intimité d'un peintre réaliste

Conception :

Visuel : Albert André, Jacqueline lisant, corsage rayé rouge, 1935 (détail), huile sur toile – Collection Musées de Montbéliard, dépôt du Musée d'Orsay – Photo Pierre Guenat.

11.04 — 27.09 2015

Musée du château des ducs de Wurtemberg

Véronique ARNOLD avec Edmondo WOERNER Musée des Beaux-Arts du 11 avril au 31 mai 2015 Entrée libre (sauf mardis et jours fériés) de 13h à 18h30

Centre de formation des plasticiens intervenants • Strasbourg Dossier de candidature et détails sur www.hear.fr/cfpi

Exposition du 1 mars au 17 mai 2015 Exposition ouverte du mardi au vendredi de 10h à 18h Le week-end de 14h à 18h Visites commentées les samedis et dimanches à 16h Entrée libre CRAC Alsace 18 rue du Château F-68130 Altkirch +33 (0)3 89 08 82 59 www.cracalsace.com

C F PI

© Caroline Gamon, CFPI 2012, carolinegamon.com

EIN TISCH OHNE BROT IST EIN BRETT Sophie Nys

Admissions 2015 – 2016 Candidatures ouvertes jusqu’au 8 juin 2015


Carnaval

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13 — 16 juin 2015

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DÉJEUNER CHEZ WITTGENSTEIN

LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES

Texte

Texte

misE EN SCÈNE

Adaptation, mise en scène et scénographie

Thomas Bernhard

Michel Houellebecq

Du 8 au 9 avril 2015

Du 20 au 22 avril 2015

LA MATE

WOYZECK [JE N’ARRIVE PAS À PLEURER]

D’après

Texte, conception et jeu

Georg Büchner

Flore Lefebvre des Noëttes

© DR

© simon gosselin

Julien Gosselin

Adaptation écriture et mise en scène

Jean-Pierre Baro

Du 11 au 13 mai 2015

Du 19 au 21 mai 2015 www.cdn-besancon.fr

03 81 88 55 11 Avenue Édouard Droz 25000 Besançon

© Christophe Raynaud de Lage

© Rodenz

Krystian Lupa


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