Maurice Blanchard/Danser sur la corde pdf- partie 1

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Danser sur la corde Journal 1942 – 1946


Du même auteur Les Lys qui pourrissent, Imprimerie Girault, 1929. Malebolge, Éditions René Debresse, 1934. Solidité de la chair, Éditions René Debresse, 1935. Sartrouville, Éditions René Debresse, 1936. Les Barricades mystérieuses, G.L.M., 1937. Les Périls de la route, G.L.M., 1937. C’est la fête et vous n’en savez rien, G.L.M., 1939. Les Pelouses fendues d’Aphrodite, La Main à plume, 1943. William Shakespeare : Douze sonnets, traduits de l’anglais et présentés par Maurice Blanchard, Les Quatre Vents, 1944. G.L.M., 1947. La Hauteur des murs, G.L.M., 1947. Nous autres sans patrie, ronéotypé « aux dépens de l’État », 1947. L’Homme et ses miroirs, Éditions du Cormier, 1949. Le Monde qui nous entoure, La Part du Sable, 1951. Le Pain la lumière, G.L.M., 1955.

Éditions posthumes William Shakespeare : Six sonnets, texte anglais avec deux traductions : François-Victor Hugo et Maurice Blanchard, G.L.M., 1970. Les Barricades mystérieuses, suivi de Les Périls de la route, G.L.M., 1974. Débuter après la mort, Plasma, 1977. C’est la fête et vous n’en savez rien, suivi de La Hauteur des murs, Plasma, 1979. Les Barricades mystérieuses, Plasma, 1982. L’Homme et ses miroirs, Arcane 17, 1982. Lettres inédites, Le Courrier du Centre international d’études poétiques, n° 180, 1988. Maurice Blanchard, présentation, choix de textes de Pierre Peuchmaurd, Poètes d’aujourd’hui/Seghers, 1988. Maurice Blanchard, sa biographie par lui-même et quelques souvenirs de son enfance à Montdidier, Amiens, 1990. Quatorze juillet, Myrddin, 1990. Le Poil de Gloster, Myrddin, 1991. Maurice Blanchard, le matériau résiste encore, textes rassemblés et présentés par Pierre Peuchmaurd, Éditions du Rewidiage, 1992. Les Barricades mystérieuses, Poésie/Gallimard, 1994.


Maurice Blanchard

Danser sur la corde Journal 1942 – 1946

Présentation et notes de Pierre Peuchmaurd

L'ETHER VAGUE

PATRICE THIERRY 37, rue Jean-Sizabuire 31400 TOULOUSE


Couverture : portrait de Maurice Blanchard par Robert Lagarde. Ouvrage publié avec le concours du Centre Régional des Lettres Midi-Pyrénées. © L'Ether Vague – Patrice Thierry, 1994.

ISBN 2 904 620 52 4


PrĂŠsentation par Pierre Peuchmaurd



A Noël Arnaud

Le 3 août 1940, Maurice Blanchard jette un regard morne par sa fenêtre : l’histoire tombe au-dehors, comme la suie. Il retourne à sa table. Il écrit : Monsieur le Maréchal, Chef de l’État français, J’ai tout fait pour passer en Angleterre où je savais trouver du travail. Je n’ai pu réussir mais je suis coupable et je mérite la mort. Je désire que vos services m’informent de l’heure et du lieu où je dois me rendre pour recevoir les douze balles qui me sont dues ou la lame de la guillotine. Cela vaudra mieux que mourir de faim après deux ou trois semaines de douloureuse agonie. Le gouvernement pourrait peut-être nommer un secrétaire d’État à l’Euthanasie qui appliquerait le même traitement à tous les chômeurs. Seule resterait vivante la race divine des fonctionnaires, divine donc immortelle, et qui comptait tant de créatures bloumeuses qui ont si bien préparé notre défaite. Mes respects. Blanchard, chômeur, 4 rue de Copenhague, Paris 8.

Ça y est, Blanchard a commencé sa guerre. Cette lettre, par chance, n’aura pas de suites. Elle a dû s’égarer quelque part ; la police de Vichy n’est pas encore totalement opérationnelle. Dans le silence assourdissant de la défaite, dans l’humiliation du don honteux que le vieillard a fait à la France de sa personne (sa personne !), il faut vivre et faire vivre ceux dont on est responsable, maintenir ce dont on est garant, ne rien céder de soi. Blanchard a toujours pensé comme ça.

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En 1940, Maurice Blanchard a cinquante ans. Ce n’est même plus un homme jeune ; c’est encore, assez largement, un homme seul, à cheval sur deux vies. Le temps des « bagnes industriels » de sa jeunesse est révolu. Une guerre, déjà, est passée là-dessus. Des avions ont volé ; certains portaient son nom. Des livres sont parus, qui portent aussi son nom. Du poète Maurice Blanchard, on sait à peu près tout. Un premier livre publié sous pseudonyme en 1929 (à trente-neuf ans). Puis, coup sur coup, de 1934 à 1939, Malebolge, Solidité de la chair, Sartrouville, Les Barricades mystérieuses, Les Périls de la route, C’est la fête et vous n’en savez rien ont fait retentir une des voix les plus sauvages d’une époque qui ne manquait pas de voix fières et lui ont valu l’amitié de Joë Bousquet, de René Char, de Paul Éluard, ainsi – nous le verrons – que l’admiration de quelques jeunes gens. Le camp est choisi, c’est celui du surréalisme, même si, trop essentiellement solitaire comme trop prisonnier du travail, Blanchard ne vient jamais s’asseoir à la table de famille. Son travail, depuis plus de vingt ans, c’est la construction aéronautique. En 1924, l’hydravion « Blanchard M.B. 3 » a battu deux records mondiaux d’altitude. Blanchard, faute de moyens financiers, n’a pu rester longtemps à son compte, mais depuis lors il n’a cessé d’occuper des postes de responsabilité chez les principaux constructeurs aériens : chez Farman, chez Blériot, chez Cams-Potez. Il est même, si l’on veut tout savoir, chevalier de la Légion d’honneur au titre d’ingénieur aéronautique depuis 1923. Comment concilie-t-il cela avec la poésie ? Il ne le concilie pas. Centrale dans tout le surréalisme, la condamnation du travail n’est peut-être jamais aussi virulente que sous la plume de Blanchard ; il y revient sans cesse. C’est peut-être aussi la mieux informée. Il ne le concilie pas, et cependant, en homme habitué depuis toujours à se battre sur tous les fronts, il écrira bientôt, dans sa postface aux Pelouses fendues d’Aphrodite : « Depuis 1917, construit des machines nouvelles, pour aller plus vite, pour aller plus loin, travail qui demande la même catégorie d’activité que pour écrire un poème, exactement (...) Une petite différence toutefois, une faute peut tuer l’équipage. » Il ne le conciliait pas. La guerre, en lui donnant le loisir d’écrire le journal qu’on va lire, lui permettra – un temps – de le faire. Mais voyons. En 1940, Blanchard est ingénieur à la Société d’appareillage de précision. Après la fermeture de celle-ci pour cause de reddition (voir la lettre à Pétain), il est attaché au service des Recherches scientifiques du ministère de la Marine, puis, en janvier 1941, chef 10


du service Études-Avions de la SNCASO (Société nationale de construction aéronautique du Sud-Ouest). Il en démissionne en avril 1942, quand on lui demande officiellement de collaborer. Surprise : trois mois plus tard, le même homme devient chef du bureau (parisien) des calculs du constructeur allemand Junkers, celui dont les avions bombardaient Guernica. Que s’est-il passé ? Il s’est passé l’entrée en Résistance. Autant le dire tout de suite : nous ne savons pas grand-chose du travail de Blanchard dans la Résistance. S’il avait une vie double, il menait aussi, d’une certaine manière, une ou plusieurs doubles vies. En se taisant, simplement. De même que ses proches, sa femme, ses fils, ne savaient rien, ou presque, de son activité « littéraire », ils ne surent rien, ou presque, de sa résistance, même après la guerre. Ailleurs que dans ses poèmes – et, par remarquable exception, dans ce journal – Blanchard est un bloc de silence. Il faut y voir, me semble-t-il, une sorte de modestie farouche — ou simplement de l’indifférence à ce qu’il considère comme allant de soi. On s’en tiendra donc à ce qu’on sait, c’est-à-dire aux attendus de la croix de guerre qui lui fut décernée le 10 octobre 1945 : « Agent informateur ayant fait preuve d’une volonté tenace de servir, en même temps que d’une grande compétence en matière aéronautique. A donné au réseau de renseignements un travail particulièrement remarquable par sa précision et sa valeur technique, apportant ainsi une aide des plus efficaces au combat et à la victoire. » On n’en apprendra guère plus, mais on n’a pas de mal à comprendre. A une date déterminée, Blanchard a été recruté par le réseau de renseignement « Brutus » (créé à Marseille dès 1940, « un de nos plus anciens et plus importants réseaux », d’après le colonel Passy) pour lui servir de « taupe » au cœur même de l’aéronautique allemande. Junkers embauchait de la main-d’œuvre française et cherchait des cerveaux ; la compétence de Blanchard a fait le reste. C’est tout simple. Si simple que le journal, qui commence précisément à ce moment-là, n’en souffle mot avant la libération de Paris (et même alors, très peu). Et pas seulement pour d’évidentes raisons de sécurité, puisque le contenu de ce journal, s’il avait été saisi, aurait suffi à faire fusiller dix fois son auteur. Qu’est-ce, alors, que ce journal ? Tout, je veux dire : tout, sauf le journal d’un homme de lettres. Blanchard, au gré de son caprice (de son humeur, surtout) saute des souvenirs d’enfance et de jeunesse 11


(particulièrement précieux) à son métier d’ingénieur, de l’exode – dont il donne un des récits les plus drôles et les plus énergiques qu’on puisse lire – à la vie quotidienne sous l’occupation, de l’analyse politique et de l’examen des rumeurs à l’anecdote de bureau. Les historiens, je suppose, se montreront sensibles à son témoignage sur le travail au jour le jour avec les Allemands, dont, au rebours d’un préjugé courant, il établit la constante et remarquable inefficacité dès lors que les solutions aux problèmes ne doivent pas être finales. On y trouvera, comme ailleurs, le prix du pain et du ticket du métro, on y reniflera l’odeur des rues de Paris dans la nuit allemande, on fouillera le cancer de la collaboration : Blanchard écrit à « l’heure où les maquereaux vont boire ». Et la poésie ? La poésie, oui. C’est même elle qui l’a poussé à écrire ce journal. D’une certaine façon, il ne parle que d’elle, et d’une autre façon elle en est la grande absente. « J’avais commencé ce journal, écrit-il le 3 juillet 1943, pour noter mes préoccupations poétiques, puisque ce sont elles qui font l’objet des heures de travail que je dois à l’Europe nouvelle. Mais ce sont des confidences que le papier repousse. » C’est un peu plus compliqué que ça, et d’autres citations sont nécessaires pour bien saisir ce qui se passe. On lit ainsi, le 17 février 1943 : « Depuis que je suis dans cette maison-ci (Junkers) et que j’ai des loisirs qui me permettent d’écrire, depuis que les soucis qui sont l’accompagnement obligé des travaux en cours ne m’accablent plus, puisque lesdits travaux sont infinitésimaux, ma santé morale est meilleure : je suis assez gai. Écrire tranquillement un poème me rend léger. Je me répète : ce sont les poèmes non manifestés qui empoisonnent le monde. » Et qui empoisonnent la vie, en temps ordinaire. « Fini le temps de Sartrouville où je devais aller dans les W.C. pour écrire un poème sur un petit carnet de poche. » Ailleurs : « Mon destin est d’écrire à la sauvette. Chez moi, lorsque je veux écrire quelques lignes le dimanche, c’est aussi à la sauvette. » La double vie. Une dernière citation ; elle donne la clé du journal : « Il sera épouvantable que je dise, plus tard, si je vis, que j’ai vécu les neuf mois les plus supportables de ma vie d’octobre 1942 à juillet 1943, et aussi les trois ans de Dunkerque, de 1915 à 1917. C’est donc au milieu des grands malheurs que j’ai trouvé cette petite fleur : la santé mentale. » Dunkerque, c’est quand il faisait le pilote, l’oiseau de chasse dans le ciel de la guerre. Il faut ça à Blanchard, cette tension, ces nuages 12


fauves. D’où l’étrange allégresse du journal. Nulle courbure, nulle courbature, quand de partout le monde plie et craque. Cet homme-là nous venge de tout en se vengeant du rien. Mais c’est cette même allégresse qui, lui rendant et lui projetant sa vie (même quand il la voit sous les couleurs les plus noires) va, de proche en proche, l’emporter très loin de son propos initial. Il écrit tant, pendant toute cette période (près du cinquième de son œuvre en deux ans), qu’il n’éprouve guère le besoin d’en parler : son monde à lui n’est plus empoisonné. Cependant, il en parle. Il parle de ce qui se passe. Et ce qui se passe, alors, c’est l’incroyable abaissement de la poésie, le terrible renoncement à ses fins comme à ses vrais pouvoirs, que constitue la prétendue « poésie de Résistance » qui coule interminablement des robinets des patriotes chrétiens comme des staliniens actuels ou futurs. Inutile d’insister sur les Aragon et autres Emmanuel, mais Éluard lui-même, le grand Éluard – tellement admiré que c’est sa lecture qui avait poussé Blanchard à écrire – est passé du côté des marchands d’illusions. Une seule figure paraît à Blanchard épargnée par cette lèpre, c’est celle de René Char. Lui, se bat et ne publie pas de chienneries. Avant 1940, Char était déjà l’ami et l’interlocuteur privilégié de Blanchard. La guerre, l’éloignement, les longs silences et l’inquiétude vont renforcer ce lien ; il est celui à qui l’on pense, celui à qui l’on parle quand on parle tout seul, et le récit de leurs retrouvailles, à la Libération, est une page rayonnante. Ce qui se passe aussi, c’est l’aventure de La Main à plume, ce groupe de jeunes gens au frais passé néodadaïste et qui vont reprendre le flambeau du surréalisme en exil. C’est Noël Arnaud, c’est Jean-François Chabrun, et autour d’eux Jacques Bureau, Christian Dotremont, Édouard Jaguer, Marc Patin, Robert Rius, Boris Rybak, Gérard de Sède et bien d’autres. Ceux-là ne se paient pas de mots, on les paiera de mort. Ils sont une vingtaine, peut-être : huit d’entre eux périront sous les balles ou dans les camps nazis. Mais cette histoire est connue, désormais, grâce au beau livre de Michel Fauré, Histoire du surréalisme sous l’occupation (La Table ronde, 1982) – et le journal en porte maints échos. Ce qu’il faut retenir, ici, c’est que, du fait même de leur existence et pour tout le temps de la guerre, Blanchard cessera d’être un chasseur solitaire. Il a découvert leurs publications dans une librairie de la rue de Rome, et leur écrit aussitôt : « Vous aurez été les premiers à rouvrir les fenêtres. » Eux, savent à qui ils ont affaire, Noël Arnaud en particulier, qui, préfaçant Les Pelouses fendues d’Aphrodite, affirme : « Nous sommes en 1942. Dix hommes peut-être dans le monde savent qu’un des plus grands poètes de notre temps porte 13


ce nom (...) Demain peut-être, jeune homme qui avez seize ans quand j’en ai vingt et qui tournez autour des lampes éteintes, papillon fou de l’habitude, vous aurez ainsi retrouvé cette lumière qui vous manque et vous saluerez très haut Maurice Blanchard qui vous a tendu les guides flambants du matin. » Blanchard n’est pas en reste. « Votre réalité est la mienne, écrit-il à Noël Arnaud, et doit être aussi celle des autres. » Pareille assurance, pareil optimisme ne lui ressemblent guère et doivent être mis au compte de l’allègre fureur qui est alors la sienne. Le fait est qu’il participera à la plupart des publications de La Main à plume, soutiendra les positions du groupe, et que c’est bien la seule fois qu’il descendra ainsi dans l’arène de l’activité collective. Mais c’est aussi qu’il s’agit, avec eux, de tenir et de pousser sur le front de la poésie quand tous, ou presque, la dévoient. Et quoi encore ? Les guerres finissent – celle-là aussi. La nuit qui se dissipe découvre un jour de cendres, un monde où l’homme n’est plus dans l’homme. De cette Libération qu’il avait tant attendue, Blanchard n’aura guère l’occasion de se réjouir, elle ne lui laissera pas le temps de décolérer, et il lui fallut aussitôt entamer une autre résistance contre le retour de l’ordinaire oppression, de la vie morcelée. Un peu plus, un peu moins, regagner sa solitude. Sans doute, Blanchard n’était pas homme à se nourrir d’illusions et il n’y avait pas de raisons pour que ces lendemains-là chantent plus que les autres, mais il a été servi – ils ont tous été servis. Et c’est alors que sa pensée se fait plus acérée, sa fureur spécialement inspirée. « Ce qui me tient debout, vivant, c’est le mépris », écrit-il en octobre 1945. Il tiendra. Tous ceux qui aiment le poète Maurice Blanchard aimeront l’homme qui parle ici. Ses ennemis ne seront pas déçus non plus.


Note sur le journal Maurice Blanchard commence son journal le 3 novembre 1942, il le referme définitivement le 4 août 1953. Mais cette dernière date est trompeuse. Une quinzaine de lignes en 1953, deux lignes en 1950, deux ou trois pages en 1948, moins en 1947. En réalité, on peut considérer qu’il cesse de le tenir en octobre 1946, « en pleine puanteur politique », et peu après qu’on lui ait remis sa croix de guerre. Le rideau est tombé. Quel sort lui destinait-il ? La première réponse qu’il nous fournit est un peu ambiguë, mais elle nous a toutefois paru autoriser cette publication. Le 24 novembre 1943, Blanchard écrit : « Si je vois la fin de cette guerre et si, après les soucis quotidiens, je puis avoir quelques loisirs, je relirai ces carnets et s’ils ne me déplaisent pas, si je vois que cela peut intéresser autrui, s’il y a, enfin, analogie, je me laisserai aller à raconter mes souvenirs d’enfance et de jeunesse. Et aussi ceux, plus récents, d’une vie difficile et amère. A voir. (...) Tout cela fait beaucoup de si enchaînés l’un à l’autre. » Cela ne se fit pas. Mais les évocations du passé de Blanchard sont ici nombreuses et détaillées, le journal tout entier est troué de flashback. Quant à l’analogie, si, par ce mot, il entendait la coïncidence avec sa poésie, alors, nous semble-t-il, elle est des plus convaincantes. On est ici en pleine illustration, en pleine démonstration de la poésie par la vie et réciproquement. Il est une autre indication ; c’est celle que nous donne Marcel Béalu dans le numéro VIII-IX (octobre 1960) de la revue Réalités secrètes, partiellement consacré à Blanchard. On y lit : Comme je lui demandai un texte, en mars 1955, il m’écrivit : « Voici quelques pages de mon journal des années sombres, il est vrai que toutes les années le sont plus ou moins – disons des années très sombres. Je ne sais pas si cela répondra à votre projet. (...) Faites-en ce que vous voudrez. » Je lui retournai ce journal que je trouvai trop prosaïque et pas du tout dans l’esprit de « Réalités secrètes ». Cette dernière appréciation n’engage que celui qui la formule, et n’était pas de nature à refroidir notre curiosité. Ce qui est clair, 15


c’est que Blanchard entendait bien publier sinon le journal, du moins du journal. Puis Blanchard – vivant d’abord, mort ensuite (en 1960) – entama son purgatoire, qui ne s’acheva qu’en 1977 avec le premier volume de la réédition de ses œuvres aux éditions Plasma. En 1988 enfin, il entrait dans la collection « Poètes d’aujourd’hui ». C’est cette annéelà qu’Isabelle Blanchard, sa petite-fille, entreprit de déchiffrer et de dactylographier le journal. La tâche fut longue et difficile. Il s’agissait d’une masse de texte considérable, l’écriture de Blanchard n’est pas toujours facile à lire et moins encore dans les petits carnets – ils devaient pouvoir tenir dans une poche – qu’il utilisait à l’époque*. Le travail d’Isabelle Blanchard est d’autant plus méritoire que rien alors – hormis quelques entêtements – ne permettait d’espérer une entière publication. Citant Pascal, Blanchard écrit, le 11 décembre 1942 : « Celui qui voudra danser sur la corde sera seul. » Toute sa vie, il a dansé sur cette corde tendue à rompre qui relie la pire nécessité à la plus extrême liberté – cette corde, aussi, au bout de laquelle il a bien failli se balancer, lui qui notait encore en novembre 1943, quand le filet nazi se resserrait autour de son réseau : « Les risques deviennent grands. Je danse sur la corde. » Il fallait un titre à ce journal ; celui-ci nous a paru s’imposer. Pierre Peuchmaurd

* Dans toute la mesure du possible, nous avons respecté l’orthographe des mots étrangers et la ponctuation très « hâtive » de Blanchard, n’apportant à cette dernière qu’une légère « normalisation » quand l’intelligence d’une phrase en dépendait.


Danser sur la corde Journal


Mardi 3 novembre 1942 Nous occupons le laboratoire central de l’Artillerie Navale, belle bâtisse neuve de trois étages et demi. Je suis installé au dernier étage dans un bureau qui me paraît n’avoir jamais été occupé, ce dernier étage doit être de construction très récente, il a sans doute été ajouté aux autres au début de la guerre. Ma fenêtre donne sur les cours des écoles, je regarde jouer les enfants, ce sont les filles qui sont les plus turbulentes. On leur fait chanter du Maréchal nous voilà plusieurs fois par jour et des demitours à droite, par file à gauche, à droite alignement. Nous sommes dans les meubles de la Marine, butin de guerre, je ne puis rien en dire, je ne m’occupe que des petits chapardages. En arrivant dans ce château, on ne pouvait faire un pas sans marcher sur quelque livre idiot, cours de culasses, résistance des tubes, calculs de trajectoires, rapports, budgets, etc, c’était ici l’école d’application de l’Artillerie Navale. En prenant pied dans mon étage, je vois sur le mur, près d’une porte : Salle Virgile. Je m’attendais à trouver la salle Dante, la salle Shakespeare, la salle Paul Géraldy, non, c’est la salle Hugoriot et la salle Hélie (le type du théorème). À propos de butin de guerre, il m’apparaît, tous comptes faits, que ce butin de guerre n’était autrefois que du butin d’impôts. Sur la route de Montargis à Lorris, le 15 juin 1940, l’autorité militaire a arrêté notre marche triomphale pendant quelques heures, ce fut très long car il fallait garer toutes les voitures sur l’herbe des bas-côtés, enfin, on vit passer un énorme camion qui portait six obus, de très gros calibre, un mètre cinquante de hauteur, apparemment, un loustic cria : « Fallait pas le ramener, fallait leur foutre sur la gueule ! » A quoi l’artilleur qui était assis près du chauffeur répondit en montrant ses mains impuissantes : « Y a pas de canons ! » 19


Pour en revenir à Virgile, j’ai buté hier soir dans une pile de cours dactylographiés, j’ai ramassé un cours de Résistance ; ce sujet m’intéresse, j’ai trouvé là-dedans ce sacré Virgile, vous savez bien, le Général Virgile, un artilleur, bien sûr, et dans ce livre d’artilleur, la théorie de Lamé est devenue la théorie de Lamé-Virgile, cette théorie, qui traite de la rupture, est d’ailleurs tombée en désuétude, comme le dit si bien l’auteur de cette brochure, mais ce qui est original c’est qu’il donne comme vivante la théorie de Coulomb et qu’il en donne comme preuve d’exactitude l’expérience du cube plongé dans la mer infiniment profonde, cette même expérience qui est invoquée par Föppl pour montrer le néant de Coulomb et la toute puissance de Poncelet-Saint-Venant. Une théorie d’un certain Duguet est exposée à titre d’erreur, mais je crois comprendre que Duguet était militaire, mais pas artilleur. Tout ce qui touche l’État a cette nuance de prêchi-prêcha, cette manie de l’enseignement qui pousse chaque fonctionnaire à rédiger son petit cours. Sacré nom de Dieu ! Il y a des livres excellents, Timochenko, Föppl, par exemple, ne vous fatiguez pas, je vous en prie, vous ne ferez pas mieux. Faites des canons pour les obus de Montargis ! Mercredi 4 novembre 1942 Nous nageons dans le beurre des autres – (G.) Un canon vaut mieux que du beurre – (Mussolini) Juin 1940, anéantissement de l’industrie française. Je disais, il y a quelques mois, à un ingénieur allemand : « L’Allemagne a commis une grande faute en laissant mourir l’industrie française. » Il m’a répondu : « Oui, mais que voulez-vous, les militaires sont des destructeurs, un avion de la Lufthansa dure dix ans, un camion de l’armée dure trois mois, ce sont des gaspilleurs, et ils sont les maîtres, hélas ! » Donc, en juin 1940 et les mois qui suivirent, pillage des usines. L’usine de Sartrouville où j’ai travaillé dix ans1, raclée jusqu’à l’os, il ne restait que les murs ; Ford, à Asnières, également. Toutes les usines qui avaient des machines-outils neuves ont été particulièrement visitées. C’est que l’Allemagne avait besoin de faire la relève des machines. Depuis cinq ans, elle ne travaillait que pour la guerre. La France, en ––––– 1. De 1930 à 1939, Maurice Blanchard travailla comme ingénieur chez le constructeur aéronautique Cams-Potez, à Sartrouville. En 1936, il fit paraître (chez René Debresse) un poème précisément intitulé Sartrouville. 20


1939, avait importé une grande quantité de machines neuves, un crédit d’un milliard avait été ouvert aux sociétés nationales et ce crédit avait été complètement employé. À Châtillon1, où l’on fabriquait du matériel d’artillerie, tout a été brisé. Les machines étaient faites pour l’usinage de calibres non employés par l’armée allemande ; quand, en janvier 1941, nous avons emménagé dans cette usine, il nous a fallu trois cents manœuvres pendant deux mois pour déblayer ; quatre cents tonnes de machines cassées sont allées à la ferraille. Les ateliers ressemblèrent alors à des Vél’ d’hiv’. L’aspect industriel de la guerre est très important. Il faut quatre ans pour mettre en train une fabrication en série. Un pays qui s’est fixé une date pour son entrée en guerre doit commencer l’exécution de son programme industriel cinq ans plus tôt (en réduisant au minimum le temps nécessaire à la définition des prototypes). Il lui faut réduire au minimum nécessaire toutes les autres fabrications, dépenser cent milliards par an. Le pays qui reste sur la défensive devra en dépenser autant mais sur un programme d’une durée indéterminée, ce qui est impossible. Si l’on veut avoir trois mille avions en service, si l’on admet qu’un avion dure deux ans, il faut commander quinze cents avions par an. À plus de six millions la pièce (utilisation comprise), cela fait dix milliards pour une petite aviation seulement, ajoutez les autres armes, tout cela doit faire plus de cent milliards par an ; aucune puissance ne peut supporter cette charge indéfiniment. La guerre-éclair est une nécessité pour l’assassin étant donné l’épuisement économique relatif dans lequel il vit. L’Allemagne croyait la guerre finie en 1940 ; le retour à la terre des pays vaincus s’imposait pour éviter une revanche. Cette imbécillité, déjà dénoncée par les économistes allemands, Röptke en tête, à la suite du malheureux essai de 1920, a trouvé des propagandistes à Vichy. Quand l’Européen a senti sa victoire-éclair lui échapper, il a voulu réveiller l’industrie des pays occupés, la putain de Vichy a lâché son retour à la terre, mais s’il faut huit jours pour tuer l’industrie étrangère, l’Espagne, qui ne peut actuellement être aidée par des pays qui ont d’autres préoccupations, n’arrive pas à démarrer. La guerre-éclair qui rate a aussi une grande séquelle, le matériel est démodé ; les pays qui démarrent quatre ans plus tard ont des prototypes plus efficaces. ––––– 1. Où Blanchard fut, de janvier 1941 à avril 1942, chef du service Études Avion de la SNCASO (Société nationale de construction aéronautique du Sud-Ouest). Voir notre introduction. 21


