Magazine amnesty n°94

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amnesty le magazine des droits humains

initiative sur les juges étrangers: une attaque contre les droits humains GAZA

«On ne tue que les terroristes »

argentine

La dictature en procès

N° 94 Août 2018


VOTATION POPULAIRE DU 25 NOVEMBRE 2018

LES RECOMMANDATIONS D’AMNESTY INTERNATIONAL :

INITIATIVE POPULAIRE « LE DROIT SUISSE AU LIEU DE JUGES ÉTRANGERS » (INITIATIVE POUR L’AUTODÉTERMINATION) :

N0N Cette initiative anti-droits humains est dangereuse pour notre ordre juridique et, au-delà, pour la place de la Suisse dans le monde. Plus d’informations dans le dossier de ce magazine.

MODIFICATION DE LA LOI FÉDÉRALE SUR LA PARTIE GÉNÉRALE DU DROIT DES ASSURANCES SOCIALES :

© Shutterstock/Andrey Popov

N0N Les modifications adoptées par le Parlement à la Loi sur les assurances sociales portent atteinte de manière disproportionnée aux droits fondamentaux des assuré·e·s. Le droit au respect de la sphère privée des assuré·e·s pourrait notamment être violé par une surveillance arbitraire.

LES DROITS HUMAINS ONT BESOIN DE VOTRE VOIX LE 25 NOVEMBRE.


Sommaire

–août

2018

Photo de couverture En cas d’acceptation de l’initiative sur les juges étrangers, la Suisse risque de se priver de la protection qu’offre la Convention européenne des droits de l’homme à chacun·e de ses citoyen·ne·s. © Ambroise Héritier

ouvertures

18 Un texte dangereux et incohérent Le texte de l’initiative obligerait les autorités fédérales à adapter les traités internationaux en conflit avec la Constitution.

4 Éditorial 5

Good News

6

En image

7

En bref

20 Se battre jusqu’au bout Trois histoires pour illustrer le rôle de la CEDH en faveur de personnes dont les droits ont été bafoués.

9 Opinion Les États-Unis repoussent les frontières de l’inacceptable

éclairages 24 Gaza « On ne tue que les terroristes » © José Cettour

27

point fort Initiative sur les juges étrangers © Ambroise Héritier

Argentine La dictature en procès Le directeur de la prison de Coronda et son acolyte ont été condamnés ce printemps pour les méthodes de détention brutales pendant la dictature de la junte militaire.

30 Turquie Plongée dans la tourmente

échos Alors que la pression sur les droits humains se fait de plus en plus forte dans de nombreux pays, la Suisse s’apprête à voter sur l’initiative de l’UDC « Le droit suisse au lieu de juges étrangers ». Si l’initiative était acceptée, l’UDC pourrait exiger que la Suisse dénonce la Convention européenne des droits de l’homme.

12 Un dangereux virage politique Par son argumentaire, l’UDC emmène le débat autour de son initiative sur le thème de la « suissitude ». Analyse.

14 Un tout indissociable Pour le politologue Andreas Gross, les droits humains et les droits populaires sont deux facettes d’un tout indissociable.

15 Au fond, qu’est-ce que ça veut dire… L’initiative « Le droit suisse au lieu de juges étrangers » aborde des notions bien plus complexes qu’il ne paraît. Explications.

16 « La Suisse doit protéger la CEDH ! » En dénonçant la CEDH, la Suisse pourrait engendrer un effet domino si d’autres pays lui emboîtent le pas.

32 Couvertures Une soif de justice Résister à la déshumanisation Le chemin vers l’égalité en dessins 33 Couvertures Nous sommes des exilé·e·s « Partir ou rester » 34 BD Par Guillermo Ganuza 35 Interview « Changer le monde, même à mon âge » 36 Espace fiction « Pas besoin de t’améliorer »

action 39 PortrAIt Le militantisme, une histoire de famille

Impressum  : amnesty, le magazine des droits humains paraît tous les trois mois. N° 94, août 2018.  amnesty est le magazine de la Section suisse d’Amnesty International. En tant que journal généraliste des droits humains, amnesty est amené à traiter de sujets qui ne reflètent pas toujours strictement les positions de l’organisation. Amnesty International a adopté un langage épicène : plus d’informations sur www.amnesty.ch/epicene  Editeur : Amnesty International, Section suisse, 3001 Berne, tél. 031 307 22 22, fax : 031 307 22 33, e-mail : info@amnesty.ch  Rédaction : amnesty, Rue de Varembé 1, 1202 Genève, tél. 021 310 39 40, fax 021 310 39 48, e-mail : info@amnesty.ch  Administration : Amnesty International, Case postale, 3001 Berne. Veuillez svp indiquer le n° d’identification qui se trouve sur l’étiquette lors de paiements ou de changements d’adresse. Merci !  Rédactrice en chef : Nadia Boehlen  Journaliste stagiaire : Camille Grandjean-Jornod  Rédaction : Jean-Marie Banderet, Sabine Eddé, Candice Georges, Paolina Hurlimann, Stéphanie Janssen, Julie Jeannet, Anaïd Lindemann, Noémie Matos, Déo Negamiyimana, Bénedicte Savary, Amandine Thévenon Corrections : Joseph Christe, Nicole Edwards, Marga Voelkle Ont également participé à ce numéro : Andreas Gross, Aline Jaccottet, Guillaume Lammers, Manuela Reimann Graf, Carole Scheidegger, Patrick Walder   Diffusion : membres (dès cotisation de 30 francs par an) Le magazine AMNESTY est disponible en ligne: issuu.com/magazineamnestysuisse  Conception graphique : www.muellerluetolf.ch  Mise en page  : Atoll « îlots graphiques » Catherine Gavin   Impression : Stämpfli, Berne  Tirage : 36 000 exemplaires. www.amnesty.ch

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––técdhi ét to cr hi aé ln i e

disloquée

En Suisse, les droits des immigré·e·s et des réfugié·e·s sont régulièrement la cible des milieux populistes. En témoignent les initiatives sur le renvoi des criminels étrangers et sur l’interdiction des minarets, toutes deux acceptées. Or la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) représente la ligne rouge à ne pas franchir lors de la mise en œuvre de ces initiatives. Dans le cas contraire, la Suisse s’exposerait à un jugement de la Cour européenne des droits de l’homme. C’est précisément la raison d’être de l’initiative de l’UDC « Le droit suisse au lieu de juges étrangers » sur laquelle nous nous prononcerons en novembre prochain. L’initiative obligerait les autorités fédérales à adapter les engagements internationaux qui seraient en conflit avec la Constitution fédérale, en dénonçant au besoin les traités concernés. Première visée : la CEDH ! Si l’initiative était acceptée, l’UDC pourrait exiger que la Suisse dénonce la CEDH, puisqu’elle contredit déjà la Constitution fédérale en certains points. Avec l’interdiction d’édifier des minarets, par exemple, le droit helvétique entre en conflit avec la CEDH qui garantit la liberté de religion. La décision des États-Unis, la plus puissante démocratie au monde, de se retirer du Conseil des droits de l’homme, accentuera la tendance de certains gouvernements européens – que ce soit la Russie, la Turquie ou encore la Hongrie – à contrevenir à leurs engagements internationaux. Dans ce contexte, il est plus important que jamais que la Suisse demeure garante du système européen de protection des droits humains. Heureusement, l’Assemblée fédérale, le Conseil fédéral et la très grande majorité des partis politiques se sont d’ores et déjà prononcés contre l’initiative. Mobilisons-nous pour qu’elle soit balayée ! Nadia Boehlen, Rédactrice en chef

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Un « oui » historique à la libéralisation de l’avortement IRLANDE – La victoire du « Oui » au référendum sur l’avortement adresse au monde entier un message d’espoir. Au lendemain du scrutin, le directeur exécutif d’Amnesty International Irlande a salué un résultat historique et une victoire pour l’égalité, la dignité, le respect et la compassion. Une victoire pour l’Irlande de demain, où les droits fondamentaux des femmes et des jeunes filles seront respectés et protégés. Il a aussi rendu hommage à la détermination de celles et ceux qui ont fait campagne en faveur du changement. « À travers ce vote, le peuple d’Irlande a montré que le changement positif est possible et adressé un message d’espoir au monde entier. » © streetsofdublin.com/Flickr

© Samuel Fromhold

éclairages OUVERTURES

La libéralisation de l’avortement en Irlande est une victoire pour le respect des droits fondamentaux des femmes irlandaises.

Un pas vers la justice pour les victimes du soulèvement de 2010 TUNISIE – Après quatre ans de travail, l’Instance vérité et dignité (IVD) a soumis les premiers dossiers aux tribunaux fin mars 2018 et en a transmis jusqu’à présent huit aux chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle. Il s’agit notamment de cas de morts des suites de torture, de disparitions forcées et d’homicides de manifestant·e·s pacifiques durant le soulèvement de 2010-2011. Depuis le début de ses activités en 2014, l’IVD a tenu des audiences dans toute la Tunisie et traité plus de 62 000  dossiers concernant des violations

des droits humains. Créée par la Loi organique de 2013 relative à l’instauration de la justice transitionnelle et à son organisation, l’instance est chargée de révéler la vérité sur les crimes de droit international et les violations des droits humains perpétrés de 1955 à 2013. Son mandat inclut aussi le fait d’arbitrer les affaires de crimes économiques, de mettre sur pied et de gérer un programme de réparations individuelles et collectives, de formuler des recommandations pour garantir la non-répétition des violations et crimes passés, et de réformer les institutions de l’État impliquées dans l’orchestration de violations.

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OUVERTURES

Bobomourod Abdoullaïev est libre !

Annulation de la condamnation à mort de Noura Hussein

OUZBÉKISTAN – Le tribunal municipal de Tachkent a ordonné la libération de Bobomourod Abdoullaïev, un journaliste ouzbek qui avait été condamné à un an et six mois de travaux d’intérêt général. Ses trois coaccusés, un blogueur et deux hommes d’affaires, ont été mis hors de cause. Bobomourod Abdoullaïev a passé sept mois dans le centre de détention le plus tristement célèbre d’Ouzbékistan, où on l’aurait torturé pour lui faire « avouer » des faits

News

inventés de toutes pièces. Il avait été arrêté le 27 septembre 2017 à Tachkent par des agents du Service de la sécurité nationale (SSN) pour « tentative de renversement de l’ordre constitutionnel de la République d’Ouzbékistan ». Les agents du SSN lui reprochaient d’avoir écrit des articles séditieux sous un pseudonyme. Bobomourod Abdoullaïev a reconnu en mars 2018 qu’il avait utilisé un pseudonyme pour publier des articles critiques, mais il dément être l’auteur de textes appelant à la violence.

© AI

SOUDAN – La peine capitale prononcée contre Noura Hussein, qui avait tué son mari en état de légitime défense lors d’une tentative de viol, a été remplacée par une peine de cinq ans de prison. Noura Hussein avait été condamnée à mort le 10 mai 2018. Son mari, Abdulrahman Mohamed Hammad, avait été fatalement blessé par arme blanche lors d’une lutte entre eux à leur domicile, après qu’il a tenté de la contraindre à avoir des relations sexuelles avec lui. Lors de son procès, en juillet 2017, le juge a appliqué une loi obsolète ne reconnaissant pas le viol conjugal. Suite à un jugement en appel, Noura Hussein devrait purger une peine de cinq ans de prison à compter de la date de son arrestation, et verser 337 500 livres soudanaises (environ 8400  dollars des États-Unis) au titre de la diya (le « prix du sang »). L’annulation de sa condamnation à mort est véritablement une excellente nouvelle, mais il faut qu’elle débouche sur une révision de la législation afin que Noura Hussein soit la dernière personne à subir une telle épreuve.

–Good

La poétesse chinoise Liu Xia libérée CHINE – Enfin libre. La veuve du dissident chinois et Prix Nobel de la paix Liu Xiaobo, qui était maintenue en résidence surveillée à Pékin depuis huit ans sans avoir été jugée, embarquait à bord d’un avion pour quitter la Chine le 10 juillet dernier. La poétesse Liu Xia, 57 ans, n’était plus libre de ses mouvements depuis que son mari avait obtenu le Prix Nobel en 2010. Le décès de ce dernier en juillet 2017 d’un cancer du foie n’avait pas changé les conditions de détention de Liu Xia. Le dissident Liu Xiaobo avait été condamné en 2009 à onze ans de prison pour « subversion » pour avoir cosigné un appel en faveur d’élections libres en Chine. La veuve du dissident a rejoint l’Allemagne. En mai dernier, plusieurs dizaines d’artistes et d’écrivains en France et aux États-Unis avaient appelé publiquement les autorités chinoises à libérer la poétesse.

Des femmes et des enfants déplacés reçoivent de la nourriture NIGERIA – Un groupe d’environ 230 femmes et enfants déplacé·e·s au Nigeria et connu·e·s sous le nom de « mouvement Knifar », risquaient de souffrir de la faim, car les autorités de l’État de Borno avaient cessé de distribuer de la nourriture dans le camp de déplacé·e·s où ce groupe vit depuis 2017. Des agences humanitaires ont

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toutefois recommencé à fournir des provisions depuis, et les femmes et leurs enfants ont maintenant accès à de la nourriture. La décision des autorités de l’État de Borno de ne plus fournir de nourriture aux femmes semblait être une stratégie visant à les réduire au silence en raison de leur militantisme et à les renvoyer avec leurs enfants à Bama. Ces personnes sont originaires de cette région, mais avaient fui pour des raisons de sécurité.

© streetsofdublin.com/Flickr

Condamnée à mort pour avoir tué son mari qui tentait de la violer, la Soudanaise Noura Hussein a vu sa peine commuée en cinq ans de prison.

La libéralisation de l’avortement en Irlande est une victoire pour le respect des droits fondamentaux des femmes irlandaises.

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– EN

Image

© Hans-Maximo Musielik/AI

OUVERTURES

MEXIQUE – Des centaines d’enfants traumatisé·e·s demeurent enfermé·e·s dans des centres de détention aux États-Unis, conséquence de la politique migratoire de « tolérance zéro » du gouvernement de Donald Trump. En 2016, l’Assemblée générale de l’ONU s’est engagée à développer un Pacte mondial pour des migrations sûres, ordonnées et régulières. Dans sa version actuelle, le Pacte s’engage à « n’utiliser la détention de migrants qu’en dernier recours » et, dans le cas des enfants, à « œuvrer pour mettre fin à la pratique de leur détention ». Amnesty International estime qu’aucune circonstance ne saurait justifier la détention d’enfants en lien avec la migration.

