AMNESTY n° 97 juin 2019

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amnesty le magazine des droits humains

Violences sexuelles Le poids des représentations

Russie

Broyé·e·s par la machine carcérale

Témoignages

Le poids des mots

N° 97 Juin 2019


D’AIDER !

DE S’EXPRIMER !

DE S’ENGAGER !

www.amnesty.ch/libre #FreeToAct

S’engager pour les droits humains devient toujours plus difficile à travers le monde. Des lois qui répriment l’engagement de la société civile se multiplient. En Suisse aussi, des personnes qui, par solidarité, viennent en aide à des personnes sans papiers ou à des demandeuses et demandeurs d’asile débouté·e·s dans le besoin, sont sanctionnées. Les défenseur·e·s des droits humains mènent un travail essentiel pour une société libre et ouverte. Engagez-vous avec nous pour que ces personnes courageuses restent libres !


Sommaire

–Juin

2019

Illustration de couverture © Anne-Marie Pappas

ouvertures

20 La traite des femmes en Suisse Grave atteinte aux droits humains, la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle existe aussi en Suisse.

4 Éditorial 5

Good News

6

En image

7

En bref

22 Le sexisme au cœur des cyberviolences Phénomène récent et encore sous-estimé, les cyberviolences frappent les femmes de manière disproportionnée.

9 Opinion Un néologisme absurde

éclairages 24 Russie Broyé·e·s par la machine carcérale © Lola Ledoux

27

Témoignages « Il faut suspendre son jugement »

point fort

Le père Desbois a consacré sa vie aux recherches sur la Shoa. Aujourd’hui, il s’intéresse aux Yézidi·e·s.

Violences sexuelles Le poids des représentations © Anne-Marie Pappas

échos 32 Couvertures La prison, entre sanction et réparation Témoignages photographiques Plus fortes que la haine 33 Couvertures De reine des bandits à députée L’espoir entre quatre murs

En Suisse comme ailleurs, les violences sexuelles sont beaucoup plus répandues qu’on ne le pense. Une législation obsolète et le tabou qui entoure ces agressions retiennent les femmes de porter plainte, et les empêchent souvent d’obtenir gain de cause en cas d’agression.

34 BD Par Olivia Zufferey

12 Seulement si c’est oui ! En Suisse, les victimes de violences sexuelles renoncent très souvent à porter plainte. Résultat : une impunité généralisée pour les auteurs de viol.

15 Déconstruire les représentations Les agressions sexuelles sont l’expression de rapports hiérarchiques entre genres qui perdurent.

18 La voie ardue de la justice La justice peut se montrer critique envers les victimes de violences sexuelles.

35 Interview Se représenter par la littérature 36 Espace fiction Ce que cache un sourire

action 39 PortrAIt Béatrice Guelpa, être là où l’histoire s’écrit

Impressum  : amnesty, le magazine des droits humains paraît tous les trois mois. N° 97, juin 2019.  amnesty est le magazine de la Section suisse d’Amnesty International. En tant que journal généraliste des droits humains, amnesty est amené à traiter de sujets qui ne reflètent pas toujours strictement les positions de l’organisation. Amnesty International a adopté un langage épicène : plus d’informations sur www.amnesty.ch/epicene  Éditeur : Amnesty International, Section suisse, 3001 Berne, tél. 031 307 22 22, fax : 031 307 22 33, e-mail : info@amnesty.ch  Rédaction : amnesty, Rue de Varembé 1, 1202 Genève, tél. 021 310 39 40, fax 021 310 39 48, e-mail : info@amnesty.ch  Administration : Amnesty International, Case postale, 3001 Berne. Veuillez svp indiquer le n° d’identification qui se trouve sur l’étiquette lors de paiements ou de changements d’adresse. Merci !  Rédactrice en chef : Nadia Boehlen  Journaliste stagiaire : Emilie Mathys  Rédaction : Lise Cordey, Candice Georges, Paolina Hurlimann, Julie Jeannet, Anaïd Lindemann, Noémie Matos, Déo Negamiyimana, Bénedicte Savary, Tharcisse Semana, Amandine Thévenon Corrections : Joseph Christe, Nicole Edwards, Marga Voelkle   Ont également participé à ce numéro : Carole Scheidegger, Emmanuel Grynszpan, Manuela Reinmann Graf, Stephanie Janssen, Thibault Leroux  Diffusion : membres (dès cotisation de 30 francs par an) Le magazine AMNESTY est disponible en ligne: issuu.com/magazineamnestysuisse  Conception graphique : www.muellerluetolf.ch  Mise en page : Atoll « îlots graphiques » Catherine Gavin  Impression : Stämpfli, Berne  Tirage : 33 616 exemplaires. www.amnesty.ch

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disloquée

En libérant la parole des femmes, le mouvement #Metoo a rappelé à quel point les violences sexuelles sont répandues, n’épargnant aucun pays ni aucun milieu social. Un sondage mené par l’institut Gfs sur mandat d’Amnesty International révèle qu’en Suisse, 22 % des femmes (plus d’une femme sur cinq !) ont déjà été sexuellement agressées, et 12 % ont subi des viols. Or, la moitié des femmes concernées ont gardé le silence après les faits. Seules 8 % ont déposé plainte. Résultat de ce silence : une impunité généralisée pour les auteurs de viol. Des mythes et stéréotypes néfastes sur lesquels s’ancre une législation déficiente alimentent cet état de fait. L’idée selon laquelle la sexualité masculine serait active et débordante, voire incontrôlable, persiste encore et toujours. Par opposition, les femmes demeurent astreintes à un devoir de retenue sexuelle. Autre mythe nuisible et particulièrement tenace tout au long de la chaîne pénale, celui d’un violeur inconnu de la victime et agissant de façon brutale. Or, dans plus de la moitié des cas, les femmes connaissent leur agresseur. Et dans ces cas leur plainte n’aura presque aucune chance d’aboutir. En Suisse, le Code pénal ne définit toujours pas les agressions sexuelles sur la base de l’absence de consentement : si aucun moyen de contrainte (menace, violence, pression) n’a été utilisé, l’acte n’est pas considéré comme une infraction pour viol, même si la victime a clairement dit « non ». Il est urgent de réviser le Code pénal pour que tout acte sexuel non consenti soit punissable. Il faut aussi s’atteler à déconstruire les représentations qui perpétuent les violences sexuelles et entravent leur condamnation en justice.

Nadia Boehlen, Rédactrice en chef

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Du plastique recyclé pour le magazine Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le film plastique autour du magazine est plus respectueux de l’environnement qu’une enveloppe papier. Bonne nouvelle : l’emballage du magazine est désormais recyclable et composé pour 50  à 85 % de matières premières renouvelables, qui sont des déchets issus de la production de sucre. Par ailleurs, les émissions de CO2 lors de la fabrication sont également plus faibles avec ce nouveau produit.

trouvant actuellement dans le couloir de la mort sont concerné·e·s par cette décision. Le gouverneur a par ailleurs précisé que la salle des exécutions de la prison de San Quentin, près de San Francisco, était en voie de démantèlement. À noter cependant que les peines ne seront ni réduites ni commuées, et qu’aucun·e prisonnier ou prisonnière ne sera libéré. La Californie a ainsi rejoint la vingtaine d’États américains qui ont suspendu ou aboli cette pratique, en net recul aux États-Unis. © AI

––técdhi ét to cr hi aé ln i e

La Californie signe un moratoire sur les exécutions ÉTATS-UNIS – Le gouverneur démocrate de Californie, Gavin Newsom, a récemment annoncé un moratoire sur les exécutions, jugeant la peine de mort « inefficace, irréversible, et immorale ». Plus de 700 condamné·e·s se

Plus de 700 détenu·e·s attendent actuellement dans le « couloir de la mort » des prisons de Californie. Il s’agit de l’État avec le plus grand contingent de condamné·e·s à mort des États-Unis.

Libération de prisonniers et prisonnières d’opinion RÉPUBLIQUE DÉMOCRATIQUE DU CONGO – Le président de la République démocratique du Congo, Félix Tshisekedi, a gracié près de 700 prisonniers et prisonnières d’opinion le 13 mars dernier. Le contesté chef d’État a ainsi tenu, partiellement du moins, sa promesse de libérer les détenu·e·s politiques au cours de ses 100 premiers jours à la tête du pays. La majorité des détenu·e·s avaient été arrêté·e·s entre 2015 et 2018 simplement pour avoir exprimé publiquement leurs idées politiques, ou pour avoir participé à des manifestations pacifiques. Cette décision est une avancée positive vers la restauration des droits humains en RDC. © Alexis Huguet AFP Getty Image

© Samuel Fromhold

é c lV aERTURES irages OU

700 détenu·e·s politiques ont été libéré·e·s en République démocratique du Congo.

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Le photojournaliste « Shawkan » libéré ÉGYPTE – Près de six ans après son arrestation, le photojournaliste Mahmoud Abu Zeid, plus connu sous le nom de « Shawkan », a été remis en liberté par les autorités égyptiennes début mars. Il était détenu depuis 2013 pour avoir couvert la répression sanglante d’une manifestation d’islamistes au Caire. Le parquet l’avait alors inculpé de vingt-quatre infractions, y compris de meurtre. Lors de son procès, l’accusation n’avait toutefois pas produit d’éléments suffisants pour prouver que Mahmoud Abu Zeid était coupable des faits qui lui étaient reprochés. Mais tout n’est pas gagné pour Shawkan. Bien que remis en liberté, il sera soumis à un contrôle judiciaire strict pendant cinq ans, l’obligeant notamment à dormir chaque soir au commissariat de son quartier.

Convention d’Istanbul ratifiée

© AI Irlande

IRLANDE – Le 8 mars 2019 restera une journée historique pour les femmes irlandaises : le pays a en effet ratifié la Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et les violences domestiques. Il s’agit là d’une étape importante dans la lutte contre les violences sexistes, qui permettra d’assurer une meilleure protection et un meilleur soutien aux victimes. Mais pour que le traité soit efficace, sa ratification doit s’accompagner de mesures concrètes de la part du gouvernement irlandais. Les victimes de violences doivent pouvoir accéder à des services de soutien, des lignes téléphoniques d’urgence, des services médicaux, des conseils et une aide juridique. Des mesures qui passent par une allocation suffisante des ressources aux ONG offrant ces services, rappelle Amnesty. L’Irlande est devenue le 34e pays à ratifier la Convention d’Istanbul, adoptée en mai 2011 par les 47 États membres du Conseil de l’Europe. Cette Convention est le premier traité international visant spécifiquement la violence contre les femmes et la violence domestique.

Le 8 mars restera une journée historique pour les femmes irlandaises.

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© Private

OU V ERTURES

–Good

News

Le photojournaliste égyptien Shawkan a été libéré après six ans de détention pour avoir couvert la répression d’une manifestation d’islamistes au Caire.

Une baisse notable des exécutions INTERNATIONAL – Le nombre d’exécutions recensées à travers le monde a chuté de près d’un tiers l’an dernier, atteignant le chiffre le plus faible enregistré depuis au moins une décennie, démontre le rapport d’Amnesty sur la peine de mort pour l’année 2018. Les statistiques portent sur les exécutions dont l’organisation a eu connaissance partout dans le monde sauf en Chine, où les chiffres continuent d’être classés secret d’État, mais où les exécutions se comptent par milliers. À la suite d’une modification de la législation iranienne relative à la lutte contre les stupéfiants, le nombre d’exécutions recensées en Iran – pays qui recourt fortement à la peine de mort – a chuté de 50 %. L’Irak, le Pakistan et la Somalie présentent également une baisse sensible du nombre d’exécutions enregistrées dans l’année. En conséquence, le nombre d’exécutions recensées dans le monde a diminué, passant de 993 en 2017 à 690 en 2018. Certains pays ont toutefois pris des mesures à contre-courant de cette tendance globalement

positive. Amnesty International a enregistré une augmentation du nombre d’exécutions au Bélarus, aux États-Unis, au Japon, à Singapour et au Soudan du Sud.

L’interdiction de l’avortement jugée contraire à la Constitution CORÉE DU SUD – La décision rendue le 11 avril 2019 par la Cour constitutionnelle de faire réformer la législation sur l’avortement représente une victoire historique pour les droits des femmes sud-coréennes. Cette décision intervient à la suite d’un recours déposé par un médecin qui avait été poursuivi en justice pour avoir procédé à des avortements. L’Assemblée nationale est tenue de réformer la législation avant le 31 décembre 2020. Selon la loi actuelle, les femmes qui recourent à une interruption de grossesse peuvent être condamnées – sauf en cas de viol, d’inceste ou de risques pour la mère – à une amende pouvant atteindre deux millions de wons (soit 1850 dollars états-uniens) ou à un an de prison. Quant aux professionnel·e·s de la santé, la peine encourue peut aller jusqu’à deux ans d’emprisonnement.

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– EN

Image

© Gabriel Uchida

OU V ERTURES

Brésil – La déforestation dans les territoires indigènes s’amplifie. Les confiscations de terres et l’exploitation forestière illégales sont généralement moins courantes pendant la saison des pluies (d’octobre/novembre à mai/juin) que pendant la saison sèche (de mai/juin à octobre/ novembre). L’ONG Imazon a signalé la perte de 110 km² de forêt dans les territoires indigènes en Amazonie au cours des trois premiers mois de l’année – soit une hausse de 82 % par rapport à la même période en 2018.

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OU V ERTURES

Une journaliste tuée par la Nouvelle IRA

Les États-Unis s’opposent à une résolution contre le viol lors de conflits ONU – Les Prix Nobel de la Paix 2018, le Congolais Denis Mukwege et la Yazidie Nadia Murad, réclamaient, fin avril devant l’ONU, justice pour les victimes de violences sexuelles en situation de conflit. Malheureusement, la résolution a été amputée d’une de ses mesures

reproductive jugée trop permissive par les États-Unis. Washington, Moscou et Pékin ont également rejeté la création d’un mécanisme facilitant la poursuite en justice des auteurs de violences sexuelles.

33 ans de prison et 148 coups de fouet IRAN – L’avocate et militante des droits humains Nasrin Sotoudeh a été condamnée le 12 mars à 33 ans de prison et 148  coups de fouet par la justice iranienne. L’avocate purge déjà depuis un an une peine d’emprisonnement pour une affaire d’espionnage. Les autorités l’ont, cette fois-ci inculpée pour « incitation à la débauche », en représailles à son travail pacifique en faveur des droits humains. Nasrin Sotoudeh a notamment pris la défense de jeunes femmes ayant osé défier les lois de la République islamique en se montrant sans voile dans l’espace public. La condamnation de la militante est la plus sévère recensée par Amnesty International contre des défenseur·e·s des droits humains en Iran ces dernières années, ce qui laisse à penser que les autorités durcissent la répression. © Arash Ashourinia

IRLANDE – La journaliste et militante LGBT Lyra McKee, 29 ans, a été tuée par balles le 18 avril 2019 lors d’affrontements à Londonderry, en Irlande du Nord. La police effectuait des perquisitions lorsque les violences ont éclaté. La Nouvelle IRA, groupe républicain dissident luttant pour la réunification de l’Irlande, a admis sa responsabilité dans une déclaration au quotidien The Irish News, justifiant que la journaliste « se tenait à côté des forces ennemies ». Un drame qui rappelle les heures sombres des « troubles » qui ont déchiré la province britannique de l’Irlande du Nord pendant trois décennies, et met en évidence la fragilité du processus de paix entre l’Irlande et le Royaume-Uni.

phares, à savoir la création d’un mécanisme de surveillance et de recensement de ces violences, en raison de l’opposition de la Russie, de la Chine et des ÉtatsUnis. Le texte contenait une référence à la santé sexuelle et

La célèbre avocate et militante des droits humains Nasrin Sotoudeh a été condamnée à 33 ans de prison et 148 coups de fouet pour « incitation à la débauche ».

