CIRQUE EN PALESTINE

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Crédits Photographiques. Milan Szypura Textes. Aurélien Zolli


Toulouse, le 15 novembre 2011

Nous avons accompagné ce projet dès la première rencontre avec l’Ecole de Cirque de Palestine, en février 2009. Tant humainement que politiquement, le projet fou de Shadi, Jessika et quelques autres nous semblait porteur de sens. Il fallait, il faut, faire connaître cette démarche pleine d’espoir dans un pays qui manque de raison d’en avoir. Puis nous avons aussi suivi, comme beaucoup, les aventures de ce groupe en Palestine en direct sur notre blog. Chaque jour, les textes et les photos racontaient cette expérience extraordinaire. Il nous a semblé évident et essentiel de donner à ce carnet de voyage une vie matérielle, afin que cette petite histoire en lien avec la grande histoire continue à voyager, telle qu’elle fut vécue. Nous n’avons pas réécrit ce texte : il vous est livré tel quel, brut, fidèle au chemin d’émotions et de découvertes, dures et belles, que ce groupe a emprunté. Culture en Mouvements Jamais je n’aurais imaginé, il y 3 ans, lorsque nous avons posé les bases de ce projet d’échanges entre le Lido et l’École de Cirque de Palestine que cette rencontre allait être si riche. Bien sûr, ce projet n’aurait sans doute jamais existé s’il n’y avait eu au départ la volonté et le soutien des institutions, mais si les objectifs de rencontre ont été largement dépassés, le mérite en revient à tous ceux qui ont vécu cette expérience. Je vous ai vus, élèves, artistes, vivre intensément cette histoire, traversés de sentiments et émotions parfois paradoxales mais tellement forts , tellement présents. Cela a été une grande expérience où générosité, partage, confiance, parfois amour ont été les ferments d’une amitié entre vous qui, j’en suis sûr, se conjuguera encore dans le temps. Je n’ai rien d’autre à dire que Merci. Merci à vous tous qui au travers de ces textes, de ces images racontez une parenthèse dans votre vie qui a su donner un sens à votre métier d’artiste de cirque. Francis Rougemont Directeur du Lido


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À quelques heures du départ Demain, 1er juillet, décollage à 7h de Blagnac, escale à Francfort puis arrivée à Tel-Aviv dans l’après-midi. Passage de la douane israélienne, ce qui n’est pas une simple formalité... Puis un bus nous conduira à Ramallah où nous rencontrerons les membres de l’École de Cirque de Palestine et où nous prendrons nos quartiers. Avant notre retour le 24, le programme sera très dense. Beaucoup d’entrainements, de recherche et de rencontres. Quelques visites (Hébron, Jérusalem...), des sorties, et puis un spectacle à monter, qu’on jouera 5 fois, à Hébron, Ramallah, Naplouse, Bir Zeit et Jérusalem, les 5 derniers jours. En attendant, on fait les sacs. Ni blousons, ni décolletés... Et surtout, on se pose des questions. Plein. Ce serait amusant que chaque membre du groupe liste les siennes, je suis presque sûr qu’elles sont toutes différentes, encore plus que les membres du groupe eux même qui ont en gros entre 20 et 30 ans, plusieurs nationalités et statuts ( artistes, étudiants...), et des raisons personnelles de s’être portés volontaires pour ce projet. Nous ne savons pas trop où nous allons, en fait, même si le personnel des relations internationales de la mairie, du Lido, du consulat et de l’École de Cirque de Palestine nous ont beaucoup assistés dans la préparation. Du coup, les émotions se mélangent : joie, excitation, peur, stress, envie... État curieux, état de veille de voyage. Dans 24 heures, il y aura moins de questions. Ou plus, car les réponses en amèneront d’autres... La seule certitude, peut-être, c’est que ce voyage a du sens, et que nous allons vivre des moments forts. Nous allons dans cette toute petite partie du globe, celle qu’on ne trouve pas souvent du premier coup, qui n’est parfois même pas marquée ou dont les frontières sont indiquées en pointillés...

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Nous y sommes Nous voilà à Ramallah après un périple un peu éprouvant. Un souci de passeport à Toulouse, un retard à la correspondance, on a beaucoup couru, pour ne se poser que dans la queue des douanes israéliennes, qui n’ont pas trop posé de problèmes pour nous donner un visa. Seul le photographe qui va suivre le groupe, sans en faire formellement partie, a été un peu embêté. Nous avons retrouvé Shadi, directeur de l’Ecole de Cirque de Palestine, venu nous chercher à l’aéroport. Il peut venir car il est né et réside à Jérusalem et a donc le droit de se rendre en Israël, ce qui n’est pas le cas des autres Palestiniens. Le trajet de Tel Aviv à Ramallah est un concentré de ce qui se passe ici. On était sur une route réservée aux Israéliens, et on a vu des colonies, le mur, des mitraillettes et autres voitures militaires...ainsi que des oliviers, des beaux paysages, la vie partout... C’est confirmé, on va être remués.

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Journée sans cirque On avait bien fini la veille avec un verre dans un bar du centre-ville, occasion de découvrir la ville et la bière locale. On avait bien commencé le matin avec du houmous au petit déjeuner (aussi surprenant que délicieux). N’empêche, ça commençait à s’étirer dans tous les sens chez les lidotiens (c’est ainsi que les artistes passés par l’école de cirque toulousaine s’appellent entre eux). Pas assez d’équis, de jonglage et d’acro au programme, ça chatouille un peu là et là. Le programme du jour était cependant probablement plus éprouvant que les entrainements habituels : Jérusalem. Si le nom de cette ville fait rêver tant elle est chargée d’histoire et de religion, c’est un autre Jérusalem que nous avons découvert ce matin. Nous ne comprenions pas trop pourquoi il était stipulé «tour politique de Jérusalem» sur notre programme. Maintenant, nous savons. Mais avant d’atteindre la cité légendaire, il y avait notre premier check-point dans le sens qui bloque (vers Israël). Et ça a bloqué. Plus que l’attente, nous avons été gênés par une scène d’humiliation envers une jeune Palestinienne malade emmenée en interrogatoire par les soldats israéliens afin de vérifier la véracité de sa maladie. La réalité crue d’une situation terrible, dans ta face. Et puis Jérusalem, donc. Ses lieux saints, son marché, ses jus de fruit, c’était le programme du temps libre de l’après-midi. Mais le matin était donc plus politique. Notre guide nous

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a emmenés de colonies en familles expulsées, en passant par les infrastructures réservées aux colons bien que payées par l’intégralité des habitants de la ville. Son récit débordait d’injustice, de révolte et d’émotion. C’est peu de dire que nous fûmes touchés par cette visite hors du commun. Il y aurait beaucoup à dire, à retranscrire, sur la politique d’Israël en général et à Jérusalem en l’occurrence, mais il y aura sûrement un temps pour ça, et il n’est pas encore là. L’émotion est très forte, et chacun dans le groupe était remué à sa manière. La promenade de l’après-midi entre le Mur des Lamentations et le tombeau du Christ nous a permis de souffler avant d’avoir ce soir une très belle discussion sur la politique de l’École de Cirque de Palestine qui nous a permis de mieux comprendre leur démarche. Le moment fut à l’image de la journée, dense, intense et beau. Et demain ? Demain, on fait du cirque, et ça va faire du bien !

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Echange, échanges Beaucoup de jeux pour commencer, histoire de permettre à chacun de se connaître un peu et de se faire confiance. Apprendre les prénoms de manière ludique, courir les yeux fermés et être rattrapé par les autres, fixer ensemble des règles de vie pour l’espace d’entrainement... des petites choses qui contribuent à créer un groupe, et qui soulèvent les premières questions. La compétition, le principe gagnant/perdant, l’élimination, ces concepts trouvent encore plus leur limite ici. L’après-midi, après un échauffement sauce Lido très apprécié qui a fait beaucoup transpirer, les ateliers étaient lancés. Les lidotiens se sont répartis autour de 5 techniques : aériens, acrobatie, jonglage, mât chinois et équilibre. Les Palestiniens tournent en petit groupe, un atelier par demi-journée, jusqu’à ce qu’ils aient tout essayé. Comme il y a pour l’instant moins de Palestiniens que de lidotiens, c’est très confortable pour enseigner, car il s’agit bien de cela. Au niveau technique, les Palestiniens sont loin de nous. Mais ils se rattrapent largement sur l’envie, l’énergie engagée dans leur apprentissage. A n’en pas douter, les progrès seront rapides. Il le faudra puisque les jours sont comptés, et que nous commencerons vite à nous pencher sur le spectacle. Ce prochain temps favorisera les échanges. En attendant, il nous faut trouver comment ne pas tomber dans la répétition, comment recevoir en donnant, comment s’adapter à ce contexte si particulier. Le contexte... Hier soir, Nayef, le professeur de l’École de Cirque de Palestine, nous a un peu raconté sa vie, dans une famille chassée de sa maison à Haïfa, réquisitionnée par les Israéliens, et les massacres de Jénin en 2002, qu’il a vécus... Tout à coup, faire du cirque devient un acte de bravoure, vis-à-vis de lui plus que de l’occupant. Il faut se transcender pour ne pas tomber dans la haine et la spirale infernale de la violence. Choisir le camp de l’espoir est loin d’être une évidence. Peu à peu, le groupe, et je m’inclus évidement dedans, réalise ce à quoi il participe ici. Nous sommes tous motivés, heureux, et la fatigue nerveuse et physique est balayée par l’envie. Tous les jours, nous apprenons de nouveaux mots en arabe. Et bien plus encore...

