LES CINQ LIVRES DU KING

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Malheur à qui fait croître le désert


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un feuilleton de Pacôme Thiellement illustré par Jonathan Bougard

Les cinq livres du King

Le Feu Sacré


Le livre du Singe

Le livre du Rat

10 12 14 16 18

86 88 90 92 94 96 98 100 102 104 106 108

191 Fantômes Todos son Display Actes des apôtres Comme des garçons Ohayo Chirac-san !

Le livre du Chien 22 24 26 28 30 32 34 36 38 40 42 44 46 48 50 52

Une nuit à Istanbul Matinée à La Paz Après-midi à Al-Manama Neuf heures du soir dans l’Utah Crépuscule rue de Maubeuge Six heures du matin à Washington Début d’après-midi à Téhéran Autour de minuit dans le Connecticut Trois heures et demie du matin rue Rodier Vers 21 heures au Ritz Il est avec Pierre L. et Elvis P. Réveillons la France Secret défense Beau, oui, comme... La vengeance du fantôme Léon meurt

Dialogue avec l’ange Qui fait l’ange fait la Bête Intérêts supérieurs Instant Karma L’artiste Alias Le Roi du monde L’Archange empourpré L’éthique Passage de la Ligne Aux frontières du monde Qui donc, si je parlais, m’entendrait parmi la hiérarchie des anges ?

Le livre du Dodo 112 114 116 118

Natsukashi Aube ténébreuse place Kossuth Rendez-vous à la fin du monde Un souci d’amour fait couler mes larmes 120 Une vengeance

Le livre du Porc 56 À l'ombre de tes ailes Jéovah 58 Pas de Schekhina pour Louise Ciccone 60 Christian Rosenkreutz est mort 62 Last Man Standing 64 De la séduction 66 Notre agent quai Voltaire 68 La vérité est ailleurs 70 La Maman de la République 72 Honny soit 74 Helter Skelter 76 Clair de lune à Maubeuge 78 Ring the Alarm 80 La sauterelle pèse lourd 82 Le pire morceau de la Bible

Sommaire

Les cinq livres du King


Impossible de savoir comment cette drôle d’histoire a commencé, mais des fantômes d’Elvis Presley ont commencé à apparaître aux hommes bien avant sa mort, tout le long de sa vie, et peut-être même avant sa naissance. Dans Mystery Train de Jim Jarmusch – dont l’usage du Hagakuré dans Ghost Dog a influencé directement la « koanisation » de la fiction que vous avez entre les mains – la jeune groupie japonaise collectionne des apparitions d’Elvis avant, après et pendant Elvis : elle peut le retrouver dans le visage de Madonna et dans un vieux Bouddha antique. Elle peut même retrouver Elvis dans Elvis lui-même. Car Elvis est comme tout le monde : il ne peut échapper à sa propre confrontation à l’apparition d’Elvis. Personne n’échappe à Elvis. Pas même les Atlantes. Pas même les premiers hommes. Pas même les bêtes. Ces différentes « années » pleines d’apparitions d’Elvis ont été publiées successivement dans un quotidien nommé VV (le « Livre du Singe », 2004) ; un hebdomadaire nommé Le Tigre (le « Livre du Chien », 2006) et un mensuel qui s’appelait, surprise, également Le Tigre (le « Livre du Porc », 2007). Et tous les trois étaient dirigés par Lætitia Bianchi et Raphaël Meltz ; aidés pour l’hebdomadaire par Benoît Virot et, pour le mensuel, par Aurélie Delafon. Ces deux dernières saisons ont également fait l’objet de deux plaquettes, Year of the Dog et Year of the Pig, et furent lues sur Radio Aligre par Eugénie Barbezat dans son émission Liberté sur Paroles à raison d’un épisode par semaine. Et il s’en est fallu de peu qu’une troisième, Year of the Rat (le « Livre du Rat », 2008), soit également imprimée. Si je ne sais pas comment cette histoire a commencé, je ne sais plus non plus ce qui a pris au Peintre


