Viendrez-Vous ? (Extrait)

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Michel Cornillon

Viendrez-vous ? — roman —

Chroniquevirgule.canalblog.com

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Le 27 mai

Femme de plume ? Un peu, beaucoup, passionnément, mais le soir, en secret. Et le jour infirmière… J F 32 ans, divorcée, rieuse et délicate, sensible, sensuelle, mais quelque peu sauvage… Merci de m'envoyer une photo de vous et de me retourner la mienne. Cordialement et peut-être à bientôt Gabrielle Tavernier 25 allée Galilée 92210 Saint-Cloud

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le 6 juin

Bonjour Jérôme, Un grand merci pour votre lettre, reçue ce matin. J'apprécie beaucoup que vous me trouviez à votre goût, et je vous enverrai une autre photo de moi en remplacement de celle que vous avez eu la gentillesse de me rendre, si nous trouvons une harmonie dans la relation qui s'esquisse. Ames d'artistes l'un et l'autre, peut-être nous découvrirons-nous une sensibilité commune. Je travaille à deux ouvrages en même temps : un roman intimiste et une étude philosophique dont je n'ai guère envie de vous entretenir pour l'instant, de peur de me disperser. Très pragmatique en effet, je me méfie de mes enthousiasmes, je m'interdis de parler de mes écrits non encore aboutis. Avant que je ne vous dévoile le fruit de mes cogitations, chair de mon âme de femme, vous devrez donc patienter. En revanche, je cherche une méthode pour avancer plus vite. Sauriezvous me conseiller ? Difficile, d'assumer la plume, de se confronter à ses démons ! J'éprouve l'angoisse de la page blanche, comme au premier jour, avec la sensation d'avoir beaucoup à exprimer sans pouvoir accoucher de rien, sans même réussir à ramener dans mes filets les images trop furtives qui me traversent l'esprit... Mais si je m'en reporte à cette maxime — " les 75 premières années sont les plus difficiles pour un écrivain" — j'aurais tort de me décourager. Qu’en pensez-vous ?

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J'étudie également la complexité des rapports humains, bien souvent conflictuels, dans les relations amoureuses. Je voulais en faire un conte, cela se mue en une sombre tragédie. J'adore la nature, je vais souvent courir un ou deux kilomètres au parc de Saint-Cloud, le matin de bonne heure, avant de me rendre à mon travail. Comment s'appelle cet adorable bambin, sur la photo reçue hier ? J'ai moi-même une petite fille de 6 ans, très vive, curieuse de tout, dynamisante. Je serai très heureuse de poursuivre cette relation, par voie épistolaire dans un premier temps. Parlez-moi de vous, de vos œuvres, si cela ne vous ennuie pas. Etes-vous un écrivain de style, ou un écrivain d'idées ? Et puis nous nous téléphonerons, et puis nous nous rencontrerons. A bientôt je l'espère.

Gabrielle

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le 11 juin

Bonjour Jérôme J'ai bien reçu, vos lettres, douces, pleines de poésie. Fantasmeriez-vous, avant de me connaître ? Vous me semblez à un tournant de votre vie, disponible pour le meilleur, si enthousiaste que je vous envie. Et que j’ai peur en même temps. Relevant de maladie d'amour, je ne me sens pas prête à m'élancer aussi loin que vous. Le serai-je un jour ? La création, la recréation de soi après un tremblement de tête et de cœur passe par une grande solitude, un silence qu'il me semble soudain avoir voulu rompre trop tôt : si vos lettres vous révèlent, elle me contraignent de mon côté me regarder, à me voir telle que je suis en cette amorce de l’été. J'ai porté ma croix ces dernières années, je me croyais tirée d'affaire, mais non, et je me cherche encore. Le chemin s'avère long, plus difficile que je n'imaginais lorsque m'est venue l'envie, alors que je feuilletais (en toute innocence !) la rubrique relations d'un certain magazine, de provoquer le destin. Ceci pour vous demander de faire preuve de compréhension, de ne pas me bousculer. En serez-vous capable, vous qui semblez si impatient de me rencontrer ? Vous sentez-vous si seul en ce printemps ensoleillé ? Je ne suis malheureusement pas disponible ce week-end, mais nous nous rencontrerons plus tard, je vous le promets. Peut-être avant les vacances, si vous êtes raisonnable et compréhensif — un ange de patience, quoi ! En attendant, continuez de m'écrire. Même si elles ravivent en moi une souf-

