Entretien radiophonique avec Robert Alexis

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Entretien avec Robert Alexis sur rts.ch dans l'émission « Entre les lignes » de Jean-Marie Félix du 6 novembre 2014 Robert Alexis : « Ce roman est la suite d'un exercice que je pense être une exercice de recherche. Le roman n'est pas pour moi une question de style ou de travail narratif, c'est une recherche que je mène depuis La Robe, donc depuis très longtemps. Vous devez vous rendre compte des accointances qu'il y a entre La Robe et L'Homme qui s'aime. Le roman est pour moi une façon d'interroger le monde sans être grandiloquent, d'interroger l'univers, la place que nous avons dans l'univers, la souffrance que nous pouvons avoir dans ce monde. Parce qu'être humain, c'est souffrir. Je l'ai dit dans d'autres interviews polémiques, ce sont à chaque fois des combats que l'on mène contre soi, qu'on mène contre ce qui nous entoure, l'environnement, que j'estime insupportable. Le travestissement n'occupe pas la part principale de L'Homme qui s'aime . On pourrait tomber dans le piège des Confessions d'un travesti : ce n'est pas du tout cet aspect anecdotique qui m'intéresse. Ce qui m'intéresse c'est de montrer comment une personne peut, en se ''désidentifiant'', en niant ce qu'il y a en elle de plus intime - et ce qu'il y a de plus intime en nous, c'est le corps, c'est le genre - comment on peut, à partir de cette ''désidentification'' proposer un nouveau point de départ pour ce qui concerne l'appréhension du monde, ou du moins une tentative de compréhension du monde, cet environnement dont je vous parlais toute à l'heure. C'est ce qui me semble principal dans ce roman. Le personnage fracture son identité en occupant provisoirement un autre genre. Encore une fois, ce que j'aimerais dire aux auditeurs et aux prochains potentiels lecteurs, c'est qu'ils ne soient pas aveuglés et fascinés par ce que je considère anecdotique. La seconde thématique importante du roman, après cette dépolarisation, celle de la transformation de genre, c'est ce mélange de rêve, d'imaginaire et de réalité. Je ne pense pas que l'on puisse comprendre quelque chose du monde sans y mêler une part importante de ce qu'est notre psychisme qui est empreint d'imaginaire et d'onirisme. On passe une bonne partie de notre existence à dormir, à rêver, et le monde revêt bien souvent un aspect onirique. Je ne suis pas sûr - j'ai la prétention de mon âge, j'approche la soixantaine donc je peux peut-être dire des choses - je ne suis pas sûr d'avoir trouvé dans le monde quelque chose de certain, une position fixe, une table panoramique qui me permettrait d'avoir sur ce monde une quelconque certitude, une quelconque conviction. Ce qui par contre fonde mon intuition première, et cela fonctionne depuis La Robe, c'est que ce monde mérite autant de diversité, de complexité et de confusion qu'il peut nous en présenter » Donc je mêle sans arrêt dans mes romans des personnages qui peut-être n'existe pas, et qui sont objets d'imaginaire. Je répète : ce roman est fait de la suppression de ce qui forme notre habituelle certitude quand on songe à sa propre identité, quand on songe au soi. Bon vous le savez certainement, mes romans ne cessent d'attaquer cette idée d'identité, c'est un point de départ important, identité que j'ai essayé dans ma vie de briser également et ça n'a pas toujours été facile, c'est fait de souffrance et de renoncements, c'est fait d'épreuves, bien sûr. On ne peut pas vivre, exister sans chercher cette complexité dont je parlais toute à l'heure. Vous savez, je joue sur l'opposition masculin féminin, mais j'y vois une facilité. Il y a différentes façons de se déplacer : on peut se déplacer par le voyage, en changeant de vie affective, ou professionnelle