Regard décalé Une autrice ? C’est enfin oui ! À presque 400 ans d’existence, l’Académie française l’a fait : un rapport sur la féminisation des noms de métiers a été accepté le 28 février dernier par l’institution spécialiste de la langue française. Justice sera enfin rendue aux professeures, inventeures, autrices ou chirurgiennes qui, semblerait-il, font pleinement partie du monde du travail. Le rapport précise toutefois que « l’emploi de ces formes en « – eure », qui fait débat et cristallise certaines oppositions au mouvement naturel de la féminisation de la langue, ne constitue pas une menace pour la structure de la langue, ni un enjeu véritable du point de vue de l’euphonie, à condition toutefois que le «e» muet final ne soit pas prononcé ». Une évolution certes, tant que celle-ci ne fait pas trop de bruit… EM

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– EN

B REF

SURVOL BANGLADESH – Une jeune femme est morte brûlée vive après avoir dénoncé une agression sexuelle. Nusrat Jahan Rafi, dix-neuf ans, avait porté plainte pour harcèlement sexuel contre le directeur de son école, qui avait alors commandité le meurtre de la jeune femme. Des manifestations ont eu lieu à Dacca, la capitale, pour dénoncer une « culture d’impunité ». La première ministre Sheikh Hasina s’est engagée à ce que toutes les personnes impliquées dans cet assassinat soient traduites en justice.

ALGÉRIE – Pour la première fois, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a autorisé, le 29 avril dernier, l’expulsion vers l’Algérie d’un condamné pour terrorisme. Jusqu’alors, la jurisprudence européenne bloquait les renvois vers ce pays en raison du recours présumé à la torture par les services antiterroristes. ARABIE SAOUDITE – Riyad a annoncé l’exécution de 37  citoyen·ne·s par décapitation et par crucifixion. En majorité chiites, les victimes ont été reconnues coupables de « terrorisme ». Parmi ces dernières, un jeune homme qui n’avait pas dix-huit ans au moment des faits. Depuis le début de l’année 2019, l’Arabie saoudite a mis à mort au moins 104 personnes, dont 44  étrangers, la majorité ayant été déclarée coupable d’infractions liées aux stupéfiants. En 2018, l’Arabie saoudite a procédé au total à 149 exécutions.

7


–En

bref

La plus grande prison de journalistes au monde TURQUIE – La Turquie se retrouve pour la troisième fois en première position des pays ennemis de la liberté de la presse. Ce

ne sont en effet pas moins de 130  journalistes – plus que dans n’importe quel pays – qui sont actuellement emprisonné·e·s dans les geôles turques pour avoir fait leur travail. Certain·e·s

1600 civil·e·s tué·e·s par la coalition anti-EI

ont été inculpé·e·s d’actes de terrorisme à la suite d’articles publiés, de messages partagés sur les médias sociaux ou d’opinions qu’ils ont exprimé·e·s. Depuis l’accession au pouvoir

du président Erdoğan, plus de 180 médias ont fermé et près de 2500 journalistes ont perdu leur emploi.

© AI

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SYRIE – Une enquête d’Amnesty International et Airwars révèle que plus de 1600 civil·e·s ont été tué·e·s en 2017 dans la ville syrienne de Raqqa, détruite à près de 80 % durant l’offensive de la coalition internationale dirigée par les États-Unis contre le groupe se désignant sous le nom d’État islamique (EI). De nombreux bombardements aériens n’étaient pas précis et des dizaines de milliers de tirs d’artillerie ont eu lieu de façon aveugle, faisant des centaines de victimes. Les forces américaines, britanniques et françaises qui forment la coalition n’ont pour l’heure reconnu que 10 % du nombre de décès de civil·e·s. Amnesty exige qu’elles mènent dans les meilleurs délais une enquête efficace sur les préjudices causés aux civil·e·s et en rendent les conclusions publiques. La ville de Raqqa, en Syrie, a été détruite à près de 80 % lors d’une offensive de 4 mois menée en 2017 par la coalition internationale.

L’État durcit la répression contre les manifestations

vatoire vénézuélien du conflit social. C’est sans compter le nombre alarmant de violations des droits humains recensées depuis l’aggravation de la crise en janvier 2019 : exécutions

© Carlos Becerra

VENEZUELA – Au moins quatre personnes ont été tuées, plus de 200 blessées et 205 arrêtées au cours de la répression que mène

l’État contre les manifestations au Venezuela depuis le 30 avril. Les démonstrations anti-Nicolás Maduro, l’actuel président, ont fait depuis le début de l’année 57 victimes, rapporte l’Obser-

extrajudiciaires, usage illégal de la force, arrestations arbitraires massives ou encore mauvais traitements sont infligés aux personnes qui critiquent le gouvernement actuellement en place.

Vos lettres

Un article vous a fait réagir, vous désirez vous exprimer ? Envoyez-nous un courrier postal ou un e-mail à info@amnesty.ch

La situation ne cesse de s’aggraver au Venezuela, qui vit une crise politique depuis la mort de Hugo Chávez en 2013.

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OU V ERTURES

–opinion

© AI

Un néologisme absurde

En avril, le pasteur Norbert Valley comparaissait en justice à Neuchâtel pour avoir apporté son aide à un requérant d’asile togolais dont la demande d’asile a été refusée.

E

n Europe, le dernier sursaut de solidarité en faveur des réfugié·e·s aura été pour les Syrien·ne·s. Et encore, endossé pour l’essentiel par l’Allemagne d’Angela Merkel. Elle en payera le prix fort : son parti taclé par la droite nationaliste dans les Parlements régionaux, puis sa grande coalition brisée par l’entrée du parti d’extrême droite AfD au Bundestag. Dans l’intervalle, les postures populistes se sont renforcées et étendues, légitimées par l’élection de Donald Trump à la présidence américaine. Que ce soit en faveur du premier ministre Matteo Salvini (Ligue

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du Nord), du FPÖ autrichien qui gouverne en coalition avec le parti conservateur chrétien-démocrate, des démagogues autoritaires d’Europe centrale, de l’AfD allemande ou du Rassemblement National de Marine le Pen, un·e Européen·ne sur quatre vote désormais populiste. Soit 25 % de la population de toute l’Union, contre 7 % il y a vingt ans, révélait cet automne une étude du Guardian. Les politiques s’en ressentent. L’Europe a verrouillé ses frontières extérieures, réduisant le nombre de requérant·e·s d’asile à la part congrue. Ils

n’étaient plus que 581 000 à demander l’asile dans l’Union en 2018, contre 1 257 000 en 2015. La Suisse a suivi la tendance : 15 255 demandes d’asile ont été déposées en Suisse en 2018 (soit 15,7 % de moins qu’en 2017). C’est le chiffre le plus bas enregistré depuis 2007. Ce n’était pas assez de fermer nos frontières aux réfugié·e·s, de les laisser mourir en mer ou se faire interner, maltraiter et expulser en Hongrie, en Croatie ou en Bulgarie. Ce n’était pas assez de les laisser végéter dans des camps d’infortune sur les îles grecques, suite à l’accord conclu avec la Turquie pour qu’elle retienne chez elle les candidat·e·s à l’asile venu·e·s de Syrie, d’Irak ou d’Afghanistan. Ce n’était pas assez d’alimenter le commerce des passeurs et l’esclavage en Libye, tout en faisant mine de ne pas le tolérer. Il faut maintenant s’en prendre à celles et ceux qui viennent en aide aux exilé·e·s. Et tant pis si l’on termine à peine de réhabiliter les hommes et les femmes qui ont agi pour protéger les Juifs et Juives traqué·e·s par le régime nazi. En France, ces personnes s’appellent Martine Landry, Cédric Herrou, Pierre-Alain Mannoni. En Suisse, Annie Lanz, Norbert Valley ou Lisa Bosia Mirra. Elles ont toutes été poursuivies par la justice après être venues en aide à des réfugié·e·s ou à des migrant·e·s. Et presque toutes

ont été condamnées à des peines pécuniaires, voire à des peines de prison avec sursis. « Délit de solidarité », voilà l’absurde expression néologique dont on use désormais pour désigner ce dont on les accuse. Venir en aide à des débouté·e·s de l’asile ou à des migrant·e·s en situation irrégulière en les hébergeant, en les appuyant dans leurs démarches administratives ou en documentant les violations subies. Un néologisme qui n’est que le reflet du puissant syndrome de cette Europe en proie aux populismes. En avril, le pasteur Norbert Valley, poursuivi pour avoir apporté son aide à un requérant d’asile togolais dont la demande d’asile a été refusée, comparaissait en justice à Neuchâtel. L’homme faisait peu de cas de sa condamnation pécuniaire, mais entendait porter la cause de la solidarité envers les exilé·e·s, quitte à se rendre pour cela jusqu’à la Cour de Strasbourg. Amnesty International l’a soutenu dans son combat, comme les autres personnes qui viennent en aide aux exilé·e·s. En Suisse, l’organisation demande que l’article 116 de la Loi fédérale sur les étrangers et l’intégration (LEI) soit modifié de façon à ce que celles et ceux qui portent assistance à des migrant·e·s sans statut légal ne soient plus poursuivi·e·s par la justice. Nadia Boehlen

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Š Anne-Marie Pappas


Violences sexuelles

Le poids des représentations

E

n Suisse, le Code pénal ne définit toujours

pas le viol sur la base de l’absence de

consentement : si aucun moyen de contrainte

(menace, violence, pression) n’a été utilisé, l’acte n’est pas considéré comme une infraction pour viol, même si la victime a clairement dit

« non ». Cette définition n’englobe pas tous les cas de viol et expose plus fortement les

femmes aux violences sexuelles qu’une loi basée sur le consentement.

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POINT FORT

– v io l e n c e s

sexuelles

Seulement si c’est oui ! En Suisse, les victimes de violences sexuelles renoncent souvent à porter plainte. Leurs agresseurs

restent ainsi impunis. Pour Amnesty International, il faut non seulement changer la loi, mais aussi les

© Anne-Marie Pappas

mentalités.

12

Par Carole Scheidegger

«J

e souhaiterais presque que mon violeur m’ait rouée de coups, ainsi j’aurais davantage de preuves tangibles de ce qui m’est arrivé. Si les victimes de viol n’ont pas été brutalisées, les preuves matérielles font défaut, et leur parole ne vaut alors pas plus que celle de leur agresseur. » Liv*, une jeune Norvégienne, n’y va pas par quatre chemins pour décrire à Amnesty International le dilemme auquel sont confrontées de nombreuses personnes ayant subi des violences sexuelles : doivent-elles porter plainte ou garder le silence ? Que faire si on ne les croit pas ? Dans toute l’Europe, les chiffres montrent que les violences sexuelles font rarement l’objet d’un dépôt de plainte. En Suisse, pour l’année 2018, la police a enregistré un total de 1281 actes délictueux relevant de la contrainte sexuelle et du viol. Les centres d’aide aux victimes sont pourtant beaucoup plus souvent sollicités pour des atteintes à l’intégrité sexuelle. En 2017, ils ont effectué 4269 consultations pour ce motif. Il faut probablement multiplier ce chiffre pour avoir une idée de l’ampleur des violences sexuelles dans notre pays, comme le révèle un sondage d’Amnesty International, selon lequel 22 % des femmes vivant en Suisse auraient subi des actes sexuels non consentis (voir encadré).

Une loi obsolète    « La violence sexuelle est une atteinte aux droits humains », rappelle Cyrielle Huguenot, responsable pour les droits des femmes chez Amnesty International Suisse. « Mais, par peur ou par honte, les femmes renoncent souvent à porter plainte pour viol. » Les auteurs de ces crimes restent trop souvent impunis. C’est ce qui a motivé Amnesty à lancer une campagne contre les violences sexuelles. Celle-ci met l’accent sur la situation des femmes et des jeunes filles. Si les violences sexuelles peuvent viser n’importe qui, indépendamment de son sexe, de son orientation sexuelle ou de son identité, les victimes sont très majoritairement de sexe féminin. La campagne a notamment pour objectif d’obtenir une amélioration de la situation juridique. La définition étroite du viol en vigueur en Suisse n’est pas adéquate : jusqu’à présent, du point de vue légal, n’est considéré comme viol qu’un acte sexuel non consenti consistant en une pénétration vaginale perpétrée par un homme sur une femme. C’est ce qui découle de l’article 190 du Code pénal. D’autres formes de violences sexuelles ne sont pas reconnues comme des viols. Selon cette définition, un homme ne peut pas subir un viol, bien que, malheureusement, le contraire soit vrai. Pour Cyrielle Huguenot, il est également problématique que la contrainte sexuelle ou le viol présuppose toujours un moyen de coercition, telles la violence physique, les menaces ou les pressions d’ordre psychique. « Dans le cas contraire,

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POINT FORT

l’acte n’est pas considéré comme une atteinte grave – quand bien même la victime a clairement dit non. » Le Conseil fédéral souhaite revoir la définition du viol afin qu’elle soit également applicable aux victimes de sexe masculin. À l’avenir, toute forme d’acte d’ordre sexuel perpétré sans le consentement mutuel des deux parties doit pouvoir être qualifiée de viol. Les peines minimales pour ce type de délits doivent être relevées. C’est ce que prévoit le gouvernement dans son message sur la réforme du Code pénal présenté l’an dernier. La juriste Nora Scheidegger, qui a rédigé sa thèse de doctorat sur le droit pénal en matière d’infractions à caractère sexuel, estime que cette réforme est « un pas dans la bonne direction ». Elle reste en revanche sceptique sur l’efficacité d’un relèvement des peines minimales. Des peines plus sévères pourraient amener les tribunaux à une interprétation plus restrictive des actes délictueux et des comportements aujourd’hui qualifiés de viol ne seraient alors plus considérés comme tels. D’autres formes de violence sexuelle peuvent avoir un impact aussi grave qu’un viol au sens strict pour les personnes concernées. Bettina Steinbach, psychologue auprès du Service de conseil pour les femmes de Zurich, le dit : « Toutes les femmes connaissent la peur du viol. Mais le harcèlement sexuel peut lui aussi être très difficile à vivre, en particulier lorsqu’il est répété et s’inscrit dans une relation de dépendance, par exemple entre une apprentie et son patron. » La violence et le harcèlement sexuel se manifestent de multiples façons : attention obsessive et non désirée, abus sexuels, harcèlement sur le lieu de travail, contrainte et viol, violences sexuelles au sein du couple. « Dans ce dernier cas, les personnes concernées gardent souvent le silence, car elles ont honte ou craignent d’accuser leur partenaire », dit Bettina Steinbach. Elle constate que parmi le grand public, l’imagerie de référence est encore celle du violeur se jetant sur une inconnue dans une ruelle sombre. Or de nombreuses victimes connaissent leur agresseur, parfois de longue date. Mme Steinbach est régulièrement confrontée à des cas où il a été suggéré à la victime qu’elle était sans doute un peu responsable de ce qui lui était arrivé, que ce soit par sa tenue ou par son comportement.