de la huitième Loi, mon génial complice Jonathan Bougard, de littéralement l’exploser et la transfigurer dans des images extraordinairement baroques, cryptographiques, acides, primitives, sensuelles et psychédéliques. À partir du moment où Jonathan s’est emparé de cette espèce de marabout-de-ficelle narratif, rempli de pièges, de chausse-trappes, d’allusions si obscures que j’ai quasiment oublié toutes leurs sources et de rébus perdus pour leur auteur, c’était fait : le Théâtre Chimique d’Elvis existait. Il s’était imposé à nous pour plusieurs années d’allers-retours dans le monde miroir. Tous les héros se sont vite transformés en doubles, en répliques ou en « masques ». Je suis encore halluciné du manque volontaire de réalisme dans les traitements de (en vrac) Rei Kawakubo, Soleil Moon Frye, Condoleezza Rice, Tom Cruise, Beyoncé Knowles, Roland Dumas, Yoko Ono, David Duchovny, Jacques Chirac… Tous sont des pantins assumés, ne recoupant pas 1/99e de leur personnalité réelle ; et ces farfadets n’essaient pas même de faire semblant. Ils s’assument comme des « répliques » de leurs personnalités publiques, une « personnalité privée » déductible de leur activité publique ou simplement associée aux rumeurs qui l’entourent (homosexualité pour Condoleezza Rice, sado-masochisme pour Pierre Lellouche, mauvais caractère pour Beyoncé). À partir de l’instant où toutes ces personnalités publiques apparaissent dans ce « théâtre », elles se trouvent automatiquement soumises à un traitement caricatural les apparentant à des marionnettes type Spitting Image ou Guignols de l'Info (désolé pour la vulgarité de cette dernière


référence) avec des phrases-gimmicks et des comportements machinaux les apparentant aux « images d’hommes bâclées à la 6-4-2 » du président Schreber – d’où l’arrivée des Muppets en troisième saison, qui rehaussent le niveau général gâché par l’abondance de stars ! Il faut dire que ces pseudo-Condoleezza, ces pseudo-Madonna ou ces pseudo-Lellouche avaient commencé à infiltrer mes rêves, et même la réalité… Alors même que le feuilleton qui le dépeignait comme un beauf néoconservateur raciste et occidentaliste était publié dans Le Tigre, ma compagne et moi nous retrouvions à dîner dans le même restaurant coréen que le petit député UMP ambitieux du 9e arrondissement et celui-ci parlait au patron comme s’il était son esclave et lui hurlait « Légumes ! Plus de légumes ! Viande ! Viande ! » tandis que, simultanément, cigare au bec, il draguait une affreuse fille toute en cuir noir en l’épatant par ses anecdotes sur ses amis du think tank de Bush. Ce soir exceptionnellement j’ai eu du mal à digérer le délicieux barbecue du Gin Go Gae de la rue Lamartine… Si la réalité commençait à dépasser la fiction, c’est que la fiction n’était pas encore assez extrême ; pas encore assez juste. Jim Henson, les Frères de la RoseCroix, Prince et Le Roi du Monde de René Guénon vinrent à ma rescousse pour donner un tournant plus épique et plus lyrique à ce qui risquait de dégénérer dans une partouze sanglante d’hommes politiques et de journalistes TV… Ainsi recomposé sur quatre saisons auxquelles est venue se greffer une cinquième de conclusion, le « Livre du Dodo », vous avez désormais l’intégralité du petit théâtre aux spectres d’Elvis. Fragmentaire, lacunaire, occulte, d’un humour qui ne fait peut-être


rire que moi et peut-être inutilement graveleux, ce récit existe si vous décidez d’en combler toutes les pièces manquantes. N’ayez pas peur, c’est facile : les images produites par Jonathan Bougard sont si hallucinatoirement belles, si étrangement et magnétiquement belles, qu’elles compensent à elles seules les scories de ce récit rempli de signes de mauvais sorts et de sombres pressentiments… So sit back, relax and enjoy : Les cinq livres du King. Pacôme Thiellement, Décembre 2013-janvier 2014 In memoriam François Cavanna, Tante Aïda, Joaquim Oliver Merran


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un feuilleton de Pacôme Thiellement illustré par Jonathan Bougard

Les cinq livres du King

Le Feu Sacré



Le livre du Singe

I 191 Fantômes (22.01.2004) II Todos son Display (23.01.2004) III Actes des apôtres (24.01.2004) IV Comme des garçons (25.01.2004) V Ohayo Chirac-san ! (26.01.2004)