mais très souvent ces déplacements ne sont que la conduite peu incidente d'une pièce de puzzle sur un puzzle qui y est de toute façon indifférent. Donc il faut passer par l'extrême, il faut briser en soi la certitude. Et mon moyen et celui de mes personnages a toujours été finalement l'expérience du corps. Travailler ce que nous sommes, tâcher de changer ce que nous sommes afin de mieux appréhender le monde, passe par une série de fracture de cassures et ça ne se fait pas simplement quand vous changez d'habits, vous avez une autre façon d'être au monde et le monde se donne différemment à vous. C'est cela qui m'intéresse, quand le monde se donne différemment à vous. Vous savez moi dans mes romans, euh ce sont des romans d'une intimité qui est parfois faite de... c'est pour ça que ce sont des romans qui ne sont peut être pas adressés à tous les lecteurs mais ce sont des romans qui se fondent sur un travail pénible concernant le corps, le vice... J'essaie de travailler ce qu'il y a de plus intime, ce que j'appelle le plus intime c'est peut-être quand nous sommes seuls dans notre appartement, devant la glace, c'est peut être la que les choses se donnent avec un peu plus de résonance, de « vérité» ce sont des romans polémiques, ce sont des romans de bagarre, oui, j'en veux beaucoup au monde, je ne l'ai jamais caché. Je mène depuis mon enfance un combat contre lui, et j'essaie d'y voir clair. J'arrive en fin d'existence, peut-être certaines lumières se sont allumées, il me reste un petit peu de temps je pense pour écrire et essayer d'y voir plus clair. Mais ma conviction est qu'on ne peut rien faire sans prendre énormément de risques avec soi même et ce que l'on peut penser de soi. Il y a aussi dans L'Homme qui s'aime cette façon de présenter cette transformation. Encore une fois on est pas femme parce qu'on porte une jupe ou une robe. Avec l'habit féminin, c'est l'environnement qui s'offre différemment, on a de nouvelles perceptions, on a une sensibilité autre, et c'est ce que tente mon personnage, sortir de soi de toutes les façons et lui c'est la façon qu'il a trouvée. En plus c'est un personnage qui peut se permettre cela puisque je l'ai créé avec une immense beauté, une beauté insoutenable comme il le dit lui même et il peut passer du masculin au féminin avec beaucoup d'aisance, ce qui n'est pas permis à beaucoup de personnes. Donc il a cette capacité d'être au monde selon son choix, et je l'envie beaucoup pour ça moi, matin femme soir garçon, c'est une être plastique, voilà. C'est ce que j'ai cherché dans mon existence, le plus de liberté, le plus de possibilités, le plus de plasticité possible. Nous sommes trop englués dans un ensemble de représentations. Et les représentations les plus 'engluantes' sont celles que l'on a de notre propre personne. Donc euh... il a beaucoup de chances de ce côté là. On reste trop souvent à cette opposition de genre qui est une fiction. Entre l'homme et la femme il y a une infinité de degrés et ce personnage en fait l'expérience. C'est ce que j'appelle justement l'expérience de la diversité et de la complexité : nous devons traverser ces degrés au prix de l'extrême, d'un combat permanent. Finalement, peu de personnages gravitent autour de l'homme qui s'aime. Ils apparaissent avec une mission de révélation mais le centre du roman c'est cette étoile double qu'est mon personnage d'Hortense Vilard. Un personnage comme Fausto, le mari d'Hortense, montre très vite ses limites, il lui en fait l'aveu d'ailleurs, « Je ne te comprends pas, tu es pour moi aussi effrayante que les étoiles ». L'expérience que fait mon personnage porte évidemment les autres au dégoût. Le travesti apparaît souvent comme quelque chose de monstrueux. Quant à la belle mère, Paloma, qui reçoit Hortense dans les Pouilles, en Italie, c'est l'inverse d'Hortense, puisque Paloma, c'est la rusticité, l'extrême simplicité, l'extrême beauté de la simplicité : c'est aussi ce contact très dur que l'on a avec la nature.