Consentement    Amnesty International plaide pour une refonte complète du droit pénal suisse en matière d’infractions à caractère sexuel, et pour l’introduction d’une règle selon laquelle « seul un oui explicite veut effectivement dire oui ». Le consentement mutuel deviendrait ainsi la condition de tout acte d’ordre sexuel, qui, à défaut, serait punissable. Ce principe, appliqué depuis peu en Suède, a suscité la polémique. Certains commentateurs se sont demandé s’il

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Convention d’Istanbul

La Convention d’Istanbul sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique a été adoptée par le Conseil de l’Europe en 2011, et tire son nom de la ville dans laquelle elle a été signée. Elle porte également sur les violences sexuelles, une des formes que prennent la violence envers les femmes et la violence domestique. La Convention s’applique en Suisse depuis avril 2018. « Il s’agit d’un texte très concret », dit Simone Eggler, de Terre des Femmes Suisse, qui a participé au groupe de coordination du réseau de la Convention d’Istanbul. « Il prône une approche globale incluant la prévention, le soutien et la protection des victimes, ainsi que les poursuites pénales. » La Suisse est tenue de prendre un vaste éventail de mesures. Elle doit par exemple mettre à disposition une permanence-conseil accessible en tout temps pour les personnes concernées par la violence ; les autorités judiciaires doivent être mieux formées à la problématique, et des lignes directrices doivent encadrer leur pratique. Une sensibilisation aux traumatismes est également requise dans le domaine des soins aux personnes âgées, de même que des cours d’éducation sexuelle répondant aux normes de l’OMS. La possibilité d’enquêter sur les traces d’une infraction à caractère sexuel ne doit pas être subordonnée au dépôt de plainte de la victime. Pour Simone Eggler, « le principal défi sera de mettre en œuvre toutes ces mesures de manière inclusive et non discriminatoire ». La Convention d’Istanbul reconnaît que les femmes subissent la violence en tant que femmes, en raison de l’inégalité qui règne encore entre les sexes. En ce qui concerne la violence domestique, la Convention protège tous les êtres humains, indépendamment de leur sexe. La Convention prévoit explicitement de s’appliquer aux cas de violence fondée sur le genre. Les personnes trans doivent ainsi être mieux protégées. La Suisse a cependant encore beaucoup à faire pour remplir pleinement ses obligations envers elles. La mise en œuvre de la Convention dans notre pays est en cours. Le premier examen par le Conseil de l’Europe est prévu pour 2020.

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faudrait désormais signer un contrat avant d’entamer une partie de jambes en l’air. « Ce n’est évidemment pas le but, répond la juriste Nora Scheidegger. Comme dans les autres domaines du droit pénal, le consentement peut ici également s’exprimer par des comportements non équivoques, et pas nécessairement par des paroles. » Pour Cyrielle Huguenot, d’Amnesty International, « l’idée du consentement est simple : si vous voulez avoir des rapports sexuels avec une personne, vous devez être sûr·e qu’elle en a également envie. Dans le doute, il faut s’interrompre et lui poser la question. » Une norme pénale fondée sur le consentement est un standard en matière de droit humain. En 2018, la Suisse a ratifié

la Convention du Conseil de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes et la violence domestique. Cette Convention dite d’Istanbul (voir texte en marge) définit comme violence sexuelle tous les actes à caractère sexuel non consentis. Toutefois, le Conseil fédéral a jusqu’à présent refusé de modifier la loi en conséquence. Une occasion manquée, estime Amnesty International : « Nous sommes convaincus qu’une législation fondée sur le consentement peut contribuer à une société plus juste pour toutes et tous, quel que soit leur sexe », dit Cyrielle Huguenot.  * Prénom d’emprunt.

Une enquête montre que les actes sexuels non consentis sont bien plus fréquents qu’on ne le pense 22 % des femmes vivant en Suisse déclarent avoir été victimes d’actes à caractère sexuel non consentis. Pour 7 % des femmes, il s’agit d’un viol au sens du droit pénal, pour 5 %, d’un acte sexuel sous contrainte. C’est ce que fait apparaître un sondage représentatif conduit par l’institut gfs.bern pour Amnesty International Suisse. Près de la moitié des femmes concernées (49 %) disent n’avoir parlé à personne des violences sexuelles subies, alors que 51 % en ont fait part à des amies ou à des personnes de leur entourage. Elles sont comparativement très peu nombreuses à avoir cherché une aide extérieure. 11 % des femmes victimes

de violences sexuelles se sont adressées à un service de conseil, 10 % ont signalé leur cas à la police et seulement 8 % ont porté plainte. Sous l’une ou l’autre de ses formes, la violence sexuelle est très répandue. 64 % des personnes interrogées connaissent une victime de harcèlement sexuel. La majorité des femmes ayant participé à l’enquête souhaitent une intensification de la lutte contre les violences sexuelles et pensent que les femmes sont trop souvent accusées d’être responsables de ce qui leur arrive lorsqu’elles sont harcelées ou agressées.

Actes sexuels subis sans consentement, pourcentage de femmes dès 16 ans © gfs.bern, sondage violences sexuelles, avril 2019

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22%

A subi des actes sexuels non consentis

15%

A été contrainte à une quelconque activité sexuelle non souhaitée

12%

A subi des rapports sexuels contre sa volonté

8%

A consenti à des activités sexuelles par peur, par exemple par crainte de conséquences

7%

A été contrainte à un rapport sexuel par le fait d’être tenue ou de se voir infliger des douleurs

7%

A subi des violences de la part d’inconnus

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POINT FORT

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Déconstruire les représentations Les agressions sexuelles sont l’expression de rapports hiérarchiques entre hommes et femmes qui perdurent malgré la remise en question d’une masculinité dominante. Bien que l’affaire Weinstein et le mouvement #Metoo aient libéré la parole des femmes, les chances que la justice condamne les

auteurs de viol demeurent extraordinairement faibles. Le point avec la sociologue Marylène Lieber. Propos recueillis par Nadia Boehlen a amnesty : Les violences sexuelles sont-elles une manière extrême d’exprimer une volonté de domination ? b Marylène Lieber : Oui, bien sûr, la question des violences sexuelles n’est finalement rien d’autre que la volonté d’affirmer un pouvoir sur une autre personne. Dans la perspective féministe, la question de l’affirmation d’un rapport de domination est extrêmement importante. Lors de violences sexuelles, qui ne sont pas seulement le fait d’hommes sur des femmes, il y a une non-prise en considération de l’autre en tant que personne, de ses désirs, de ses affects.

a Dans les pays occidentaux, ce système patriarcal semble pourtant en régression… b Nous sommes dans une situation paradoxale. La dimension patriarcale a été largement remise en cause durant les dernières décennies. Il existe tout un arsenal de lois sur l’égalité entre les hommes et les femmes. En Suisse, la loi sur la non-discrimination est inscrite dans la Constitution. Le Code pénal comporte une série d’articles qui reconnaissent diverses formes de violences, comme le viol conjugal. Mais des représentations, des manières de faire, des réflexes continuent de s’inscrire dans une hiérarchisation des entités masculines ou féminines.

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a En assignant aux hommes et aux femmes des fonctions et des positions sociales inégalitaires, le modèle patriarcal a-t-il engendré une violence spécifique à l’encontre des femmes ? b Oui. Les violences sexuelles relèvent d’une dimension structurelle. Elles ne sont pas le produit d’une déviance ou le fait de personnes qui ne sont pas normales ou n’appliquent pas les règles. Elles sont une réaffirmation des hiérarchies propres au genre ou aux rapports sociaux entre les hommes et les femmes, qui veut que le masculin l’emporte. Il existe un continuum des violences, qui met en évidence toute une série d’actes et de pratiques relevant d’un même rapport de domination.

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POINT FORT

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a De nouveaux rapports sociaux entre les sexes sont en train d’apparaître. Pourquoi les violences sexuelles subsistent-elles ? b Ces violences surviennent aussi pour réaffirmer les rapports de force entre les sexes. Elles sont là pour faire perdurer le système patriarcal, et pour répondre aux transgressions des normes induites par ce système. On observe ce que j’appelle des « rappels à l’ordre sexués ». Ce sont des violences qui ont pour fonction de rappeler les femmes à l’ordre quand elles adoptent certaines pratiques qui ne correspondent pas à ce que l’on attend d’elles dans l’espace public. a Les auteurs d’agressions sexuelles agissent-ils différemment aujourd’hui ? b Il y a de nouveaux dispositifs. Internet donne lieu à de nouvelles formes de harcèlement. Un exemple en ce sens est la ligue du LOL (n.d.l.r. : une trentaine de membres d’un groupe Facebook accusés de s’être livrés à du cyberharcèlement), cette fameuse affaire entre journalistes français de médias plutôt de gauche, Libération, Les Inrockuptibles, Slate, entre autres, qui utilisaient l’internet et les réseaux sociaux pour humilier et rabaisser des femmes et des personnes homosexuelles de leur entourage et donc réaffirmer leur pouvoir. Mais cette affaire a aussi révélé une évolution dans la tolérance de ces pratiques. Puisque après un certain temps, des enquêtes ont été menées et des têtes sont tombées.

« L’affaire Weinstein a montré que les violences de genre liées à une réaffirmation de la suprématie du masculin existent dans tous les milieux sociaux. » a L’affaire Weinstein a-t-elle contribué à cette évolution ? b Oui, Weinstein, #Metoo et tout ce qui a suivi. À Lausanne, des étudiantes en médecine ont réalisé une campagne d’affichage qui montrait les réflexions qu’elles subissent encore aujourd’hui comme : « Si tu n’es pas encore enceinte, je peux y remédier ». L’affaire Weinstein a suscité une libération de la parole. Elle a aussi montré que ces violences de genre liées à une réaffirmation de la suprématie du masculin existent dans tous les milieux sociaux. Depuis Weinstein et #Metoo, on ne peut plus penser que les violences sexuelles sont un phénomène individuel lié à l’absence d’instruction, à la pauvreté ou à l’alcoolisme. Ces affaires ont rappelé à quel point les violences sont systémiques et structurelles.

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a Comment expliquer la permanence des préjugés sexistes à l’origine des agressions sexuelles alors que l’on connaît pourtant leurs méfaits ? b C’est dû à un double standard dans la représentation de la sexualité. L’idée selon laquelle la sexualité masculine est active, débordante et qu’on ne peut pas la retenir subsiste fortement. En revanche, il y a une difficulté à penser le désir féminin. Une jeune fille qui a une sexualité active, il y en a heureusement, est facilement catégorisée de fille facile ou de salope. Ces représentations perdurent. Dans beaucoup de séries, une fille sexuellement active aura des problèmes, ou sera représentée comme quelqu’un d’instable. Le devoir de retenue sexuelle reste extrêmement fort et structurant pour les femmes. Cela dit, la tolérance au viol a beaucoup évolué. Avant, le viol était considéré comme une atteinte à la famille et à l’honneur, maintenant, il est considéré comme une atteinte à la personne. a Les femmes ne contribuent-elles pas elles-mêmes à perpétuer les stéréotypes sexistes qui alimentent les violences ? b Oui, les femmes y participent comme tout un chacun. On continue d’éduquer les filles dans une certaine représentation du corps féminin qui doit être désirable et attractif. Or, il est très difficile de se défaire de ce genre de représentations, qui participent de la construction de notre moi profond et de notre estime de soi. C’est pourquoi les outils de prévention sur la violence dans les couples ou le respect de l’intégrité physique et de la volonté de l’autre sont extrêmement importants, notamment à l’école. a Comment expliquer que la plupart des femmes renoncent encore et toujours à porter plainte ? b Les femmes ne portent pas plainte parce qu’elles ont trop à perdre. Il y a une forte réprobation sociale du viol et un refus de s’avouer victime pour ne pas ternir l’estime de soi. De plus, les femmes savent pertinemment qu’il est difficile d’obtenir gain de cause dans ce crime entre quatre yeux. Comment prouver que vous ne vouliez pas, si l’autre partie affirme que vous étiez consentante ? Faute de preuves, il est extrêmement difficile de faire reconnaître un viol en justice. Après une agression sexuelle, les femmes nourrissent aussi une forme de culpabilité. Elles se disent que finalement c’est de leur faute : elles n’ont pas pris les précautions nécessaires et se sont exposées au risque du viol. a Et pourquoi les plaintes pour viol aboutissent-elles si rarement ? b Le mythe d’un violeur inconnu de la victime et qui agirait de façon brutale dans l’espace public joue un grand rôle.

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a Et la définition du viol demeure lacunaire … b Oui, on observe un décalage entre la définition pénale du viol et la définition sociale des violences sexuelles, qui est beaucoup plus large et intègre toute une série d’agressions que la justice pénale a de la peine à saisir. Ainsi, le Code pénal suisse ne définit comme viol que les pénétrations pénovaginales. Aux yeux de la justice, seules les femmes peuvent être violées, pas les hommes. La justice porte également une grande importance au fait que l’auteur doit avoir compris clairement que la victime n’était pas consentante, ce qui favorise un fort taux d’acquittement dans les cas où les deux personnes se connaissaient avant les faits. a ’affaire Weinstein a représenté un catalyseur dans la lutte contre les agressions sexuelles. Inversement, un Trump ou un Bolsonaro péjorent cette lutte … b On pensait qu’avec son « grab the pussy », Trump ne serait jamais élu. Pourtant, des femmes blanches ont voté pour lui. Elles ont un statut de protégées et de complices dans ce système patriarcal, elles le soutiennent parce qu’elles en bénéficient. L’élection de ces deux hommes représente une réaction. Il y a de fortes résistances aux avancées féministes. Les gens ont peur de perdre leurs repères traditionnels, raison pour laquelle on vote pour un Trump ou un Bolsonaro. Nous, chercheuses féministes, avons subi des attaques depuis leur élection. Je ne sais pas si c’est l’effet Trump ou Bolsonaro, mais c’est concomitant à leur accession au pouvoir. a En rendant plus accessible une imagerie pornographique empreinte de violence, internet n’alimente-t-il pas les agressions ? b Aujourd’hui, l’imagerie pornographique est plus disponible, c’est vrai. Mais la sexualité violente a toujours existé, indépendamment de l’industrie pornographique. En atteste, par exemple, l’histoire de ces adolescentes placées et stérilisées de force parce qu’elles transgressaient les normes de la bienséance féminine. Ou les violences sexuelles perpétrées

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contre des enfants dans les institutions catholiques. Ces actes-là composent réellement une sexualité très violente. En revanche, il n’y a pas de lien de cause à effet entre pornographie véhiculée sur internet et violences sexuelles. a On a l’impression que la dévalorisation du féminin demeure très présente dans les médias, les séries télévisées, le cinéma, la publicité. b Ce n’est pas aussi simple. Dans les séries, il y a de plus en plus de femmes fortes, lesbiennes ou libres. Leur représentation est devenue ambivalente. On observe à la fois une affirmation d’identités féminines qui ne sont pas traditionnelles, et une dévalorisation du féminin qui perdure face à une hétérosexualité dominante. Dans la série Dix pour cent, Camille Cotin est homosexuelle, mais finalement on la fait coucher avec un homme. La série danoise Borgen met en scène une Birgitte Nyborg prise dans les tourmentes du pouvoir politique. Celle-ci se fait finalement larguer par son homme, qui ne supporte pas qu’elle soit forte et délaisse les affaires de la famille. Les femmes atypiques restent des exceptions, quelque chose qui ne va pas de soi. Elles se font souvent rappeler à l’ordre.