Je suis en train, en ce moment, de rajeunir un peu le JU 52 qui date de 1933, et qui a une vitesse de deux cent cinquante kilomètres à l’heure. Il sert, je pense, au transport de troupes, c’est tout ce qu’il peut faire, à la condition de naviguer en cabine, loin des regards indiscrets. Il y avait un peu plus de trois mois que j’étais sans emploi, j’avais quitté Châtillon fin mars. J’avais demandé un emploi aux maisons françaises qui, par leur emplacement, pouvaient me convenir, aucune n’a pu m’offrir une place qui fût en rapport avec mes références. Les maisons d’aviation sont devenues des sociétés négrières. Elles touchent cinquante-six francs par heure de travail, ou de présence. Je dirai un jour ce que sont ce travail et cette présence. Aujourd’hui, je dirai seulement que la présence a beaucoup plus de valeur que le travail. Les sociétés négrières n’embauchent donc que des débutants et quelques gens d’expérience pour les encadrer. Pour un débutant, qu’ils payent deux mille francs, ils reçoivent onze mille deux cents francs du grand Reich grand allemand ; les frais généraux sont très faibles, pas de loyer, les immeubles sont la propriété du grand idem, en tant que butin de guerre, puisque l’aviation avait été nationalisée en 1937. Je ne pouvais donc pas trouver un emploi à dix mille francs par mois, si le négrier n’en recevait qu’onze mille deux cents. Junkers demandant des ingénieurs pour un bureau d’études à Paris, c’était ma dernière chance ; ils m’ont engagé comme chef du service des études à neuf mille deux cents francs. J’ai commencé le 6 juillet ; pendant un mois, adjoint à l’ingénieur allemand chargé du recrutement, j’ai examiné les candidats, au 63 des Champs-Élysées. Deux heures de travail (ou de présence) par jour. Très irrégulièrement d’ailleurs. Emploi très agréable. Quelques jours après, le chef du personnel venu de Dessau, me prit entre deux portes et m’annonça que le personnel allemand à Dessau s’opposait à mon engagement comme chef de service : « Il ne peut pas y avoir de chef français, chef de groupe, oui, chef de section, exceptionnellement, mais jamais chef de service. » Il me pria de l’aider à trouver une solution, à trouver une appellation, qui soit assez vaseuse pour supporter des définitions variées permettant de répondre à tout ; je lui proposai chef de service affecté aux recherches et j’ajoutai sans rire, qu’en ce moment, j’étais affecté à la recherche du personnel. Il écrivit spéciales après recherches pour avoir, sans doute, un peu plus de jeu dans les explications. Le recruteur étant parti en vacances, le bureau fut fermé et j’eus aussi des vacances, bien gagnées ! mais qui furent interrompues brusquement fin août. Un travail urgent venu de Dessau m’était 22


confié. Je m’installai où je suis en ce moment. Monsieur Peter, de Chemnitz, interprète et correcteur de dessins, est désolé de retourner en Allemagne ; il a une cinquantaine d’années, il connaît cinq ou six langues, et apprend le chinois, il a beaucoup voyagé, il est dessalé, c’est un brave type, antinazi. Il me dit qu’en Allemagne on ne trouve plus rien, qu’il aurait voulu rester encore trois mois à Paris parce qu’il gagne davantage ici, qu’il avait trouvé de l’étoffe et un tailleur, adieu complet ! Nous nagerons dans le beurre des autres ! Jeudi 5 novembre 1942 Maréchal te voilà ! C’est-i toi lé chauffeur de la battérie ? Les gosses chantaient cela hier soir, rue Émeriau, à plein gosier, la nuit était venue, les rues sans lumières sont favorables au chahut, les sorties d’école sont toujours joyeuses et bruyantes, on comprend cela ! Depuis deux ans et demi bientôt que ce bonhomme nous a été infligé, je n’ai pas encore rencontré un seul de ses partisans. Je parle de partisans fanatiques qui ont l’air de vouloir vous avaler tout cru si vous ignorez seulement le nom de leur idole. Cependant, je n’ai jamais coudoyé tant de gens, ni entendu forcément tant de paroles ; on fait la queue partout, les métros sont plus remplis que jamais, vraiment ! Les Parisiens ont maigri de quinze pour cent en poids ; l’un dans l’autre, j’ose le dire puisque nous parlons du métro, ce qui correspond à une diminution de quinze pour cent pour la section droite du corps humain, il y a donc douze voyageurs pour dix. Les plus accommodants pour ce régime disent : « Il est vieux, il ne sait pas ce qui se passe ! Son entourage de gredins l’empêche d’être informé ! » Non, pas un seul partisan, dix pour cent de gens le supportent (autant lui qu’un autre) et le reste le méprise. Je ne parle pas des prostitués qui sont légion, hélas ! Mais ceux-là ne fréquentent pas le métro et ne font pas la queue chez l’épicier. Je parlais tout à l’heure des yeux de hiboux que font les partisans, j’ai été de bonne heure sensible à ce regard d’assassin, j’avais cinq ou six ans, je commençais à regarder le monde avec une très grande curiosité et voilà ! je tombais en pleine affaire Dreyfus. Les gens du pays étaient divisés, il y avait des duels, des batailles, des brouilles, des divorces, même. Je me souviens des noms que j’entendais tous les jours : Labori, Génaud Richard, le bordereau, Henry, Picard, Esterazy, ce dernier nom me parut magnifique, il représentait pour moi des pays merveilleux et lointains, je me sentais vraiment un partisan d’Esterazy, je ne sais 23


s’il était une visqueuse fripouille, ou bien un martyr de la science, mais j’ai vu depuis que des électeurs conscients et éclairés me ressemblaient beaucoup. Je ferai remarquer que dans ce petit pays où l’on se battait pour ces noms-là, je n’entendis jamais prononcer le nom de Shakespeare, ou de Bach, et encore mois celui de Virgile (pas le général). Un capitaine condamné pour espionnage crie très fort qu’il est innocent, le pays se divise en pour et contre. Et voilà ! On fait des guerres pour moins que cela ! Cet homme était militaire, et qui plus est, volontairement puisqu’il était officier. Le contrat qu’il avait passé avec l’Armée était un vrai contrat, ce qui arrive rarement, voyez contrat de travail où l’on est libre d’accepter ou de crever. Il est entré là en connaissance de cause. Le petit doigt sur la couture du pantalon, le regard à quinze pas, obéissance absolue sans hésitation ni murmure, tout le monde connaît cela, un supérieur ne peut se tromper. Il est condamné injustement (mettons les choses au mieux), il doit supporter cela, fair play, mon vieux ! Il a eu la chance d’acquérir une culture qui lui donne par définition une grande force d’âme et des objets consolants, des exemples historiques et littéraires de persécutés, Job, Socrate et Jésus Christ, ou la si belle et si ragoûtante histoire romaine, de Tibère à Vitellius. Ce charmant capitaine n’avait-il jamais puni injustement un homme venu dans son rayon d’action par l’effet de cette terrible maladie infectieuse qu’on nomme service militaire obligatoire (professeur Nicolle dixit) ? Enfin, la France prit feu pour une banale injustice militaire ! C’eût été très beau si cette injustice avait été la première en date que l’humanité eût vue ! À bien réfléchir, je crois malgré tout que cette inflammation a été utile car on n’a plus jamais constaté une seule injustice en France. C’est curieux car, depuis, pas mal de gangsters l’ont gouvernée. En parlant, il y a quelques années avec un haut fonctionnaire du ministère de l’Air, il en vint à dire de son ministre : ce voyou ! Je lui répondis qu’en effet il avait une sale gueule de politicien pourri, en le priant de m’excuser pour le pléonasme. « Voyons, Blanchard, vous ne savez plus compter ! six combinaisons de quatre termes deux à deux plus quatre trois à trois, vous avez fait dix pléonasmes avec cinq mots dont une préposition. Vous avez battu le record ! » C’était un polytechnicien ! Ce matin, les quais du métro étaient parsemés de prospectus-invitations pour une réunion politique du sieur Doriot. D’après l’allure de leur épandage, ils doivent être projetés du train en marche. Une équipe d’une dizaine d’imbéciles peut donc en mettre partout en moins d’une demi-heure. Je dis au chef de gare de la station Rome que ce n’était pas très propre et que ces messieurs auraient plus de 24


succès s’ils présentaient à chaque voyageur leur gracieuse invitation en enlevant leur chapeau d’abord puis un sourire à la Léonard de Vinci et enfin une jolie phrase comme « Permettez-moi, Monsieur, ou Madame, de vous offrir, etc. ». Sourire silencieux du chef de gare et un ouvrier qui s’était approché entre temps s’écrie : « Jamais, ils ont trop peur de recevoir une bonne baffe sur la gueule », alors le public se rassemble et c’est à qui lancera le plus original défi à la bande à Doriot, comme ils disent. Les prospectus Doriotards portent en rouge la marque du parti. Ce symbole est sans aucun doute la stylisation des deux fers de la Francisque mais, et avec moins de doute encore, c’est aussi la stylisation d’une vulve d’un certain âge, voire d’une vulve de ruminant. Je crois bien que Freud, ou son école, a déjà parlé de ces choses. En regardant bien l’insigne du maréchal, on est frappé par sa ressemblance avec une verge molle, les fers représentant les testicules et la tige attirée vers le centre de la terre, pend majestueusement. Une autre affiche intéressante pour le psychanalyste est celle d’il y a un an et qui montrait le bâton du maréchal posé sur une enclume, indubitablement symbole de castration, je ne veux pas dire cassure nette, ce ne serait pas dans l’esprit du dessinateur qui l’a imaginée. Je crois me souvenir que Freud a rapproché la fleur de lys de nos rois bien aimés de l’organe en érection, avec ses deux pétales ornant la base. Très curieuse aussi me parut l’affiche de la ligue des volontaires, un V, image du pubis, un glaive plutôt fort pour le pubis, avec la poignée à boules, la pointe du glaive atteint le grand trou noir d’un heaume de chevalier qui peut représenter l’entrée de la matrice ou la bouche. J’ai remarqué aussi l’insigne du R.N.P. : un flambeau qui crache sa flamme ; solidement tenu à mi-corps par une main robuste, on voit aussi une partie de l’avant-bras, ce qui représente une masturbation énergique et efficace. J’en oubliais un autre, celui de monsieur Adolf Hitler, le Trou-ducul d’un chat. (Est-ce une obsession ? saint Jacques de Compostelle le bâton du pèlerin la gourde et la coquille ! Concha. Et la higa pendue au cou des filles pour écarter le malheur et les cuisses.)

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Vendredi 6 novembre 1942 Envoyé la page d’hier à Éluard, pour le remercier de Poésie et Vérité 42. Je comptais sur la parution de Les Pelouses mais je ne vois plus Arnaud et il est probable que cela ne paraîtra pas d’ici longtemps, vu les difficultés d’impression et la loufoquerie du bonhomme1. Il y a une dizaine de femmes employées dans cette maison. J’en vois quatre ou cinq tous les matins sur le quai de départ Étoile. Elles sont assises et le train part sans elles, j’ai voulu savoir ce qu’elles attendent – Eh bien ! elles attendent nos vainqueurs. Ils logent dans le quartier de l’Étoile et dès qu’ils ont mis le pied dans le wagon de première classe, ces dames s’y installent aussi, comme par hasard. Ces dames, qui gagnent deux mille francs par mois environ, se paient des premières où l’on a l’occasion de faire connaissance avec des gentlemen. Quand je suis entré dans cette maison, fin août, j’ai été agréablement touché par les sourires et les prévenances des dames. Je pensais que, subitement, j’avais du fluide ou que j’avais pris l’apparence d’un Rudolf Valentino. Cela a duré deux jours. Le temps d’apprendre que j’étais français. Quelques jours après mon arrivée ici, je vais à Courbevoie, usine Bloch où l’on fabrique des supports de moteurs pour JU 52, je rends visite au directeur français, je passe une heure dans l’atelier et, en ayant terminé avec l’objet de ma visite, je retourne chez le directeur pour prendre congé. Il n’est pas là, mais deux dactylos, deux bouquets souriants, courent dans l’usine prévenir le directeur, désolées de me faire attendre. Elles m’admirèrent pendant que je parlais au directeur. Au moins celles-là n’ont jamais su que leurs sourires ne pouvaient pas être rentables (expression allemande) ! Certains hommes aussi déculottent leur visages quand un Prussien leur parle. Ou ne leur parle pas mais les regarde ; ou quand il ne fait que passer sans les regarder. Exemple : Monsieur de Croquefromage, directeur de Châtillon, ce noble fumier s’est hissé là à la faveur de la [ ? ], ce champignon de la défaite ! ce crétin de droit divin ! Hurel, directeur technique de la société négrière du sud-ouest, ––––– 1. Poésie et Vérité 1942, de Paul Éluard, qui contient le célèbre poème « Liberté », venait de paraître (en octobre 1942) aux éditions de La Main à plume. Exceptionnellement, le tirage avait été de 5000 exemplaires — contre 200 à 300 pour les autres titres de la collection. Les Pelouses fendues d’Aphrodite, de Blanchard, paraîtront aux mêmes éditions en février 1943. Rappelons que Noël Arnaud, alors âgé de vingt-trois ans, était, avec JeanFrançois Chabrun, le principal animateur du groupe de La Main à plume. 26


entre me voir un soir du mois dernier au sujet d’une étude que j’avais commencée avant la débâcle. C’est lui qui a aidé Croquefromage dans son ascension. Je lui expose que cet individu qui dirige avec des crises de nerfs et des coups de poing sur la table n’a aucune des qualités essentielles du directeur, c’est-à-dire sang-froid, humeur égale et examen sérieux des questions qui lui sont soumises. Il me répond qu’il est très content d’en être débarrassé et qu’il ne l’a nommé là que pour ne plus le voir. Et voilà ! on donne de l’avancement à un idiot pour en être débarrassé ! Cela se faisait autrefois, sous les francs-maçons judéobolchéviques ploutocrates ; cela se fait encore dans l’Europe nouvelle ! Monsieur de Croquefromage est tout acquis à l’ordre nouveau. Il est aussi acquis à tout ce qui lui procurera une situation supérieure ; seulement, du côté prolétariat, rien à faire, il est connu et apprécié. Il lui reste donc l’autre camp, celui de la race des seigneurs. Lorsqu’en janvier 1941, il décrocha son fromage, il me demanda de prendre la direction des études de son royaume, j’acceptai tout de suite (après huit mois de chômage et avec deux mille francs pour fortune !), je lui expliquai mes vues sur la situation, les suivantes : si nous remettons les usines en marche, l’occupant devra nous donner des machines et de la matière. Il vaut mieux que tout cela soit chez nous que chez eux, car lorsqu’il décampera, nous aurons reconstitué, en partie tout au moins, un outillage absolument nécessaire à la vie du pays. En outre, nous allons organiser notre main-d’œuvre, aujourd’hui en chômage, reconstituer des cadres, former des jeunes et au moment du démarrage, le pays aura déjà reconquis une grande fraction de son potentiel industriel. Il me dit qu’il était d’accord. Huit jours après, il voulait une collaboration totale, la victoire allemande étant définitivement acquise, disait-il, l’Allemagne n’aura pas assez des Français, donc nous avons un bel avenir ; il se mit alors à être plus allemand que les Allemands. Ce désaccord fondamental rendait ma situation intenable. Monsieur de Croquefromage militant de l’ordre nouveau, fréquentait les petits arrivistes qui fondent des cercles d’études, de conférences et autres pousse-au-cul de ce genre. D’une de ces conférences, faite par un directeur des Jambons Olida, il en avait rapporté le texte : Les qualités du chef, je crois bien, ou Le Chef tout court. Il avait trouvé cela très beau et l’avait fait dactylographier et brocher. Il m’en donna un exemplaire, comme s’il m’avait sacré chevalier. Cela commençait ainsi : « La première qualité du Chef, c’est la pureté des mœurs. » Tout était sur ce ton, c’était inénarrable. Hubert, ma secrétaire et moi, nous avons passé des moments joyeux 27


dans mon bureau où nous faisions de temps à autre une lecture à haute voix de ce texte ubuesque. Comme par hasard, nous venions de faire une séance de gaieté avec ce texte, j’avais une note de service à faire signer, j’entrai donc dans le bureau de Croquefromage, il était vide ; j’entrai dans le petit bureau attenant où se trouvait sa secrétaire. Elle parut très étonnée que son patron fût absent, elle entra pour voir si je disais vrai ! Dans le fond du bureau, la porte du placard à vêtements était légèrement entrouverte, la secrétaire, ses réflexes professionnels aidant, alla refermer cette porte mais elle poussa un cri car en voulant la fermer, elle sentit que quelqu’un à l’intérieur du placard s’y opposait, par crainte de ne pouvoir en ressortir par lui-même. La secrétaire, qui était une vieille maquerelle à la redresse, fit tout son possible pour que je ne puisse donner un sens à son cri. Je fis l’idiot, je restai quelques minutes avec elle puis je sortis all’ordinario. Là, dans le couloir, j’attendis quelques instants en lisant un papier ; j’attendais la sortie de la partenaire, car il fallait bien qu’elle sorte, ce petit jeu ne pouvait durer longtemps. Quelques minutes plus tard, je vis sortir la plus jeune dactylo de l’usine, une forte jeune fille de seize à dix-sept ans, genre bécassine. Rentré dans mon bureau, je mis la conversation sur l’utilité des placards. Là, Hubert me raconta que Potez avait un placard bien équipé et pour ne pas être dérangé, pour qu’on ne lui coupe pas le sifflet, disait-il, il avait fait installer une inscription lumineuse sur le panneau de sa porte : « M. Potez ne reçoit pas », commandée par un commutateur placé sur sa table. Son idée n’était pas très lumineuse car tout le monde savait quand Monsieur Potez recevait et tout le monde guettait la sortie des artistes, cela gênait le recrutement des vedettes, la publicité était grande. Toute solution pratique a ses avantages et ses inconvénients ! Monsieur de Croquefromage fulminait contre le marché noir. « En Allemagne, il n’y a pas de marché noir et tout le monde a le nécessaire. Il devrait y avoir des équipes pour visiter les fermes et pan ! on fusillerait les paysans qui vendent aux gangsters du marché noir, etc. etc. ». Il disait tout cela, très excité, avec de grands gestes et en brandissant un paquet dans lequel il y avait un rôti de bœuf de deux kilos que le chef de fabrication venait de lui transmettre de la part d’un gangster du marché noir. Le comptable était, lui aussi, très monté contre le marché noir. Un ou deux jours après une violente et orageuse invective, je l’entendis confier à un de ses amis : « Je connais un bon restaurant, rue de Budapest, et sans tickets ! » C’était lui aussi un fervent admirateur de l’ordre européen nouveau.

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Samedi 7 novembre 1942 Les figures se réjouissent, l’Axe s’écroule. Depuis deux jours, les rides changent de direction sur les faces amaigries des Parisiens. Je prends le métro à sept heures et demie, heure des ouvriers, c’est la classe la moins pourrie ; les charlatans lui vendent facilement du coton pour de la soie, c’est entendu, mais leur désintéressement et leur croyance dans la possibilité d’un monde meilleur fait que je me plais au milieu d’eux. Phrase de Hoche : « Ils savent bien juger leurs généraux, ils ne savent pas les choisir. » Exemple : 1936 en février ou mars, un syndicaliste me dit : « Nous prendrons possession des usines. » Je lui montre les difficultés de cette tâche, qu’il n’y ait aucun arrêt ou changement de quart, tout arrêt dans l’industrie est une catastrophe nationale, les Russes en 1917 pouvaient arrêter leur très faible industrie, pratiquement ils partaient de zéro. Nous ne le pouvons pas, il faut que tout s’embraye sans heurts : direction, cadres, approvisionnement, financement, commandes, fournisseurs, clients, fonds de roulement, crédit en banque, etc., c’est un gros travail de préparation, sinon échec coûteux. Il me répond : « Tout est prêt, c’est le plan Jouhaux, et c’est lui qui dirigera la Banque de France. » Mai 1936, occupation des usines mortes, bouderie d’enfant qui ne veut pas quitter sa chaise. Puis demande d’armistice voilée sous cette fausse victoire du Contrat collectif. Pourquoi ? Parce que le plan Jouhaux n’existait pas. Il n’avait jamais existé que dans des phrases de meeting. La classe ouvrière roulée une fois encore par les prébendiers. D’après ce que je viens d’écrire, il s’ensuivrait que, dès la défaite allemande, les conditions optimales se présenteront pour un très facile changement de quart. À notre tour, nous sommes à zéro. Mais si nous sommes à ce moment un peu au-dessous de zéro, ce qui est probable, les Anglo-Saxons poseront leurs conditions, et si nous avons besoin d’une aide immédiate, il faudra la payer, avec quoi : avec l’ordre et la discipline, chanson connue. Il est bien évident, comme je me plais à le répéter que ces deux mots sont mis là pour autre chose. Dimanche 8 novembre 1942 Tous les dimanches, je fais l’homme du monde, je reste au lit jusqu’à neuf heures, petit-déjeuner, neuf heures et quart, radio anglaise pour arroser la fleur de l’espérance, ce matin donc, surprise, pluie bienfaisante après deux ans et demi de sécheresse, 29


débarquement des Américains sur plusieurs points de l’Afrique du nord, je pense à une phrase d’une lettre de Lawrence : « We are in the tomb, between good Friday and Easter, and not chink of light in the door of the tomb ! » Et voici la fente de lumière qui éclaire notre tombe ! Brave Roosevelt ! il nous dit quelques phrases qui m’ont paru les plus belles et les plus réconfortantes qui soient jamais sorties du moulin radiophonique. À neuf heures trente, la vieille putain de Vichy crie : « Au viol ! on nous prend notre empire ! Oh, les vilains ! que le monde est méchant, tout de même ! » Bonne journée, le soleil entre par la fenêtre, deux soleils, un soleil blanc et large de novembre et un soleil cordial, une poignée de main. Et Staline, avant-hier disait : « Il y aura un deuxième front, un jour ou l’autre. » Ce deuxième front filait à quinze ou vingt nœuds au milieu de l’Atlantique. Bien joué, vieille Taupe ! À midi, la police fouillait les passants place Villiers, Doriot se méfie. À une heure, la radio annonce que la réunion de Doriot au Vél’ d’hiv’ n’aura pas lieu, d’accord avec les organisateurs. On entend dire que c’est aussi sur l’ordre de Doriot qui craint un attentat. Commencement de la sagesse. C’est plutôt un tour de cochon de Laval. Doriot, son discours sur l’estomac, a descendu les Champs-Élysées vers cinq heures, à l’heure de la sortie des cinémas. Toutes ses troupes venues à Paris pour entendre ce fameux discours faisaient la haie le long du ruisseau, depuis quatre heures, les badauds s’amoncelaient pour « qu’est-ce qui se passe ». Mes fils, sortant du cinéma, s’amoncelèrent aussi. D’importantes forces de police formaient des carrés à tous les carrefours. Doriot a passé lentement, le bras tendu par la portière, suivi d’un petit bossu qui courait en criant : « Mort aux juifs ! mort aux Anglais ! » Les gueulards de l’avenue gueulaient : « Doriot au pouvoir ! Do-riot-Pé-tain. » Ce n’est pas gentil pour Laval. But de cette agitation ? Faire marcher l’appareil de prise de vue et envoyer les photos à Laval-Pétain-Hitler : sous-titre, « Le peuple de Paris veut Doriot au pouvoir. » Lundi 9 novembre 1942 Ces gens-là sont toujours en train de manger. Café au lait, tartines beurrées, thé, fruits, jambon, ils ont toujours au moins une de ces choses sur leur table de travail, les tiroirs sont réservés pour le réchaud électrique, la bouilloire, les casseroles, les couverts, etc. Chaque fois que je vais dans les bureaux de la direction pour demander un renseignement ou porter un document, la fraülein me fait signe d’attendre un instant, le temps d’avaler ce qu’elle est en train de mastiquer. Et cela depuis de 16 janvier 1941, à Châtillon, 30


aux Champs-Élysées et ici. Peut-être qu’en temps normal ce tic passerait inaperçu, mais nous avons faim et nous sommes très sensibles à ces choses. Mon dessinateur principal, Bécard, homme sérieux, quarante-huit ans, autrefois chez Amiot et chez Lioré, ayant travaillé en Allemagne durant dix-huit mois et rentré en France le mois dernier, me présente une demande de prêt de sept mille francs pour acheter quelques objets de ménage à son fils, nouvellement marié. On lui retiendrait mille cinq cents francs par mois. La direction exige mon apostille. J’interroge Bécard, je lui dis, avec une intention perverse, que d’après les journaux et la radio, les travailleurs revenaient d’Allemagne avec des rentes, et je lui demande quelle catastrophe imprévue s’est abattue sur lui. Il me dit que sa situation est tout à fait normale, mais qu’il est revenu d’Allemagne sans argent, bien qu’il n’ait rien dépensé inconsidérément puisqu’il n’avait pas réussi en dix-huit mois à acheter un canif dont il avait grand besoin ; les appointements sont élevés mais il y a des prélèvements pour les caisses de maladie et d’assurances, et surtout l’impôt de guerre, en tout, près de quarante pour cent. Ce matin, dans le métro, je rencontre un de mes anciens ouvriers, revenu d’Allemagne depuis peu, je mets la conversation sur ce sujet, il me dit que pour faire des économies il faut laver son linge et faire sa cuisine soi-même. Et ne jamais sortir du baraquement, et ainsi, dit-il, au bordel, on paye un bock un mark, une femme c’est cinq marks, cent francs. « Eh ! bien, Monsieur Blanchard, il y en a beaucoup qui ont fait leurs six mois sans avoir pu aller une seule fois au bordel ! » Je lui demandai si la main-d’œuvre de ces établissements était allemande, il me dit qu’elle l’était dans la proportion de quatrevingt-dix pour cent. (Et la pureté de la race ?) Lui, c’est un débrouillard, il avait emporté des petits flacons d’Eau de Cologne Bourjois et des timbres-poste. Les putains lui donnèrent deux cents à trois cents francs pour un flacon de cinquante francs. Les employés de l’usine lui achetèrent ses timbres plus cher encore, relativement. En me quittant, il me fit un clin d’œil de confident et se penchant à mon oreille, me dit : « Moi, j’en ai fait des économies ! » Puisque je suis sur ce sujet, je note la confidence de Madame L. M., amie de ma femme et manucure à Cherbourg, qui avait, parmi sa clientèle, la main-d’œuvre des rues chaudes ; ces dames, tout en se faisant teindre les ongles, lui disaient que certains jours fastes elles avaient gagné jusqu’à six mille francs chacune. Un officier allemand alla un jour se faire barbouiller les ongles des pieds. Indécis dans le choix de la couleur, il dit : « Comme vous voudrez, mais que 31


cela soit beau ! » Elle le barbouilla avec un vert-laitue éclatant d’insolence, prête à répondre qu’elle trouvait cette couleur la plus belle du monde. Il fut émerveillé, il remuait ses orteils comme un bijoutier fait briller un diamant aux yeux du client. Il disait des schön ! à n’en plus finir. Mardi 10 novembre 1942 L’armée nouvelle de Vichy, dont la radio nous chantait la valeur. L’armée en cuir blanc, l’armée raide et pucelle, que devient-elle ? Évanouie ? Ravie au ciel comme Élie ? L’armée d’opérette disparue dans la trappe ? On a fabriqué une quantité immense de policiers, certains me dirent : c’est une armée déguisée ! Je leur répondis : « Et leur armée, c’est une police déguisée ? » Loi naturelle : le pouvoir c’est la police, la police c’est l’infra-ignominie, donc le pouvoir est ignoble. Il faut agir pour que l’exercice du pouvoir leur soit écœurant, ce n’est pas difficile, ce sont des petits hommes, sensibles aux petites choses. Ils mourront dans leurs vomissements. Dernière parole de Bolivar : « J’ai labouré la mer ! » Cela n’a pas raté, Doriot chante victoire. Il dit que le peuple de Paris est venu l’acclamer aux Champs-Élysées, que des dizaines de milliers de Parisiens ont crié : « Doriot au pouvoir ! Mort aux Anglais », etc. Ces dizaines de milliers de Parisiens qui criaient si fort étaient représentés par le vieux polichinelle qui suivait la voiture blindée de Doriot. Le peuple qui se trouvait là, comme tous les dimanches, a gardé un silence et une froideur significative. Des tueurs surveillaient les réactions en quelques points, ils assommèrent des personnes qui avaient fait une réflexion dégoûtée. La F.W. est arrivée à Châtillon en janvier 1941 avec un programme de vainqueur. Construire deux mille avions commerciaux trimoteurs F.W. 206 de dix mille cinq cents kilos, pour les vendre à lettre lue à toutes les compagnies du monde qui, n’ayant pu renouveler leur matériel depuis 1939, en auraient le plus pressant besoin. La préférence serait acquise à qui pourrait fournir sans délai. Ces deux mille avions seraient en magasin jusqu’à la fin des hostilités. Construction du premier appareil en juillet 1941, mais jusqu’en février 1942. Commencement de série fin 1942. Tout cela exécuté avec les millions de Vichy. Puis vente contre devises au profit du grand Reich grand etc. Comme étude nouvelle, pour un avenir plus éloigné, un transatlantique substratophysique de cinquante tonnes, F.W. 300. Enfin, un travail de peu d’importance : remplacer des moteurs de l’avion de 32


guerre F.W. 189 par des moteurs Gnôme et Rhône dont ils avaient découvert un stock quelque part, dans un parc de l’armée. Ce petit travail, qui devait être terminé en mars 1941, dure encore. Mon premier travail fut de rédiger des listes d’approvisionnement pour la fabrication de quinze avions. Je commandai cinquante tonnes de matières de Brême, fabrication demanda des machines et outillage demanda deux cents tonnes d’acier. À mon départ, fin mars de cette année 1942, on attendait l’arrivée du premier gramme. J’avais proposé une fête pour l’arrivée du premier gramme ! J’ai oublié de dire que du F.W. 206, il n’existait alors que quelques images du projet et les formes de la maquette d’avion au tunnel. À mon départ, il y avait beaucoup de dessins mais peu étaient utilisables. On s’en apercevra quand on construira ! C’est-àdire : jamais ! En janvier 1942, je calculais par curiosité, le prix de revient d’un dessin : quatre cent cinquante mille francs le mètre carré. J’avais deux cent quatre-vingts ingénieurs, dessinateurs et employés qui travaillaient comme quatre, mais la pagaille administrative des Allemands dépasse toute imagination. Le premier accrochage avec leur administration à Casquette de plomb eut lieu dès la première semaine de notre efficace collaboration. J’avais établi un graphique : heures de travail prévues pour l’étude du 206. J’arrivais à un total de quarante mille heures de dessinateur, ce qui correspondait à un effectif de quarante techniciens environ, programme normal en France, autrefois. Le Prussien eut un rire large et bête, « Non ! il faut deux cent cinquante dessinateurs, pour le mois de juillet, embauchez-en cinquante par mois, je vous donne provisoirement cent cinquante-cinq mille heures, nous savons ce que c’est qu’organiser, c’est grâce à notre organisation que nous vous avons vaincus ! » Je lui répondis qu’avec une autre organisation, il nous aurait vaincus plus vite ! Le rire devint un rictus. Je sentis que j’avais été trop loin, pour mes débuts. Quand j’ai quitté cette maison, nous en étions à cinquante mille heures, et le travail avait atteint environ cinquante pour cent de sa course. Pendant quinze mois, j’ai entendu ce refrain : « Vous n’avez pas assez de personnel, embauchez ! » Les négriers du siège social étaient de cet avis, mais on ne trouvait plus à embaucher. Monsieur Petitcoup1 (Ripp en allemand), chef vainqueur à qui je disais cela ––––– 1. Tout au long du Journal, Blanchard désigne les Allemands avec lesquels il est en contact soit par la traduction (littérale ou aggravée) de leur nom, soit par un sobriquet censé les dépeindre. Il procède de même avec certains Français, comme on a déjà pu s’en rendre compte avec Monsieur de Croquefromage. 33


pour la centième fois me répondit, très énervé, et coram populo, « il n’y a pas assez d’enfants en France, faites des enfants ! » Il partit avec sa mauvaise humeur et sa face de hyène. Je lâchai cette phrase de Rostand : « La fécondité chez les idiots est plus grande que chez les individus normaux. » Cela lui fut rapporté. Le baromètre baissait lentement, mais sûrement. En février, cette année, il me dit : « Allez dans les écoles, faites de la propagande, amenez les jeunes à l’aviation ! » Je lui citai le cas d’un jeune, très travailleur, et qui m’avait demandé de passer à l’outillage, car, disait-il, « après la guerre il y aura moins d’aviation, et il faudra beaucoup d’outillage, si je débute maintenant dans cette branche, je serai en avance, et j’aurai une bonne situation sûre. » Monsieur Petitcoup me dit alors : « Et vous, qu’en pensez-vous ? » « Je pense qu’il a raison ! » Alors le tonnerre éclata : « Plus d’aviation ! Mais non, beaucoup plus que maintenant, on ne peut pas vivre sans aviation ! » Et moi : « On a pourtant vécu cent mille ans sans cela ! » L’affaire alla à la Direction. Monsieur de Croquefromage reprit à son compte la thèse de Petitcoup. Je lui dis : « Voyons, on fait, pour le moins, cent avions par jour dans le monde, trente-six mille cinq cents par an, trente-six mille six cents les années bissextiles, un avion commercial dure dix ans, il y aura au bout des dix ans trois cent soixante-cinq mille avions en service. Air France, une très grande compagnie, n’avait pas cent avions ! » Il trancha : « L’avion remplacera le camion. » Et il répéta la leçon de Petitcoup, bêtement. Je vis la manœuvre. Mars, suprême accrochage : je suis dans le bureau de Petitcoup, il y a là Monsieur Long-travail, Monsieur Prairie et Monsieur Boyau. On me dit : « Il faut du monde ! Il y a beaucoup de gens dans Paris qui ne font rien, quand nous allons dans le métro, c’est plein. En Allemagne, on ramasse tous ceux qui ne travaillent pas, on les fait travailler dans les camps de concentration. » Monsieur Boyau dit : « La seule richesse c’est le travail ! » « Des autres », dis-je. « Comment ? » « C’est un vieux principe, la seule richesse c’est le travail des autres, nous sommes d’accord. » Le lendemain, comparution devant Monsieur Petitcoup et Monsieur Croquefromage. J’expose qu’il y a des gens qui n’aiment pas travailler, que j’en ai connus qui, pleins de bonne volonté, avaient essayé ! mais au bout d’une demi-heure, une heure, une heure et demie au maximum, ils s’en allaient, ayant dépassé la limite de leur courage. je leur dis que ces gens-là, c’était le sel de la terre et que c’était barbarie de les forcer au travail. Mes carottes étaient cuites. Bossoutrot, qui a été depuis le député le plus bête de la Chambre, me disait un jour qu’il avait fait une conférence à sa loge maçon34


nique sur l’aviation, instrument de paix. Il m’expliquait sérieusement que l’avion rapproche les peuples, favorise leur rencontre et, par conséquent, les fait s’aimer. Ce par conséquent est magnifique. D’après Valéry, Léonard de Vinci disait que l’avion irait en été chercher la neige des hautes montagnes et la répandrait sur les villes surchauffées. Ajoutons : nos neveux verront cela. Le grand Reich grand Allemand rafraîchira leurs fronts ! Ce que je pense du travail n’est tout de même pas si mauvais que cela. Ma mère, qui m’assénait des proverbes en même temps que des coups, disait souvent : « Il n’y a pas de sot métier, il n’y a que de sottes gens ! » Il est vrai qu’elle disait aussi « Bon chien chasse de race » et « A père avare, fils prodigue ». Le premier des proverbes, c’était pour mes défauts, le deuxième, pour mes qualités. Je crois que tous les métiers sont ignobles plus ou moins. Et c’est dans ce plus ou moins qu’on peut jouer. Le travail qui a été, depuis les temps les plus reculés, une infamie, est devenu dans le courant du siècle dernier, un honneur. Le tripalium des suppliciés de Rome. Le travail à ferrer les chevaux récalcitrants, le travail d’enfants, les maladies qui nous travaillent la peau, les peines, les douleurs, tout cela est devenu la noblesse, la fierté, l’aristocratie, au moment même, étrange coïncidence, où les notables remplacèrent les seigneurs entretenus, au moment même où Guizot leur disait « Enrichissezvous ! » L’Église met aussi le travail au rang des choses saintes, et pourtant : « Considerate corvus quia non seminant neque metirent1 » (saint Luc 12-24). Mais l’Église n’est pas née avec la dernière pluie, elle a plus d’un tour dans son sac ! Une loi naturelle indiscutable et féconde, c’est la loi du moindre travail2. Le fameux théorème de Castigliano, que nous appliquons tous les jours, est très intéressant parce que l’expérience confirme continuellement sa valeur. En deux mots, ceci : un corps supporte une charge et la matière dont ce corps est fait se débrouille pour que le travail des forces intérieures soit minimum. Einstein avait à choisir un système d’équations parmi plusieurs centaines de systèmes, il prit celui qui donnait le travail minimum et il tomba juste sur celui qui convient à notre univers. Il se peut que dans un autre univers, il y ait une loi du travail maximum, grand bien lui fasse ! ––––– 1. « Regardez les corbeaux ; ils ne sèment ni ne moissonnent. » 2. Cette loi du moindre travail (ou de « moindre action »), dérivée du théorème de Castigliano, est un des sujets de prédilection de Blanchard, qui y revient notamment dans son Traité de résistance des matériaux (cf. Maurice Blanchard, le matériau résiste encore, Éditions du Rewidiage, 1992). 35


