Zuleika Dobson

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max beerbohm

zuleika dobson une histoire d’amour à oxford

oman

Traduction de Philippe Néel, entièrement révisée par Anne-Sylvie Homassel

Monsieur Toussaint Louverture


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chapitre i

Cette vieille cloche, présage d’un train, venait de retentir dans la gare d’Oxford, et les étudiants sur le quai, joyeuses silhouettes de tweed ou de flanelle, s’avancèrent d’un pas pour jeter sur la voie un regard nonchalant. Jeunes et insouciants, dans la douce lumière du soleil de l’après-midi, ils formaient un contraste incongru avec le plancher vermoulu, avec les signaux pâlis par le temps et les éternels murs grisâtres de cette antique station, qui, pour insignifiante et familière qu’elle parût à leurs yeux, ne rappelle pas moins aux touristes les derniers enchantements du Moyen Âge. À la porte de la salle d’attente de première classe, se dressait, vénérable et solitaire, le Recteur de Judas. Un pilier d’ébène de la tradition, telle était son apparence, revêtu qu’il était de son antique toge. Très haut, entre le bord large de son chapeau de soie et la blanche expansion [9]


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de son plastron de chemise, saillaient ces yeux enviés par les faucons, ce nez jalousé par les aigles. Il soutenait ses ans sur une canne d’ébène. Lui seul était digne du décor. Un coup de sifflet retentit dans le lointain. L’avant d’une locomotive se dessina, puis il y eut derrière elle un long train qui s’incurvait sous un panache de fumée. Il grossissait d’instant en instant. Sans cesse accru, son vacarme le précédait. Bientôt ce fut un monstre énorme et furieux devant lequel un mouvement ins tinctif fit reculer tous les jeunes gens. (Et pourtant, à leur insu, ce convoi recelait en son flanc un danger bien plus redoutable.) Il entra en gare, dans une confusion de bruit et de vapeur. Avant même l’arrêt, la porte d’une voiture s’ouvrit pour livrer passage à une svelte et radieuse créature, en costume de voyage blanc et toque étincelant de magnifiques diamants, laquelle sauta, agile, sur le quai.

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Un éblouissement, à coup sûr ! Cent yeux la dévisagèrent, et la moitié autant de cœurs lui furent désormais acquis. Le Recteur de Judas lui-même avait chaussé son nez d’une paire de lunettes à monture noire. L’apercevant, la nymphe courut à lui. La foule s’écarta sur son passage. Elle fut bientôt à son côté. « Grand-papa ! » cria-t-elle en l’embrassant sur les deux joues. (Il n’y avait pas un seul des jeunes gens présents qui n’eût, pour cette accolade, sacrifié cinquante ans de sa vie.) « Ma chère Zuleika, fit-il, sois la bienvenue à Oxford. N’as-tu donc pas de bagages ? — Oh ! si, une quantité, répondit-elle. Et une femme de chambre qui va s’en charger. — Alors, dit le Recteur, allons droit au Collège. » Il lui offrit le bras, et ils se dirigèrent lentement vers la sortie. La jeune fille bavardait avec animation, sans rougir

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une seule fois dans l’avenue de regards qui la dévoraient au passage. Les étudiants ensorcelés avaient tous oublié ceux ou celles qu’ils étaient venus chercher. Ces parents, sœurs, cousines que l’on n’avait pas réclamés, couraient sur le quai. Infidèles au devoir, les jeunes déserteurs constituèrent un cortège compact à leur enchanteresse. Ils la suivirent en silence. Ils la virent sauter dans le landau du Recteur qui s’assit à sa gauche. Et ce fut seulement quand le landau eut disparu qu’ils se retournèrent — avec quelle lenteur et quelle mauvaise grâce ! — pour s’occuper des leurs. Le landau roula vers Judas, traversant ces quartiers sordides qui unissent Oxford au monde. Il rencontra peu d’étudiants, car la plupart — on était au lundi de la Semaine des Huit —, avaient couru à la rivière pour encourager leurs équipes. Il croisa pourtant un splendide jouvenceau monté sur un poney de polo. Son chapeau de paille s’ornait d’un ruban blanc et bleu, et il le souleva devant le Recteur. « C’est, expliqua le Recteur, le Duc de Dorset, un membre de mon collège. Il dîne à ma table ce soir. » Zuleika, se retournant pour regarder sa Grâce, vit que le Duc n’avait pas ralenti son allure, et qu’il ne jetait pas même un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle eut un frisson de consternation, mais à peine ses lèvres avaientelles esquissé une moue qu’elles s’incurvèrent bientôt en un sourire sans méchanceté. Dans The Corn, l’avenue où le landau venait de déboucher, un second étudiant, à pied celui-là, et tout différent du premier, salua le Recteur. Il portait un veston noir, élimé et informe. Il était aussi courtaud que son [ 12 ]