Marylène Lieber est sociologue, professeure en études genre à l’Université de Genève. Ses travaux portent sur les violences, l’espace public et les migrations. Elle a publié notamment Genre, violences et espaces publics. La vulnérabilité des femmes en question (Presses de Sciences Po, 2008) et, plus récemment, Le traitement pénal des violences sexuelles à Genève. Une étude exploratoire (IRS Working Paper no 14, Université de Genève, 2019). © DR

Ce mythe du viol reste très vivace dans tous les métiers qui traitent des violences sexuelles au niveau de la chaîne pénale : policiers, avocats, juges. Et il a une incidence dans la manière dont on va appliquer le droit. Une personne qui a été agressée de façon violente dans l’espace public aura de très grandes chances que l’agresseur soit reconnu coupable – si on le retrouve. Or, dans plus de cinquante pour cent des cas, les femmes connaissent leur agresseur. Soit parce que c’est leur conjoint, soit parce que c’est quelqu’un avec qui elles ont flirté au départ. Et dans ces cas, leur plainte n’aura presque aucune chance d’aboutir.

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Dans les pays occidentaux, où le système patriarcal est en régression, les violences sexuelles sont aussi un moyen pour réaffirmer les rapports de force entre les sexes, explique la sociologue Marylène Lieber.

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La voie ardue de la justice Les victimes de violences sexuelles qui s’adressent à la justice doivent se préparer à des questions critiques et à l’acquittement de leur agresseur. Trois professionnels du conseil nous racontent leur quotidien.

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Par Carole Scheidegger « Le tribunal doit être convaincu que les faits se sont produits comme la femme les décrit. S’il n’en a pas la certitude, il a le devoir d’acquitter l’accusé, conformément au principe in dubio pro reo, le doute profite à l’accusé. » Que dit une avocate à une cliente qu’elle reçoit pour la première fois ? « Si elle n’a pas encore déposé une plainte à la police, je lui pose le moins de questions possible sur le déroulement des faits, afin de ne pas influencer l’interrogatoire de la police. Je lui explique la procédure et la rends attentive aux difficultés. Par exemple, que la cliente ne pourra pas choisir quand aura lieu l’interrogatoire de la police et du Ministère

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a reconnaissance d’une injustice subie : c’est souvent ce qui détermine les clientes de Beatrice Vogt à se tourner vers les tribunaux. « Elles veulent pouvoir poser des limites claires », nous dit l’avocate biennoise. Mais le chemin pour y parvenir peut être semé d’embûches. Et long. « Nombreuses sont les procédures qui durent plus de trois ans », explique Mme Vogt. Cette durée peut freiner le processus de travail psychique sur le vécu. Mme Vogt prépare ses clientes à la possibilité que l’accusé soit acquitté – statistiquement, il est plus probable que la procédure aboutisse à un acquittement ou au classement de la procédure, qu’à la condamnation de l’accusé.

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public. » Mme Vogt rend également ses clientes attentives au fait que des questions critiques lui seront posées par le Ministère public et les tribunaux, que les inculpés n’avouent généralement pas les faits reprochés, et que la défense a l’obligation d’adhérer à leur version des faits. C’est souvent très pénible pour la victime, car elle a l’impression qu’on met sa parole en doute. L’interrogatoire peut faire resurgir des souvenirs traumatisants : la personne concernée vit les faits une deuxième fois. Comme le souligne Peter Rüegger, ancien chef du commissariat des enquêtes de la police municipale de Zurich, qui travaille aujourd’hui comme juriste indépendant, « il est très important que l’interrogatoire soit mené par des procureurs et des juges qui ont des connaissances en matière de traumatismes. Ils doivent s’intéresser à la victime, prendre le temps qu’il faut et oser remettre en question leurs propres opinions. Il est également essentiel qu’ils emploient un langage compréhensible. »

Peut mieux faire    Bettina Steinbach, psychologue auprès du Service de conseil pour les femmes de Zurich, travaille depuis trente ans dans le domaine du soutien aux victimes de violences : « Au fil de toutes ces années, la police cantonale et municipale de Zurich a beaucoup progressé, il y a eu des formations, et une prise de conscience de l’importance de ce thème. Mais, dans le domaine judiciaire, je trouve qu’il y a encore matière à s’améliorer. » Les procureurs et les juges devraient par exemple savoir que des femmes traumatisées ont souvent tendance à dissocier leurs sentiments et à représenter les faits d’une manière moins dramatique qu’elles ne les ont vécus en réalité. Il faut également savoir que les violences sexuelles ne se traduisent pas forcément par des blessures visibles ou des vêtements déchirés. « Au moment des faits, de nombreuses personnes sont comme paralysées et elles ne peuvent pas se défendre. » L’avocate Beatrice Vogt estime elle aussi que les tribunaux et le Ministère public pourraient mieux faire : en partie parce que ce milieu professionnel n’est pas suffisamment sensibilisé à la question, mais aussi parce que certain·e·s procureur·e·s trouvent ce genre de procédure pénible : pour les délits commis « entre quatre yeux », ce que sont la plupart des délits contre l’intégrité sexuelle, la gestion des preuves est complexe et fastidieuse. « Le Ministère public et les tribunaux sont soumis à une très haute pression de travail. Il peut arriver que la préparation des interrogatoires soit insuffisante, ou l’acte d’accusation bâclé, ce qui peut aboutir à un acquittement. » Un délit sans témoin    Parce que les délits contre l’intégrité sexuelle sont généralement commis sans témoin, il s’agit souvent d’opposer une parole à une autre. Il peut

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pourtant y avoir d’autres moyens de preuves, explique Peter Rüegger. « Il peut s’agir par exemple du témoignage d’une amie, à qui la victime a tout raconté immédiatement après les faits. Ou une publication sur les réseaux sociaux, un journal intime, des SMS. » M. Rüegger essaie de retrouver de telles preuves avec ses clientes. Lorsque les faits viennent d’avoir lieu, il est important de faire préserver les traces par une expertise médico-légale. Mais qu’en est-il des fausses accusations ? Lorsqu’une femme reproche à un homme un acte qui n’a pas eu lieu, ou pas de la manière dont elle le raconte ? « Les fausses accusations sont très rares », précise M. Rüegger. Mais il est difficile d’obtenir des données. Une nouvelle méta-analyse a conclu à un taux de dénonciations abusives de l’ordre de 5 %. « En quinze années d’expérience en tant que chef du commissariat des enquêtes de la police municipale de Zurich, je n’ai souvenir que de deux cas de fausses accusations, qui avaient pu être découvertes à travers des interrogatoires soigneusement menés par des policiers et des policières attentifs et bien formés. » Les cas les plus célèbres de fausses accusations ont été très attentivement décortiqués par les médias, si bien qu’ils ont laissé une impression durable dans l’esprit du public. « Si quelqu’un est accusé à tort, c’est effectivement très grave », dit M. Rüegger. Mais ces cas sont plus rares que ne le laissent penser les journalistes. Ce qui est bien plus problématique est que le nombre de plaintes et de condamnations des auteurs de délits sexuels est extrêmement faible.

Maigre dédommagement    Déposer une plainte et intenter une action en justice implique un coût émotionnel très élevé pour une femme plaignante. Mais une procédure judiciaire peut aussi avoir des conséquences financières pour la femme concernée : dans la plupart des cas, elle ne doit pas supporter les frais de procédure et d’avocat. Dans une procédure d’appel, il existe toutefois un risque considérable de devoir supporter des frais. Même si elle obtient gain de cause et que le tribunal lui reconnaît le droit à une indemnité de tort moral pour séquelles psychiques, il n’est pas certain qu’elle touche la somme dans sa totalité. Si le coupable n’est pas en mesure de payer, c’est au canton d’intervenir. Or, depuis la dernière révision de la Loi sur l’aide aux victimes, les offices cantonaux compétents en la matière ne versent plus l’intégralité des montants fixés par le tribunal, comme l’explique l’avocate Beatrice Vogt. « Les indemnités de tort moral ne sont de toute façon pas très élevées. Grâce à cette révision, on économise sur le dos des victimes. Elles ne toucheront par exemple que 8000 francs, au lieu de 12 000 auparavant. C’est vraiment lamentable. »

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La traite des femmes en Suisse

hidi* a dix ans lorsque sa mère l’abandonne. La petite Nigériane vit un certain temps dans la rue avant de travailler pour une riche famille. Avec son maigre salaire, elle aide sa grand-mère adorée. Quand la jeune fille a dix-neuf ans, son employeuse lui propose de partir en Espagne, où elle pourrait gagner davantage comme femme de ménage. Après un serment rituel qui renforce sa détermination, Chidi s’engage par contrat à obéir à sa patronne et à lui rester fidèle quoi qu’il arrive. Elle ne doit en aucun cas révéler qui l’a amenée en Europe. C’est ainsi que la jeune femme se retrouve aux mains des passeurs. Ils la violent durant le voyage et la remettent à une proxénète à laquelle Chidi doit désormais 40 000 euros pour « remboursement des frais de voyage et paiement des intermédiaires ». Chidi est dès lors forcée à se prostituer quotidiennement. Elle doit jour et nuit offrir des services sexuels aux hommes qui se succèdent à un rythme soutenu, attendant debout dans la rue pendant des heures, parfois dans un froid glacial. Tout l’argent disparaît dans la poche de la proxénète. La jeune fille n’ose protester, à cause du serment et parce qu’elle a peur que sa grand-mère ne fasse l’objet de représailles. Comme Chidi ne gagne pas suffisamment d’argent en Espagne, la proxénète décide de l’envoyer en Suisse.

Grave atteinte aux droits humains, la traite des

femmes à des fins d’exploitation sexuelle existe aussi en Suisse. Une femme qui parvient à en

réchapper n’est nullement certaine de recevoir l’aide à laquelle elle aurait droit en tant que Par Manuela Reimann Graf

© Anne-Marie Pappas

victime.

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Une histoire qui n’a rien d’exceptionnel    Chidi arrive avec de faux papiers dans une ville suisse où elle continue de se prostituer. Elle est arrêtée lors d’un contrôle de police et envoyée dans un centre d’accueil pour requérant·e·s d’asile. C’est là qu’elle entre en contact avec le FIZ, un centre spécialisé dans la lutte contre la traite des femmes et l’aide aux femmes migrantes. Les collaboratrices du FIZ rencontrent une jeune femme traumatisée, qui est en proie à des angoisses de mort, ne peut plus dormir et souffre de divers maux physiques. Chidi décide alors de prendre part au programme de soutien aux victimes du FIZ. L’histoire de Chidi n’a malheureusement rien d’exceptionnel. En 2018, le FIZ a conseillé et accompagné 146 victimes de la traite des femmes à des fins d’exploitation sexuelle. En l’état, il n’est pas possible de savoir exactement combien de femmes sont forcées de se prostituer ou sont exploitées comme esclaves domestiques, ce qui va souvent de pair avec des sévices sexuels. « Ce chiffre est certainement très élevé. La traite des êtres humains n’a jamais lieu au grand jour, l’identification des victimes est donc particulièrement difficile », souligne Lulzana Musliu, de l’Office fédéral de la police Fedpol. Les victimes de la traite humaine à des fins d’exploitation sexuelle sont en grande majorité des femmes, mais les personnes trans sont également concernées. De très jeunes femmes sont séduites par de fausses promesses leur faisant

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de la Ville de Berne, explique que « grâce à la sensibilisation miroiter l’espoir d’un bon travail en Suisse. Ou alors, des et à la formation de nos équipes, par exemple par le FIZ, nous « loveboys » font mine de tomber amoureux d’elles et leur pouvons mieux évaluer lors de ces entretiens si la personne promettent le mariage. Ces prétendus fiancés les font ensuite se trouve dans une situation de contrainte ». venir en Suisse. Ces formations sont en particulier nécessaires pour les colArrivées ici, elles se voient la plupart du temps confislaboratrices et collaborateurs du Secrétariat d’État aux migraquer leurs papiers et sont « vendues » à des proxénètes ou tions (SEM) et des centres d’accueil pour les requérant·e·s des tenanciers et tenancières de bordels. Les jeunes femmes d’asile, car il est de plus en plus fréquent que des cas de doivent ensuite travailler pour rembourser les « coûts occatraite soient révélés dans le cadre de la procédure d’asile. Ce sionnés ». Elles sont surveillées et asservies à coups de sont, par exemple, des femmes qui ont réussi à s’enfuir et menaces, de violence, de médicaments et de drogues. La peur déposent une demande d’asile. « Dans ce cas, l’aide aux vicdes coups et des conséquences pour les membres de leur times n’intervient pas », regrette Mme Angelini du FIZ. « Les famille, tout comme celle de la police et du renvoi, retient la étrangères victimes de violences à l’étranger n’ont jusqu’à plupart d’entre elles de tenter de s’échapper. présent pas le droit de bénéficier d’une protection à ce titre « Nous constatons une augmentation des victimes poten– ou alors, seulement dans une mesure très limitée. » Le fait tielles de la traite des êtres humains en provenance du contid’avoir subi des vionent africain, en particulier du lences ne confère en Nigeria », explique Alexander Ott, chef de la police des étrangers de « Parce qu’elles ne parlent pas la langue du aucun cas un droit de rester. « Avoir subi la Ville de Berne. pays, ne connaissent pas les lois et vivent la traite n’est pas un « Outre les prétendues dettes et les menaces, la pression morale pour la plupart totalement à l’écart de la motif d’asile. » Il est par ailleurs et religieuse qui pèse souvent sur société, les victimes ne s’adressent que extrêmement diffices femmes rend très difficile de cile de faire sortir les les amener à témoigner. » rarement aux autorités. » victimes des centres Parce qu’elles ne parlent pas pour requérant·e·s la langue du pays, ne connaissent d’asile pour les reloger dans une institution où elles se pas les lois et vivent pour la plupart totalement à l’écart de la sentent à l’abri – ce qui est en contradiction avec la Convensociété, les victimes ne s’adressent que rarement aux autorition du Conseil de l’Europe sur la lutte contre la traite des tés ou à un service d’aide comme le FIZ. Selon Rebecca Angeêtres humains. « Les victimes ont pourtant besoin de beaulini, qui y travaille, « c’est en général la police ou un service coup de temps et de calme pour pouvoir commencer à parler de conseil qui nous met en contact avec elles ». Collaborant des événements traumatiques qu’elles ont vécus et entamer étroitement avec la police, les autorités en charge de la migrale processus de guérison », dit Rebecca Angelini. « C’est justion, les services de conseil et d’autres institutions, cette ONG tement le temps qui manque dans la procédure d’asile accéléconstate aussi une forte augmentation des femmes en proverée. En particulier, lorsque les femmes sont entrées en Suisse nance des pays africains parmi les victimes qui s’adressent en provenance d’un État Dublin, et sont donc menacées de à elle. renvoi. » Mais la majorité des femmes qui se prostituent en Suisse Ce problème a été reconnu et un groupe de travail du et sont exposées à la traite des êtres humains sont encore SEM comprenant des représentant·e·s du FIZ et de l’OSAR et toujours originaires d’Europe de l’Est, comme le confircherche actuellement des solutions. « Le but politique consisment Lulzana Musliu et Alexander Ott. « Ces femmes sont tant à renvoyer le plus rapidement possible les cas Dublin fréquemment exploitées par des membres de leur famille continue malheureusement à l’emporter sur l’impératif de ou des connaissances proches. Elles ont souvent dû laisser protéger ces femmes », selon Rebecca Angelini. leurs enfants au pays. Si elles cherchent à se défendre, elles Grâce au FIZ, Chidi a pu suivre une thérapie. Après risquent de les mettre en danger », selon Mme Musliu. quelques mois, elle a pris la décision de regagner le Nigeria Aide aux victimes lacunaire    Les ressortissantes pour soigner sa grand-mère malade, dans le cadre de l’aide au retour de la Confédération. des pays d’Europe orientale membres de l’Union européenne ou de l’AELE doivent passer un entretien et annoncer le lieu de leur activité. Alexander Ott, chef de la police des étrangers * Prénom d’emprunt.