191 Fantômes

Michel Roussel vivait entouré de 191 fantômes. C’était les jeunes femmes de la région toulousaine, mortes ou disparues entre 1985 et 1997. L’ancien directeur de la cellule « Homicide 31 » avait commencé à disposer des fétiches dans son appartement, masques ou cendriers, gommes taillées à la forme d’une fusée ou statuettes d’angelots démodés tentant chacun de recueillir l’ombre, l’esprit ou le souffle d’une de ces femmes et de créer ainsi un lien de continuité, rappel ou rémanence, entre elles et lui. Après avoir épousseté avec délicatesse

l’un de ses autels, il jeta un œil par la fenêtre en soupirant. Qui sait ? Peut-être que leurs assassins marchaient en ce moment même dans la rue, face à son immeuble, et un mur invisible le séparait malgré tout de leur arrestation. C’était le chien-et-loup, l’heure où l’on se méfie même de l’ami. Il apparut, à cet instant, dans son costume hawaïen entouré d’une aura de lumière rose. Elvis Presley regarda Michel Roussel d’un air affectueusement narquois et lui dit : « Ce qui te manque, cherche-le dans ce que tu as. C'est là la vraie nature du Bouddha. »

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Le livre du Singe

22.01.2004



Todos son Display

Stéphane Lesergent avait travaillé toute la nuit sur ses display, les visuels d’une soirée techno qu’il voulait aussi initiatiques que les effets du yage concoctés par un brujo et excitants qu’une ballade vaudoue de Wendy Rene. À cinq heures du matin, alors qu’il achevait une cannette de Fanta et empruntait une cigarette à son colocataire Ludovic Dupré qui le réprimandait dans son demisommeil, il sortit prendre l’air sur l’avenue de Clichy. « Si j'accélère la diffusion d'images jusqu'à atteindre directement le système

nerveux sans que la perception rétinienne puisse conserver la mémoire de ce qui vient d'être projeté, se demandait Stéphane, quels seront les effets sur la psyché des hommes de demain ? » Et c’est alors qu’il le vit, de taille légèrement plus petite que la normale et en suspension dans le vide : c’était Elvis Presley. Poussant énergiquement sa guitare sèche vers sa hanche et pointant son index vers lui en souriant, il lui dit : « La première image est comme la dernière image. Le Bouddha n'est pas dans les choses. »

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Le livre du Singe

23.01.2004



Actes des apôtres

Soleil Moon Frye se réveilla ce matin avec une migraine épouvantable. C’était la conséquence directe d’une absorption exclusive de margaritas poivrées et de fromage au miel. Sa première pensée fut de se dire qu’il était temps de ressortir la sérié télévisée qui la rendit célèbre en DVD, accompagnée d’un de ces stupides commentaires audio que les spectateurs n’écoutent jamais jusqu’au bout. Elle pourrait aussi devenir une artiste neen, rencontrer Miltos Manetas et le suivre dans ses expéditions néo-simoniaques, assise sur un petit âne à ses côtés. Alors qu’elle

sirotait un café instantané à la saccharine sur la terrasse de sa résidence californienne, elle sentit les effets anticipant habituellement la crise d’épilepsie. C’est alors qu’il apparut, Elvis Presley, et de sa tête sortait des éclairs. Il tendit une main vers elle qu’il agita comme s’il la remerciait frénétiquement de son attention, avant de lui dire, sur un ton qui ne laissait plus de place au doute : « Quand un buffle s'échappe de son enclos et se précipite au bord du ravin, ses cornes, sa tête, ses sabots, tout passe ; mais pourquoi sa queue, elle, ne peut pas passer ? »

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Le livre du Singe

24.01.2004



Comme des garçons

Le défilé venait de commencer et Rei Kawakubo tournait en rond, seule, dans le dancing de la Coupole. Elle pensait à un pas de danse qui puisse transcender le stress, et conserver la colonne vertébrale droite tout en évacuant toute la tension accumulée par les préparatifs de l’événement. Elle savait par expérience que son métier synonyme d’esprit passager, et incarné par des mannequins toujours très beaux, très lisses, mais plus irréels à chaque génération devait être transfiguré par la rigueur extrême avec laquelle elle l’exerçait et la discipline qu’elle imposait en lieu et place d’une signification

clairement assignable. Elle avait lu quelque part sur un blog japonais qu’on s’inquiétait, un peu partout dans le monde, des apparitions de plus en plus fréquentes du King. Et c’est au moment même où sa pensée défilant à vitesse infinie s’était focalisée sur sa peau de phacochère rose chewing-gum, qu’il se matérialisa un bref instant face à elle. Repeignant sa banane gominée et tournant la tête vers la droite, il disait : « Les hommes ne cherchent que ce dont ils manquent. Celui qui cherche le désordre possède l'ordre ; celui qui cherche la discipline, celui-là seul sait ce que vivre libre veut dire. Cool, pas vrai ? »

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Le livre du Singe

25.01.2004



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