Art Theatre Guild of Japan (ATG) ou la fabrique d’auteurs

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art theatre guild of japan (atg)

ou la fabrique d’auteurs

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CONCEPTION GRAPHIQUE > GRAPHIQUE-LAB, PARIS · PHOTO > MANDALA© 1971 KODAI / ART THEATRE GUILD OF JAPAN CO., LTD.

日本アートシアターギルト特集 ‒ インディペンデントという実験


«L’expérience inédite de l’ATG »

►Gô Hirasawa, critique et spécialiste de cinéma

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’Art Theatre Guild (ATG) est un des acteurs majeurs de l’histoire du cinéma japonais d’après-guerre. Du début des années 60 jusqu’à 1992, cette structure de distribution et de production qu’est l’ATG n’a cessé de défendre le cinéma d’auteur, et est parvenue à s’imposer à la marge de l’industrie comme moteur et espace de convergence des démarches indépendantes de son temps. L’œuvre accomplie reste de nos jours extrêmement vivante et son influence est toujours notable sur les jeunes générations de cinéastes. En novembre 1961, l’ATG naît en défendant l’idée d’un espace de visibilité à créer pour les auteurs indépendants et les démarches expérimentales. Le bal commence en avril 1962 avec la distribution du film Mère Jeanne des anges (1961), du jeune réalisateur polonais Jerzy Kawalerowicz. Dix salles indépendantes réparties sur l’ensemble du pays projettent les œuvres retenues, rendant ainsi visibles au Japon de nombreux grands films et faisant découvrir de jeunes auteurs contemporains. Cette entreprise a vu le jour grâce à la volonté de grands noms de l’industrie tels que Nagamasa Kawakita de la Tôwa, de son épouse, d’Iwao Mori de la Tôhô, ou de Taneo Izegi, patron de la Sanwa-Kôgyô. Et grâce également à la collaboration avisée de critiques de cinéma tels que Masahiro Ogi ou Kyûshirô Kusakabe. Mais pour comprendre plus en profondeur les raisons de la naissance de l’ATG, il faut également évoquer les bouleversements vécus dans l’industrie cinématographique japonaise des années 60. En 1958, le nombre de spectateurs atteint la somme spectaculaire de 1,27 milliards de personnes. En 1960, l’industrie est constituée de six grosses sociétés et de sept conglomérats de petites entreprises. La machine tourne à plein régime, avec un pic de production cette même année 1960 : 548 films sont produits et distribués dans un parc de 7.457 salles de cinéma. Mais l’arrivée de la télévision dans les foyers entraîne dans les années qui suivent une inversion nette de la tendance. Le nombre de spectateurs et de salles de cinéma diminue de façon drastique, entraînant une contraction irréversible de la production. C’est alors que débutent au

sein de la Shôchiku de jeunes réalisateurs tels que Nagisa Ôshima, Kijû Yoshida, Masahiro Shinoda ou Tsutomu Tamura. Cette Nouvelle Vague d’auteurs de la Shôchiku n’est pas un phénomène isolé mais fait au contraire partie d’un mouvement générationnel de renouveau qui touche toutes les autres grandes compagnies, mais également le milieu du documentaire, du court-métrage et de la production indépendante. C’est donc dans ce contexte de changements brutaux et de relève générationnelle que l’ATG a commencé ses activités de distribution et diffusion de films. En 1962, l’ATG montre sur les écrans son premier film japonais : Le Traquenard, qui obtient un succès phénoménal, et qui révèle à tous le talent du jeune réalisateur Hiroshi Teshigahara. Quelques années auparavant, celui-ci avait fondé le groupe « Cinéma 57 », en collaboration avec plusieurs personnes du monde du cinéma tels que les critiques Ogi et Kusakabe dont il a été question plus haut. L’idée consistait à expérimenter une façon de produire différente de celle pratiquée par les grandes compagnies et les boîtes de production de documentaires. Il en résulta un court-métrage documentaire : Tôkyô 1958 (1958), qui fut montré à l’étranger et obtint de très bonnes critiques. Teshigahara organisait par ailleurs des projections de films artistiques dans le Centre d’art Sôgetsu hérité de son père (Sôfu Teshigahara, fondateur de l’école d’ikebana Sôgetsu). Il semblait donc couler de source que ce soit l’ATG toute récemment fondée qui prenne en charge la distribution de son premier longmétrage. Puis, est diffusé le film L’Homme (1962) de Shindô Kaneto, qui s’impose comme modèle de film autoproduit. Suivent alors Tous mes enfants (1963) de Miyoji Ieki et Elle et lui (1963) de Susumu Hani, réalisé au sein de la société Iwanami dans un effort d’exploration des frontières entre fiction et documentaire. Enfin, quelques années plus tard, mentionnons le film Le Silence sans ailes (1966) de Kazuo Kuroki, conçu en étroite collaboration avec des professionnels du cinéma documentaire.

Parallèlement au lancement des activités de l’ATG dans ce petit réseau de salles de cinéma, il faut mentionner le rôle joué par Kinshirô Kuzui, responsable de la salle de spectacle tokyoïte Shinjuku Bunka, fleuron de la Sanwa-Kôgyô. Ses initiatives et ses prises de risque artistiques en font la cheville ouvrière du système de productiondistribution de l’ATG. Après avoir ouvert la porte du Shinjuku Bunka à la projection de films, il adopte une série de mesures qui conditionnent fortement la réception des œuvres: rejet de tout l’apparat publicitaire traditionnel accompagnant les films, agrandissement des sièges, élimination des entractes, etc. En résumé, il fait du Shinjuku Bunka la première salle Art et Essai du Japon. Par ailleurs, sa programmation théâtrale se révèle extrêmement audacieuse, et il n’est pas rare d’assister après les projections à des représentations de théâtre d’avantgarde. Shinjuku Bunka devient donc non seulement un lieu névralgique de la création cinématographique, mais également un véritable centre d’expérimentation des arts de la scène. Notons pour finir que les séances nocturnes y étaient courantes, et que les films les plus difficiles et exigeants avaient eux aussi leur place dans sa programmation, tel que Closed Vagina (1963) de Masao Adachi ou Le Journal de Yungogi (1965) de Nagisa Ôshima. Le succès commercial remporté fait alors naître l’idée de consacrer une part des recettes à la production de films à budget réduit. Les seuls bénéfices générés par le Shinjuku Bunka suffisaient d’ailleurs à rendre


l’idée possible. Nagisa Ôshima venait de montrer le chemin à suivre en produisant de façon complètement indépendante Carnets secrets des ninjas (1967). Le film est exploité par l’ATG et rencontre un franc succès. Succès qui est également au rendez-vous lors de la distribution du Journal d’une femme de chambre (1964) de Luis Buñuel, et surtout de Patriotisme – Rites d’amour et de mort (1965), film lui aussi autoproduit, réalisé par Yukio Mishima. Les recettes générées par l’exploitation conjointe de ces films serviront par la suite à financer la première production de l’ATG. Ces quelques exemples de films diffusés au Shinjuku Bunka rendent par ailleurs compte de la nature de l’ATG comme lieu d’échange et d’ouverture, comme espace

par un Coréen résidant permanent au Japon. Interprété par l’acteur Lee Jin Woo, l’assassin, nommé R., est finalement condamné à mort et exécuté par l’Etat japonais. Avec une mise en scène inspirée du théâtre de l’absurde, le film soulève la question des responsabilités de guerre du Japon. Dans ses films précédents, Ôshima s’était déjà intéressé à des sujets qui fâchent. Il avait notamment abordé la question de la présence des ressortissants coréens au Japon et celle du devenir tragique de la Corée dans les films : Soldats impériaux oubliés (1963), Le Journal de Yunbogi (1967), A propos des chansons paillardes japonaises (1967) et Le Retour des trois soûlards (1968). Le premier film produit par l’ATG est donc une œuvre ouvertement polémique, dont