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Demandez le programme D’abord un mot sur le groupe : 15 artistes du Lido, 15 artistes palestiniens, Shadi, directeur de l’Ecole de Cirque de Palestine, Nayef, «entraineur» dans cette école, Jessika, administratrice, ainsi qu’un photographe, Milan Szypura, une vidéaste états-unienne et parfois des vidéastes palestiniens. Et moi aussi, Aurélien, coordinateur du projet côté Lido. A 8 heures, petit déjeuner, exclusivement salé pour l’instant (salade, houmous, feta...). Pour l’instant car deux lidotiennes ont proposé de confectionner des confitures, mets pas vraiment connu ici. C’est la saison des figues, des pêches et des prunes… A 9 heures, petits jeux tous ensemble, échauffement physique, puis répartition des artistes sur les 5 pôles d’activités (aériens, équilibre, acrobatie, jonglage, mât chinois) jusqu’à 12h30.

Les artistes du Lido animent les séances, les Palestiniens tournent histoire de tout essayer sur les premiers jours. Avant le repas de 13h, on conclut la matinée ensemble par une petite séance d’étirements et de relaxation.

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La séance de l’après-midi débute à 15h. Chacun choisit librement de participer à tel ou tel entrainement, toujours autour des 5 pôles. A 17h30, on finit la journée sur une belle séance d’étirements. Le temps libre qui suit est consacré à ce qu’on veut, comme son nom l’indique. C’est le moment que certains choisissent pour se laver. Enfin, se laver avec parcimonie, puisque l’eau, contrôlée par les Israéliens, est précieuse. Acheminée une ou deux fois par semaine, elle est stockée sur les toits dans d’énormes citernes noires. Quand y’en a plus, y’en a plus. Les colonies israéliennes sont, elles, alimentées en permanence. Quant au mur, il inclut systématiquement les gisements d’eau dans la partie israélienne... Mais je m’égare, nous parlions ici du programme de la journée, pardon... C’est donc aussi un temps au cours duquel nous pouvons nous retrouver pour discuter de la journée, des envies, du programme des jours à venir. Le tout si possible sur le toit du bâtiment, c’est vachement plus sympa... On mange à nouveau, plus copieusement, à 19h30. Beaucoup de légumes frais, de la viande, de la soupe, du yaourt... Le repas est équilibré et délicieux, concocté par un chef recruté pour l’occasion par l’École de Cirque de Palestine. Après manger, c’est libre aussi, la nuit tombe assez tôt (21h) et le coucher de soleil est magnifique. On peut aller boire un verre ou fumer la chicha en ville, se poser entre nous ou aller dormir, il y en a bien besoin. Deux jours de repos sont prévus, au cours desquels nous irons visiter la vieille ville d’Hébron, Jéricho et la Mer morte.t

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Indépendance Le groupe du Lido est hétéroclite, et le groupe palestinien présente également des profils fort différents, à commencer par l’âge, puisque les plus jeunes ont une douzaine d’années. Il y a beaucoup d’adolescents et peu de jeunes de plus de vingt ans. Ils ne viennent pas tous de Ramallah, certains sont de Jénine, d’autres de Hebron ou d’ailleurs en Palestine. Ils n’ont pas non plus les mêmes attentes en terme de cirque : il y a ceux qui veulent devenir professionnels et d’autres qui voient ça comme un loisir même si tous ceux qui sont à l’école d’été prennent leur pratique très au sérieux. La différence d’âge entre les deux groupes explique en partie que le niveau technique entre Palestiniens et lidotiens soit aussi inégal. En effet, sauf exception, les Palestiniens sont, comme le dit Nayef, «fâchés avec la technique». Cela ne les empêche pas forcément d’avoir un bon niveau, mais souvent, ça passe un peu en force. Les artistes toulousains ont donc vite saisi qu’il leur faudrait commencer par enseigner les techniques de leurs disciplines, en revenant sur les fondamentaux. Dans un premier temps, certains ont pu être un peu déçus de ce qu’ils croyaient être un obstacle aux échanges. Mais il n’a pas fallu longtemps pour que tout le monde se rende compte que l’échange est partout, tout le temps, dans la pédagogie, l’expérience, la vie quotidienne... Nous donnons beaucoup, c’est incontestable, et nos cernes peuvent en témoigner. Mais nos sourires attestent d’autres chose : nous recevons tout autant, et nous apprenons beaucoup. 7


Nous essayons de transmettre, outre cet aspect technique, notre démarche de travail basée sur l’autonomie et l’indépendance. Les élèves doivent être capables de se corriger eux-mêmes, de se fixer des objectifs et de se motiver seuls pour les atteindre. Oui, c’est à cette indépendance là que le titre de l’article faisait référence, vous vous en doutiez hein... Pour finir pour aujourd’hui, l’histoire d’un des élèves de cette école parmi les plus motivés, celui qui arrive en premier et repart en dernier, toujours souriant, demandeur et prêt à nous aider pour tout. Elle est représentative, je pense, de ce que nous vivons ici. Enfant, il a jeté des pierres sur un véhicule israélien. C’est inutile et désespéré, mais beaucoup de gosses font ça. Il a été repéré. C’était un gosse, les soldats ont juste noté son identité. Quand il a eu 16 ans, une dizaine de soldats israéliens a pénétré dans sa maison pour l’arrêter sans ménagement. Pendant 12 jours, plus personne n’a eu de ses nouvelles. Puis il a eu le droit d’appeler sa mère pendant 2 minutes, et de lui expliquer ou il était et pourquoi. Il devait rendre des comptes sur ce geste qu’il avait commis enfant. Il a écopé d’une forte amende. Mais il a craint le pire : ceux qui l’ont interrogé en prison l’avaient menacé de lui interdire de faire du cirque. Dans sa cellule, il avait gardé une pomme chaque jour, au lieu de la manger, pour jongler avec, puis, une fois qu’elles lui furent confisquées, il avait construit trois balles avec une serviette découpée. Confisquée également, il n’avait pas le droit de faire du cirque. Nous sommes là pour ça.

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Faire le mur pour foutre le camp Ce matin, accompagné de Milan et conduits par Jessika, j’ai assisté à la représentation d’un spectacle de quatre étudiants palestiniens de niveau avancé à Bethléem. Et bien Bethléem, ce n’est pas ce que vous croyez. Ça ne l’est plus, en tout cas. Le spectacle était donné dans le cadre d’une conférence organisée par une ONG suédoise, consacrée aux Palestiniens détenus en Israël. Si je n’ai pas tout saisi des discours en arabe (...), le cadre suffisait pour me toucher : au pied du mur, dans un camp de réfugiés. Le mur est immense, peint, décoré, plein de messages d’espoir et d’appels à la justice, écrits par des Palestiniens ou des étrangers. Au checkpoint entre Jérusalem et Bethléem, une seule affiche israélienne : «Jérusalem - Bethléem love and peace». Difficile de ne pas y voir d’ironie tant les barbelés, fusils et chevaux de frise évoquent peu l’amour et la paix. La camp, administré par l’ONU, semble calme. Mais les enfants qui se précipitent pour chiper les boissons et les snacks offerts aux invités de la conférence nous rappellent l’extrême pauvreté de ses habitants. En montant sur un toit, nous voyons l’autre côté du mur, les colonies israéliennes, les champs d’oliviers auxquels leurs propriétaires palestiniens n’ont plus accès, son tracé pour le moins étrange qui coince des maisons palestiniennes entre deux de ses pans... Plus loin, le mur forme un carré : c’est la tombe de Rachel... Le spectacle des jeunes est plein d’entrain, de fraîcheur, malgré les difficiles conditions météo (jouer à 11h30 en plein soleil, ici, c’est vraiment un exploit. Au retour, nous remontons vers le nord, et Jérusalem-Est (côté en théorie palestinien) se trouve à notre gauche, tandis

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qu’à notre droite, on voit à l’absence de citernes noires sur le toit (et donc à l’accès permanent en eau courante) qu’il s’agit de Jérusalem-Ouest. Heu, c’est normal, Docteur ? Puis nous voyons passer une rame de tramway, en essai sur la ligne qui n’est pas encore ouverte, et qui permettra aux colons de rejoindre Jérusalem-Ouest sans passer par les territoires palestiniens. Ce tram ne nous est pas étranger, et pour cause, c’est le même modèle qu’à Toulouse... Normal, c’est un consortium réunissant notamment les Français Véolia et Alstom qui a eu le marché... Pendant ce temps-là, et toute la journée, les ateliers d’aujourd’hui sont un peu différents : seulement deux activités, sur lesquelles tout le monde passe en demi-groupe, le matin ou l’après-midi. Dans le premier, on travaille les acro-portés. Il a été décidé de privilégier le travail sur le long terme, les techniques qui demanderont à être pratiquées régulièrement pour porter leurs résultats. Dans l’autre, une initiation à la danse contemporaine qui semble plaire autant que surprendre. On verra ce que ça donne dans l’optique du spectacle. Le spectacle... Les lidotiens savent qu’ils doivent s’attendre à rompre avec leurs habitudes. Ce sont deux cultures de cirque qui vont se confronter, et j’ai le sentiment que ce sera constructif. Ce sentiment est d’ailleurs renforcé par la réunion que nous avons tenue tous ensemble. La motivation est à son comble, et le compromis, mot si difficile par ici, s’applique simplement, en toutes choses, sans que le moins l’emporte. 9


Nous vivons vraiment une expérience unique dans ce sens, et je crois que nous pouvons affirmer, contrairement à ce qui nous avait été promis, que oui, là, maintenant, nous changeons le monde, à notre échelle. Le soir, tout le Ramallah branché est là où nous nous rendons pour assister au concert magnifique d’une chanteuse jordanienne, suivi d’une démonstration de danse populaire palestinienne très spectaculaire. Tout a coup, loin du cirque et des problèmes politiques, nous profitons de la fraîcheur d’une soirée culturelle. Un peu de détente, ce n’est pas de refus, surtout que demain, nous allons à Hebron, et que ça promet d’être dur...