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OUVERTURES

Quatre militants derrière les barreaux

HONGRIE – Le Parlement hongrois cherche à criminaliser le travail légitime des militant·e·s et des ONG sur les questions migratoires par une série de lois punitives. Les propositions formulées par le gouvernement hongrois dans le paquet législatif dit « Stop Soros », s’inscrit dans une série d’attaques contre les droits humains et l’État de droit en Hongrie. Depuis des années, la société civile est en butte aux menaces, aux campagnes de diffamation et à la répression. Les nouveaux projets de loi diffèrent des deux précédentes versions présentées par le gouvernement depuis janvier 2018. Le fait de « faciliter l’immigration illégale » a été inscrit en tant qu’infraction pénale, s’appliquant davantage aux individus qu’aux organisations. Cependant, les organisations sont sérieusement menacées, car les « entités juridiques » menant des activités qui « soutiennent l’immigration illégale » peuvent aussi faire l’objet d’examens et de sanctions au titre de la loi proposée. Amnesty International Hongrie risque des sanctions, et ses employé·e·s comme ses bénévoles pourraient se retrouver dans le collimateur des autorités, voire derrière les barreaux, parce qu’ils effectuent leur travail légitime en tant que défenseur·e·s des droits humains.

Une coalition de 250 membres de la société civile installait ce cœur géant en juin dernier devant le Parlement hongrois, en signe de protestation contre les réformes à l’encontre des organisations de défense des migrant·e·s.

« Les shorts sont devenus une tenue normale en été. Pourquoi ne pas en faire un uniforme ? » Depuis cet été, le maire de la ville libanaise de Broummana, à 30 kilomètres de Beyrouth, (dés)habille ses agentes municipales pour « refléter l’ouverture d’esprit » des Libanais·e·s. Mais ces policières en short divisent. Si quelques-un·e·s saluent une initiative « typiquement méditerranéenne », beaucoup d’internautes accusent le maire de jeter en pâture ces jeunes femmes, recrutées parmi des étudiantes et formées à la va-vite. Et, surtout, s’interrogent sur les raisons pour lesquelles leurs homologues masculins ne se mettent pas, eux aussi, à la même mode méditerranéenne. JMB

© Zoomin.tv/capture d’écran

Regard décalé Progressisme ou coup de pub ?

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B REF

SURVOL INDE – En avril 2018, le gouvernement central a validé une ordonnance qui prévoit la peine de mort pour les personnes reconnues coupables de viol sur des jeunes filles âgées de 12 ans ou moins. Pourtant, il n’a jamais été prouvé que la menace de l’exécution ait un effet dissuasif s’agissant des violences sexuelles ou de tout autre crime. La Cour suprême a récemment examiné une requête en révision dans le cadre du viol collectif et du meurtre d’une jeune femme dans un bus à Delhi, en 2012.

NICARAGUA – Au moins 17  personnes ont été tuées à Matagalpa, Jinotepe et Diriamba le 8 juillet dernier, principalement par des policiers et des membres de groupes armés progouvernementaux. Des dizaines de cas de détentions arbitraires ont en outre été signalés. Les actions répressives du gouvernement ont pris une ampleur sans précédent depuis le début de la répression des manifestations il y a plus de trois mois.

© AI

VIÊT-NAM – La Cour populaire suprême du Viêt-Nam a confirmé en appel les condamnations de quatre militants des droits humains et membres du mouvement de la Fraternité pour la démocratie. Les quatre hommes concernés, un pasteur, un défenseur des droits du travail, un entrepreneur et un ingénieur, écopent de peines entre sept et douze ans de prison pour « tentatives de renverser l’administration du peuple ». Ils font partie des six militant·e·s politiques et défenseur·e·s des droits humains vietnamien·e·s qui avaient été condamné·e·s lors du procès en avril, dont deux ont été libéré·e·s en juin. La Fraternité pour la démocratie est une organisation non enregistrée au Viêt-Nam, fondée par l’avocat des droits humains Nguyen Van Dai, qui prône la démocratisation pacifique du pays et appelle le gouvernement à respecter les droits fondamentaux. En 2017, les autorités ont ciblé l’organisation dans le cadre d’une répression systématique. Dix de ses principaux membres ont été arrêté·e·s et condamné·e·s, et dix autres au moins ont fui le pays pour demander l’asile.

Défenseur·e·s des droits humains dans le collimateur

– EN

COLOMBIE – Le pays fait face à une grave crise des droits humains, plusieurs défenseur·e·s des droits humains ayant été pris·es pour cible et tué·e·s, sous les yeux impassibles des autorités. La violence ne faiblit pas: on signale un homicide de défenseur·e des droits humains tous les trois jours. Les principales victimes sont des dirigeant·e·s d’associations indigènes ou afrocolombiennes et des personnes défendant les droits des victimes du conflit armé.

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–En

bref

Six journalistes d’un quotidien turc condamnés TURQUIE – Six anciens éditorialistes et rédacteurs du journal Zaman, fermé par les autorités, ont été condamnés à des peines allant de huit ans et demi à dix ans et demi d’emprisonnement, au titre des lois antiterroristes en vigueur en Turquie. Cinq autres journalistes ont par ailleurs été acquitté·e·s. Il ne s’agit pas de la première condamnation de journalistes sans preuves crédibles. Les tentatives systématiques de réduire les médias au silence en Turquie se poursuivent.

Sept membres de la secte Aum exécutés JAPON – L’exécution, le 6 juillet dernier, de sept membres de la secte religieuse Aum Shinrikyo, dont le « gourou » du groupe, Chizuo Matsumoto, n’apporte pas la justice, a déclaré Amnesty International. Il s’agit des premières exécutions concernant les treize personnes condamnées à mort pour leur rôle dans diverses activités illégales, en particulier l’attaque au gaz sarin commise en 1995 dans le métro de Tokyo. Cette attaque avait fait treize mort·e·s et des milliers de personnes avaient été intoxiquées par ce gaz neurotoxique. Les exécutions ont eu lieu aux premières heures du jour le 6 juillet dernier. Chizuo Matsumoto, Tomomasa Nakagawa, Tomomitsu Niimi, Kiyohide Hayakawa, Yoshihiro Inoue, Seiichi Endo et Masami Tsuchiya ont été pendus dans différents centres de détention à travers le Japon. Certains d’entre eux avaient introduit des recours qui n’avaient pas encore abouti en vue d’un nouveau pro-

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cès. Amnesty International s’oppose à la peine de mort en toutes circonstances, sans exception, quelles que soient la nature du crime commis, la personnalité de son auteur ou la méthode d’exécution utilisée par l’État. Elle fait campagne pour son abolition depuis plus de 40 ans.

localiser une personne doit être fondé sur une décision judiciaire. Toutes les personnes peuvent être concernées : que ce soit des individus au chômage, des personnes malades et accidentées ou vivant avec un handicap. La surveillance des fraudeurs et fraudeuses potentiel·le·s doit

NON aux mesures de surveillance dans le domaine des assurances sociales

Devant les juges pour de fausses accusations

SUISSE – La Section suisse d’Amnesty International soutient le référendum contre la modification de la Loi fédérale sur la partie générale du droit des assurances sociales. Les modifications adoptées par le Parlement portent atteinte de manière disproportionnée aux droits fondamentaux des assuré·e·s, notamment à celui du respect de la sphère privée. Amnesty ne conteste pas la nécessité d’adopter une base légale, vu que des actions de surveillance ont été menées jusqu’à aujourd’hui de façon illégale. Toutefois, les mesures proposées par le Parlement ne fournissent pas suffisamment de garanties quant au respect du droit à la vie privée, ancré dans la Constitution et dans la Convention européenne des droits de l’homme. Le principe fondamental de la proportionnalité est également mis à mal par cette révision. L’engagement de détectives pour effectuer des filatures ou des écoutes téléphoniques, l’utilisation possible de drones de surveillance ou de balises GPS, sont en effet des mesures très intrusives. La loi prévoit que le recours à des instruments techniques visant à

relever du droit pénal et non pas du droit des assurances sociales. Il n’est pas acceptable que la prévention des abus aux assurances sociales rende possibles des atteintes aux droits fondamentaux qui ne sont même pas admises dans le cadre de la poursuite d’actes criminels.

RUSSIE – Le responsable du bureau de l’organisation de défense des droits humains Memorial, dans la capitale tchétchène Grozny, encourt jusqu’à dix ans de prison pour des accusations de possession de stupéfiants forgées de toutes pièces. Son procès s’est ouvert le 9 juillet, devant le tribunal municipal de Shali. Oyoub Titiev a demandé à être jugé dans une autre région de Russie afin d’éviter toute pression de l’exécutif sur les juges. Le 5 juillet, la Cour suprême de Tchétchénie a rejeté cette requête. Ses avocats ont fait appel de cette décision. © AI

OUVERTURES

Accusé de détention de stupéfiants, le militant russe pour les droits humains Oyoub Titiev risque dix ans d’emprisonnement.

Vos lettres Un article vous a fait réagir, vous désirez vous exprimer ? Envoyez-nous un courrier postal ou un e-mail à info@amnesty.ch

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OUVERTURES

–opinion

© Gage Skidmore/CC

Les États-Unis repoussent les frontières de l’inacceptable L

es États-Unis ont donc mis leur menace à exécution et claqué la porte du Conseil des droits de l’homme. Certain·e·s commentateurs et commentatrices ont estimé que, dans les faits, cela ne changerait pas grand-chose. Ou que la décision annoncée le 19 juin par l’ambassadrice américaine à l’ONU, Nikki Haley, serait l’électrochoc qui déclencherait enfin les réformes nécessaires de l’instance onusienne. En dehors de la question israélienne, décisive dans leur retrait, les États-Unis avaient certes des revendications légitimes : renforcer les sanctions à l’encontre des États membres qui commettent de graves violations des droits humains, revoir leur processus de sélection. Mais ils auraient eu bien plus de poids pour réformer le conseil de l’intérieur plutôt qu’en le quittant. Après l’Unesco, c’est le second retrait d’un organisme de l’ONU. Il s’ajoute à la dénonciation de l’accord de Paris sur le climat. Or, on a tendance à l’oublier, les dérèglements climatiques ont un impact direct sur les droits de la personne. Ils affectent l’accès à l’eau potable et à l’alimentation, ou encore à la citoyenneté et à l’autodétermination lorsque des États insulaires sont menacés de disparition. Par ailleurs, la

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décision de la plus puissante démocratie du monde de se retirer de l’organe suprême dédié à la défense des droits humains aura des effets ravageurs sur le plan politique. Elle va désinhiber encore davantage ces gouvernements – pour lesquels l’élection de Donald Trump a représenté un catalyseur – qui remettent en question sans vergogne les mécanismes de protection durement instaurés dans les décennies d’après-guerre. Que ce soit parce qu’ils dénoncent des éléments centraux de notre ordre multinational ou européen, ou parce qu’ils contreviennent éhontément à leurs engagements. Nous vivons désormais dans une Europe où un Viktor Orbán maintient en détention les requérant·e·s d’asile dans des containers entourés de barbelés; où le gouvernement italien de Giuseppe Conte, qui dirige une des démocraties fondatrices du projet politique européen, ferme ses ports à des migrant·e·s entassé·e·s sur le navire qui leur a porté secours, les laissant errer plus d’une semaine en mer. Cette Europe où le Premier ministre de ce même gouvernement se permet de déclarer qu’il procédera à un recensement des Roms présents sur le territoire italien, dans le but d’expulser ceux parmi eux qui sont de

En claquant la porte du Conseil des droits de l’homme, l’administration Trump participe à décomplexer le discours de certain·e·s dirigeant·e·s européen·ne·s, notamment sur le thème de la migration.

nationalité étrangère. « Malheureusement, seulement ceux qui sont de nationalité étrangère », a même précisé ledit Premier ministre. Quel·le dirigeant·e dans notre monde s’oppose désormais à de tels propos, qui pourtant font planer le spectre du recensement des Juifs et des Juives européen·ne·s, prélude à leur exclusion de la citoyenneté, à leur expulsion, à leur anéantissement ? Les frontières de l’acceptable reculent toujours davantage. Une année et demie seulement après le début de son mandat, Donald Trump et son administration y ont largement contribué, en déconsidérant

les organes multilatéraux et en rompant des engagements internationaux majeurs; en multipliant et en tolérant les propos et les actions racistes, sexistes et homophobes; ou encore, en adoptant des politiques discriminatoires, comme celle d’interdire l’entrée sur le territoire aux personnes venant de plusieurs pays à majorité musulmane, quand elles ne violent pas gravement les droits de la personne. C’est le cas de la politique migratoire de tolérance zéro qui, après avoir séparé les enfants de requérant·e·s d’asile de leur famille, les enferme désormais en prison avec leurs parents.  Nadia Boehlen

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© Ambroise Héritier

Initiative sur les juges étrangers : une attaque contre les droits humains A

lors que la pression sur les droits humains se fait de plus en plus forte dans de nombreux

pays, la Suisse s’apprête à voter sur l’initiative de

l’UDC « Le droit suisse au lieu de juges étrangers ». Si l’initiative était acceptée, l’UDC pourrait exiger

que la Suisse dénonce la Convention européenne des droits de l’homme. Le risque : un effet domino

qui conduirait à la destruction d’un système patiemment mis en place au fil des décennies pour protéger les droits humains.

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POINT FORT

–CEDH

Un dangereux virage politique L’initiative sur  les juges étrangers est une attaque frontale contre les droits humains, mais aussi le

reflet d’une dangereuse évolution au niveau mondial. Avec cette votation, la Suisse sera le premier pays à avoir l’opportunité de s’engager clairement en faveur des droits humains. Par Patrick Walder, coordinateur de la campagne « Les droits humains sont notre force »

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© Ambroise Héritier

ien que par son appellation, l’initiative témoigne du flair politique et du sens de la communication du comité d’initiative de l’Union démocratique du centre (UDC) : « Le droit suisse au lieu de juges étrangers » (initiative pour l’autodétermination). Ces quelques mots résument une tendance politique qui n’a cessé de gagner du terrain ces dernières années au niveau mondial et qui confronte les populations à de grands défis.

Cette tendance consiste à se dresser contre tout ce qui est ressenti comme « étranger », qu’il s’agisse des réfugié·e·s ou des migrant·e·s, de la mondialisation ou de l’Union européenne. L’UDC part en guerre contre les « élites », les juges, les bureaucrates, la Berne fédérale, sans oublier les grands patrons et les super-riches. Ce qu’elle veut soi-disant sauvegarder, c’est l’« autodétermination ». Une valeur qu’il ne s’agit nullement de contester, mais est-ce bien le sujet du débat ? Car ce mot est ici synonyme de nationalisme, de « suissitude », de repli sur soi. Il en va de même lorsqu’on brandit l’argument d’une prétendue « volonté du peuple » suisse. Les initiant·e·s ne font pas que surfer habilement sur la vague populiste. Depuis la décennie 1990, ils sont euxmêmes les instigateurs d’une rhétorique dont se sont inspirés les partis d’extrême droite européens. Un discours qui s’est imposé ces dernières années dans plusieurs pays avec le Brexit, l’élection de Donald Trump, la percée du mouvement « Cinque stelle » en Italie et le succès des partis populistes auprès du grand public.