Eros + Massacre © DISTRIBUTION FRANCE : CARLOTTA FILMS

de liberté où les œuvres se répondent et s’entraident. Au mois de juin 1967, L’Évaporation d’un homme de Shôhei Imamura sort sur les écrans. Le film a été entièrement produit avec les fonds apportés par la société du cinéaste, Imamura Pro. Après une brève exploitation dans les cinémas de l’ATG, le film est diffusé dans le circuit de salles commerciales géré par la Nikkatsu. Puis, à l’automne de la même année commencent les préparatifs de La Pendaison (1968), premier film officiellement produit par l’ATG, en collaboration avec la société de Nagisa Ôshima. Auteur et ATG apportent chacun la moitié du budget total, qui équivaut à 10 millions de yens. C’est ainsi que se concrétise l’idée d’une production de films à budget réduit. Le récit du film La Pendaison part d’un fait divers contemporain. En 1958, deux jeunes collégiennes sont assassinées à Tôkyô

le propos peut être considéré comme antijaponais, anti-étatique et anti-impérial, voire même anti-cinématographique de par son discours hostile à tout spectacle aliénant. Tout un programme qui donne la dimension politique de la ligne suivie par l’ATG. Rappelons par ailleurs la participation aux films de nombreux acteurs amateurs, souvent des gens du milieu du cinéma, comme par exemple le scénariste Yoshirô Ishidô, le réalisateur Masao Adachi ou bien le critique Masao Matsuda. Pôle d’une réflexion critique intense, l’ATG est aussi un creuset où se rencontrent et se mélangent les genres et les disciplines : Shûji Terayama vient du monde du théâtre, Toshio Matsumoto, Susumu Hani et Kazuo Kuroki du documentaire, Kôji Wakamatsu des films érotiques (pink eiga), Akio Jissôji et Sôichirô Tahara du monde de la télévision, etc. L’ATG opère ainsi une synthèse sans précédent de genres et d’équipes de travail qui donne

naissance à des œuvres inédites. La Pendaison d’Ôshima est officiellement programmé au festival de Cannes de 1968. Mais à cause du mouvement de contestation initié par les membres de la Nouvelle Vague française, sa projection n’a pas pu avoir lieu. Par la suite, le film a néanmoins été vu en salles et fortement apprécié par les étudiants qui y ont reconnu un film contestataire, une mise en accusation de l’ordre établi. D’autres cinéastes japonais, tels que Hani ou Yoshida par exemple, ont également été connus du public occidental et identifiés comme des auteurs actuels, témoins de la culture japonaise contemporaine, et en opposition avec des figures tutélaires du cinéma japonais telles que Kurosawa ou Mizoguchi. Il ne serait pas complètement faux de dire que presque tous les films les plus appréciés à l’époque à l’étranger appartenaient à la mouvance de l’ATG. Les années 70, décennie de marginalisation progressive de la révolte et de désillusion politique, constituent pour de nombreux auteurs une période de souffrance et de difficultés à continuer à créer. Nagisa Ôshima signe avec Une petite sœur pour l’été (1972) son dernier film de fiction à thématique contemporaine, et travaille ensuite régulièrement pour la télévision. Après la réalisation de Coup d’Etat (1973), Yoshida s’éloigne quant à lui du monde du cinéma pendant plus de 10 ans. L’ATG connaît elle aussi des changements et s’éloigne de sa ligne expérimentale en s’investissant dans la production de films d’auteurs normalement attachés aux grandes compagnies. Elle participe ainsi en 1972 à la production des films Musique de Yasuzô Masumura de la Daiei, et de L’Esthétique de la balle de Sadao Nakajima de la Tôei. Puis, en 1973, elle produit les films Errances, de Kon Ichikawa, et La Ballade de Tsugaru, de Kôichi Saitô, réalisateur de la Shôchiku. Tous ces films ne répondent pas à une logique expérimentale mais à des impératifs ouvertement commerciaux. Et c’est avec le film Cache-cache pastoral (1974) de Shûji Terayama que s’achève définitivement le rôle central joué par la salle Shinjuku Bunka dans la diffusion des films de l’ATG. Son directeur Kinshirô Kuzui restera cependant actif en son sein en tant que producteur free-lance. Le film Le Meurtrier de la jeunesse (1976) de Kazuhiko Hasegawa, et surtout l’arrivée en 1979 d’un nouveau directeur, Shirô Sasaki, ouvrent une nouvelle époque dans l’histoire de l’ATG. Les réalisateurs de renom sont écartés au profit de jeunes cinéastes venus du monde universitaire ou bien des romans porno de la Nikkatsu. On


Cependant, malgré toutes les critiques qui puissent lui être adressées, il faut reconnaître à l’ATG le mérite d’avoir donné les moyens de s’exprimer à des auteurs de tout premier ordre. En dépit des moments de crise de son histoire trentenaire, l’ATG est la seule structure de production cinématographique qui peut affirmer n’avoir finalement jamais perdu son indépendance ni sa ligne artistique. Dans l’histoire mondiale du cinéma, l’ATG est un cas unique de structure qui prend part au marché tout en refusant d’en suivre les comportements dominants. Il s’agit là d’une expérience absolument inédite, née dans le cinéma du Japon d’après-guerre comme une forme de résistance, et qui s’est donné pour mission de transmettre et de défendre l’idée même du cinéma en tant qu’espace de liberté. A nous maintenant d’en conserver précieusement la mémoire et d’en transmettre l’esprit. Traduction : Antoine de Mena

Les Funérailles des roses © 1969 MATSUMOTO PRODUCTION / ART THEATRE GUILD OF JAPAN CO., LTD. All Rights Reserved.

peut ainsi citer : Les Disciples d’Hippocrate (1980) de Kazuki Ômori, Le Paradis des enfants (1981) de Kazuyuki Izutsu, Orage lointain (1981) de Kishitarô Negishi, Jeu de famille (1983) de Morita Yoshimitsu, Crazy Family (1984) de Sôgo Ishii, La Légende de la sirène (1984) de Toshiharu Ikeda. Autant de films qui rencontrent un franc succès et autant de jeunes auteurs qui écrivent brillamment les dernières pages de l’histoire de l’ATG. Car en effet, à partir du milieu des années 80, la production chute drastiquement et prend fin en 1992 avec Histoires singulières à l’est du fleuve de Kaneto Shindô. Que l’on se concentre sur les années 60 ou bien sur les années 80, les activités de l’ATG apparaissent toujours comme extrêmement riches et aux motivations fluctuantes. Et si l’on ajoute à ces deux périodes celle des années 70, force est de constater l’impossibilité d’établir un récit absolument cohérent et sans ombres au tableau. Nous pourrions par exemple parler de l’endettement personnel de nombreux cinéastes qu’entraîna le système de production de l’ATG qui imposait un partage du financement à 50% avec les réalisateursproducteurs. Ou bien évoquer certaines dérives conjoncturelles, et le fait que l’ATG ait par moments semblé agir comme une boîte de production classique, sans réel esprit d’indépendance ni spécificité.

«Toshio Matsumoto et l’ATG»

► Inuhiko Yomota, essayiste et historien du cinéma 1. l’expérience de l’Art Theatre Guild (ATG)

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’année 1960, l’industrie cinématographique japonaise atteint son sommet en tant que moyen de production de divertissement de masse : 574 films sortent sur les écrans. Avec six grandes compagnies et une moyenne de 2 nouveaux films par semaine, la machine tourne à plein régime, soutenue par le star system et par l’intégration verticale de la production et de l’exploitation des films. Mais juste après ce moment de pléthore, la crise survient, et c’est le système tout entier qui s’effondre dès le début des années 70. Cette crise de l’industrie cinématographique japonaise des années 60 a cependant été un terrain propice à l’éclosion de nombreux jeunes créateurs, lesquels, moyennant des budgets réduits, se sont revendiqués avec la réalisation d’œuvres très personnelles. Et c’est dans ce contexte qu’est née la société de production et d’exploitation de films dite Art Theatre Guild, ou plus couramment : ATG. Le quartier général de l’ATG était un petit cinéma du quartier tokyoïte de Shinjuku appelé Shinjuku Bunka. Je conserve personnellement des souvenirs très intenses de ces années d’activité de l’ATG, entre

1962 et 1974. J’étais collégien, puis lycéen. J’écoutais du free jazz, je lisais le petit livre rouge de Mao, et j’allais voir les films projetés par l’ATG dans ce petit cinéma. J’y ai découvert Godard, Parajanov, Fellini, Bresson, et bien d’autres encore. C’était à chaque fois des expériences absolument saisissantes. Je regardais aussi bien sûr les films des cinéastes japonais : Nagisa Ôshima, Kijû Yoshida, Hani Susumu, Shûji Terayama, et aussi ceux de Toshio Matsumoto. Parmi tous les films vus à l’époque, nombreux étaient ceux que je ne comprenais pas. Mais, dans le Tôkyô de ces années-là, c’était quelque chose de normal. Je dirais même que c’était une condition d’existence sine qua non de toute création artistique qui se voulait importante. Pourquoi ? Parce qu’en se positionnant contre le cinéma établi, ces auteurs sortaient courageusement des sentiers battus, et faisaient de cette exploration de territoires inconnus la matière même de leurs films. À l’extérieur du cinéma Shinjuku Bunka, le quartier de Shinjuku était en proie à une ébullition révolutionnaire qui s’étendait bien au-delà dans la ville. Dans le chaos ambiant, ma voix rejoignait celle de la foule rassemblée devant la gare, qui manifestait et criait son refus de la guerre. Ces manifestations pour la paix et contre l’armée américaine dégénéraient assez souvent. La circulation des trains était alors bloquée et il y avait même parfois des affrontements directs avec les forces de l’ordre, avec lancements de projectiles et renversements de voitures. Je me souviens tout particulièrement du jour où le poste de police qui se trouvait à une centaine de mètres du Shinjuku Bunka