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Tendre et détendre Si nous insistons fortement auprès des plus jeunes sur la nécessité de faire des étirements après l’effort, le titre de cet article n’a rien à voir avec l’anatomie. Hier, nous étions sensés être en repos, mais le programme a un peu varié puisque nous avons visité Hebron. Le trajet dure deux heures, en raison des mesures israéliennes qui empêchent les Palestiniens de se déplacer librement dans leur propre pays : n’ayant pas le droit de passer par Jérusalem, ils doivent contourner la ville et emprunter pour ce faire la «route de la vallée du feu», qui tire son nom de son passé accidentogène. De récents aménagements la rendent moins dangereuse bien qu’encore très spectaculaire. Le relief est très escarpé, et on peut admirer des montagnes désertiques à perte de vue, des camps bédouins, des checkpoints, des colonies... On arrive à Hebron après deux longues heures, et les filles du groupe doivent se couvrir : Hebron est une ville très traditionnelle, et nous verrons ici exclusivement des femmes voilées, intégralement ou pas. Il s’agit pour les Européennes de se couvrir les épaules, d’éviter les décolletés et les shorts. Et même avec ces consignes de prudence, nous ne passerons pas inaperçu... Nous retrouvons ici pour nous faire la visite un professeur de droit palestinien avec un passeport français, le Dr Anwar ABU EISHEH, qui travaille à l’association Hébron-France. Cette O.N.G., qui se veut culturelle, doit dans le contexte particulier de la cité assumer également de nombreuses charges sociales. En effet, Hébron, quatrième lieu saint de l’Islam, est également sacré pour les juifs. Du coup, la colonisation de la ville est un objectif majeur pour les Israéliens les plus extrémistes. Hébron est donc découpée en deux zones, une sous responsabilité israélienne, l’autre théoriquement palestinienne. Vous commencez probablement à saisir que les règles étant fixées par les Israéliens, il n’y a pas vraiment égalité entre les deux parties... Dans la vieille ville, c’est encore pire. Les colons habitent au dessus des Palestiniens, et le harcèlement est permanent : ainsi, au-dessus du vieux marché, des grillages ont été posés pour éviter au maximum les jets en tous genres (pierres, déchets, eaux usées...) des colons. La ville est réellement coupée en deux, et c’est encore plus caricatural au Tombeau des Patriarches, la grotte où reposent les corps d’Abraham, de Sarah, Isaac et Rebecca, sur laquelle a été construit un bâtiment, mosquée et synagogue. Depuis qu’un colon a tiré sur des musulmans en pleine prière de Ramadan en 1994 pour protester contre les accords 10


d’Oslo, tuant des dizaines de personnes et en blessant plus d’une centaine, elle est coupée en deux. Ainsi, juifs et musulmans prient à quelques mètres les uns des autres sans jamais se croiser. Au plus près, une vitre pare-balles les sépare... La visite, sensée durer seulement le matin, s’est prolongée par des discussions sur les problèmes de l’eau, l’éducation, la santé, et la guerre. Tout le monde voulait en savoir plus, comprendre. Il faut dire que notre intervenant, outre le fait qu’il s’exprimait dans un français parfait, parlait de façon pondérée, se mettant parfois à la place des Israéliens, évoquant les exactions palestiniennes. Cette objectivité, appuyée par un discours sorti du carcan émotionnel, renforce le sentiment d’injustice. Et il fallait voir tout le groupe du Lido, pas forcément constitué d’individus naturellement enclins à écouter les leçons (en tous cas moi, c’est pas trop mon truc), être attentif et poser des questions. Si les faits incitent difficilement à l’enthousiasme, le Dr Anwar ABU EISHEH s’est efforcé de finir sur une note d’optimisme, presque un exploit... Quand il fallut vraiment rentrer, tout le monde succomba à la chaleur dans le bus. La tension avait été tellement palpable, les nerfs se relâchaient. Et c’est là qu’on se dit un peu honteux que la vie est bien faite, puisque aussitôt arrivés à Ramallah, nous entrions dans un hammam turc. Les filles et les garçons étaient séparés. De notre côté, nous avions droit à un bain de vapeur, jacuzzi brûlant, pierres chaudes, peeling franc et massage efficace. Après une première semaine très dense ici, en fait, ce n’était pas un luxe...

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Expression (libre)

Théâtre et acro-porté au programme, et tout s’est bien passé. Il y a des enfants de 12 ans, originaires de Hébron, dans le groupe. En impro, l’un d’eux a mimé un pistolet et a tiré. Comme la plupart des enfants du monde auraient pu le faire. Sauf que nous tous, du lido, avons été marqués et gênés par l’interprétation que nous avons donnée à ce geste. C’est certain, ces gamins connaissent la violence plus que nous, et elle est un moyen d’expression pour eux. Le cirque leur fait beaucoup de bien pour canaliser cette énergie. Quand ça sort, ça sort, il faut peut-être laisser faire, faire avec en tous cas. A terme, il aura d’autres choses à raconter, on espère. D’autres choses à raconter, il y en a eu, dans la réunion qui a suivi. Nous avons abordé le processus de création du spectacle. La discussion fut longue, parfois théorique, vive ou un peu balbutiante. Mais elle fut surtout vivante, démontrant une fois de plus la qualité d’écoute de tous ceux qui participent à cette aventure, ce qui s’était déjà vu dans les improvisations en théâtre. Faire fonctionner un groupe de plus de trente personnes fort en individualités et en caractères pourrait être une épreuve de force. Il n’en est rien, chacun trouve sa place, prend les initiatives, s’exprime et respecte tout le monde. Nous verrons dans les jours à venir dans quelle mesure le processus créatif peut s’accommoder d’un tel fonctionnement. La pratique démocratique, elle, croît tous les jours au sein de notre projet. Comme l’enthousiasme... Demain, on n’en parle plus, on se lance !

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Yalla ! C’est parti ! Recherche, création, on se jette dedans avec énergie ! Dès ce matin, après une séance de danse déjantée pour nous réveiller, nous sommes partis dans l’improvisation. Chacun a noté sur un papier une émotion, un état du moment, puis 5 groupes ont tiré un de ces papiers et préparé une petite scène intégrant techniques de cirque et théâtre, qu’il s’est ensuite agi de présenter. Dans un deuxième temps, qui le voulait tirait un papier et se lançait sans préparation, sollicitant l’aide de quelques personnes si nécessaire. Tout le monde dans le public devait aussi rester prêt à intervenir. Nous eûmes droit à de beaux moments d’écoute et de surprises. Je ne vous raconterai qu’une scène, non pas qu’elle soit meilleure que les autres, mais c’est probablement la seule que je puisse vous retranscrire ici sans qu’elle perde (trop) d’intérêt. Le mot de départ était «tristesse», mais seule celle qui l’avait pioché le savait au début de l’impro. Recroquevillée sur scène, elle refusait un à un les cadeaux de plus en plus volumineux d’un autre personnage qui voulait lui redonner le moral. Puis celui-ci lui offrait un mouton, déjà présent dans la scène précédente. L’animal redonnant un petit sourire à la protagoniste triste, son ami décidait de lui en offrir un plus gros. La tristesse continuait à s’estomper, et tous les spectateurs-acteurs furent très rapidement transformés en moutons, qui dans un câlin géant portèrent acrobatiquement l’ex-triste, maintenant transie de joie. L’image était belle, l’écoute parfaite et le plaisir partagé. L’après-midi, la séance, raccourcie, laissa deux heures de recherche dans les techniques 13


aux circassiens. Il fallait finir plus tôt car il y avait nuit culturelle au programme, et il fallait la préparer. Les lidotiens saisirent l’occasion pour étaler leur savoir-faire culinaire : tarte à la tomate en entrée, «La Pasta de Tommaso» en plat principal (il en reste pour une ou deux semaines, si vous passez par là), crêpes, tarte au citron meringué et korvapuusti (brioche finlandaise et épicée) au dessert, avec les confitures. Après manger, nous avons eu droit à une courte séance de danse traditionnelle palestinienne puis nous nous sommes retrouvés devant la projection d’un court montage vidéo de la première semaine que nous avait préparé Courtney ainsi que des photos de Milan.

