Cendres des hommes et des bulletins - entretien avec les auteurs

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E n t r e t i e n av e c

sergio aquindo & pierre senges R e n t r ĂŠ e

l i t t ĂŠ r a i r e

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T O U T A C O M M E N C É PA R U N E FAU T E D’ORTHOGR APHE , U N INSTANT DYSLEX IQUE . PA R L A G R Â C E D ’ U N E E R R E U R S U R L E S B U L L E T I N S D E VO T E , U N I D I O T E S T É L U PA PE E N 14 55 À L A PL ACE DU GR A N DIS SI M E FAVORI. « CE N’EST PAS LE PR EMIER EX EMPLE D’INJUSTICE NÉE À CAUSE D’UNE SEULE LETTRE DE L’A LPHABET : ON A CON N U DES SCHISMES POUR MOINS QUE ÇA, DES GUERRES CIVILES ». OU I , M A IS VOI L À , L’ I N FORT U N É , F U R I E U X , S’AU TOPRO C L A M E A N T I PA PE ET DÉ CI DE DE PA R C O U R I R L’ E U R O P E P O U R S ’A L L I E R L E S GR ANDS DE CE MONDE , R ÉPAR ER En 2010, l’artiste Sergio Aquindo invite LA FOLLE ERREUR. l’écr iva i n P ier re S enges au musée

du Louvre pour lui faire observer un tableau de Bruegel, qui demeure un mystère pour les historiens de l’art. Des Mendiants à l’allure désastreuse, portant des queues de ren a rd et d’ét r a n ge s couvre-chefs. D’où vien­ nent ces gens ? Que font-ils l à  ? S e r g i o A q u i n d o e t Pierre Senges ont essayé de comprendre. Six ans plus tard, voici leurs hypothèses réunies dans le roman « Cendres des hommes et des bulletins. »


comment avez -vous décou vert le tableau de Bruegel , « les mendiants », et pourquoi avoir choisi d’en faire un nombre si considér able de variations ? sergio aquin do — Ma rencontre avec le tableau pourrait se résumer en deux mots : fuir et se perdre. C’est en me perdant au Louvre, à la recherche d’un tableau de Vermeer, et en fuyant les attroupements de touristes, que j’ai atterri à la section « Écoles du Nord », au deuxième étage du musée. Cette salle, ou région plutôt, est devenue mon refuge : je la quittais rarement et je l’ai explorée en détails. Parmi Bosch, Holbein, Memling et Van Dalem, j’ai découvert il y a des années ce petit Bruegel intime, modeste, étrange, féerique. Par pur jeu, je me suis mis à le copier, à en extraire des détails (chapeaux, prothèses, mains, etc.) À chaque fois que j’allais au Louvre « je me sentais ensuite, et donc du côté des Écoles du Nord, obligé d’aller je me sentais obligé d’aller me mettre face me mettre au petit Bruegel. Et d’en dessiner une partie, un détail, quelque chose. J’ai un faible pour face au petit les choses modestes, pour les petites œuvres. bruegel. » Dans celle-ci, il n’y a que des mendiants, apparemment seuls survivants d’une société disparue. L’infirmité m’attire aussi, et les hybrides... J’ai une fascination pour la technique, de manière générale : sur les premiers croquis que j’en ai faits, j’ai reproduit les béquilles et les prothèses des mendiants du tableau. C’est de là aussi que vient l’utilisation du noir et blanc. Enfin, l’ambiance du tableau m’a magnétisé, cette nuit étrange, ces couleurs féeriques, et ce décor, qu’on n’identifie pas, et qui s’ouvre vers un parc ou une campagne. Une scène de théâtre, presque...

pourquoi avoir sollicité pierre senges ?

On se connait depuis longtemps et on aime chacun le travail de l’autre. J’avais trouvé fascinantes les Études de se rgio aqu i n do –


silhouettes, où Pierre reprend mille fois des morceaux inachevés du journal de Kafka. Cela rejoignait ce qu’était ma démarche au début pour le projet Bruegel (des variations à la recherche de quelque chose, un sens, un style, une histoire... Et une plongée dans le tableau, comme si on avait pu y entrer et l’explorer de l’intérieur, y découvrir des choses cachées, des nouveaux personnages, etc). Cette démarche, que j’appelle pompeusement « Tentatives d’épuisement graphique », était déjà à la base dans mon précédent livre, Harry & the helpless childen, et dans l’esprit de beaucoup de livres de Pierre.