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a été complètement détruit par l’explosion d’une bombe. C’était juste avant que l’ATG annonce la production du film L’Extase des Anges (1972) de Kôji Wakamatsu, film qui a précisément pour sujet la question de l’action terroriste. Malgré les pressions insistantes de la part de la police et des médias, le projet est allé de l’avant et l’ATG a produit le film comme prévu. Pour ajouter un petit détail, juste devant ce poste de police, il y avait un autre petit cinéma qui passait alors les films expérimentaux réalisés par Godard du temps de son appartenance au groupe Dziga Vertov. Lorsque la « révolution » de mai 68 a éclaté à Paris, il faut se rappeler du fait que, contrairement à nos jours, les jeunes, comme le reste de la population d’ailleurs, pouvaient très difficilement se rendre à l’étranger. La majorité des étudiants et des artistes ne pouvaient donc se faire une idée de ce qui se passait à l’étranger qu’à travers le cinéma. Et malgré toutes les difficultés d’accès à l’information, il y avait à l’époque une conviction très forte qui voulait que les révoltes politiques et les expérimentations artistiques qui avaient lieu de par le monde étaient toutes liées, dans un phénomène mondial et synchronique. Il va sans dire que le cinéma défendu et produit par l’ATG répondait directement aux attentes générées par cette conviction.

pour Godard ou Pasolini ? Aborder des œuvres aussi complexes et ouvertes sur le monde que celles-ci en un temps de parole aussi limité vous obligerait à décliner la proposition. Eh bien, on peut dire la même chose en ce qui concerne Toshio Matsumoto. Et ce qui rend la tâche encore plus impossible dans le cas de ce dernier, c’est qu’il a poursuivi sa démarche de création expérimentale tout en introduisant lui-même au Japon, d’une part la pensée et la sémiologie de Pasolini, et d’autre part l’entreprise de déconstruction du cinéma de Godard. Il y a une autre difficulté majeure à parler de façon aussi succincte de l’œuvre de Matsumoto. En tant que réalisateur, il s’est exercé dans tous les genres possibles et il a abordé un très grand nombre de sujets. Du documentaire au film de fiction, en passant par des films très personnels et des installations à plusieurs écrans simultanés, Matsumoto a exploré librement tous les dispositifs d’expression par l’image inventés au cours du 20ème siècle. Il a de plus toujours été à l’avant-garde de la réflexion esthétique au Japon, et ses prises de position ont influencé tout un pan des chercheurs et des acteurs du monde de la création artistique. En dépit de la richesse de ses activités, il n’a cependant jamais accepté d’intégrer un quelconque cénacle de maîtres respectables. Et il a au contraire poursuivi ses recherches en essayant toujours de repousser ses propres limites. En tant que critique ou historien de l’art, rendre compte de façon absolument unifiée de l’œuvre polymorphe de Matsumoto est une tâche qui peut même paraître comme vaine. C’est pour toutes ces raisons que je me concentrerai aujourd’hui sur ses films de fiction.

2. Toshio Matsumoto

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armi tous les cinéastes dans la mouvance de l’ATG, je considère Toshio Matsumoto comme le plus férocement expérimental. Malgré les années passées et la disparition même de l’ATG, il est toujours resté fidèle à son propos de départ et à une forme d’investigation des profondeurs de la psyché. Essayer de parler de l’œuvre complète de Toshio Matsumoto en vingt minutes est une tâche impossible. Que feriezvous si on vous demandait de faire de même

M. Matsumoto est né en 1932, deux ans après Godard. À l’âge de 13 ans, il fait l’expérience directe de la défaite du Japon. Il intègre l’Université de Tôkyô où il apprend l’Histoire de l’art. Nombreux ont été ceux de sa génération qui, comme lui ou ses camarades Kijû Yoshida ou Nam June Paik, ont étudié à la même époque dans la section de lettres de l’Université de Tôkyô. On pourrait penser qu’il s’agissait là d’un mouvement générationnel semblable à ce qu’avait été la Résidence d’étudiants de l’Université de Madrid des années 20. Avec les jeunes Dalí, Buñuel et García Lorca qui

commençaient à s’exprimer, portés par un esprit d’émulation collective. Mais il suffit de se rappeler du message contenu dans le film Nuit et brouillard du Japon de Nagisa Ôshima pour constater à quel point la réalité était ici différente. La vie universitaire japonaise de l’époque était en effet dominée par les luttes partisanes, les trahisons et les dénonciations qui rythmaient la destinée du Parti communiste. Les étudiants étaient donc en proie à de constantes oppositions, et finalement atteints par un découragement qui faisait des ravages. Lorsqu’une fraction du PC japonais a fait le choix de la lutte armée clandestine, Matsumoto a répondu présent à l’appel et est entré lui aussi en clandestinité dans la région rurale des montagnes d’Asama et de Myôgi. La destinée du groupement armé qu’il a rejoint, connu sous le nom de « Unité de Yamamura », a eu une grande importance dans l’histoire du cinéma japonais. Des cinéastes comme Hiroshi Teshigahara ou Noriaki Tsuchimoto parmi d’autres, avaient nourri dès leur plus jeune âge l’espoir d’une révolution, et cru à l’efficacité de la lutte armée. Mais lorsque le PC a décidé de changer de cap et d’abandonner l’usage de la violence, la déception a été très forte, et les traces de cette désillusion ont été profondes dans le cinéma japonais. On peut les apprécier dans un film tel que Nuit et brouillard du Japon de Nagisa Ôshima, ou bien dans les films produits par l’ATG comme Purgatoire Eroïca de Kijû Yoshida ou Les Esprits maléfiques du Japon de Kazuo Kuroki. Matsumoto n’a quant à lui pas abordé dans ses films cette question de l’abandon de la cause révolutionnaire armée. En revanche, tout au long des années 50 et 60, il a longuement abordé la question de la critique du stalinisme dans de nombreux écrits sur la guerre. Rappelons que Matsumoto a commencé sa carrière de cinéaste en réalisant des films didactiques. C’est après seulement qu’il est entré dans l’univers du documentaire et qu’il a cherché à faire la jonction entre avant-garde artistique et représentation documentaire du monde. Il n’a par ailleurs jamais cessé d’écrire ni de publier de nombreux écrits théoriques. En 1963, il réalise pour la télévision Le Chant des pierres. Ce film, élaboré à partir d’images fixes de façon contemporaine à La Jetée de Chris Marker, a été vu et hautement prisé par le critique français George Sadoul. Mais en raison de sa forme excessivement novatrice, Matsumoto s’est vu privé de commandes de la part de la télévision. Il a alors connu une traversée du désert de trois ans. Le film suivant présente lui aussi une forme complètement originale. Avec des images


tournées au Vietnam, au Ghana et dans le quartier new-yorkais de Harlem, il s’agit d’un documentaire d’une grande beauté, centré autour de figures de femmes qui s’occupent avec courage de leurs enfants, malgré la guerre et les discriminations sociales qui les entourent. Puis, Matsumoto tourne Les Funérailles des roses, film dans lequel il inverse cette image d’une mère bienveillante et dans lequel il adapte la tragédie Œdipe Roi de Sophocle, qui venait d’ailleurs d’être reprise par Pasolini. C’est l’ATG qui prend en charge en 1968 la production du film Les Funérailles des roses. Il s’agit du premier film de fiction japonais qui aborde directement les questions de l’homosexualité et du travestissement sexuel. Son ton hautement provocateur en fait une œuvre absolument unique en son genre. Quelques années plus tard, Matsumoto réalise un nouveau film de fiction inspiré du théâtre kabuki appréhendé de façon décadente. L’objectif du film consistait à déconstruire la forme du mélodrame, avec en toile de fond l’expérience de la guerre vécue par un Japonais. En cette période d’effervescence politique, il participe également à la rédaction d’une revue critique d’esthétique qui partageait cette idée d’une synchronie mondiale de la pensée. Matsumoto nourrissait alors la conviction que théorie et création pratique devaient coexister et que le passage de l’un à l’autre ne devait jamais s’interrompre. Il soutenait également que c’était uniquement en repoussant toujours plus loin les frontières d’expression du cinéma qu’on pouvait être au contact de son essence. Mais ce n’est pas tout. Pendant la première moitié des années 70, Matsumoto essaie d’exprimer les idées de la philosophie indienne ancienne par le biais d’œuvres réalisées avec les outils technologiques les plus modernes. Sa démarche consiste à faire vivre au spectateur l’expérience des limites de la perception humaine, et de le plonger ainsi dans une sorte de vertige épistémologique. Il réalise également des œuvres inspirées de ses propres rêves. Œuvres qui sont l’occasion de nouvelles expériences sensorielles radicales. Cette démarche prend de l’ampleur et aboutit à ce que l’on pourrait considérer comme une forme de méditation par les images. Images

qu’il considère au final comme vestiges de la mémoire. Et c’est dans le droit fil de cette recherche que Matsumoto réalise cette œuvre majeure qui est son troisième film de fiction : Dogra Magra. Les réflexions faites jusqu’à présent vous paraîtront peut-être un peu trop abstraites. Je souhaiterais désormais me concentrer sur ces deux films que sont Les Funérailles des roses et Dogra Magra.