Des leçons oubliées    Amnesty International s’alarme aujourd’hui d’une crise mondiale des droits humains : les attaques contre le droit international sont de plus en plus décomplexées, les persécutions se multiplient contre les défenseur·e·s des droits humains, l’échec de l’Europe face à la crise des réfugié·e·s devient manifeste – et on pourrait citer bien d’autres exemples. Souvenons-nous que les droits humains ont été instaurés au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour empêcher que les horreurs de la Shoah ne se reproduisent. Aujourd’hui, septante ans après, les leçons de l’Histoire semblent peu à peu tomber dans l’oubli et le fragile consensus autour des droits humains est de plus en plus fréquemment remis en question. L’enseignement que l’Europe a tiré des abominations du conflit mondial s’est traduit par une volonté de favoriser la démocratie, l’État de droit et les droits humains : c’est à cette

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POINT FORT

fin qu’a été fondé en 1949 le Conseil de l’Europe, qui adoptait un an plus tard la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), et instituait en 1959 la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) à Strasbourg. Le nouvel ordre mis en place durant les années d’aprèsguerre s’articule autour de deux piliers : le marché commun de l’Union européenne et l’ensemble des droits auxquels ont souscrit les États membres du Conseil de l’Europe. Le continent leur doit septante années de stabilité, de paix et de prospérité. Il est clair aujourd’hui que cet ordre connaît une crise majeure et que de vigoureuses attaques tentent d’en saper les fondements.

Une offensive de la Suisse    La Suisse a tiré profit de l’ordre européen durant des décennies. Or, c’est justement ce pays qui part aujourd’hui à l’assaut de l’ouvrage patiemment mis en place, en ouvrant le feu sur la CEDH et la CrEDH. Notre pays a adhéré tard au Conseil de l’Europe (1963) et il a fallu plus de dix années supplémentaires pour qu’il ratifie la CEDH (1974), son refus d’accorder le droit de vote aux femmes l’en ayant écarté durant des décennies. Mais il s’est ensuite rapidement hissé au rang de premier de classe. La Suisse s’est beaucoup engagée au sein du Conseil de l’Europe, se targuant d’être la gardienne des droits humains et de détenir le record du plus faible nombre de jugements de la CrEDH. Seulement 1,6 % des plaintes individuelles déposées auprès de la Cour de Strasbourg ont abouti jusqu’à présent à un jugement contre la Suisse. Ces jugements et la CEDH elle-même ont constitué pour la Suisse un cadre d’orientation grâce auquel elle a accompli d’importants progrès en matière de droits humains. Ces droits sont apparemment insupportables aux initiant·e·s de l’initiative sur les juges étrangers. L’UDC a

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condamnation à la Suisse. Mais supprimer la protection de la CEDH faciliterait la mise en œuvre en Suisse de politiques faisant fi des droits des minorités. Si l’initiative sur les juges étrangers était acceptée, l’UDC pourrait immédiatement exiger que la Suisse dénonce la CEDH, car celle-ci contredit déjà la Constitution fédérale sur certains points. Ainsi, l’interdiction d’édifier des minarets est un des cas où le droit helvétique entre en conflit avec la CEDH, qui garantit la liberté de religion. Alors que d’autres initiatives controversées se cantonnent à certains thèmes symboliques (comme l’interdiction de la burka), l’initiative contre les droits humains peut potentiellement bouleverser notre ordre juridique en rendant leur protection inopérante. Car, selon le texte soumis au peuple, les droits fondamentaux garantis par notre Constitution pourraient en tout temps être modifiés, voire supprimés par une initiative populaire.

Un signal fort pour les droits humains ?    Depuis septante ans, les droits humains sont toujours en voie de parachèvement. Des traités ont été signés et des institutions mises en place pour les appliquer. Nous nous apercevons aujourd’hui que ces textes ne sont pas gravés dans le marbre. Ils sont menacés par des politiques qui, sans proposer aucune solution, promettent des effets mirobolants à court terme. Leurs recettes : monter la population contre la population étrangère, accuser les élites de tous les maux, et en même temps écraser les plus faibles. La Suisse n’est pas seule à s’attaquer aux droits humains. La Russie de Poutine n’applique plus sans réserve les jugements de la CEDH et le président Erdogan a mis la CEDH partiellement hors-jeu en décrétant l’état d’urgence en Turquie. Les citoyen·ne·s suisses peuvent évidemment réclamer la dénonciation de la CEDH, si telle est leur volonté. Mais les initiant·e·s doivent annonSeulement 1,6 % des plaintes individuelles déposées cer clairement que c’est là leur intention. Révoquer la protection des droits humains auprès de la Cour de Strasbourg ont abouti jusqu’à ne doit pas se faire de façon sournoise, en se présent à un jugement contre la Suisse. dissimulant derrière une polémique sur les juges étrangers. Nous avons tout à perdre à nous soumettre à la loi du plus fort, à supprimer les règles qui protègent les lancé son offensive contre la protection des droits humains minorités et les libertés individuelles. Au vu du chaos et des lorsqu’elle s’est aperçue que la CEDH avait le pouvoir de violations du droit partout dans le monde, pourquoi devrionslimiter l’application d’initiatives populaires contraires au nous renoncer volontairement à nos droits et à nos protecdroit international, souvent lancées par le parti populiste. tions ? Il n’est d’ailleurs nullement exclu que les citoyen·ne·s Ces dernières années, plusieurs initiatives se sont employées privilégient les règles et la stabilité, et qu’en balayant l’initiaà torpiller des droits garantis par la CEDH (internement à tive contre les droits humains, ils envoient un signal fort bien vie, expulsion des criminels étrangers, interdiction des minaau-delà des frontières de la Suisse. rets, etc.). Ces initiatives n’ont jusqu’ici pas (encore) valu de

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POINT FORT

Un tout indissociable Les droits humains peuvent-ils aller à l’encontre des droits populaires ? Un commentaire sur la démocratie comme œuvre d’art totale.

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Par Andreas Gross*

els des frères siamois, les droits populaires et les droits humains ont été engendrés dans un même mouvement lors de la phase démocratique de la Révolution française. Les révolutionnaires ont remplacé la souveraineté du roi par la souveraineté du peuple. Ils ont élaboré une Constitution démocratique faisant de cette souveraineté populaire l’unique source de légitimation du pouvoir politique. Elle était fondée d’une part sur les droits fondamentaux ou droits humains, et d’autre part sur les droits populaires dits « participatifs ». Pour le noyau démocratique des révolutionnaires, ces droits comprenaient le droit de vote des citoyens (à l’époque uniquement des hommes), le droit de se prononcer par référendum sur les lois parlementaires et celui de réclamer de telles lois par le biais d’initiatives populaires. La souveraineté du peuple comporte à la fois des libertés positives et négatives. Au nombre des libertés négatives, on trouve le droit garanti à chacun·e d’être protégé des atteintes d’un pouvoir politique quel qu’il soit. Dans une démocratie fondée sur l’État de droit, aucune majorité (gouvernementale, parlementaire ou populaire) n’est ainsi autorisée à ignorer, limiter ou mettre en cause les droits fondamentaux d’une minorité ou d’un individu. C’est pourtant exactement ce à quoi s’applique l’Union démocratique du centre (UDC) avec son initiative « pour l’autodétermination ». Et ce n’est pas la première fois ! L’initiative « pour le renvoi des étrangers criminels » (2010) et l’« initiative de mise en œuvre » (2016) creusaient déjà ce sillon. Toutes ces initiatives suggèrent qu’il est licite d’inscrire dans la Constitu-

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tion fédérale le droit de la majorité de court-circuiter le principe de l’État de droit, de refuser de protéger les droits fondamentaux et de s’arroger la haute main sur le destin des individus, sans permettre à un tribunal d’examiner leur cas avec le soin requis. Il importe peu à l’UDC que le comportement de la majorité des votant·e·s soit contraire à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), mais surtout à notre Constitution, elle aussi adoptée par une majorité de citoyen·ne·s helvétiques. C’est pour balayer ce dernier obstacle que le parti d’extrême droite a lancé son initiative « pour l’autodétermination », bientôt soumise au verdict des urnes. Il n’a cependant pas remarqué que d’autres dispositions constitutionnelles rendraient illégale cette prise du pouvoir par une majorité des citoyen·ne·s. Le dessein de limiter les droits humains au moyen d’une initiative et d’une votation populaire témoigne d’une conception tronquée de la démocratie. Car la démocratie est une « œuvre d’art totale », une mosaïque composée d’une multitude de pièces, dont font partie au même titre les droits humains, les droits populaires et la règle de majorité. Réduire la démocratie à un seul de ces éléments, c’est déjà l’avoir perdue. Dans une démocratie au plein sens du terme, le pouvoir de la majorité est toujours limité par des contre-pouvoirs, par exemple les tribunaux ou les droits humains. Se servir des droits populaires pour chercher à bouleverser cet équilibre ne renforce pas la démocratie mais mène au contraire à sa dissolution. * Andreas Gross est politologue et spécialiste de la démocratie. Membre du Conseil national et du Conseil de l’Europe de 1991 à 2015, il vit aujourd’hui à Saint-Ursanne (JU). www.andigross.ch

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POINT FORT

–CEDH

Au fond, qu’est-ce que ça veut dire… Derrière les exigences simplistes de l’initiative « Le droit suisse au lieu de juges étrangers » se cachent

des notions bien plus complexes qu’il ne paraît. Explications. Par Manuela Reimann Graf

Qu’en est-il du droit international impératif ? En plus du droit international public existe le droit international contraignant, appelé aussi « ius cogens ». Comme le droit international public décrit ci-dessus, le droit international impératif est contraignant, mais il lie tous les États, indépendamment du fait qu’ils aient ou pas ratifié les instruments correspondants. Ce droit comprend essentiellement des normes relatives aux droits humains comme l’interdiction de la torture, de l’esclavage ou du génocide. Il n’existe cependant pas de définition précise ni de liste exhaustive universellement reconnue. La Constitution fédérale, quant à elle, fait référence au droit international impératif et s’engage à le respecter.

le droit communal. Dans l’initiative dite « pour l’autodétermination », il en va uniquement de la relation compliquée entre la plus haute source du droit national, la Constitution, et le droit international. Qu’en est-il des droits fondamentaux ? Dans la Constitution fédérale révisée de 1999, les « droits fondamentaux » rassemblent toutes les libertés essentielles qui sont également garanties par le Pacte international relatif aux droits civils et politiques et par la Convention européenne des droits de l’homme – CEDH – (liberté de conscience et d’opinion, protection de la sphère privée, etc.). Cela signifie que les droits protégés par la Convention européenne des droits de l’homme font partie intégrante de notre Constitution. Celle-ci peut cependant être modifiée par des initiatives populaires et entraîner ainsi des conflits avec le droit supérieur (Conventions telles que la CEDH, Convention sur les droits de l’enfant, etc.). Mais surtout, la CEDH offre aux citoyens suisses une protection supplémentaire de leurs droits en offrant aux personnes touchées par des violations des droits humains une autre instance à laquelle elles peuvent s’adresser.

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Qu’est-ce que le droit international public ? Le droit international public est constitué pour l’essentiel des traités passés entre les États. Il règle les relations entre les pays et met en place des règles et des principes contraignants. Les traités lient tous les États qui les ont ratifiés. Le droit international public évolue en permanence et sa version moderne met de plus en plus en avant la protection et le bien des personnes (droits humains, protection des personnes dans les conflits armés). Selon la Constitution fédérale, les traités internationaux importants doivent être approuvés par l’Assemblée fédérale et sont soumis au référendum facultatif. Un traité est par contre obligatoirement soumis à l’approbation du peuple (référendum obligatoire) lorsqu’il a rang constitutionnel.

Un droit international supplémentaire : le droit international humanitaire Le droit international humanitaire définit les règles applicables dans les conflits armés. Il constitue donc le cadre légal dans lequel la conduite de la guerre doit être menée et régit la protection des victimes (Conventions de Genève de 1949). Hiérarchie du droit La Constitution et les lois fédérales – ainsi que les lois cantonales et communales – constituent l’ensemble du droit national. En cas de contradictions, le niveau le plus élevé prime toujours : le droit fédéral sur le droit cantonal et celui-ci sur

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« La Suisse doit protéger la CEDH ! » Quels progrès la Convention européenne des droits de l’homme a-t-elle permis de réaliser ? À quelles attaques la Cour de Strasbourg a-t-elle survécu ? Tour d’horizon de la situation de l’un des principaux

instruments européens en matière de droits humains, en compagnie de Sébastien Ramu, directeur adjoint au département Droit et Politique d’Amnesty International. a amnesty : Des États comme la Russie, la Turquie ou la Hongrie ne respectent pas les droits humains. Les violations commises sont parfois très graves. Si la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH) ne permet pas de les empêcher, à quoi sert-elle donc ? b Sébastien Ramu : La Convention européenne des droits de l’homme s’applique à plus de 800 millions de personnes dans les quarante-sept États membres du Conseil de l’Europe. Elle s’inscrit dans un système colllectif de protection des droits humains en Europe. Chaque État membre porte une part de responsabilité dans sa réussite ou son échec. La valeur ajoutée de cette Convention n’est en aucun cas remise en cause par le simple fait que des violations des droits humains interviennent dans tel ou tel pays. Au contraire : notamment dans les États où la situation des droits humains est particulièrement problématique, la Cour européenne des droits de l’homme (CrEDH) est souvent le dernier espoir pour les victimes d’obtenir justice. Sans la Convention et la Cour, la situation ne serait que pire. De nombreuses atteintes aux droits humains ne seraient jamais reconnues comme telles. Certains responsables politiques instrumentalisent malheureusement quelques décisions des juges pour porter la controverse et discréditer la Convention et la Cour. Ce faisant, ils se gardent bien de reconnaître toutes les évolutions positives qu’elles ont rendues possibles. a  Par exemple ? b Dans un cas concernant la Turquie, les juges ont tranché en faveur du droit à disposer d’un avocat dès le début de la détention. Cela a eu une portée significative en matière de justice pénale des États parties à la Convention, démontrant par ailleurs l’un des aspects positifs du système collectif de protection des droits humains qu’elle a instauré. Dans d’autres cas en Grande-Bretagne ou en France, la Cour a reconnu l’illégalité des bases de données constituées par la police avec les empreintes digitales et les échantillons d’ADN de personnes innocentes. En Italie, un arrêt de principe de la Cour a conduit