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france enfouie (mais vous n'y êtes pour rien), vos lettres ne m'effraient pas. J'oserai même vous avouer que certaines de vos phrases m'enveloppent de parfums oubliés et qu'il m'arrive d'en frissonner, à mon grand étonnement, comme par l'effet d'une lumière trop vive au sortir d'un tunnel, d'une caresse à ce point inattendue que j'ai du mal à m'y abandonner. Que vous est-il donc arrivé de si douloureux, pour que vous soyez parvenu à une telle absence d'orgueil, arme à mes yeux la plus douce pour séduire, être aimé ? Continuez de me parler de vous, de votre histoire, de vos douleurs passées. Des femmes aussi, qui semblent vous faire peur. Dites-moi quels sont vos livres de chevet, vos auteurs de prédilection, vos peintres favoris. Comme je vous l’ai avoué, je suis sauvage, barricadée devant l'inconnu. Pourtant vous m'intriguez. Je ne saurais dire pourquoi, j'ai envie de vous connaître mieux, de pénétrer dans votre intimité de traqueur de chimères. Alors continuez de vous confier, rapportez-moi ce qui vous traverse l’esprit, ce qui vous fait vous élancer vers moi sans vous soucier de rien, "me devinant", dites-vous, ô bienheureux aveugle ! Et murmurez à mon oreille, en me prenant le bras dans une allée de feuillages, d'accord, mais sans me serrer trop près, que nos petites misères n'auront plus d'importance dès lors que nous nous comprendrons sans passer par les mots. Une ancienne voie de chemin de fer, un chemin sablonneux au-delà de Saint-Rémy ? Désolée, je ne connais pas ce lieu mais j'en sais quelques autres, tout aussi romantiques, où je m'en allais marcher sans rencontrer personne, il n'y a pas longtemps. J'ai aimé moi aussi, j'ai été aimée, et j'ai partagé beaucoup de souffrance dans un amour réciproque, du moins en apparence, et voué à l'échec. Peu de bonheur en fin de compte. Aujourd'hui, j'essaie de me détacher de qui m'habita pendant près de deux ans, et dont l'image me poursuit tous les

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jours. A croire que ma "machinerie mentale", terrifiée par l'absence et le vide, ne peut s'empêcher de la ramener au jour et de la ruminer, quitte à s'empoisonner elle-même. Sensibilité trop aiguë, trop exacerbée que la mienne ? On me le dit. Mes amours se situent dans le signe du poisson de haute mer, avec un côté balance et un regard vers le taureau, si bien que je me demande parfois si j'appartiens à ce monde de machines, de chiffres et de seringues, si la réalité n'est pas à rechercher du côté des nuages, des papillons et de la lune… Ces derniers temps, je fais des rêves bizarres, parcourus de diables poursuivant des d'anges, d’anges perdant des plumes, de dragons terrassés qui malgré tout se relèvent. Je devrais consulter… Quel est votre signe astral ? Votre ascendant ? Votre date de naissance ? Donnez-moi également la position de Venus dans votre ciel natal, que j'interroge les astres et le marc de café avant de vous ouvrir ma porte et d’oser vous sourire. J'aimerais beaucoup, pour la même raison, lire votre premier roman. Pourrez-vous me l'envoyer ? Mais je dois vous sembler folle… Je vous embrasse et suis ravie de vous connaître un peu. Gabrielle PS - Inquiétez-vous, rongez-vous les ongles et tournez en rond, je vais m'absenter quelques jours. Peut-être vous écrirai-je, peut-être pas. Tout dépendra du soleil et du vent, du coup de fouet des vagues. Je m’en vais à la mer avec ma petite fille.

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Saint-Martin de Ré, le 17 juin