Je n’ai jamais pu supporter qu’on donne le nom d’organisation à ces petites combinaisons de papier ; organisation du travail ! À tuer ! tous ces crétins, démiurges de banlieue, infatués salauds, ignares à gueule pleine, pisseurs de cocktails. Un de mes chefs de section avait fait un rapport sur les retards que nous subissions à cause de la mauvaise coordination de nos services avec ceux de Brême, il employait souvent le mot organisation. Je lui demandai de la changer par administration afin d’être en accord avec le dictionnaire. Il le fit mais s’en plaignit au Croquefromage, et cet idiot remit organisation. « L’époque de la beauté, dans tous les êtres organisés, est celle de leurs amours » Bernardin de Saint-Pierre. Fin août, Monsieur Mélange, le directeur, est revenu d’Europe1 avec sa secrétaire, Mademoiselle Dérision ; elle avait son grand chapeau à fleurs, coquelicots, bleuets, coucous et feuilles vert clair, gants au crochet avec motifs rappelant les fleurs du chapeau, Bécassine allant à la noce du cousin Jean-Pierre. Maintenant, c’est une élégance, elle s’est nippée aux Champs-Élysées ; elle se farde un peu, elle a toujours sa figure bismarckienne, ses gros nichons et son ventre pointu, la jeunesse par là-dessus, elle devient regardable ; mais je tremble pour la religion nazie ! Une hérétique de plus ! J’ai écrit un poème, Perdre sa mort2. Toujours cette distorsion que je n’arriverai pas à vaincre. Je pars pour écrire ce à quoi j’ai beaucoup pensé, et dès les premiers mots c’est autre chose, c’est toujours autre chose. Et c’est toujours autre chose que je voulais écrire ! Mardi 11 novembre 1942 En entrant à l’usine ce matin, un Allemand m’annonce que toute la France va être occupée – que de tracas pour ce pauvre monsieur Hitler ! car pour la zone jusqu’à présent moins occupée cela ne les changera guère, ils crèveront de faim comme auparavant, la Gestapo remplacera la Légion, le percepteur sera toujours fidèle à son poste et on continuera à imprimer des idioties. 11 novembre, anniversaire de l’armistice – vingt-quatre ans ! C’était une belle journée, comme aujourd’hui, du soleil, un peu plus chaud qu’aujourd’hui, et très clair. À onze heures, les sirènes ––––– 1. C’est-à-dire d’Allemagne. De même que « Les Européens » désigne les Allemands. 2. « Perdre sa mort » fait partie de la suite intitulée Douze poèmes, qui figure dans La Hauteur des murs (G.L.M., 1947). 36


ont hurlé, on arrêta le travail dans toutes les usines, on se répandit dans les rues, les femmes étaient folles, les Américains étaient saouls, les femmes et les Américains échangeaient leurs chapeaux. 1er août 1914, je travaillais dans une usine de Puteaux, j’avais deux cents francs en poche, car j’avais la veille touché ma paye. C’était un samedi, déclaration de guerre, je prends le train à midi pour aller chercher mes vêtements militaires restés chez ma mère à Montdidier, je revins le soir même. Je logeais dans une chambre d’hôtel près de l’école d’où je vis partir les cuirassiers ornés de leur cuirasse et de leur casque qui étincelaient au soleil, ils partaient au galop par l’avenue Bosquet. Je me demandais s’ils iraient loin comme cela, la frontière se trouvant au moins à deux cents kilomètres ! Peut-être s’embarquèrent-ils dans une gare de ceinture ? Lundi matin, fidèle au rendez-vous, (le deuxième jour de la mobilisation, je devais me présenter à huit heures du matin, gare des Batignolles), nous partîmes vers midi, cahin-caha, pour arriver à Cherbourg deux jours plus tard. Nous étions dans un train de quarante hommes huit chevaux, nous croisions d’autres trains qui s’en allaient dans le bon sens, ornés de feuillages et d’inscriptions à la craie : « A Berlin ! À mort Guillaume ! » Ce fut une joyeuse mobilisation, le loustic de notre wagon leur criait : « Vous en faites pas, on baisera vos femmes ! — Et nous les vôtres ! » « Fais pas ça, t’attraperas la vérole ! » etc. J’ai passé l’hiver dans un poste de projecteur à Querqueville. Au printemps, on demanda des volontaires pour l’aviation maritime de Dunkerque, j’y allai et en juillet 1917, je fus affecté au service technique à Paris et mis à la disposition d’un constructeur chez qui, avec mon camarade Le Pen, nous dessinâmes un hydravion qui fut accepté en novembre 1917 et construit en série jusqu’à l’armistice. Je commençais à gagner quelque argent. Pour la première fois de ma vie, j’étais riche, c’est-à-dire que je pouvais acheter ce dont j’avais besoin. J’achetai un violon, des livres, un divan, une armoire et un piano d’occasion que je payai neuf cents francs, et j’emménageai dans un petit logement de deux pièces, près du Luxembourg. J’étais très heureux de cet armistice. Je vis beaucoup de confrères, déjà millionnaires, qui firent la pâle figure. Je ressentais quand même une légère inquiétude, parce qu’il me faudrait encore chercher une situation et cette inquiétude devient une angoisse de plus en plus insupportable en même temps que je vieillis. J’ai passé un mois terrible en juin dernier, à deux doigts du suicide, parce que je ne trouvais pas de travail. Cela provient de la vie misérable que j’ai 37


vécue, particulièrement de 1906 à 1908, où le chômage et le travail genre sidi alternèrent et se remplacèrent une dizaine de fois. Les événements qui frappent pendant l’adolescence ont certainement une très grande part dans le comportement de l’homme. Un ancien collaborateur d’Eiffel me disait qu’âgé de plus de quatre-vingts ans, il volait le pain et les fruits qui étaient restés sur la table de la salle à manger, les emportait dans son bureau et les cachait, tant il craignait de mourir de faim. Il avait souffert de la faim, dans ses jeunes années. Comment ai-je pu démarrer dans la carrière d’ingénieur d’aéronautique ? Eh bien, je dois cela à un juif. Il avait notre âge, vingtsept ou vingt-huit ans, réformé, avec raison, lui ; il avait déjà perdu beaucoup d’argent avec un bambocheur qui s’était déguisé en ingénieur. Ce pauvre type du nom de Besson est mort dans un asile d’aliénés, il n’y a pas très longtemps. Poursuivi pour escroquerie, il simula la folie, fut enfermé et devint fou. Monsieur Lévy voulait se refaire. Il me dit : « Blanchard, vous êtes un cheval, je ponte sur vous, si je gagne vous en profiterez, si vous faites un loupé, je vous lâche. Je vous ouvre un crédit de trente mille francs et je vous donne trois mois pour me sortir un appareil. » Nous avons fait un tour de force, nous avons fait l’appareil en quatre mois et il a coûté cinquante-huit mille francs mais nous avions une commande illimitée. Le Pen était un être extraordinairement dynamique. Je le connaissais depuis 1908 alors qu’il était à l’École des ingénieurs mécaniciens de la marine, École dans laquelle je fus admis deux ans après. Il avait un an de plus que moi. Marty, le communiste, était de sa promotion et fut mon camarade en 1913, peu avant mon départ de la marine ; je parlerai de Marty. Lévy ne me fit jamais les questions rituelles : « Qui êtes-vous ? D’où sortez-vous ? » Fréquentant les couloirs du ministère de la Marine, il avait entendu prononcer le nom de Le Pen et le mien. Mon commandant de Dunkerque, le lieutenant de vaisseau de Laborde, aujourd’hui amiral, m’avait fait là-bas une réputation de technicien. Le Pen, après une histoire avec son constructeur, un bandit du nom de Schreck (épouvantail en allemand), était au service technique. Muni de ces deux noms, Lévy avait foncé dans la brume. J’ai lu quelque part, dans le journal d’André Gide, je crois, que le juif est une digue qui fait monter le niveau. Ç’a été vrai pour moi. Ce qui est certain c’est que jamais un aryen, si aryen il y a, n’aurait fait cela. Trop respectueux des diplômes et trop prudent ! Il aurait eu peur de perdre ses sous. 38


Il y a eu des nouveaux riches en 1914-1918, mais il y eut du matériel, surtout à partir de Clemenceau et Loucheur. On racontait alors l’histoire suivante : Loucheur à son arrivée au ministère où il remplaça un pauvre type du nom d’Albert Thomas, mort depuis, comme il avait vécu, dans les W.C. d’un restaurant, se fit montrer les graphiques de production d’obus. La petite usine des engrenages Citroën sortait le plus grand nombre d’obus par ouvrier, l’arsenal de Roanne faisait l’inverse. Loucheur nomma Citroën directeur de l’arsenal de Roanne mais n’envoya pas le directeur de Roanne chez Citroën. Révolution chez les ingénieurs militaires, recours au Conseil d’État. Alors, immédiatement, Loucheur, supprima l’arsenal de Roanne et le loua à Citroën pour un franc par an. Roanne donna par la suite un rendement maximum. On a dit, peu avant cette guerre-ci, « cette fois il n’y aura pas de nouveaux riches, on ne verra plus ce scandale ». Remarquons que les nouveaux de l’autre guerre sont presque tous ruinés, à commencer par Citroën. Comme il était nécessaire d’improviser, notre industrie n’étant pas prête pour la guerre, l’État s’en est chargé, et la production des usines de guerre a été déplorablement faible. Il n’y eut pas de nouveaux riches, mais maintenant, il y en a plus que jamais. La vertu n’est pas toujours une bonne chose. Athènes la dissolue a duré plus longtemps que Sparte. Jeudi 12 novembre 1942 Hier, au moment même où Pétain lançait un flamboyant cocorico : « Je maintiens l’ordre que j’ai donné ! », Londres nous annonçait que Darlan avait signé l’armistice pour toute l’Afrique du nord ! Ce vieux-là est-il fou ? ou bien nous prend-il pour des couillons ? Les Allemands ont des figures de condoléances, ils nous assurent de leur parfaite sympathie et leur peine est grande de nous voir souffrir ! Ils sont sincères – sincères et stupides, ce qu’ils lisent dans leur Zeitung est vérité universelle. Ils ne pensent pas un seul instant que l’on puisse être d’un autre avis. Si par hasard, ils s’aperçoivent d’une telle chose, ils n’imputent pas le contenu de leur Zeitung, ils disent que l’on n’est pas de leur avis parce qu’on les hait et non parce que ce qu’ils disent n’est pas juste. Il y a un an, au moment de leur grande avance en Russie, Monsieur Travail me raconta deux histoires de prisonniers russes que je pris d’abord pour ce que nous appelons, nous, des histoires de curés, ou marseillaises, etc. Les voici : on mit des prisonniers russes dans une baraque en Flandre, le lendemain matin plus de baraque ! 39


Les Russes étaient couchés à même le sol, les débris de la baraque gisaient dans les barbelés. Explication : les Russes n’avaient jamais couché sous un toit, et ils avaient démoli les baraques pour dormir suivant l’usage. Deuxième : on leur apporta la soupe chaude dans des gamelles, ils refusèrent et allèrent au pied des arbres gratter le sol et manger les racines. J’attendais un petit sourire sur la gueule de ce vainqueur, un petit sourire qui voudrait dire : elle est bonne, n’est-ce pas ? Non. Alors, je souris. J’allais dire : « Les premiers avaient peut-être mangé la baraque », mais je me retins à temps car je vis une grimace qui n’annonçait rien de bon. Un seul parmi eux savait sourire, c’était un Rhénan, originaire de Haguenau, il entreprit un jour de me convertir au nazisme, dans mon bureau et en présence de quatre ou cinq Français de mon service qui se trouvaient là par hasard. Il me tint d’abord un raisonnement à la manière de Mein Kampf : les animaux se groupent autour du plus fort et en font leur chef, donc, etc. Je lui dis : pour les lions, je vois cela assez bien, celui qui attrape le plus d’antilopes doit à sa réputation de chasseur d’antilopes une situation élevée. Pour les chevaux, c’est déjà plus difficile, prendriezvous celui qui court le plus vite ou bien celui qui porte la plus forte charge, le cheval de Goering, par exemple ! (rire malicieux du Rhénan). Passons aux singes, vous avez là celui qui grimpe le mieux aux arbres, celui qui se balance le plus loin avec sa queue, celui qui, évadé d’un cirque, fume la pipe et fait du vélo, lequel prendrezvous ? Il paraît qu’ils prennent le plus vieux et que ce vieux singe se frappe la poitrine pour donner l’alerte. C’est le régime français de maintenant. Nous avons bien ri pendant un quart d’heure. Mais ce pauvre Rhénan a dû en parler à ses congénères et deux ou trois jours après, il venait me faire ses adieux, rappelé à Brême. Ces Européens de l’avenir se surveillaient étroitement. L’un d’eux, Monsieur Furt, vint un jour pour me demander un renseignement technique. Il parlait difficilement le français et, dans son impatience se laissa aller à dire : « Do you speak english ? » Je lui répondis oui et nous nous expliquâmes en anglais. Le lendemain, à mon tour, je lui demandai des éclaircissements au sujet d’une note en allemand venant de son service. J’allai dans son bureau où se trouvait un Prussien, Monsieur Lepinière. J’engageai la conversation en anglais mais, dès les premiers mots, il me dit qu’il n’entendait pas cette langue. J’ai appris plus tard que ce Monsieur Furt avait une sœur en Angleterre, devenue anglaise par son mariage. Le Prussien ne le quittait pas. Ils allaient par paires, nous les 40


appelions les petits ménages. Certains petits ménages avaient loué des appartements meublés à des particuliers tombés dans le malheur. Ils payaient quatre à cinq mille francs par mois. Il y avait parfois des scènes de ménage ; Monsieur Garde-champêtre voulut révolvériser Monsieur Cartilage. Celui-ci ne pouvait pas dormir sans sa bouteille de champagne sur la table de nuit ; deux cents à trois cents francs par nuit, seulement pour ce vice-là ! Ces racistes cherchaient à forniquer avec les employées. L’un d’eux, Monsieur Nouvelhomme, assez dégourdi, réussissait à leur remettre des petits bouts de papier pliés en quatre avec une invitation pour Tabarin. Une de nos employées dont le mari était prisonnier et qui se nommait Virginia faisait beaucoup plus que la moitié du chemin. Elle était déjà la putain d’un oiseau de la kommandantur et le mur de sa maison était souvent orné de graffiti qui ne laissait aucune ombre sur ses talents. Elle raccrochait dans les couloirs. Je la vis un jour en conversation avec Monsieur Furt. Je dis à son chef : « Vous rappellerez à Virginia que les conversations dans les couloirs sont interdites. » Quelques jours après, j’entre dans un bureau nazi et Virginia fumait une cigarette, assise sur les genoux de Monsieur Nouvelhomme. Je proposai donc son renvoi à Monsieur de Croquefromage, qui, je le savais, lui voulait du bien, au point de lui faire visiter son placard, de temps en temps. Il plaida sa cause et je supprimai seulement la prime de deux cents francs qui lui était allouée pour sa bonne conduite, l’assiduité et l’application au travail ! Cette paillasse vint présenter sa réclamation. Je lui dis : « Madame, Monsieur Hitler, dans Mein Kampf, dit que les Français sont des dégénérés et des pourris, je ne veux pas qu’il y ajoute dans sa prochaine édition, qu’ils sont aussi patrons de bordels. Je laisse cela aux Italiens. » (Virginia était italienne). Elle partit en pleurant. Quelques semaines après, Croquefromage insista, par téléphone, pour que je rétablisse la prime à Virginia. Je refusai car j’avais encore buté dans elle et un raciste. Enfin, et encore par téléphone (je ne pouvais pas ainsi le regarder en face), il m’en donna l’ordre. Je rédigeai la note de service nécessaire, mais je ne la signai point. Je la lui transmis pour qu’il la signât lui-même. Ce qu’il fit. Cet idiot faisait payer sa passe par la société négrière. Il paraît que sous le régime de la République troisième du nom, c’est ainsi que les membres du gouvernement payaient leurs turpitudes. Le théâtre de la Comédie Française, dont le tenancier était un certain Bourdet, avait une réserve de filles de joie qu’on payait avec des missions diplomatiques ou des tournées officielles de propagande à l’étranger. Les percepteurs raflaient la monnaie et 41


payaient les voluptés rancies de ces messieurs. Elles n’étaient pas dégoûtées, les petites ! Ce Bourdet s’est battu en duel avec un autre marlou du théâtre, un Bernstein. Cela s’est passé devant la presse et le cinéma invités au pugilat ; spectacle où il s’agissait de l’honneur, paraît-il. Règlement de comptes entre gens du milieu. Vendredi 13 novembre 1942 Quand je vois un Européen enfiler la main dans la poche intérieure de son veston, je pense : Ça y est ! la photo des gosses ! Cela arrive souvent à la première rencontre, les plus réservés attendent la deuxième. Monsieur Montousec, aux Champs-Élysées, avait placé la sienne sur la table, dans une belle monture en nickel. C’était une photo de sa femme et de son bébé. Elle portait la marque d’un photographe de Prague. Les yeux de Monsieur Montousec allaient de la photo à la fenêtre de la maison voisine où une dactylographe rendait regard pour regard tout en mitrailladant du matin jusqu’au soir. Dans ces moments-là, quand je parlais à Montousec, il n’entendait pas. J’aurais pu lui dire ce que je pensais de son führer et du reste. Roger Pironneau, d’une famille de six enfants, camarade d’études de mes fils, fut arrêté il y a un an environ. Son père, médecin d’enfants, rue de Monceau, est le frère du Pironneau de l’Écho de Paris. Roger fut arrêté par la Gestapo avec quelques autres pour avoir fait partie d’un groupe anti-prussien. Le chef de ce groupe était un écervelé, Charles Péguy, que nous avons bien connu à Saint-Jacutde-la-Mer, où ma famille passe des vacances depuis vingt ans et la famille Péguy depuis plus longtemps encore. Péguy portait sur lui la liste des conjurés. Ils furent jugés à Paris et condamnés à mort. Leur conduite fut admirable. Mais les défenseurs de la culture ne les assassinèrent pas tout de suite. On les emmena d’abord en Allemagne. Péguy put dire à un employé de la gare de l’Est, « de téléphoner à tel numéro, que je pars pour Düsseldorf ». Ils furent enfermés là-bas pendant quelques mois, on les nourrit avec quelques biscottes par jour. Lorsqu’ils furent épuisés, sur le point de mourir, on les ramena en France, à Fresnes. À la torture par la faim, ils ajoutèrent la torture par l’espérance. Ils attendirent encore quelques jours et les transportèrent au MontValérien pour les achever. Roger Pironneau, animé de la foi joyeuse des premiers chrétiens, aurait dit : « Charles, soyons heureux ! dans quelques moments, nous allons voir Dieu ! » L’hitlérisme retourne à la pureté ancestrale. 42


L’anthropophagie sévissait partout en Europe il y a quarante mille ans (O. Rank, Don Juan). Montousec me parla un jour des événements militaires. Il me dit qu’en Allemagne on n’avait pas compris pourquoi la France avait déclaré la guerre. Pour Dantzig ? Mais Dantzig a toujours été une ville allemande. Je lui répondis que nous avions un traité avec la Pologne et que ce traité était connu de tous. « Mais votre général Vuillemin est venu à Dessau, quelques mois avant la guerre, nous lui avons tout montré, il a volé sur nos avions, il a vu que nous étions plus forts que la France, alors pourquoi ne l’a-t-il pas dit à son gouvernement ? » Et voilà, la terreur de Grenelle achète un feu avec ses derniers pélots. Le soir, au coin du pont Mirabeau, il dit au passant attardé : « La ferme, ou je te brûle, aboule ton pèze ! » Bilan : doit : un feu – cinquante francs avoir : biftons – quinze cents francs vaisselle de poche : vingt-huit francs soixante une tocante un stylo un diam. à fourguer : six cents francs profits et pertes : deux mille soixante-dix-huit francs. soit dix kilos de beurre ! Mes historiens arrangeront cela ! J’ai sauvé la civilisation ! Samedi 14 novembre 1942 On dit que Doriot a été assassiné et on dit aussi que c’est Laval qui a fait le coup, par personne interposée, évidemment. Comme disait une grande crapule du nom de Briand : « Voyez mes mains, pas une goutte de sang ! » Ces messieurs travaillent proprement, on trouve, tant qu’on veut, des tueurs qui marchent pour quatre mille francs. Les militaires coûtent plus cher. L’armée a un très mauvais rendement en tant que machine à massacrer. Il y a dix-huit mois ou deux ans, une photo de l’éternel Parisien nous montrait, rassemblés comme à la noce du douanier Rousseau, le général Stulpnagel (Ongle d’étoupe), un général français et l’ambassadeur de France à Paris. Le général Ongle d’étoupe avait, pour toute arme, un browning à la ceinture. C’était très bandit de la Calabre, on a dû lui en faire la remarque, car depuis il enlève son feu avant de se placer devant l’objectif. Les bandits américains faisaient de gros bénéfices, la grande armée du grand Reich etc. ruine son commanditaire. On 43


devrait mettre Al Capone à la place d’Hitler et vice-versa, pour voir ! Darlan est à Alger, au chevet de son fils malade ; curieuse coïncidence. Comme ce crétin-là ramasserait le pouvoir même dans une fosse d’aisance, dût-il naviguer dessus pendant huit jours, comme d’autre part il a un compte à régler avec Laval, son rival, il est prêt à sauter au cou du premier patagon venu qui lui promettra la couronne. On m’a dit que pour son fils, plus crétin que lui, il avait créé, dans la marine, le corps inutile des secrétaires d’état-major avec un uniforme spécial et avantages moraux et matériels. Il pense qu’il se débrouillera toujours, quel que soit le régime. Cela fut, cela est, cela sera-t-il ? C’est possible, la politique, royaume de l’ordure (Shakespeare), refuge de tous les ratés, les ratés du cerveau, de la littérature, de la marine, de l’armée, des ratés du badigeon, etc. Le refuge des impuissants et des cocus, enfin, tout le monde a lu Freud, tout le monde sait ce que c’est qu’un transfert. Nous vivons dans le monde du Plus Grand Mépris. Lundi 16 novembre 1942 Une écervelée du cinéma veut dompter les tigres au cirque Médrano. Cette fois, les tigres ne sont pas en carton. À la première représentation, un tigre dénommé Royal la saisit par la tête et la traîne dans le cirque pendant deux minutes. Le public a dû être satisfait car je pense qu’il va là avec le secret espoir que le dompteur sera mangé. Nous sommes les héritiers de Rome et d’Athènes, et de ce petit Romain de six ans qui pleurait à une séance de lions dévorant des chrétiens, parce qu’un pauvre lion n’avait pas de chrétiens. Y a-t-il un spectacle plus navrant que ces bêtes en cage houspillées, harcelées par un avorton en habit d’ambassadeur allemand ? Nous leur sommes supérieurs dans l’abrutissement, et dans ce domaine, elles sont vaincues, inhibées ; l’homme impose sa dégradation à toute la nature. Nous pouvions devenir des tigres, des lions, des pythons et des constrictors, des admirables vautours, des baleines plus belles que vingt mille Aphrodites, ou bien, nous pouvions mener cette vie de chien et de cancrelat, cette adoration des couillons qu’un coup de griffe renverrait illico à leur état naturel de pourriture à pattes. Hercule s’est arrêté à la fourche, il a réfléchi, et il a pris la route des gens bien, qui réfléchissent beaucoup, il a tourné le dos à la vie, à la vraie vie. Mais les gens bien qui réfléchissent beaucoup disent : « Le monde n’existe que parce qu’ils pensent le monde. Ce qu’ils ne pensent pas n’existe pas ! » Quand les gens bien qui réfléchissent beaucoup seront 44


tués par les tigres, le monde n’existera plus et les tigres mangeront le cadavre de la pensée humaine, et le monde existera enfin, beaucoup plus beau, beaucoup plus vivant. La présence de l’homme sur la terre est une absurdité. Des personnes de Cherbourg sont venues hier. Elles vivent au milieu des troupes allemandes, ce qu’elles en disent est réconfortant. Ici nous ne les voyons pas, ce n’est pas à Paris qu’on peut voir les choses telles qu’elles sont. Depuis deux ans, je suis obligé de voir quelques nazis, de leur parler, de leur dire « Bonjour monsieur ! » Mais ce sont des techniciens, c’est-à-dire moins que rien, ou plus exactement des objets, chaises, tables, porte-crayons, etc. Des soldats allemands disent couramment « Kaput Hitler et guerre finie ! » L’un vend de l’essence en disant : « Plus j’en vendrai plus vite la guerre finira ! » Certains Français ont dépassé les limites de l’abjection. Il y en eut qui dénoncèrent leurs parents pour en hériter. Une femme qui désirait devenir veuve dénonça son mari. Une grande affaire d’avortement vient d’être découverte et plus de quatre cents personnes sont touchées. Des femmes de prisonniers, des jeunes filles de bonne famille, des sages-femmes, des tireuses de cartes. Je me relis et je vois au début de ce jour que ce sont là aussi des choses réconfortantes. Je maintiens cet adjectif. Mardi 17 novembre 1942 Je vais écrire douze poèmes, d’une certaine unité de ton et de forme que je réunirai sous le titre de Un grand silence noir. J’avais déjà Nuages et Perdre sa mort. Je viens d’écrire le troisième : L’arbre chanteur1. Je retarde chaque jour le moment où il me faudra parler de la poésie. Je n’ai plus à dépenser pour publier, cette folie m’a déjà coûté une vingtaine de billets si je compte là-dedans les neuf que j’ai avancés à G.L.M. pour son Lautréamont2. Maintenant, une journée d’écritoire ––––– 1. Voir note 2, p. 36. « Un grand silence noir » ne figurera pas, finalement, avec « Nuages », « Perdre sa mort » et « L’arbre chanteur » dans les Douze poèmes, mais sera publié, dès 1942, dans La Conquête du monde par l’image, plaquette collective de La Main à plume. 2. Il s’agit de l’édition G.L.M. des Œuvres complètes de Lautréamont, publiée en 1938 avec une introduction d’André Breton et des illustrations de Victor Brauner, Oscar Dominguez, Max Ernst, Espinoza, René Magritte, André Masson, Matta, Joan Miro, Wolfgang Paalen, Man Ray, Kurt Seligmann et Yves Tanguy. On notera que Guy Levis Mano pratiquait le compte d’auteur, ou du moins demandait une contribution aux auteurs pour l’édition de leurs œuvres. Blanchard y revient ultérieurement. 45


et mon public est servi ! Hugnet1 a trouvé un moyen astucieux, il fait imprimer une centaine d’exemplaires, les donne à ses amis avec une dédicace et leur dit : « C’est quatre-vingts francs » Comme il a su s’agglomérer à une société de gens polis, on prend, on paye et on remercie par-dessus le marché. Encore faut-il connaître cent personnes distinguées et indulgentes et qui aiment qu’on les traite de cher ami. Saurai-je jamais ce que c’est que cette amitié-là ? C’est chez Hugnet que j’ai rencontré Schoenhoff2. Son nom était à ce moment-là Hans. C’est, ou c’était, un juif tchèque qui avait participé au mouvement surréaliste de Prague. Il avait vingt-huit ans, m’a-t-il dit, et en paraissait trente-cinq. Très vif, très intelligent mais un peu irréfléchi et pied dans le plat comme disait Éluard. Il était venu à Paris au moment de l’entrée d’Adolf en Tchéquie. Mais il disait avoir suivi des cours en Sorbonne quelques années auparavant, et avoir été en Angleterre pour des études du même niveau. Il avait traduit des poèmes d’Éluard en allemand, il parlait très bien le français et l’anglais, mais son écriture était fautive et incorrecte. Lui parlant un jour des sonnets de Shakespeare que je traduisais, il m’en récita deux ou trois sans faillir et bien scandés. Il était toucheà-tout mais tendu violemment vers la politique, qu’il aimait décorer du nom de sociologie, profitant de l’incertitude de leurs frontières. Il se disait docteur en droit, et avait monté un bureau de traduction. L’arrivée des nazis à Paris l’avait rejeté parmi les réprouvés. Il avait une fausse carte d’identité, au nom d’un Français né à Montrouge, faute grave car on voyait immédiatement qu’il était étranger. Il vivait avec une juive, sculpteur, sujette anglaise et d’origine russe, de Kertch, en Crimée. Elle était devenue sujette anglaise du fait de son immigration en Palestine vers l’âge de dix ans, après avoir souffert atrocement de la famine et de la misère pendant les sept années qui suivirent la révolution russe. Elle était instruite et faisait du commerce de livres d’occasion. Elle était sortie du camp de concentration grâce à de faux papiers que Schoenhoff avait établis, mais elle devait se présenter tous les soirs au commissariat pour signer sur un registre. Schoenhoff se maintenait à la surface de l’existence en vendant des paquets de cigarettes, des livres d’occasion et des tableaux. On refuse à ces gens le droit d’exercer un métier reconnu « honorable », et on les arrête ensuite parce qu’ils exercent des ––––– 1. Georges Hugnet (1906-1974), membre du groupe surréaliste de 1932 à 1939. 2. Arrêté par la Gestapo en juin 1942, Hans Schoenhoff ne devait jamais revenir de déportation. 46


métiers défendus ! Il devait venir me voir un certain après-midi, il ne vint pas, ni ne téléphona, comme il avait coutume, pour me prévenir de ne point l’attendre. J’appris le lendemain par Arnaud qu’il était arrêté et je reçus un ou deux jours plus tard une lettre signée Schoenhoff provenant de la prison du Cherche-Midi. J’appris ainsi son vrai nom. Il me demandait une serviette de toilette, du savon, et un rasoir. Je les lui portai le lendemain. Le caporal allemand qui recevait les paquets me le fit déballer sur sa table, me rendit le rasoir en faisant avec la main le simulacre de se couper le cou, il me rendit un savon, sur les deux que j’avais mis en me faisant comprendre qu’il y avait tout ce qu’il fallait dans son établissement. Je n’en crus pas un mot, si tant est qu’il s’exprimât avec des mots. Il me dit en effet : « Beaucoup savon ici, beaucoup beaucoup ! » mais les gestes suffisaient. Je n’ai pas pu savoir ce qu’ils en ont fait. Peutêtre l’ont-ils tué, ils en sont bien capables. Peut-être est-il mort de sa mort naturelle, ils en sont bien capables aussi ! C’était un être très gentil, très confiant. Trop même puisqu’il aimait fréquenter les gens de lettres. Il était enthousiaste et désintéressé. Peut-être vit-il encore. S’il sort de cet enfer, je crois qu’on le saura. La situation fut à ce moment très brouillonne car il y eut une affaire La Main à plume qui était indépendante de l’affaire Schoenhoff mais qui parut connexe. Quand Arnaud vint m’annoncer que Schoenhoff était arrêté, il croyait que ce pauvre était un indicateur. Schoenhoff avait hébergé Manuel, un Espagnol dont les papiers n’étaient pas en règle. Manuel vivait avec Tita1, une juive tchèque et tous deux collaboraient à La Main à plume. Le numéro de mai venait de paraître, la police arrêta Manuel alors qu’il entrait chez lui avec des numéros de la revue. Avec Manuel était Chabrun qui portait également des numéros ; Chabrun se sauva et partit en zone libre. Perquisition chez Chabrun, pendant laquelle Ubac2, non prévenu, s’approcha, un parent de Chabrun lui fait signe de filer, un policier voit le signal et arrête Ubac, Belge, papiers douteux. Les policiers relèvent les noms des collaborateurs de la revue, croyant trouver un ––––– 1. J. V. Manuel (Manuel Viola, dit), né à Saragosse en 1919. Membre du P.O.U.M. (Parti ouvrier d’unification marxiste) pendant la guerre d’Espagne. Peintre et poète, il fut un des collaborateurs les plus réguliers de La Main à plume. — Tita (Edita Hirshowa, dite), peintre. 2. Raoul Ubac, peintre belge né en 1910. Membre du groupe surréaliste de 1936 à 1939, collaborateur de La Main à plume sous l’Occupation, il participera ensuite aux activités de Cobra. 47