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Propos recueillis par Carole Scheidegger

les autorités à entreprendre des réformes visant à remédier aux mauvaises conditions de détention et à la surpopulation carcérale. Ce ne sont là que quelques exemples parmi un très grand nombre de changements positifs. a Que se passerait-il si la Suisse se retirait de la CEDH ? b L’un des risques, c’est un effet domino qui conduirait à l’affaiblissement, voire la disparition, d’un système régional patiemment mis en place au fil des décennies pour protéger les droits humains. En effet, d’autres pays saisiraient probablement l’occasion fournie par le retrait d’un pays dont le bilan en matière de droits humains est généralement perçu comme positif, pour tenter de court-circuiter le système et le vider de sa substance, ou tout simplement le quitter. Alors que la pression sur les droits humains se fait de plus en plus forte dans de nombreux pays, ce n’est vraiment pas le moment d’affaiblir la CEDH, bien au contraire. Par ailleurs, la Suisse, qui s’est toujours positionnée en tant que championne des droits humains, verrait sa crédibilité fortement entamée. Elle se verrait en outre contrainte de quitter le Conseil de l’Europe, une institution régionale majeure en matière de droits humains. a D’autres pays remettent-ils en cause la CEDH ? b Certaines attaques proviennent du Royaume-Uni, en particulier depuis que les juges de Strasbourg ont déclaré illégale l’interdiction générale faite aux prisonniers de voter. Avec le Brexit, ce sujet a été relégué à l’arrière-plan. Mais il pourrait redevenir actuel. De même, la Russie a adopté en 2015 une loi autorisant sa Cour suprême à décider si un arrêt de la CrEDH doit ou non être appliqué. a Les critiques font parfois valoir que la CrEDH a élargi le champ de sa juridiction et que ses arrêts vont bien au-delà des intentions premières. Qu’en pensez-vous ? b La Cour donne une interprétation de la CEDH en phase avec le monde actuel, ce qui est parfaitement normal. La

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POINT FORT

Convention date des années 1950, et la société a profondément changé depuis. Les juges doivent en tenir compte. a Certains arguent que les juges de Strasbourg n’ont pas de légitimité démocratique et sont « étrangers » aux réalités des pays. Leurs interventions représenteraient dès lors une ingérence dans les affaires d’un État souverain. b Rappelons d’abord que les juges sont élus par l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, celle-ci étant elle-même constituée de parlementaires des État membres. Chacun de ces États nomme un juge appelé à statuer dans toutes les affaires qui concernent son pays. Par ailleurs, lorsqu’on parle d’une prétendue ingérence de la Cour, il faut bien se rendre compte que les cas où la Suisse est rappelée à l’ordre sont tout de même très rares : en 2017, par exemple, la Cour a traité 273  affaires concernant la Suisse. Parmi celles-ci, 263 ont été rejetées pour des raisons de forme. Sur les 10 restantes, jugées sur le fond, 4 ont donné lieu à une condamnation de la Suisse.

du Conseil de l’Europe, la Suisse a initié le « processus d’Interlaken », qui visait à réformer la Cour. Celle-ci avait alors 150 000 affaires en attente de traitement. Il fallait agir pour que le système puisse continuer à fonctionner à long terme. Même si le nombre des procédures en cours a depuis lors été ramené à 55 000, en grande partie grâce à l’adoption par la Cour de nouvelles méthodes de travail, le processus de réforme n’est pas terminé. Amnesty International a joué dès le départ un rôle de premier plan, ayant notamment contribué au rejet de propositions négatives, comme celle visant à réduire l’accès des victimes à la Cour. Un exemple récent de son engagement concerne la « déclaration de Copenhague » sur le futur du système de la Convention, signée par tous les membres du Conseil de l’Europe. Sa première version soulevait de nombreux problèmes, comme le fait d’instaurer des échanges directs entre les gouvernements et les juges de la Cour. Cela aurait eu pour conséquence de porter atteinte à l’indépendance de la Cour en permettant aux États de faire pression sur celleci pour qu’elle interprète la Convention dans un certain sens. Amnesty, avec le soutien d’autres ONG, s’est battue avec succès contre de telles propositions.

© Ambroise Héritier

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a Amnesty International s’oppose à certaines tentatives de réformer la Cour. Pourquoi ? b En 2010, alors qu’elle présidait le Comité des ministres

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Un texte dangereux et incohérent L’initiative dite « pour l’autodétermination » obligerait les autorités fédérales à adapter les engagements internationaux existants qui seraient en conflit avec la Constitution fédérale, « au

besoin » en dénonçant les traités concernés. En ligne de mire : la Convention européenne des droits L’analyse de Guillaume Lammers, docteur en droit et avocat au barreau*

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de l’homme.

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l revient à chaque État de déterminer quelle place le droit international occupe vis-à-vis de son droit national. La Suisse n’échappe pas à la règle. Cette question est complexe et impose de déterminer plusieurs aspects, à commencer par la hiérarchie entre le droit international et le droit national : en cas de conflit, lequel des deux doit l’emporter ? La Constitution fédérale prévoit qu’en principe, le droit international prime sur le droit national. Cela signifie qu’en cas de conflit entre une norme de droit international et une norme de droit national, la seconde cède le pas face à la première.

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Ce principe ressort de deux endroits dans la Constitution fédérale. Il est premièrement exprimé à l’article 5 alinéa 4 de la Constitution, selon lequel « la Confédération et les cantons respectent le droit international ». Plus loin, l’article 190 prévoit que le Tribunal fédéral et les autres autorités « sont tenus d’appliquer » le droit international. Ces deux règles constitutionnelles fondent la primauté du droit international sur le droit interne. Cette primauté n’est pas pour autant absolue. Dans certains cas très particuliers, un conflit entre droit international

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et droit national pourra être résolu en donnant la priorité à la norme de droit interne. En ce sens, la relation entre le droit international et le droit interne reste complexe et ne peut être régie par des règles schématiques. Cependant, le principe demeure selon lequel, sauf exception, le droit international a la priorité sur le droit interne. L’initiative « Le droit suisse au lieu de juges étrangers », dite « initiative pour l’autodétermination », a pour but de renverser ce rapport hiérarchique, en instaurant la primauté de la Constitution fédérale sur le droit international. Le peuple et les cantons auront à se prononcer sur ce point dans les prochains mois. L’UDC présente cette initiative après avoir obtenu l’intégration dans la Constitution fédérale de différentes initiatives populaires qui s’avéraient problématiques quant à leur compatibilité avec le droit international. Les plus récentes sont les initiatives « Pour le renvoi des étrangers criminels » et « Contre l’immigration de masse ». Les principes énoncés dans ces textes se heurtaient à des engagements internationaux pris par la Suisse, dont la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Jusqu’ici, les conflits ont pu être évités par le biais de règles de mise en œuvre au niveau de la loi qui ménagent, du moins dans une certaine mesure, ces engagements.

Primauté du droit suisse    L’initiative pour l’autodétermination tend à ce que les dispositions de la Constitution fédérale ne soient plus appliquées dans le respect du droit international qui pourrait lui être contraire. En cas d’acceptation, la Constitution fédérale serait érigée comme « source suprême du droit de la Confédération suisse », donc au-dessus du droit international. Par ailleurs, l’obligation faite aux autorités d’appliquer le droit international, prévue à l’article 190 de la Constitution, serait restreinte : elle se limiterait désormais aux traités internationaux qui ont été soumis au référendum facultatif ou obligatoire. Enfin, un nouvel article 56a serait intégré à la Constitution fédérale. Celui-ci non seulement interdirait aux autorités fédérales de conclure des engagements internationaux contraires à la Constitution fédérale (ce qui est déjà le cas), mais il les obligerait également à adapter les engagements internationaux existants qui seraient en conflit avec la Constitution fédérale, « au besoin » en dénonçant les traités concernés. L’initiative pour l’autodétermination n’est pas exempte d’imprécisions et de contradictions. Même si le souhait des initiants est d’instaurer une primauté de la Constitution fédérale sur le droit international, l’initiative laisse intacte la règle figurant à l’article 5 alinéa 4, selon laquelle « la Confédération et les cantons respectent le droit international ». De même, elle maintient l’obligation énoncée à l’article 190 pour les autorités, Tribunal fédéral en tête, d’appliquer le droit inter-

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national, même si cette obligation serait limitée aux traités qui ont été soumis au référendum facultatif ou obligatoire. Par ailleurs, de tels traités devraient-ils quand même être adaptés, voire dénoncés ? Il ne s’agit ici que de quelques-unes des interrogations que soulève l’initiative. De telles imprécisions sont autant de sources d’insécurité juridique. En tout état de cause, une adoption de l’initiative porterait un coup dur à l’image de la Suisse en tant qu’État de droit et en tant que partenaire international fiable. En effet, selon les règles constitutionnelles révisées, de nombreux traités pourraient être violés et dénoncés à tout moment. Un État serait-il encore disposé à conclure un accord avec la Suisse si le risque existait que celle-ci ne respecte subitement plus ses engagements, et s’en écarte ?

La CEDH pour cible   Formulée de manière très générale, l’initiative pour l’autodétermination pourrait en théorie avoir des répercussions sur de nombreux engagements de la Suisse. Mais son adoption aurait des conséquences, en particulier sur la protection des droits humains. En filigrane, la CEDH est en effet un des principaux textes concernés par l’initiative. La Convention joue un rôle central dans la protection des droits humains en Suisse. Mais contrairement à d’autres traités importants de l’ordre juridique suisse, la Convention n’a pas été soumise au référendum lors de son adoption en Suisse en 1974 (même si ses protocoles additionnels, adoptés ultérieurement, l’ont été). Le champ d’application du référendum en matière de traités internationaux était alors moins étendu qu’à l’heure actuelle, et les autorités fédérales n’avaient pas à soumettre le texte en votation. Si l’initiative pour l’autodétermination était adoptée, la CEDH ne bénéficierait donc en principe plus de l’« immunité » procurée actuellement par l’article 190 de la Constitution fédérale à l’ensemble du droit international. Selon le texte de l’initiative, un conflit entre la Constitution fédérale et la CEDH devrait être résolu au détriment de la seconde, ce qui pourrait déboucher sur une condamnation de la Suisse par les juges de Strasbourg. Le fait pour la Confédération d’avoir érigé sa Constitution comme « source suprême » de son droit n’aurait pas pour effet de leur faire adopter une autre position. Le non-respect de ses engagements internationaux par la Suisse mettrait cette dernière, en tant qu’État de droit, dans une position intenable. Afin de s’en extraire, une dénonciation de la CEDH pourrait s’imposer. Un tel acte aurait, à coup sûr, des conséquences désastreuses. * Guillaume Lammers, docteur en droit, est avocat et chargé de cours rattaché au Centre de droit public de l’Université de Lausanne. Il a rédigé sa thèse sur la thématique de la démocratie directe face au droit international.

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POINT FORT

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Se battre jusqu’au bout Il est très difficile de s’imaginer comment nous réagirions si nous étions victimes d’une violation d’un de nos droits fondamentaux. Trois histoires survenues en Suisse témoignent du rôle qu’a joué

la Convention européenne des droits de l’homme pour des personnes dont les droits avaient été

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Par Manuela Reimann Graf

© Ambroise Héritier

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bafoués.

Discriminé en raison de son diabète

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l avait hâte de commencer son école de recrues lorsque le diagnostic est tombé : diabète. Le fils de Hans Glor tenait envers et contre tout à accomplir son service militaire, mais il a été déclaré inapte. On lui a même refusé le service civil. Il ne lui restait plus qu’à payer une taxe d’exemption de l’obligation de servir, d’un montant de 700 francs par année. Le jeune homme a écrit de nombreuses lettres, allant jusqu’à s’adresser au conseiller fédéral Samuel Schmid. Sans succès. Puis le père et le fils se sont tournés vers les tribunaux. « Mon fils se réjouissait de servir son pays sous les drapeaux. Non seulement on ne lui en a pas donné le droit, mais on l’oblige à payer la taxe d’exemption. Nous trouvons cela injuste », a expliqué le père. Le Tribunal fédéral a rejeté la plainte du fils en 2004, au motif que seules les personnes présentant un taux d’invalidité de plus de 40 % sont dispensées de la taxe d’exemption. Ce qui n’est pas le cas du fils de Hans Glor. « Lorsque j’ai décidé de porter mon cas devant la Cour européenne des droits de l’homme, tout le monde m’a dit que j’étais fou », se souvient Hans Glor. Il s’est renseigné sur internet pour connaître la marche à suivre. Et en 2009, les juges de Strasbourg lui ont donné raison. Ils ont estimé que les personnes légèrement handicapées devaient être autorisées à remplir une fonction dans l’armée ou, à défaut, à accomplir un service civil. Le Tribunal a confirmé ce que Hans Glor avait toujours su : la taxe d’exemption était discriminatoire. Grâce à cette décision, les jeunes gens légèrement handicapés ont aujourd’hui le choix entre l’école de recrues et le paiement de la taxe d’exemption.

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POINT FORT

Injustement emprisonnée

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qu’Ursula ne puisse quitter la prison avec son fils, libérée pour « bonne conduite » à la veille de son dix-huitième anniversaire. La jeune femme a fondé une famille à Genève et fait carrière au sein des Nations unies. Mais elle n’a pas pu guérir du traumatisme de Hindelbank. Un sentiment d’injustice la tenaille encore aujourd’hui. Ce n’est qu’après des années qu’elle a trouvé le courage de parler publiquement de ce qui lui était arrivé et, avec d’autres femmes ayant connu le même sort, d’exiger de l’État une réparation pour tort moral. À l’époque, des milliers de jeunes et d’adultes avaient été emprisonné·e·s sans jugement, pour « mœurs légères », « vagabondage », « fainéantise ». Ce n’est qu’en 1981, sous la pression de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), que la Suisse a réformé le Code civil pour abolir l’internement administratif; et seulement des décennies plus tard, le 1er août 2014, qu’elle a voté une loi pour réhabiliter les personnes qui en ont été victimes jusqu’en 1981.

© Ambroise Héritier

n lui a retiré son enfant et on l’a incarcérée à l’âge de 17  ans dans la prison pour femmes de Hindelbank. Si les services de tutelle ont eu recours à cette « mesure éducative » en 1966, c’est parce qu’Ursula Biondi était amoureuse d’un homme divorcé, de sept ans son aîné, et qu’elle était enceinte. « Le temps passé à Hindelbank a laissé de profondes cicatrices et des décennies de stigmates émotionnels. Ils m’ont ôté mon enfant et ma dignité. L’État a ainsi brisé des dizaines de milliers de personnes. » Ursula Biondi a passé une année entière derrière les murs du pénitencier pour femmes, sous le coup d’une mesure d’« internement administratif ». À peine né, son fils a été confié à une famille d’adoption. « Je n’ai pas pu le prendre dans mes bras. Ils ne m’ont même pas dit si c’était un garçon ou une fille. » Ursula Biondi s’est battue pour avoir le droit de passer dix jours avec son fils. Puis il lui a été retiré – pour toujours, lui a-t-on dit. Après trois mois de lutte acharnée, elle a eu le bonheur de retrouver son enfant. Cinq autres mois se sont écoulés avant

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Incarcéré et torturé

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n 2009, l’Office fédéral des migrations (OFM) lui a refusé le droit de séjourner légalement en Suisse. Sa demande d’asile et celle de sa femme ont été rejetées. X* a vainement fait valoir les persécutions politiques dont il avait souffert dans son pays, le Sri Lanka, son séjour en prison et les tortures subies en tant qu’ancien membre des Tigres tamouls. X a recouru contre cette décision, mais a été débouté par le Tribunal administratif fédéral. En 2013, X, sa femme et leurs deux petits enfants ont finalement été expulsé·e·s vers leur pays d’origine. Sitôt arrivée à l’aéroport de Colombo, la famille a été arrêtée et interrogée pendant treize heures. L’épouse et les enfants ont ensuite été libérés, mais X a été incarcéré et molesté. Suite à la visite d’un représentant de l’ambassade suisse en prison, les autorités helvétiques ont organisé le retour en Suisse de sa femme et de ses enfants. Un deuxième Tamoul débouté du droit d’asile a vécu exactement la même histoire : il a été immédiatement arrêté à son arrivée à Colombo. Ce n’est qu’en avril 2015 que X a été libéré et a pu déposer une demande de permis humanitaire. Cette fois, elle a été acceptée, et X est revenu en Suisse. Sa demande d’asile a elle aussi abouti. La CEDH est entrée en matière sur sa plainte, bien que la Suisse ait entre-temps validé la demande d’asile du plaignant.