Nayef nous avait promis une soirée sans cirque ni politique, ce qui fait parfois du bien... Cependant, à la fin de la soirée, sur le toit et devant une lune non pas rousse mais rubis, c’est pourtant la politique et le cirque qui alimentèrent la conversation des derniers lidotiens éveillés. Serions-nous passés si nous étions arrivés une semaine plus tard ? Pas évident au vu des arrestations massives qui ont eu lieu à l’aéroport de Tel Aviv ces derniers jours. Quel cirque pratiquer après l’expérience que nous vivons ? Comment le monde peut-il rester insensible face à une telle injustice ? L’opinion israélienne est-elle bien informée ? Lundi soir, nous rencontrerons un réalisateur israélien engagé contre l’occupation, qui pourra nous aider à répondre un peu. 14


Une autre question nous taraude avec excitation, à laquelle nous allons devoir répondre très vite. Comment, en seulement quatre jours de recherche et deux de répétitions, allonsnous pouvoir monter un spectacle avec une trentaine d’artistes si différents ? L’envie qui nous transcende est pour ce faire notre meilleure alliée.

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Etat de création Pour la première fois depuis longtemps, ce n’est pas la sonnerie du réveil qui nous a tirés du lit, puisque nous ne commencions qu’à 13h, pour cause de fatigue généralisée. Certains en ont profité pour aller au marché, d’autres, la majorité, pour se reposer. Les nuits sont courtes et quelque peu agitées par la température qui baisse moins que les premiers jours après le coucher du soleil. Autre chose pourrait troubler nos nuits d’ici peu : la préparation du spectacle. L’après-midi y fut entièrement consacrée. Chacun exprima ce qu’il voulait en faire, y dire, comment, pourquoi... Encore un beau moment de démocratie. Et même si la démocratie, c’est un peu long et compliqué, personne ne semble enclin à revenir sur la méthode. Seule précision nécessaire pour orienter nos choix, la présence massive dans le public d’enfants. Si nous voulons donner à notre spectacle un écho politique, nous savons que le fait qu’il existe l’est déjà. Aussi, nous avons très envie de faire rire, par la folie, l’absurde. Quelques thèmes sortent du lot, qui seront autant de prétextes dans lesquels investir notre énergie. Notre discussion a duré 5 heures, denses et intéressantes, partagées, simplement interrompues par deux pauses pour nous sustenter ou juste souffler, et boire. Toutes les conversations ont lieu en (au moins) trois langues : l’anglais, l’arabe et le français. On entend parfois un peu d’espagnol, d’italien ou d’allemand et on se mélange souvent les pédales. Demain, nous aurons huit heures de création, puis une soirée en compagnie d’un réalisateur israélien défavorable à la politique du gouvernement d’Israël, puis mardi, nous irons faire un tour à Jéricho et à la Mer Morte. Ensuite, ce sera, déjà, la dernière ligne droite dans la création, et les représentations. La perspective est excitante.

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Et si on demandait la lune ? Le thème a donc été décidé collectivement : nous tenterons d’aller sur la lune... Le matin, la recherche s’est effectuée en trois groupes, toutes disciplines confondues. Avant le repas, le fruit du travail était présenté. L’ambiance lunaire promet une bonne dose d’absurde... L’après-midi commençait par une séance de danse, car nous voulons en inclure dans le spectacle. Puis c’est par spécialités qu’on approfondissait la création des numéros autour des acroportés, du mât chinois, du jonglage et des aériens. L’accent était mis sur la recherche technique, et paradoxalement c’est ainsi qu’on obtint les résultats les plus concrets et exploitables pour le spectacle. Après les présentations du soir et un petit topo sur l’excursion du lendemain à la Mer Morte (ne vous rasez pas !!!), nous avions rendez-vous après dîner pour une rencontre avec un réalisateur israélien et un homme d’affaires américano-palestinien, pour parler de la campagne BDS, boycott désinvestissement 15


sanction, une réponse non-violente et citoyenne à la politique d’occupation des Israéliens. Après un rappel du contexte (le sionisme, 1948, 1967...), l’échange fut ouvert. Le réalisateur israélien nous expliqua que soutenir la cause palestinienne était pour lui la meilleure manière d’assumer sa judéité. L’Ecole de Cirque de Palestine, comme de nombreux acteurs culturels palestiniens, travaille volontiers avec les Israéliens pour peu qu’ils soient engagés contre la politique d’occupation. La porte est fermée pour les autres, c’est le principe du boycott, qui ne s’applique pas qu’au secteur culturel, bien au contraire, mais également à toute l’économie marchande. Pendant que nous discutions, la Knesset (le parlement israélien) adoptait une loi interdisant d’appeler au boycott... Des étudiants palestiniens qui assistaient à la rencontre nous interpellèrent sur notre inaction : pourquoi ne pesons-nous pas sur nos gouvernements, pourquoi nous ne faisons rien ? Le jugement est un peu dur, on est là, on fait ce qu’on peut, on apprend. Si nous sommes de plus en plus sensibles à l’injustice que subissent les Palestiniens, nous réagissons toujours à ce discours culpabilisant, et je m’en réjouis. Nous ne buvons pas les paroles de nos interlocuteurs comme du petit lait. Shadi l’a d’ailleurs reprécisé : il ne tient pas à nous convaincre de quoi que ce soit, juste à nous informer. A nous ensuite de tirer les conclusions qui s’imposent. Mais se montrer critique ne consiste pas à nier la réalité objective d’une situation atroce. Notre intervenant palestinien, par exemple, nous a raconté l’histoire de son père. Ce dernier était aux Etats-Unis lorsque Israël a décidé d’attribuer un permis de résidence aux Palestiniens, ce qui signifie qu’ils étaient résidents, et non pas citoyens, de leur propre pays. Absent à ce momentlà, il ne put plus rentrer chez lui avant de longues années, quand il eut obtenu la citoyenneté américaine et qu’il put venir visiter en touriste le lieu où il avait vécu. Si ce n’était pas dramatique, ça pourrait être drôle... La discussion battait son plein quand Shadi dut l’interrompre pour laisser repartir nos invités. Nous la continuâmes entre nous, avec Jessika, avec Shadi, jusqu’à tard dans la nuit. Et ce matin, au petit déjeuner, les mêmes questions alimentaient la conversation. Nous arrivons à la moitié de notre séjour, et la perspective de notre retour commence à 16


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apparaître. Qu’allons-nous faire de tout ce que nous vivons au delà de ce séjour ? Nous étions venus un peu naïvement faire du cirque, pas de la politique. A voir l’engouement que chacun exprime pour le débat qui nous anime, les cartes ont été rebattues. La question palestinienne, comme le soulevaient nos interlocuteurs, dépasse le cadre strict des frontières (non officielles) des territoires occupés. Il s’agit du fonctionnement de nos démocraties, de nos médias, de notre rapport à la justice. Toute notre problématique va consister à ne pas ramener avec nous le conflit israélopalestinien (il y a des Israéliens au Lido, et personne ne veut les condamner pour ce qu’ils sont, ni dans notre groupe ni au sein de l’Ecole de Cirque de Palestine), tout en restant nourri, dans notre vie comme dans notre future carrière artistique, par la soif de justice qui habite la Palestine.

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Y a-t-il des juifs parmi vous ?

Aujourd’hui, journée à la plage. Une perspective joyeuse et reposante s’offrait à nous, et nous ne manquâmes pas l’occasion de la saisir. Départ en début d’après-midi en bus, avec tous les Palestiniens. Ça chantait dans le bus, fort et avec le sourire. Nous quittâmes rapidement les zones urbaines pour découvrir un paysage de plus en plus désertique. A l’approche de la Mer Morte, un panneau nous indiquait que nous passions sous le niveau de la Mer. La surface de la Mer Morte atteint effectivement -410m, et elle perd un mètre par an. Les causes en sont en partie naturelles : elle est située sur un rift et se vide donc depuis quelques millénaires. La chute de la pluviométrie n’a pas aidé non plus. Mais la baisse du niveau d’eau s’est accélérée récemment, car le Jourdain est détourné par Israël et les besoins en eau se font pressants dans une région qui en manque cruellement et qui subit une forte pression démographique. L’entrée est payante, et ce sont des Israéliens qui tiennent la boutique. La présence ostensible de drapeaux à l’étoile de David ne laisse aucun doute sur la question. C’était jusqu’à peu exclusivement réservé aux Israéliens, mais quand ils se sont rendus compte que des Palestiniens pourraient payer, ils ont revu leur position. Nous voilà donc à la plage. Enfin la plage... Plusieurs niveaux, puisque l’eau baisse. Et des panneaux donnant les consignes : on ne met pas la tête sous l’eau, on ne s’éclabousse pas, on ne plonge pas... car c’est dangereux. L’eau contient une telle concentration de sel qu’elle est un poison si on l’ingurgite (sans compter son extrême pollution). Et plusieurs lidotiens ont dû rejoindre la rive les yeux fermés guidés par leurs camarades, pour cause de brûlure occulaire plus désagréable que méchante. Toutes plaies et griffures se font également fort ressentir. Et donc, on flotte. Vraiment. Les lumières de fin de journée transformèrent la Jordanie, située sur la rive d’en face à juste quelques kilomètres, en paysage irréel et rose. Puis la nuit nous permit d’apercevoir quelques étoiles avant de repartir en chantant. Chanter fort et en arabe, outre le plaisir de

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communier, semble donner aux Palestiniens l’occasion d’affirmer leur identité dans ces lieux. Nous avons ensuite fait étape au Mont de la Tentation. De là-haut, nous distinguions tout Jericho. Enfin de là-haut... Nous n’étions jamais montés aussi bas, puisque nous étions encore en-dessous du niveau de la Mer. Enfin, nous avons fait un petit tour à Jéricho, la ville la plus basse et la plus ancienne du monde (... selon les Palestiniens, une des plus anciennes selon Wikipédia). Notre passage est passé aussi inaperçu que si nous y avions organisé un carnaval... Pour achever le périple, nous eûmes droit au fromage ET dessert, ou plutôt fromage DANS le dessert, avec la découverte du knafi, dessert très sucré et rempli d’une sorte de mozzarella, aussi surprenant que délicieux. Sur le chemin du retour, nous fûmes arrêtés au check point. Pendant qu’un soldat israélien faisait le tour du bus son arme pointée sur nous, un autre demandait au chauffeur qui nous étions, puis s’il y avait des juifs parmi nous. Oui, des juifs. «Welcome to Palestine» me répondit Nayef quand je lui dis que la question me surprenait. Il est vrai que je ne l’avais entendu auparavant que dans des films sur le deuxième guerre mondiale... Bon, et aussi au début d’un spectacle de Pierre Desproges. Celui qui disait qu’on pouvait rire de tout, mais pas avec tout le monde...