Ah, Jérôme ! Comme vous seriez heureux, je le sens, sur mon île de lumière. Une beauté sereine, ignorée des touristes et rayonnant de pureté, m'offre l'éden que vous cherchez aussi. Le chatoiement des vert tendre et des ors, la luminosité variant au fil des heures, la mer tantôt étale, tantôt frangée d'écume, et mille parfums mêlés pincent doucement mes cordes. Je viens régulièrement ici, c'est ma chapelle à moi, et j'ai le plus grand mal, chaque fois, à regagner mon studio trop étroit. Je ne me sens à mon aise que dans le silence et les vastitudes, dans la confrontation de la lumière et de la rétine, de l'oreille et du son, devant une feuille vierge. Je frissonne et je suis heureuse, je ferme les yeux et j'inspire doucement, je cherche à vous imaginer. Un grand amour dans un vertigineux silence… Je prends vos lettres,que j’ai glissées dans mes bagages, et je les relis… Vous écrivez : "la vie, cet intermède dérisoire"... Pensée que je partage en cette heure matinale, si belle que rien n'importe plus. Vous dites aussi : "Je ne sais pas attendre", et cela me fait rire à présent que je suis délivrée de l'attente. Un amour platonique, nourri d'un désir passionnel qui m'a portée très haut pour me précipiter ensuite dans ce que vous connaissez peut-être… Et puis vous parlez du "mot", de celui qui révèle... Vous parlez à demimots, d'une manière étrange. Vous m'effrayez un peu, comme le ferait quelque miroir au fin fond d'un tunnel, mais je suis impatiente de découvrir votre

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côté solaire, d'entendre votre voix, de la rapprocher de votre écriture. Votre plumage inconnu (pareillement votre crête de coq) seront-ils à mes yeux aussi envoûtant que votre ramage ? Je saute du coq à l'âne, ne m'en veuillez pas, je me suis couchée tard, je n’ai presque pas dormi. J'ai fait la connaissance hier, dans la maison où je loge (une chambre chez l'habitant), d'une femme écrivain d'une soixantaine d'années. Personnalité peu commune, vivacité qui m’a coupé le souffle, humour qui nous a menées toutes les deux à deux heures du matin. Pourvu que nous vivions, vous et moi, de grands moments ensemble ! Gabrielle

Mon écriture est beaucoup moins régulière depuis certaine mésaventure. Je travaille sur Macintosh moi aussi.

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Quatre lettres, sept pages lues et relues cent fois, et cette dernière, reçue ce matin — mais qui n'est plus d'actualité, tant pis, je la

poste quand même ! Post-scriptum griffonné d'une main coléreuse au verso de l'enveloppe, soulignement de "tant pis"… Ainsi, le temps d'inscrire dans la mémoire le souvenir d'une voix étrangement nette malgré le brouhaha que filtraient mal les glaces de la cabine, le premier coup de fil aura suffi à tout flanquer par terre... Un étonnement là-bas, un silence effaré, puis la mesure de l'erreur, le retrait immédiat : Je n'aurais pas répondu !… Alors le vide, la glaciation, le vertige, et plus moyen de s'expliquer. Car à partir de quatre lettres, de l'aperçu photographique d'une jeune femme au sourire malicieux, de l'espoir partagé d'une relation sortant de l'ordinaire, s'est noué le lien qui attache et qui livre… — pour en arriver là, au claquement d’une porte ! Mais quand était-ce, nom de Dieu, ce coup de téléphone en douce, passé de la gare d'Austerlitz pour plus de discrétion ? S a lettre est datée du 26, le tampon de la poste atteste du 27 et nous voici le 28, si rien n'avait capoté la rencontre attendue était pour après-demain, ou après après-demain… confusion des dates, tremblement d'une main d’imbécile. Plus de rencontre envisageable, projets à l'eau dès le premier contact, mais à quoi bon retourner le

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couteau dans la plaie, et quelle erreur de se monter le bourrichon, de relire ces quatre lettres comme pour mieux se faire mal… Envie de tout casser, de hurler le naufrage de lendemains qui chanteront ailleurs, ailleurs de même chanteront pour elle à son retour de l'île, la pauvre, dont à Saint-Cloud se muait le sourire en grimace de dépit, en crispation de la mâchoire.

De grands moments ensemble !... Un chant dans le roulement des vagues, puis un doute, une interrogation, votre annonce… et le rappel amusé du texte, le silence, le couperet.

Puis nous nous téléphonerons, bon Dieu, puis nous… Mais comment a-t-elle pu ne pas voir, puisque c'était écrit, aucune erreur possible ! Comment a-t-elle bien pu répondre avant même d'avoir lu ! Comment s'y est-elle prise, cette fine mouche, pour commettre une erreur si grossière, en baver à son tour !