* Pour des raisons de sécurité, le nom n’est pas divulgué.

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D’émouvants portraits de personnes vivant en Suisse L’histoire d’Ursula Biondi et celle du père et du fils Glor font partie de l’exposition « Mon histoire, mes droits » de Facteur de protection D. À travers des textes et des vidéos, elle donne à voir neuf portraits de personnes dont les droits fondamentaux ont été violés en Suisse. L’exposition itinérante peut être utilisée gratuitement et est accessible sur internet. Elle s’inscrit dans la campagne contre l’initiative dite « pour l’autodétermination ». Facteur de protection D s’engage avec plus de 115  organisations, dont Amnesty Suisse, au sein de l’Alliance de la société civile pour combattre cette offensive contre les droits humains. Pour en savoir plus : www.initiative-anti-droits-humains.ch

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– GAZA

« On ne tue que les terroristes » La justification des actions militaires par le droit est essentielle dans la bataille d’Israël à Gaza, notamment après les Marches du Retour lors desquelles cent dix personnes sont mortes. Entretien Par Aline Jaccottet, journaliste indépendante basée en Israël

Des manifestant∙e∙s palestinien∙ne∙s ont été abattu∙e∙s par les soldats de Tsahal pour avoir brandi des cisailles, même à des dizaines de mètres de l’armée, lors des manifestations des Marches du Retour à la frontière entre Gaza et Israël.

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© REUTERS

avec des soldats israéliens engagés sur ce front.


éclairages

«A

vant de tirer, on doit distinguer les terroristes des innocents. Ce n’est pas toujours facile. » Commandant de brigades de snipers de 2005 à 2008 lors d’opérations à la frontière avec Gaza, Avihaï Shorshan a mené plusieurs opérations en Cisjordanie. À la tête d’une association qui cherche à (re)dorer le blason de l’armée israélienne, il a accepté, avec deux camarades, d’être interviewé. Son espoir ? Faire mieux comprendre l’attitude de Tsahal lors des Marches du Retour de Gaza, qui ont mené à la mort d’au moins cent dix personnes.

Jugé·e·s sur l’intention  Son objectif se heurte dès le départ à un obstacle terminologique : les « terroristes » n’existent pas en droit international. Or ils sont la cible fondamentale de l’armée israélienne. « On ne tue que les terroristes, soit ceux qui s’approchent de la frontière avec Israël dans l’intention visible de la franchir. Ou les meneurs, ceux qui incitent d’autres à franchir la frontière », affirme Avihaï Shorshan. C’est ainsi qu’ont été abattu∙e∙s des manifestant∙e∙s pour avoir brandi des cisailles, même à des dizaines de mètres de l’armée. Le commandant tient à souligner que l’armée fait la distinction entre la manière dont elle traite les « évadés » lors des manifestations, et le reste du temps. « Des centaines de Palestiniens ont franchi la frontière avec Israël ces dernières années, et la plupart ont été arrêtés. Ils ne menaçaient pas la vie des Israéliens, contrairement aux manifestants des Marches du Retour. » Car ce qui change tout, aux yeux de Tsahal, c’est le nombre de Palestinien∙ne∙s qui tentent de passer de l’autre côté et, surtout, les intentions qui leur sont prêtées. Et Avihaï Shorshan de citer les slogans du Hamas appelant les Gazaoui·e·s à s’introduire en Israël pour tuer des civils et détruire l’État.

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Pas les mêmes règles  Toutes les personnes qui manifestaient n’avaient pas forcément l’intention de franchir la frontière. Lorsque les manifestant·e·s se sont contenté·e·s d’entrer dans la zone d’exclusion de 300 mètres qui la protège, l’armée a suivi une procédure graduelle, affirment les militaires. « Tsahal lance un avertissement par haut-parleur, tire en l’air, puis à proximité de la personne et, en dernier ressort, dans la partie inférieure du corps », explique Aviad Israeli, qui a participé à toutes les opérations dans Gaza depuis 2006 comme membre du corps médical. Entre le 30 mars et le 15 juin, 13 000 à 14 000 manifestant·e·s ont été blessé·e·s, et l’on peut supposer que nombre de personnes l’ont été de cette manière. « Mais attention, en Cisjordanie, on ne suit pas les mêmes règles. Là-bas, pour tirer sur quelqu’un, trois critères doivent être réunis : l’intention de l’agresseur, sa capacité à blesser ou à tuer, et l’imminence de l’attaque », tient à préciser Yotam Eyal, un avocat qui a été commandant de troupes au sol à Gaza. Les trois Israéliens défendent mordicus que le recours à des snipers est la meilleure tactique face aux manifestant·e·s de Gaza. « Opérer de manière aussi précise est dans l’intérêt même des Gazaouis. Il faut bien les contrer : s’ils étaient entrés en Israël, il n’y aurait pas eu cent dix morts, mais des milliers », soutient Avihaï Shorshan. Avec la précision dont ils se targuent, comment expliquer la mort de civils qui ne sont pas des « terroristes », comme Razan al-Najjar, une aide médicale de 21 ans, ou Yasser Murtaja, assassiné alors qu’il portait son gilet pare-balles indiquant « presse » ? « Nous sommes profondément désolés lorsque des innocents perdent la vie, mais c’est difficile de gagner contre la terreur en gardant les mains propres. La guerre est moche mais c’est le Hamas qui l’a voulue », rétorque le commandant.

– GAZA

La bataille du droit   Comment l’État hébreu justifie-t-il légalement ce recours à la force létale ? Pour y répondre, il faut entrer dans l’autre bataille d’Israël, celle du « Lawfare » : l’art d’interpréter la loi pour permettre et justifier la poursuite d’objectifs militaires. Une autre manière de défendre des récits du conflit qui divergent si profondément qu’on a parfois l’impression qu’Israélien·ne·s et Palestinien·ne·s ne parlent pas du même événement. Un excellent exemple de ce « Lawfare » a été donné le 25 mai dernier, devant la Cour suprême israélienne. Six ONG – cinq israéliennes et une palestinienne – ont déposé une requête remettant en cause la légalité des règles d’engagement encadrant l’usage de la force par les soldat∙e∙s lors des manifestations. Selon les plaignant·e·s, ces règles, trop permissives, violaient le droit international. Notamment les standards concernant le maintien de l’ordre, la loi qui doit s’appliquer aux manifestations à caractère civil. La pétition a été rejetée par la Cour suprême israélienne, qui a reconnu certains des arguments de l’armée, tout en évitant de se prononcer sur des règles d’engagement auxquelles elle n’a pas eu accès. À cette occasion, les ONG et les juristes du gouvernement israélien ont donné des arguments permettant de mieux comprendre l’impact de l’interprétation de la loi sur le terrain. La question fondamentale était la suivante : quelle loi devait prévaloir lors des Marches du Retour ? Une opération du Hamas  L’armée et les juristes du gouvernement israélien ont considéré que deux paradigmes de droit pouvaient s’appliquer selon les circonstances : celui de la conduite des hostilités (droit des conflits armés) et celui du maintien de l’ordre inhérent aux manifestations à caractère civil – mais en l’adaptant à une situation de conflit. Cela signifie, concrètement, que l’armée s’est

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donné le droit de tirer sans respecter les exigences de proportionnalité et d’imminence de la menace qui encadrent normalement l’usage de la force dans le droit du maintien de l’ordre. En d’autres termes, si le statut des manifestant·e·s répondait à certains critères – notamment, s’ils appartenaient à la branche armée du Hamas ou participaient directement aux hostilités – Tsahal était autorisé à tuer directement. Voilà pourquoi le gouvernement israélien a cherché à convaincre les tribunaux, et plus largement l’opinion publique, du caractère organisé et hostile des Marches du Retour. À ses yeux, les manifestant·e·s les plus violent·e·s, étaient des « terroristes » participant aux hostilités pour le compte du Hamas, ou des membres de sa branche armée, dans le but d’attaquer Israël.

Fuir une vie infernale  Car, d’une

manière ou d’une autre, la situation de ses habitant·e·s doit changer. L’économie gazaouie est en lambeaux à cause du blocus israélo-égyptien sur la bande © AI

Mouvement non militaire  Pour les ONG au contraire, les Marches du Retour de Gaza ont été menées par des civil∙e∙s qui s’étaient déplacé∙e∙s pour plusieurs raisons, et pas seulement dans le but de détruire l’État d’Israël. La diversité des motivations en fait un mouvement populaire et non militaire. Par ailleurs, « même si ces gens étaient partisans du Hamas, cela n’en ferait pas une cible légitime : il est parfaitement

possible d’adhérer au mouvement sans soutenir ses opérations militaires », soulignait un expert en droit travaillant en Israël, qui a tenu à rester anonyme. En conséquence, la force ne devait être utilisée que si les manifestant·e·s représentaient une menace imminente pour la vie des soldat·e·s. Les ONG s’appuient ainsi sur des principes fondés sur les droits de l’homme, dont l’essence même est de ne pas être privé arbitrairement de la vie. Cette bataille sur le statut des manifestant·e·s s’est portée bien au-delà du terrain du droit. Vérité ou manipulation pour convaincre les Gazaoui·e·s de leur sacrifice, le Hamas a ainsi proclamé haut et fort que 50  es 62 Palestinien·ne·s tué·e·s le 14 mai étaient ses partisans. Fin juin, des enquêtes approfondies étaient en cours au sein d’entités indépendantes pour déterminer les circonstances de la mort des cent dix Gazaoui·e·s touché∙e∙s par l’armée israélienne. Une tâche longue et ardue, bien loin des armes et des passions qui continueront à agiter Gaza après ce douloureux printemps.

côtière, imposé en 2007 suite à la prise de pouvoir du Hamas. En 2018, le salaire moyen s’y élève à 693 shekels, contre 1074 en Cisjordanie et  10 300 en Israël, selon des projections du Bureau central palestinien des statistiques. Rationné·e·s en tout – en électricité, en nourriture, en eau, en médicaments –, nombre de Gazaoui·e·s rêvent de fuir cette existence infernale, par l’exil ou par la mort. De nombreux rapports documentent les niveaux intenables de dépression et de stress des civil∙e∙s, notamment des enfants. Les réponses politiques ne laissent hélas que peu d’espoir quant à un changement. Fin juin, la défense israélienne se préparait à une guerre avec Gaza à moyen terme. Elle estimait que le leader du Hamas Yahya Sinwar y voyait un intérêt cynique : celui de pouvoir promouvoir la réhabilitation de Gaza grâce à l’argent qui ne manquerait d’affluer en réponse aux dégâts que provoquerait une confrontation intense et prolongée avec Israël.

Une réponse avant 2020  Quant au Premier ministre Benjamin Netanyahou, sa cote de popularité est en baisse dans les sondages d’opinion israéliens sur la manière dont lui et son cabinet gèrent le problème. « Israël a une tactique à Gaza, mais pas de stratégie : le gouvernement ne sait pas quoi faire », résume Harel Chorev, historien spécialisé dans les questions palestiniennes pour le Centre d’études stratégiques Moshe Dayan de l’Université de Tel Aviv. La situation est délicate car Israël ne peut renverser le Hamas sans risquer qu’une organisation politique plus radicale ne gouverne Gaza. Certain∙e∙s espèrent que les Gazaoui·e·s se révolteront contre le Hamas. Quel que soit le scénario, la situation doit absolument évoluer : selon l’ONU, en raison du blocus israélien, de la dégradation du système de santé et du très fort taux de chômage, la bande de Gaza sera invivable d’ici 2020.

Les soldats se déclarent désolés lorsque des innocents perdent la vie, mais rejettent la faute sur le camp adverse.

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éclairages

– ARGENTINE

La dictature en procès Depuis quinze ans, l’Argentine lève le voile sur les crimes commis pendant la dictature militaire (1976-1983). Un verdict rendu ce printemps revêt une signification particulière pour Amnesty International.

«S

Par Camille Grandjean-Jornod

les anciens détenus tout d’abord, pour la justice et la mémoire, mais aussi pour Amnesty International. Traduit et diffusé par Amnesty, le témoignage d’un ancien prisonnier réfugié en Suisse fin 1978 a joué un rôle clé dans ce procès. « Ça a été un élément de preuve important car je l’ai écrit tout de suite en arrivant, et il a pu être authentifié comme datant de l’époque grâce aux archives d’Amnesty », raconte Sergio Ferrari. « En sortant de prison, dénoncer était pour moi une nécessité non seule-

© José Cettour

i vous sortez d’ici, ce sera fou ou mort. » Par ces mots lâchés en 1978 au détenu Sergio Ferrari, Adolfo Kushidonshi, le directeur de la prison de Coronda, dans la province de Santa Fe, affichait haut et fort sa volonté d’anéantissement des prisonniers placés sous son autorité par la junte alors au pouvoir en Argentine. Quarante ans plus tard, lui et son acolyte, Juan Ángel Domínguez, écopent pour cela respectivement de  22  et 17 ans de prison. Ce verdict rendu le 11  mai 2018 est historique. Pour

À Coronda, dans la province de Santa Fe, la dictature militaire argentine a testé entre 1976 et 1979 un régime de détention particulièrement brutal. Les directeurs de la prison ont récemment été condamnés pour cela.