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Ça s’accélère Ce matin, nous avons commencé par travailler la première scène, celle que nous touchons le plus tangiblement. Elle avait émergé lors d’une improvisation, et je vous l’avais raconté. Un enfant veut voyager, mais des gens l’en empêchent en formant une barrière dès qu’il souhaite partir. Ils se transforment peu à peu en moutons et l’oppressent. En ce faisant, ils l’élèvent en porté. De là-haut, l’enfant voit la lune et veut la rejoindre. L’après-midi, nous nous concentrons sur les numéros de mât chinois, d’acroporté, d’aériens et de jonglage, en leur attribuant à chacun une phrase correspondant à un moment du spectacle. Ca cherche dans tous les sens, et la plupart du temps, ça trouve quelque chose... Et le soir, nous découvrons la chorégraphie créée par quelques uns, que tout le groupe apprend pour le spectacle. Un peu de danse contemporaine... pendant que des spécialistes retouchent la structure des aériens, un peu trop souple... Les discussions continuent dans les temps informels, notamment avant de se coucher. Il y est question de l’envie de raconter notre expérience au lido à la rentrée.

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Juste une mise au point

Hier soir, à la fin d’une nouvelle et riche journée de travail, j’ai eu envie de dire, ou de redire, certaines choses à vous qui nous lisez. Nous sommes tous arrivés ici avec l’envie de faire du cirque, d’aider une population en difficulté, en sachant que le contexte serait délicat. Cela nous faisait peur. Nous étions inquiets quant au risque de récupération politique, soucieux de ne pas être mêlés à des choses qui ne nous regardaient pas. Mais très vite, la plupart d’entre nous se sont sentis concernés par le problème palestinien. Tel que nous le vivons, il n’y a pas ici deux pays en guerre, mais un pays qui en occupe un autre, qui cherche à le détruire. Et nous sommes, maintenant et aujourd’hui, dans un pays qui tente de résister à sa propre élimination avec ses propres moyens. L’art, comme le disait Ferré, est une arme. Nous, artistes, avons la possibilité de nous en emparer. Ici, saisir une arme revêt un tout autre sens, prend une autre dimension. Cela, nous le sentons et nous le comprenons maintenant. Notre investissement ici est lié à ce contexte, intimement, et transcendé par lui. Nous nous découvrons comme cela, et c’est magnifique. Nos égos sont restés enfermés dans les valises, notre fatigue n’est qu’un détail, nos doutes et nos questions nous font avancer. Notre investissement ne vaut pas soumission, ni adhésion. Nous gardons notre sens critique. Mais l’injustice est flagrante, criante, démesurée. Nous ne prenons pas partie, nous constatons, et réagissons à ce constat. Avant-hier, un jeune de 21 ans a été tué par des soldats israéliens dans un camp. Il était de la famille d’un des profs de l’école, celui qui a assisté à des massacres dans le camp de Jénine en 2002, camp dans lequel sa famille vivait après avoir été chassée de plusieurs endroits, dont leur maison ancestrale, par les Israéliens. En cherchant sur Internet, j’ai trouvé une vague dépêche AFP qui restait très floue sur les circonstances de ce drame, et pour cause, les journalistes ne sont pas là. Il y était question de terrorisme, de Jihad islamiste. Ici, 22


on nous dit que ce jeune a été blessé et laissé à l’agonie par des soldats qui empêchèrent la population de lui porter secours jusqu’à ce qu’il succombe. On nous dit aussi que ce jeune appartenait au Hamas, un parti qui s’il est islamiste (et n’attire de ce fait pas du tout ma sympathie), ne serait pas terroriste pour autant. Je ne sais pas où se situe la vérité, mais ce que j’ai vu ici me laisse imaginer que la version locale soit plausible, hélas. Ce que j’ai vu aussi et surtout, c’est la réaction de ce prof, tout en mesure, en investissement dans son art, en énergie dans sa pratique. Il ne voulait pas que ça se sache parmi les élèves palestiniens. Il était important, encore plus, de faire du cirque, de monter ce spectacle. Là où nous sommes actuellement, c’est ainsi qu’on répond à la violence. Je voulais dire aussi que ce carnet de voyage, s’il reflète probablement le mouvement de l’évolution de l’état d’esprit du groupe, n’est que l’expression de mon point de vue. Avant de venir, je pensais me focaliser sur la vie du groupe, le projet. Cela a vite changé. En parlant de l’expérience qu’on vit ici, je partage aussi le ressenti, les informations... Voilà, c’est ce que je me suis dit tard hier soir, après une longue journée de travail, conclue par une glace que nous sommes allés prendre à quelques-uns au centre-ville. Le matin, nous avons travaillé sur la première scène, dite scène des moutons (fameuse maintenant). Nous voulions y mettre de la technique acrobatique, et cela a pris tant de place qu’il n’y eut pas le temps d’aborder la part théâtrale. Un peu frustrant... L’occasion aussi de se rendre compte que le fonctionnement du groupe est vraiment dans le partage, l’association de tous aux décisions. Dès que la séance est menée de manière un peu trop dirigiste, ça marche moins bien, c’est plus compliqué. Mais une répétition de la danse nous remit tous en ordre de marche. L’appropriation de la

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chorégraphie avance, même si nous ne sommes pas tous égaux devant nos corps... L’après-midi, après des frites et des saucisses, la reprise fut délicate... Mais chaque groupe s’y remit quand même et put présenter son numéro basé sur les techniques. La plupart des groupes ont vraiment avancé, et ça commence à sérieusement prendre forme. Le soir, après manger, quelques acharnés faisaient encore un peu de recherche en passing ou sur d’autres techniques. Pendant ce temps là, nous nous réunissions pour essayer de mettre en forme le spectacle. Un ordre des numéros (nous en avons 7 pour l’instant, plus pas mal de petites choses), ainsi qu’une histoire globale du spectacle, déclinée à travers chacun de ces moments que nous travaillons depuis plusieurs jours, a émergé.

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Parlons (un peu ) du spectacle Là, on est en plein dedans. L’ordre est trouvé, les transitions aussi, et tout le monde s’implique. Il y a aussi un truc, comme une boule qui grossit là, c’est grave Docteur ? En tous cas, sur la démarche, on aura réussi jusqu’au bout à décider ensemble, à faire émerger les propositions aussi bien par en bas qu’en haut, à s’écouter. Pour savoir ce que le public en pense, il faudra attendre un peu. Première tendance mardi, pour notre première à Bir Zeit. Le thème, donc, c’est la lune. Elle nous a attirés parce qu’on peut la regarder en même temps de tous les pays dont on vient. Parce qu’ici, elle est différente, plus basse parfois, plus rouge aussi de temps en temps. Parce qu’on aime bien l’observer depuis le toit. Un enfant veut voyager, mais il est entravé. Rejoint par tous les enfants du monde, qui veulent aller sur la lune, il suit une formation, des épreuves, est confronté à l’échec, la difficulté, pour finalement atteindre notre satellite et y rencontrer ses habitants. Voilà le pitch, assez simple en fait... L’inconnue réside bien sûr dans l’interprétation qu’en feront les spectateurs. Parce qu’au final, devant les contraintes de temps, certaines jointures du chantier seront encore un peu fraîches... En tous cas, ce spectacle représente bien les différentes énergies réunies dans une même direction. Le premier filage a donné la pêche, et il y a vraiment une motivation générale, à peine atténuée par la fatigue. On fait juste attention à ne pas se blesser, et on écoute les premiers signes de notre corps... Les malades se reposent (oui, on a tous, à un moment ou à un autre, été atteint par un petit tracas de santé pas méchant), les blessés se ménagent, les autres foncent. Un musicien nous a rejoint, certains bricolent, d’autres répètent des techniques, préparent le matériel, bref c’est un joyeux bordel, et cet article est en aussi l’illustration. Ce soir, on va relâcher un peu. Demain, c’est notre dernière journée off avant une dernière semaine de folie, ponctuée par au moins 5 spectacles. Francis, le directeur du Lido, nous rejoindra dans la soirée, pour nous accompagner sur ce qui est déjà la fin de cette aventure. Les premiers bilans commencent à poindre. Au delà des petites frustrations («j’aurais pu mieux faire...), ils promettent d’être très positifs...