Vous savez que dans mes romans la nature occupe une place toujours très importante, le contact avec le minéral, le végétal, ce qu'est le monde par sa diversité, ce qu'elle a de fascinant mais aussi d'effrayant. Or Paloma est un personnage simple qui finit par aimer Hortense d'une façon presque équivoque à la fin. Tous les personnages qui gravitent autour d'Hortense finissent par devenir un peu équivoques, ambigus. Nous devons lutter pour devenir troubles et équivoques, sans cela le monde se donne simplement à nous, quand nous sommes des êtres simples au sens presque mathématique du terme, réduits à ''identité'', le monde se donne à nous de façon simple, réduite. Quand nous devenons troubles et équivoques, nous devenons absents à nous mêmes, et finalement se conjugue une double absence : celle du monde et notre propre absence. C'est ce travail qui m'intéresse, ce travail dans la nuit, parce que le monde c'est la nuit, c'est une extrême indéfinition. On ne peut rien gagner de ce monde indéfini sans provoquer en soi une semblable indéfinition. Beaucoup d'écrivains tentent d'organiser une analyse des choses déjà existantes, ils s'intéressent à une matrice qui leur préexiste et ils le font à partir d'un point de vue immuable, ce point de vue c'est ce qu'ils estiment être leur identité, ainsi on va parler par exemple de souvenirs familiaux, d'expériences au travail, de telle ou telle action entreprise dans l'existence. Tout cela ne me concerne pas. Je reviens à ce que je disais précédemment, à la fameuse pièce de puzzle : rien ne se donne si on a pas d'abord lutté contre ce point d'origine, c'est à dire le soi. Ce que je reprocherais peut être au roman contemporain, c'est une fascination pour l'anecdotique, l'historique, le familial, des choses qui finalement proposent très vite leurs limites. Encore une fois, avec beaucoup de nuances, car il y a de très grands écrivains aujourd'hui. Les femminello en Italie sont des gens mi homme mi femmes, que l'on voit sur la place publique là bas et qui sont tout à fait acceptés. Il se trouve que mon personnage vit une partie de son expérience, la plus trouble pour reprendre le mot, à Naples, une ville qui est présentée dans mon roman comme une ville nocturne, la ville du vice et Hortense se sent très bien dans cette atmosphère et peut être davantage acceptée que partout ailleurs. Il y a pourtant une différence notable entre Hortense et le femminello comme il y a une différence notoire entre Hortense et ce qu'on appelle les transgenres ou les transsexuels : c'est qu'elle mène un travail sur elle même : elle ne subit pas une physiologie quelconque, elle souhaite ardemment cette nouvelle vocation. Alors que les autres sont peut être naturellement enclins à être mi homme mi femme. Il y a certes beaucoup d'excitation chez elle à transgresser, mais il y a aussi une expérience chez elle qui est une expérience intellectuelle. ''Voyons ce que cela va devenir, en changeant de point de vue, jusqu'où on peut aller'', elle le dit d'ailleurs : en me transformant, je fais advenir le monde, je le fais exister lui aussi. Les femminellos se situent dans un domaine je dirais plus élémentaire. Je considère L'Homme qui s'aime non pas comme une forme d'aboutissement mais il est une récollection des thèmes abordés depuis neuf romans. Ce n'est pas un point final mais ma recherche, concernant cette distinction homme-femme, concernant le thème du travestissement, du vice, semble avoir atteint un point d'arrivée. Je ne vous le cache pas, je travaille sur un prochain roman, ce roman va emprunter d'autres directions, une autre orientation. Cet homme qui s'aime, est imparfait, mais cette imperfection, j'en suis finalement assez heureux. Écrire d'une façon parfaite, merveilleusement organisée irait à l'encontre de ce que je pense de l'existence et de l'écriture. Il faut que mon lecteur accepte ce cheminement, il y a de multiples récits qui s'enchevêtrent dans L'homme qui s'aime, c'est d'ailleurs souvent le cas dans mes romans, il y a quelque chose alors... j'ai entendu un critique parler de littérature allemande... moi j'ai plutôt une fascination pour quelque chose de plus rustre. J'ai une fascination pour Dostoïevski, ça ne se voit peut-être pas à l'écrit mais il y a quelque chose comme ça : allons voir, ouvrons les portes, soyons passionnés... Je serai incapable, incapable d'occuper ce renversement depuis la femme, d'écrire le même roman


dans l'autre sens : seule une femme pourrait écrire. Je sais ce qu'il se passe quand on fracture l'identité, l'autre m'apparaît absolument interdit. Vous savez, les femmes conservent leurs secrets, il est difficile de savoir comment elles peuvent être... Vous savez quand Hortense fait l'expérience du travestissement, ça ne reste qu'un travestissement : elle sait la part d'illusoire qu'il y a dans cette transformation. Non j'en serais incapable... « La femme maîtrise par instinct l'énergie bouillonnante du sexe » Flowerbone – Robert Alexis – 2008 Les femmes, je vais peut être employer un cliché, mais les femmes ont une façon d'être plus généreuse en amour, peut-être plus sincère. Très honnêtement, ce serait vous mentir que de me croire en position de parler pour les femmes. Il y a chez l'homme, peut être, avec beaucoup de points d'interrogation, quelque chose de plus risqué, d'aventureux, de démoniaque, de décentré : cela s'explique culturellement. On place au dessus des femmes un statut qui leur pèse énormément, elles ont peut être plus de difficultés que les hommes à se libérer de ce jeu dont nous parlions tout à l'heure. Il y a peut-être chez l'homme quelque chose d'aventureux mais mêlé d'une sorte de sensualité un peu sordide. Peut-être que les hommes sont plus enclins au sordide. Et dans les expériences dont je fais montre dans mes romans, il y a immensément de déplacements scabreux, sadiques, sordides. Le déplacement dont je parlais qui s'effectue d'un genre à l'autre, cela peut s'opérer également par le crime. Alors là par contre j'en resterais à mon devoir d'écrivain, parce que je n'ai jamais fait quelque chose sans le consentement d'autrui. Je ne dis pas que je me suis comporté comme un saint, mais toujours avec le consentement des autres. Dans le Dahlia noir, le personnage tente le crime. Il y a peut-être là quelque chose qui est plus typiquement masculin, je ne sais pas, il y a aussi de grandes criminelles chez les femmes, je n'ai aucune vision éthérée de la femme, alors là pas du tout. « La femme est l'avenir de l'homme » : pour moi c'est absolument ridicule... Réécouter l'interview sur le site de l 'émission L'Homme qui s'aime de Robert Alexis éditions Le Tripode – 4 septembre 2014 320 pages – 18,50 euros 978370550309


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