3. Les Funérailles des roses

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es Funérailles des roses est le premier film de fiction de Matsumoto. Cinq ans après l’épure et la beauté du film Le Chant des pierres, la sortie de ce long-métrage de fiction a dû surprendre plus

surprend et le réprimande très sévèrement. Désormais conscient de son homosexualité, il quitte le foyer familial et commence à travailler dans un bar gay. Un jour, après avoir couché avec un homme d’âge mûr, il se rend compte qu’il s’agit de son propre père. Complètement perturbé, il se crève les deux yeux et se met à errer dans la ville, le visage couvert de sang. Voici de façon assez simple le résumé du film. Comme vous avez pu le constater, il s’agit là d’une adaptation libre et inversée d’Œdipe Roi, la tragédie de Sophocle, ellemême adaptée par Pasolini quelques années plus tôt (titre d’époque : L’enfer d’Apollon, 1967). Dans une scène des Funérailles des roses, le personnage principal éprouve un très grand plaisir à regarder l’affiche du film de Pasolini accrochée sur un mur. Au-delà de ce clin d’œil, il serait très réducteur de juger le film de Matsumoto comme une version parodique ou bien comme une simple adaptation à la japonaise de la tragédie de Sophocle. Il s’agit au contraire d’une relecture extrêmement originale qui noue avec l’œuvre de départ un dialogue en profondeur.

On peut retenir deux caractéristiques fondamentales de ce film. D’une part son esprit de déviation débridée. Les Funérailles des roses D’autre part sa narration © 1969 MATSUMOTO PRODUCTION / ART THEATRE GUILD OF JAPAN CO., LTD. All Rights Reserved. d’un spectateur. Il s’agit en effet d’un film non non linéaire ponctuée d’incessantes et seulement ouvertement subversif, mais qui brutales interruptions. Ainsi, là où on fait de la remise en cause de l’ordre établi et pourrait s’attendre à des conversations du grotesque son principe même d’existence. savantes au sujet de l’homosexualité, ce sont des interviews documentaires de jeunes Tous les sujets abordés dans ce film peuvent homosexuels tournés dans un vrai bar gay qui sont insérés dans le récit. Concernant la non être considérés comme socialement tabous : la perversion sexuelle, l’inceste, la haine de la linéarité du film, on peut prendre l’exemple mère, l’automutilation. Par ailleurs, le fait que suivant. Juste après que le protagoniste du ce ne soit pas un film de fiction conventionnel, film se soit crevé les yeux, le cours du récit mais qu’il intègre de nombreuses parties est brusquement interrompu et renversé par documentaires, en a rendu difficile la l’apparition à l’écran d’un célèbre critique de réception et la catégorisation. Et s’il y avait cinéma qui se met à commenter, à la manière eu un quelconque élément du film qui eusse d’un présentateur de télé, la scène tragique fait allusion à la famille impériale, on peut à laquelle les spectateurs viennent d’assister. être sûr qu’il aurait été interdit pendant de Le film s’achève ainsi sur une sensation très nombreuses années. Comme ce fut par d’imperfection et de profond malaise. Le générique du film commence par exemple le cas de L’âge d’or de Buñuel et une citation de Baudelaire : « Je suis la plaie Dalí. et le couteau ». Ce vers poétique exprime Revenons quelques instants sur le la coexistence contradictoire du bourreau contenu narratif du film. C’est l’histoire d’un et de la victime, contradiction qui est le jeune garçon, solitaire et timide. Il habite avec fondement même de ce film. Les Funérailles sa mère, qui tient un salon de beauté, et il ne des roses doit certes son statut de film culte connaît son père que par une photographie. au fait qu’il ait été le premier long-métrage Un jour, il se travestit en femme. Sa mère le de fiction japonais à aborder frontalement


4. Dogra Magra

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a production du film Dogra Magra n’a quant à elle pas pu être prise en charge par l’ATG. Et ce n’est que quelques années après sa dissolution que le projet a finalement pu aboutir. Il s’agit d’une adaptation du long roman de Kyûsaku Yumeno, qui porte le même titre. Au regard de l’histoire de la littérature japonaise, cet ouvrage est tout à fait atypique, et il alongtemps été complètement ignoré par le monde académique et par la critique. Mais à partir de 1968, il a soudainement été redécouvert et enfin jugé à sa juste valeur. On l’a alors comparé à des ouvrages tels que L’Innommable de Beckett, ou bien Auto-da-fé d’Elias Canetti. De nombreuses analyses ont également décrit en détails la façon dont le roman dresse une cartographie poreuse des territoires de la conscience, du rêve et de la folie. Le titre du roman, Dogra Magra, est déjà en soi tout un programme. C’est l’anagramme des mots Dogma, Magie et Glas. D’après un usage originaire de l’île de Kyûshû, Dogra Magra ferait référence au fait de perdre son chemin, d’être complètement égaré. Il s’agit donc d’un titre qui plonge d’emblée dans un univers mystérieux. Un jour de l’année 1925, un jeune homme se réveille dans la chambre d’un hôpital psychiatrique. Il n’arrive plus à se souvenir de son identité. Apparaît alors un médecin nommé Wakabayashi. Il lui rappelle son nom : Ichirô Kure, et lui explique qu’il a assassiné sa femme ainsi que sa propre mère. Le jeune homme apprend également que ces crimes ont été commis au terme d’une expérience psychologique initiée 20 ans auparavant par Wakabayashi et un certain Masaki, collègue et rival du premier. Cette rivalité entre Wakabayashi et Masaki remonte à l’époque où tous deux étaient étudiants en médecine, et épris de la même jeune fille. Celle-ci tomba enceinte et mit au monde un enfant, mais sans savoir lequel des deux était le père. Wakabayashi poursuivit la voie académique et obtint un poste important dans un hôpital universitaire. De son côté, Masaki disparut de la circulation et devint un moine mendiant, errant à travers le pays et se consacrant à la récitation chantée de sûtras. Son positionnement

contre le fait de considérer le cerveau comme siège de la pensée l’avait notamment conduit à dénoncer les usages coercitifs des hôpitaux psychiatriques. Il avait par ailleurs soutenu la théorie que l’inconscient était une affaire avant tout collective, et que tout être humain le recevait en héritage génétique lors de sa gestation dans l’utérus maternel. Il avait appelé cela : « Le rêve du fœtus ». Et pour illustrer sa théorie, il avait profité de l’innocence du jeune Ichirô Kure et, réveillant en lui la vénération perverse à l’égard des femmes hérité d’un de ses ancêtres, il l’avait poussé à commettre ce double assassinat. Wakabayashi explique au jeune homme toute cette histoire dans ses moindres détails. Mais après réflexion, celui-ci se

services funéraires liés à l’entretien de la mémoire du père ait pesé très lourdement sur le quotidien du fils. Quoi qu’il en soit, Kyûsaku Yumeno décède l’année suivante, emporté par une hémorragie cérébrale, et peut-être aussi quelque peu écrasé par l’ombre gigantesque de son géniteur. Comme dans les romans Ulysses de James Joyce et Berlin Alexanderplatz d’Alfred Döblin, Dogra Magra présente un style littéraire extrêmement riche et varié. Le texte peut par exemple soudainement prendre la forme d’un scénario de film, ou bien retranscrire crûment les incantations religieuses de type bouddhique des basses classes du Moyen âge. La mise en abyme

Les Funérailles des roses © 1969 MATSUMOTO PRODUCTION / ART THEATRE GUILD OF JAPAN CO., LTD. All Rights Reserved.

la question de l’homosexualité. Mais peutêtre l’est-il devenu aussi et surtout parce qu’il met en avant cette contradiction existentielle inhérente à tout être humain.