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ment politique, mais aussi personnelle, tant je me sentais privilégié vis-à-vis des centaines d’amis, de frères, restés derrière les barreaux. Mais ce rapport était aussi un moyen pour moi de remercier les organismes internationaux qui nous avaient soutenus, comme Amnesty. Quand tu es relégué au dernier coin de l’histoire de ton pays, maltraité, torturé, emprisonné, c’est extrêmement important de savoir qu’il y a un soutien au niveau international. Et ce que je pouvais offrir en retour, c’était mon témoignage. »

De la prison à l’avion  Aujourd’hui journaliste, notamment au Courrier, et militant engagé dans les milieux altermondialistes et syndicaux, Sergio Ferrari est l’un des quelque 1153 opposants à avoir transité par la prison de Coronda à la fin des années 1970. Actif au sein de la Jeunesse péroniste, le jeune homme de 22 ans qui termine alors ses études en histoire et anthropologie est en première ligne lors des mobilisations contre les restrictions d’entrée à l’université. Dix jours avant le coup d’État du 24 mars 1976, il est arrêté avec son frère, Claudio. S’ensuivent 33 mois de détention, sans accusation ni jugement. « Ça a été le cas pour une grande partie des 10 000  détenus politiques », explique Sergio Ferrari. « On nous appelait les PEN, pour ‘à disposition du pouvoir exécutif national’. Avec cette clause, tu étais comme la propriété du dictateur, qui pouvait te garder en prison aussi longtemps qu’il le souhaitait, sans procès. »

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– ARGENTINE

jetant les bases du « Fonds d’aide », qui deviendra le programme d’intervention dans des situations d’urgence « Human Rights Relief » d’Amnesty. « Pour Amnesty, et pour les ONG en général, c’était novateur, cette idée de faire sortir des personnes en danger de leur pays », souligne-t-elle.

© José Cettour

éclairages

« Il y a eu une grande mobilisation autour de ce procès : le jour du verdict, c’était vraiment la fête à Santa Fe, comme un grand rassemblement de la société civile, avec plusieurs centaines de personnes devant le tribunal pour célébrer », raconte Sergio Ferrari.

La liberté, les frères Ferrari la doivent à la solidarité internationale, aux liens de leur père, pasteur, avec le Conseil œcuménique des églises basé à Genève, et à une autre particularité de la Constitution argentine d’alors : le « droit d’option », qui consistait à troquer la détention pour l’expulsion du pays. Sergio Ferrari se souvient : « Il fallait qu’un pays étranger t’assure un visa. Aux yeux des militaires, tu continuais à être prisonnier et tu ne pouvais pas revenir légalement. Mais ce n’était pas si courant de pouvoir sortir ainsi : de Coronda, on n’a été qu’une dizaine. La pression internationale a sûrement beaucoup compté dans notre cas. »

Un tournant pour Amnesty  À l’arrivée en Suisse, Amnesty International « adopte » leurs cas. « Amnesty était engagée à tous les niveaux en faveur des prisonniers détenus sous PEN »,

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se rappelle Marta Fotsch, qui était alors vice-présidente de la Section suisse et coordinatrice pays pour l’Amérique du Sud. Sergio Ferrari renchérit : « Amnesty a énormément fait pour nous. Marta Fotsch, c’est une figure clé, pas seulement pour moi mais pour les réfugiés argentins en général. Elle nous a ouvert sa maison, et nous a accompagnés audelà de toute relation institutionnelle. » Pour Marta Fotsch également, la rencontre avec les frères Ferrari a été décisive : « Leur arrivée en Suisse a ouvert de nouvelles portes, permettant à Amnesty de s’engager encore plus efficacement pour les détenus argentins. Nous avons pu contribuer à la venue en Suisse d’une cinquantaine d’entre eux, dont la vie était en danger. » Un résultat qui n’est pas allé de soi, la militante allant jusqu’à négocier en personne avec le conseiller fédéral alors en charge de la justice et de la police. Mais qui a eu un impact durable,

Un pas de plus vers la justice  Novateur, le jugement des directeurs de la prison de Coronda l’est aussi. Les procès de la dictature ne manquent pourtant pas en Argentine depuis les années 2000, date à laquelle ont été abrogées les lois dites « de l’obéissance due » et « du point final », qui avaient à la fin des années 1980 jeté une chape de silence sur les crimes commis pendant la dictature. Mais pour la première fois, ce ne sont pas des hauts gradés ou des responsables de centres de détention clandestins qui sont sur le banc des accusés, mais les directeurs d’une prison légale. « Il y a eu d’autres modalités de brutalité pendant la dictature, comme à la prison de La Plata, où l’on annonçait à des prisonniers qu’ils seraient libérés avant de les assassiner à leur sortie de prison et, bien sûr, dans les centres clandestins de détention, où plus de 30 000 camarades ont disparu », explique Sergio Ferrari. « Mais à Coronda, ce qu’a dénoncé le procureur, c’est le régime quotidien de détention, qui visait à anéantir les détenus politiques, considérés comme des ennemis de guerre, et qui s’apparentait en lui-même à une forme de torture quotidienne. » Un pas de plus pour le processus judiciaire et mémoriel, d’autant plus que cette prison était la seule dirigée par la gendarmerie nationale : « Cette condamnation, c’est aussi la reconnaissance d’une coresponsabilité de ce corps dans la répression », souligne Sergio Ferrari. La résistance malgré tout  Mais la particularité de ce procès tient aussi à l’un de ses acteurs : les Corondinos, du

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© DR

surnom adopté par les anciens détenus. Soudés, organisés en association, ces derniers ont participé activement au procès comme partie civile. « Face au système de terreur, il s’est passé quelque chose de merveilleux à Coronda : une réaction collective, unitaire, de résistance quotidienne », sourit Sergio Ferrari. « Tout était interdit, alors nous avons inventé un instrument fait de mie de pain brûlée qui jouait le rôle d’un petit miroir, el periscopio. Avec ça, nous guettions sous la porte le moment où les gardiens s’éloignaient. Alors, tout un système de communication s’activait : on parlait par la fenêtre, par le lavabo dévissé ou par les toilettes vidées – ‘le téléphone’, dans notre jargon. On tenait de véritables classes de sociologie, d’histoire, de philosophie, on se racontait des films… » Une expérience de solidarité qui a laissé des traces durables. Vingt ans après, un livre collectif en est né, Del otro lado de la mirilla. Et certains ex-détenus caressent l’idée d’un tome 2, consacré au procès.

– ARGENTINE

La justice, quarante ans après a amnesty : Les faits jugés ce 11 mai dernier concernent les années 1976-1979.

Pourquoi a-t-il fallu attendre autant ?

b Sergio Ferrari : Il faut déjà souligner que le processus de justice et de mémoire en

Argentine n’a repris qu’au début des années 2000, après près de deux décennies de silence imposé par les lois d’amnistie. Après, pourquoi a-t-on attendu quinze ans jusqu’au procès de la prison de Coronda ? Je pense que la justice a fonctionné en cascade : le processus a d’abord touché les hauts gradés, les généraux, les coronel, les responsables des centres de détention clandestins, etc. Et maintenant on en arrive aux niveaux inférieurs. C’est comme une généralisation de la justice, et c’est extraordinaire que cela puisse prendre place en Argentine. Même si le gouvernement actuel n’a plus la volonté explicite de poursuivre ce processus, la dynamique est lancée et fortement installée dans la société.

a  En tant qu’ancien détenu politique, que vous apporte ce processus judiciaire ? b D’un côté, c’est la constatation des faits et la reconnaissance, par la justice, par l’État,

de ce que nous avons vécu à Coronda. De l’autre, il s’agit aussi de contribuer à ce qu’une telle situation ne se répète pas – c’est l’antienne du « jamais plus ». Même pour nos tortionnaires, nous ne souhaitons pas un régime de détention comme nous l’avons vécu. Un type comme Kushidonshi [ndlr : le directeur de la prison], je souhaite certes qu’il aille en prison pour ce qu’il a fait, mais dans le respect du droit constitutionnel et de la dignité.

a  Aujourd’hui, ils ont été condamnés, et finiront probablement leurs jours en

prison. Une page se tourne pour vous ?

b Au début, je pensais que oui. Mais ces expériences laissent des traces très profondes,

je pense que c’est trop intellectuel de dire que tu peux tourner une page qui t’a touché autant le cœur et l’âme. En un sens, c’est vrai que même s’il y a une part de haine qui reste, je ressens une certaine tranquillité existentielle, et une forte reconnaissance envers la sanction juridique. On est privilégiés, en Argentine, d’avoir la possibilité de mener ces procès, de canaliser cette brutalité de l’histoire dans le processus de la justice ordinaire. Mais Coronda, c’est aussi des liens extrêmement forts de fraternité avec beaucoup de copains, des anciens codétenus, et cette page-là ne va pas se tourner comme ça.

Coronda, la destruction érigée en système

Arrêté quelques jours avant le coup d’État, Sergio Ferrari est resté près de trois ans en prison avant d’être « expulsé » vers la Suisse, qui lui avait accordé un visa.

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Dans le procès de Coronda, l’accusation repose principalement sur le régime de détention, qualifié de torture quotidienne – le procureur Suárez Faisal l’a même comparé à celui de Guantánamo. Concrètement, comment cela se traduisait-il ? Tout d’abord, par l’isolement, tant du monde extérieur que des autres détenus. Dès 1977, une sortie quotidienne d’une heure et un droit de visite tous les quinze jours sont réintroduits – pour mieux en priver

les détenus. « Le régime fonctionnait sur la systématisation des sanctions, infligées de manière irrationnelle. Dans mon dossier, pas moins de 200 jours de sanctions sont recensés », relate Sergio Ferrari. « Il n’y avait pas de règlement établi, mais tu n’avais rien le droit de faire : si un gardien te voyait siffler, chanter, faire des exercices physiques, lire, t’asseoir sur le lit, marcher dans la cellule… C’était soit le cachot, soit la suppression de la sortie ou de la visite. »

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– TURQUIE

Plongée dans la tourmente Directrice de la Section turque d’Amnesty International, Idil Eser a passé près de quatre mois en

prison. Aujourd’hui en liberté conditionnelle mais toujours sous le coup d’un procès, elle témoigne des attaques que subit la société civile en Turquie.

C

heveux gris, large sourire et propos pleins d’humour : Idil Eser est de ces personnes qui inspirent confiance et amitié. Difficile d’imaginer que cette femme de 54 ans est sous le coup d’un procès pour « terrorisme » dans son pays. « Des accusations absurdes ! », balaie Amnesty International, qui dénonce le climat de répression toujours plus sévère que subit la société civile turque.

humains a roulé sa bosse dans plusieurs associations avant Amnesty International, comme l’ONG environnementale TEMA, la Helsinki Citizens’ Assembly, ou encore Médecins sans frontières. De quoi se convaincre que « tous les droits sont aussi nécessaires les uns que les autres, et dignes d’être défendus », des droits environnementaux à la liberté d’expression, en passant par les droits des femmes ou les droits sociaux et économiques. Native d’Istanbul, cette enfant unique d’un père ingénieur architecte et d’une

mère enseignante d’histoire a été élevée avec « un haut sens de la justice et de la compassion » comme valeur cardinale. « J’ai eu une éducation plutôt libérale et privilégiée », raconte-t-elle. « Et dès l’âge de 11 ans, j’ai été scolarisée dans une école privée américaine. Le message était : ‘Vous avez la chance d’avoir une bonne éducation, vous êtes des privilégiés, donc vous avez le devoir de donner en retour à la société, de travailler pour ceux qui sont moins privilégiés.’ » Partie aux États-Unis pour une carrière académique, Idil Eser doit inter-

© AI

Militante universaliste   La société civile turque, Idil Eser la connaît bien. Cette touche-à-tout des droits

Par Camille Grandjean-Jornod

Sous le coup d’un procès pour « terrorisme », la directrice de la Section turque d’Amnesty International, Idil Eser, est toujours en liberté conditionnelle après quatre mois passés derrière les barreaux.

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éclairages

rompre son doctorat en histoire russe pour revenir en Turquie auprès de sa mère malade. Un retour qui débouche sur sa première confrontation avec des violations des droits humains : dans les années 1990, elle est engagée comme interprète pour une ONG pour traduire les témoignages de victimes de torture. Une première expérience marquante. Cette habituée des ONG arrive à la tête d’Amnesty Turquie en mai 2016. « Deux mois plus tard, c’était la tentative ratée de coup d’État, balayant mes plans d’efficacité et de réorganisation. » Depuis, l’état d’urgence et la répression règnent en Turquie, jusqu’à impacter profondément sa propre vie : le 5 juillet 2017, elle est arrêtée avec neuf autres défenseur·e·s des droits humains – ensemble, ces personnes forment les « Istanbul 10 » – pendant un atelier de travail.

Emprisonnée  L’arrestation, un mois après celle de Taner Kiliç, alors président de la Section turque d’Amnesty International, débouche sur quatre mois de détention provisoire, purgés en partie dans une prison de haute sécurité. « Certainement pas une expérience agréable », admet-elle avec pudeur. Pour cette femme qui se considère plutôt comme introvertie, se retrouver sous les feux de la rampe, et faire l’objet d’une intense propagande négative, n’a pas été la moindre des épreuves. Elle confie : « J’ai eu le sentiment qu’une partie de mon identité m’était enlevée. » Derrière les barreaux, « le plus dur, c’est l’isolement, et l’ennui », relate-t-elle. Mais, en optimiste, elle préfère insister sur sa chance par rapport à d’autres détenu·e·s : « Avoir grandi comme enfant unique, puis en internat, m’a permis de développer un solide sens de l’humour noir, et de grandes capacités d’imagination. Des atouts pour tenir en détention ! » Le 25 octobre, après plus de 100  jours de prison, elle et les « Istanbul 10 » obtiennent leur remise en liberté condi-

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tionnelle. Ses premiers actes en sortant de prison ? Dans l’ordre : serrer ses amis dans ses bras et les remercier pour leur soutien, câliner ses chats, puis regarder Game of Thrones. « Je suis une grande fan de cette série, et j’étais très contrariée d’avoir raté la nouvelle saison à cause de mon emprisonnement », raconte-t-elle en riant. Soudain sérieuse, elle rappelle toutefois que « personne ne sort inchangé d’une telle expérience », même si, dans son cas, il est encore trop tôt pour qu’elle puisse dire quel impact sa détention aura eu sur elle.

« Ce n’est qu’une phase »  Fatiguée,

visiblement éprouvée, la militante de 54  ans conserve malgré tout son sourire et son optimisme. Elle qui a fait des études d’histoire, en est convaincue : « C’est vrai, il y a actuellement une tendance globale à la détérioration des droits humains, mais je pense que ce n’est qu’une phase : rien n’est définitif dans l’Histoire. » Une certitude qui alimente sa détermination quant au travail de défense des droits humains en Turquie. « Nous continuons à travailler, et continuerons, à moins qu’on nous force à arrêter », affirme-t-elle avec force. Mais y a-t-il encore moyen de défendre les droits humains dans le contexte répressif que connaît actuellement la Turquie ? Idil Eser prône la persévérance : « Les défenseurs des droits humains doivent être résilients et s’accrocher : parfois cela prend du temps, parfois cela prend beaucoup de temps… » Quant à la solution, « elle doit venir de l’intérieur. Mais la solidarité internationale peut nous donner plus d’espace et de temps pour expliquer aux gens l’importance des droits humains, à quel point ils sont nécessaires pour tout le monde dans la société. » Et la mobilisation compte. « Dites aux gens que pour les personnes détenues, la solidarité, savoir qu’on n’est pas oubliés, ça fait une différence énorme ! », s’exclame-t-elle. Elle est

– TURQUIE

d’ailleurs convaincue que leur remise en liberté conditionnelle doit beaucoup à la mobilisation internationale. « Et cela fait une vraie différence dans nos vies », souligne-t-elle en racontant l’histoire d’un de ses coaccusés qui a pu, grâce à cela, assister à la naissance de son premier enfant.