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Premier contact avec le public Hier soir, à l’issue d’une journée de repos consacrée en partie à une excursion touristique à Jérusalem, nous avions rendez-vous à Bir Zeit, dans la banlieue de Ramallah. Cette ville étudiante est paisible, quasiment idyllique. Elle organise un festival d’art qui commençait hier et dans lequel nous jouons dans 3 jours... Aussi, nous ne nous rendions pas en simples spectateurs à la représentation du spectacle des quatre élèves de Jénine les plus avancés, que j’avais par ailleurs déjà vu dans un camp de réfugiés à Bethléem.

A la tombée de la nuit, c’est à dire tôt ici, le spectacle commençait dans une petite rue. Le public était nombreux, très. Et le lieu était très passant. Les gens n’ont d’ailleurs pas arrêté de circuler pendant toute la durée de la représentation. Ni de parler d’ailleurs, voire de crier, s’appeler, téléphoner, passer sur la piste, et j’en passe. Un bordel gigantesque qui n’a semblé choquer ni les artistes, ni les autres spectateurs. Seule une poignée de lidotiens se murait progressivement dans le silence, se demandant bien ce qu’elle allait faire dans cette galère. 26


Mais nous voilà prévenus, et prêts à nous confronter à un nouveau public, qui s’il n’est pas vraiment «éduqué» au spectacle, est prompt à applaudir et à apprécier la performance artistique. Demain, la journée sera très longue puisqu’elle sera essentiellement consacrée à la répétition générale, et qu’il y a encore, heu, un peu de travail...

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La justice avant la paix

Le directeur du Lido souhaitait que nous puissions un jour «réunir autour d’une action culturelle tous les protagonistes» de l’histoire que nous vivons. Oui, c’est un souhait qui nous est cher, une utopie qui nous anime. Cependant, être ici permet de se rendre compte du chemin qu’il reste à parcourir pour y parvenir. La position de l’Ecole de Cirque de Palestine est claire, bien que difficile à comprendre pour nos modes de pensée emprunts de tentative de paix. Je ne l’ai comprise qu’en venant ici. La paix, celle d’Oslo en 1995 comme les autres tentatives, n’a pas été perçue par les Palestiniens comme une avancée : à chaque traité a succédé un nouveau recul de leurs droits vis-à-vis de l’Etat israélien. Le problème ne concerne pas la paix, mais la justice, et sa répercussion concrète est le refus de coopérer avec des Israéliens, à moins qu’ils prennent position contre la politique d’occupation de leur gouvernement. Ils ne sont pas nombreux à le faire, car cela revient à se mettre à dos une bonne partie de l’opinion publique de leur pays, et à se priver d’un réseau et de financements dont ils dépendent souvent. Oui, dans les deux camps il y a des humains, et oui il serait possible, humainement, de travailler ensemble aujourd’hui. Mais pour quoi faire, dès lors que cette humanité commune n’est pas à prouver ? Hors de question pour les artistes de l’Ecole de Cirque de Palestine de contribuer à ce qu’il leur semble être une tentative d’acheter une bonne conscience aux Israéliens qui ne font pas assez selon eux pour convaincre leurs concitoyens de la nécessité de changer d’état d’esprit, ou à la communauté internationale qui entre ventes d’armes et passivité est perçue, avec violence comme complice, ou méprisante (nous l’avons constaté maintes fois, pris à partie par nos interlocuteurs sur l’inaction - ou pire l’action - de nos gouvernements). Il ne s’agit pas, contrairement à ce qu’on pense souvent vu d’ailleurs, de réconcilier deux peuples, de lever des malentendus entre eux. Le besoin des Palestiniens ne réside pas dans l’entente avec leur voisin mais, je le répète, dans la justice. Elle est absente de leur vie depuis 1948. Ils n’ont pas d’Etat, pas la liberté de se déplacer ni celle de s’exprimer. Leur économie est entravée. Et cela sans que la Communauté Internationale réagisse à la hauteur de ce qu’elle est parfois capable de faire dans d’autres régions du monde. Ce que veulent les membres de l’Ecole de Cirque de Palestine, c’est que cette communauté internationale contraigne Israël à être ce qu’il prétend : une démocratie, respectant les 27


droits humains les plus élémentaires. Il y aura alors, j’en suis certain, de nombreux projets réunissant des protagonistes de ces deux pays aux cultures bien plus proches que la situation actuelle le laisse croire.

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Répétition (et fatigue) générale Le matin, nous avons tenté une première «italienne», consistant à enchaîner les déplacements et les intentions sans faire les techniques. Ca s’est bien passé, ça manque encore d’automatisme, mais c’est tout à fait normal. La générale eut lieu l’après-midi, devant quelques spectateurs privilégiés. Pendant une heure, les numéros se sont enchaînés, plutôt pas mal aboutis au vu des conditions. Tout le monde a investi beaucoup d’énergie dans ce spectacle, et c’est un de ses principaux atouts. On peut avoir confiance en sa capacité à séduire, tant les artistes débordent d’envie de partager. Pas étonnant après ces 18 premiers jours ensemble... Certes, le niveau technique est assez inégal, le premier degré souvent un peu trop présent et le jeu parfois un peu maladroit, mais cette envie l’emporte sur tout. Les lidotiens ont parfaitement joué le jeu, tentant de faire passer leur approche du cirque tout en acceptant celle des Palestiniens : la pyramide finale, par exemple, n’est pas un classique des spectacles du Lido...

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C’est sur des détails que nous nous sommes attardés lors du débriefing : les positionnements, la musique, le rythme... Le reste se jouera en direct : il faudra être réactif, entreprenant : chaque lieu sera très différent, chaque public aussi. Pour la date à Hebron par exemple, il sera impossible de faire se toucher des corps féminins et masculins... Contraignant, mais je vous en reparlerai à ce moment-là. Nous avons retravaillé quelques scènes avec la dernière énergie qui nous restait, puis nous avons préparé les affaires, le matériel, découpé la structure qui sera remontée sur place. Demain soir, nous aurons joué en Palestine.

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Jour de première Au premier coup d’œil sur le site, nous pûmes constater que notre espace de jeu était grand, situé devant une église, sous une toile. Presque parfait, si l’on excepte un sol en bitume parsemé de morceaux de verre. Je coupe (haha) tout suspense inutile, personne ne s’est blessé. Nous commencions à monter la structure lorsque nous fûmes rejoints par la fanfare qui allait nous accompagner sur les trois premières dates. Ils étaient une quinzaine de Hollandais frôlant les 2 m de moyenne, quadragénaires pour la plupart, et vêtus de tenues hyper flashy, rose en vert fluo, assez peu répandues dans la région. Ça faisait un peu peur, quand même. Et du bruit, aussi. Mais la première impression laissa rapidement la place à la jovialité. Lorsque nous eûmes mangé, Shadi nous fit visiter les futurs locaux de l’École de Cirque de Palestine, situés à proximité, ce qui a accentué chez certains l’envie de revenir. Puis, lorsque la structure fut montée, l’espace scénique nettoyé, et le son installé, il était 17h15 à la surprise générale. Il était donc plus que temps de commencer à s’échauffer. t Voilà, il était 18h, la fanfare avait fait un tour en ville pour tenter de rameuter un peu de monde, mais il n’y avait que quelques spectateurs, des connaissances de l’ECP pour la plupart. C’était un peu déstabilisant, surtout pour les administrateurs qui ne comprenaient pas : chaque année, le Mobile Circus remplit les lieux, et cette année, la communication avait en plus été particulièrement développée.Alors on a attendu un peu, et on a bien fait. Une demi-heure plus tard, alors que la fanfare jouait à l’entrée de l’espace, la jauge était bien remplie. C’est là que quelque chose s’est passé. Nous étions tous dans les coulisses improvisées, et nous nous mîmes à crier, applaudir, chanter, danser... Et tout à coup, nous étions ensemble, tous, un gros groupe prêt à vivre cette expérience. Cette union dura (au moins) tout le long du spectacle. L’énergie de tous était magnifique, la concentration au rendez-vous, l’échange avec le public permanent. Le spectacle dure une heure. Nous ne la vîmes pas passer. Les spectateurs souriaient, suivaient. Au moment du salut, ils manifestèrent leur satisfaction. Les journalistes présents nous félicitèrent aussi. Alors que la fanfare concluait joyeusement la soirée, nous tombions dans les bras les uns des autres, peu importe que nous soyons artistes, administratifs, Palestiniens ou Argentins... Bien sûr, ce spectacle a été monté en quelques jours, dans des conditions particulières et avec des contraintes spécifiques. Mais comme chacun s’y est engagé entièrement et avec 29


sincérité, c’est un beau moment à partager. Ca tombe bien, il y a encore quatre dates. Mais avant d’envisager le lendemain à Naplouse, il fallait profiter, ce que nous fîmes sur le toit avec quelques Taybeh, les très bonnes bières locales.