gros poisson au bout du fil, vont chez Arnaud, l’emmènent à la Gestapo où il retrouve la famille Chabrun. On les interroge. Ces messieurs feuillettent la revue qui ne les intéresse pas. Expressionnisme ! disent-ils dégoûtés et les relâchent. Il y avait dans ce numéro un texte de Arp : Le sadique à tout casser1 qui était très beau mais très dangereux. Ces stupides bestiaux n’y virent que du noir et du blanc. Tant mieux. En résumé : Chabrun recherché parce qu’il a fui, Manuel, Tita, Ubac, arrêtés. Tous collaborateurs de La Main à plume. Cela suffisait pour créer une grande affaire, ce qui fit vendre, vendre beaucoup d’exemplaires. Réunion chez Éluard. Arnaud répète ses soupçons sur Schoenhoff, je dis que rien dans sa conduite ne permet de supposer une telle infamie et que, jusqu’à preuve du contraire, je lui garde mon estime. S’il m’apparaît clairement un jour qu’il a fait ce métier de pourriture, je serai d’autant plus dur pour lui que je suis prudent aujourd’hui. Éluard me soutient, il connaît Hans depuis longtemps, le juge maladroit mais non malhonnête. Je ne vis plus Arnaud pendant quelque temps, jusqu’à ce que Manuel et Ubac libérés vinssent lui raconter leur histoire, de laquelle on déduisait clairement que Schoenhoff n’y était pour rien. Il m’envoya presqu’aussitôt un de ses amis, juif français, recherché par les bestiaux. Je l’hébergeai trois nuits, jusqu’à ce qu’il eût trouvé à se défiler. Mercredi 18 novembre 1942 Fin août, je m’installai dans ce bureau pour exécuter un travail très urgent : étudier de nouveaux supports de moteur pour le JU 52, c’est un trimoteur de transport qui date de 1933 et qui est employé pour le transport des troupes. Sa vitesse est de deux cent cinquante kilomètres à l’heure, sa cabine est spacieuse. Il s’agissait de remplacer la construction en duralumin par une construction en acier, je devais d’abord faire plusieurs projets qui seraient envoyés en Prusse. J’exécuterais ensuite le projet choisi. Je fis huit projets, l’expérience de Châtillon m’avait montré que plus nombreux étaient les projets, plus improbable était la décision. L’âne de Buridan devant ses huit assiettes. Tout en dessinant ces ––––– 1. Hans (Jean) Arp (1886-1966). Le texte paru dans La Conquête de l’image s’intitule en réalité « Le grand sadique à tout casser ». Repris in Jean Arp : Jours effeuillés (Gallimard, 1966). 48


projets, je cherchais la cause de cette modification, très gênante au moment où la construction en série s’intensifiait en raison des événements de Russie et de Libye. Il y avait d’abord des difficultés d’approvisionnement en duralumin en raison des quatre pour cent de cuivre qui entrent dans sa composition, c’était la cause principale. Dès les premiers jours, il me semblait que les efforts latéraux n’étaient pas supportés. Après examen plus attentif, je chiffrais ces efforts et j’allais porter ma trouvaille au directeur, Monsieur Mélange. Je lui dis que cet appareil devait perdre un moteur de temps à autre. Il fit l’étonné, fouilla dans ses papiers, en lut un qui se rapportait à autre chose et me dit : « Ah ! oui. » L’atelier a écarté les barres quand on a remplacé la génératrice de six cents watts par une de quatre mille. Et voilà : chez Junkers, c’est l’atelier qui commande, chez F.W. c’était le calculateur qui imposait des solutions inexécutables en disant : « Celui qui fabriquera cela n’a rien à dire, il n’a qu’à fabriquer sans se mêler de ce qui ne le regarde pas ! » Et l’on m’a vanté l’unité de méthode et l’organisation de l’industrie allemande ! Les Allemands ne sont pas disciplinés. D’où la nécessité de les mener à coups de bottes au derrière. J’ai vu un calculateur qui n’était en rien responsable, imposer une solution idiote au chef responsable. Comme je lui demandais qui serait responsable dans le cas d’un malheur, il leva la tête interrogativement comme si je lui avais parlé en chinois. Dans l’industrie française, nous sommes, pour ces choses, naturellement disciplinés. Avant que la décision soit prise, on présente des objections ; dès que le responsable a décidé, on exécute et tant pis pour lui s’il s’est trompé ! Autre exemple de leur indiscipline : quand le chef est absent, ces messieurs se vautrent dans leur fauteuil, boivent de l’eau minérale, fument des cigarettes, mangent des fruits et piquent un bon somme jusqu’au soir. Afin de ne pas être dérangés, ils déménagent clandestinement. Quand, par exemple, j’envoyais quelqu’un chez Monsieur Oiseau demander un renseignement à Monsieur Oiseau, c’était Monsieur Boyau qui répondait : « Monsieur Oiseau n’est pas là aujourd’hui. » J’étais très étonné car j’avais vu l’oiseau le matin même. Comme on cherchait depuis trois jours Monsieur Nouvelhomme, et que l’on me répondait toujours : « Il n’est pas là aujourd’hui », je le vis sortir de l’usine avec Monsieur Prairie et ils entrèrent au bistrot. Il était deux heures et ils revinrent vers six heures chercher leur chapeau. Je notais donc sur ma fiche concernant le travail pour lequel j’avais besoin de Nouvelhomme : « Attendu Monsieur Nouvel49


homme pendant trois jours, occupation absorbante au bistrot du coin. » Au rapport hebdomadaire, Monsieur de Croquefromage lisait mes fiches à haute voix pour définir l’état d’avancement des travaux. Toute la troupe était réunie au complet, quand il en vint à cette fiche, il faillit s’étrangler, s’arrêta après « Nouvelhomme », éternua, se moucha et improvisa un texte. J’étais heureux comme un roi ! Mes projets partis, j’entrepris, pour passer mon temps agréablement, de calculer sérieusement un support, c’est un travail très long et je n’avais jamais eu le temps, dans ma vie, de faire au moins une fois ce calcul. Je passai là un mois et demi, travaillant comme un lion ; c’était passionnant. Ce jeu terminé, n’ayant toujours pas de ya ou de nicht, j’entrepris d’écrire ce journal. Je crois que c’est moi qui travaille le plus dans cette maison. Les Allemands ont depuis longtemps perdu la notion de rendement, cela leur jouera un méchant tour ! Pour résorber le chômage, on a mis dix hommes là où un seul aurait suffi. Pour maintenir les échanges, malgré des prix de revient ruineux, l’État fit du dumping, ce qu’il appela autarcie. L’industrie reçoit tant par tête d’esclave. Le problème des échanges commerciaux est dans les pattes de l’État. Plus un industriel a d’ouvriers, plus vite il devient milliardaire. L’administration industrielle a été établie pour absorber le plus de main-d’œuvre possible. Il y a quand même, à l’origine de certaines réglementations, une volonté intelligente. On trouve presque toujours un motif très juste, mais, dans l’application, cela devient inimaginablement bête. La lettre du règlement est restée accrochée à la manche de l’inventeur. Aux observations que je faisais aux F.W., on me répondait : « Oui, c’est très nouveau, il y a des choses à mettre au point, mais c’est le même système pour toute industrie allemande et cela facilite la répartition de la main-d’œuvre puisque, grâce à ce système, nous avons ici les ingénieurs de chez Siemens, par exemple, qui n’ont jamais travaillé dans l’aéronautique, eh bien, ces gens sont au courant des imprimés qui sont partout les mêmes, que l’on fasse une paire de chaussures ou un cuirassé. » J’ai vu depuis B. et V. et Junck. J’ai parlé de cela à mes collègues qui sont chez Messerschmitt, Dornier, Heinkel, or ce n’est pas vrai, à part quelques imprimés, le reste flottant au fil de l’eau. Enfin, peu à peu, leur tirant les vers du museau, j’ai appris qu’en effet, les moteurs dégringolaient. Tant que cet appareil était commercial, qu’il volait droit et atterrissait sur les billards, il a résisté, mais depuis l’hiver russe, ses champs mal pavés et les avions de chasse au derrière, toutes ces vilaines choses qui produisent des accélérations latérales ont causé d’innombrables incidents. On m’a 50


parlé de quatre mille avions à modifier. J’aime à croire que c’est pour la prochaine guerre ! La ferveur philipparde s’apaiserait-elle ? Je viens d’entendre « Maréchal nous voilà » et je pense tout d’un coup que voilà bien quinze jours que je n’ai pas eu le plaisir de l’entendre ; il est vrai qu’ils ont aussi chanté la marche lorraine, ce qui est nouveau ici. Jeudi 19 novembre 1942 Écrit le quatrième poème de Un grand silence noir : « Vae victoribus ! »1, mais il est d’une autre tonalité. À réexaminer quand tout sera fini. On dit que Doriot a été enterré au cimetière de Vaugirard2, beaucoup d’Allemands, beaucoup de casquettes hyperboloïdes ont suivi le caro data vermis avec des fleurs, c’était touchant, paraît-il. Un grand peintre du régime nouveau nous en fera un grand machin pour le Louvre, un de ces jours. Pendant presque toute cette année, a eu lieu l’exposition du grand sculpteur nazi Arno Breker. Que de bruit pour ces quelques œuvres minables ! Ce manchot a entendu dire que tous les grands sculpteurs avaient chacun leur équation de déformation. Il s’est fabriqué la sienne qui consiste à augmenter démesurément les pieds, les cuisses et les mains (celles-ci quand elles sont dressées vers le ciel, ce qui arrive souvent). Il sait aussi faire des rides bordées de chaînes de montagne. Un sourcil surmonté d’une nervure de bâti de machine à coudre et voilà l’expression de la souffrance. Aux nus et bustes féminins, ne sont pas infligés ces tortures, aussi sont-ils plats et margarineux, leurs figures sont planes. Mais les portraits d’hommes semblent sortir de la chambre des aveux spontanés. Les modèles ont dû être choisis parmi les plus violents antinazis. C’est au moins vrai pour deux d’entre eux, Valençay et Giacometti. Ces portraits ont été faits il y a plus de dix ans alors que ce malheureux se frottait un peu aux surréalistes du boulevard Montparnasse. Or, aujourd’hui, Valençay, qui a environ quarante ans, est encore beaucoup plus jeune que son portrait. C’est plutôt une caricature. Quant à Giacometti, c’est un chou-fleur, une urne funéraire, un rutabaga qui a souffert, c’est tout ce qu’on voudra mais pas un être humain. On a ––––– 1. Voir note 1, p. 45. Aucun poème publié de Blanchard ne porte ce titre. Le journal du 26 novembre 1942 peut laisser supposer qu’il a été détruit. 2. Voir le 14 novembre 1942. Rappelons que Jacques Doriot est mort en 1945. Que pareille rumeur, concernant un personnage aussi important à l’époque, ait pu « tenir » cinq jours en dit long sur l’état de l’information dans le Paris occupé. 51


enlevé de nos places publiques et de nos jardins de pauvres statues sans prétention qui valaient mieux que ces saletés. Comœdia a publié un poème de Cocteau écrit à la mémoire d’Arno Breker. En première page, en grandes lettres – Ce pitre n’en rate pas une. Et voilà ! le soldat poméranien se fait massacrer pour conserver au monde ces trésors de la culture et de la civilisation. Un soir de cet été, en sortant du bureau des Champs-Élysées, j’eus le cœur soulevé en voyant toute la pourriture qui était attablée à la terrasse du Fouquet’s. Tout en marchant, j’exprimais modérément mes sentiments ; un officier allemand qui marchait près de moi me regarda, un peu inquiet, je tendis les mains vers cette racaille et je lui dis : « Voilà pour qui vous vous faites trouer la peau, vous avez du courage !… » « Ya ! » me répondit-il, je n’ai jamais su s’il avait compris. En remuant la vase, un souvenir a remonté à la surface. C’était en octobre 1909, j’étais quartier maître mécanicien, j’avais été admissible à l’école des ingénieurs mécaniciens. Je venais à Paris pour les épreuves orales qui duraient quinze jours environ. En arrivant à Paris, je me rendis immédiatement au Ministère de la Marine, en sortant, je rencontre un camarade quartier maître sur l’Escapette (de Calais). L’Escapette avait accompagné Louis Blériot dans sa traversée de la Manche et mon camarade commença à me raconter ce qu’il savait de ce sensationnel événement. Je l’invitai donc à boire un bock quelque part et comme le temps était superbe, nous nous assîmes à la terrasse du bistrot d’en face. Il était dix heures du matin, nous étions les seuls clients. Il n’y avait d’ailleurs que trois ou quatre guéridons devant ce petit café de modeste apparence. Je frappe à la vitre plusieurs fois, un garçon se présente : « Deux bocks ! — Bien ! Tout de suite ! » Et l’Escapette continue son histoire. Au bout d’un quart d’heure, je refrappe à la vitre, un autre garçon se présente et la même comédie se joue. Je commençais à me douter que quelque chose n’allait pas. Je frappe une troisième fois, je dis à la troisième nouvelle tête de voyou que c’est la troisième fois que je demande deux bocks, il fait l’innocent, dit « Bien Monsieur tout de suite… » et s’en va pour toujours. Je compris qu’on ne voulait pas nous servir. Je dis à l’Escapette : « Allons ailleurs, si nous n’étions pas en face du Ministère, on irait leur secouer les puces. » La première vermine aurait pu nous dire en deux mots que le bordel, la boîte à vérole Maxim’s ne s’abaissait pas jusqu’à servir deux bocks à deux matelots, et à dix heures du matin, heure des purotins ! Les larbins sont encore plus infects que leurs maîtres. Puisque nous sommes au chapitre des larbins, Roosevelt a proprement possédé Darlan. Bien joué vieille taupe ! Je voudrais bien 52


rencontrer Monsieur Petitcoup. Il amena un jour la conversation sur la politique de Vichy. Il y vint aussi délicatement qu’il put, c’est-àdire avec le doigté d’un portefaix. Je lui dis alors ceci : « Je ne comprends pas comment le gouvernement allemand peut donner sa confiance à un Darlan et à un Laval, deux êtres qui sont méprisés de tous les Français parce qu’ils ont toujours trahi tous ceux qui ont eu confiance en eux, ils trahissent comme Raphaël était peintre, ils trahiront votre führer aussi ! » Petitcoup fit une sale figure, il me répondit que c’était un gouvernement français et que l’Allemagne n’était pour rien dans les décisions de Vichy. Comme si les nazis auraient toléré un gouvernement français qui ne leur fût pas soumis ! Il me demanda ensuite : « Et Pétain ? » Sans dire un mot, je lui montrai dans le ciel un nuage qui passait. Alors il me dit que j’étais un mauvais Français. Quand je le quittai, il avait son sourire de hyène. Si je le rencontrais, je lui dirais : « Eh bien ! Monsieur Petitcoup ? en voici un, le deuxième n’est pas loin ! » On pouvait sans danger leur dire des choses très fortes. Je crois qu’ils eussent hésité à communiquer avec la Gestapo, ils s’en méfient tellement qu’ils évitent tout contact avec elle. C’est qu’avec ces bandits-là, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Un candidat se présente un jour de cet été, il n’avait pas de certificat de libération, il revenait d’Allemagne, il explique une affaire assez confuse ; il a oublié son certificat à Hambourg, il a écrit à un camarade de le lui envoyer, sa lettre, qui n’avait pas suivi la voie normale, avait été lue par la censure, la Gestapo était sur l’affaire, son correspondant était arrêté… Au mot de Gestapo, Monsieur Montousec se leva et lui dit : « Partez ! Je ne vous ai pas vu ! et surtout ne dites pas que vous êtes venu ici ! » La crainte des bourriques était certainement justifiée. Vendredi 20 novembre 1942 Une pitoyable déclaration du très pitoyable Pétain : « J’incarne la Patrie. » Le vieux salaud ! la carne de la Patrie ! Il nomme Laval son successeur. Tibère désigna Caligula une fois seulement, le chef ne peut pas se tromper, il n’est responsable que devant l’histoire. Et cela se termine toujours par la Marseillaise. « Le jour de Gloire est arrivé ! » Fin mai 1940, je revins à Paris après avoir passé un mois à SaintRaphaël pour les essais d’une bombe dirigée par radio. J’étais resté un jour à Toulon, pour rendre compte au commandant de [ ? ] et à l’amiral Fenard. Les nouvelles étaient mauvaises, les réfugiés belges arrivaient, très nombreux. Je revenais pour deux semaines, le temps 53


de refaire quelques essais chez Eiffel et de modifier quelques pièces. Chaque train qui arrivait gare du Nord, de l’Est ou Saint-Lazare amenait son triste chargement de réfugiés. Ils attendaient dans la cour de la gare, interminablement, assis sur leurs paquets. De temps à autre, un car venait en prendre quelques-uns. D’autres partaient à pied ou en métro pour essayer d’atteindre une gare qui les expédierait plus loin. Le 9 juin, le général Herring, gouverneur de Paris, annonçait que Paris serait défendu rue par rue, maison par maison ; on donna des fusils aux agents de police. Alors, ce fut aux Parisiens de fuir devant la peste. Le 9, Hurel vint me dire de rejoindre Brest, par mes propres moyens. C’était l’expression du jour. Je ne pris aucune décision. Ce jour-là, vers deux heures de l’aprèsmidi, en pêchant des informations radiophoniques, j’entendis Rome qui diffusait des marches militaires allemandes. De temps à autre, je tournais le bouton pour savoir si leur crise de soûlographie s’apaisait. On annonça que Mussolini allait parler ; j’invitai la femme de ménage, une Italienne, à venir écouter. Il lança théâtralement sa déclaration de guerre. La femme de ménage me demanda ce qu’il y avait avec un air très sancta simplicitas. Je lui dis que c’était la guerre, elle essaya de me faire croire le contraire, me tendit les clefs et s’en alla sur l’heure sans me demander son salaire. Cette pauvre femme a cru que j’avais le droit et le devoir de la massacrer puisque nous étions en guerre. Cette déclaration de guerre signifiait pour moi que nous étions fichus, la hyène ne s’attaquant qu’aux cadavres. Je préparai deux valises, une grande et une petite, et dans l’aprèsmidi du 12, je donnai les clefs à la concierge en l’informant de mon départ. J’avais mon imperméable et mes deux valises et j’allai prendre le train pour Brest à la gare de Montparnasse. Elle m’annonça que les gares étaient fermées et qu’il serait bon que je me renseigne avant de traîner mes valises dans Paris. J’allai donc gare Montparnasse. Elle était fermée et une foule que, d’après la surface qu’elle couvrait, je pus estimer à cent mille personnes, attendait place de Rennes, boulevard Montparnasse, avenue du Maine, avenue Edgar Quinet et boulevard de Vaugirard. Elle attendait des trains qui ne devaient plus partir avant la fin de juillet. Certains s’étaient installés dans des encoignures de bistrot. Les enfants dormaient sur les valises. De là, j’allai boulevard Raspail et je vis le défilé des gens qui partaient par la route, des véhicules de tous genres, des voitures d’enfants chargées de paquets, tellement chargées qu’elles ne durent pas aller très loin, et la file des piétons, certains traînant déjà la jambe. Je revins à la maison, décidé à rester ici et je dis à la concierge qu’ainsi nous serions deux pour garder la maison. 54


Rentré chez moi, je vis l’avenir comme une grande page blanche et Amor Fati de Nietzsche s’inscrivit dessus. Je me moquai de moimême en disant : « Regarde Amor Fati et va-t-en rassuré », transposant une formule idiote, aimée des automobilistes qui feraient mieux de soigner leurs freins. Seulement, je n’avais ni freins, ni volant, ni voiture. Vers neuf heures du soir une voisine à qui la concierge avait raconté mes ennuis, vint me proposer de conduire une de ses deux voitures à Sannois, près de Fontainebleau, son frère conduirait l’autre et à Fontainebleau, je pourrais trouver une place dans un train. J’acceptai, « Amor Fati et service commandé ». Ne m’avait-on pas ordonné de rallier Brest par mes propres moyens ! J’essaierai d’aller à Brest en passant par Fontainebleau, voilà tout ! Donc, rendez-vous pour le lendemain neuf heures et demie, rue Clapeyron, au domicile du frère. Le lendemain matin, en partant je vis des agents coller des affiches blanches sur les murs, ils n’avaient plus leur fusil, je ne me dérangeai pas pour les lire, en quoi j’eus grand tort car alors je serais resté à Paris. Je les lus quinze jours plus tard, en revenant. Elles annonçaient que Paris était déclaré ville ouverte et invitait les habitants au calme – signé Dentz. Au général qui voulait défendre Paris, on avait substitué un général qui le livrait. Dès ce moment, il était clair que les Caraïbes1 iraient plus vite que nous. Samedi 21 novembre 1942 J’ai enfin vu, ce matin, un supporter du Maréchal. Il est monté à la station Trocadero. C’était un étudiant de vingt, vingt-deux ans, très richement vêtu, une tête de mannequin abrutie, paraissant sortir du catéchisme. Il s’assied comme on ne s’assied qu’au théâtre, pince la peau de ses genoux pour bien placer le pli de son pantalon, ouvre une serviette gonflée, fait son choix et retire un livre dont il tient absolument à nous faire lire le titre : Pascal, Pensées. Il ouvre le livre environ au milieu et tombe juste sur la page désirée, c’est du moins ce qu’il m’a semblé. Il balaya la page avec un regard de grand penseur, un véritable coup d’aspirateur, passa à la suivante, et quand je suis descendu, à Dupleix, il avait nettoyé une dizaine de pages. Cela ne m’a pas étonné, le régime nouveau suscite des Aristotes. Quand j’étais au service technique de l’Aviation Maritime en 1917, j’allais parfois à Meulan suivre les essais d’un hydravion ––––– 1. Les Caraïbes — autre désignation des nazis, comme « les Européens », « les vainqueurs », « les bestiaux » et quelques autres. 55


qu’un épateur du nom d’Odier avait péniblement réussi à faire voler. Me trouvant dans le train avec lui, il tint à m’éblouir, me montrant sa serviette. Il m’informa qu’elle était pleine de dessins et de calculs, et qu’il était obligé de travailler même la nuit dans sa chambre d’hôtel à Meulan, pour vérifier sa polaire logarithmique, son Rx, son Ry, et puis son a plus b divisé par z, enfin tout le lexique et même l’argot de la technique aéronautique du moment passa un mauvais quart d’heure. Il oubliait même par moments qu’il parlait à un initié, bien que je fusse en uniforme avec mon insigne de pilote et mes décorations. Cet hurluberlu se soûlait avec ses mensonges. Au voyage suivant, il était fatigué, il bâillait, c’était un jour où l’esprit ne soufflait pas. Il me proposa des journaux, j’acceptai ; il ouvrit sa fameuse serviette et en retira tout un assortiment de journaux illustrés : La Vie parisienne, Le Sans-gêne, La Culotte rouge, Le Gaudriole, etc., tous les journaux pince-culs de Paris. Les polaires logarithmiques étaient signées Fabiano, Hermont, René Maizerdy, Willy, etc. Un autre esbroufeur mérite d’être épinglé : le Besson dont j’ai déjà parlé et qui avait réussi à engluer Lévy. Ce fantaisiste avait dit à Lévy : « J’apporte les idées, vous apportez l’argent, nous partagerons les bénéfices half and half ! » Lévy avait eu le malheur d’accepter. Comme Besson ne venait à l’usine que vers onze heures du matin pour faire nettoyer sa voiture et remplir ses réservoirs, et quelquefois vers cinq heures, en sortant de table, pour faire visiter son usine à ses amis, des écornifleurs de son acabit, Lévy, au bout de quelques mois, osa lui demander à quel moment il travaillait. Il répondit : « Chez moi ! J’ai tout ce qu’il faut et je suis très tranquille, bientôt je vous apporterai mes dessins et vous verrez quelque chose de beau, j’ai presque fini. » Au bout de quelques mois encore, Lévy résolut d’aller voir ces fameux dessins-là où ils étaient. Il sonna un matin vers dix heures à la porte de Besson qui habitait une élégante garçonnière, genre vie parisienne, rue Bassano, près de l’Étoile. Une femme de chambre vint ouvrir et fit attendre dans un petit baisoir faisant à l’occasion office de salon. Il attendit très longtemps, car Besson était certainement dans l’innocence du premier sommeil. Lévy profita de son attente pour visiter l’appartement. Il chercha partout le « tout ce qu’il faut pour travailler », ne vit rien, sauf tout ce qu’il faut pour recevoir sa petite amie. Enfin, Besson parut et Lévy lui demanda de lui faire visiter son cabinet de travail et lui assura qu’il serait très heureux de voir quelques dessins. Besson lui expliqua que tout le travail s’effectuait dans son cerveau. Il s’étendait sur un divan et sa tête travaillait. Tous les dessins sont là, dit-il en se frappant le front. Alors Lévy sut à quoi s’en tenir. 56


Pendant dix ans, j’ai rencontré souvent Besson. Eh bien ! pas une seule fois sans qu’il se plaignît qu’on lui avait pris ses idées. « Vous avez vu le zinc de untel ? il m’a volé mes idées. » Comme je savais qu’il disait cela de moi aussi, je lui répondis un jour : « C’est vrai ! mais voyez-vous, maintenant il est ruiné ! » C’est la dernière fois que je le vis. Quand une femme de l’usine parle à un Allemand, elle ondule, elle se tortille comme un bigorneau qu’on tire de sa coquille. J’ai remarqué que ce sont celles qui parlent allemand qui font cette gymnastique. C’est peut-être la langue allemande qui provoque ces réflexes ? (A examiner de plus près.) Tous les jours de nouveaux dessinateurs viennent dans cette maison. Et il n’y a pas de travail à leur faire exécuter. Les plus courageux, ceux qui voudraient passer leur temps et ceux qui voudraient montrer leur talent pour appuyer une demande d’augmentation, viennent me trouver et me demander de les prendre dans mon service, le seul qui travaille. Hélas ! je ne puis rien pour eux, mais si mes gens travaillent, c’est parce que je leur invente des travaux. Je tiens mes jeunes gens en haleine, je leur donne des conseils et ils peuvent ainsi apprendre leur métier. Mais je me suis déjà fait rappeler à l’ordre parce que j’usais du papier. J’ai répondu à Monsieur Mélange que je préférais user du papier que de les laisser sans occupation, il m’a répondu que je les faisais travailler pour la corbeille à papier et qu’il préférait qu’ils ne fissent rien. Bien entendu, je continue et je leur dis que ce travail est pressé et que l’atelier attend leurs dessins pour construire. S’ils savaient qu’ils travaillent dans le vide, cela les peinerait. Lundi 23 novembre 1942 Nouvelles poétiques : on annonce que la société Gnôme et Rhône (qui autrefois était dans les pinces d’un pâle voyou nommé P. L. Weiller et qui aujourd’hui est dans les pattes sales de B.M.W.) réunie en assemblée générale le 3 octobre, a renouvelé le mandat d’administrateur de Monsieur Paul Claudel, ancien ambassadeur, poète chrétien qui entrera au ciel en passant par le trou d’une aiguille. Paul Claudel est le père du beau-frère du juif franc-maçon ploutocrate escroc, M. L. Weiller. Ce dernier habitait rue de la Faisanderie, comme son nom l’indique. Monsieur Paul Claudel vendait (ès qualités) des moteurs d’avions du Japon, à l’Italie, aux Soviets, à n’importe qui pourvu qu’on paye. Il donnait des leçons à saint François d’Assise, lequel enseignement était confortablement 57


rétribué par Gallimard, directeur-propriétaire de La Nouvelle Revue Moscovite, aujourd’hui Nouvelle Revue Prussienne1. On annonce la mort de « Alcanter de Brahm », président des poètes français. Tout le monde connaît le nom de ce grand poète français pour peu qu’on ait mis le nez dans un journal. Voici bien trente ans qu’on publie des informations comme celle-ci : Messieurs Alcanter de Brahm, André Foulon de Vaux et Daniel de Venancour, présidents de la Société des poètes français et de la Maison de poésie, se réuniront tel jour pour attribuer le prix Landru. Ainsi, dans le militaire, le resquilleur qui n’aime pas l’eau se fait professeur de natation. Ces trois frères mirontons étaient subventionnés par l’État, évidemment ! Tous les régimes ont leurs Arno Breker. Entendu hier soir : « Mais le conflit devient tellement mondial que… » par le critique militaire de Radio-Paris. Encore un Arno Breker du micro. Entendu hier matin, à la fin d’une messe dite à la chapelle de l’hôpital Broca : « La réalisation technique de cette messe est de Messieurs Truc et Machin. » Jésus Christ ! si tu voyais tes enfants ! Je regarde par ma fenêtre et je vois jouer les enfants. Je les vois sous l’angle de quarante-cinq degrés environ. Ils sont emmitouflés et beaucoup sont coiffés d’un petit capuchon genre Blanche-Neige et les nains. Ils courent de tous côtés, comme la poussière dans un rayon de soleil. Je vois cela comme un paysage de Jérôme Bosch dans lequel des paysans ont l’air de marcher très vite sans savoir où ils vont. De temps à autre un petit de l’école maternelle traverse la cour en maintenant relevé le bas de son manteau, il a les cuisses nues et son petit derrière en l’air. Il va aux cabinets et quand il en sort, pique un galop vers la salle, ses vêtements toujours relevés jusqu’aux reins. En 1918 et 1919, un ingénieur du ministère de la Marine venait de temps en temps suivre les essais à Saint-Raphaël. C’était un petit homme très intelligent et très paresseux qui se nommait Boutiron. On l’appelait communément le Boutt, (Boutt, chez les marins, c’est un bout de ficelle). Un de ses collègues me confia un jour que le Boutt n’avait pas ouvert un livre depuis son entrée à l’École Polytechnique. Et, en effet, il était beaucoup moins abruti que les autres. Il venait à l’aérodrome quelques minutes chaque jour, en fumant un de ces cigares qu’on nommait crapules et qui ––––– 1. La Nouvelle Revue Française, évidemment. Régulièrement qualifiée de « Prussienne » (ou de « Poméranienne ») par Blanchard, depuis que Pierre Drieu La Rochelle en avait pris la direction en décembre 1940. 58


empestait le fagot vert. J’étais très étonné qu’il vînt toujours à la même heure, dix heures du matin environ. Je lui en fis la remarque. Il me dit qu’il cherchait à résoudre une énigme qu’il énonça ainsi : « Pourquoi un derrière de nègre n’est-il pas indécent ? Tandis que si mon ministre me montrait le sien, ce serait un grand scandale qui me ferait rougir de honte ? » La route qui joignait la ville à l’aérodrome, de deux à trois kilomètres de longueur, longeait des terrains marécageux qui aujourd’hui ont été aménagés et lotis. Dans ce terrain, des baraques étaient occupées par des troupes noires du camp de Fréjus. Et les nègres faisaient leurs besoins non loin de la route, dans les roseaux. Comme ils se plaçaient le dos vers la route, croyant ainsi que, ne la voyant point, on ne pouvait pas les voir, le Boutt recueillait une abondante documentation pour l’étude de son problème. J’ai connu à Dunkerque, de 1915 à 1917, un être très curieux, le lieutenant de vaisseau Winter qui semblait sorti tout vivant du cerveau d’Alfred Jarry. Pour obéir aux instructions générales concernant l’entraînement militaire du personnel, il avait acheté des chapeaux melon, des monocles et des binocles. Il rassemblait son monde, leur distribuait les armes, c’est-à-dire, chapeaux et lunettes, et commençait l’exercice. « Posez mono-ocles ! Présentez bino-ocles ! Repos. » Je l’ai vu commander ensuite un exercice de faire sauter les ponts. Des rigoles pour l’écoulement des eaux étaient creusées, çà et là autour du terrain. Des équipes déposèrent des planches arrosées d’essence et, au coup de sifflet de Winter, y mirent le feu. Il nous réunit un jour et nous dit : « Heure H : cinq heures et demie du soir. Ojectif : la pâtisserie (c’était une pâtisserie située en face de l’église et tenue par trois jeunes filles amoureuses). But : pillage, viols, assassinats. » Nous y fûmes à l’heure dite et nous mangeâmes tous les gâteaux, Winter était le plus heureux des hommes, il paya le goûter. Les jeunes filles lui pardonnaient ses fantaisies car il était leur meilleur client. J’étais dans son bureau un jour qu’il remplaçait mon chef, le commandant Laborde ; un courrier lui apporta le courrier pour la signature. Il nous fit asseoir dans les fauteuils et nous dit : « Je vais vous apprendre à signer le courrier. » Il tourna autour du bureau en sautant et en faisant voltiger les feuilles de papier. Lorsqu’elles furent toutes éparpillées dans la pièce, il nous fit un grand salut, nous dit : « Le courrier est signé » et s’en alla. Il avait fait une transposition : signer le courrier et faire des signes avec le courrier. J’ai eu de ses nouvelles quelques années plus tard à Toulon, il avait commandé un torpilleur. L’amiral qui inspectait un jour son navire lui fit quelques observations ; il prit son air le plus XVIIIe 59


siècle, s’inclina profondément et dit avec son plus beau sourire : « Amiral, je vous emmerde ! » Il fut renvoyé immédiatement. Mardi 24 novembre 1942 L’A.O.F. et les Antilles se décrochent de Vichy. Les dictateurs de ces deux machins, comme des poux, quittent le cadavre. Hitler est bien fichu ! Pétain a pleurniché dans le micro hier soir. Il a ordonné ! Pauvre paillasse ! Au tombeau ! Les Américains semblent pressés d’en finir avec l’Europe pour régler le compte du Japon, les emmerdeurs de l’Asie. Mon Mélange m’a prévenu qu’il retournerait dans son pays dès que le personnel serait au courant. Il ajouta qu’il avait beaucoup de travail en Allemagne et qu’il me laisserait la direction de l’entreprise. Il est certainement sincère mais je n’en crois pas un mot. C’est pourquoi je n’ai rien dit qui puisse lui faire savoir que pour rien au monde je n’accepterais un tel honneur. Pendant un an j’ai entendu la même chanson à Châtillon. Ils étaient quatre au début, Monsieur Petitcoup, Monsieur Prairie, Monsieur Longtravail et Monsieur Couche (ce dernier faisait de la propagande communiste parmi mon personnel). Leur chef Petitcoup nous dit que ces messieurs ne venaient que pour quelques semaines. Ces messieurs se plaisent beaucoup à Paris et font venir leurs amis. Ils ne partiront qu’avec le coup de pied au derrière. Une ordonnance des autorités boches d’avant 1940 interdit toute activité politique, toute manifestation, réunion, discussion. J’ai entendu dire que le préfet de police Langevon avait été emprisonné pour avoir toléré une réunion privée du parti à La Rocque. Quelques temps après, Déat organisait une réunion publique de son nouveau parti le R.N.P., avec l’appui des Boches. Le nouveau préfet, Marchant, se souvenant du coup de Langevon, interdit cette réunion en vertu de la fameuse ordonnance. Déat fut obligé de décommander ses troupes au dernier moment. Marchant fut remplacé par un amiral et on modifia l’ordonnance en ajoutant « sauf s’il s’agit de questions économiques ». Depuis, les provocations politiques se sont accélérées. Le micro vous dit depuis un an : « Suivez la politique du maréchal. » Mais puisque nous n’avons pas le droit, non seulement d’en parler, mais d’y penser, ces idiots-là sont des amnésiques ou des provocateurs. Ce sont des idiots, car, comment gouverner sans l’assentiment du peuple ? Et les envoyer à l’école, leur faire copier cinquante fois la dialectique du maître et du serviteur. On fait tout ce qu’on veut, tant qu’on n’agit pas. Dès qu’on agit, la réalité est là, avec son fouet à la main. Brave couillonne de Réalité, va ! 60