Une parmi 100 000 Sans aucune preuve ni fondement, Idil Eser est accusée de faire partie de trois groupes terroristes en même temps, des charges qui pourraient lui valoir plusieurs années de prison si un tribunal la juge coupable. Absurde, son procès n’est pourtant qu’un parmi des milliers d’autres semblables en cours en Turquie. Il y a bien sûr les neuf défenseur·e·s des droits humains arrêté·e·s en même temps qu’Idil Eser, et Taner Kiliç, le président honoraire de la Section turque d’Amnesty International, arrêté un mois avant elle et toujours en détention provisoire une année plus tard. Mais bien d’autres encore : depuis la tentative de coup d’État en juillet 2016, plus de 100 000 personnes ont fait l’objet d’informations judiciaires et de poursuites, établissait fin avril 2018 un rapport d’Amnesty International. Plus de 50 000 personnes étaient alors emprisonnées dans l’attente de leur procès. Amnesty International relève en outre que la liberté de la presse est en lambeaux et que le système juridique ne fonctionne plus. « En se prévalant de l’état d’urgence, les autorités turques ont entrepris, de manière délibérée et méthodique, de démanteler la société civile, d’enfermer les défenseurs des droits humains, de fermer des organisations et de créer un climat de peur étouffant », résume Gauri van Gulik, directrice du programme Europe d’Amnesty International.

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–couvertures

Couvertures

Résister à la déshumanisation

Il se trouvait au mauvais endroit au mauvais moment. En ce lendemain de 11 septembre 2001, Mohammed El-Gorani, un jeune Saoudien d’origine tchadienne, est arrêté au Pakistan où il était parti étudier. Il n’a que 14 ans lorsque les services secrets pakistanais le « vendent » aux États-Unis. À Guantánamo, il fait connaissance avec l’arbitraire. Battu sans raison, privé de sommeil, sans cesse transféré entre les différents blocs de la prison, torturé, il survit en opposant une volonté farouche à ses gardiens. Le journaliste Jérôme Tubiana et le dessinateur Alexandre Franc cosignent un ouvrage poignant. En évitant l’écueil du misérabilisme, ils retranscrivent le combat pour sa dignité d’homme isolé dans le plus hostile des environnements. Jean-Marie Banderet Guantánamo Kid, l’histoire vraie de Mohammed El-Gorani,

Jérôme Tubiana et Alexandre Franc, Dargaud, 2018, 168 p.

Le chemin vers l’égalité en dessins

La dessinatrice Soledad Bravi et la journaliste Dorothée Werner se sont lancé un pari ambitieux : établir une « chronologie de l’évolution des droits de la femme, du début de l’humanité à nos jours ». Un petit recueil illustré avec humour, qui saute des chasseurs-cueilleurs aux suffragettes. Plutôt éclectique donc, l’ouvrage laisse une impression de « pot-pourri » un peu grossièrement brossé, surtout lorsque les auteures essaient d’expliquer en huit pages « l’origine » des inégalités. L’essai a le mérite de (re)mettre en lumière des épisodes moins traités en cours d’histoire, et soulève les enjeux actuels de la lutte pour l’égalité et le chemin qui reste à faire. Camille Grandjean-Jornod

Pourquoi y a-t-il des inégalités entre les hommes et les femmes ?, Soledad Bravi et Dorothée Werner, Éditions Rue de Sèvres, 2018, 96 p.

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Une soif de justice Dans son premier roman, l’Anglo-Égyptien Omar Robert Hamilton

témoigne avec une ardeur impétueuse de son expérience vécue au Caire pendant le Printemps arabe. Retour au cœur d’une action

contestataire dont les protagonistes cherchaient à restaurer une justice pour toutes et tous. Un objectif qui demeure intact. Par Déo Negamiyimana

M

ariam, Khalil, Hafez, Rosa sont quelques-uns parmi les jeunes qui se sont engagé·e·s contre le régime d’Hosni Moubarak en 2011. Les événements se déroulent principalement sur la place Tahrir, au cœur du Caire. Le cinéaste Omar Robert Hamilton a vu de près l’effervescence qui y régnait pendant cette période. Des jeunes gens engagés animent d’abord un « chaos collectif », qui se transforme en une véritable voie de communication grâce à laquelle ils diffusent des informations et des appels à manifester pour une Égypte plus juste. Le 29 janvier 2011, alors que les contestataires sont en pleine action, l’auteur débarque dans un avion à moitié vide qui manque de faire demi-tour à cause de la situation confuse au Pays des pharaons. À la fois militant et témoin privilégié, il s’engage au sein du collectif Mosireen, qui a pour but de documenter la révolution et d’informer le monde sur la situation en Égypte. Son action en faveur de Mosireen constitue d’ailleurs la colonne vertébrale de ce roman bouillonnant, énergique et impressionnant. L’opus se divise en trois parties. La première déroule de manière palpitante les journées de la révolution. On a l’impression de plonger dans un thriller. La seconde partie ouvre les yeux sur le pouvoir des Frères musulmans. Le souffle des manifestant·e·s est retombé. Toute-

fois, l’énergie du mouvement reste vive. La troisième partie, la plus noire et la plus chargée d’émotions, véhicule la douleur des victimes des répressions, qui ont l’impression de s’être battues pour rien. Pourtant, le roman finit sur une note d’espoir réel. Personnage principal, Khalil, le double de l’auteur, est revenu au Caire et y a accepté une mission : celle de témoigner et de rendre compte de la solidarité d’une génération qui a perdu une bataille mais pas la guerre. À travers les paroles de Rosa, prisonnière, on sent la détermination d’une jeunesse égyptienne prête à reprendre la lutte le moment venu. « On est parées pour que la grève recommence… », confie la jeune détenue à Khalil, qui prend note en s’efforçant de ne pas regarder le policier qui l’observe attentivement.

La ville gagne toujours, Omar

Robert Hamilton, traduit de l’anglais (ÉtatsUnis) par Sarah Gurcel, Gallimard, 2018, 352 p.

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–couvertures

Nous sommes des exilé·e·s U

n pas après l’autre, une vague entraînant la suivante… Qui sait ce qui se trouvera au bout du voyage ? Mais une chose est sûre : il faut partir ! Hommes, femmes et enfants se mettent alors en marche. Ils fuient leur maison en prenant l’essentiel, mais en laissant leur vie derrière. Guerre, famine, sécheresse, inondations, indigence… Les raisons sont multiples, mais le but est identique : survivre et se construire une nouvelle vie, plus sûre que celle que l’on quitte. C’est à la rencontre de ces anonymes qui ont pris les chemins de l’exil, vers l’inconnu et sans garantie de retour, qu’invite l’exposition Exil, visible au Musée international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge à Genève jusqu’au 25 novembre. À travers plus de 300 photographies de la célèbre agence Magnum,

on parcourt le globe au fil des crises humanitaires des XXe et XXIe siècles. De l’Afrique à l’Asie, en passant par le Moyen-Orient et l’Europe, on met des paysages, des visages et des objets sur les routes de l’exode que des millions de personnes ont empruntées et continuent d’emprunter. Ces clichés montrent à quel point notre monde est façonné par les mouvements de population. Les conséquences humaines des crises qui ont ébranlé certaines régions du monde ont engendré une redéfinition des frontières physiques et mentales. De nouvelles identités se sont créées et des communautés de destin ont vu le jour. En ce sens, Exil nous présente une histoire fondamentalement humaine qui nous concerne toutes et tous, où que nous soyons.

Des œuvres d’art contemporain provenant du Musée national de l’histoire de l’immigration de Paris viennent enrichir l’exposition, qui s’accompagne aussi de nombreux événements. Une possibilité de découverte pour tous les âges, afin de mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons. Sabine Eddé

Exposition temporaire Exil, Musée

international de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, jusqu’au 25 novembre 2018.

« Partir ou rester » C’

est l’histoire de l’Iran contemporain racontée par quatre personnages d’une même famille. Elle commence avec Behsad, en 1979. La révolution éclate en Iran et le shah est renversé. Behsad et ses camarades communistes ont l’espoir de bâtir un Iran nouveau, libre, où toutes et tous seraient uni∙e∙s contre l’oppression et l’impérialisme américain. Assez vite pourtant, ils deviennent l’ennemi de la nouvelle République islamique d’Iran : « Tout à coup, tu ne sais plus à quel moment la lutte commune est devenue, pendant la révolution, une lutte des uns contre les autres, pour la nouvelle domination. » Il est temps de fuir l’Iran. 1989. Avec Nahid, l’épouse de Behsad, nous découvrons l’exil de cette famille iranienne en Allemagne : les difficultés rencontrées pour demander l’asile, les

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incertitudes, les préjugés. Et surtout, l’espoir de pouvoir retourner en Iran, quand « tout sera mieux ». 1999. Le récit se poursuit à travers les yeux de Laleh, la fille de Nahid et Behsad, qui retourne en vacances pour la première fois en Iran depuis l’exil. L’Iran, elle en a de vagues souvenirs de son enfance : « […] l’Iran, c’est des poussins et des portes bleues, des gens et des odeurs, un grand-père pieds nus dans une arrière-cour. » Les contrastes sont omniprésents entre l’Iran et l’Allemagne, mais aussi au sein même de l’Iran : à la maison, les filles mettent du vernis à ongles et écoutent Ricky Martin. Dans l’espace public, le vernis est troqué contre le mantô, habit prescrit par la loi iranienne, et les milk-shakes sont consommés dans des cafés aux vitres teintées.

Le récit se termine en 2009 avec Mo, le frère de Laleh, étudiant en Allemagne. Grâce à YouTube, il suit de près les manifestations massives en Iran suite aux élections et participe à celles organisées en Allemagne avec d’autres exilé·e·s. Avec son premier roman, Shida Bayzar, Allemande d’origine iranienne, signe un récit poignant qui permet de vivre et comprendre l’histoire iranienne à travers différentes générations. Stephanie Janssen

Les nuits sont calmes à Téhéran,

Shida Bayzar, traduit de l’allemand par Barbara Fontaine, Slatkine et Cie, 2018, 224 p.

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–BD

© Guillermo Ganuza

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– INTERVIEW

« Changer le monde, même à mon âge » Dans son dernier roman, Michel Bühler nous emmène dans un petit village suisse à la rencontre des personnes qui y vivent. L’occasion pour lui d’écrire sur les thèmes qui lui tiennent à cœur comme le racisme, la précarité sociale ou la peur de l’étranger. a amnesty : Votre dernier roman, « Retour

Propos recueillis par Amandine Thévenon

a  Est-ce que ce livre est autobiogra-

à Cormont », jette un regard critique sur notre société. Avec humour et une certaine légèreté. b Michel Bühler : C’est un roman sur un village d’aujourd’hui avec des problèmes d’aujourd’hui : le racisme, la précarité, les étrangers. Et quand je dis étrangers, cela concerne aussi les Suisses. Comme par exemple les cas sociaux du village de Cormont. Je voulais utiliser un ton léger parce que nous vivons dans un monde triste. Je voulais détendre l’atmosphère en m’inspirant de mon village, Sainte-Croix, et de ses habitants. Mais j’ai transformé les lieux et les personnages pour ne pas les trahir.

phique ? b Eh bien, je ne suis pas obsédé des statistiques comme l’est Eustache, le personnage principal de mon livre [rires]. Mais oui, tout ce qu’il dit et pense, ce sont mes pensées. Comme lui, je me sens souvent seul dans ces conversations de bistro, j’ai du mal à répondre aux gens du tac au tac quand il s’agit de réfugiés ou autres. Mes réponses dureraient trois heures ou plus encore ! Et si j’arrivais à répondre, je n’arriverais pas forcément à convaincre les gens, ou à changer leur opinion. Pour cela, il faut creuser loin, remonter à l’enfance…

a  Les réfugié·e·s, les personnes âgées, les « cas sociaux » : on lit parfois que vous prêtez votre voix aux sans-voix. Qu’est-ce qui vous pousse à écrire sur eux ? b Disons que j’aime parler des gens qui ne parlent pas beaucoup. Je pense que la phrase à la fin de mon roman peut répondre à votre question : « Il faudrait plus écouter les gens qui ne disent rien. »

a  Peut-on dire que les personnages de

© Amandine Thévenon/AI

votre livre offrent une palette représentative de la société ? b Quelques personnages de ce livre existent : le Polonais est un de mes amis, le peintre était un bon ami, décédé il y a quelques mois. D’autres, comme les Thénardier, doivent hélas exister quelque part. Je dirais que mes personnages sont

En plaçant l’intrigue de son nouveau roman dans un petit village suisse, Michel Bühler entend « parler des gens qui ne parlent pas beaucoup ».

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Monsieur et Madame Tout-le-monde. On peut facilement s’identifier, et on s’est tous un jour retrouvés au milieu d’une conversation de bistro avec ce genre de personnes. a « Nous sommes tous des étrangers »,

déclare Eustache à un moment. Qu’entendez-vous par là ? b Mon père était de Bienne, ma mère est d’origine glaronnaise. J’ai vécu à Bienne pendant ma première année et demie de vie, puis nous avons déménagé à SainteCroix. Alors, nous sommes également devenus des étrangers. Ce mot est utilisé péjorativement. Il est devenu un prétexte pour rejeter l’autre, alors que c’est un enrichissement de pouvoir rencontrer quelqu’un d’une culture différente ! a  On sent une certaine nostalgie du

temps d’avant dans votre livre. Pensezvous que c’était mieux avant ? b Ce n’était pas mieux avant. Ce n’est pas mieux maintenant. Je pense qu’il y avait des choses qui étaient mieux avant et des choses qui sont mieux maintenant. Comme le professeur le dit dans mon roman : « La solution, c’est la décroissance. » Et je pense que c’est vrai. On construit partout sur une planète qui est finie. a  Pensez-vous que vos livres et chan-

sons peuvent changer les opinions de certaines personnes ? b Je ne sais pas. Mais j’ai l’espoir qu’on puisse changer le monde, même à mon âge. Peut-être pas moi, mais les prochains le pourront.