déclare incapable de savoir s’il est ou s’il n’est pas cet Ichirô dont on lui parle. Il est également incapable de savoir de façon certaine s’il est ou s’il n’est pas l’auteur des crimes qu’on lui attribue. Et il finit par plonger dans un état hallucinatoire, se demandant si Wakabayashi et Masaki ne seraient pas en réalité une seule et même personne. Alors que son protagoniste sombre dans ce vertige sans fond, le roman s’achève alors soudainement. Comme son contemporain Yasunari Kawabata, Kyûsaku Yumeno admirait le cinéma expressionniste allemand de son époque, et il était épris de théâtre Nô. Son père était quant à lui investi dans une mouvance politique ultranationaliste, très proche du « Mouvement pour la Grande Asie ». Après la mort de celui-ci en 1935, année de la publication du roman, il semblerait que la prise en charge incontournable des

est également au rendez-vous lorsque le personnage principal commence lui-même la lecture d’un texte manifestement écrit par un fou et intitulé Dogra Magra. Les lecteurs qui s’attendent à un récit à la structure linéaire seront probablement découragés par cette écriture en mosaïque, et ils abandonneront probablement bien vite la lecture du roman. J’ajoute pour ceux d’entre vous que ce livre intéresserait qu’il a été traduit et publié en France en 2003. Bien que l’écriture du roman ait été fortement influencée par le cinéma, on a longtemps considéré son adaptation comme impossible. Mais après une préparation méticuleuse de près de vingt ans, Matsumoto a brillamment réussi ce tour de force. Et tout en apportant de nombreuses modifications et ajouts au texte de départ, il a su en conserver le souffle, la respiration. Par exemple, comme dans un jeu de passe


passe, les professeurs Wakabayashi et Masaki apparaissent dans le roman de façon systématiquement alternative. Tant et si bien qu’arrivé au bout du récit, le lecteur est incapable de dire s’il s’agit ou non du même personnage, tel le duo de Bonnet Blanc et Blanc Bonnet dans Alice au pays des merveilles. En revanche, dans le film, les deux personnages sont représentés sous des aspects bien différents et incarnés par deux acteurs. Le rôle du professeur Masaki est interprété par un acteur de rakugo dénommé Shijaku Katsura. Ce comédien avait lui-même été atteint de troubles psychiatriques. Le sujet lui était donc familier, et son investissement dans le rôle était d’autant plus fort qu’il soutenait lui aussi l’idée d’une émancipation des aliénés et d’une reconsidération des traitements qui leur étaient imposés en milieu hospitalier. (Bien malheureusement, cet acteur extrêmement talentueux s’est suicidé en 1999) Afin de rendre sensible l’exubérance stylistique de l’œuvre d’origine, Matsumoto a par exemple remplacé certaines des descriptions du roman par des scènes avec des marionnettes. La réussite la plus admirable de cette adaptation est la façon dont Matsumoto est parvenu à restituer sans solutions de continuité la forme hachurée et fragmentaire du récit littéraire. Et c’est bien là la grande différence entre Les Funérailles des roses et Dogra Magra. En effet, dans ce deuxième film, après avoir exposé des faits d’apparence toute rationnelle, la situation se renverse brusquement et le spectateur est plongé dans une sorte de vertige où il se demande s’il n’assiste pas plutôt là à un délire, à l’expression fantasmagorique d’un aliéné. La chaîne rationnelle de causes à conséquences ayant été coupée, le spectateur est dès lors incapable de trouver sa place en tant que spectateur. Sa situation est alors semblable à celle du protagoniste du film, en quête de sa propre identité. Matsumoto a expliqué de nombreuses fois qu’il a emprunté cette construction labyrinthique à l’écrivain argentin Jorge Luis Borges, dont il cite souvent l’aphorisme : « Dans le rêve de l’homme qui rêvait, le rêvé s’éveilla. » (dans

Fictions - Les Ruines circulaires). Que faire et que penser dans de telles circonstances ? Les spectateurs qui ont suivi l’œuvre et les recherches de Matsumoto comprendront qu’une telle démarche aboutisse naturellement à la réalisation d’un film tel que Dogra Magra. Depuis son documentaire Mères datant de 1967, la question de la relation mère-fils et de la gestation dans l’utérus maternel est en effet au cœur de ses préoccupations. Dans Les

Funérailles des roses, une relation tragique est tissée entre le personnage principal et sa mère, oscillant entre volonté d’identification extrême et haine absolue. La fin de ce film voit le héros devenu aveugle quitter sa chambre et errer dans les rues, touchant le sol à tâtons. Il s’agit là d’une scène semblable à celle observée à la fin de Dogra Magra. Sorti de l’utérus maternel, le fœtus devenu enfant est exposé au monde extérieur, brutalement confronté à la dureté prosaïque de la réalité. Dans le film For the Damaged Right Eye (1968), Matsumoto avait associé en split screen des images situées aux antipodes

: d’une part des images représentant l’effervescence juvénile et les tensions du Japon des années 60, et d’autre part des images de corps d’enfants malformés conservés dans du formol et à l’inquiétante expression souriante. Dans des films des années 70 tels que Mona Lisa et Atman, il répète obsessionnellement la projection d’une même image afin de produire une sensation intense de vertige. Dans le film White Hole, Matsumoto représente une forme d’utérus cosmique dont les frontières sont floues et dont le fond ne cesse d’être repoussé toujours plus loin. On peut ainsi constater à quel point Dogra Magra s’inscrit dans le droit fil de cette recherche composite mais persistante qui traverse les années. S’il fallait ajouter un dernier mot à propos de ce film majeur qu’est Dogra Magra, je dirais que cette adaptation cinématographique du roman est solidaire d’une certaine pensée philosophique et psychiatrique contemporaine. Au moment où le film contestait les traitements en hôpitaux psychiatriques et appelait à une émancipation des patients et de leurs pulsions, un mouvement pour l’abolition de l’internement en hôpitaux psychiatriques était précisément en plein développement en Italie. Ce mouvement refusait d’appréhender le cerveau comme un simple organe à gérer cliniquement, et s’enracinait dans les travaux anticartésiens d’écrivains et de penseurs tels qu’Artaud, Deleuze ou Guattari. Dans une des scènes du film, le professeur Masaki, devenu moine errant, refait apparition à l’Université et réalise une performance des plus loufoques dans une salle de conférences, lieu censé être l’endroit de la transmission du savoir le plus sérieux. On peut considérer cette scène comme une critique ouverte de la connivence constatée dans nos sociétés modernes entre l’autorité et le monde de la connaissance. Je pense qu’une étude approfondie de la pensée et de l’œuvre de Toshio Matsumoto s’impose, et je l’appelle de tous mes vœux. Traduction : Antoine de Mena


Les films de la rétrospective

synopsis et commentaires ►Roland Domenig, Julian Ross et Gô Hirasawa

occidentale. Il en résulte une histoire étonnante portant sur des cultes religieux qui tentent de recomposer un monde utopique axé sur Eros ; un film puzzle pour ses contemporains et dont la nature provocatrice est aujourd’hui peut-être encore plus fortement ressentie qu’à l’époque de sa sortie sur les écrans.

raconter la vie cafouilleuse d’un homme qui ne parvient pas à trouver sa place dans la société et qui finit par prendre une décision désespérée pour donner un sens à sa vie. Orage lointain Kichitarô Negishi

L’Assassinat de Ryôma © 1974 EIGA DOJINSHA / TOHO CO., LTD. All Rights Reserved.

Orage lointain décrit avec une grande précision l’évolution de la périphérie urbaine de Tôkyô, ville qui dans les années 1970 a impitoyablement imposé sa croissance aux agriculteurs environnants, engendrant la désintégration des familles, la destruction des valeurs traditionnelles et le développement irrémédiable de la corruption. Jeune agriculteur de tomates et personnage principal du film, Mitsuo n’est pas décrit comme une victime de cette croissance urbaine, ou comme un brave héros résistant aux changements. Le ton du film s’inspire plutôt du style réaliste imposé par l’oncle de Negishi, producteur de premier ordre du temps des studios Nikkatsu Tamagawa dans les années 1930. Un joueur de base-ball nommé Third Yôichi Higashi La Vie d’une courtisane Akio Jissôji

La Légende de la sirène Toshiharu Ikeda

Cette quatrième production ATG du réalisateur Akio Jissôji se déroule à Kyôto, au XIIIème siècle, alors que la Cour impériale est sous le contrôle des membres du clergé et l’Empereur contraint de vivre avec ses membres. Une dénommée Shijô, dame de Cour extrêmement distinguée, est la maîtresse officielle de l’Empereur. Mais lasse de son état de réclusion perpétuelle, Shijô noue une relation amoureuse avec un Conseiller d’État, qui s’avère être le demi-frère de l’Empereur. Lorsqu’elle réalise qu’elle n’est qu’un jouet entre les mains des membres de la Cour, elle décide de devenir nonne et se met à voyager et à errer à travers le pays. Le titre japonais du film, Asaki yumemishi, est un terme bouddhique qui peut être traduit par « rêvant dans la surface », et qui fait référence au monde illusoire dans lequel vivent les hommes.

La Légende de la sirène est le premier longmétrage de la Compagnie des Réalisateurs, fondée en 1982 par neuf réalisateurs, et la première des nombreuses co-productions entreprises avec l’ATG. Le pêcheur Keisuke est par hasard témoin du meurtre d’un homme mêlé aux affaires de Miyamoto, l’homme fort et tout-puissant du village. Ce dernier défend la construction d’un parc thématique dans un site situé le long de la côte, mais projette en réalité d’y construire une centrale nucléaire. Lorsque Keisuke découvre la manœuvre, il est assassiné et Migiwa, la femme qu’il venait d’épouser, décide de le venger. Au Japon, ce film a acquis un statut de film culte en raison de sa fin intense, dans laquelle la jeune femme exprime sans pitié toute sa colère.