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Le sexisme au cœur des cyberviolences Phénomène récent et encore sous-estimé, les cyber-

violences frappent les femmes de manière disproportionnée. Ces attaques virtuelles, caractérisées par

une audience presque illimitée et une rapidité de diffusion, ont des conséquences qui sont, elles, bien réelles.

Par Emilie Mathys

«A

voir peur devant son ordinateur, c’est déjà la vraie vie », rappelait la journaliste française Nadia Daam lors d’un débat sur le cyberharcèlement des femmes journalistes dans le cadre du Festival du film et forum international sur les droits humains (FIFDH). Celle qui a vécu un véritable déferlement de haine numérique après une chronique radio condamnant le harcèlement de deux militant·e·s féministes en 2017, reste aujourd’hui encore très marquée par les menaces de mort et de viol à son encontre qui se sont répandues sur la toile. Et son cas est loin d’être isolé, comme l’a récemment montré l’affaire de la Ligue du LOL, du nom d’un groupe Facebook créé par des journalistes français pour harceler et insulter leurs collègues femmes et homosexuel·le·s. En Suisse, l’actuelle présidente de la Jeunesse socialiste suisse Tamara Funiciello, très présente sur les réseaux sociaux, révélait en février dernier sur les ondes de la RTS être régulièrement la cible de menaces de mort et de viol.

Prolongement de la violence hors ligne    Découlant directement des nouvelles technologies et des réseaux sociaux, cette violence d’un nouveau genre a explosé ces dernières années. Insultes et harcèlement fondés sur le genre, notamment menaces de viol, photos publiées sans autorisation, traque furtive en ligne, divulgation d’informations personnelles, pornographie non sollicitée ou encore usurpation d’identité composent ce phénomène sous-estimé. En témoigne un manque cruel de données à ce sujet. Principales

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cibles ? Les femmes et les filles, qui sont touchées de manière disproportionnée, rapporte une étude de l’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes (EIGE). « Ces violences sont avant tout des violences sexistes », abonde Bérengère Stassin, chercheuse en sciences de l’information et de la communication spécialisée dans les questions de cyberharcèlement. Dans le même sens, un rapport d’Amnesty (2018) démontre que, toutes les 30 secondes en moyenne, une femme est harcelée sur Twitter. « La cyberviolence est un prolongement de la violence hors ligne, rappelle la chercheuse. Homophobie, transphobie et racisme sont également très présents sur les réseaux. Ces discriminations ont toujours existé, internet n’a rien inventé. » En effet, si le net joue un rôle de miroir sociétal, il amplifie les violences de par son audience illimitée. C’est l’une des particularités de la cyberviolence : un nombre considérable d’individus a accès à une information qui, hors ligne, serait limitée à un cercle restreint. Un tweet injurieux, une vidéo problématique peuvent ainsi en un rien de temps se transformer en un phénomène massif et incontrôlable. Autre spécificité de ces violences digitales, celle de l’anonymat. Comme l’explique Bérengère Stassin, « le passage à l’acte est encouragé par la perspective de pouvoir agir caché, ce qui favorise le manque d’empathie. Lorsque l’on profère des insultes confortablement assis derrière un écran, on n’a pas d’accès direct au visage de l’autre. On ne voit pas le mal que l’on cause. » Pourtant, cet anonymat est tout relatif car, rappelle la chercheuse, tout ce qui est posté sur le net laisse des traces qui peuvent réapparaître des années après.

Attaques virtuelles, dégâts réels    Comme dans la vie réelle, ces violences 2.0 se retrouvent aussi dans des relations intimes. Une situation qu’a vécue Julie*, 25 ans, victime de cyberharcèlement domestique de la part de son ex-partenaire. Lorsqu’elle tente de le quitter après six mois de relation, la situation s’envenime rapidement. La jeune femme décide alors de le bloquer des réseaux sociaux. Mais son ancien copain trouve un moyen de la contacter en se créant de nouvelles adresses e-mail. « Il m’a menacée de révéler certaines choses sur moi et ma famille à mes amis. Il savait que le regard des autres était important pour moi », raconte Julie. « Il disait aussi avoir en sa possession des photos compromettantes. » Elle réussit à le quitter définitivement après deux ans de relation, mais les menaces quotidiennes continuent les mois qui suivent, via des faux comptes Instagram, des appels par le biais de numéros inconnus, des e-mail menaçants… « Cette histoire m’a beaucoup affectée sur le plan psychique. Une atmosphère lourde se crée, on a l’impression qu’il n’y a pas de limites au harcèlement en ligne, que notre agresseur

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© Anne-Marie Pappas

POINT FORT

peut nous contacter via tous les réseaux. On vit constamment dans la peur », confesse la jeune femme qui, pendant deux semaines, s’est promenée avec un spray au poivre de peur d’une éventuelle agression. C’est finalement lorsque son harceleur se présente sur son lieu de travail que Julie peut se rendre à la police pour signaler le cas. Le plus complexe dans cette affaire a été du point de vue de la jeune femme le manque de preuves. « On m’a conseillé de prendre des captures d’écran, mais il est facile d’effacer des messages. » En Suisse, aucun article du Code pénal ne punit spécifiquement le harcèlement, et encore moins le cyberharcèlement. Si des moyens d’agir existent, ils sont malheureusement souvent peu concluants. « Il est possible de porter plainte pour atteinte à la personnalité, de tenter de faire valoir ses droits d’auteur en cas d’images divulguées sans autorisation, ou encore de porter plainte pour atteinte à l’honneur en cas de diffamation ou d’insultes. Dans ce cas, c’est à la justice de retrouver les coupables », précise Michel Jaccard, associé au sein de l’étude spécialisée « id est avocats », qui admet que « ces affaires sont encore peu prises au sérieux ». Il n’existe actuellement pas de procédure accélérée pour de tels cas. Pour l’avocat, le mieux est souvent de travailler directement

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– v io l e n c e s

sexuelles

avec les plateformes concernées, en dénonçant le contenu offensant, par exemple. En définitive, on reste encore « très vulnérable dans le domaine du cyberharcèlement, et il existe peu de ressources efficaces pour le combattre et le faire condamner, même si la loi pourrait changer à l’avenir. L’Office fédéral de la justice planche sur un projet dans ce sens. » Mais si la loi a toujours un temps de retard, une prise de conscience au niveau individuel fait son chemin. Michel Jaccard, qui intervient dans les écoles à ce sujet, note que les jeunes se rendent désormais compte que partager un contenu problématique, par exemple, peut avoir de réelles conséquences juridiques. De son côté, la chercheuse Bérengère Stassin se réjouit que, portées par les mouvements #Metoo et #Balancetonporc, les jeunes femmes hésitent de moins en moins à dénoncer les agressions et menaces dont elles sont victimes. À l’heure où internet est devenu une nécessité, il est plus que jamais crucial d’en faire un espace où la liberté d’expression n’empiète pas sur le respect de la personne. Sans cela, l’égalité ne pourra être atteinte. * Prénom d’emprunt.

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éclairages

–Russie

Broyé·e·s par la machine carcérale Pour nombre de détenu·e·s tchétchènes, purger une peine de prison en Russie équivaut trop souvent à une peine de mort.

«T

Par Emmanuel Grynszpan, correspondant en Russie

mesure, les détenu·e·s russes originaires des républiques du Nord Caucase (Daguestan, Ingouchie, Kabardino-Balkarie) et, par extension, l’ensemble des musulman·e·s, qui représentent 20 % de la population russe, et entre 30 et 50 % des détenu·e·s du pays. Comme ailleurs, les lignes de fracture au sein de la société s’expriment sous une forme exacerbée derrière les murs

de la prison. En Russie, elles résultent de deux guerres restées fraîches dans les mémoires et marquées par des atrocités de part et d’autre. Selon des estimations de défenseur·e·s des droits humains, environ 20 000 à 25 000 Tchétchènes croupissent dans les geôles russes pour leur rébellion durant les deux guerres russo-tchétchènes (1994-1996 et 19992000). Le nombre total de Tchétchènes

© Amnesty International

u ne sortiras pas d’ici vivant », « bouffe du porc », « regarde ton Coran brûler », « Kadyrov est la fiancée de Poutine »… ces menaces et vexations sont le lot des Tchétchènes purgeant des peines dans le système carcéral russe, hors de la République de Tchétchénie. La discrimination à l’encontre des Tchétchènes est particulièrement féroce, mais elle touche aussi, dans une moindre

Les autorités russes recourent fréquemment à des « méthodes musclées » pour extorquer des aveux et désengorger ainsi l’appareil judiciaire.

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emprisonné·e·s aujourd’hui n’est pas dévoilé par les autorités. Seules les personnes condamnées à des peines légères (moins de deux ans) sont autorisées à purger leur peine dans l’unique pénitencier de Tchétchénie. La vulnérabilité des détenu·e·s tchétchènes est aggravée par une pratique arbitraire de l’appareil répressif, consistant à extorquer des aveux pour résoudre l’engorgement judiciaire créé par une montagne d’enquêtes criminelles non résolues, liées ou non au conflit russo-tchétchène. Autrement dit, dans le secret des geôles, on fait porter le chapeau à des individus privés de droits suite à l’inaptitude des enquêteurs russes. Conséquence de cette situation : les détenu·e·s tchétchènes sont victimes de sévices, de torture – menant parfois à des décès – qui témoignent d’un régime particulier, voire d’un véritable système punitif. Au moins dix décès de détenu·e·s tchétchènes en prison au cours des quatre dernières années sont dénoncés comme des meurtres par les proches des victimes. Le système carcéral russe classe invariablement ces décès comme des suicides ou comme le résultat de problèmes de santé. Aucun·e employé·e du système carcéral russe n’a été sanctionné·e, en dépit des démarches entamées par les familles des victimes.

Glacis de l’intimidation  Il est probable qu’il ne s’agisse que de la partie émergée de l’iceberg. Proches, avocat·e·s et défenseur·e·s des droits humains ne parviennent pas à se faire entendre des autorités carcérales ou judiciaires et rarement des médias. Il arrive que les autorités tchétchènes offrent un soutien aux proches des victimes, mais c’est plus souvent le contraire qui se produit. Dans le second cas, les proches reçoivent l’ordre de se taire ou sont contraint·e·s à émigrer. Dans un contexte de justice arbitraire, d’impunité des forces de l’ordre et de disparition fréquente d’opposant·e·s, de dissident·e·s et de témoins gênant·e·s

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–Russie

© DR

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Les détenu·e·s purgent souvent leur peine à des milliers de kilomètres de leurs proches, comme dans la prison de la colonie pénitentiaire de Krasnoyarsk, en Sibérie.

en Tchétchénie, il est probable que seule une fraction des crimes commis parvienne à la connaissance d’un petit groupe de défenseur·e·s des droits humains. Telles des bulles tentant de remonter à la surface, les faits sont piégés dans le glacis de l’intimidation. Le 12 mars 2019, Ayoub Tountouïev, 43  ans, décède dans la colonie pénitentiaire n°  6 de la région de Vladimir, où il purgeait une peine de 24  ans de prison pour une attaque contre des soldats russes en 2000. Version officielle : suicide. Victime d’acharnement judiciaire, Tountouïev s’était plaint d’avoir été battu et torturé depuis qu’il avait été transféré en 2015 dans la colonie pénitentiaire n°  6. « Tu ne sortiras pas vivant d’ici, t’es un cadavre », lui répétaient les gardiens de prison, rapporte son avocat Taguir Chamsoudinov. Les enquêteurs voulaient que Tountouïev admette sa culpabilité dans une seconde attaque contre des soldats russes, remontant à l’an 2000. En  2017, Tountouïev avait écopé d’une peine supplémentaire de onze mois de prison, alors qu’il a toujours nié sa responsabilité dans les deux attaques.