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Naplouse, deuxième Le chargement du camion était ce matin un peu plus efficace. Ça tombe bien, le voyage était plus long. Nous montions vers le nord, où les paysages sont beaucoup plus verts, parsemés d’oliviers, de plantations, d’arbres et de colonies. Oui, bon, tout ne change pas quand-même... Naplouse est une des plus grandes villes du pays, très agricole. On y fait du savon et les meilleurs knaffis du monde. La ville est située entre deux montagnes dominées par des tours de contrôle israéliennes. Il y a aussi un très vieux bain turc magnifique, et beaucoup d’affiches de martyrs. On nous dit que si les colonies n’ont pas encore envahi la ville, c’est parce que Naplouse est très conservatrice et résistante. Il y a aussi une scène magique, un vieil amphithéâtre gigantesque, et c’est là que nous allions jouer. Devant un public immense et quelque peu dissipé, la fanfare hollandaise a assuré la mise à feu jusqu’au début du spectacle. Les 30 artistes ont encore beaucoup donné, pris des libertés, trouvé du plaisir, partagé. Bref, ce fut un régal jusqu’au démontage sous l’œil des forces spéciales de la police palestinienne chargées de notre sécurité, que nous n’avions pas vraiment senti menacée. La lune nous remercia encore de lui apporter tant de spectateurs, et le soleil pas jaloux se coucha avec splendeur.

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Hebron, dense journée Trop tôt. 6h, c’est vraiment matinal. Le bon côté, c’est qu’on feinte ainsi le concert de marteaux piqueurs qui débute tous les matins à 8h, et dont l’efficacité pour nous réveiller n’est plus à démontrer. Partout, dans Ramallah, il y a des travaux immobiliers. C’est en effet une des zones contrôlées civilement par les Palestiniens, dans laquelle les Israéliens ne limitent pas l’expansion démographique. Le phénomène est en outre probablement et comme à peu près partout accentué par la spéculation sur la pierre. Mais bon, il était trop tôt, et nous partîmes bien embrumés quoique sous un soleil déjà menaçant pour un voyage de deux heures en direction d’Hebron. Je vous ai déjà raconté la «Route de la Vallée du Feu», magnifique et spectaculaire. Hebron n’est pas loin du tout à vol d’oiseau, oui mais voilà, si les Israéliens prennent parfois les Palestiniens pour des oiseaux, ce n’est pas pour leur permettre d’aller rapidement d’une ville à une autre. Pour le coup, ça a au-moins permis à pas mal d’entre nous de se rendormir dans le bus. Arrivés à Hebron, nous avons découvert le théâtre, une très belle salle et une très belle scène. Monter la structure n’était pas indispensable, nous nous en sommes donc passés, ce qui a contraint les aériens à s’adapter à une nouvelle disposition. Faute de temps, ils le firent en direct pendant le spectacle, et avec brio. Chapeau. Ce n’était pas le seul changement : Hebron est une ville très très conservatrice, les femmes y sont voilées et les rapports homme/ femme limités. L’imam était sensé être dans la salle pour s’assurer du caractère moral du spectacle. Nous avons donc dû modifier certains passages, mais finalement très peu. Chaque

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année, l’École de Cirque de Palestine repousse un peu plus loin les limites, et ça passe. Les consignes insistaient seulement sur l’impossibilité de laisser apparaitre un morceau de peau sur scène, à part au-dessus du cou, après les coudes et les chevilles. Tout le monde accepta les contraintes, comprenant bien qu’il s’agissait de reculer pour mieux sauter. Il y avait dans la salle la Palestine de demain, toute une jeunesse à qui ce spectacle, et l’action de l’Ecole de Cirque de Palestine en général offre de nouvelles perspectives de tolérance. Cette troisième présentation fut meilleure que les deux autres, pleine d’énergie, avec une prise de liberté et surtout un public survolté, très jeune et chauffé à blanc par la fanfare qui a repris à sa sauce cinq morceaux palestiniens avant que nous jouions. Et puis jouer en salle, c’est quand-même confortable... Les sourires s’affichaient donc franchement sur la plupart des visages des artistes après la représentation. Ils allaient vite laisser place à la gravité puis à la tristesse. En effet, Shadi nous demanda de nous réunir sur la scène du théâtre pour discuter. Il s’agissait de savoir ce que nous pensions de la date à Jérusalem dans l’hypothèse où nous ne pourrions pas tous y aller. Pour rappel, les Cisjordaniens n’ont pas le droit de se rendre à Jérusalem Est, pourtant reconnu internationalement comme palestinien. Une demande a été faite très en avance pour que des autorisations soient accordées aux membres de l’Ecole de Cirque de Palestine, mais nous n’avions pas reçu de réponse. La première réaction des lidotiens consistait à afficher sa solidarité avec les Palestiniens. S’ils ne jouaient pas, nous non plus. Mais très vite, nous nous dîmes tous que seraient alors punis les enfants jérusalémites, et satisfaites les autorités israéliennes qui ne souhaitent pas que les arabes réaffirment par un spectacle leur légitimité sur la ville. Non, nous jouerions, en pensant aux potentiels absents. Lorsque cette conclusion fut partagée par tous, Shadi très ému nous demanda d’aller faire un gros câlin à un élève palestinien, le seul qui ne pourrait pas se joindre à nous deux jours plus tard. Shadi avait reçu les réponses juste avant le spectacle, et avait tout gardé pour lui. Le seul recalé n’est pas inconnu des lecteurs de ce carnet de voyage : c’est le jeune qui a fait de la prison pour avoir, petit enfant, jeté des cailloux sur un véhicule 32


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israélien. Les militaires l’avaient menacé de ne plus pouvoir faire de cirque. Ils ont, hélas, tenu parole. Si le moment fut très triste, il fut aussi très fort. Nous étions tous ensemble, unis dans l’émotion. Nous repartîmes d’Hebron dans cet état, négligeant à cette occasion les consignes de ne pas avoir de contacts physiques entre hommes et femmes dans la rue... Les besoins de câlins étaient trop forts ! Certains avaient exprimé leur désir de voir l’autre côté de Jérusalem, Shadi, qui est jérusalémite, les y emmena. Pour les autres, ce fut une visite de Bethléem sur le trajet du retour. Dans l’église de la Nativité, lieu supposé de naissance du Christ, nous pensions tous à autre chose.

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Ramallah, chez nous Aujourd’hui, on ne part pas, on joue à la maison. Ramallah est la date la plus importante de notre tournée du point de vue politique : pour l’Ecole de Cirque de Palestine, c’est là que viendront éventuellement les différents partenaires. C’est aussi parce qu’il y a un accord de coopération entre Toulouse et Ramallah que ce projet a lieu. Mais pour nous, c’est surtout la dernière date ensemble puisque demain, à Jérusalem, un des nôtres sera privé de cirque en toute illégalité par Israël. Le rendez-vous pour le montage est à 14h, et les derniers arrivent à 16h. C’est à ce moment-là que Shadi revient avec les autorisations de se rendre à Jérusalem. Il en manque 4, qui concernent les enfants de moins de 16 ans. A priori l’autorisation est facultative pour eux, mais en l’absence de permis officiel, l’arbitraire pourrait régner. En outre, trois noms sont

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mal orthographiés en arabe. A priori ça devrait passer quand-même, mais le motif peut s’avérer suffisant pour les empêcher de franchir le check-point israélien de Kalandia, qui sépare la Cisjordanie (Palestine) de Jérusalem-Est (Palestine). Vous commencez sûrement à comprendre l’absurdité de la situation. Tout est soumis au bon vouloir des soldats, l’arbitraire et l’incertitude sont le principe, tout comme la peur. Dans le pire des cas, ce sont donc 8 Palestiniens qui ne pourraient pas venir jouer à Jérusalem demain, dont beaucoup qui ne se sont jamais rendus là-bas. Évidemment, tout le monde est un peu remué par cette nouvelle et il est dur de se reconcentrer. Nous parvenons pourtant à le faire. Ce qui arrivera demain n’est pas au programme du jour. Maintenant, il faut jouer. Et c’est ce que tout le monde fait devant une foule immense : il y a des gens sur toute la place, sur les toits, les voitures, derrière la scène. Le spectacle commence, le public accroche, et les artistes nous offrent le meilleur d’eux mêmes. Cette représentation est magnifique de justesse de jeu, de technique et d’émotion. Pendant les saluts, le groupe porte en triomphe notre ami pour qui c’était la dernière, puis une des lidotiennes tente de chanter une chanson palestinienne, reprise par une partie du public. Vient le moment des fleurs. Ca commence à sentir la fin, et la tristesse se lit dans les regards. Mais la fin, c’est pour après-demain, et ce soir c’est la fête. Nous nous réunissons d’abord pour discuter de notre retour. Le passage à l’aéroport de Tel Aviv après un séjour en Palestine est toujours une épreuve, et il faut s’y préparer au mieux. Nous écoutons donc les expériences et les conseils de ceux qui y sont déjà passés. Puis la musique démarre, et nous dansons.