Mandala Akio Jissôji

Le Tatoué TATTOO Banmei Takahashi

Des mouvements hypnotiques de caméra et des compositions complexes d’images rythment l’oscillation constante du film entre traité philosophique et exubérance sexuelle, rhétorique intellectualisante et enchevêtrement érotique, tradition esthétique japonaise et modernité

Basé sur des faits réels, TATTOO marque le passage de Banmei Takahashi de films de sexploitation à une production cinématographique plus conventionnelle. Le récit démarre par une fusillade entre la police et un cambrioleur de banque. Le film a par ailleurs recours au flash-back pour

L’adolescent qui joue le rôle principal du film, Third, nommé ainsi d’après sa position préférée au baseball, purge une peine dans une prison juvénile pour avoir commis un meurtre. Les flash-backs qui montrent comment le jeune homme en est arrivé là sont intercalés avec des scènes de la vie quotidienne en prison. Même si la provenance documentaire de Yôichi Higashi reste évidente dans l’enregistrement méticuleux de la vie quotidienne en prison réalisée dans un vrai centre de redressement, le film (dont le scénario est signé Shûji Terayama) marque un tournant décisif vers la fiction dans la carrière de Higashi. Le réalisateur et son acteur fétiche Toshiyuki Nagashima connaîtront d’ailleurs la notoriété grâce à ce film. Elle et Lui Susumu Hani Bien qu’il soit incontestablement l’un des réalisateurs japonais les plus innovateurs et influents des années 1960, Susumu Hani est aujourd’hui injustement oublié. Son deuxième long-métrage est une étude méticuleuse de la vie d’un jeune couple vivant dans un appartement bourgeois tout ce qu’il y a de plus moderne. Le film explore le microcosme dans lequel évolue la jeune femme au foyer, merveilleusement jouée par Sachiko Hidari (épouse de Hani à l’époque), et qui


éprouve de l’attirance pour un chiffonnier extravagant qui va lui faire découvrir une réalité complètement étrangère à son petit monde bourgeois. Keiko Claude Gagnon Keiko, le premier long-métrage du réalisateur canadien Claude Gagnon, est le portrait plein de sensibilité d’une jeune femme japonaise déchirée entre son désir de choisir librement le cours de sa vie et les pressions sociales exercées par son entourage. Tourné à Kyôto, le film est centré sur une employée de bureau qui éprouve un besoin irrésistible d’amour mais qui est déçue par les hommes avec lesquels elle s’engage. Elle s’investit alors avec succès dans une relation avec une femme qui devient sa fidèle compagne. Mais en dépit de cette expérience, elle accepte finalement de se marier avec l’homme que son père a choisi pour elle. Keiko est la seule production ATG d’un réalisateur nonjaponais. La Ville morte Nobuhirô Ôbayashi Adaptée d’un roman de Takehiko Fukunaga, la deuxième production ATG de Nobuhirô Ôbayashi est un drame mélancolique plongeant dans l’atmosphère nostalgique de la ville de Yanagawa, connue pour ses nombreux canaux. En lisant un article de journal, Eguchi se remémore l’été passé à Yanagawa dix ans auparavant pour y écrire sa thèse. Il comprend alors progressivement la complexité des relations entre la jeune fille de la maison, sa sœur et le mari de celle-ci, relations qui s’achèveront dans la tragédie.

L’Assassinat de Ryôma Kazuo Kuroki

Les Disciples d’Hippocrate Kazuki Omori

Après la « révolution ratée » des étudiants japonais des années 1960, Kuroki se concentre sur la figure révolutionnaire très respectée de Ryôma Sakamoto, personnage pionnier de l’alliance qui fit finalement tomber le Shogunat et ouvrit la porte à la modernisation du Japon. Kuroki dépeint les trois derniers jours de la vie de Ryôma, avant son assassinat. Soutenu par le style fougueux de son caméraman Masaki Tamura, Kuroki raconte d’une façon étonnamment moderne ce drame historique centré autour du personnage de Ryôma, révolutionnaire dont l’action a été brutalement interrompue.

Criblé de citations cinématographiques, ce film offre en instantané l’évolution de la société japonaise entre les années 1960, politiquement très agitées, et les années 1980, décennie de la bulle économique et d’un hédonisme effréné qui généra des générations entières d’indécis. Pour effectuer ce portrait d’étudiants en dernière année de médecine, le réalisateur, qui alors finissait lui-même ses études de médecine, a largement puisé dans ses propres expériences. L’inconsistance des personnages correspond à la structure fragmentée et épisodique du film.

Les Préparatifs de la fête Kazuo Kuroki La troisième production ATG de Kazuo Kuroki est tirée d’une pièce de théâtre autobiographique de Takehiko Nakajima, qui dirigea lui-même en 1988 Homecoming (Kyoshu / Retour au foyer), un des derniers films distribués par l’ATG. Tateo travaille dans une banque mais rêve de devenir un grand dramaturge. Le film dépeint en quelques épisodes la jeunesse de Tateo et expose le réseau complexe de relations sociales tel qu’il existe dans le Japon rural. Avec une certaine ironie et beaucoup de sympathie pour la faiblesse de son personnage principal, Kuroki déconstruit le mythe de la culture consensuelle japonaise et relativise la célébration perpétuelle de la famille.

Koheiji est vivant Nobuo Nakagawa Après une pause de treize ans, le grand maître japonais du film de fantômes, Nobuo Nakagawa, revient une dernière fois aux films de studio, et réalise le film le plus dense et peut-être aussi le plus beau de sa carrière. Dans ce dernier élan créateur, il renonce à tout artifice et réduit au strict minimum ses personnages en un triangle amoureux : un joueur de kabuki en voyage, sa femme et l’amant de celle-ci. Il met en scène le drame de l’amour, la jalousie et la mort comme un jeu théâtral et intime où réalité et illusions s’entremêlent.

Les Amoureux perdus SôichirôTahara / Kunio Shimizu Dans leur premier long-métrage, le réalisateur de documentaires télévisés Sôichirô Tahara et l’auteur dramatique d’avant-garde Kunio Shimizu dressent un vif portrait de la jeunesse japonaise après l’échec des manifestations étudiantes des années 1960. Un ancien champion de saut à la perche très loquace rencontre un jeune couple de sourds pendant un voyage au nord du Japon et découvre à cette occasion leur langage, qui représente pour lui un moyen de communication tout-àfait nouveau, dépourvu de mots. La jeune Kaori Momoi fait dans ce film des débuts fulgurants, inventant un tout nouveau modèle d’héroïne féminine.

Les Esprits maléfiques du Japon © 1970 MASAYUKI NAKAJIMA PRODUCTION / ART THEATRE GUILD OF JAPAN CO., LTD. All Rights Reserved.


La Nouvelle de la classe Nobuhiko Ôbayashi

La Ballade de Tsugaru © 1973 SAITO KOICHI PRODUCTION / TOHO CO., LTD. All Rights Reserved.

La Ballade de Tsugaru Kôichi Saitô Pour Kôichi Saitô, fou de jazz et ancien photographe de plateau, image et musique ont une importance égale. On le voit clairement dans ce drame mettant en scène un homme et une femme qui fuient Tôkyô après que celui-ci ait tué le chef d’une bande de yakuzas. Ils rejoignent le village natal de la femme dans le nord du Japon, mais plus ils y passent de temps, plus leur anxiété grandit. Avec ce passage d’un cadre urbain à un cadre rural, La Ballade de Tsugaru initie une nouvelle tendance qui caractérisera le cinéma japonais jusque dans les années 1980.

Avec cette exploration de la problématique de l’identité sexuelle sous forme de tendre récit d’apprentissage, Nobuhiko Ôbayashi nous offre un Freaky Friday à la japonaise. Une intervention paranormale entraîne un échange de corps entre Kazuo et Kazumi, provoquant ainsi une succession de situations hilarantes et touchantes qui montrent la façon dont les deux personnages explorent la question de la sexualité. Jeu de famille Yoshimitsu Morita Motif récurrent dans les productions de l’ATG, la façade de l’unité familiale est à nouveau mise en examen dans ce film de Yoshimitsu Morita. La vie quotidienne de la famille Numata semble entièrement rythmée et déterminée par la pression sociale environnante. Mais la complaisance des membres de la famille face à cet état de fait est violemment remise en cause par Yoshimoto, le tuteur privé du fils de la famille. La célèbre scène du repas atteint des sommets d’absurde et de comique dignes des films de Luis Buñuel.

Pandemonium Toshio Matsumoto Matsumoto noircit l’écran dans ce second long-métrage produit avec l’ATG , adaptation de Kamikakete sango taisetsu de Nanboku Tsuruya. Le récit, ouvertement pessimiste, raconte une histoire de trahison amère et de revanche brutale traitées par Matsumoto avec son style caractéristique mêlant réel et imaginaire. Atteignant une intensité et une violence esthétique d’une prégnance inouïe, le film a été qualifié par Noël Burch comme étant « le plus beau et le plus important réalisé au Japon depuis les chefs-d’œuvre de Kurosawa ».