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pantalon : presque un nain. Son visage manquait autant de charme que son allure de distinction. Il louchait derrière une paire de bésicles. « Et celui-là, qui est-ce ? » s’informa Zuleika. Une rougeur intense colora les joues du Recteur. « C’est un autre élève de Judas, répondit-il. Un certain Noaks, je crois. — Il dîne aussi avec nous, ce soir ? — Certainement pas ! protesta le Recteur. C’est hors de question. » À l’inverse du Duc, Noaks s’était retourné pour lancer derrière lui un ardent regard. Il attendit que le landau

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fût sorti du champ rétréci de ses yeux myopes, pour reprendre, avec un soupir, sa promenade solitaire. Le landau roulait maintenant sur le Cours, à l’endroit que noircirent les fagots du bûcher de Latimer et de Ridley. Il passa devant les portes de Balliol et de Trinity, ainsi que devant l’Ashmolean. Du haut de leur piédestal, entre les barreaux des grilles du Sheldonian Theatre, les bustes sévères des empereurs romains considérèrent l’équipage de la belle étrangère. Zuleika leur répondit d’un regard indifférent. Les choses inanimées avaient peu de charme à ses yeux. Un instant après, un vieux professeur sortait de chez Blackwell où il venait d’acheter des livres. Il vit avec stupeur, de l’autre côté du Cours, de grosses gouttes de sueur briller sur le front des Empereurs. Il pressa le pas, tout tremblant. Ce soir-là, dans la salle des professeurs, il en fit part à ses collègues. Il eut beau n’obtenir que sourires sceptiques et polis, il refusa mordicus de croire qu’il avait été victime d’une hallucination consécutive à la lecture assidue de Mommsen. Il se déclara certain de ce qu’il avait vu. Il fallut attendre deux jours pour que l’on commence à accorder quelque créance à ses dires. Oui, au passage du landau, la sueur perla bien au front des Empereurs. Ils comprenaient bien, eux, le danger qui menaçait Oxford et l’annonçaient du mieux qu’ils le pouvaient. Que cela soit porté à leur crédit. Et considérons-les donc désormais avec plus de mansuétude. De leur vivant, nous le savons, certains d’entre eux furent infâmes — nihil non commiserunt stupri, sævitiæ, impietatis ! Ne sont-ils pas assez punis pourtant ? Éternellement et inexorablement exposés à la chaleur et au froid [ 14 ]


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d’Oxford, aux quatre vents qui les cinglent et à la pluie qui les ronge, ils expient en effigie les abominations de leur orgueil, de leur cruauté et de leur luxure. Les débauchés sont sans corps ; les tyrans ne sont plus couronnés que de neige ; ceux qui s’estimaient les égaux des dieux sont souvent confondus avec les Douze Apôtres par les touristes américains. C’est à quelques pas d’eux que les deux Évêques succombèrent pour leur foi, et aujourd’hui encore, nul ne passe en ce lieu sans verser une larme. Pourtant leur mort sur le bûcher fut prompte à venir ! À ces Empereurs que personne ne pleure, le temps n’accordera pas de répit. C’est bien sûrement chez eux le signe de quelques grâces que de ne s’être pas, en ce bel après-midi, félicités du fléau qui allait s’abattre sur le lieu de leur servitude.


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