Quoi … marié ? Marié, oui, à une femme qui ne rit plus, qui ne bouge plus, qui se crispe sous les caresses. Qui refuse les baisers. Qui roupille sur le frein tandis que bringuebale la charrette dans les faubourgs de rêves bancals, entre projets en jachère et printemps sans saveur. Mais qu'ont-elles dans la tête, les charmantes ? De quelle folie souffrent-elles toutes ? Et pourquoi cette envie de vomir, pourquoi relire ce qui n'est plus d'actualité mais continue de résonner, la vache ! comme l'écho tordu d'un rire.

Juste un mot avant mon départ… …quinze jours du côté d'Antibes, chez mes grands-parents… …mon adresse… — mais pas la moindre trace

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d'adresse, ni au recto ni au verso de l’enveloppe, non plus que dans la lettre, la folle a comme de juste oublié. La folle multiplie les impairs et les actes manqués, et ses brouillons vous filent directement au coeur.

…justesse dans votre manière de me percevoir… …pleine de contradictions, douce mais très volontaire et quelque peu dominatrice, c'est vrai, mais comment l'avez-vous deviné ? La photo ? …vie très remplie, très mal remplie, raison de mon désespoir. Je côtoie malgré moi des gens avec lesquels je n'ai rien en commun… …moins seule dans la nature que dans un entourage que je n'ai pas choisi… et encore :

…rencontré beaucoup d'hommes, jamais trouvé en eux l'idéal que je cherche… … souhaite une telle communion, une telle osmose ! et encore :

... Saurons-nous faire naître l'amour entre nous ? Je trouve très séduisante votre proposition de faire connaissance en nous promenant, plutôt que dans un café… Vous me donnerez le bras, vous serez compréhensif et vous m'apprivoiserez, vous me ferez m’oublier... ...mon rêve? Une vie de complicité avec un homme intelligent et drôle…nous lier à une bande d'amis, des artistes comme nous, des gens simples, authentiques. Des gens “simples“, les artistes ? Ah la naïve en ses chromos, son cocon, ses aquarelles à l’eau de rose !

Pourrez-vous m'apporter cela ? J'aimerais tant que vous soyez solide, que vous me protégiez de mes dérèglements, j'ai parfois des moments de

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folie, des angoisses qui me terrorisent... Je suis franche, je ne veux rien vous cacher. Je dis "mon rêve serait", mais en même temps je ne demande plus rien que la paix intérieure... Et elle file au travail, vous me mettez en retard, lance encore un baiser avant de refermer sa porte… Mais elle oublie sa lettre et reçoit entre temps le coup de fil qui lui verrouille le cœur, puis le lendemain, basta ! l'expédie comme pour mieux se venger… Mais pourquoi ? Et pourquoi cette noirceur du côté de Vénus ?

de grands moments ensemble et vous m'apprivoiserez, vous me ferez sourire…

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Paris, dimanche 30 juin

Chère Gabrielle, Je me préparais hier à recevoir la prévisible conclusion : — Fini ? vous avais-je demandé — En quelque sorte, m'auriez-vous répondu. Or je n'ai trouvé ce matin que les sempiternelles factures, soulagement par défaut. J'étais meurtri ces derniers jours, autant que vous, je suppose, et découvrir sous votre plume un rejet définitif aurait rajouté à ma peine. C'est donc demain que j'ouvrirai l'enveloppe, en toute sérénité, du moins je le suppose. Par une action précise sur le chakra numéro 7 (celui du sommet de la tête), puis une méditation suivie d'une promenade sur les quais de la Seine, j'ai réussi à recouvrer un semblant d'équilibre, un début d'optimisme. Nous sommes à ce point semblables, Gabrielle, dans nos espoirs, nos désespoirs et nos idéaux, qu'il me semble impossible qu'un noir aussi brutal, aussi opaque, sur un simple malentendu, puisse effacer le bleu de l'accord esquissé. Au point que je me suis permis ce vendredi — pardonnez-moi, je ne tournais plus rond — d'aller glisser dans votre boîte une lettre que je voulais absolument que vous lisiez avant votre départ. Que vous ayez engagé le dialogue, malgré l'étourderie, ne peut à mon avis relever du hasard. Et tant pis (ou tant mieux) si les vacances nous éloignent l'un de l'autre : la liberté, l'espace et le soleil nous permettront peut-être d'y voir clair. Je pars quant à moi pour trois semaines, j'en profiterai pour vous écrire, vous parler, rêver en votre compagnie, imaginer tous les possibles sans pour autant nier la ré-