Mais les sévices se sont poursuivis et, depuis 2017, il était placé presque en permanence dans une cellule d’isolement. Kheda Tountouïeva, son épouse, souligne que le corps du défunt portait de nombreux hématomes. Une autopsie indépendante a révélé que ses reins et ses poumons avaient été « retirés » pour une raison inconnue. Pour supprimer des preuves d’empoisonnement ou de sévices ? Six mois plus tôt, la mort en prison de Youssoup Temirkhanov, 48  ans, faisait également des vagues en Tchétchénie. Le détenu tchétchène purgeait une peine de quinze ans de prison pour le meurtre en 2011 de Iouri Boudanov, un militaire russe coupable en 2000 du viol et du meurtre d’une jeune femme tchétchène. Boudanov était à la fois une icône des nationalistes russes et la cible du ressentiment des Tchétchènes. Temirkhanov s’était plaint d’avoir été torturé après son arrestation et a probablement subi un empoisonnement en 2014 (d’après ses défenseur·e·s), après quoi sa santé s’est rapidement dégradée. Il purgeait sa peine dans une prison de la

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–Russie

région d’Omsk (Sibérie) à 2400 km de sa famille. Son avocate Roza Magomedova signale que les autorités ont toujours rejeté les demandes de libération ou de transfert plus près de chez lui, dont il aurait dû bénéficier eu égard à son état de santé. Autre cas médiatique, celui d’Islam Magomadov, 34 ans, décédé le 30  octobre 2017 dans la colonie pénitentiaire n°  31  de Krasnoyarsk (en Sibérie, à 3700  km de sa famille). Magomadov purgeait une peine de 22 ans de prison pour un double meurtre commis en 2006 durant une émeute opposant Russes et Tchétchènes dans la ville de Kondopoga (en Carélie). La version du « suicide » avancée par les autorités pénitentiaires ulcère les proches de Magomadov, qui croient à une exécution. Son père Saïd Emin est persuadé que la pendaison d’Islam est une mise en scène des autorités pénitentiaires. « Le corps de mon fils était couvert de cicatrices, d’hématomes et de plaies », raconte-t-il, en énumérant les sévices dont son fils a été la victime : « On ne le laissait pas prier, son tapis de prière lui était confisqué, ils ont brûlé le Coran devant lui. Sa cellule a été inondée, on y a jeté du plastique enflammé pour l’asphyxier. Ils lui ont dit qu’il ne sortirait jamais de prison vivant. » Analogue, le sort tragique de Younous (nom modifié) fait partie du nombre inconnu de drames passant sous le radar des médias et des ONG. Son épouse Fatima raconte que Younous est mort l’année dernière dans une prison de Novossibirsk (à 3000 km de la Tchétchénie) moins de deux mois avant la date prévue de sa libération. Il venait de purger dix ans de prison pour un meurtre dont il se déclarait innocent. « Younous a été martyrisé tout le long de sa peine, mais le paroxysme a été pendant les derniers mois avant sa libération », raconte Fatima, qui élève seule sa fille de onze ans. « Je n’ai pas pu voir mon mari une seule fois en dix ans : à chaque fois que

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j’ai fait le trajet, on me disait que Younous était puni pour son comportement et n’avait pas le droit de recevoir des visites. Ma fille n’a jamais vu son père. Nous n’avons pu lui parler au téléphone que clandestinement, grâce à des codétenus qui avaient pitié de lui. La dernière fois qu’il m’a appelée, il m’a dit qu’il sentait sa fin proche et était persuadé qu’on ne le libérerait pas. Il était fréquemment tabassé, malgré le fait qu’il était gravement malade. Au lieu de le soigner, les médecins lui faisaient des piqûres qui

proches. Elle note qu’il existe un grand nombre de moyens de réduire les familles au silence, par exemple, en exerçant un chantage sur la restitution des corps. On leur signifie que s’ils parlent, on ne leur rendra pas les corps de leurs proches. Si la personne détenue ou ses proches se plaignent des conditions de détention, habituellement, les autorités carcérales se vengent en redoublant leur violence. Et le cercle vicieux est sans fin. « La plupart des prisonniers tchétchènes écopent de peines supplémentaires une fois qu’ils sont en prison. C’est très rare qu’ils « Il existe un grand nombre de moyens de ne purgent qu’une seule peine », note Tchmouréduire les familles au silence.» rova. « Dans les rares cas où ils sont libérés, leur augmentaient ses souffrances. Je suis calvaire n’est pas pour autant terminé. certaine qu’il a été empoisonné, car l’au- Dans le Caucase du Nord, un ex-détenu topsie a révélé qu’une substance a fait court un très grand risque d’être arrêté littéralement fondre ses poumons. On et torturé de nouveau et condamné à voit aussi sur la radio que plusieurs côtes des peines supplémentaires. Ceux qui le étaient cassées », affirme-t-elle. Fatima peuvent émigrent. Illégalement, car avec pense que son mari a été persécuté parce une condamnation, les autorités russes qu’il était Tchétchène. « On l’empêchait refusent de fournir des documents, et de prier, on le forçait à manger du porc, il par conséquent il est impossible d’obteétait constamment humilié. Par exemple, nir un visa ou de franchir la frontière. » le directeur de la prison s’amusait à lui La défenseure des droits humains montrer un dessin représentant Poutine voit deux racines principales au proet Kadyrov, ce dernier travesti en fian- blème. « Dans notre système carcéral, il cée. » En dépit de l’injustice flagrante existe un grand nombre de vétérans des dont son mari a été victime, Fatima guerres de Tchétchénie. Ils ont été traurejette l’idée de porter plainte. « Des gar- matisés par la guerre et se vengent sur diens de prison m’ont menacée de mort les Tchétchènes qui leur tombent sous la si je porte plainte. J’ai peur pour ma fille. main, et s’en prennent aux musulmans Je n’ai personne pour me défendre. » en général. Il existe un grand nombre de psychopathes parmi les gardiens de Cycle de répression sans fin  Olga prison, des gens profondément pervers Tchmourova, coordinatrice à l’ONG qui ne devraient pas être autorisés à Comité d’assistance civique, a rédigé travailler dans le système carcéral. » La seconde raison est plus prosaïque, pour l’unique rapport à ce jour sur les conditions de détention du Caucase du Nord. Tchmourova : « Des dizaines de milliers de crimes n’ont jamais été élucidés. Et L’étude détaille un grand nombre de cas de tortures et d’injustices infligées aux en prison, on a des dizaines de milliers détenu·e·s tchétchènes en particulier. de personnes sous la main à partir desL’identité de la plupart des victimes est quelles on peut ‘élucider’ des crimes. Et cachée pour protéger ces dernières et leurs obtenir ainsi de l’avancement… »

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éclairages

–Témoignages

Connu pour avoir documenté la Shoah par balles, le père Desbois

© Lola Ledoux

« Il faut suspendre son jugement » travaille aujourd’hui sur le

génocide des Yézidi·e·s en Irak. Propos recueillis par Thibault Leroux

a amnesty : Vous enquêtez depuis 15 ans

avec l’association Yahad-In Unum sur des crimes commis à des fins génocidaires. Quelle place prend le témoignage dans ce travail mémoriel et d’alerte ? b Patrick Desbois : On est dans le registre de l’enquête. Notre travail consiste à chercher des preuves concordantes de ce qui s’est passé. On n’enregistre personne sans avoir mené des recherches au préalable. S’il s’agit de l’ex-URSS, on croise les archives soviétiques, allemandes, polonaises et on enquête sur chaque village dans la période considérée. On dispose d’au minimum deux versions d’événements avant d’aller enregistrer les voisins, ceux qui ont vu le crime. On mène aussi des recherches balistiques. C’est après que l’on fait une synthèse. Le témoignage n’est qu’une source au service de l’enquête. a  Le témoignage en tant que source ne

pose-t-il pas la question du rapport à la vérité ? b Les preuves concordantes font la vérité. Quand vous avez une source soviétique, une source de la justice allemande plus une recherche balistique et deux témoins qui ont vu la scène, vous pouvez établir un fait. Les policiers n’en demandent pas tant ! Le but est de savoir où ça s’est passé, comment les tueurs ont procédé, quels uniformes ils portaient, où sont les corps. Pour nous, le témoignage s’inscrit donc dans une recherche criminelle.

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Depuis 2015, le père Patrick Desbois s’emploie à documenter et faire reconnaître le génocide des Yézidi·e·s.

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éclairages

–Témoignages

a  S’agissant de la Shoah par balles en

Ukraine, les témoignages collectés ontils apporté des pièces manquantes au grand récit historique ? b Oui, parce qu’on n’avait jamais interviewé les voisins. Il est difficile de faire une enquête sans savoir qui a assisté au crime, s’il y avait des complicités et où sont les corps. Et sans la parole des voisins, on ne peut pas savoir où sont les corps. a  Que ce soit avec les Ukrainiens,

a  Comment parvient-on à faire parler

ces personnes ?

b On applique une méthodologie parti-

culière. D’abord, on écoute sans montrer ce que l’on pense. On insiste beaucoup sur la topographie des scènes de crime, pas sur la culpabilité. On va demander : où c’était ? Est-ce qu’il y avait un escalier ? Combien de marches ? Est-ce qu’il y avait un soupirail ? Est-ce qu’on pouvait voir dehors ? De quelle couleur était la mosquée ? On s’emploie à reconstruire le cadre. Du coup, la personne se

© DR Amnesty International

aujourd’hui plus qu’octogénaires, ou

les Yézidi·e·s, avez-vous le sentiment de mener une course contre la montre ? b En ex-URSS, nous pensons qu’il nous reste encore quatre ans pour enquêter. C’est effectivement une course contre la montre. Pour les Yézidis, nous avons une vingtaine de personnes qui travaillent pour nous au Kurdistan irakien. Elles connaissent les gens des camps, ce qui nous permet de savoir d’avance qui va arriver. On laisse d’abord la personne être interrogée par la police, puis rencontrer sa famille, et on intervient deux jours après.

En Irak, le père Patrick Desbois a récolé le témoignage d’enfants qui ont assisté à des scènes de décapitation.

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revoit et raconte ce qui s’est passé. On ne demande jamais comment ou pourquoi. La question, c’est où. Généralement, les gens sont à l’aise pour répondre. a  Vous appuyez-vous sur un protocole précis ? b Certains pensent que l’on a une grille de questions types. Ce n’est pas le cas. Notre méthode est une approche de la personne. De questions simples en questions simples, elle va révéler des tas de faits. On ne fonce jamais sur le crime, on retrace tous les aspects criminels. Une Yézidie va parler des gens qui l’ont achetée puis vendue, des maisons où elle a été retenue, des échanges d’argent. Si une autre nous dit qu’elle avait une Kalachnikov, on va lui demander : ce n’était pas trop dur de porter une Kalachnikov ? Vous aviez une bretelle pour l’attacher ou bien vous la portiez toujours à la main ? Vous dormiez avec ? Il arrive aussi que l’on confronte le témoin à des images (n.d.l.r. : tirées de la propagande de Daech) pour réactiver sa mémoire. Et s’il y a des contradictions, on croise les témoignages. a  Avez-vous besoin de rassurer les per-

sonnes ?

b Non, ces gens n’ont pas peur de parler.

Ni les Yézidis, ni les Soviétiques, ni les Guatémaltèques (n.d.l.r. : interviewé·e·s en 2003 par Yahad-In Unum, dix-sept ans après la fin du conflit armé). Il y a des précautions à prendre, mais ce n’est jamais pareil. Si vous posez la question à un policier qui, comme nous, en est à plus de 5700 enquêtes, il vous répondra que ça dépend des personnes. Si une femme yézidie a été violée, aucun homme ne devra l’approcher, c’est une fille de notre équipe qui installera le micro. De même, on demande toujours à la famille de sortir du lieu de l’entretien filmé pour que la personne soit libre de parler. Une fille qui a été prostituée ne va pas le dire devant sa mère.

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a  Comment vous comportez-vous au

moment de l’interview ? b Il faut surtout suspendre son jugement. Si on n’y arrive pas, si on réagit aux horreurs, l’interview est terminée. La personne voit ce qu’on ressent. Il faut donc entrer dans son monde et le seul moyen, c’est d’être poker face (n.d.l.r. : impassible). Sur le plan relationnel, il faut beaucoup d’attention, de soutien, de fraternité. La fille qui est avec nous se tient près de la personne. Si celle-ci pleure, elle va aller l’embrasser, lui donner à boire et des mouchoirs. Dans les camps de réfugiés, notre traducteur est kurde et cela contribue à la proximité. En ex-Union soviétique, notre traductrice Svetlana, une Ukrainienne d’origine russe, avait presque l’âge des témoins et savait adopter des façons de parler locales. a  Est-il nécessaire d’épouser le rythme de la personne ? b L’interview demande beaucoup de respect, de distance ou de proximité, selon l’individu. Il faut marcher avec ses chaussures et se soucier de son problème. Par exemple, s’il avait une arme, je ne vais pas lui demander qui il a tué mais : tu avais des chargeurs ? Tu en avais assez ? Je me « mets » dans tous les problèmes qu’il avait. S’il avait une ceinture d’explosifs, je ne vais pas lui demander s’il en avait une mais plutôt : ça s’accrochait devant ou derrière ? Tu peux me montrer ? Il faut vraiment marcher avec lui et, ainsi, il va décrire le reste. Cette approche, je l’ai apprise jeune, en accompagnant des malades du cancer en fin de vie. a  Comment se fait la mise à distance vis-

à-vis d’une victime qui vient d’échapper à ses bourreaux, d’un témoin d’atrocités, voire d’un tueur ? b On ne juge pas ce qui se dit pendant l’interview, on fera le point après. Si la personne a participé à des décapitations et commence à les décrire, on va poser des questions techniques. Si elle les trouve

–Témoignages

normales, on avance. Un garçon a vu son copain de 8 ans couper des têtes. On lui a demandé avec quoi il les coupait, comment il faisait. Il faut toujours faire preuve d’empathie et entrer dans le souci de la question difficile, y compris pour le tueur, parce qu’il est pris dans ses propres questions. Celles de la victime, il s’en fiche. Si on l’interroge sur la victime, il va comprendre qu’on n’est pas avec lui. C’est un choix difficile à faire. J’ai interviewé un militaire roumain qui avait tué 223 juifs. Il m’a expliqué qu’il avait eu besoin de trois boîtes de 100 cartouches avec une mitrailleuse trois pieds. S’il y avait des enfants, des bébés, il n’en savait rien… a  Face à de telles violations des droits humains, vous, homme de foi, avez-vous ressenti vos propres limites ? b Il y a des moments où on ne peut pas aller au-delà de l’horreur. Une femme nous a raconté, l’une après l’autre, les dizaines de décapitations auxquelles elle avait assisté. À la troisième, j’ai demandé à Valy* de prendre la suite. Il est resté une heure et, lui aussi, a suspendu l’entretien. On a dit qu’on reviendrait le lendemain, elle a accepté. On aurait pu la perdre. Face à toutes ces atrocités, cette femme nous a dit qu’elle ne ressentait rien, qu’elle était devenue Daech.