Le Meurtrier de la jeunesse Kazuhiko Hasegawa Inspiré d’une nouvelle de Kenji Nakagami et du fait divers qui en est à l’origine, ce premier film de Hasegawa est une tragédie décrivant la désintégration de l’unité familiale du personnage de Jun, le délitement de son identité et de tout ce qui le rattache à la réalité. Les séquences longues et envoûtantes saisissent la violence et ses conséquences avec une intensité soutenue.

Purgatoire Eroïca © DISTRIBUTION FRANCE : CARLOTTA FILMS

L’Emploi du temps d’une matinée Susumu Hani Susumi Hani poursuit son exploration de la jeunesse avec L’Emploi du temps d’une matinée, long-métrage construit à partir de films amateurs qui capturent le sentiment nostalgique de la jeunesse perdue et des souvenirs qui s’effacent. Reiko revient de vacances pour informer Shitamura de la mort de leur amie Kusako. Ils décident alors de visionner le film de leurs vacances, qui révèle le passage du temps et éveille un sentiment mélancolique face au souvenir des amitiés passées. Les Esprits maléfiques du Japon Kazuo Kuroki Un policier et un yakuza aux factions identiques échangent leurs identités dans ce

récit qui explore la question du double. Kei Satô interprète les deux personnages, dont les personnalités fusionnent progressivement au cours du récit et finissent par devenir indissociables. Le chanteur de musique folk Nobuyasu Okabayashi et le danseur de butô Tatsumi Hijikata jouent également dans ce film à suspense de nature surréaliste écrit par Kazumi Takahashi.

Le Traquenard Hiroshi Teshigahara Ce film est le premier d’une série de longsmétrages réalisés en étroite collaboration avec le romancier et dramaturge Kôbô Abe et le compositeur de musique Tôru Takemitsu. Ce récit est tout autant réaliste qu’allégorique, et les conflits concrets qui s’y jouent connaissent des issues fantomatiques. Hiroshi Teshigahara dépeint une région minière prise d’assaut par un assassin silencieux et impitoyable. Devenus fantômes, les mineurs de la région sont condamnés à errer dans ces territoires abandonnés. Hiroshi Teshigahara a lui-même qualifié cette fable de « documentaire fantastique ».

Le Silence sans ailes Kazuo Kuroki Kazuo Kuroki présente une série de tableaux vivants de différentes régions du Japon. La photographie très précise de Tatsuo Suzuki est tout à fait captivante. La caméra suit la transformation d’une chenille en papillon tout en racontant l’histoire de la mélancolie d’une nation, à des niveaux individuels et sociaux. Mariko Kaga interprète plusieurs rôles et contribue par sa performance à relier récit fragmenté et paysage sonore éthéré au sein d’un même ensemble de voix réelles et imaginaires.

L’Évaporation d’un homme Shôhei Imamura Shôhei Imamura et son équipe partent à la recherche d’un homme disparu dans un documentaire d’investigation qui repousse les limites de son propre genre. Les frontières entre réalité et fiction finissent par se brouiller, et le spectateur se pose la même question qu’Imamura : un réalisateur peut-il maîtriser totalement son œuvre et le réel qu’il y représente ?


La Pendaison Nagisa Ôshima Ce film, qui a rendu Ôshima mondialement célèbre, est une farce absurde où sont abordées les questions de la peine capitale et de la condition des Coréens au Japon. S’inspirant d’un fait réel, Ôshima imagine un jeune criminel et condamné Coréen dont l’amnésie met en évidence les failles du système judiciaire japonais. Les officiers rejouent son assassinat pour l’aider à retrouver sa mémoire, mais les résultats obtenus sont complètement absurdes. L’Enfer du premier amour Susumu Hani Ce film est une collaboration heureuse entre Shûji Terayama et Susumu Hani, créateurs représentant deux voix opposées de la scène artistique japonaise dans un tendre récit sur cette période confuse qu’est l’adolescence. L’enfance troublée de Shun lui empêche d’explorer librement sa sexualité et de vivre dans l’épanouissement ses relations avec la jeune Momi ainsi qu’avec Nanami, une modèle de nu. Ces expériences ne font que le rendre de plus en plus renfermé sur lui-même. Tandis que Terayama traite de façon polémique des sujets comme l’abus sexuel et l’impuissance, Hani les observe avec une caméra empathique mais dénuée de condescendance.

sentiments personnels. Le drame est centré autour de Jihei et Koharu, deux amants qui se trouvent dans l’impossibilité de voir leur amour reconnu par la société. La Vie éphémère Akio Jissôji Ce premier long-métrage de Akio Jissôji, connu à la télévision comme metteur en scène prolifique, fut l’un des plus grands succès de l’ATG. Il s’agit d’une exploration conjointe du sexe et de la sensualité de la spiritualité bouddhiste. Écrit par Toshirô Ishidô, ce film traite de la question de l’inceste avec une sincérité audacieuse, rythmé par une composition des plans et une fluidité des mouvements de caméra qui semblent défier la gravité. L’univers esthétique captivant du film séduira le public à une échelle mondiale dès sa sortie sur les écrans. L’Extase des anges Kôji Wakamatsu La politique d’extrême gauche et le sexe s’entrechoquent dans le film le plus controversé de l’ATG. Les enfants terribles du pink eiga Kôji Wakamatsu et Masao Adachi y décrivent la ville de Tôkyô comme une zone en proie à une très forte agitation sociale, et susceptible d’exploser à n’importe quel moment. Le film est intimement relié

La Bombe humaine Kihachi Okamoto Réputé pour ses films de samouraï avec la Tôhô, Kihachi Okamoto a aussi écrit et dirigé de nombreux films inspirés de son expérience de soldat pendant la guerre. Dans cette satire pacifiste, juste avant de devoir accomplir une mission suicidaire, un soldat sans nom rencontre son premier et dernier amour pendant son jour de permission. Tout en mêlant humour aigre-doux et regard mélancolique, Okamoto propose un message profond sans jamais imposer son propre point de vue. Double suicide à Amijima Masahiro Shinoda Ce film est une adaptation à l’écran de la célèbre pièce de bunraku de Monzaemon Chikamatsu. Cette modernisation radicale des formes traditionnelles permet à Shinoda de revisiter les conflits familiaux qu’engendre le choc entre obligations sociales et

L’Extase des anges © DISTRIBUTION FRANCE : BLAQOUT

à l’activisme terroriste tel qu’il existait à l’époque. De vrais révolutionnaires participèrent en effet à cette production, et l’action des personnages du film renvoie clairement aux bombardements de commissariats de police. Une intensité fascinante noircit l’écran dans ce récit de trahisons et de paranoïa entre organisations extrémistes.

Coup d’État Kijû Yoshida Kijû Yoshida renouvelle le genre de la biographie avec ce portrait de l’intellectuel ultranationaliste Ikki Kita et de sa politique, inspiratrice du coup d’État raté de 1936. Dans un contexte où les personnages sont étouffés par leur environnement, l’idéologie révolutionnaire vient combler le manque laissé par l’action politique. Yoshida refuse l’idée d’une narration de cause à effet afin de laisser les mouvements ondulatoires de la pensée radicale prendre leur autonomie et tracer leur propre trajectoire. Cache-cache pastoral Shûji Terayama Virtuose interdisciplinaire et icône de la contre-culture, Shûji Terayama remanie ici son propre matériel biographique afin d’explorer les tensions entre passé et présent, réalité et fantaisie, art dominant et formes périphériques. Le titre du film est tiré de son recueil de poèmes éponyme. Un réalisateur revisite son passé pour en faire le sujet de son prochain long-métrage, mais finit par se retrouver à interagir avec lui-même enfant. Le Journal d’un voleur de Shinjuku Nagisa Ôshima Avec un récit fragmentaire et chaotique, ce film est une œuvre emblématique de la scène artistique japonaise de l’époque. Nagisa Ôshima rend hommage à l’épicentre de la culture et des protestations sociales que fut le quartier de Shinjuku. Tadanori Yokoo, graphiste réputé, interprète le rôle d’un jeune voleur qui s’embarque dans un jeu de rôles et de séduction avec la belle Umeko. Le théâtre de situation de Jurô Kara apparaît également dans ce film, qui a le mérite de réunir en un même récit les différentes voix et courants de la contre-culture japonaise de l’époque. Les Funérailles des roses Toshio Matsumoto La contre-culture de l’époque est fortement présente dans cette version subversive d’Œdipe mise en scène dans les bas-fonds de Shinjuku. Eddie est un jeune travesti qui voit des fragments oubliés de son passé refaire surface, révélant ce qui aurait dû rester enfoui. Matsumoto compose avec ce film un bouquet de gestes stylistiques,


un ensemble expérimental d’images en mouvement qui en font un film culte, une référence du cinéma queer japonais.

l’adolescent Eimei. Les digressions viennent hacher le cours du récit et perturber l’adolescent en construction.