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Jérusalem, dernière Malgré un coucher très tardif, tout le monde est à peu près à l’heure (matinale) pour le chargement. Les Palestiniens sont particulièrement motivés : beaucoup d’entre eux se rendent à Jérusalem pour la première fois, la plupart n’y sont allés qu’une ou deux fois. Pourtant, le départ est un moment difficile. Nous laissons ici notre ami à qui les autorités israéliennes ont interdit l’accès à Jérusalem. C’est Israël qui agit, et c’est nous qui nous sentons coupables. Dans le bus, ça chante moins que d’habitude, du moins jusqu’au check-point de Kalandia. Les plus petits sont passés à un autre check-point, plus éloigné mais aussi plus facile. Dans le groupe de Kalandia, il y a les trois personnes dont le nom est mal écrit. Mais finalement, tout le monde passe, et c’est le soulagement, même si Nayef ne peut cacher son émotion lorsqu’il lit «bienvenue en Israël» sur le mur du check-point, humiliation gratuite et illégale. Les chants atteignent une intensité fantastique lorsque nous arrivons à Jérusalem, puis se calment pendant le déchargement, jusqu’à ce qu’une patrouille de soldats israéliens vienne observer notre action. Derrière nous, il y a un panneau indiquant le nom de la rue : c’est celui d’un général israélien, dont il est précisé qu’il a «libéré la ville en 1967». C’est immonde, nous sommes pourtant à Jérusalem Est, reconnu internationalement comme part de l’autorité palestinienne. Mais l’humiliation fait partie de la stratégie israélienne. Enfin... nous chargeons ce que nous pouvons dans la benne d’un petit tracteur et montons 35


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les énormes pièces de métal de la structure aérienne à la force des bras et des épaules en haut de la colline sur laquelle nous allons jouer. Traverser Jérusalem ainsi n’est pas sans évoquer une image biblique assez célèbre, non ? Nous insistons plusieurs fois pour que les Palestiniens partent visiter Jérusalem, notamment l’Esplanade des Mosquées, lieu saint de l’Islam. Mais ils refusent de partir tant que nous n’avons pas installé. Ce n’est que quand je les menace de nous mettre en grève dans les cinq minutes qu’ils acceptent de profiter un peu de l’avant-spectacle. Nous perdons beaucoup de temps à attendre les clés du terrain de foot où nous devons jouer. Il fait en outre un soleil de plomb qui aura au moins le mérite de nous donner quelques couleurs, malheureusement virant vers le rouge chez certains. Mais bon, nous finissons d’installer dans l’urgence lorsqu’on nous annonce que le spectacle doit commencer à l’heure précise, donc en plein soleil et dans une demi-heure. Ce n’est ni l’habitude palestinienne, ni raisonnable en raison de la météo, mais nous comprendrons après que des jeunes ont un entrainement de foot sur le terrain à la fin du spectacle... Juste avant que ça commence, une demi douzaine d’étudiants en deuxième année du Lido arrivent. Ils jouaient en Israël et repartent le soir même, mais ils voulaient nous voir. Ca rajoute encore de l’émotion. Nous avons décidé de changer le début : lorsque Andréa essaie de partir et qu’elle est entravée, c’est pour rejoindre notre ami contraint de rester en Palestine. Elle crie son nom autant qu’elle peut, le cherche, l’appelle, mais il n’est pas là... Nous sommes tous émus. Mais le reste du spectacle se déroule moins bien. Nous n’avons pas pu nous échauffer ensemble, nous sommes fatigués, il fait beaucoup trop chaud. Le rythme est moins bon, les techniques souvent ratées, et nous-mêmes à la musique sommes catastrophiques. Trop de changements à gérer dans l’urgence. Le numéro de jonglage, très drôle, basé sur la présentation d’un robot, fonctionne cependant très bien. Certes, nous sommes un peu déçus, mais l’essentiel est tellement ailleurs... Nous avons joué à Jérusalem. L’organisation du festival nous offre le restaurant pour finir, puis nous nous échappons pour nous promener ensemble en ville : les Palestiniens ont jusqu’à 22h pour se rendre en Cisjordanie, et c’est effectivement l’heure à laquelle nous repasserons le checkpoint. Meropi, la seule Jérusalémite du groupe, nous emmène dans le quartier chrétien et ses petites ruelles désertées par les touristes et totalement hors du temps. Nous passons même rendre visite à ses grands-parents, l’occasion de visiter une vieille maison qui ressemble à un fuselage d’avion... Nous passons au retour par Jérusalem-Ouest, et constatons la différence flagrante entre les deux parties : la municipalité, unique et israélienne, a clairement choisi dans quelle partie de la ville elle dépense l’argent, récolté quant à lui auprès de toute la population... Au retour, nous nous arrêtons pour prendre une dernière glace. Chacun est déjà dans sa bulle, et gère la tristesse, immense, comme il peut. Sur le toit de l’école, on voit les lumières d’une ville, entre deux collines. Cette ville, c’est Tel Aviv. Nous passerons par là demain pour rentrer. En attendant, le brouillard tombe sur Ramallah. 37


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Le droit au retour Les conseils qu’on nous a donnés visent à limiter nos problèmes au contrôle autant qu’à protéger ceux qui travaillent à l’ECP ou que nous avons croisé dans cette aventure. Il s’agit de supprimer les documents les mentionnant, d’effacer tout caractère militant à ce voyage. Le blog sera d’ailleurs désactivé toute la journée du 24. Les tee-shirts «free Palestine», ainsi que les documents susceptibles de poser problème seront envoyés par courrier depuis Israël. Ces mesures sont peut-être un peu exagérées, mais le climat qui règne, l’actualité et les témoignages nous incitent à la prudence. Mais avant de partir, il y a les au revoirs, qualifiés d’’à bientôt’ par le groupe pour accepter un peu qu’ils soient inévitables. Nous offrons des peluches de moutons, clin d’œil au spectacle. Et nous montons dans le bus les yeux mouillés. C’est une famille qui se sépare, une vraie. Ca ressemble un peu à une fin de colo, mais là, personne ne promet de s’écrire, preuve s’il en faut que nous garderons contact et que ce n’est que le début de l’aventure.

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Arrivés à l’aéroport, nous subissons un premier contrôle au cours duquel un soldat évidemment armé bien que porteur d’un appareil dentaire plus en symbiose avec son âge que sa mitraillette me fait sortir du bus pour me poser les premières questions. Ce n’est que le début. Pendant 3 heures, nous subirons une dizaine de contrôles. Un des chefs de la sécurité demande à parler au leader du groupe. Si l’idée de lui expliquer que nous fonctionnons en autogestion nous caresse l’esprit, je me désigne cependant sans broncher. Il m’interroge, avec comme but évident de dénicher la faille, l’incohérence qui nous rendra suspects. Mais je m’en sors bien, de même que les autres, pris au hasard dans le groupe. Jouer les joyeux circassiens innocents est payant, mais ça nous a coûté. Nous sommes énervés, en colère contre tous ceux qui prétendent qu’Israël est une démocratie, tous ceux qui, complices silencieux ou actifs, l’encouragent dans son glissement dangereux. Nous passons les contrôles sans encombre et nous retrouvons dans le 747 mais nous avons besoin de lâcher. Nous organisons donc une petite bataille de polochon pas spécialement du goût de tous les passagers, mais à ce moment là, peu importe. Après de trop longues heures, nous arrivons à Frankfort où une partie du groupe achève son voyage. Les autres repartent à Toulouse où nous atterrissons en chantant cette chanson arabe qui fut notre hymne pendant le séjour. Nous sommes toujours émus. Quand j’explique au chauffeur du bus qui nous ramène ce que nous avons vécu, il conclut par un «on est quand-même bien en France». S’il le dit... Nous, on préfèrerait être là-bas, avec nos amis. Mais la vie va continuer pour tous, et nous revenons changés, chargés de cette aventure qui nous marquera probablement dans notre vie artistique et dans notre humanité. Nous nous quittons sur des remerciements, car c’est vraiment tous ensemble que nous avons permis à cette aventure de devenir ce qu’elle a été. Le Lido, la Mairie de Toulouse, l’École de Cirque de Palestine, nous tous, avons réalisé quelque chose de très beau, et ce n’est que le début. Nous avons la conviction que ces projets sont utiles. Nous pouvons changer le monde, ce voyage a renforcé ma conviction làdessus. Alors n’hésitez pas, renseignez-vous sur le boycott-désinvestissement-sanction, parlez, échangez, il y a une multitude de moyens d’agir.

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Shadi, Jessika, Nayef, Fadi, et toute l’équipe de l’Ecole de Cirque de Palestine Francis et toute l’équipe du Lido Inas, Nathalie, et toute l’équipe des Relations Internationales de la Mairie de Toulouse Albin Danièle Mays Abu Saha, Ala, Aloïs, Ahmad, Andréa, Aude, Baher, Daniel, Georgy, Hamada, Hamoudeh, Ibrahim, Laura, Laurence, Lohan, Lucia, Marah, Marjolaine, Martin, Meropi, Moatassem, Mohammed, Nahuel, Noor, Rauni, Sawsan, Sireen, Thomas, Tomas, Tommaso...

Contacts Culture en Mouvements / www.culturemouvements.org culture.en.mouvements@gmail.com / Tél. 05 34 30 50 01 Le Lido / www.circolido.fr accueil.lido@mairie-toulouse.fr // Tél. 05 61 11 16 10 École de Cirque de Palestine // www.palcircus.ps palestinian.circus@gmail.com Milan Szypura / http://milan.szypura.org/blog m.szypura.gmail.com Aurélien Zolli // aurelien.zolli@gmail.com Graphisme Joëlle Le Gléau (Jö) // www.jo-o.fr contact@jo-o.fr


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n juillet 2011, une quinzaine d’artistes issus du Lido, l’École des Arts du Cirque de Toulouse, sont partis à Ramallah créer et jouer un spectacle avec des jeunes de l’École de Cirque de Palestine, grâce au soutien de la mairie de Toulouse.

La plume d’Aurélien Zolli et l’œil de Milan Szypura les ont accompagnés dans cette aventure forte à travers un blog rédigé quotidiennement, dont ce carnet de voyage est issu.

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