« Personne ne parle des grands personnages de Daech, le génocide des Yézidis est un génocide anonyme et je n’en trouve pas les raisons. » Cela nous a obligés à changer notre fusil d’épaule. Elle était la première à nous faire comprendre qu’elle n’était plus yézidie. Mais on a connu pire : des jeunes transformés en candidats kamikazes, un enfant qui a assisté à toutes les peines

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–Témoignages

capitales imaginables… Je n’ai jamais entendu des horreurs pires que ce qu’a fait Daech. Même avec les nazis. a  Pour les Yézidi·e·s, on en reste à un génocide sans coupables… b C’est ma grande question. Personne ne parle des grands personnages de Daech, c’est un génocide anonyme et je n’en trouve pas les raisons. Les gens sont concernés par la machine terroriste et de guerre, mais pas par la machine génocidaire. Aujourd’hui, je pense qu’on jugerait Hitler pour terrorisme et c’est une très mauvaise jurisprudence.

pas des citoyens. C’est infiniment grave. Je comprends mieux ce qui s’est passé pendant la Shoah. Maintenant, c’est la même chose. Nous agissons pour que les gens se réveillent et que les générations

futures soient conscientes de ces idéologies génocidaires. * Surnom de Costel Nastasie, coauteur avec Patrick Desbois de « La Fabrique des terroristes, dans les secrets de Daech », Éditions Fayard, 2016. © DR Amnesty International

éclairages

a  Votre recherche de témoignages pou-

vant constituer des preuves de crimes sert-elle à la constitution d’un dossier pour la justice pénale internationale ? b Pas internationale, pour le moment. Si certains pays ont besoin d’éléments, on peut coopérer, mais ça ne va pas au-delà. L’Irak n’a pas signé le Statut de Rome (n.d.l.r. : de la Cour pénale internationale), la Syrie non plus, et les pays qui l’ont ratifié traitent leurs propres affaires. On ne livre pas des noms, mais des témoignages. Comme les membres de Daech ont pris des kunyas (n.d.l.r. : surnoms, en arabe), c’est compliqué. On nous demande aussi de former des groupes qui accueillent des « revenants » d’Irak ou de Syrie. On leur montre le caractère criminel non pas des personnes – car on n’en sait rien – mais de l’environnement dans lequel ils ont baigné. a  Pensez-vous faire œuvre utile à la prévention des massacres de masse ? b On essaie. Je fais beaucoup de conférences. Costel Nastasie, avec qui j’ai initié Action Yazidi, et Emmanuel Cortey, directeur adjoint de Yahad-In Unum, sont très actifs aussi. Mais on sent que, dans nos démocraties, cette question est une fenêtre aveugle. Les gens se disent que les machines terroristes, c’est l’affaire de la police et des services secrets,

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Si une femme yézidie a subi des sévices, aucun homme ne devra l’interviewer.

Pour la mémoire, contre le silence

Petit-fils d’un prisonnier de guerre déporté en 1942 dans le camp de Rawa Ruska, à la frontière ukraino-polonaise, Patrick Desbois a fait de la lutte contre l’antisémitisme et le négationnisme le combat d’une vie. À la tête de l’association Yahad-In Unum (Yahad, « ensemble » en hébreu, associé à l’expression latine In Unum, « en un »), qu’il a cofondée en 2004, ce prêtre catholique enquête sur l’histoire des juifs et des Roms assassinés en Europe orientale pendant la Seconde Guerre mondiale par les unités mobiles nazies, les Einsatzgruppen, et leurs alliés. Avec ses équipes, il collecte des preuves de cette « Shoah par balles ». Cette expression tout comme ses méthodes d’enquête ont été contestées et critiquées par plusieurs historiens, en particulier suite à la sortie de son ouvrage, Porteur de mémoires : sur les traces de la Shoah par balles (Éditions Michel Lafon, 2007). Depuis 2015, il s’emploie à documenter et faire reconnaître le génocide des Yézidi·e·s, minorité confessionnelle kurde, par Daech qui les considère comme des « kouffar » (infidèles) à éliminer ou asservir. Au travers du projet Action Yazidi, codirigé par Costel Nastasie, quelque 300 témoignages de survivant·e·s Yézidi·e·s ont été recueillis et des centres pour la réinsertion des femmes et l’accompagnement psychologique d’enfants ouverts dans plusieurs camps de déplacés du Kurdistan irakien.

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–couvertures

Couvertures

Témoignages photographiques

« Fractures » retrace plus de 25 ans de reportages dans des régions en conflit, menés par le photographe suisse Olivier Vogelsang. Les conséquences humaines du conflit dans la Bosnie des années nonante, de la guerre et de la famine au Soudan du Sud, ou encore de l’ingérence étrangère en Irak y sont exposées sans détour. Des images qui prennent à la gorge, interpellent, font sourire, dérangent parfois. Entrecoupés de commentaires, les clichés en noir et blanc cèdent la place aux images en couleurs. C’est toute l’histoire du photojournalisme qui nous est également présentée. Un magnifique ouvrage qui réaffirme la nécessité de cette profession, car « sans images, un conflit n’existe pas aux yeux du monde », comme le rappelle Manon Schick dans sa préface. Anaïd Lindemann

Fractures. 25 ans de mémoire photographique. Olivier Vogelsang, 2019, Till Schaap Edition, 352 p.

Plus fortes que la haine

Le bel ouvrage Peins mon portrait, s’il te plaît ! est issu de la rencontre entre l’infirmière et aquarelliste Corinne Cap, son conjoint psychologue Marc Sieber et sept femmes indiennes ayant subi des attaques à l’acide. La raison ? Elles ont osé défier les conventions en refusant par exemple des avances ou en décidant de quitter leur mari. Les récits de ces femmes, animées d’une incroyable force vitale malgré le drame et la perte partielle de leur identité, mises au ban de la société, sont illustrés en finesse par les douces aquarelles de Corinne Cap. Cet hommage à la beauté et à la résilience est accompagné d’explications, de statistiques et de schémas, qui permettent de comprendre les terribles rouages de la violence domestique. Noémie Matos

Peins mon portrait, s’il te plaît ! Corinne Cap, Vanessa

Asvin Koumar Kara et Marc Sieber, 2018, Éditions Ouverture, 224 p.

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Entre sanction et réparation « Prison », exposition visible jusqu’au 18 août au Musée international de la Croix-Rouge, questionne au fil d’un cheminement

didactique, le rôle de cette institution au sein de laquelle les droits humains sont régulièrement bafoués.

«C’

est nous qui punissons. » Une phrase coup de poing pour accueillir le visiteur. Une phrase qui nous replace dès les premières secondes face à notre responsabilité dans le maintien d’une institution régulièrement au cœur de l’actualité. L’exposition, qui se concentre sur le monde occidental, commence son voyage dans les entrailles du Musée de la Croix-Rouge par un rappel des origines de la prison. C’est au lendemain de la Révolution française que l’enfermement devient une sanction légale en Europe. Il est alors considéré comme un progrès, se présentant comme une alternative aux châtiments corporels endurés jusqu’ici par les criminel·le·s. Très vite, on se rend compte que cette privation de liberté entraîne des conséquences souvent désastreuses. Conditions de détention difficiles, dégradation de la santé mentale et physique, déshumanisation, la deuxième partie de « Prison », consacrée aux personnes détenues, nous fait peu à peu prendre conscience de ce que cela signifie que d’être interné·e. La scénographie très puissante y participe également : objets et images sont présentés dans de grandes cages aux barreaux orange, un orange qui rappelle furieusement la tenue des détenus de Guantanámo. On continue son cheminement vers le prochain chapitre intitulé « humain » qui, comme son nom l’indique, replace l’âme au cœur de la prison. Tout est bon contre l’aliénation : écriture, peinture, broderie, jeux d’échecs créés à partir de savons ou

Par Emilie Mathys

encore four à pizza, les enfermé·e·s ne manquent pas d’ingéniosité. D’autres vont encore plus loin, utilisant la désobéissance, individuelle ou collective (grève de la faim, tentative d’évasion ou de suicide, par exemple), seul moyen parfois pour ne pas se laisser engloutir par la machine carcérale. C’est par la question des alternatives à un système punitif qui prône la privation de liberté comme seul moyen d’atteindre la justice que l’exposition se termine. Extraits de films témoignant de réinsertions réussies et éclairages sociologiques achèvent de renverser les stéréotypes en démontrant, toujours intelligemment et en impliquant constamment les visiteuses et visiteurs, que d’autres manières de faire sont possibles. Alors, vers quoi voulons-nous tendre ? Sanctionner ou réparer l’humain dans le but de préserver l’équilibre social ?

Prison,

Musée international de la Croix-Rouge, du 6 février au 18 août 2019.

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–couvertures

De reine des bandits à députée P

hoolan naît en 1963 dans une famille très pauvre au nord de l’Inde. Mariée de force à onze ans à un homme qui la viole et la bat, elle réussit à s’enfuir mais retourne dans sa famille, l’honneur bafoué. Les années qui suivent se passent sous les regards médisants des femmes et les agressions des hommes. À seize ans, sa vie prend un tournant : elle se fait enlever par les dacoïts, des bandits qui terrorisent la région. Malgré des débuts difficiles et violents, elle finit par se lier à l’un d’entre eux, Vikram, bienveillant. C’est la première fois qu’elle se sent en sécurité avec un homme. Phoolan finit par devenir l’une des leurs : courir la jungle et piller les riches pour redistribuer aux pauvres devient son quo-

tidien. Mais surtout, sa vie de bandit lui permet de se venger. La première fois qu’elle se sert de son fusil, c’est sur un policier qui l’a violée : « Il suffit d’appuyer sur la détente pour tuer un démon. C’est terrible et si simple à la fois. Ce que les autres appellent crimes … je l’appelle justice. » Sa vie de bandit dure quatre ans et s’achève sur un acte de banditisme considéré comme le plus meurtrier jamais perpétré en Inde. Alors à la tête de son propre gang, Phoolan accepte de se rendre. Elle est libérée onze ans plus tard, et est élue députée du Parlement en 1996. C’est avec beaucoup de talent que Claire Fauvel illustre le récit dramatique de Phoolan dans cette saisissante BD.

Des dessins magnifiques soutiennent la bouleversante histoire de Phoolan Devi, dont l’existence pourrait se résumer ainsi : « Des démons m’ont foudroyée, alors je suis devenue le tonnerre pour les autres. » Stephanie Janssen

Phoolan Devi – Reine des bandits, Claire

Fauvel, 2018, Éditions Casterman, 221 p.

L’espoir entre quatre murs

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n 1973, l’Uruguay bascule dans la dictature après plusieurs décennies de démocratie. Suite à cet événement, le mouvement révolutionnaire Tupamaros est vaincu et ses membres survivants sont incarcérés sans aucune forme de procès. Compañeros, le troisième longmétrage du réalisateur Álvaro Brechner, nous plonge dans les années sombres de la dictature militaire à travers le récit de trois figures emblématiques du mouvement Tupamaros : Mauricio Rosencof, Eleuterio Fernández Huidobro et José Mujica, qui deviendra président de la République uruguayenne de 2010 à 2015. Secrètement sortis de prison et pris en otage par le gouvernement de 1973 à 1985, ils sont traînés de geôle en geôle, coupés du monde extérieur, de la lumière

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du jour et privés de toute dignité. Une longue nuit d’isolement de douze années à laquelle nous convie le réalisateur, nous confrontant à ce qu’il y a de plus insupportable : la torture physique et mentale, la déshumanisation. Rester debout, ne plus parler, ne pas toucher les murs ; chaque scène dévoile des conditions de détention plus effroyables. Mais, au-delà de l’indignation que ces scènes suscitent, ce film nous montre surtout comment ces trois hommes ont réussi à tenir bon, animés par un indéfectible espoir et désir de justice, aidés par l’imagination et l’humour dont ils n’ont jamais cessé de faire preuve. Compañeros n’est pas un simple film politique engagé, il porte un regard sur la capacité de résilience de l’être humain et rend hommage à toutes les personnes

enfermées pour leurs convictions et leurs idéaux. À travers cette histoire, Álvaro Brechner rappelle à quel point nos démocraties sont fragiles et combien il est important de continuer à lutter contre l’obscurantisme. Candice Georges

Compañeros – La noche de 12 años, 2019, 122 minutes, Álvaro Brechner.

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–BD

© Olivia Zufferey

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– INTER V IEW

Se représenter par la littérature Plateforme inédite en Suisse romande, Afrolitt’ promeut la littérature issue de l’Afrique subsaha-

rienne et de sa diaspora pour interroger identités et vécus au travers d’événements littéraires, de

groupes de lecture ou encore d’une websérie. Rencontre avec sa fondatrice Pamela Ohene-Nyako, 28  ans, historienne à l’Université de Genève et activiste afro-féministe. © Ashley Moponda

à quel point cette invisibilisation des « minorités » relevait du collectif, donc du politique. a  Votre plateforme est-elle aussi un

Pamela Ohene-Nyako, 28 ans, historienne à l’Université de Genève et activiste afro-féministe, a fondé Afrolitt’ en 2016.

a amnesty : Pourquoi vous être lancée

dans l’aventure d’Afrolitt’ ?

b Pamela Ohene-Nyako : L’idée, lorsque

la plateforme a été lancée en 2016, était d’utiliser la littérature comme moyen d’introspection et de questionnement sur notre vécu, mais aussi comme un moyen de se saisir de l’histoire. Mais pas comme un outil pour accéder à des contrées lointaines ou « voyager ». La découverte, à la vingtaine, de la littérature noire a été pour moi une forme de thérapie. L’espace dans lequel nous évoluons en tant que personnes noires est excluant en termes de représentations, de narration et d’éducation. Ne pas se sentir représentés joue un rôle sur le développement personnel. En revanche, les récits d’auteurs noirs validaient mon expérience, je me suis sentie moins isolée. Ils m’ont aussi permis de réaliser

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moyen de rendre plus visible la littérature noire ? b Oui, même si ce n’était pas l’objectif premier. Le problème n’est pas que ce genre de littérature n’existe pas, mais c’est de savoir où la trouver. L’afro-littérature n’est pas du tout exploitée comme ressource dans le cursus scolaire, ni même à l’Université. C’est le cas pour toutes les œuvres produites par des minorités, je pense notamment aux auteures femmes. C’est comme s’il y avait une forme de littérature qui serait universelle et concernerait tout le monde alors que non, toutes les littératures sont ancrées. a  Les livres peuvent-ils changer notre regard sur l’Afrique et les personnes afro-descendantes ? b Tout dépend du type de récit et comment il est abordé. Le racisme est un problème de Blancs de Reni Eddo-Lodge fait l’effet d’une claque. Il diffère de nombreux ouvrages qui traitent de la migration, une thématique fonctionnant actuellement très bien, mais qui tendent très souvent à « exoticiser » l’Autre. C’est là que les auteurs se doivent d’être subtils : réussir à donner une voix aux minorités tout en évitant de renforcer des clichés négatifs déjà très présents dans le contexte occidental.

Par Emilie Mathys

a  Comment choisissez-vous les thématiques traitées ? b Je ne suis pas l’actualité littéraire mais j’essaie de proposer des récits qui font écho à l’actualité du moment. La rencontre du mois d’avril, par exemple, s’est intéressée à Moi, Tituba sorcière… Noire de Salem de l’écrivaine guadeloupéenne Maryse Condé, qui porte sur la sorcellerie et l’émancipation de la femme. Deux thèmes très actuels. De manière générale, mon choix se porte sur des récits s’articulant autour de personnages complexes et de réflexions nuancées qui vont au-delà des clichés.