Après deux années d’école maternelle, les journaux nous disent ce matin : « Le gouvernement doit trouver dans l’opinion publique des bases de plus en plus fermes » et cela après deux années de mea culpa et de catéchisme, deux années pendant lesquelles on aiguilla les puissances obscures vers l’Église catholique apostolique et surtout romaine, vers les Hallucinés de l’arrière-monde et la morale des esclaves. Plus fort encore, on veut que chaque Français adhère à un parti ! Le parti unique ! Et l’ordonnance allemande est toujours là : Toute manifestation politique est interdite ! – Riez mes très chers frères en Jésus Christ quia quod hominibus altum est, abomitatio est ante Deum ! Amen ! Mercredi 25 novembre 1942 Un manifeste des Intellectuels français contre l’agression angloaméricaine. Quatre ou cinq lignes vulgaires signées Abel Hermant, Docteur Fourneau (c’est son nom), Jacques Chardonne, Drieu la Rochelle, Ramon Fernandez et Jacques Boulenger-le-gommeux. C’est la troupe de la N.R.F., encore elle ! Elle est toujours où il y a de la boue. Comœdia qui fait la pluie et le beau temps en littérature, beaux-arts et cinéma, c’est encore la N.R.F. avec Audiberti comme Dichtungen-Leiter. Les occupants ont un préjugé favorable pour ceux qui portent des noms allemands ou italiens. Un petit musicien de la radio, embauché aux temps burlesques du Front populaire, alors qu’on nommait un inspecteur de police directeur du Théâtre français et un Jouhaux régent de la Banque de France, un certain Gottfredo Andolfi, fut nommé dictateur de la musik à Radio-Paris. Toute la journée nous avions des concerts dirigés par le grand maestro Andolfi, donnés par l’orchestre Andolfi, des récitals Andolfi, des quatuors Andolfi et Frau Lemaud accompagnée au piano par Godfroid Andolfi. Cela dura plus d’un an, jusqu’au jour où on s’aperçut en haut lieu que ce gandolfi était une lumière de la franc-maçonnerie. Du jour au lendemain, ce super-Beethoven, cet Orphée puissance deux, a chu au plus profond des Enfers, avec les épluchures. J’en fus très heureux car c’était un méchant musicien. Ceux qui l’ont remplacé ne valent pas mieux mais on les entend moins car ils appliquent le théorème du travail minimum. La seule musique digne d’être écoutée est celle du mercredi soir, poste Radio-Genève, orchestre Ansermet1. Je me souviens d’Ansermet, jeune Assuerus qui dirigeait l’orchestre des ballets russes vers 1921. Je me souviendrai toujours de son Sacre du Printemps au Théâtre de la Gaîté, en ––––– 1. Ernest Ansermet, chef d’orchestre suisse (1883-1969). 61


mai 1921. J’ai entendu la première exécution au concert en février ou mars 1914 par l’orchestre Monteux1 au Casino de Paris, c’était un dimanche après-midi. Cette musique m’arracha les tripes. Ce fut un des plus beaux jours de ma vie. Des idiots sifflaient, criaient. Après plusieurs interruptions, Monteux, découragé, abandonna. À la sortie, je me tins au coin de la rue d’Athènes, pour voir sortir cette bande de cons. Mon plus grand bonheur aurait été d’en tuer une douzaine. Stravinsky, accompagné d’une femme en noir, un peu forte, passa près de moi et s’engagea dans la rue d’Athènes ; très mince, les yeux intelligents et froids derrière les verres, il était vêtu d’un imperméable kaki. Il était très pâle. Je le saluai très ostensiblement, il me répondit par un regard qui valait cent mille poignées de mains. Je le suivis jusqu’à la rue d’Amsterdam prêt à démolir le premier crétin qui l’eût insulté. Jeudi 26 novembre 1942 Nouvelles de Russie excellentes. Mais que font les Américains en Tunisie ? Évidemment, ce n’est pas en ma qualité de Français que je puis dire cela, un Américain pourrait me répondre : « Vous ne vous êtes pas regardé ? — Mais nous sommes si pressés, my dear ! » Écrit à Char hier. Char c’est l’Amitié. Je n’ai pas d’autre ami, j’ai quelques relations, très lointaines. C’est ma faute si je n’ai pas d’amis, je le sais bien, ma femme pourrait s’épargner la peine de me le dire. Je lui ai envoyé Perdre sa mort, ne pas insister sur Vae Victoribus, je vais écrire Le passage de la Bérésina en remplacement, puis Révolte, Danser sur la corde, Hic sunt leones2. Tous de la longueur d’un sonnet de Shakespeare, et identiquement (sens alphabétique). Il y a encore des chevaux dans Le passage de la Bérésina. Les chevaux reviennent souvent dans ma conscience noire. Quand un cheval me regarde, c’est mon frère, c’est moi-même. C’est ma vie de travail et de coups de fouet, ma faible pitance et, je le crains, ma mort de vieux cheval usé. Je parlerai de cela un de ces jours. Il faut que je m’habitue à ce journal. Il faut aussi que je m’arrange pour qu’il ne vagabonde pas. Les chevaux me remémorent subitement un accident de ma jeunesse ! À plus tard ! ––––– 1. Pierre Monteux, chef d’orchestre français (1875-1964). 2. Ces quatre textes figurent également dans la suite Douze poèmes de La Hauteur des murs. 62


Mœurs d’industriel. Un industriel rachète la part d’un associé, lui donne un chèque de trois cent cinquante mille francs contre reçu, emmène l’homme dans la cave de l’usine sous couleur de lui faire voir une installation nouvelle, la tombe était creusée, prête à recevoir le pauvre associé, un tueur d’occasion (le comptable) ne frappe pas assez fort, l’associé en réchappe. La cour d’assise délibère. Je trouve cela tellement normal, dans ce milieu-là, que je suis étonné que la justice se dérange. Elle aurait autre chose à faire, nom d’un chien ! Habituellement, ces messieurs sont plus adroits, voilà tout. J’entrai chez Farman en janvier 1920, avec ce que j’avais fait chez Lévy et une commande en cours, de deux appareils 1000 H.P. J’avais fait, en 1919, le premier hydravion de 1000 H.P. qui ait volé dans le monde. Farman essayait par tous les moyens possibles de dépenser son argent et de rouiller sa comptabilité. Un dénommé Kérillis, parasite de Paul Raynaud, grand manitou de l’Écho de Paris, par son mariage avec la fille du bâtonnier Henry Robert, était démarcheur. Cela consiste à se faire des amis dans les services officiels. Il faut, pour ce métier, une tenue correcte, un nom noble si possible, et supporter la toile, c’est-à-dire avoir une grande capacité d’absorption (alcools et boustifaille). Il faut aussi un toupet à toute épreuve et une cervelle vide. Kérillis était le roi des démarcheurs. Il apporta une idée et les Farman apportèrent les capitaux. Ils fondèrent une société d’exportation pour monter un déballage à La Havane. Kérillis ramasse les laissés-pour-compte des grands magasins, linge de femme, produits de beauté, etc. et partit avec un chargement pour ouvrir un magasin sous les tropiques. Les grands magasins s’étaient débarrassés de tous leurs rossignols. Il y avait un stock de Reine des crèmes Lesqueu suffisant pour toutes les femmes des deux Amériques, et des chemises pour femmes de un mètre quatre-vingts et plus. Comme, paraît-il, à La Havane les femmes sont petites, les chemises restèrent sur le carreau. Enfin, l’affaire fut déficitaire, Kérillis revint et on envoya un liquidateur de qui je tiens cette histoire. Kérillis raconta, quelques années plus tard, alors qu’il faisait une campagne électorale, qu’il avait été en Amérique pour étudier les lois sociales ! Il annonçait aux Frères Farman, ses commanditaires, que l’affaire était prospère et que l’année serait bonne, alors les Frères Farman, tour à tour, lui demandèrent une avance sur les bénéfices de vingt mille francs à cinquante mille francs : « Surtout, ne le dites pas à mes frères, entre nous ! hein ! » Ils se volaient entre eux et finalement s’aperçurent qu’ils s’étaient volés eux-mêmes. Kérillis avait fait un beau voyage. 63


Quand on demandait quelque chose à un Farman, et que ce quelque chose lui déplaisait, il répondait : « Avez-vous vu mon frère ? Non ? Je lui parlerai dès que je le verrai. » Il est à croire, d’après un grand nombre d’expériences, que ces frères s’ignoraient et ne se sont jamais vus de toute leur vie. La guerre terminée, Lévy ne voulut plus être industriel, et retourna à la banque. Il me dit, fin 1919 : « Ce que vous avez fait chez moi est à vous, je vous en donne la propriété industrielle, cherchez un constructeur et je lui écrirai dans ce sens. » Quelques jours après, aiguillé par la section technique, je m’accordai avec Farman. J’allai donc trouver Lévy pour lui demander cette lettre, il réfléchit un instant et me dit : « J’ai bien envie de lui demander quelque chose, cela s’est fait vite, il tient à vous, je vais lui demander cinquante mille francs (un million aujourd’hui !), aidez-moi et il y a vingt-cinq pour cent pour vous. » Je refusai de m’en occuper, lui faisant remarquer que d’après sa promesse, je m’étais moralement engagé envers Farman et que je ne participerais en rien à ces marchandages. Lévy ayant obtenu cinquante mille francs assez facilement, demanda cent mille ; ce fut un peu dur mais il les eut. Je n’allai jamais lui réclamer les vingt-cinq pour cent. Il ne me les offrit jamais. Je ne l’ai pas revu depuis. Il me doit aussi trois cent mille francs sur les appareils construits en 1918. Je les lui donne, je les lui dois bien pour m’avoir donné l’occasion de me tirer de la crotte. Où est-il aujourd’hui, le pauvre ! Mœurs d’industriels (suite). Le 20 mai 1940, j’étais à Saint-Raphaël, un gros cargo italien le Capo Noli entra dans le port ; difficilement, car le port est petit et le bateau était grand, il y entra en manœuvrant sur ses ancres. Il venait chercher un chargement de bauxite. Le groupement Aluminium français vendait son minerai à l’Allemagne, à un mois de notre défaite. C’est qu’il gagnait beaucoup plus en vendant du minerai à l’ennemi qu’à fabriquer des produits semi-ouvrés pour la France. Les camionneurs de Saint-Raphaël refusèrent de charger et menacèrent l’équipage d’un étripage de grand style. On mit un cordon de sentinelles autour du bateau et le lendemain, il fichait son camp. Les dirigeants de l’Aluminium français sont aujourd’hui chefs du comité d’organisation de l’aluminium, membres du conseil national, etc. Les charretiers de Saint-Raphaël crèvent la faim. Et voilà la vie ! Le Capo Noli s’est fait prendre au Canada peu après la déclaration de guerre de l’Italie. Il allait chercher au Canada ce qu’il n’avait pu prendre à Saint-Raphaël. En auraient-ils aussi, en Angleterre, des fumiers comme Monsieur de Vitry et Co ?

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Vendredi 27 novembre 1942 On m’a dit hier que Laval et les principaux collaborateurs avaient des passeports pour la Suisse. Les rumeurs publiques sont intéressantes parce que, lorsqu’elle sont sans fondement (élégante expression de politicien), elles n’en projettent pas moins les désirs du peuple. Les rumeurs sont chargées des souhaits de ceux qui les transmettent. Réconfortantes déclarations de de Laborde et Abrial. Je connais assez ces deux hommes pour en être étonné. Est-ce la peur du communisme ? Qu’espèrent-ils de bon pour la France en cas d’une victoire allemande ? Leur cafouilleuse administration nous couvrirait bientôt de son manteau de plomb. Les impôts qu’il nous faudrait payer conduiraient les entreprises, surtout les entreprises agricoles, à la faillite et à la vente par autorité de justice. Les vainqueurs achèteraient et, correctement, avec leur colossale hypocrisie, ils nous diraient : « Vous buvez, vous êtes des paresseux et vous ne savez pas cultiver la terre, nous nous dévouons pour vous tirer de ce mauvais pas, nous allons vous montrer comment il faut s’y prendre, par amitié pour vous, uniquement ! » Ici, où cent cinquante personnes passent leur temps comme elles peuvent, la moitié d’entre elles font maintenant des heures supplémentaires. Certains viendront travailler le dimanche matin, et il n’y a plus de papier. Même s’il y avait du travail, nous ne pourrions rien faire puisque le papier est notre matière première essentielle. Mais il est nécessaire que les graphiques des heures de travail dont bénéficie le grand Reich, grand Allemand, etc., aient une allure croissante. Sans doute présente-t-on chaque mois au grand directeur le graphique général. Et craignant la grande fureur du grand Führer si la courbe n’a pas au moins l’allure y = kt2, les dictateurs se débrouillent chacun en ce qui les concerne pour qu’il en soit ainsi. Un beau jour, le grand casseur d’assiettes se trouvera le derrière dans l’eau par grande tempête, avec son baromètre beau fixe devant le nez ! Quel beau jour pour l’Humanité ! Samedi 28 novembre 1942 Écrit Le passage de la Bérésina. Il y avait des années que j’avais écrit ce titre en haut d’une page restée blanche. Je suis inquiet, je vois quelque chose d’indéfinissable, j’écris un titre, et le temps passe, quelque fois un jour ou une heure, quelque fois dix ans, comme pour Nuit lunaire en Carinthie, poème auquel je suis le plus attaché, sans doute parce que je l’ai le plus longtemps porté. Ce sera le quatrième 65


du Grand silence noir 1 . Je crois que l’étude des sonnets de Shakespeare porte ses fruits. Quand j’aurai atteint la douzaine, je verrai où j’en suis. Alors je casserai la tirelire et je verrai ce que je possède ! De Laborde a sabordé les flottes, l’ordre du jour signé de son nom et paru avant-hier dans les journaux est certainement apocryphe. Hitler, en occupant le reste de la France, n’a pas voulu prendre Toulon d’emblée. Il savait qu’il n’aurait pas vivante la flotte dont il a absolument besoin. Il a endormi la méfiance en disant que par admiration pour la Marine française, il laissait Toulon à la garde des héroïques marins qui, etc. En même temps, il organisait un cambriolage nocturne, les marins ne dormaient pas, le dispositif de de Laborde a fonctionné parfaitement. Ce sabordage hâtera la fin de la guerre. Les États sont de plus en plus dans les pattes des fourbes et des insensibles. Ces gibiers de potence exigent des serments de fidélité et des jurements sur l’honneur de la part des gens qu’ils veulent tromper. Ils voient clair ainsi dans le jeu de leur proie et la fin justifie les moyens. Un État qui aujourd’hui aurait un gouvernement honnête, ou un tout petit peu honnête, serait avalé d’une seule bouchée. Quand, en 1940, les nazis bombardaient Londres, nos touristes riaient de cette bonne farce. Ils ouvraient une bouche de requin en lisant les grands titres de leur Pariser Zeitung, ils se donnaient des coups de coude et jouissaient à l’unisson. Un an plus tard, Monsieur Boyau revenait de Brême où il avait été passer quelques jours de vacances dans sa famille ; il avait peu dormi car les Anglais leur rendaient la monnaie, il était de très mauvaise humeur. En ayant l’air de compatir, je l’incitai aux confidences. Il me dit tout à coup : « Ce n’est pas la guerre, cela, des bombes tombent la nuit, on ne peut pas se défendre, c’est lâche, la guerre c’est se battre avec une épée, comme ça », et il fit quelques passes d’escrime contre un ennemi imaginaire, il était très Lagardère de la tour de Nesle. Nous étions deux ou trois, dont mon ami Veyan, un homme instruit, très joyeux et très fin, qui profitâmes de cette corrida. Nous avions ainsi quelques moments agréables, dans notre misère.

––––– 1. Là encore, il s’agit de ce qui portera finalement le titre Douze poèmes (voir note 1, p. 45). « Nuit lunaire en Carinthie » figure dans C’est la fête et vous n’en savez rien (G.L.M., 1939). 66


Lundi 30 novembre 1942 De Laborde était lieutenant à Saïgon en 1911. Attiré vers l’aviation naissante, il acheta un Blériot. Il apprit seul à voler, à dix mille kilomètres de tout conseil, sur un engin très difficile à manier. Le Pen, qui était alors mécanicien d’un torpilleur de Saïgon, se fit bénévolement son mécanicien. Marty était aussi à Saïgon, sur le Takon, torpilleur affecté aux relevés hydrographiques. Ce Takon s’ouvrit le ventre sur un rocher, il y eut des drames à bord, cette nuit-là. Le Pen quitta la marine en 1913, en même temps que moi ; il partit chez Armstrong, à Newcastle, et revint en France à la déclaration de guerre. De Laborde, revenu en France, fut affecté à l’aviation maritime. En 1915, il eut le commandement du centre d’aviation maritime de Dunkerque où je fus son chef mécanicien jusqu’en 1917. De Laborde était très violent, emporté, brutal, tout cela soustendu par une volonté et un courage magnifiques. Il ne m’a pas paru d’une intelligence exceptionnelle, à moins qu’elle ne se tînt, servante et humiliée auprès de ses sœurs tapageuses ci-dessus nommées. En bombardement de nuit, il partait le premier et tournait au-dessus de l’objectif jusqu’à ce que le dernier appareil eût jeté ses bombes. Nous pouvions contrevenir à ses ordres pourvu que ce fût dans le sens de l’audace et à la condition de réussir. Sinon c’était l’application sans nuances du règlement militaire. Il était capable de tuer sur-lechamp celui qui aurait commis une négligence qui ne méritait pas une telle récompense. Il devenait rouge et tapait du pied pour peu de chose et allait s’enfermer dans sa tanière pour apaiser sa fureur homicide. Là, il attrapait le téléphone, ou n’importe quoi, et le lançait contre les murs. Il était unanimement admiré. Il courut un jour à travers le champ pour battre le derrière d’un mécanicien qui courait plus vite que lui, heureusement. De Laborde boitait, suite d’un accident d’aviation ; les douleurs de sa jambe nous causèrent des jours exécrables. Mais, c’était un Homme. J’étais blessé à la tête, en traitement à l’hôpital de Dunkerque. J’avais les yeux bandés et un peu de fièvre, il m’envoya prendre avec la voiture-ambulance, me fit déposer dans son bureau et me dit : « Je dois établir la liste du matériel nécessaire pour les trois prochains mois, dictez, j’écris. » Là, dans le noir, je récitai mes litanies pendant au moins une heure, car il demandait souvent pourquoi j’avais besoin de telle chose, et pourquoi telle quantité de telle autre chose. Quand ce fut fini, il appela ses camionneurs et il me dit merci du même ton qu’il m’eût dit « Maintenant tu peux crever. » Il me manifestait son amitié de temps à autre car il était inventeur, et moi aussi. Et de plus, je réalisais ses inventions, cela diminue beaucoup les distances. Il me fit 67


installer un jour sur son avion un circuit d’essence extrêmement compliqué et agencé de telle sorte que, quelle que soit l’avarie qui survienne, l’alimentation en essence ne fût aucunement troublée. C’était un fouillis de tuyaux et de robinets. Nos appareils n’allaient jamais très haut, car ils faisaient ce qu’ils pouvaient, et lorsque le moteur s’arrêtait, ils descendaient très vite. Je me permis de lui dire que son système marchait très bien sur le papier mais qu’il serait difficile de faire une manœuvre de tuyautage aussi compliquée avant qu’on n’ait touché l’eau. Ce n’était pas son avis. Nous partîmes pour un essai, je devais, à ma convenance, provoquer une panne d’essence, et ensuite manœuvrer les robinets pour rétablir la circulation. Au moment où nous nous y attendions le moins, nous eûmes une vraie panne ; ne sachant pas la cause, je tournai quelques robinets au hasard et nous amerrîmes aussitôt. Alors, je remis tout en ordre, je remis le moteur en marche et nous revînmes bouche fermée. En rentrant, je fis démonter toute cette installation et nous n’en parlâmes jamais. Je crois qu’il était un peu vexé. Reçu hier un Cahier de l’école de Rochefort qui contient pour tout potage des poèmes d’un certain L. G. Gros1. Je me souviens de ce nom, c’est celui d’un critique de la poésie qui faisait la pluie et le beau temps aux Cahiers du sud. Ces critiques étaient très étroites mais comme il soutenait beaucoup quelques petits amis, on pouvait lui pardonner par révérence envers le nom sacré d’Amitié. Mais vraiment, il a tort, sinon d’écrire des poèmes, mais du moins de les publier. Il interpelle les étoiles comme s’ils avaient gardé les oies ensemble, il leur demande pourquoi elles sont des étoiles ! Ainsi Napoléon III visitant l’Observatoire à qui on faisait voir l’étoile polaire dans le grand téléscope, demanda, hargneux : « Comment sait-on qu’elle s’appelle comme ça ? » Quant au Bouhier2, directeur desdits Cahiers, il publia, l’an dernier, un manifeste poétique dans la Nouvelle Revue Poméranienne et qui était manifestement sénile et chassieux. Il m’envoya alors une « Anatomie de l’École de Rochefort » digne du musée Dupuytren. Je lui envoyai un mandat, en échange de son cahier, que je ne lui avais pas demandé, mais pour qu’il comprenne que je ne désirais pas collaborer à son sinistre truc. Il réattaque mais, cette fois, il n’aura rien, j’ai déjà donné ! J’ai lu sur la couverture que Noël Arnaud a ––––– 1. Léon-Gabriel Gros, né en 1905, poète et critique, directeur des Cahiers du Sud. 2. Jean Bouhier, né en 1912, fondateur de l’école de Rochefort, dont il a publié une anthologie : Les Poètes de l’école de Rochefort (Seghers, 1983). 68


publié quelque chose dans la troisième série des cahiers, c’est-à-dire il n’y a pas longtemps. Il ne s’en est pas vanté, le pauvre, cela prouve qu’il a le sentiment du ridicule. Je viens de toucher ma paye, huit mille sept cent quarante francs. J’ai fait deux cents heures de présence et trois jours de travail. À Châtillon, c’était mieux car je faisais du travail négatif. Ici, ma position ne me le permet pas et je ne dois pas gaspiller le papier. Alors j’attends que ces idiots aient fini de se massacrer. Je regarde, par ma fenêtre, les nuages et les couchers de soleil sur les coteaux de Meudon. Monde absurde. Mardi 1er décembre 1942 En France, avant la guerre mouraient quotidiennement deux mille cinq cents à trois mille personnes. Depuis l’occupation, le chiffre dépasserait quatre mille. Mille décès supplémentaires par jour, compte non tenu des prisonniers de guerre chez qui la mortalité est grande. Le commandant Prigent, revenu de captivité nous disait que tous ceux de son camp qui étaient en état de déficience et dont le moral était miné étaient morts. Surtout les alcooliques, les noceurs et les neurasthéniques. En ce moment donc, trois cent soixante mille décès par an, dus aux privations de toutes sortes, tuberculeux affamés, diabétiques sans insuline, cancéreux à vaul’eau, enfants sans lait, vieillard bronchiteux, etc. Mais les journaux versent des tonnes de larmes de crocodile pour quelques centaines de victimes des bombardements anglais. Céline ouvrait sa grande gueule, autrefois, pour une échauffourée à Clichy ou pour quelques chaudepissards qu’il avait vus en Russie. Maintenant, il se tait prudemment. Dans Les Beaux Draps1, il n’écrit pas une seule fois le mot allemand, il décrit la misère et la mort qu’il visite dans son fief de Courbevoie ou Bezons, mais il n’en indique pas la cause. Il dit qu’il signe des bons de charbon pour les malheureux qui viennent en consultation à son dispensaire, crie un peu contre les mairies qui n’honorent pas ses bons mais il ne dit pas que ces mêmes mairies n’ont rien à distribuer parce que les nazis ont tout pillé. J’admets très bien qu’on soit rouspéteur. Un écrivain qui aurait le génie de la rouspétance m’intéresserait beaucoup, mais alors on est rouspéteur ou on ne l’est pas. Et si on l’est, eh bien on l’est sans égard pour les autorités, quelles que soient ces autorités. Cet idiot-là aurait mieux fait de se taire que de lécher les mains du bourreau. Je dis bien cet idiot, car il invente un remède social d’une ineptie unique dans les annales de l’ineptie. Cent francs par jour et ––––– 1. Les Beaux draps, de Céline, étaient parus en 1941. 69


par personne, cent cinquante francs au chef de l’État, cent francs à l’enfant qui vient de naître, et la société sera la société idéale. Il y a des fous à Charenton et qui y sont pour jusqu’à la fin de leur triste vie parce qu’ils ont inventé un nominalisme cent fois moins gâteux. Ce tout-en-gueule constate que ces bons de charbon sont sans valeur puisqu’il n’y a pas de charbon, il en déduit que son bon de cent francs, c’est du vrai bifteck et du pinard Haut-le-Pif ! Si, il fulmine encore contre les juifs et le Front populaire. À cela le populo répond : « Du temps des juifs, on avait à manger et des chaussures, et des pardessus et du charbon, et tout ce dont on avait besoin. » Que répond-il ? « Je suis le plus grand génie littéraire du XXe siècle, les Allemands le reconnaissent ! » Nous connaissons, parmi nos amis deux jeunes femmes qui viennent d’accoucher, elles sont fortes, bien portantes mais ne peuvent allaiter leur bébé, elles ont des furoncles au sein. Tout le monde sait que la furonculose est une maladie de crève-la-faim. D’autres personnes nous ont cité des cas identiques. À l’hôpital Bichat, où mon fils étudie, pour une cinquantaine de stagiaires, il y a vingt-sept tuberculeux dont plus de la moitié pneumothoraxés. À cela, un hitlérien ou un pétineux gras-à-lard répond que cette sélection naturelle fera une France plus forte. (D’abord le chef et, au-dessous, le cheptel humain). Mais alors, et Pascal ? et Beethoven ? et Mozart ? On les remplacera par un coureur cycliste, un boxeur et un footballeur. Voilà tout ! Un autre galapiat : Giono. Antimilitariste quand il s’agit de la France et militariste quant à l’Allemagne. Ce paon est venu à Paris recevoir la couronne de lauriers. Lui aussi a inventé un système économique : fais ton pain toi-même ! Une muraille de Chine autour de chaque village, le four banal, etc. Une année de doryphores ou de charançons et le village crève. Il y aurait quand même une porte dans la muraille du village, pour laisser sortir la littérature à Giono, et pour laisser entrer la couronne de lauriers, bien sûr ! Deux ouvriers, un Français et un Italien, peignent les persiennes de notre appartement. Ils ont vu que ma femme avait une bonne figure transparente et ils discutent sans la moindre retenue. L’Italien disait hier : « Les Allemands disent : Italien ! bon ouvrier, mais mauvais soldat ! Mais bien sûr ! mauvais soldat, tiens ! pas si bête, l’Italien veut mourir dans son lit, travailler, oui, pour manger, et profiter de la vie sans emmerder le monde ! Ils seront bien avancés, ces sauvages, quand ils auront tout démoli ! » Il y a beaucoup plus de vérité dans son pinceau de barbouilleur de persiennes que dans les cervelles cuites de ces pourceaux de la littérature. 70


Dimanche, comme tous les dimanches depuis qu’il fait froid, j’ai monté du charbon et du bois de la cave à notre cinquième étage, avec moins de fatigue ; c’est que depuis trois semaines Junkers nous a installé une cantine où l’on nous sert des déjeuners à quatorze francs. Une soupe, un plat légume et viande et un verre de vin. Je déjeunais auparavant au restaurant où je payais trente à trente-cinq francs pour deux plats d’ersatz et un dessert, sans valeur nutritive. Ici, nous avons chaque jour de la viande ou du poisson très bien cuisiné et d’excellente qualité. Les cantines sont privilégiées, elles ont un droit de priorité aux Halles et n’appliquent pas les règlements des jours sans viande, etc. Tout cela parce que nous travaillons pour eux. Quand je pense aux pauvres gens qui font la queue pour avoir des fanes de carottes, j’ai honte. C’est eux qui devraient manger ici et nous, nous ne méritons même pas les épluchures. Nous sommes des lâches, mais il n’y a qu’une vie et si dérisoire soit-elle, nous y sommes attachés par un sentiment qui fait partie de notre corps car sinon, il n’y aurait plus d’Hommes sur la Terre depuis des millénaires. Ce qui pourrait nous pousser à l’anéantissement, à part des passions, ce serait la volonté de parader aux yeux de la postérité, mais là encore, il n’y a pas de postérité, l’histoire, c’est l’histoire de la force et elle appartient au vainqueur, qui à son tour sera vaincu un jour, si bien que dans dix mille ans rien ne restera de notre aujourd’hui. Il n’y a rien, rien, rien, que notre peur de mourir. Ce n’est pas notre faute. Mercredi 2 décembre 1942 Hier soir, à sept heures et quart, Radio-Genève nous lit l’ordre du jour de l’amiral Abrial, ministre de la Marine, aux équipages de Toulon. Il les félicite d’avoir détruit leur flotte. Il y a deux jours, ce même poste faisait savoir que le colonel allemand entrant dans Toulon avait remis à de Laborde l’ordre de livrer sa flotte ; signé : Laval. Laval n’a pas démenti. À huit heures, hier soir encore, l’amiral Platon1, ministre des Colonies, fait un appel aux troupes d’Algérie pour les inciter au sabotage. Il dit, en substance : « On vous oblige, par la force à faire la guerre contre nos bien-aimés vainqueurs, je comprends que vous ne pouvez pas refuser, mais agissez de telle sorte que, sans que rien ne paraisse, vous vous rendiez utiles à notre sainte cause. » Et voilà ––––– 1. Chef de la marine de Vichy. 71


où l’on en est ! Le Platon, (ne pas confondre) amiral, donne des bons conseils militaires. Pour une fois, un chef dit des paroles réjouissantes et c’est un ministre du vertueux Pétain. La B.B.C. de Londres donne des conseils de ce genre mais en tant qu’organisme privé. Churchill ne nous en a jamais dit la centième partie du quart. Honneur, Patrie, Loyauté, Discipline, Pureté, Dévouement, Vérité, tous mis derrière le maréchal, incarnation de toutes les vertus, don de sa personne à la France, les mensonges qui nous ont fait tant de mal ! Nous finirons par tout savoir ! Les journaux (endroit où enfin règne la propreté et l’exactitude) nous annoncent quatre morts et vingt-et-un blessés pour le feu d’artifice de Toulon. Les bateaux étaient en papier de soie et les explosifs étaient de la farine. Et les marins étaient de purs esprits. Enfin ! nous apprenons tous les jours des choses intéressantes. Et c’est l’État qui enseigne l’arithmétique aux enfants ! Il me souvient d’une réjouissance radio-vichyste, on nous apprit un jour que les Anglais, et surtout de Gaulle, étaient tellement à court de chefs qu’ils avaient nommé général un capitaine de la légion, Kœnig1, qui n’avait pas appris l’art militaire dans lequel nos généraux de Vichy sont si versés. « Voilà où ils en sont », ajoutèrent-ils ! Peu après, on nous faisait le panégyrique du maréchal Rommel, ancien soldat de l’autre guerre et qui avait conquis ses galons un à un sur les champs de bataille. Ce n’était pas la même chose. Les pets des autres sentent toujours mauvais (proverbe chinois). En Bochie, Noël est une fête très importante, il y a des vacances de Noël comme nous avons les nôtres en juillet-août. L’an dernier, tous les civils allemands partirent et nous crûmes que c’était pour toujours, car leurs affaires allaient mal en Russie. Cette année, ils passeront leurs vacances ici. Pour me distraire un peu, lorsque j’en croise un dans les couloirs, je lui dis : « Bientôt Noël ! Vacances ! Vous allez voir votre famille ? » Il prend une figure de croque-mort, moi aussi, et il m’explique qu’il n’y a pas de trains cette année pour les emmener là-bas. Je compatis presque sincèrement, tant leur peine est grande. Je viens de faire le coup à Monsieur François, il est un peu niais et se laisse facilement glisser aux confidences. Il m’a dit aussi qu’il était militaire le samedi et le dimanche et toutes les semaines depuis un mois environ. Il mit le bout de son index contre son front, faisant le geste du tire-bouchon, j’ai compris : « Ils sont dingos ! » ––––– 1. Marie Pierre Kœnig, général français (1898-1970), à la tête d’une brigade des Forces françaises libres, il résiste aux troupes italiennes, puis allemandes, à Bir-Hakeim, en mai-juin 1942. 72