Eros + Massacre Kijû Yoshida

Il est mort après la guerre Nagisa Ôshima

Retour biographique sur l’anarchiste japonais Sakae Ôsugi, sur ses relations avec trois femmes, et sur la figure de libertaire qu’il incarne. Dans ce film de Kijû Yoshida, deux périodes révolutionnaires se chevauchent : la décennie de 1910, qui est celle d’Ôsugi, et les années 1960, qui sont celles d’Eiko, l’étudiante radicale qui raconte l’histoire. Les faits historiques se révèlent malléables et sujets à l’intercession de filtres subjectifs. Yoshida présente ainsi trois versions différentes de l’assassinat d’Ôsugi, données selon trois points de vue différents.

Après une manifestation, Motoki, étudiant en cinéma, découvre un testament filmé par un homme dont l’existence est incertaine. Les bobines retrouvées ne montrent visuellement rien de notable, mais illustrent le discours critique du fûkeiron (théorie du paysage de la fin des années 1960), dans lequel les régularités historiques objectivement observées étaient confrontées à une documentation de type contemplatif. Pour comprendre ce testament, Motoki décide de re-filmer lui-même les paysages. Il est alors témoin de révélations spectrales. Purgatoire Eroïca Kijû Yoshida On reconnaît dans ce récit fusionnant thriller d’espionnage et rhétorique révolutionnaire la marque de fabrique de Yoshida. Les cadres y sont géométriques et les compositions décentrées. Sur fond de décor futuriste rythmé par la composition électronique de Toshi Ichiyanagi, le film avance, avec des filtres subjectifs qui viennent perturber l’évolution linéaire d’une narration où passé et présent se confondent. La Cérémonie Nagisa Ôshima

Purgatoire Eroïca © DISTRIBUTION FRANCE : CARLOTTA FILMS

Jetons les livres, sortons dans la rue Shûji Terayama Jetons les livres, sortons dans la rue est le titre d’une collection d’essais et d’une performance-vérité de Shûji Terayama. Cette première collaboration avec l’ATG, dans laquelle les mots s’échappent littéralement des livres pour sortir dans la rue, est un collage de happenings réunis dans le cadre du récit d’apprentissage de

Cette production en cinémascope marque le 10ème anniversaire de l’ATG. Nagisa Ôshima y filme l’ascension et la chute du Japon militariste, montrant combien l’intransigeance est profondément enracinée dans les valeurs japonaises. Le récit est centré autour d’une famille et des cérémonies traditionnelles qui en rythment l’histoire. Masuo est le dernier héritier du clan Sakurada, mais il éprouve à l’égard de sa famille un sentiment ambivalent. Récit familial et récit historique du Japon se réunissent et se confondent ainsi au sein de ce film.

La rivière : poème de colère (1967) Kôta Mori À travers l’histoire d’un homme et d’une femme à la recherche d’un parent disparu après le bombardement d’Hiroshima, le film traite de la tragédie nucléaire de façon actuelle, en l’inscrivant vingt ans après la fin de la guerre, dans un présent marqué par les révoltes contre la ratification du Traité de sécurtité nippo-américain. Ce film indépendant réalisé par un groupe de jeunes cinéastes aborde ainsi de façon très originale la question de la représentation d’Hiroshima, avec l’utilisation au montage de nombreuses images et fragments documentaires. L’Homme (1962) Kaneto Shindô Le film décrit la lutte à mort qui s’engage entre quatre pêcheurs emportés au large par une tempête et poussés à bout dans leur instinct de survie. Réalisateur pionner et modèle de la production indépendante depuis le début des années 1950, Kaneto Shindô réalise ici le premier film japonais qui sera distribué par l’ATG. Le nombre d’acteurs réduits et la forme en huis clos du film - un petit bateau de pêche pour seul lieu de l’action -, annoncent les méthodes qu’utiliseront par la suite cinéastes et ATG afin de répondre à la nécessité conjointe d’expérimentation et de réduction des coûts de production. Closed Vagina (1963) Masao Adachi Tout en prenant pour contexte les années 1960 et l’échec de la révolte populaire contre le Traité de sécurité nippo-américain, le film dépeint une histoire d’amour entre un homme et une femme, symbolisant la fin des espoirs de changement à travers un phénomène physique d’occlusion vaginale. Il s’agit du sixième film produit par l’Association de Nouvelles Recherches Cinématographiques de la section d’Arts plastiques de l’Université du Japon, entité ouverte non seulement aux étudiants mais également aux productions indépendantes et aux démarches expérimentales. Ce film fut le premier projeté en session nocturne dans la salle Art et Essai du Shinjuku Bunka. Cette diffusion non conventionnelle ouvrit néanmoins la porte à la production par l’ATG de films expérimentaux.


Patriotisme- Rites d’amour et de mort (1965) Yukio Mishima

L’Empire des punks (1980) Kazuyuki Izutsu

Le Journal de Yunbogi (1965) Nagisa Ôshima

Le film dépeint les aventures de trois jeunes voyous dans la ville d’Ôsaka, en plein essor

Court-métrage documentaire réalisé à partir des photos prises par Ôshima lors d’un

officiers en 1936, un lieutenant est chargé par un ordre impérial de venir à bout de ses camarades rebelles. Intérieurement déchiré par cette responsabilité, il décide de se donner la mort avec son épouse. Le film décrit crûment et poétiquement le sang-froid avec lequel celui-ci accomplit son acte. Il s’agit de l’adaptation par Mishima lui-même de sa propre nouvelle éponyme écrite en 1961. En y jouant le rôle principal, l’écrivain généra par ce court-métrage indépendant un débat qui dépassa de loin le monde du cinéma. Le succès commercial remporté fut tel qu’il décida l’ATG à franchir le pas de la production.

économique et livrée à d’incessantes luttes entre bandes rivales, trois ans seulement après l’Exposition Universelle de 1970. Remarqué pour ses films indépendants réalisés en tant que lycéen puis universitaire, Kazuyuki Izutsu réalisa ensuite des pink eiga, puis des longs-métrages tels que ce film. Alliant originalité artistique et succès commercial, les réalisations d’Izutsu marquèrent la ligne suivie par la nouvelle ATG des années 1980.

séjour qu’il fit en Corée afin d’y effectuer un documentaire pour la télévision. Lors du montage du film, le cinéaste y ajouta une narration conduite par la lecture du Journal de Yunbogi, récit d’un enfant coréen. Le film fut diffusé durant huit jours consécutifs en session nocturne dans la salle Shinjuku Bunka, accompagné par la lecture en direct du texte par Ôshima lui-même. Encouragé par le succès remporté et suivant le même principe, Ôshima réalisa Carnets secrets des ninjas (1967). Puis,vint le tour de la réalisation du film La Pendaison (1968), première production officielle de l’ATG.

Les Aventures de Tarô Kuroki (1977) Azuma Morisaki

Description poétique des déboires d’un homme de lettres, de sa liaison et de sa séparation avec une fille de joie au fil des saisons et du temps qui passe. Adapté du roman Une histoire singulière à l’est du fleuve de Kafû Nagai et mis en scène dans le quartier de prostitution tokyoïte de Tama-no-I, ce film reprend les expériences autobiographiques de l’écrivain et décrit l’impossibilité d’une liaison entre deux êtres qui s’aiment d’un amour pur. Dernière production de l’ATG après six ans d’interruption, ce film signe également la fin de ses activités.

L’Empire des punks ©1981 PLAY GUIDE JOURNAL CORPORATION / TOHO CO., LTD. All Rights

Après le coup d’État manqué par de jeunes

Entrecroisement de plusieurs histoires centrées autour de l’amitié entre trois jeunes hommes et un cascadeur d’âge mûr. Adaptation de l’œuvre originale de Shigeo Noro, ce film est la première réalisation du cinéaste après son départ de la Shôchiku. Regard expérimental sur les bas fonds urbains et ses classes les plus défavorisées, il présente une forme fragmentaire au contenu hétéroclite qui semble épouser le chaos même de la réalité qu’il décrit.

Histoire singulière à l’est du fleuve (1992) Kaneto Shindô

À la tombée de la nuit Akio Jissôji Reconnu dans le monde de la télévision pour sa direction d’acteurs énergique, Jissôji réalise ce moyen-métrage d’après un scénario d’Ôshima, et adopte une photographie stylisée pour rendre compte de l’existence flottante des personnages du récit. Le film fut diffusé en même temps que Journal d’un voleur de Shinjuku (1969) d’Ôshima, et sa distribution fut un premier pas avant la production par l’ATG de ses films suivants La Vie éphémère (1970) et Mandala (1971). Traduction : Antoine de Mena


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