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« Pas besoin de t’améliorer » E

lle a préparé sa cafetière italienne la veille, pour n’avoir pas à le faire au petit matin. Elle se demande toujours si c’est mauvais pour la santé, l’eau qui stagne dans le réservoir de la cafetière pendant la nuit, et se dit que non, elle bout de toute façon, cette eau. Ça tue tout, l’eau qui bout. Elle pourrait dormir jusqu’à 6 heures 45, mais se lève une demi-heure plus tôt. Pour prendre le temps de réveiller l’enfant en douceur, pour lui offrir de sa présence. Elle passe sous la douche, se maquille et se coiffe le plus rapidement possible, allume la plaque sur laquelle la cafetière est déjà posée. En attendant que le café monte, elle observe le mouvement et les lumières de la rue. Le gros lampadaire blanc qui se balance accroché aux câbles d’alimentation du bus, la lumière jaune et chaude qu’il diffuse à quelques mètres de son balcon. Les premiers passants qui, le pas pressé, la tête enfoncée dans leurs vêtements, entament déjà leur quotidien. Debout encore plus tôt qu’elle. Elle se sert une grande tasse de café qu’elle prend

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dans la chambre de l’enfant, s’assied en bordure de lit. Sans relever le duvet, elle effleure doucement le corps du garçon. Puis le découvre légèrement en lui caressant le visage, le cou et les mains. Le petit s’éveille, se tourne vers elle. Il attire sa mère à lui en s’accrochant à ses bras et à son cou. Lui demande : « câlinemoi, maman ». « Je suis là », murmure-t-elle. Le sentiment qu’elle a peut-être besoin de ces moments encore plus que l’enfant lui traverse l’esprit. Avant que le garçon se lève, elle lui répète les choses dont il doit se souvenir pendant la journée. Ne pas laisser traîner son sac de piscine ou ses lunettes, bien préparer son test de math aux devoirs surveillés – les multiples de deux à sept –, sortir le classeur de français de son sac d’école. L’enfant acquiesce. Ils ne déjeunent pas ensemble. Elle l’amène au parascolaire pour commencer tôt sa journée de travail. Presque à chaque fois qu’elle laisse ainsi l’enfant, elle sent le remord l’assaillir. Elle aurait dû prévoir que ça

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ne marcherait pas avec son père. Choisir un homme plus fiable, plus responsable. La vie aurait été plus facile. Peut-être aurait-elle travaillé moins, passé plus de temps avec l’enfant. Elle chasse les pensées culpabilisantes de son esprit, serre le garçon dans ses bras en lui murmurant « à ce soir ». L’enfant se place entre la colonne de béton et la baie vitrée qui donne sur la ruelle pour dire au revoir une ultime fois à sa mère. Lorsqu’elle passe devant lui, elle lui envoie un baiser de la main auquel l’enfant répond par le même geste. Il la regarde disparaître dans l’angle de la rue, puis s’installe à côté de l’éducateur originaire du Congo. Celui qu’il préfère, parce qu’il lui enseigne des bribes de break dance et de foot, l’après-midi après l’école, et peut-être parce qu’il lui rappelle son père. Elle se rend à la station de métro à pied. Goûte à ce moment de solitude avant d’arriver à son lieu de travail. Au bas de l’avenue, les Sri-Lankais déchargent la marchandise dans leurs échoppes à l’aide de chariots métalliques. Depuis le lourd pont routier, elle regarde l’ombre des bâtiments dans les quartiers adjacents et la lumière rose qui, avec le lever du jour, colore le ciel derrière la chaîne de montagnes, de l’autre côté du lac. Elle se voit devant la maison du grand homme aux yeux bleus, celui qui leur a ouvert son cœur, à elle et à son fils, lorsque le père est parti. Elle ne vit pas avec lui. Leur histoire a connu des aléas, autant de mouvements pour accorder peut-être leurs êtres. Elle et ses vues étriquées du couple lorsqu’ils se sont connus, son besoin de solitude dans son temps libre qui s’accordait mal du désir de partager du grand homme, exacerbé par son mode de vie solitaire. Lui et ses complicités profondes, presque exclusives, avec d’autres hommes et d’autres femmes, son besoin de prendre la route. Le sentiment d’insécurité que cela générait en elle. La peur de l’abandon, une nouvelle fois. Longtemps elle a redouté aussi l’image d’instabilité que pourrait donner leur couple à l’enfant. Mais dans le fond, se dit-elle dans la lourde cage d’ascenseur en verre qui la conduit à l’arrêt du métro, ils se sont toujours retrouvés, le grand homme et elle. Dans le fond, il n’a jamais cessé de veiller sur elle. À leur manière, ils ont créé un lien qui s’étoffe au fil du temps. Elle colle son front contre la vitre du métro pour se laisser bercer par les mouvements de l’engin. Les premiers rayons de soleil teintent de reflets arc-en-ciel les vitres du bâtiment brun situé le long des rails. Lorsqu’elle entre dans la haute école, le directeur du département l’interpelle. – Ton nouveau collègue commence aujourd’hui, as-tu prévu du temps pour l’introduire à son poste ? – Tout est organisé. Avant, le directeur de département occupait le même poste qu’elle. Il ne travaille pas mieux qu’elle. Au contraire. Elle conçoit ses cours comme des ensembles cohérents, qu’elle articule aux intérêts fluctuants des étudiants et nourrit de ses propres réflexions. Les cours du directeur de département n’ont jamais eu la profondeur ni le caractère étayé de ses enseignements à elle. Pour gagner

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du temps, il recourt aux intervenants externes, qu’il aligne sans chercher à les relier entre eux dans un propos réfléchi. Mais il sait communiquer sur ses cours, le nouveau directeur de département, et y greffer les dernières logiques administratives ou managériales en vogue. Il se met en scène dans le bulletin interne, le site web et les réseaux sociaux de l’institution, ainsi que sur ses propres comptes de réseaux sociaux, où il s’affiche aux côtés de ses prestigieux invités. Une communication sous forme d’autopromotion creuse et décomplexée. Il fait correspondre ses enseignements à de nouvelles normes de certification. Chaque cours est découpé en fonction d’un minutage précis, alternant les supports (vidéo, PowerPoint, flipcharts) et les formes d’intervention (en plénum, interactives, jeux de rôle), puis évalué en fonction de paramètres quantitatifs : nombre d’étudiants inscrits, d’examens réussis, et même, nombre de partages d’informations liées à ses cours sur les réseaux sociaux. Devenu directeur de département, il a mué ses brillantes méthodes en stratégie. À aucun moment, il ne semble se demander si cela ne nuit pas à la qualité de l’enseignement. Il sait bien que les cours de sa collègue sont plus riches, plus appréciés des étudiants que les siens. Mais il prend de l’ascendant sur elle en s’appuyant sur les méthodes de communication et de gestion qu’il promeut. Lorsque le poste qu’il occupe a été mis au concours, il lui a demandé si elle le briguerait. « Non », a-t-elle répondu fermement, ça ne l’intéressait pas. Elle craignait qu’un tel mandat ne rogne sur le temps qu’elle consacrait à l’enfant. Elle ne voulait pas être partie de mutations stratégiques qui la dépassent, et qu’elle ne souhaitait cautionner parce qu’elles lui semblaient malsaines. Il sait bien qu’elle ne l’admire pas, sa collègue, le nouveau directeur de département, et même qu’elle n’a aucune raison de le faire. Comme il ne peut guère s’en prendre à son travail, il en amoindrit la portée en suggérant, quand il le peut, que le temps des grands cours ex cathedra est révolu. Elle fait de son mieux pour ignorer. Elle a préparé un plan d’introduction minutieux pour le nouveau professeur : premières échéances à respecter, explications administratives, tournée de présentation, conseils personnalisés. Le nouvel arrivé a exactement la même fonction qu’elle. Agissant sur un mauvais pressentiment, elle s’enquiert de son salaire : il sera payé quelques centaines de francs de plus qu’elle par mois. Elle est sonnée. Mais ne montre rien de sa surprise, ni ne mentionne l’écart de salaire. Elle se contente de vérifier le niveau de ses qualifications. Identiques, voire inférieures aux siennes. Le nouveau collaborateur est pressenti pour prendre la direction du département après l’éventuelle nomination de son actuel directeur à des échelons supérieurs, lui glisse-t-on pour expliquer l’écart. Quelques clics lui confirment que le motif ne justifie pas la différence de salaire, discriminatoire. L’idée qu’elle pourrait fragiliser son poste en contestant l’abus l’assaille. Elle reporte la décision d’agir.

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Sur le chemin du retour, elle compose le numéro du grand homme aux yeux bleus. Elle ne parvient à partager avec lui que son exaspération. Il l’encourage à défendre son bon droit tout en cherchant à l’amener sur d’autres terrains. A-t-elle accompli des tâches gratifiantes pendant la journée ? Les échanges avec les collègues ou les étudiants ont-ils été intéressants ? Viendra-t-elle le trouver en fin de semaine ? Qu’aura-t-elle plaisir à faire alors ? La conversation ne suffit pas à la détendre, elle ne parvient même pas à goûter à la lumière quasi printanière, elle qui aime tant observer comme elle réchauffe les immeubles de son quartier à cette heure de la journée, la teinte particulière qu’elle donne au ciel, tout en lui infusant des tons pastel au-dessus du lac. Lorsqu’il la voit arriver dans la cour de la garderie, l’enfant s’élance vers elle en s’exclamant « maman ! ». Elle lui prend la main pour faire le chemin qui les mène à la maison, lui gratte doucement l’intérieur de la paume avec ses doigts. Lorsqu’ils arrivent chez eux, les rayons de soleil illuminent la chambre côté lac. Elle n’y prête pas attention. La question de l’écart salarial avec son nouveau collègue continue d’accaparer ses pensées. Le regard lointain, elle entreprend de manière mécanique les tâches du soir. Vider le sac de piscine de l’enfant, contrôler que les devoirs ont été faits, faire couler le bain, préparer le souper. Une fois son pyjama enfilé, le garçon lui demande si elle veut jouer avec lui. « Pas maintenant, je dois cuisiner. »

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Alors, l’enfant se met à tirer une balle en plastique contre les parois de l’appartement. – Arrête de jouer avec cette balle. Je t’ai déjà dit de ne pas le faire, dit-elle, exaspérée, en entrant dans la cuisine. Mais l’enfant continue. Elle tranche les oignons, les fait frémir dans l’huile d’olive en cherchant à ignorer la balle qui rebondit contre les murs. Au moment où elle s’apprête à ajouter le riz dans la casserole, elle entend le bruit d’un objet qui se brise. – Ah non, c’est pas possible ! dit-elle, en accourant vers l’enfant. – Elle amasse les éclats de verre en lui intimant de rester à l’écart. – L’enfant lui demande une nouvelle fois si elle peut jouer avec lui. – Non, je dois cuisiner, répète-t-elle, tendue. Avant de se raviser. Elle court éteindre la plaque dans la cuisine et revient s’asseoir en face de l’enfant. – Je n’ai pas beaucoup joué avec toi ces derniers jours, je suis fatiguée en ce moment quand je rentre du travail. Je vais essayer de m’améliorer. – Tu n’as pas besoin de t’améliorer, maman. Tu es très bien comme ça, répond l’enfant. Elle lui sourit tout en lui caressant le visage. Et goûte enfin au soleil qui inonde le parquet et les rideaux jaunes de la pièce. Demain, elle téléphonera au syndicat. Elle se fera conseiller sur la meilleure manière d’obtenir le même salaire que son nouveau collègue. Nadia Boehlen

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action

–portrait

Le militantisme, une histoire de famille Philippe, Susanne et Sabine Eddé font partie du groupe 18 d’Amnesty, à Lausanne. Rencontre avec le « noyau dur Eddé », qui ne compte pas ses heures lorsqu’il s’agit de défendre les droits humains. Chez les Eddé, on n’a pas la langue dans sa poche et on ne pratique pas la langue de bois. « Nous nous intéressons beaucoup à la politique et nous avons toujours des discussions animées en famille », résume Susanne, 61 ans. Cette Bâloise d’origine est responsable depuis deux ans du groupe 18, un des groupes de bénévoles d’Amnesty à Lausanne, en plus de donner des cours d’allemand. Son époux Philippe, 63 ans, concilie son travail de médecin avec son engagement dans le groupe 18. Leur fille Sabine, 28 ans, est membre active du groupe – quand elle ne se déplace pas à l’étranger dans le cadre de son travail. La famille Eddé compte encore un frère et une sœur qui s’intéressent aux sujets d’Amnesty mais n’en sont pas membres.

© Noémie Matos/AI

Atmosphère Amnesty à la maison Philippe, né à Beyrouth, est arrivé à Lausanne au début de la guerre civile libanaise en 1975, pour entamer des études de médecine. « J’ai commencé chez Amnesty en 1982, c’était l’époque de l’apartheid

en Afrique du Sud. J’écrivais à chaque action urgente », se souvient-il. Susanne, militante dans l’âme, rejoint Amnesty au début des années 1980, d’abord dans le groupe de Bâle. Leur fille Sabine est tombée dans la potion de la lutte pour les droits humains très tôt, car « il y avait déjà une fibre ‘amnestyenne’ à la maison, avec toujours un magazine Amnesty dans le coin », évoque la jeune femme. Ses études en relations internationales à Genève l’ont amenée à s’engager activement au sein d’Amnesty en 2011, entraînant père et mère à redevenir des membres actifs en intégrant le groupe 18 après elle. À chacun·e son cheval de bataille : Philippe s’intéresse à la situation au Sahara occidental, ainsi qu’au conflit israélo-palestinien. Susanne et Sabine sont plus portées sur les sujets touchant la Suisse, avec en ce moment l’initiative dite des juges étrangers et celle pour des multinationales responsables. « On peut et on doit faire beaucoup de choses en Suisse et en Europe ! », souligne Susanne. Elle explique avec fierté que

Susanne, Philippe et Sabine Eddé dans leur jardin à Lausanne.

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le groupe 18, en plus de mener des actions classiques de stands, organise régulièrement des films-débats, par exemple dans le cadre du Festival Cinémas d’Afrique. « Les intérêts des 35 membres du groupe sont nombreux, créant ainsi plusieurs pôles d’expertise », relève Sabine. Cela se voit avec la diversité des thématiques abordées, que ce soit l’asile, la lutte contre la peine de mort, contre les discriminations, pour les droits des femmes… La famille se réjouit de la création du Groupe de travail pour le militantisme – dont Susanne fait partie – et de sa plateforme web d’échange d’idées et de compétences prévue pour 2020, qui renforcera les liens entre les groupes bénévoles d’Amnesty en Suisse. Une riche expérience humaine La même flamme anime les Eddé, explique Philippe : « Il y a parfois des moments de doute, où on ne sait pas si ce qu’on fait a de l’impact. Malgré cela, on continue encore et toujours. » Cette année, la rencontre avec la directrice d’Amnesty Turquie Idil Eser, lors de la Conférence annuelle, a renforcé la motivation de Susanne : « Ces moments sont forts. J’éprouve ce même sentiment quand je lis les lettres de remerciements de celles et ceux qu’on a pu libérer de prison ou sauver de la peine de mort. Le lancement de la campagne ‘I Welcome’ dans toutes les gares suisses, avec les activistes emballés dans des couvertures de survie, était aussi génial ! » Sabine souligne la riche expérience humaine que lui apporte le militantisme : « Je me suis fait des amis en or. » Sa mère sourit : « Mon rêve serait un stade de foot rempli par des militants d’Amnesty. » Et Sabine de rêver d’une action mondiale, pile le même jour, regroupant toutes les sections d’Amnesty… Propos recueillis par Noémie Matos

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© Rahel Krabichler

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