Peut-être les promène-t-on dans Paris chaque dimanche, vêtus en soldat pour nous faire croire qu’ils sont encore très nombreux. Ils font comme les figurants du Châtelet. Alors, oui, ils sont vraiment fous. Nous allons avoir nos vacances du 24 décembre au 4 janvier. On nous a donné le choix, les avoir maintenant ou au mois d’août. L’unanimité s’est manifestée pour le bon tiens au détriment du deux tu l’auras. D’autant plus que nous sommes tous persuadés que d’ici là… ! Nous sommes même prêts à prendre cinq mois de vacances, à valoir sur les dix prochaines années et que nous devrons à la maison Junkers Gesellshaft. J’ai eu les premières vacances de ma vie en 1933, à quarante-trois ans ! Quand la maison Cams passa aux mains de Potez. Jusqu’en 1939, j’en ai eu deux ou trois fois. Mais depuis la guerre, j’en eus même un peu trop pour mon goût : sept mois en 1940, un mois en 1941, quatre mois et demi en 1942. Il est juste d’ajouter que les sept mois de 1940 et trois mois en 1942 furent des mois de chômage pendant lesquels j’ai vidé mes économies péniblement amassées en quarante années sans vacances ! Jeudi 3 décembre 1942 Journée de jeudi 13 juin 1940. Nous partîmes des Batignolles vers neuf heures et demie du matin. Le monsieur avait une grosse Panhard et j’avais pris une vieille Renault. Dix heures, les voitures étaient chargées à couler bas. Il fallut d’abord chercher une sortie de Paris qui ne fût pas barrée. La porte d’Italie était impraticable, embouteillée par les piétons, les cyclistes, les voitures à bras et les voitures d’enfants. Une souris n’aurait pas trouvé son passage. Nous suivîmes le boulevard extérieur et sortîmes par une petite porte, à l’est de la porte d’Italie. La route que nous prîmes était pavée de voitures, sur les bas-côtés : des piétons, cyclistes, etc. etc. Nous avancions par petits coups. Vers midi nous fûmes bloqués pendant plus d’une heure près de l’aérodrome d’Orly. Au milieu du champ, des avions flambaient, sabordés par les équipages, sans doute. La foule criait au scandale ! La cinquième colonne ! Car on voyait la cinquième colonne partout. C’étaient, je pense, des avions qui n’étaient pas en état de voler. Nous nous arrêtâmes longtemps à Ris-Orangis, à Juvisy surtout où la route est restée étroite dans sa traversée de la ville. Les gendarmes, à toutes les bifurcations, nous interdisaient d’utiliser les chemins secondaires, mais, à Corbeil, grâce à la carte d’un sénateur nommé Houcotin que le monsieur possédait, nous pûmes prendre une route moins encombrée et nous arrivâmes à Sannois vers neuf 73


heures du soir. Nous avions fait une moyenne de quatre kilomètres à l’heure. Notre marche avait été rendue très difficile à cause de tous les véhicules hétéroclites qui s’enchevêtraient. Les pompiers des communes de banlieue s’en allaient avec leurs voitures-pompes. Le personnel des usines était tassé dans les camions. Sur le marchepied de l’un d’eux, un militaire en fuite, nous dépassa brutalement et nous cria insolemment de laisser la priorité à l’armée (c’était lui, l’armée). Une femme de luxe, dans une superbe voiture conduite par un superbe gigolo, se leva de son siège et nous cria : « Laissez-moi passer ! Je suis Blanche Montel ! la vedette de cinéma Blanche Montel ! » La foule riait, rugissait, était déchaînée, c’était à filmer ! C’était d’autant plus ridicule, que même si nous avions voulu lui laisser le passage, cela nous aurait été impossible, chaque voiture avançait d’un mètre, quand elle disposait d’un mètre devant elle. Quant à obliquer vers la droite ou vers la gauche, c’était impossible. Les voitures se touchaient. Parfois, nous nous rangions sur les bascôtés pour laisser fuir un convoi militaire, la manœuvre demandait plusieurs quarts d’heure et un officier tous les trente mètres pour la diriger et pour apaiser les querelles de préséances. Sur la petite route de Corbeil à Fontainebleau, j’eus un pneu qui expira. Il y avait heureusement une roue de rechange dans le coffre, mais l’outillage était désuet et inadéquat, il me fallut casser une branche à un pommier pour caler le cric. En récompense, je reçus une pluie d’orage sur les reins. Dans les champs qui bordaient la route, des cyclistes s’installaient pour la nuit, ils disposaient des bottes de foin. À Sannois, on nous annonça qu’il n’y avait plus de trains partant de Fontainebleau, qu’il fallait aller à Montargis, « Peut-être y en a-til encore ! » Le beau-frère du monsieur avait de fortes raisons pour fuir, je crois que c’était un Allemand antinazi en exil, on décida donc d’aller jusqu’à Montargis le lendemain et là, l’exilé et moi, rechercherions un moyen de continuer notre voyage. Je passai la nuit dans la maison d’un voisin absent, et ce fut surtout pour garder la maison, car des bandes d’Arabes venus des usines de Paris pillaient. Nous avons dîné vers dix ou onze heures du soir, à la fortune du pot et là nous entendîmes l’appel de Reynaud au président Roosevelt ; le climat était cafardeux. Pendant tout ce voyage, nous baignâmes dans un nuage qui couvrait le sol et qui était chargé de particules charbonneuses, c’était ce qui restait des réserves d’essence de Rouen et du Havre. Quelqu’un qui était à Rouen ce jour-là m’a dit qu’un capitaine avait réussi de justesse à y mettre le feu dès l’arrivée des Caraïbes, qui, furieux de ne pouvoir se ravitailler, incendièrent une partie de 74


la ville. Dans la partie en flammes, ils interdirent aux pompiers d’intervenir et dès que la cathédrale fut en danger, ils leur donnèrent l’ordre d’éteindre le feu en leur promettant une fusillade si la cathédrale était atteinte. Un collègue de la maison Potez-Evreux m’a dit que la ville d’Evreux avait été bombardée pour venger la mort de deux espions qu’on avait fusillé la veille. Détruire une ville pour venger la mort de deux bourriques, c’est très caligulesque ! On défend la civilisation comme on peut ! Un fonctionnaire allemand ou un civil en mission, comme les contremaîtres ou les dessinateurs qui sont ici, touche douze mille francs par mois en billets de la Banque de France, pour ses frais de séjour, avec obligation de les dépenser. Ce tarif est celui des petits, des sans-grade. Ceux dont la santé ne permet plus de mener la vie d’un Sardanapale et qui voudraient ramener chez eux un peu de monnaie, achètent des marks au prix de quarante francs, lorsqu’ils en trouvent. Certains Français débrouillards se font des rentes. Si la somme de douze mille francs ne signifie pas grand chose, il est bon de noter qu’un ouvrier moyen gagne trois mille francs par mois, pour deux cents heures. Je viens d’écrire Révolte1, le numéro 5 de Le grand silence noir. Mais comment donc les gens qui n’écrivent pas de poèmes font-ils pour se voir ? (Je veux dire se voir soi-même.) Peut-être que le miroir leur suffit. Mais cela ne résout pas le problème. Autrefois, image et expression tombaient dans la même goutte, au bout de ma plume, maintenant l’image explose, d’abord, et je dois y ajouter l’expression. Peut-être n’avais-je pas conscience autrefois du temps qui sépare les deux phénomènes, ou bien est-ce la conscience qui les sépare, ou encore l’expression vient-elle réellement avant l’image suivant l’article de Kleist2. Bergson parle de quelque chose de ce genre : les prémonitions. Ma femme, lorsqu’elle était jeune fille, avait des prémonitions allant jusqu’au malaise physique, elle entendait les paroles avant qu’elles ne fussent prononcées, elle faisait signe à ses parents de cesser leur conversation. Elle savait d’avance ce qu’on allait dire et si l’on avait continué à parler, elle se serait évanouie. L’oreille consciente peut être en retard sur le cerveau. Dans l’inconscient, l’image vient-elle avant l’expression ? ou après ? ou en même temps ? Y a-t-il un Temps dans l’inconscient ? On n’en ––––– 1. « Révolte » est bien le cinquième des Douze poèmes que Blanchard intitule encore à cette date Le (ou Un) grand silence noir. 2. Heinrich von Kleist (1777-1811). Blanchard fait allusion au texte intitulé Sur le théâtre de marionnettes. 75


saura peut-être jamais rien. Psychologiquement, il peut y avoir des temps négatifs, comme en mécanique. Comment un problème qui paraît simple à la première rencontre peut-il se compliquer ainsi, plus vite que nous n’avançons vers l’explication ? On rencontre beaucoup de gens comme cela, dans la vie ! Vendredi 4 décembre 1942 J’ai peu de travail, j’ai un bureau silencieux et bien chauffé, une grande fenêtre de laquelle je vois le quart de la sphère céleste. Alors, j’écris mon journal, j’écris des poèmes, je me pose des problèmes de mécanique ou d’analyse et qui sont parfois tellement bizarres que je passe une semaine agréable pour aboutir à une indétermination ou à un déterminant du huitième ordre. À Châtillon, je travaillais beaucoup. Ma position de chef des études me permettait d’inventer du travail pour nos deux cent quatre-vingts travailleurs. Ici, je ne puis rien faire. Si j’essaie de faire travailler mes quatre dessinateurs, on m’accuse de gaspillage ! La grande Armée du Grand Reich Grand Allemand travaille beaucoup, elle anéantit les divisions russes, elle procède au nettoyage de Stalingrad, elle envoie par le fond cinquante millions de tonnes de navires, elle lance des bombes du plus lourd calibre (comment une longueur peut-elle être lourde ? Mystère de la physique !) Les militaires sont des Travailleurs. Voilà comme je voudrais travailler, dans mon bureau silencieux et bien chauffé, voilà comme je travaillais, à Châtillon. Ma situation aujourd’hui est beaucoup plus agréable mais elle ne sert pas la cause. Si ce carnet leur tombait dans les pattes… Mais je n’ai jamais constaté le moindre fait qui montrerait une surveillance policière, de quelque forme que ce soit. Je crois qu’ils ne disposent que d’un moyen : la délation. À Châtillon, au début, j’ai disposé quelques pièges, sans résultat. J’ai été jusqu’à laisser sur ma table un cahier dans lequel j’avais dessiné ça et là des scènes humoristiques antinazies. Je mettais un grain de sel entre deux pages. Le personnel discute, assez bruyamment parfois, et dans l’animation du débat certains se laissent aller à des propos hérétiques. Il n’y a jamais eu d’histoires. La police est assurée par les nazis en uniforme qui font partie d’un corps spécial, la Werkschuts, ou protection des usines. Ils se tiennent à la porte et demandent l’identité des visiteurs. Ils font des rondes d’incendie et ont surtout un rôle de surveillance de nuit pour ce qui concerne les cambrioleurs et l’incendie. Évidemment, si on oublie un paquet de cigarettes sur sa table, ou même dans un tiroir qui n’est pas fermé à clef, on ne le retrouve plus le lendemain, mais on peut laisser un 76


papier « Merde pour Hitler », ils ne le lisent pas. La lecture n’est pas dans leurs habitudes. « You blocks, you stones, you senseless things ! » Ils ne sont pas méchants, ils n’ont pas inventé le fil à couper le beurre, mais ça vous tuerait comme ça pisse, sans plus d’émotion, si leur chef leur disait de vous tuer. Je me hâte quand même, pour terminer ce carnet et le mettre à l’abri. J’ai réussi à savoir ce que c’était que leur militarisation du samedi et du dimanche, on les instruit. La plupart de ces oiseaux ont de trente à quarante ans et n’ont jamais fait de service militaire. On leur apprend le métier en dehors de leurs heures de travail. On pense avoir besoin d’eux un jour. Moloch avale tout et toujours. Samedi 5 décembre 1942 En ce moment, court une histoire-Pétain. La voici : Pétain fait pipi. En attendant que ça vienne, il contemple son robinet et lui dit : « Hein ! nous avons fait de bonnes parties ensemble ! Mais je vois bien que tu n’es plus d’accord avec moi pour la relève. » Car la tarte à la crème du gouvernement est pour le moment la relève des prisonniers par les ouvriers. Depuis deux ans et demi que dure cette ignoble farce, on a entendu des dizaines de ces histoires. Voici l’avant-dernière : Cécile Sorel rencontre le Maréchal. « Monsieur le Maréchal, vous avez fait ce geste magnifique de donner votre personne à la France, moi, c’est à vous que je veux faire don de ma personne. » Et le Maréchal : « Merci beaucoup, chère amie, mais je ne puis accepter votre sacrifice. J’ai Darlan, je n’ai plus de Gaulle, ou si peu ! et le peu qui me reste, je craindrais que tu ne me Laval. » Je ne me souviens plus des autres car je n’ai pas la mémoire de ces choses. Mais presque toutes ces histoires insistent beaucoup sur l’impuissance du sinistre bonhomme. Pourtant les confidences, en sens inverse, courent les rues. On dit qu’il lui faut chaque jour une petite fille dans son lit et qu’il passe la plus grande partie de son temps dans les instituts de beauté de Vichy. Dans le détail, ces choses n’ont pas d’intérêt, mais elles donnent la tonalité des sentiments que le peuple éprouve envers sa personne et sa fonction. En fait, il s’est installé là en disant : « Taisez-vous, vous êtes trop bêtes pour comprendre, je suis le chef, obéissez, je ne suis responsable que devant l’histoire, on ne verra plus les ministères chavirer tous les trois mois, comme au temps de la Troisième République, il y aura de l’ordre, de la continuité, vous serez gouvernés. » Depuis qu’il est là, c’est à peu près chaque mois qu’il change un ministre, on en 77


arrive même à ne plus nous dire leurs noms pour que nous ne nous en apercevions pas. Il a pleurniché au micro parce qu’un ministre du ravitaillement, Achard, avait fait son beurre, à son nez et à sa barbe. Il a eu cette inconscience de venir se plaindre à nous de sa confiance mal placée. Il eût mieux fait de le pendre et de nous dire : « Voilà comment seront châtiés les voleurs ! Avis aux amateurs ! » Cette attitude lui aurait attiré bien des cœurs. Quand on voit qu’il a donné des privilèges intolérables à tous les gangsters de l’industrie du commerce. Et que ces bandits ne courent plus aucun risque puisque leurs décisions, en ce qui concerne leur champ d’action, ont force de loi. Quand on voit qu’il a redonné à l’Église une prépondérance qu’elle avait perdue depuis au moins Charles IX et l’usage insolent et bête que cette putain d’Église en fait. Quand on voit qu’il y a une élite de droit divin et que tout le reste devra, de père en fils, rester dans la même situation, qu’il y aura des familles patriciennes, des familles plébéiennes, mais qu’à la différence de Rome, il ne sera pas toléré d’esclaves affranchis. Alors on vomit ce vieux chameau et son système artificiel de gâteux. Aux examens des grandes écoles ne sont reçus que les enfants des chouchous du régime. Il y a une épreuve de présentation ! éliminatoire et coefficient dix. Là on demande à un pauvre indésirable : « Parlez-moi du péril juif ou que pensez-vous de la politique du Maréchal ? ou encore, quel était le général qui était à la suite de Napoléon à la bataille d’Enliny ? Savez pas ? Eh bien ! Quel était celui qui était à sa gauche ? Savez pas ? Et derrière lui ? Savez pas ?... Rompez… Zéro ! » Pour les autres épreuves, les noms sont cachés ou découpés, pour celle-ci, qui est éliminatoire, le jury a devant les yeux les renseignements concernant les père, mère, grand-père, etc., aussi loin qu’on a pu remonter, des dossiers de police, des recommandations et une enquête spéciale qui rapporte les propos que le candidat a tenus avec ses camarades ou ses aptitudes à l’alcoolisme, à la luxure, etc. Les recommandations ont un effet principal. Il faut refaire à la France une élite ! Fabriqueurs d’élites ! Garçon de café Kepler ! apprenti boucher Shakespeare ! épicier Ibsen ! déserteur Rimbaud ! marmiton Michel-Ange ! retournez chez vous, dans votre purin, et que je ne vous entende plus ! scrogneugneu ! Dimanche 6 et lundi 7 décembre 1942 Cette phrase magnifique de la radio italienne : « En bombardant Londres, nous ne portions atteinte qu’à Londres, en bombardant Gênes, Naples et Turin, ils portent atteinte à l’humanité. » Dans ce 78


taudis littéraire qui s’appelle maintenant La Nouvelle Revue Prussienne, le gros jobard du village, Drieu la Rochelle, fait encore son prêchi-prêcha pour l’homme animal politique. Tout le monde coprophage, voyez, Messieurs et mes Dames, j’en mange, il faut aussi que vous en mangiez. Et non seulement que vous en mangiez, mais que vous trouviez cela bon. Un autre hurluberlu, le Chardonne1, entend des voix. Il se croit à l’opéra, il s’est construit une Europe nazie idéale dans laquelle il a projeté tous les contes bleus de ses livres d’enfant. Il s’est jeté sur la politique comme les vieilles filles se jettent sur les romans-feuilletons. D’après lui, la baguette magique d’Hitler aurait rendu l’homme allemand meilleur, ou plutôt parfait. L’Allemand a, du coup, fait les plus grandes découvertes, il a écrit les plus belles œuvres, sculpté les plus beaux pieds. Arno Breker est un modèle de toutes les vertus, l’avant-garde de tous les progrès, et surtout, ah ! oui, surtout l’Organisation ! La fameuse organisation qui éblouit tant ceux qui ne l’ont jamais vue ! Comme disait Monsieur Petitcoup : « Avec la propagande, on a tout. » À quoi je lui répondis : « Si c’était si bon que ça, il n’y aurait pas besoin de propagande ! » (sourire de hyène). Parlons d’abord de l’Homme, de l’homme qui s’appelle Fritz. C’est le meilleur fournisseur aussi. Pour ce qui est de la soûlographie et de la paillardise, il nous est supérieur, cela, nous le reconnaissons et nous nous inclinons devant une supériorité aussi évidente. J’ai constaté de visu, et je ne suis pas le seul ; si je voulais écrire le détail de ce que j’affirme, je remplirais vingt-cinq cahiers comme celui-ci. Je ne veux pas perdre mon temps, d’autres le diront, car après cette guerre, il y aura certainement un déchaînement de mauvaises langues qui diront tout. En deux mots, on veut nous faire croire qu’un système politique peut rendre l’homme meilleur. Et pourtant et toujours, le personnel politique se recrute dans la boue ! A quoi les fripouillards de la N.R.F. me répondront qu’il y a des bains de boue qui guérissent ! (Alors les bains de N.R.F. rendraient immortels ?) J’ajoute à ceci, et je me répète, car j’ai cité déjà ces faits, le mois dernier, que l’Allemand moyen est indiscipliné et paresseux. Mon jugement s’est consolidé par celui de mes collègues des autres usines, qui est unanime dans le même sens. Quant aux inventions, ils sont surtout des pillards pleins de culot… et d’innocence ! En deux ans, ils m’ont décrit trois inventions ––––– 1. Jacques Chardonne, romancier et essayiste (1884-1968) manifesta en effet les plus grandes complaisances à l’égard de l’occupant. Les textes qu’il y publiait amenèrent Gide à rompre avec la N.R.F. pour toute la durée de la guerre. 79


importantes, et toutes les trois étaient connues en France : l’une était américaine, la deuxième anglaise et la troisième d’un Russe émigré aux États-Unis. Ces trois inventions étaient tout naturellement devenues des inventions allemandes. Ceux qui me les présentèrent comme telles étaient sincères ; on rencontre très peu de menteurs chez les techniciens allemands, pas plus que dans tous les pays, car là, c’est une habitude professionnelle, nous avons affaire à la matière, et la matière n’entre pas dans le jeu des roublards, elle donne son fracas de démentis sans égards pour la personne. Ils étaient sincères, mais un autre avait oublié de l’être. C’est le grand savant du parti nazi qui avait recopié dans une revue allemande l’article original devenu de ce fait originalement nazi. En propagande, tout est permis au pays de Kant où l’on doit prononcer drôlement cette phrase : « L’homme est une fin et non un moyen. » Le plagiat est sans risques dans un pays qui reçoit très peu de revues étrangères, ces revues étant réservées aux plagiaires officiellement accrédités. Dans l’équipement des avions on remarque surtout l’équipement électrique qui est très bien, mais là, nous avons reconnu l’équipement qu’une maison américaine avait vainement cherché à caser en France vers 1936. Cet équipement est très léger et par suite il n’aurait pas duré vingt ans. Les services officiels français n’acceptaient un commutateur que si, après avoir fonctionné un grand nombre de fois (un million, par exemple), il n’était pas démoli. On exigeait un appareillage inusable pour des avions qui vivraient deux mois. Les idiots ! Leur organisation ! On pense à Ubu, à Jarry, à Alphonse Allais même, et aussi un peu au Château de Kafka. Non, je ne veux même pas en parler, je laisse à d’autres ce soin, et je n’ai pas peur, ils sauront mieux que moi en dire les beautés. Ce que je veux noter, ce sont deux conversations sur un même sujet, que j’ai eues avec deux chefs techniciens allemands, avec le premier il y a un an et demi, et avec le deuxième il y a peu de temps. J’avais doucement amené un sujet qui me tenait à cœur. Je me plaignis d’abord de la faible valeur professionnelle des techniciens allemands de l’usine et du cafouillage qui en résultait dans l’exécution du travail, ces messieurs donnaient des ordres contradictoires et se disputaient. Ils sont très étroitement spécialisés, or deux parties d’avions ont toujours des points communs, ne seraient-ce que les liaisons. Aucun d’eux ne voulait céder devant l’autre. Je demandai donc qu’un chef, qui connaîtrait toutes les parties de l’avion, prenne les décisions, ainsi que cela se faisait dans les usines françaises, autrefois. Il leva les bras et me dit : « On n’en trouverait pas un en Allemagne. » La machine était lancée, je profitai de son élan et il me dit que les jeunes, les moins de quarante 80


ans, ne savaient rien faire et n’aimaient pas apprendre. L’éducation et l’instruction que le régime nouveau leur avait infligées ne favorisait pas les qualités techniques, et qu’heureusement, pour l’instant, il y avait encore les techniciens de l’ancien régime. Je lui demandai alors ce que ferait l’Allemagne dans dix ans, il leva les yeux au ciel et ne répondit pas. La conversation du mois dernier fut, en substance, la même. Ce qui marque fortement la jeunesse allemande, c’est le manque d’initiative, l’incuriosité technique. Mardi 8 décembre 1942 Ceux de Cannes reviennent à Paris. Si j’étais parti à Cannes en avril, comme Hurel me l’avait proposé, et cela pour ne pas travailler pour les idiots, je reviendrais ici me réfugier dans leurs pattes quand même et je n’aurais pas profité de ces six mois de dolce farniente napolitana ! La société négrière du sud-ouest 1 est dans la joie. Trois cent soixante nègres vont lui rapporter maintenant un million huit cent mille francs au lieu de leur coûter la même somme. Bénéfice net : trois à quatre millions à diviser entre une demi-douzaine d’aminches : six cents billets par mois, pourvu que ça dure ! Profitez-en, vous en crèverez ! (patience). Vous en crèverez par le milieu et vos entrailles seront répandues ! Je trouve cette phrase de saint Paul toujours magnifique. Je vois les caniveaux de Paris charriant du sang et des entrailles, la rue de Rome, par exemple, qui descend bien, et je vois un balayeur qui manie (avec cette maestria qui n’est qu’à eux) un balai à très long manche, et, comme un chef d’orchestre indique les entrées, avec la même grâce, il dirige les boyaux humains dans les bouches d’égout. Deux de mes jeunes dessinateurs sont partis, le premier pour rejoindre l’armée de de Gaulle. Je crois qu’ils essaieront d’atteindre Gibraltar par l’Espagne. Ils ont touché leur paye du 30 novembre, environ trois mille francs et ne sont plus revenus. Ils ont envoyé une lettre à la direction avec un certificat de médecin leur prescrivant quelques jours de repos. Le secrétariat m’a demandé ce qu’il fallait faire, s’il fallait alerter la police, je leur ai conseillé d’envoyer une lettre recommandée à chacun les mettant en demeure de venir s’expliquer et si le 15 nous n’avions pas d’explications sérieuses nous enverrions le dossier à l’inspection du travail. C’est à elle d’agir et non à nous ! D’ici là, j’espère qu’ils auront réussi. Le chef du bureau des Champs-Élysées repart définitivement ––––– 1. Voir note 1, p. 21. 81


pour Dessau. Il est venu faire ses adieux, il regrette Paris (j’te crois ! avec vingt-cinq mille francs d’argent de poche chaque mois). Mais il pense aussi à sa famille (il me refait encore le coup de la photo). Nous parlons de la guerre, il me dit qu’elle sera longue et que 1943 sera dur. Je lui parle des suites de la guerre, qui seront peut-être plus dures encore, il est de mon avis, je lui dis que la guerre est une idiotie, il n’est pas de mon avis. Il ajoute : « La guerre était nécessaire. » Il me dit : « Nous nous reverrons peut-être un jour ! » Je réponds : « Le hasard est grand. » Il est de mon avis. Mais tout de même, pourquoi n’est-il pas sûr de me revoir ? Nous faisons tous deux partie de la Maison Junkers. Ou bien il est mobilisé et va se promener sur le front russe, auquel cas nous risquons de ne nous revoir qu’au paradis, ou bien il ne croit plus à la victoire d’Adolf ! Je ne pouvais pas pousser l’indiscrétion jusqu’à le lui demander. C’est un homme correct et un bon technicien. Adieu, Monsieur Boening ! Nous avons parlé, cet été, de la poésie allemande, je lui disais qu’en France nous ne connaissions guère de poète postérieur à Stefan George. Il m’en cita quelques-uns dont j’ai oublié les noms et me récita quelques poèmes qui ne m’ont pas donné le goût de les connaître davantage. Ils m’ont paru un peu boy-scout. Il n’aime pas Goethe, et il me confia que son dégoût était partagé par tous ses compatriotes. De Stefan George, il ne connaissait que les dernières œuvres, celles qui militent pour le nazisme. Je lui parle de Jaspers et de Heidegger, inconnus au bataillon. Il connaissait bien les romantiques et m’a parlé bien de Jean-Paul. Je ne lui avais cité Heidegger que parce qu’il m’avait fait une déclaration existentielle après avoir dit que Goethe était trop cartésien. Descartes lui répugnait presque autant qu’à moi. Nous nous comprenions autant qu’il est possible et j’avais beaucoup de sympathie pour lui. (Je parle déjà comme s’il était mort !) Reçu le poème de Char, nous échangeons des poèmes cartes- postales, nous nous rapprochons de plus en plus, ou plutôt c’est moi qui vais vers lui. J’ai eu conscience de mon débraillé. À son Allégrement1, poème pour la Paix, je lui réponds par Le passage de la Bérésina. Il verra ainsi le grand pas qu’il m’a fait sauter. Je lui dis que malgré nous, nous tirons parti des catastrophes, nous sommes des anguilles du Temps. ––––– 1. « Allégrement » figure dans Seuls demeurent, paru chez Gallimard en 1945. Char avait dû communiquer directement à Maurice Blanchard ce poème, soit par Georgette Char, soit sur l’une de ces fameuses cartes de correspondance interzones que les deux poètes s’adressaient quand ils le pouvaient. 82


Mercredi 9 décembre 1942 Le Pape va s’installer sur une chaise au plein mitan de la Ville Éternelle. Comme dans l’Iliade, la Vierge va détourner les torpilles. Puisse-t-il en recevoir un tout petit morceau sur le coin de la figure ! Il fait partie de ceux que de Gaulle a si magnifiquement baptisés les Prébendiers du désastre. J’ai vu autrefois, dans L’Illustration, Sa Sainteté dans son cabinet de travail. Et je voyais Notre Seigneur Jésus Christ, avec ses binocles, son téléphone, son bureau sculpté, ses papiers en tas bien rangés et ses livres. Et Jésus Christ, vraiment, avait l’air d’être de trop dans cette papeterie. La connerie éternelle ! Ça rapporte. De tous les coins du monde des petits sous viennent là, dans la sébile du pauvre binoclard ! Et Mussolini, autre fils de Jésus Christ, les lui change contre des lires, sans frais, par charité chrétienne ! Ce monde est magnifique ! Beati qui esuriunt et sitiunt justitiam etc, etc. Les escrocs de la presse (pléonasme) nous disent : premièrement, un brigand s’empare du pouvoir, c’est que la providence l’a voulu ; deuxièmement, nous devons obéir au brigand, car lui résister, ce serait résister à Dieu, ce qui serait absurde, donc le brigand n’est plus un brigand et le brigandé doit remercier le Ciel et s’estimer heureux d’avoir été brigandé ! Et voilà ! C’est simple et tout le monde y trouve son compte. Et si Tartempion, le pauvre, fait remarquer que notre Saint Père le Pape est élu par les cardinaux réunis en consistoire, et non par un acte de brigandage, on lui répond : c’est Dieu qui le nomme, car l’esprit de Dieu inspire les cardinaux ! C’est beau la mathématique ! Yanette Delétang-Tardif1 est arrivée. Car le signal de l’arrivage, c’est d’être admis à collaborer à la Nouvelle Revue Prussienne ! Elle vient d’y publier un petit poème en vers classiques, avec des rimes ! Il est question d’un ange. Je l’avais vue, d’assez loin, chez Debresse en 1935, accompagnée de son mari, un grand maigre aux cheveux prématurément blancs. Il était chef de cabinet du ministre Flandin2. C’est lui qui porte le nom de Tardif. Pour faire son beurre dans le sillage d’un ministre, il ne doit pas être si tardif que cela. En 1939, il était encore chef de cabinet mais avec le ministre de l’Air, un crétin doré sur tranches du nom de Guy La Chambre, mari de Cora Madou – ancienne tenancière d’une boîte de nuit. Cœur-Amadou-La ––––– 1. Yanette Delétang-Tardif (1902-1976). Œuvre principale : Tenter de vivre (Denoël, 1943). 2. Pierre-Etienne Flandin, homme politique français (1889-1958). Président du Conseil (novembre 1934 – mai 1935), plusieurs fois ministre. 83