pierre senges, comment vous êtes -vous lancÉ dans ce projet ? pierre senges — J’avais au moins deux bonnes raisons d’accepter l’invitation de Sergio à écrire des variations sur la toile de Bruegel : la première est Sergio, la deuxième est l’appétit de variations. Comme le dit Sergio, il y a une appréciation réciproque qui n’est pas, du


moins on le souhaite, une sorte de jeu convenu d’admiration donnant donnant, mais aussi une sympathie, au vrai sens du mot : j’entre en sympathie avec le travail graphique de Sergio, la preuve est que j’aurais aimé avoir inventé La Mère Machine ou Les Jouets Perdus, j’aurais aimé écrire un livre sur Harry, du moins après que Sergio m’ait fait découvrir l’existence à la fois du personnage et de son livre, alors en projet. L’invitation à écrire d’après cette toile est pour moi l’occasion d’entrer par la fenêtre dans l’univers de Sergio, dans ses dessins, comme dans un grenier rempli « La variation, d’objets et de personnages éton- qui est un moteur nants. Et me voilà d’ailleurs ravi : musical ou quand je découvre la silhouette graphique, peut de Jacinta I re , reine véritable d’Angleterre. Comme Sergio sait aussi apporter m’amadouer, il a su compter sur beaucoup à mes faiblesses : ce faible pour la l’écriture : comme variation. La variation, qui est un le commentaire, moteur musical ou graphique, peut aussi apporter beaucoup à l’écri- elle permet toutes ture : comme le commentaire, elle les évasions permet toutes les évasions pos- possibles » sibles, tout en maintenant une sorte de foyer, arbitraire ou véritable, auquel on revient ; les digressions sont d’autant plus autorisées qu’on garde à l’esprit, et le lecteur aussi espérons-le, ce point de départ et d’arrivée, ici la toile de Bruegel, qui soutient l’ensemble.

quelle fut votre méthodologie ? pi er r e senges — Sergio m’a dévoilé quelques premiers dessins ; évidemment je me suis référé à la toile de Bruegel ; d’une certaine manière, elle a fait l’intermédiaire entre lui et moi. Chacun a poursuivi son travail, puis j’ai proposé en tremblant une première version du texte, qui a obligé Sergio à en tenir compte pour de nouvelles planches.



Après la première visite ensemble au Louvre et un échange autour de l’idée que je me faisais du projet, l’idée était que chacun puisse entamer une exploration du tableau à sa manière. Je tenais à ce que Pierre ne se sente pas enfermé dans ma vision. On n’a ensuite pas énormément discuté du projet : je finissais en même temps Harry & the helpless children, et Pierre travail- « j’ai une tendance lait à Achab et d’autres choses encore. On naturelle au se voyait, bien sûr, mais plus parce qu’on “noir ”, au sombre est amis qu’en raison du projet. En plus, dans les dessins, avec ma manière chaotique de travailler, je craignais dès le début que Pierre ne alors que dans les finisse les textes bien avant que je sois au textes de pierre bout de mes recherches, ce qui fut le cas. il y a beaucoup La direction dans laquelle j’étais parti au d’humour. il y début (exploration du tableau exclusivea beaucoup de ment), s’est vue un petit peu modifiée par les textes de Pierre, par l’histoire de dynamisme et de l’antipape et de la caravane, notamment. mouvement » J’ai alors tenté de faire rentrer cette histoire dans le tableau et dans mes variations. Je travaille sans plan, sans chemin de fer, sans croquis ; je cherche, dessine, redessine, coupe et recolle (comme dans les « 36 Stratagèmes »). J’aime spécialement les collages du dernier chapitre : ils sont faits avec la matière écartée des autres chapitres, avec des restes. sergio aqu in do —

Je me suis laissé un peu guider par tout ça. Voilà pourquoi ça a pris tant de temps aussi. Ma réaction à la réception du texte de Pierre fut : « Aïe, je suis (comme toujours) à la bourre ! » Mais la première réaction fut surtout l’amusement : j’ai ri comme un fou. Finalement, Pierre est plus fidèle au tableau que moi, me semble-t-il. Je me suis maintes fois posé la question d’illustrer ou pas certains passages de son texte, c’était tentant, notamment l’idée de la caravane. J’ai un peu cédé. Tout en essayant de rester fidèle à ma première idée, de fixer le regard sur le tableau. J’attends du lecteur qu’il soit capable de s’investir dans la lecture et jeter lui-même des ponts entre textes et images. Qu’il soit capable d’accepter deux voix. Je voulais qu’il ait l’impression d’avoir devant lui une sorte de mystère à résoudre : le rapport entre les textes et les images.


pierre senges, vous êtes -vous documenté sur la toile ? pier r e senges — Tout ce que je sais de cette toile des Mendiants je le tiens de Sergio, ou presque ; le reste est fait aussi d’intuitions, de digressions, de trahisons et de chapardages. Le recours aux documents, à des livres d’histoires et des chronologies précises a été nécessaire pour nourrir l’écriture de cette épopée d’éclo- « Le recours pés vers 1455 ; je me suis aussi intéressé aux documents, aux conclaves tels qu’ils se déroulaient à des livres bien longtemps avant Vatican II, j’ai d’histoires trouvé des ouvrages évoquant les cours nomades, on y trouve des descriptions et des étonnantes de ces immenses cours chronologies royales sur les routes du pays. Pour précises a été l’évocation de la fête des fous je me suis nécessaire reposé en partie sur des souvenirs de lecpour nourrir tures, notamment Le Sceptre et la Marotte de Maurice Lever, que j’ai rouvert à l’écriture de l’occasion. Les diverses interprétations cette épopée de la toile se sont faites au hasard des d’éclopés vers évocations, des associations d’idées, en 1455 » variant sur le thème de la déchéance et celui de la fête ou du rituel ; l’épisode du Bal des Ardents a trouvé naturellement sa place dans cette galerie, comme un souvenir obsédant dont il faut se débarrasser.