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alité, par là laisser se mettre en place les cartes d'un avenir que je ne conçois plus sans vous — comprenne qui pourra. Votre "île de lumière", comparée à la raideur, à la froideur de ce quartier de Saint-Cloud que je ne connaissais pas, et qui m'est apparu soudain à l'opposé de vos attentes… Comme je vous comprends lorsque vous m'avouez votre difficulté à vous réintégrer au retour des vacances ! Et comme je vous admire, belle infirmière, d'œuvrer par l'écriture à vous porter au-delà de ces cubes de béton en forme de casiers, de ce confort plaqué sur une misère intime que nul ne remet en question, sur cet exil en soi qu'impose le besoin de paraître ! Et vous voici envolée vers Antibes, vers une côte qui n'a plus d'Azur que le nom, un bord de mer souillé de fric, de faux bonheur et de plaisirs douteux ! Qu'allez-vous faire là-bas, après les plages de Ré ? Mais j'oublie les remparts, le musée Picasso et la Fondation Maeght, lieu magique entre tous, havre de paix dans un arrière pays aux senteurs de lavande… Y emmenez-vous votre petite fille ? Six ans, c'est drôle, je dois rêver trop vite, mais je n'ai pu m'empêcher de la placer aux côtés de Brille-Babil, le galopin de ma photo, comme s'agissant de nos deux enfants communs, de nos projections insouciantes. Travailler de la plume comme on travaille du chapeau, pour mon plaisir, pour le vôtre j'espère, lorsqu'à votre retour vous trouverez une montagne de lettres… J'adore écrire, vous l'avez constaté. C'est ma passion, ma folie et ma foi, la seukle manière que j’ai trouvée de rejeter Babel, peut-être de reconstruire ma tour. Et vous écrire, à vous qui me lirez, me plaît infiniment plus que de m'escrimer sur des pages qui n'auront en fin de compte, je le redoute, satisfait que moi seul. Six manuscrits photocopiés de mon troisième roman (le second, accepté puis refusé, et rejeté vingt fois de suite, traîne au fond d'un tiroir) sont depuis près d'un mois entre les mains de quelques édi-

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teurs… Je n'ose penser à ma dégringolade si je reçois, d'ici deux ou trois semaines, les lettres de refus, froides et sèches, sorties d'ordinateurs... Mais plus trace d'inquiétude en ce premier dimanche d'été, même en ce qui nous concerne. Je pars le 6 ou le 7 pour la chaleur et les cigales, un hameau dans les arbres et de troublants ruisseaux — mon île de lumière à moi. Une nature sans foules, sans pub ni téléphone, ni télé, ni radio. Je vais y retrouver mon enfance dans le gargouillement des eaux, m'enivrer de parfums et de fruits, et revenir doré, nourri des énergies épousées de la terre, du soleil et du ciel. J'avais décidé cette année, avant que vous n'apparaissiez, de transporter là-bas l'indispensable informatique, de travailler là-dessus à un début d'histoire qui me trotte par la tête… et puis non, plus d'écran, plus de clavier. Me suffiront un stylo ou un feutre, quelques feuilles de papier maintenues sur un carton par une pince à dessin. De la lisière du ciel n'écrire que pour vous seule, connue par quelques mots, l'éclat d'une prunelle qui m'a tapé dans l'âme, d'une voix qui me chatouille l'oreille… Déraison ? Mais que serait le monde sans un brin de folie, que serionsnous, vous et moi, si ne s'était préservée cette partie de nous-mêmes qui échappera toujours à la mathématique, à la computation, au calcul… Je vous ai parlé, je crois, de mon récent voyage à Lille au lendemain d'un dîner copieusement arrosé, de mon rêve sur le ruban de l'autoroute, ou plutôt de la vision qui me traversa l’esprit alors que continuaient d’agir en mes tréfonds les vapeurs de l'alcool, que je me sentais de plus en plus léger, comme dématérialisé, libéré de mes chaînes… Une "vision", je dis bien. Si le rêve s'alimente à la source du vécu, quelque part dans les soubassements du Moi, la vision nous saisit depuis les vastitudes. Poussière flamboyant d'insoupçonnables vérités, elle dérive dans l’espace sans que nous la distinguions,