Chambre, c’est un programme tentateur ! En 1941, je fus présenté à Yanette, chez Hugnet, un samedi après-midi. Son mari était là. Elle ne sort jamais sans lui, pourtant, on m’a dit qu’elle était la maîtresse d’Edmond Jaloux, de l’Académie Française. Elle doit employer des ruses d’indien sioux pour le semer. Tardif a fondé dernièrement un cabinet de gérance d’immeubles. Il était venu chez Hugnet pour organiser une exposition Éluard qui eut lieu quelques semaines après dans une librairie dénommée « La peau de chagrin ». Yanette dirige des cahiers de poésie dont l’un a été occupé par Éluard. Elle me demanda si je travaillais. Je compris très bien qu’elle me demandait si j’écrivais des poèmes, mais comme j’ai toujours trouvé travail inadéquat à poème, je lui répondis : « Oui, madame, je travaille à la Société Nationale du Sud-Ouest. » La conversation s’est arrêtée là. Il est vrai que le mari, avec sa tête de cocu vaniteux me tape sur les nerfs. Si elle avait été seule, j’aurais eu du plaisir à l’entretenir de choses et d’autres. Ma foi, il est temps qu’elle en profite, moi aussi. Elle a bien quarante ans, et moi j’en ai cinquante. Nous n’en ferons plus autant que nous n’en avons fait, chacun en ce qui nous concerne. Eh ! mais j’y pense. Elle a eu le Prix Mallarmé, cette année, quel est le cochon qui lui a foutu ça ? Il y a un retour aux formes fixes et à la rime ; or, ces deux systèmes sont des masques, des refuges. C’est du maquillage et il est naturel que le temps de la censure soit aussi le temps de la poésie classique, puisque dans les périodes classiques, la répression religieuse et politique était violente. Je m’explique mal, mais, je crois que Baudouin dans sa psychanalyse de l’art parle de la rime et de la mauvaise conscience du rimeur. Je ne conçois pas Une Saison en enfer en quatrains octosyllabiques. Jeudi 10 décembre 1942 Franco, le voyou de l’Espagne, a fait une déclaration, lui aussi ! C’est comme les chiens du village, quand l’un donne de la gueule, les autres l’imitent et l’ouvrent jusqu’à ce qu’elle se décroche. La littérature des politiciens est une littérature mutilée. Le fin du fin c’est de dire le contraire de ce que l’on voudrait dire mais d’une façon si embrouillée que la nuée des commentateurs à gages puisse en tirer beaucoup de belles choses. Il annonce le retour à la monarchie, dans un temps indéfini, quand l’éducation politique du peuple espagnol sera achevée. Où il se tient ferme, c’est dans sa condamnation sans circonstances atténuantes de l’économie libérale. Rien ne vaut l’économie dirigée, mais dirigée par Franco, lui seul est capable de la diriger convenablement. Les économistes admettent l’existence de 84


l’économie dirigée, mais dirigée par qui ? Tout est là. L’économie dirigée n’aura jamais la souplesse ni la faculté d’adaptation de l’économie libérale. Et puis c’est une source de guerres. Un pays mal servi accusera l’État voisin de bloquer les matières nécessaires et lui prêtera des intentions hostiles, d’où réarmement et sa suite naturelle, le massacre, voir la première scène d’Hamlet ! Je vois cela assez simplement : d’un côté quelques Julot-la-terreur doués d’une libido dominandi effroyable, de l’autre une puissance industrielle arrivée à un palier de perfection grâce à la recherche du rendement que postule l’économie libérale, les premiers veulent s’emparer de la deuxième, en très peu de temps. Mécanisme : agir par la bande, c’est-à-dire par l’État. S’emparer du pouvoir politique par le meurtre et l’agitation. Faire des lois de nationalisation ou d’étatisation, conservant aux sociétés leur caractère de sociétés par actions, l’État devenant prépondérant, et l’État c’est Julot-la-terreur. Tout cela maquillé sous des théories fumeuses que quelques profuseurs appointés arriveront tant bien que mal à établir en dépit des lois naturelles. Ceci donne naissance à un état instable, mais lorsqu’il s’agit de grandes masses, comme une nation, les mouvements sont très lents, l’inertie des masses retarde la chute et laisse quelques années d’illusions. Julot le sait bien mais pense que cela durera toujours autant que lui, et que lorsque ça foirera, lui mort, on dira que c’est sa disparition qui a entraîné la dégringolade, et l’histoire chantera la gloire de Julot qui, s’il avait vécu, aurait apporté le bonheur à l’humanité. Il y a cent ans, les libido-dominandards se faisaient maîtres de forges ou banquiers. Il leur fallait deux ou trois générations pour atteindre leur but, on a eu ainsi les de Wendel, les Schneider, les Rothschild, etc. Aujourd’hui, en moins de dix ans, un jeune marlou avale le Wendel, Schneider et tuttiquanti, par la route politique et les lois dites de salut public. Les dirigeants nazis sont les propriétaires des grandes industries européennes. Il y a moins de dix ans, ils ramassaient des mégots ou faisaient la retape la nuit, dans les jardins de Munich. Il paraît même qu’ils étaient indicateurs de police, cela se voit sur leurs gueules. Vendredi 11 décembre 1942 Écrit : Danser sur la corde en moins de cinq minutes, hier soir à la tombée de la nuit. Il y a quelques mois, pendant mon chômage, je remis mon nez dans les Pensées de Pascal. Je lus « Qui voudra danser sur la corde sera seul. » J’eus l’impression du poème, comme un employé des P.T.T. donnerait un coup de tampon sur un timbre85


poste. Je notai le titre et jusqu’à hier soir cinq heures, je ne savais pas ce que serait réellement le plus petit mot du poème. Le mot timbre-poste me rappelle une histoire-Pétain ; elle est courte : « Je lui lèche le cul et je lui fous un coup de poing sur la gueule ! » Le petit garçon (six ans) d’un de nos amis exige qu’on lui laisse la joie de donner le coup de poing sur le timbre. Et le cercle de famille applaudit à grands cris. (Je crois que la citation est à peu près exacte.) J’ai d’autres titres qui attendent leurs textes, par exemple, Hic sunt leones, vu sur une carte du XVIe siècle reproduite dans l’histoire de la Marine française qui appartient à mon fils Jean. Des lions sont dessinés au milieu d’un désert aveuglant de papier blanc. Ils ont l’air vraiment affamés. J’ai aussi L’Absurde présence, expression qui m’a échappé dans ce journal et qu’en relisant, j’ai reçue renaissante. Danser sur la corde1 m’a fait ressouvenir d’un voyage en ballon que je fis en 1925 (à un an près). Paulhan, mon associé quand je voulus jouer au grand industriel, avait une part dans la propriété d’un ballon qui portait le nom de Vieille Tige. Ce Vieille Tige devait participer à une course dont le départ serait donné à Lyon, au stade municipal. Mais Paulhan, dont c’était le tour de jouissance, ne voulait pas y aller et me décida à prendre sa place. Nous étions trois dont Moineau, le pilote, et nous partîmes de Lyon vers cinq heures du soir. Le départ eut lieu en présence d’une foule immense. Il y avait une quinzaine de ballons et le spectacle, du haut des gradins, devait être assez cocasse, ces grosses boules jaunes titubantes ont quelque chose de ridicule et de sentimental. Le Vieille Tige était un des plus gros, douze cents mètres cubes, le plus petit était de quatre cents mètres appartenant au père Blanchet, un être astucieux et sordide, harnaché avec des bouts de ficelle qui tenaient en laisse des tas d’instruments inconnus, bricolés par lui et qui battaient les flancs. Il avait inventé, paraît-il, des instruments de navigation qu’il ne montrait à personne car il cherchait à gagner un peu d’argent avec ces courses de ballon. Pour ne pas livrer ses secrets, il partait seul. C’était la tête de turc des aéronautes, mais il restait impassible, supputant les trois ou quatre cents francs que pourrait lui rapporter une victoire, tous frais déduits. Il partit un quart d’heure avant nous. Nous partîmes très, très doucement, le vent était presque nul. Nous, nous baguenaudâmes pendant des heures audessus de la vallée du Rhône direction sud, hauteur cent à trois ––––– 1. « Danser sur la corde », « Hic sunt leones », « L’Absurde présence » — respectivement sixième, septième et neuvième des Douze poèmes. 86


cents mètres, vitesse dix à quinze kilomètres à l’heure, nous suivions la ligne du chemin de fer et nous lisions les noms des stations. Les gens nous faisaient des signes et les chiens aboyaient. On entendait distinctement toutes les paroles. Nous avions emporté des victuailles et quelques bouteilles de Bourgogne et, ma foi, ce fut une promenade agréable, nous trinquions de temps en temps et nous admirions le panorama. Comme le soleil venait de se cacher derrière les montagnes de l’ouest, nous vîmes une peau de ballon allongée dans une prairie et le père Blanchet qui s’affairait pour ranger son matériel. Nous passâmes au-dessus de lui et nous le nasardâmes : « Ta maman a dit que tu ne rentres pas trop tard ! » « Lolo, pipi, caca, dodo. » « Qu’est-ce que tu as fait dans ta culotte ? » « Attends un peu, pan pan cucul ! » Nous dîmes un tas de choses inspirées par le Bourgogne, lui nous répondit par des gestes moqueurs que nous ne comprîmes que vers une heure du matin. Quand nous le perdîmes de vue, il balançait encore ses mains, coudes au corps pour nous dire « Calmez-vous ! calmez-vous ! » A la tombée de la nuit, nous survolâmes Montélimar, puis ce fut la nuit, j’avais noté l’heure de notre passage à Montélimar et lorsque, en pleine nuit, une nuit magnifique mais obscure, je reconnus Valence, j’estimai notre vitesse à quarante kilomètres à l’heure. Au-dessus d’Avignon, je dis à mes compagnons que nous filions à quatre-vingts kilomètres à l’heure, ils ne voulaient point me croire car on ne distinguait les villes qu’aux lumières des réverbères. Ils me dirent que je prenais une ville pour une autre, mais l’attitude de Blanchet m’avait étonnée et le connaissant comme un vieux praticien chargé d’expériences, je m’étonnais qu’il eût abandonné, lui si près de ses sous. Je veillais donc au grain et j’étais sûr de ma topographie. Les deux incrédules me demandèrent si je connaissais bien la région, je leur répondis que je ne connaissais que cela et que j’irais les yeux fermés. Notre peau valait bien un mensonge. Mon estimation fut confirmée quelques minutes après, car nous vîmes deux villes à cheval sur le Rhône, ce ne pouvait être que Tarascon et Beaucaire, mon calcul me donna quatre-vingt-quinze kilomètres à l’heure depuis Avignon. Le ballon, entre-temps, avait monté et montait toujours, nous étions à mille huit cents mètres. Je donnais donc à Moineau le conseil de descendre au plus vite, parce que, dans quelques minutes, nous verrions Arles et après Arles c’est l’étang de Berre et la mer Méditerranée. Moineau tirait sur les ficelles, de toutes ses forces au point que je crus la soupape coincée. Il regardait son altimètre, et le ballon montait toujours, il soupapa très longtemps, nous doublâmes Arles et le ballon se mit à descendre très vite. En arrivant près du sol, à cent mètres environ, nous vîmes une grande étincelle et les 87


villes d’Arles et de Saint-Chamas s’éteignirent, nous étions entre ces deux villes, quelques secondes après je vis confusément le sol qui brusquement s’arrêtait pour faire place à une surface qui me semblait être la mer. Je dis à haute voix : « L’eau ! » Pourtant je ne sentais point la fraîcheur que je ressentais du temps que j’étais aviateur dès qu’on arrivait à une dizaine de mètres de la surface de l’eau, alors je lançai une bouteille vide qui se brisa sur la soi-disant mer qui n’était que la mer de cailloux de la plaine d’Istres. Moineau déchira le ballon, il recommanda auparavant de me bien tenir à la nacelle sans laisser dépasser mes mains et me dit : « Mettez-vous là ! » Il me mit du côté opposé au guide-rape, le petit malin, ce qui eut pour effet que mon côté buta le premier contre un caillou et, la nacelle se renversant, j’eus sur le dos le poids des deux compères pendant tout le temps que nous fîmes du traîneau. J’avais une charge terrible sur les bras, le mistral entraînait la peau du ballon comme un parachute ; quand le véhicule s’arrêta, il était temps car la face flottante du panier, sur laquelle j’étais, n’avait plus grand chose de son apparence familière. A peine arrivés à notre destination, nous entendîmes un bruit inqualifiable, tout près de nous, puis plus rien. Le lendemain, ou plutôt le matin puisqu’il était environ une heure, nous eûmes l’explication. Nous nous arrangeâmes un lit avec l’enveloppe du ballon, mais nous ne pûmes dormir car il y avait au-dessous, en place du sommier habituel, un lit de cailloux roulés de la grosseur d’un pigeon, voire d’un poulet, et dès l’aube nous roulâmes le matériel et fîmes les paquets. Nous gagnâmes ensuite la base d’Istres et de là prîmes le train à Rognac pour Paris. Dans le train, j’eus l’explication et de l’extinction d’Arles et du bruit. Je montai justement dans le compartiment où se trouvait Laporte, emmailloté de pansements. Laporte était pilote aviateur chez le Schreck dont j’ai déjà parlé et il aimait naviguer en ballon. Il en possédait un. C’était un casse-cou de première classe. Il s’est tué en avion peu de temps après. Il ne trouvait point de passagers qui consentissent à l’accompagner, sauf des gens qui ne le connaissaient point. Étant venu à Lyon sans passager, il fit passer une annonce parmi la foule des spectateurs et deux paysans se présentèrent. Pris dans le mistral, comme nous, il descendit mais son guide-rape cogna dans la ligne électrique, la ligne se rompit, la nacelle chavira et Laporte fut expulsé. Il se blessa en tombant, c’est à ce moment que nous vîmes l’étincelle et l’extinction d’Arles. Le ballon rebondit, délesté, avec ses deux paysans à bord. Ayant vu Laporte tirer sur une ficelle, ils tirèrent sur toutes les ficelles qu’ils sentirent à portée de leurs mains. Le ballon redescendit, cogna sur les cailloux et expulsa un paysan. Le ballon reprit de la hauteur et la même 88


manœuvre recommença pour l’expulsion du second. Le ballon repartit enfin, seul et libre de tout cavalier. Un bateau le repêcha le lendemain au milieu de la Méditerranée, au large des Baléares. Le bruit que nous avions entendu, c’était l’atterrissage du premier paysan. Laporte me raconta d’abord une histoire invraisemblable, ne me parlant point de la ligne électrique, qu’il avait fusillée. Quand je lui eus dit ce que j’avais vu il m’avisa qu’il avait bien touché les fils mais me demanda le secret car il n’était pas assuré et la compagnie d’électricité pouvait lui faire payer les réparations. Les deux paysans ont fait un voyage dont ils se souviendront. Samedi 12 décembre 1942 Un camarade de mon fils, élève à l’école navale, à Toulon, est revenu. Les Allemands se ruèrent sur la cambuse et se remplirent le ventre de vinasse, la cambuse étant trop petite pour contenir toute la bande, ils firent la queue, eux aussi ! En même temps d’autres embarquèrent les élèves dans des voitures pour les mener au lieu de leur démobilisation. Le fils de mon dessinateur Bécard était soldat en zone non occupée. Il était trois heures du matin, les soldats dormaient dans leurs lits, ils furent réveillés par les massacreurs qui les firent lever « Aus ! Aus ! » Ils durent s’aligner dans le couloir d’entrée et les voyous se jetèrent sur les paquetages, volèrent les souliers, les chandails et tout ce qui leur fit envie, même les porte-monnaie et les photos des fiancées. Une razzia chez les fantômes. En même temps, Hitler envoyait une lettre au maréchal qui se terminait par : « Votre tout dévoué, Adolf ». Les officiers logent chez un habitant de Carteret, ils ont sous leurs lits quelques valises. Pendant qu’ils sont absents, l’habitant soupèse les valises, elles sont très lourdes. L’une n’était pas fermée, il regarde, elle est pleine d’argenterie d’occasion, une bonne occasion ! Et voici la dernière, elle date de ce matin. Un policier allemand se présente chez un jeune homme qui est étudiant et prépare le concours d’entrée à l’Institut agronomique, il lui demande de s’engager à aller travailler en Allemagne et lui présente un contrat à signer. Le jeune homme refuse, le salaud signe lui-même et lui commande de se trouver à la gare de l’Est lundi au prochain départ. Mes fils connaissent ce jeune homme et c’est lui qui leur a parlé de cela ce matin. C’est de la collaboration, la collaboration du paysan et de son cheval.

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Dimanche 13 décembre 1942 Je lis ceci sur le Journal de la Bourse de ce jour, rubrique Assurance : « Le taux de mortalité de la population française a augmenté de vingt-six pour cent entre 1939 et 1942. La morbidité n’est pas moins inquiétante, c’est ce que montrait récemment une caisse primaire d’assurances sociales dont les ressortissants travaillent dans trois départements… « Le pourcentage des cas de tuberculose par rapport au total des pensions accordées a progressé de vingt-huit pour cent en 1939 à quarante-et-un pour cent cette année. La jeunesse est particulièrement touchée par la tuberculose : sur cent invalides, on compte actuellement soixante-dix sujets de seize à vingt ans au lieu de quarante-neuf en 1939. N’insistons pas, et constatons que nos compagnies d’assurance-vie ne sauraient manquer de se trouver affectées, tant par l’accroissement de la mortalité que par le mauvais état sanitaire de la population. » Les petits journaux comme celui-ci ne sont pas censurés totalement. Seuls les grands torchons d’information sont surveillés mot par mot. Il y a en première page une étude économique en faveur de l’axe et dans les autres pages beaucoup de vérités passent. Je me souviens d’un résumé d’assemblée générale, publié l’an dernier et qui était révélateur de l’Europe de demain. La compagnie de SaintGobain annonçait sa soumission au groupe allemand des glaceries, ce dernier ayant acquis la prépondérance financière. Saint-Gobain n’était plus désormais qu’une agence pour la France des glaces allemandes. Sa production est acquise par le groupe allemand qui la lui revend pour qu’elle la livre à la clientèle. Très astucieux, il suffit d’une tête de lard au Service de la Comptabilité de Saint-Gobain pour ramasser la monnaie. La maison Duralumin, avec laquelle j’ai des relations, fait de même, la production de duralumin est acquise par les Prussiens à raison de cinquante francs le kilogramme. Ils nous le revendent cent francs. Et c’est Duralumin qui fait la livraison. Bénéfice net : cinquante francs par kilo, et, par suite du monopole, facilité d’accorder ou de refuser les commandes, suivant la tête du client. Les industriels français sont contents comme ça, ils ont une telle frousse du communisme ! Encore un poème à écrire : Wanderers of the dark (King Lear)1. La Junkers A.G. m’en donnera le loisir ! Je mets la Poésie au-dessus de tout : au point de désirer que cette situation dure afin que je puisse écrire tout ce que j’ai dans la peau ! ––––– 1. Wanderers of the dark figure dans La Hauteur des murs (G.L.M., 1947). 90


Cruel ! voyou ! apache ! cannibale ! oui la Poésie est, ou sera, un art de cannibale, ce qui était le privilège de la sculpture, d’après Baudelaire, mais le sens du mot cannibale n’est pas le même. Ce midi nous avons mangé du gigot. Ce gigot nous a été envoyé par nos amis de Dinan. Il y a deux ans que nous n’en avions pas vu. Notre chatte le regardait d’un air étonné, comme s’il s’agissait d’un fantôme. Lundi 14 décembre 1942 Arnaud est revenu hier soir. Il m’annonce qu’il va publier Les Pelouses1 en format réduit et que peut-être cette semaine, il viendra m’apporter quelques exemplaires. Il doit publier aussi les Aphorismes 2 de Char qui lui ont été donnés par Parisot3. Il y aura aussi un texte de Breton, qui est en Amérique.4 Quand j’ai compris qu’il allait publier sans accord exprès des auteurs, je lui ai suggéré de les informer, d’une manière ou d’une autre. Il agit parfois avec désinvolture, ce qui n’a aucune importance tant qu’il ne s’agit que de moi, mais tout le monde n’a pas mon indifférence, heureusement ! J’ai noté à la date du 11 décembre que j’avais écrit Danser sur la corde à la tombée de la nuit. Il faudra que j’étudie le pouvoir mystérieux du crépuscule, du soir. Neuf fois sur dix, c’est à ce moment-là que j’écris. Les souvenirs les plus lointains de ma vie sont des souvenirs de crépuscule. Je me vois âgé de trois ou quatre ans, dans la petite ferme de nos grands-parents maternels, la grande pièce commune, la cheminée dans laquelle il n’y avait pas seulement le foyer, mais ––––– 1. Les Pelouses fendues d’Aphrodite — Avertissement de Noël Arnaud. Frontispice d’Yves Tanguy (Les Pages libres de La Main à plume, 1943). Repris dans La Hauteur des murs. 2. Aucun texte de Char ne portant ce titre, il nous est impossible de l’identifier. 3. Henri Parisot, écrivain et éditeur français (1908-1979). Il crée et dirige successivement la collection « Un divertissement », la revue et les éditions « Les quatre vents », la collection « L’âge d’or ». Éditeur des surréalistes, auteur de plusieurs anthologies, il est également le meilleur traducteur de Lewis Carroll. 4. Il s’agit de Pleine marge, publié la même année 1943 à la fois par les éditions Karl Nierendorf, à New York, avec une eau-forte de Kurt Seligmann, et à Paris dans Les Pages libres de La Main à plume. 91


aussi des banquettes pour s’y asseoir et un grand chaudron pendu à la crémaillère. Ce chaudron en fonte était recouvert d’une épaisse couche de suie et beaucoup plus tard, quand j’entendis l’expression : « C’est la poêle qui reproche au chaudron d’avoir le cul noir » (ou l’inverse), je compris tout de suite de quoi il s’agissait. Nos enfants ne peuvent pas savoir à quel point le cul d’un chaudron peut être noir ! Le soir, ma grand-mère cherchait toutes sortes de raisons pour ne pas allumer la lampe à pétrole, elle amenait près de la cheminée la lourde table en poirier polie par les ans, et servait la soupe à la lumière des bûches. Cette soupe, dans des assiettes très profondes, composait à elle seule tout le repas. Le mot souper a, lui aussi, un sens qui avait disparu, mais qui reparaît de temps en temps depuis que nous sommes Européens. La table avait de grands tiroirs dans lesquels on mettait les pains de dix livres, qu’on achetait une fois par semaine, le jeudi. Ma grand-mère les ramenait d’Ailly-sur-Noye où elle allait chaque jeudi vendre au marché. Elle travaillait sans relâche, elle avait eu dix enfants. Quand elle accouchait à minuit, elle se levait à trois heures du matin pour aller aux champs. Ma mère est née à Ailly-sur-Noye, un jour de marché. Le travail n’en souffrit point, il n’y eut qu’un peu de retard sur l’heure du retour. Pendant la guerre de 1870, elle continua d’aller au marché, le jeudi à Ailly, le dimanche à Pierrefont-sur-Avre. Départ à quatre heures du matin, retour vers dix heures du soir. Elle fut la seule à continuer son trafic au milieu des troupes allemandes, ou plutôt prussiennes. Elle ne savait ni lire ni écrire. Les Chleuhs l’arrêtaient sur les routes, elle répondait en patois, la seule langue qu’elle connût. Devant tant d’innocence, les massacreurs la laissaient passer après avoir sondé le chargement de la voiture à grands coups de baïonnette. Quelques expressions allemandes lui étaient restées pour compte. Sitôt la soupe avalée, elle nous criait « Aschloff ! Aschloff ! les tchous ! » (Schlafen, dormir – tchous, patois picard, petit), après avoir dit sa phrase traditionnelle : « Encore un que les Prussiens n’auront pas ! » Je ne connus les soirées avec lumière que lorsque ma mère cessa de travailler chez ses parents, et encore, l’habitude qu’elle avait prise d’allumer quand l’obscurité était complète lui resta toute sa vie. Ma grand-mère mourut vers l’âge de quatre-vingts ans, elle ne voulait pas manger, elle disait : « Je ne travaille pas, je n’ai pas besoin de manger. » Cette ivresse, cette fureur de travail dut avoir des causes profondes. C’était un besoin anormal. Je n’entrevis l’explication que beaucoup plus tard, il y a seulement quelques années. 92


J’appris alors que ma grand-mère avait été fiancée avec un jeune homme qui l’engrossa avant le mariage. Ce jeune homme mourut peu de temps avant le mariage et ce fut le frère qui prit la place, pour sauver l’honneur des deux familles. Mon oncle Louis, qui était l’aîné de la famille, n’était donc pas réellement le fils de mon grand-père. Il est mort il y a une dizaine d’années et c’est depuis que j’ai appris ces choses. Dans cette famille de paysans attachés depuis des siècles à cette terre, le sentiment de la faute a dû être très puissant, il y eut un complexe de rachat auquel s’ajouta la mauvaise humeur du grand-père qui était un être vraiment bizarre, entiché de Voltaire et de Jean-Jacques, qui avait lu tout ce qui lui était tombé dans les mains. Dans les veillées d’hiver où tous les paysans se réunissaient chez l’un d’entre eux, c’est lui qui faisait la lecture, car il était un des rares du faubourg qui sache lire. C’est lui qui leur découvrit les romans de Victor Hugo et de Balzac. La lecture des Misérables amena une grande affluence, pendant tout un hiver. Je n’ai pas connu ce temps-là, la mode s’en était allée avant que je ne vinsse au monde, ma mère et mon oncle m’ont raconté cela. Mon oncle eut une lubie qu’on pourrait rattacher à la même cause, il eut d’abord une fille, ma cousine Louise, puis, sept ou huit ans après, une seconde fille, Irène, qui est ma filleule. Il se mit dans la tête qu’Irène ne pouvait pas être sa fille. Pendant plusieurs années, il ne parla point à sa femme et alla aux champs dimanches et fêtes. Mon grand-père mourut à soixante-quinze ans, quelques années avant ma grand-mère. Il fut longtemps malade. Il fut voltairien jusqu’au bout, il plaisantait avec la sœur de charité qui passait très souvent dans le faubourg pour visiter les malades. À quelques jours de sa mort, il disait encore à une, qui était jeune et agréable : « Voyons ! ma sœur, jolie comme vous êtes, ne feriez-vous pas mieux de vous marier et d’aimer un brave gars, solide, qui vous apprendrait ce que c’est que l’amour ? » Il riait comme rient les bustes classiques de Voltaire, bruyamment et longtemps, et ses yeux à ces moments-là étaient brillants. Ma grand-mère, d’une famille de quatorze enfants, était née Duquenne. Un nommé Jean Duquenne fit quelque action d’éclat au moyen âge, car l’Hôtel de Ville a, de tradition, un automate qui frappe les heures et qui, de temps immémorial, s’appelle Jean Duquenne. (Duquenne, en picard, signifie du chêne.) Et plus dur et plus lisse est devenu mon bois.

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Mardi 15 décembre 1942 Reçu d’Astruc, secrétaire de Messages, une demande de collaboration de la part de Lescure1, le directeur. Ce Lescure, dont Éluard m’a dit qu’il était bête, veut peut-être nous faire croire que la direction d’une revue c’est quelque chose comme la direction de la Société des Chemins de Fer. C’est déjà très beau qu’il ait chargé son chef de cabinet de me faire une proposition. Il aurait pu envoyer sa femme de ménage. Je lui envoie les six premiers poèmes de Un grand silence noir avec la lettre suivante : « Cher Monsieur, vous voudrez bien trouver ci-joint six poèmes que Messages pourra publier en totalité, ou partiellement, comme cela lui conviendra, ou même ne pas publier, quinze ans d’échecs répétés m’ont rendu insensible à ces choses. Veuillez agréer, Monsieur, mes très empressées salutations. » Je préférerais n’avoir rien à voir avec leur ramasse-miettes. Mais c’est Éluard et Arnaud qui ont avancé mon nom et pour rien au monde je ne voudrais leur faire de peine. Ils sont extrêmement dévoués, surtout Éluard qui, depuis sept ans, me soutient activement ; ce qu’il a dit de moi m’est revenu de divers côtés et dans ce milieu pipelet des hommes de lettres, tout se sait, surtout ce qui est désagréable à entendre. Or, l’amitié d’Éluard ne s’est jamais démentie. Je le vois très rarement, deux ou trois fois par an, car il est très occupé et voit beaucoup de monde, un peu trop pour mon goût, et comme il m’inflige à chaque fois des présentations, je le vois le moins possible, malgré le plaisir que j’ai de m’entretenir avec lui. L’Allemand reparaît parfois au naturel. Monsieur Cordonnier, l’administrateur, est un homme travailleur, dévoué et qui cherche à améliorer sans cesse le bien-être du personnel. Il administre la cantine et c’est la première fois que je vois un administrateur de cantine qui ne se remplit pas les poches en vue de s’assurer une vieillesse confortable. Il demande toujours si tout va bien, si l’on est satisfait et, à la moindre critique, il s’efforce de corriger le défaut qui en fait l’objet. En ce moment, il a beaucoup de peine à se ravitailler en fournitures de bureau, l’autorité occupante est dans la mouise, elle ne délivre plus de bons-matières. Il faut donc prospecter le ––––– 1. Alexandre Astruc et Jean Lescure étaient les animateurs de la revue Messages éditée à Paris, puis en Belgique, à partir de novembre 1942, et qui publiait aussi bien Claudel qu’Éluard ou Bataille et de la « poésie de résistance » proprement dite. Sur les rapports mouvementés de cette revue avec La Main à plume, voir Michel Fauré : Histoire du surréalisme sous l’occupation (La Table ronde, 1982). 94


marché noir. C’est mon sous-chef Guyomard qui a sa confiance et qui se débrouille très bien. Il réussit à ramener beaucoup de choses. Mais hier, il y eut un accroc, il avait trouvé les objets qu’il recherchait mais les prix étaient tellement au-dessus de toute mesure qu’il revint les mains vides et rendit compte à Herr Cordonnier. Il n’osait pas s’engager pour des sommes aussi disproportionnées, d’autant plus que le marché noir a supprimé le vieux système des factures pour lui substituer le système simplifié dénommé de-la-main-à-lamain. Herr Cordonnier piqua une crise, il dit à Guyomard : « Je vais vous montrer comment il faut faire ! » Il prit dans un tiroir de son bureau un énorme revolver, retira le chargeur et le mit sous le nez du pauvre Guyomard qui n’était pas rassuré du tout, car il peut rester une balle dans le canon. « Voilà, vous lui faites comme ça et il vous donnera tout ! » La colère, c’est le coup de projecteur qui éclaire la rade. Le pitoyable Pétain a enfin répondu au Fuehrer ou Führer. Certains jours, il faut un e et d’autres il faut un ü. Ce qui est remarquable, c’est que l’ensemble des journaux adopte la même orthographe au même moment, c’est à cela qu’on reconnaît une presse disciplinée. On nous abreuve, si j’ose dire ! depuis quelques semaines, d’exhortations et d’appels à la raison, on nous invite à examiner les réalités, à en prendre conscience, les victoires de l’Axe sont des réalités, la victoire des Alliés est un rêve, donc voyons les réalités en face, soyons réalistes ! etc. On finit par haïr profondément la réalité ! C’est bien dans les manières des politiciens. Un jour c’est la réalité qui compte, un autre jour c’est l’avenir qu’il faut regarder et ne s’arrêter aux petits cailloux de la réalité ! Ce pragmatisme de taulier est universel, c’est celui d’Adolf comme c’était celui de Blum. Quand, par hasard, je parlais de ces astuces à un politicien, il me répondait invariablement : « Mon pauvre Blanchard, taisez-vous, vous n’y comprenez rien, c’est de la politique ! » du même ton qu’un Poincaré-le-grand (c’est-à-dire le mathématicien) m’eût répondu : « Cette question est assez compliquée, peut-être qu’avec le tenseur de Rieman-Christoffel… » Regardons-les, ces pauvres idiots, et mettons de temps en temps une goutte de pétrole dans leur Chambertin. Ils n’ont pas de rancune, ces animaux, on se demande même s’ils ont encore des vestiges de sensibilité. Je crois bien que ce fut un ministre qui inaugura le buste de Rimbaud à Charleville, il y a une dizaine d’années, buste qui remplaçait celui qui avait été barboté par les Fritz, pour faire du matériel de guerre. Ils ont dû reprendre encore celui-ci, et nous aurons la joie de revoir un nouveau ministre inaugurer une nouvelle 95


statue de Rimbaud. Cela fera marcher le commerce à Charleville. Buvez un bon pot, ouvrier des Ardennes, c’est toujours ça de pris ! Mercredi 16 décembre 1942 Il n’y a rien de plus statique, de plus stérilisant que le pouvoir politique. Et plus tard, il disent : « C’est grâce à ce régime que nous avons eu des savants comme Pasteur, des grands soldats comme Untel, des grands etc., comme ceci cela. Alors que c’est malgré le régime. Adolf s’est vanté de construire pour mille ans, on reconnaît là le politicien dans toute sa nullité. La civilisation hébraïque fut ainsi. Il fut interdit de toucher à la doctrine, on s’amusa à ergoter sur des petits détails, les frères Tharaud dans La Rose de Saron nous disent ce qu’était l’enseignement dans les écoles juives de l’Europe centrale il y a seulement vingt ans. On y discute à perte de vue sur la couleur des cheveux d’Absalon. Et c’est pourquoi la civilisation hébraïque dura très longtemps. Plus près de nous, il y eut l’Église. Il n’y a pas si longtemps que cela qu’on a réussi à jeter son manteau de plomb aux orties. Voir Darwin. Quant à Galilée, sa condamnation est scientifiquement méritée, car sa phrase était absurde, mais ce n’est pas pour ce motif qu’il fut condamné, ce qui est plus grave. Le politicien qui arrive au pouvoir trouve que le monde est arrivé à son point de perfection. On ne peut faire mieux, celui qui cherche à faire mieux est un esprit rebelle qui ne peut que faire retomber le monde dans l’abîme d’où le politicien l’a tiré. On le décore pour qu’il se taise, s’il ne se tait pas on lui coupe le cou. Reçu un faire-part de Madame Blériot pour le mariage de son fils, je présume que c’est le cadet, car le deuxième fils avait un bec-delièvre et doit approcher de la trentaine. Il y eut trois fils et trois filles qui s’étagèrent sur une vingtaine d’années. Je fis un accord avec Blériot1 à la fin de 1922. Je l’ai quitté en 1930. Cet homme valait beaucoup mieux que sa réputation. On en fit un malhonnête, un assassin, un négrier, alors qu’il fut le plus propre et le plus humain de tous les industriels du début de l’aviation. Il était entêté et bougon, il était paysan du Danube, il était dévoré d’inquiétude, mais c’était un homme, on ne peut pas en dire autant des autres. Mais ce n’était pas un industriel. Il était trop honnête pour cela. Il craignait la misère à un point inimaginable, il construisait des lanternes et des phares pour automobiles, on m’a dit qu’il avait souvent frôlé la faillite dans ces temps-là. Son succès de la traversée de la ––––– 1. Louis Blériot, aviateur et constructeur français (1872-1936). Blanchard travailla avec lui, au titre d’ingénieur, de 1923 à 1930. 96