le cortège des usurpés est mené par l’antipape Sylvestre IV : ‘‘cendres des hommes et des bulletins’’ est- il une anti - histoire, ou une histoire en marge de la gr ande Histoire ? pierre senges – L’idée qu’il ait pu exister des antipapes me ravit au plus haut point : une superbe idée dramaturgique, un excellent gag de l’histoire. L’antipape fait par ailleurs écho au renversement à l’œuvre au cours de la fête des fous, et comme tout renversement peut tenir lieu de dénonciation ou devenir un sujet d’effroi. À partir de cet antipape,


il était tentant de dessiner en effet une sorte d’anti-histoire, ou d’antiEurope, disons une histoire parallèle, une chronique des souverains possibles et des règnes évités de justesse, comme un embranchement abandonné du temps. Comme ces règnes n’ont pas eu lieu, il est tout aussi tentant de les imaginer délicieux et pacifiques.

l’écho, l’ombre nette, la silhouette, le détail , l’invisible... sont- ils le cœur des variations ?

Concernant les silhouettes, j’imaginais cette caravane, vue de loin, et me disais que la perfection graphique de ces silhouettes nettement découpées pouvait sauver ces vagabonds, en les débarrassant de la crasse, de la laideur, de la pauvreté, en leur donnant une grâce d’ombre chinoise. Peut-être une réminiscence du Septième sceau, et d’une phrase de Kafka : “tandis que nous autres, tout à fait fermes, noirs à force de contours bien nets...”, dans l’une de ses plus belles pages. Difficile pour moi de désigner le cœur des variations, sinon le tableau lui-même : la variation est centrifuge, elle est périphérique, elle s’éloigne du cœur, même si elle y revient comme les lignes du dessin de Paolo Uccello selon Marcel Schwob. pi e r r e se nges —

Pour moi clairement oui, ce sont justement des notions qui m’ont motivé dès le départ. L’idée ou l’envie que tous ces échos, ombres et apparitions soient aussi le tableau. À ce propos, pendant que je travaillais aux Mendiants, j’ai rêvé une fois que la ville se fondait avec les salles du Louvre, et que dans le tableau des Mendiants, je voyais aussi tout ce que j’avais vu en me rendant à pied au musée. J’aime l’idée des variations infinies. Je pourrais continuer mes dessins là où je me suis arrêté (aux collages). J’ai d’ailleurs plusieurs fois pensé à répéter un seul dessin pour le reste de ma vie : ne faire que ce dessin, toujours le même, et voir le temps passer et les transformations de ma personnalité sur ce dessin-là, qui serait toujours différent et, à la fin, méconnaissable. Je voudrais aussi signaler la différence de ton : j’ai une tendance naturelle au « noir », au sombre dans les dessins, alors que dans les textes de Pierre, il y a beaucoup d’humour. Il y a beaucoup de sergio aquindo –


dynamisme et de mouvement, alors que je vais toujours plutôt vers le statique, l’image arrêtée, et une sorte d’angoisse. Il y a là, me semblet-il, une porte ouverte pour le lecteur. J’aime l’idée de faire des livres où textes et images sont les matériaux de base pour que le lecteur construise lui-même un troisième univers, où il les combine à sa guise et les organise selon son envie.

le roman est aussi très drôle : quel r apport y entretiennent la dérision et l’usurpation ? pierre senges — J’ai profité de l’invitation de Sergio pour revenir sur ces thèmes inépuisables, celui de la légitimité et celui du faux, l’un allant avec l’autre. Comme Walser étudiait de très près l’obéissance pour faire un portrait du pouvoir, il est peut-être possible d’étudier de près le faux pour découvrir nos critères de vérité, toujours arbitraires. La dérision du fou du roi est sans doute alors la « l’idée de faire seule façon de questionner à nouveau la des livres légitimité du souverain, à l’heure où les où textes et courtisans s’en tiennent à la vérité du fait images sont accompli. La dérision du carnaval est aussi l’occasion de se moquer de ce que nous les matériaux avons de plus cher, et qui ne vaut rien : de base pour nos postulats. que le lecteur

construise lui-même un troisième univers, où il les combine à sa guise et les organise selon son envie. »


cendres des hommes et des bulletins Sergio Aquindo - Pierre Senges 8 septembre 2016 978-2-37055-095-8 - Livre brochĂŠ 320 pages - 21 euros.


« toute situation grotesque (on ajoute

absurde , désespérée , acharnée ) devant comporter une issue, même infâme »

Cendres des hommes et des bulletins Sergio Aquindo & Pierre Senges

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