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prisonniers que nous sommes de soucis matériels, mais de même qu'un pollen elle appartient au tangible, de même qu’une graine peut être partagée ou conservée pour des germinations futures. Cette semence captée sur l'autoroute nous élevait vers l'infini sous une forme électrisée, nous livrait à l'amour dans un emmêlement miraculeux de pages. Mais qu'il m'est difficile soudain, de vous parler de ce qui me fut offert ce jour de ciel bas et maussade, cependant traversé de photons. Je dois manquer de sucre, de sel et d'oxygène, je reprendrai plus tard. Méditation transcendantale, réactivation des chakras par des mouvements respiratoires… Imaginez un chemin, visualisez dans le parc de SaintCloud une des allées dont vous m'avez parlé, et laissez-vous porter, regardez-vous venir à moi dans la fraîcheur et la rosée, sentez cette chaleur et cette lumière neuve, ces radiations d'ultraviolets dans la révélation du camaïeu des verts nous river l'un à l'autre. Nos défenses respectives ont chuté, nous partageons une même dérive aux confins du réel, nous trouvons le sommeil dans les bras l'un de l'autre… Nos lignes de chance, sont destinées à se croiser, je l’ai compris sur l’autoroute. Nous nous rencontrerons au lever du soleil et je vous aimerai, jeune femme aux yeux cernés de l'attente du jour, haute jeune femme soudain — 1m73, ô la douceur de cette révélation. Je nourrirai de l'éclat de votre œil mes espoirs et ma soif, je prendrai votre main et nous serons une île. Vos lettres et les miennes, nos lettres à venir, mêlées par les caprices des jours, écritures liées, pages entrelacées… Elles nous décrivent et nous ouvrent, nous offrent l'un à l'autre, nous illuminent et nous désignent, aux antipodes du malheur, l’or des récoltes à venir. Notre correspondance ? L'enfant qui nous illuminera…

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L'enfant des matins de Matisse, des longues après-midi de Manet, des nuits chaudes et brunes, blanches de communion… L'enfant baigné de pensées et de rêves, notre enfant de demain. Et qu'importent le passé, les faux pas, les maladresses qui nous échapperont encore. Un enfant de deux plumes, un enfant de deux ailes… Puis-je vous baiser la main, génitrice malgré vous de cette future merveille ? Jérôme

J'allais poster cette lettre, la vôtre me parvient. Je change l'adresse et vous l'envoie telle quelle.

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Vendredi midi

Jérôme, Oui, je suis effectivement déçue, très déçue même, beaucoup plus déçue que j'aurais pu m'y attendre. Le fait que tu sois marié bouleverse mes projets avec vous. Je ne peux supporter cette situation ambiguë. Si vous n'aimez plus votre femme vous devez la quitter, avoir ce courage. Je l'ai fait moimême quand j'ai compris que je n'aurais plus rien à partager, jamais, avec mon mari. Je ne suis pas restée par lâcheté, je ne suis pas partie pour un autre non plus. Je suis partie SEULE, lui laissant même ma fille. Ce fut très difficile, mais je me voulais responsable, et j’entendais assumer mes actes. Vous, vous me paraissez manquer du plus élémentaire courage, et votre prétexte de ne pas faire souffrir me semble inacceptable. Que vous soyez fragile, je le comprends d'autant mieux que je le suis moi-même, mais que vous manquiez de délicatesse au point de venir chez moi déposer votre lettre, au point de me tutoyer si brutalement au téléphone, au point de m'envoyer des mots d'amour qui sont autant de façons de galvauder l'Amour, vraiment, je n'apprécie pas. Je vous l'ai dit, je cherche un homme tendre mais solide, qui m'aidera tant moralement que matériellement, car je voudrais un enfant à moi et l'élever, et écrire, écrire, écrire. Je ne refuserai pas de vous rencontrer, nous avons, je le pense moi aussi, de nombreux points communs. Mais pour le partage de la vie, pour ce que j'en attends, je ne vous sens guère disponible.

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Pardonnez-moi cette façon de vous parler, mais j'ai trop souffert d'une relation bancale avec un homme marié qui ne voulait pas me perdre mais ne savait rompre avec son passé. Je l'ai quitté, il est tombé malade, je suis revenue puis repartie, et cela n'en finissait pas, cela aurait duré jusqu'à la fin des temps. Je suis entière, je ne supporte pas, je ne comprends pas que l'on puisse trouver place à deux endroits en même temps, si l'on veut vivre des choses fortes. Je vous embrasse malgré moi. Gabrielle

Je vais réfléchir et rechercher un compromis. Je vous écrirai de là-bas. C/o M. Pescadou, 2 allée des Tamaris Les Hauts de Casteljau, 06270 Antibes

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