« L’espace dans lequel nous évoluons en tant que personnes noires est excluant en termes de représentations, de narration et d’éducation. » a  Des recommandations de lecture ? b Je conseille vivement Octavia Butler et

Nnedi Okorafor pour ce qui est de l’afrofuturisme, un courant littéraire encore trop méconnu qui explore l’intersection de la culture africaine et afro-américaine avec des éléments de science-fiction, de spéculation et de traditions. Dans un autre genre, Augustown du poète et romancier jamaïcain Kei Miller ou encore The Hundred Wells of Salaga de l’auteure ghanéenne Ayesha Harruna Attah. Retrouvez le programme des rencontres et des événements sur www.afrolitt.com

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© Ambroise Héritier

Ce que cache un sourire C

ela faisait plus de deux ans que je travaillais avec elle. Nous formions un tandem à la rédaction de l’info à la radio. Je préparais des sujets de deux ou trois minutes, recherchais les personnalités ou experts à interviewer et fixais le canevas des questions qu’elle leur poserait. Elle était à l’antenne. Nous inversions les rôles de semaine en semaine. Elle avait commencé à travailler pendant mes vacances d’été. En quelques mois, elle s’était imposée comme un élément essentiel de la rédaction. Elle était grande, corpulente, et illuminait ses cheveux foncés, qu’elle relevait le plus souvent avec une pince à dents, de quelques mèches plus claires. Elle n’était pas désagréable à regarder. Au contraire. N’étaient-ce ses lèvres dessinées au crayon auxquelles elle donnait toujours la forme d’un sourire, même quand elle ne souriait pas. Elle possédait une solide expérience de journaliste radio et travaillait avec goût et talent. À l’antenne, sa voix était agréable.

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Elle questionnait au bon moment, savait être incisive tout en restant posée. Elle avait l’art de laisser croire qu’elle faisait plus et mieux que beaucoup d’entre nous. Dans les séances de rédaction, elle s’appropriait sans état d’âme les idées dont je lui faisais part comme si elle les avait elle-même conçues. Elle imposait fermement ses points de vue aux chefs de rubriques, les mettant parfois sous pression. Je m’étonnais de sa volonté obstinée de rester professionnelle en toutes circonstances, de choisir souvent la solution la plus complexe, même si ce n’était pas la plus intéressante ou la plus pertinente. Juste parce que ça lui permettait de prendre de l’ascendant sur quelqu’un. Je travaillais quotidiennement avec elle. Il me semblait n’avoir aucune prise sur son attitude. J’usais d’ironie et d’humour pour tenter d’infléchir son comportement et m’approcher un peu plus de sa personne. Je l’interrogeais ou me livrais, lui révélant mes soucis ou ma vulnérabilité. Peine perdue. Elle restait hermétique.

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Au travail, j’aime quand, de retour de week-end ou de vacances, entre deux séances, à la pause de midi, au détour d’e-mails qui s’égarent de leur objet initial, on donne un peu de soi. J’aime ces instants où on se révèle dans nos aspects plus personnels. Dans ces moments elle m’écoutait, s’enquérait avec application de mes difficultés ou de mes failles. Je n’ai jamais rien caché. Pourquoi vouloir camoufler les mouvements de l’existence ? Avec une naïveté feinte, presque de la provocation, peut-être pour lui montrer que je n’avais nul besoin de m’emmurer pour avancer dans la vie, je lui livrais tout. Mes goûts, mes joies, mes peines ou les épreuves que je traversais. La joie que me procuraient mes enfants, mon couple qui battait de l’aile, et la solitude dans laquelle je me sentais plongée malgré mon mariage. Quand elle évoquait sa vie privée, tout était présenté sous le meilleur jour. Aucune fêlure, aucun élément négatif, aucun désagrément ne transparaissaient jamais. Chaque lundi, chaque retour de vacances, lorsque je lui demandais « ça va ? », sans jamais se départir de sa carapace professionnelle, elle présentait des morceaux choisis de sa vie, toujours sous le meilleur angle. Ses vacances, idylliques, sa vie de couple, harmonieuse et rythmée par des sorties culturelles ou des voyages, l’entente absolue avec son mari autour de l’éducation de leur enfant. Sur son fil Facebook, elle postait assidûment les clichés reflétant cette vie qu’elle nous contait. Elle entourée de ses enfants, son mari lui tenant la taille. Elle et son mari sur des hauteurs enneigées, des bords de mer ou de lac. Elle, son mari et des couples d’amis devant des cocktails assortis aux couleurs du coucher de soleil. Je n’ai jamais cru le moins du monde à ce type de mise en scène. Au contraire, le soin et le temps que tant de personnes prennent pour exposer des éléments choisis de leur vie m’ont toujours désolée. Chaque année, les journalistes de l’info se retrouvent pour une sortie d’un jour. Cette année-là, elle avait été organisée à Bâle. Parmi les activités proposées, les organisateurs avaient prévu une visite historique de la ville et une marche le long du Rhin, suivie d’une baignade dans le fleuve. Il faisait chaud, inhabituellement chaud pour cette période de l’année. Une grande partie des journalistes faisait mine de s’intéresser à la visite guidée laborieusement récitée par deux étudiantes. Je partageais mon ennui en riant avec d’autres collègues. Elle s’est jointe à nous à ce moment. Je m’attendais à ce qu’elle feigne de l’intérêt pour les récits insipides des deux jeunes femmes mais elle en avait rigolé tout comme moi. – Allons prendre un verre en attendant que la visite se termine, lui avais-je proposé, même si je craignais qu’elle refuse de fausser compagnie au groupe de peur de se faire mal voir. – Je viens avec toi. Nous nous sommes installées sur la terrasse d’un kiosque à boissons au bord du Rhin. Je goûtais à l’ambiance de bord de mer que je découvrais sur les rives du fleuve et qui me paraissait si surprenante pour une ville suisse. Je regardais passer les navires mar-

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chands qui m’évoquaient les villes portuaires du Nord, Hanovre, Hambourg, et qui me donnaient envie d’ailleurs. J’observais la foule profiter du dernier soleil estival sur les terrasses aménagées le long de la rive, sur les plages en pierre blanche ou le long des quais. Nous avons pris un vin blanc de la région, frais, légèrement amer et pétillant. Elle l’a bu d’un coup et a aussitôt proposé une deuxième tournée. Après avoir parlé boulot, nous avons commencé à évoquer nos vies privées. – Alors, ton mari ?, m’a-t-elle demandé pour amorcer la discussion. – Ça ne va pas. Je me sens seule. L’impression d’être là uniquement pour épancher ses soucis, et pour répondre à tout, tout le temps. Il me demande même comment il doit s’y prendre avec ses propres filles. L’impression de tout porter. Ça fait si longtemps maintenant. Je n’ai plus de désir pour lui. Il me le reproche ; il me reproche de le mettre à l’écart. L’impression d’être méchante parce que je n’ai plus de désir pour lui, ou l’envie de partager avec lui. Et lui qui me culpabilise sans cesse avec ça. Je n’ai pas le courage de le quitter, franchement, je suis bien dans notre appartement. J’ai peur de me retrouver dans une situation précaire. Je gagne moins que lui, les loyers sont tellement exorbitants. Mais il n’y a pas un jour où il ne me culpabilise pas de ne pas le regarder, de ne pas vouloir discuter avec lui, de ne pas avoir envie de lui, de ne plus l’aimer. Ce n’est pourtant pas une obligation d’aimer, bon sang. Elle n’a pas commenté ma situation de vie. Elle s’est contentée de s’extasier sur l’époustouflant sursis que nous accordait l’été, tout en veillant à sourire. Nous avons rejoint les collègues et marché environ une demiheure le long du Rhin, en sens inverse du courant. À ce point de la berge où d’épais escaliers en béton descendent vers l’eau, nous avons plié nos habits dans de grosses bâches en plastique, et nous sommes élancés dans le fleuve. Le courant nous portait en direction de l’endroit d’où nous étions partis à la marche. Nous avons vogué sous trois des grands ponts qui traversent Bâle. Les navires marchands avançaient tout près de nous. À ce moment à nouveau, j’ai eu cette sensation d’être transportée dans une ville de la mer du Nord, de connaître Hambourg ou Hanovre, même si je n’y suis jamais allée. C’était délicieux de se faire pousser par les eaux tièdes du Rhin, au milieu de la ville, tout près des navires, tout près de l’industrie et du commerce. C’était bon de sentir qu’au creux de la pierre et des éléments érigés par l’homme, perduraient le murmure du fleuve, sa puissance et sa beauté. Rarement je me suis baignée avec autant de plaisir que ce jour-là. Nous avons nagé environ dix minutes pour rejoindre le point d’où nous étions partis à pied. La plupart des collègues se sont rhabillés rapidement et installés sur la terrasse du kiosque à boissons où nous avions bu nos verres de vin blanc. Je me suis éloignée du groupe pour m’allonger sur la plage en pierre et me laisser caresser par le soleil de fin de jour. Elle m’a suivie, sans rien dire.

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Et s’est allongée à côté de moi. – Et toi, comment ça va ?, lui ai-je demandé après quelques minutes de silence, sans m’attendre à ce qu’elle dépeigne autrement sa vie que sous son meilleur jour. – J’ai quitté mon mari. J’ai été surprise qu’elle se livre à moi, mais lui ai répondu de sorte qu’elle puisse se confier davantage si elle en ressentait le besoin. – Oh, vous aviez pourtant l’air de bien vous entendre ? Elle s’est tue, inclinant son visage vers le bas, tandis que ses yeux semblaient fixer un point au loin. J’ai fouillé dans mon sac à dos pour en sortir le paquet de cigarettes que j’emporte avec moi quand je suis de sortie avec d’autres gens. Elle a fumé deux cigarettes l’une après l’autre, sans rien dire, hésitant à se livrer. Puis, après de longues minutes de silence, elle a lâché : – C’était un homme violent. J’ai mis du temps à le réaliser, parce qu’il déployait sa violence de manière à ce qu’elle demeure acceptable socialement, sans donner de coups. C’était sournois. J’ai mis longtemps à comprendre qu’il avait besoin de me déprécier constamment pour mieux me contrôler et me garder auprès de lui. Par peur que je lui échappe, il m’attaquait sans cesse, pour

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m’abîmer et maintenir son emprise sur moi, pour que je n’aie pas la force de partir. Quand je lui ai annoncé que c’était terminé, il a fini par lever la main sur moi. Elle s’est tue, tout en me regardant bien en face à ce moment. Ses lèvres et tout son visage exprimaient la tristesse. Des larmes se sont mises à couler sur ses joues, mais elle a continué à me regarder droit dans les yeux. Je n’ai rien dit. J’ai seulement posé ma main sur la sienne jusqu’à ce qu’elle cesse de pleurer. Puis je me suis levée pour chercher des boissons fraîches. Nous sommes restées à l’écart du groupe jusqu’à ce que le soleil disparaisse derrière les arbres, de l’autre côté du fleuve. J’ai travaillé encore plusieurs années avec elle. Plus jamais elle ne s’est approprié des sujets que je lui inspirais. Au contraire, si elle reprenait mes idées, elle m’en attribuait l’origine. Petit à petit, elle a repris des forces et des couleurs. Oui, elle est devenue plus forte qu’avant. Mais c’était une force qui n’avait plus besoin de dominer pour se déployer, c’était une force qu’elle partageait, et qui parfois me portait. Plus jamais elle n’a donné à ses lèvres la forme d’un sourire artificiel. Je crois que c’est elle qui m’a donné le courage de quitter mon mari. Nadia Boehlen

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action

–portrait

Être là où l’histoire s’écrit «C’

© DR

est quoi être libre  ? C’est être réuni avec les gens qu’on aime », affirme en souriant l’un des protagonistes d’«  Opération Papyrus  » à qui l’on vient d’octroyer un permis B. Après de longues années de séparation, il pourra enfin célébrer les fêtes de fin d’année avec sa famille. Une phrase qui sonne comme une piqûre de rappel et « nous fait réfléchir sur nos vies », souligne Béatrice Guelpa, la coréalisatrice avec Juan Lozano de ce documentaire projeté en avant-première au Festival du film et forum international sur les droits humains (FIDH). Un bel écho pour le film qui tire son nom de l’opération politique qu’il dépeint. Pendant près de deux ans, les réalisateurs ont suivi le

La journaliste et réalisatrice Béatrice Guelpa à Bethléem en octobre 2018, lors de la présentation de son film « L’Apollon de Gaza ».

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fameux programme de régularisation de moff, qui se déroule sur le territoire israésans-papiers lancé à Genève par les auto- lopalestinien. Un tournant dans la carrière rités. De février 2017 à décembre 2018, le de la, désormais, réalisatrice pour qui « la canton du bout du lac a en effet proposé force de l’image est inégalable ». Elle n’a de aux personnes «  clandestines  » intégrées cesse depuis lors de retourner dans cette et résidentes depuis dix ans de régulariser région. « La vie me ramène toujours à cet leur situation. Un « moment inédit dans endroit. » Plus particulièrement à Gaza où l’histoire de la Suisse », observe Béatrice elle conserve des attaches et où l’y pousse Guelpa, qui a impliqué beaucoup d’acteurs « Chaque personne a une histoire à raconter. (sans-papiers, poliQue les gens soient en souffrance ou en joie, tiques, associations, syndicats, employeurs on apprend toujours quelque chose. Il n’y a pas et employeuses). Si de hiérarchie entre les problèmes.» l’aspect administratif tient un rôle majeur dans le processus, on est particulièrement également l’urgence de témoigner d’une touché par la peur, l’espoir, les doutes des situation « désespérante et qui ne cesse de protagonistes. « Ce sont de gros enjeux de se détériorer ». vie qui impliquent des risques, comme Lorsqu’on lui demande si elle voit un celui de se faire expulser de Suisse si sa fil rouge dans son travail, Béatrice répond demande n’est pas acceptée  », rappelle sans hésiter : l’humain. « Chaque perla réalisatrice genevoise d’une voix posée, sonne a une histoire à raconter. Que les presque timide. gens soient en souffrance ou en joie, on C’est dans le populaire quartier de la apprend toujours quelque chose. Il n’y a Servette (GE) qu’est née et a grandi celle pas de hiérarchie entre les problèmes. Et, qui, après des études de Sciences poli- poursuitelle, les passages m’intéressent. » tiques à Paris et un poste au journal « La En témoignent « Opération Papyrus » et ses Suisse », choisira la Russie et la Chine clandestins qui passent « de l’ombre à la comme terrains d’investigation. « Ce qui lumière » une fois leurs papiers obtenus. me plaisait à l’époque, c’était d’être là où Ainsi que deux de ses ouvrages : « Sorl’histoire s’écrit. » Après avoir vécu le coup ties », qui suit le parcours de cinq détenus d’État de Boris Eltsine et la guerre de Tchét- en phase de réinsertion, et « D’une foi à chénie, la Chine trouve, deux ans durant, l’autre », dans lequel la journaliste dresse les faveurs de la journaliste partie observer le portrait de vingt personnes ayant changé « comment le communisme à la russe s’y de religion. est exporté ». Les contrées helvétiques la Alors que l’entretien touche à sa fin, rappellent finalement, elle rejoint alors le deux festivaliers nous interrompent pour magazine L’Hebdo, pour le compte duquel féliciter la réalisatrice. « Nous avons été elle se rend au Kosovo, en Afghanistan ou très émus », confessent-ils. Pari réussi encore en Algérie. Son travail est récom- pour ce documentaire qui, comme l’espère pensé par le Prix Dumur, le plus prestigieux Béatrice Guelpa, tracera sa voie jusqu’en des prix journalistiques en Suisse romande. Suisse alémanique, actuellement herméEn 2005 sort « L’Accord », un documen- tique à tout projet similaire de régularisataire réalisé avec le cinéaste Nicolas Wadi- tion des sans-papiers. Emilie Mathys

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© Philippe Lionnet

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