Manche, habilement exploité par un aviateur homme d’affaires exceptionnellement doué, Leblanc, lui mit le pied à l’étrier. La guerre 14-18 fit sa fortune (grâce à Leblanc) En 1918, il fabriquait seize appareils par jour, chacun lui faisait un bénéfice net de dix mille francs environ. Après la guerre, Leblanc devint Directeur pour la liquidation des stocks de l’aviation où il fit merveille, puis il mourut, épuisé par la luxure. L’usine Blériot continua cahin-caha son existence, elle marcha sur son erre jusqu’à la mort de Louis Blériot, vers 1935. Blériot avait disséminé sa fortune, un hôtel à Monaco, une chasse en Sologne, un château près d’une plage de la Manche, des intérêts en Angleterre et en Amérique. Les recettes de l’usine entraient au compte Blériot, les dépenses étaient imputées au compte Blériot-Aéronautique, c’est-à-dire l’usine, ce qui fait que le compte usine était toujours à sec. Chaque mois, des scènes dramatiques se renouvelaient pour obtenir l’argent de la paye. Le 5 et le 20 pour les ouvriers, le 30 pour les employés. L’administrateur passait sa journée aux trousses de Blériot pour lui arracher un chèque. Bien souvent, il n’était pas revenu à l’heure de la paye. Elle était remise le lendemain. Il voulut, un jour, faire nettoyer un étang de sa propriété en Sologne, il demanda à l’administrateur d’insérer dans L’Intransigeant une annonce « offre d’emploi » afin de recruter des Polonais pour nettoyer l’étang et de les envoyer là-bas. « Les Polonais, ça travaille beaucoup et ça ne mange presque pas ! » disait-il. On envoya donc des Polonais, mais sans outils, ils restèrent quinze jours à attendre le matériel, quinze jours pendant lesquels ils mangèrent beaucoup et ne travaillèrent point. Quand les outils arrivèrent, les Polonais, qui avaient goûté aux délices de Capoue, toutes proportions gardées, ne voulurent pas travailler, ils préféraient continuer suivant un système qui leur convenait si bien. Il fallut renvoyer les Polonais et donner ce travail au spécialiste du pays. Dans sa propriété d’Hartelot, il fit construire une chapelle dont tous les morceaux furent fabriqués à l’usine. Cette chapelle eut un effet désastreux sur les commandes de l’État. Non, vraiment ce n’était pas un industriel ! Désirant transporter un piano depuis son appartement de l’avenue Kléber jusqu’à Hardelot, il consulta des camionneurs et trouvant leurs prix trop élevés, téléphona un matin à l’usine pour demander un camion et quatre manœuvres, sans dire pour quel travail il en avait besoin. Il fit descendre le piano dans le camion et donna l’ordre de le transporter à Hardelot. Le piano arriva au lieu de son dernier repos, en petits morceaux répandus sur le fond du camion, mais ce transport s’était effectué aux frais de l’usine. 97


Il voulut que sa propriété lui rapportât un peu d’argent, il décida d’élever des poules de race. Il acheta quelques exemplaires de ladite race. Il rapporta un jour à l’usine une petite niche à chien qu’il avait achetée sur les quais et qui était, paraît-il, un poulailler individuel ; il avait décidé d’en faire fabriquer quatre cents par l’usine. Durant le traçage des planches il alla plusieurs fois à la menuiserie et à chaque visite il faisait diminuer un peu les dimensions de la niche. Il faisait le compte des économies réalisées de ce fait et s’en allait chaque fois plus heureux. Quand les niches furent à Hardelot, on mit une poule dans sa petite maison la queue sortait d’un côté, la tête et le cou sortaient de l’autre côté, c’était une poule-tortue. Il fallut démolir toutes les petites maisons et en construire d’autres suivant le modèle des quais. Il avait trois belles voitures, mais elles étaient garées dans la cour de l’usine sous des housses. Il fut un temps où l’on voyait dans Paris des petits taxis appelés monoplaces, il y en avait peu et ils disparurent bientôt. Blériot partait quelque fois une heure à courir les rues de son quartier pour en trouver un. Il venait à l’usine dans un de ces véhicules et disait : « Très bien ces petites voitures, et ça ne coûte que quarante sous. » Une de ses filles voulut jouer au tennis, elle le pria de lui prêter quarante francs pour s’acheter une raquette. Il lui répondit : « Que me donnes-tu en gage ? » Elle lui donna sa montre. Ses enfants vinrent travailler à l’usine, dans les bureaux. L’aîné fut au bureau des achats. Il mourut des suites d’une appendicite vers 1929. Une fille était secrétaire adjointe, un autre fils, celui au bec-de-lièvre, vint à la comptabilité. Pendant une conversation, il se penchait, ramassait un clou et le mettait dans la poche de son gilet. Il suivait attentivement le travail du chef des achats et lui dit un jour : « Vous achetez tout trop cher, je vais vous apprendre à acheter. Venez dans mon bureau avec le représentant. » Il s’agissait d’une commande de quelques milliers de litres d’enduit à six francs vingtcinq le litre. Le représentant lui fit d’abord sept francs car il connaissait l’homme ; après trois heures de discussions, il fit six francs cinquante. Il était très heureux, il dit à l’acheteur : « Voyez, j’ai gagné dix mille francs ce matin. Vous avez vu comment on s’y prend ? hein ! » Or l’acheteur obtenait six francs vingt-cinq en moins de cinq minutes. Mais il ne le lui dit pas. Il ne voulut pas lui gâter son plaisir. Il m’aimait beaucoup parce que, disait-il : « Vous construisez très simplement et ça ne coûte pas cher ! » Quand il allait au ministère, il engueulait les fonctionnaires, il leur dit un jour : « Ici, c’est la maison à l’envers, ce sont les plus bêtes qui dirigent. » Il eut beau98


coup de succès, je parle de l’homme Blériot et non de l’industriel. En 1924 ou 1925, il construisait une série pour la Roumanie ; le roi Carol venu en France pour chercher un peu d’argent, je crois, vint visiter l’usine. Blériot ne voulut pas aller le recevoir à la porte de l’usine, il l’attendit dans son bureau. Le roi Carol, très mécontent, resta à la porte et exigea qu’il descendît le recevoir. Alors, Blériot descendit. Il avait, en matière d’aviation, des projets genre Jules Verne, qui, si nous avions accepté de les exécuter, l’eussent mené à la ruine en moins de rien. Vers 1925, il fut rayé de la liste des fournisseurs pour une fraude à laquelle il n’avait en rien participé. Cette interdiction ne me touchait pas, j’étais une société indépendante qui construisait avec l’aide des moyens matériels Blériot. Il avait engagé un jeune directeur capable de tout qui avait accepté un marché conditionnel pour une série d’appareils qui devaient satisfaire à des conditions de réception (poids et vitesse) supérieures aux conditions réalisées par le prototype. Quand le premier appareil de la série fut prêt pour les essais, on constata que les conditions ne seraient pas remplies. L’hurluberlu fit construire un faux réservoir avec lequel il gagna le poids voulu. Mais un jour, alors que l’appareil volait au-dessus du terrain officiel de Villacoublay, le pilote décrocha intempestivement le réservoir qui tomba chez l’ennemi, c’est-à-dire le client. Il s’ouvrit en deux en tombant sur le sol et on put voir ainsi ce qu’il avait dans le ventre. Ce fut une sale histoire, mais Blériot n’en savait rien. Le directeur avait fortement poussé à l’acceptation du marché et se portait garant de la bonne marche des appareils ; c’est lui qui, voulant sauver la situation, avait imaginé cette indélicatesse. Ce jeune homme a quand même fait une brillante carrière semi-officielle. Il devint quelque chose à Air France, fut sabré en 1936 à l’avènement du Front populaire, mais on lui obtint une place encore meilleure que celle qu’il détenait, puisqu’il était en 1939 directeur d’Air France à l’agence de New York. Ainsi va la vie ! Jeudi 17 décembre 1942 Depuis quelque temps, les agents vous fouillent, à l’entrée du métro, ou au coin des rues. Ce matin, au coin de la rue de Rome et du boulevard, une grosse vache m’a braqué sa lampe sur le nez et m’a dit : « Pas d’armes ? » J’ai sorti mon petit canif, je l’ai ouvert et je lui ai fourré sous le nez. « Si, voilà ! » Il y avait à côté de lui deux civils avec des gueules de voyous, des bourriques, à coup sûr, j’attendais qu’ils me disent quelque chose, j’étais prêt à les recevoir, à leur 99


dire qu’on en avait assez, qu’ils nous tuent tout de suite, il ne resterait plus sur la terre que la race divine des policiers. Le monde est formé de deux parties, d’abord eux, les héros, les dieux, les seigneurs, c’est-à-dire, les policiers, puis le froid et la nuit interstellaire et, tout au bas de l’échelle des valeurs humaines, les autres, les cancrelats, les blattes, les vers de vase. Ils m’auraient conduit au commissariat, là j’aurais recommencé rinforzando devant le Maître de la vie du huitième arrondissement. Je sais bien que c’est idiot, que je n’arriverai pas à faire honte à des brutes qui ont bu toute honte, mais ça ne fait rien, j’ai besoin de me délivrer. Ces idiots-là se figurent qu’ils vont prendre ainsi les durs, ceux qui tranchent dans le vif ! Couillons ! Et si c’était poli, au moins ! Mais non ! Cela n’est pourtant pas plus difficile, cela ne leur coûterait pas un sou de plus. C’est comme les gardiens d’usine, ils se croient obligés d’insulter le monde. En 1936, le cahier des revendications du syndicat du bâtiment portait, en premièrement : Être traité avec politesse. Tous les syndicats auraient pu mettre cette revendication en premièrement. Cela fait rire les industriels et les amiraux préfets de police. Patience ! On annonce dans les journaux de ce jour que le budget de la ville de Paris pour 1943 s’élève à deux milliards et demi dont un milliard six cent mille pour la Police ! Vendredi 18 décembre 1942 Arnaud ayant du rab de papier est venu me demander du rab de poèmes. Je n’ai de publiable que les six que je viens de donner à Messages. Je lui propose des sonnets de Shakespeare, il n’en veut pas1, alors je lui propose ceux de Messages, nous téléphonons à Astruc. D’accord, je lui en donnerai d’autres d’ici un mois. Je suis très satisfait car ces Messages sont des drôles d’oiseaux. Ils veulent ramasser de la copie à tout prix et font des tours de guerriers sioux pour en obtenir. Ils ont dit à Éluard : « Paulhan collabore, vous voudrez bien nous donner quelque chose, vous aussi. » Ils ont ensuite dit à Paulhan : « Éluard collabore, voyez ce qu’il nous a donné, nous comptons sur vous. » Ils ont eu de cette façon deux collaborations importantes. Le secrétaire Astruc qui a, paraît-il, dix-neuf ans, et que je n’ai jamais vu, m’écrit : « Cher Maurice Blanchard ». Il dit m’avoir été ––––– 1. Voir note 3, p. 91. Les sonnets de Shakespeare parurent finalement en 1944 aux éditions Les Quatre vents, sous le titre William Shakespeare : Douze sonnets traduits de l’anglais et présentés par Maurice Blanchard. Réédition : G.L.M., 1947. 100


présenté au Flore et se rappelle à mon bon souvenir, or j’ai été au Flore une seule fois dans ma vie, j’ai bu un bock à la terrasse avec Coutaud1 et sa femme, c’était un dimanche soir l’été dernier ; je n’y vis personne d’autre. Mais, astucieux, Astruc s’est dit : « Il va certainement au Flore, puisque c’est là qu’ils vont tous. Il rencontre beaucoup de gens, il serre des mains en vrac, donc je vais lui dire que je l’ai vu au Flore et que nous y avons fait connaissance. Il ne s’en souviendra plus mais comme c’est une chose possible, il ne voudra pas avoir l’air de ne pas s’en souvenir et répondra “Astruc ? Ah ! Oui ! Je ne connais que lui !” » Je viens d’écrire à Char pour lui proposer de profiter de l’occasion d’Arnaud. Publier au marché noir, avec pleine liberté de manœuvre en pleine période de tyrannie totalitaire, ça c’est du sport ! Arnaud tient absolument à publier la note biographique2 que je lui avais préparée le 30 août. Cette note devrait lui servir comme information pour son avertissement. Ce fut rédigé à la diable, il trouve ça bien ! Je n’ai pas osé le contrarier, mais il va y avoir un drame à la maison ! ... Tous les êtres aimés sont des vases de fiel qu’on boit les yeux fermés. Je dis cela pour elle, comme pour moi ! Elle voudrait tant que je sois le fils d’un roi ! Le titre Les Pelouses fendues d’Aphrodite date de janvier 1939, bientôt quatre ans. Le poème fut écrit cet été, ce qui fait trois ans et demi d’élaboration. C’est un fragment d’Héraclite, c’est tout ce qu’il y a, on ne sait trop ce qu’il a voulu dire. J’y ai mis tout ce que j’ai voulu. Le poème fut écrit en quinze jours, mais j’y pensais depuis trois ans et demi. Je doute qu’on puisse représenter un poète de mon genre dans un roman cinéma. Samedi 19 décembre 1942 Oui, janvier 1939, je m’en souviens bien, j’avais offert ce titre vacant à Char pour son magnifique poème Le Visage3 qui alors ––––– 1. Le peintre Lucien Coutaud avait illustré Les Barricades mystérieuses (G.L.M., 1937) d’un portrait de Maurice Blanchard (reproduit p. 207 de Débuter après la mort, Plasma 1977). Blanchard lui a dédié le dernier des Douze poèmes, « Les Musiciens de l’espace ». 2. Il s’agit de la notice biographique publiée en postface des Pelouses fendues d’Aphrodite (voir note 1, p. 91). 3. Vraisemblablement « Le visage nuptial », paru dans Seuls demeurent (Gallimard, 1945). 101


n’avait pas trouvé son titre. Je me débarrassais du mien, qui n’avait pas de poème, car je pressentais que cela n’irait pas tout seul. C’était à la terrasse du Dôme, je me fis servir un Armagnac fougueux et magnifique. Je n’ai pas la mémoire de ce que je bois ni de ce que je mange. Il y a souvent ce petit drame, à la maison : « Qu’astu mangé, à midi ? — Ma foi ! je ne me rappelle pas… Zut ! non ! je ne sais plus — Tu ne te souviens pas de ce que tu as mangé ce midi ? Ben, tu sais, c’est très grave ! » Et voici que cet Armagnac me revient, et les meringues du café de Versailles, et le coq au vin de la Roche Verte, et le foie gras de la première communion de mon fils Jean, avec son Châteauneuf-du-Pape ! C’est un domaine encore inexploré que la mémoire ! (Je ne suis pourtant pas un va-de-la-gueule.) En février 1915, j’allai de Cherbourg à Dunkerque et on m’avait collé un détachement de matelots à conduire. À Caen, un officier belge monta dans mon compartiment et nous fîmes le voyage ensemble jusqu’à Calais. Il appartenait aux Guides de la Reine. C’était un régiment d’apparat qui accompagnait la reine dans ses grands déplacements. Pendant un jour et demi que dura ce voyage, il me raconta toutes les galimafrées qu’il avait faites à l’occasion de toutes les cérémonies. « A Liège ! Ah ! mon ami, à Liège, en telle année, le premier jour nous avons eu à notre déjeuner, ceci, préparé comme cela, mais, vous savez avec un peu de… chose, juste passé à la poêle, etc. » Ce bonhomme m’a émerveillé, tout comme Risler1 que j’entendis jouer de mémoire les trente-deux sonates de Beethoven. Et tout comme Risler pour ses sonates, mon Brillat-Savarin des Guides de la Reine comprenait sa musique, il pouvait en recréer la partition isoler les thèmes, les sujets, contre-sujets et divertissements. Il me plaît maintenant de supposer que mon grangousier avait souffert de la faim pendant la retraite de Belgique. Depuis deux ou trois semaines, le directeur s’est adjoint une soussecrétaire. Elle vint un jour m’apporter un papier. Elle a une vingtaine d’années, grande, forte, sculptée sur le modèle des statues de l’Ile de Pâques, une grosse tête osseuse et chevaline mais des yeux d’enfant de six ans. Son esprit est un peu plus âgé, huit ans environ. Comme j’avais au dos des notes : apporté par… le… à telle heure, je lui ai demandé son nom, « Liliane ! » Ses yeux brillèrent en prononçant ce nom. C’est comme si je m’appelais Myosotis ! Elle a dû voir ce nom dans un cinéma, il lui a paru admirable et elle l’a adopté. Je l’ai revue plusieurs fois dans les bureaux de la direction, elle collait ––––– 1. Édouard Risler, pianiste français d’origine allemande (1873-1929). 102


des timbres sur les enveloppes, ou elle regardait attentivement le plafond. On m’a rapporté que le directeur l’avait chargée d’acheter quelques tableaux ou dessins pour orner l’appartement meublé qu’il venait de louer (sans doute que le propriétaire n’avait rien laissé sur les murs, par prudence). Elle acheta des gravures inimaginables, l’éléphant Babar, un Mickey, etc. Elle vient quelque fois me voir, par désœuvrement, elle regarde les enfants qui jouent dans la cour de l’école, elle a noté les heures des récréations. Je vois qu’elle a une envie folle d’y aller. Ce matin, elle arrive au galop. « Monsieur Blanchard ! Monsieur Guyomard a rapporté une boîte de papier à lettres à Mademoiselle Cœur-de-cire. J’en veux une. — Nous allons voir Monsieur Guyomard et nous lui demanderons d’en trouver une ! (Je me lève pour aller à côté). — Non ! vous lui commanderez d’en rapporter une ! — Oui ! Mais comment la voulez-vous ? — J’en veux une belle — Oui ! Mais de quelle couleur ? — ! — Jaune ? — Non, c’est cocu ! — Qu’est-ce que cela peut faire ? ça ne laisse pas de traces ! — Ça ne laisse pas de traces ?... Non ? — C’est écrit dans l’évangile : Il y a trois choses qui ne laissent pas de traces ! L’oiseau dans l’air, le poisson dans l’eau et le passage de l’homme dans la femme. — Ça ne laisse pas de traces ?... l’oiseau… non !… le poisson… non !... l’homme ? — Sauf quand il y a un polichinelle dans le tiroir. — Un polichinelle dans le tiroir ! (une crise de rire)… Ça ne laisse pas de traces… Mais vous savez, Monsieur Blanchard, je suis une jeune fille ! » Elle m’a dit « je suis une jeune fille » dans le sens de « je ne suis plus une enfant, je suis d’âge à apprendre ces choses-là, ces conversations ne me sont pas interdites, allez-y ! » Mais je n’y suis pas allé ! Elle me fit penser à cette correspondance lue dans un journal de modes : « J’ai seize ans, je suis très avertie pour mon âge, puis-je lire Le Petit Chose ? » Les enfants jouent. Les garçons bien sagement. Les filles beaucoup plus brutalement. Elles ont inventé un jeu ce matin. Elles se lient les chevilles, la droite d’une à la gauche de l’autre, et ainsi de suite ; avec les écharpes, les cache-col, les ceintures, etc. Et elles essaient de marcher. La moitié gît par terre, sur le dos, c’est un champ de bataille. Elles se plaisent à se rouler sur le sol. En temps 103


normal, il y en a toujours au moins une. C’est un instinct, elles devinent que cela leur sera très utile plus tard. Quant aux loupiots de la maternelle, ils furent très intéressés hier par le travail d’un plombier qui avait installé son établi au milieu de la cour. Les bambins firent d’abord le cercle autour du bonhomme, à une grande distance. Ils se rapprochèrent peu à peu, puis le loustic de la bande le montra du doigt en criant « Non ! » et tous crièrent « Non ! » en cadence. L’ouvrier fit le geste de leur courir après. Ils s’envolèrent, puis revinrent et cela dura jusqu’à ce que la maîtresse, alertée par les « Non ! » vînt les chercher. Je regarde ainsi le dessin de l’humanité, à l’échelle de un dixième. Dimanche 20 décembre 1942 Je mets la T.S.F. J’entends : « In secula seculorum — Amen ! » Le commentateur : « Tous ont répondu Amen ! » Je tourne le bouton. De quoi rire pour la journée. Lundi 21 décembre 1942 Voici une histoire qu’un ouvrier ramène d’Allemagne. Dans une usine, on informe que les ouvriers étrangers pourront aller chercher des bons de chaussures au Centre de Répartition, telle strasse, tel numéro. Deux camarades y vont. Ils entrent dans l’édifice, une grande salle avec un grand nombre de portes, pas de gardien. Ils lisent sur les portes : rasoirs, épingles à cheveux, lacets, chaussures. Ils ouvrent la porte : chaussures. Un long couloir et au bout deux portes : chaussures de travail, chaussures de ville. Allonsy pour les chaussures de travail, c’est plus solide. Un long couloir, deux portes : semelles cuir, semelles buna. Le cuir vaut mieux, le pied respire ! re-couloir, re-deux portes : chaussures montantes, chaussures basses… Puisqu’on peut choisir, prenons des montantes… couloir… etc. De même pour chaussures à œillets ou à crochets, bouts pointus ou bouts carrés, etc. et enfin noires ou jaunes. Les deux amis optent pour les noires (entretien plus facile). Ils ouvrent la porte qui conduit aux chaussures noires, et se retrouvent dans la rue. « Ben ! mon pote ! On n’a plus qu’à recommencer ! mais quelle belle organisation, tout de même ! » Je remâche cette histoire d’Arnaud. J’essaie de reconstruire l’échafaudage. Il vient le 13 décembre, et me dit que mon cahier va paraître, je lui montre mes six derniers poèmes, je souhaitais qu’il 104


les prît. Il me dit qu’il ne dispose que d’une feuille pliée en quatre. Quand il me quitte, il m’annonce que Messages va me demander quelque chose pour son prochain numéro. Il me conseille de m’arranger avec eux. Je reçois la demande, j’envoie les six poèmes. Le 17, Arnaud est au cours de Bachelard1, Lescure y est aussi, Astruc arrive et dit à Lescure : « Je les ai ! — Quoi ? — Les textes de Blanchard. » (C’est Arnaud qui me raconte cela le 18). Le 18, pneu d’Arnaud et coup de téléphone, il passera à huit heures chercher une rallonge, ayant trouvé du papier. Je lui offre Shakespeare, il n’en veut pas. Il sait que je n’ai que les six poèmes, il vient donc pour les souffler à Messages. Déduction : ils ont plu à Lescure et ça le chiffonne. Il m’a envoyé hier les deux derniers numéros de Messages ; en effet, c’est un peu le marché aux puces2. En somme, all is well that ends well ! Mardi 22 décembre 1942 Arnaud et Rius3 m’apportèrent hier soir les épreuves et le premier cahier, celui d’Arnaud4. C’est très serré, cela manque d’air, mais c’est ce qu’on pouvait faire de mieux en ce temps de misère. C’est une collection courageuse, sans nom d’imprimeur ni d’autorisation. Cela me plaît. Rius envisage une série de traductions, je lui promets douze sonnets de Shakespeare et une introduction. Il y a assez longtemps qu’on nous assomme avec des traductions prussiennes. Je rends les Messages à Arnaud et je lui signale l’hérésie signée : les Cahiers. Il y est dit que le désespoir est une invention de Prométhée, et ce n’est pas un lapsus car le sens du paragraphe est ––––– 1. Après la guerre, Gaston Bachelard saluera à plusieurs reprises la poésie de Blanchard. 2. Voir note p. 94. 3. Robert Rius (1910-1944), membre du groupe surréaliste à partir de 1938, il participe activement à La Main à plume. Résistant, il est arrêté en 1944 dans la forêt de Fontainebleau, torturé et exécuté par les SS en même temps que ses compagnons Marco Menegoz et Jean Simonpoli, eux aussi membres de La Main à plume. Œuvres principales : Frappe de l’écho, illustré par Victor Brauner (Éditions surréalistes, 1940) et Serrures en friches (Les Pages libres de La Main à plume, 1943). 4. Noël Arnaud : Aux absents qui n’ont pas toujours tort, première plaquette des Pages libres de La Main à plume (janvier 1943). 105


clair. Or, ce qui est magnifique dans la tragédie d’Eschyle, c’est que l’homme le plus malheureux invente l’Espoir. Et aussi, qu’il l’invente, avant d’être accablé ! Son génie avait prévenu ses besoins. Je viens d’écrire Hic sunt leones1. C’est l’espoir qui me travaille la peau. C’est Prométhée qui vit en chacun de nous. Puissance des mythes. Mercredi 23 décembre 1942 Nous avons ici un Turc. Il faut vraiment qu’il soit incapable pour être obligé de venir crever de faim dans un pays en guerre alors que la Turquie a été jusqu’ici à peu près tranquille. C’est un être apathique et qui ne sait rien faire. Il serait si heureux à garder les moutons du côté du Bosphore ! Je viens de recevoir un Persan, âgé de trente-sept ans et qui n’a jamais travaillé de sa vie. Il se nomme Sar Kassiem, avec un nom comme celui-ci il pourrait tirer les cartes. Il est ajusteur à Courbevoie depuis deux mois. J’admire ces gens-là qui n’ont pas appris ce métier assez difficile et qui s’y mettent d’emblée. J’admire encore plus les contremaîtres qui peuvent supporter de pareils cafouilleux. Ce Persan a décidé de se faire calculateur. Donc, il vient se présenter comme calculateur, avec un livre de résistance des matériaux sous le bras. Je lui demande ce que c’est qu’un axe principal d’inertie, il n’en sait rien, je lui demande l’expression analytique du centre de gravité, il n’en sait pas plus que ma chatte. Il en sait moins même, car elle m’eût répondu miaou, ce qui veut peutêtre dire quelque chose de très juste, dans son langage. Je lui demande quel est le moment de flexion d’une poutre reposant sur deux appuis et chargée au milieu… rien, je lui prends son bouquin, c’est un Föppl ! Je l’ouvre à la page qu’il faut, je lui dis : « Voyez ici ! c’est ce que je vous demande. » Le livre n’est même pas coupé. Il me dit alors qu’il a l’intention d’apprendre le calcul et que c’est pour cela qu’il vient d’acheter ce livre, mais que je dois le prendre car, avec deux mois d’étude, il saura calculer tout et le reste. Il faudra aussi lui faire suivre des cours ou que je lui donne quelques leçons. « C’est tout ? », lui dis-je. Je l’ai fichu à la porte. Plus ils viennent de loin, plus ils sont culottés. Cet été, j’ai reçu un Syrien qui offrait ses services d’ingénieur-calculateur. Je lui dis ceci : « Je voudrais un aperçu de vos connaissances, voici une feuille de papier, un crayon. Dans une tôle qui subit un champ de tension t, on fait un trou circulaire de rayon r. On met à ce trou une bordure rigide, calculez-moi les tensions dans la bordure. » Le Syrien suce son crayon, et tout à ––––– 1. Voir note p. 86. 106


coup, il se lève et me dit, très excité : « Je ne peux pas supporter qu’on m’interroge, c’est une atteinte à ma dignité ! » Et moi : « Monsieur, pour un ingénieur, ce qui est une atteinte à sa dignité, c’est qu’un fuselage ou une aile se déchire parce qu’on n’a pas su calculer un trou. Je ne vous retiens pas ! » Un jeune Bulgare se présente, dix-huit à dix-neuf ans. Il se dit ingénieur. Il revient d’Allemagne et se plaint qu’on lui ait fait balayer l’atelier et traîner des wagonnets de pièces. Je pose quelques questions, de plus en plus simples, il ne sait rien. Je lui dis de me dessiner un boulon. Son boulon tient de la carotte et du rutabaga. Je le remercie. Il se fâche. « Je connais mon métier ! » crie-t-il en claquant la porte. Les Russes sont très intéressants, ils apportent une certaine fantaisie. Une femme russe, qui a dû être très belle, habillée comme pour une garden-party à Tsarskoïe-Selo, vient faire sa Salomé. Toutes les séductions de l’Orient, pour demander un emploi à son mari qui n’a pas pu venir lui-même parce qu’il n’est pas bien en ce moment. Elle présente des certificats et des tas de lettres, je lui demande de m’envoyer son mari et que je verrai ce que l’on peut faire. Elle me répond : « Oui, mais il est juif ! ça ne fait rien ? » Inconscience délicieuse ! Un autre Russe m’a laissé un souvenir d’original fantoche. Il se disait ingénieur de l’École Polytechnique de Moscou, cinquante-cinq ans environ. Beaucoup, parmi ceux que j’ai vus, sortent de cette école, ou de celle de Kiev, je suis trop poli pour ne pas les croire. S’il a su quelque chose, il y a vingt ans, il a beaucoup oublié. Finalement, il me dit : « Je sais très bien dessiner la perspective, faites-moi dessiner quelque chose. » Je lui demande de me dessiner un fuselage avec son moteur. « Isométrique ou cavalière ? » me demande-t-il. Pour mener la fantaisie jusqu’au bout, je lui dis « isométrique ». Il dessine un fuselage et un moteur, très bien, ma foi, mais comme un dessinateur de publicité. Si je lui avais dit « cavalière », il aurait fait exactement le même dessin puisque manifestement il ignorait le sens des deux termes. Il avait une face qui provoquait un rire incoercible. Il ressemblait au comique russe qui joua le rôle de Corbaccio à la création de Volpone chez Charles Dullin. Ce Corbaccio est mort depuis et son remplaçant dans le rôle, qui faisait rire les spectateurs qui n’avaient pas vu le premier, m’a déçu quand, quelques années plus tard, j’allai revoir cette pièce. Mon Russe avait le physique et l’expression de Corbaccio premier. Montousec, qui pourtant n’avait jamais vu Volpone, regarda par la fenêtre pour ne pas éclater. Je le liquidai rapidement et, sitôt qu’il eût refermé la porte, nous éclatâmes. En pleine crise nous nous 107


aperçûmes que Corbaccio était là, il voulait un renseignement, et il était rentré sans que nous l’ayons vu. Tout comme un domestique de grande maison, il n’eut pas l’air de se rendre compte, et je crois bien qu’il ne s’est pas rendu compte. Car je l’ai embauché, et il est toujours là. Il est réellement inhibé-fini. Je comprends le drame de ces déracinés, de ces pauvres innocents vomis par tous les pays, et je sais bien que tout s’est ligué contre leur épave humaine. Mais ce n’était pas l’homme Korniloff qui me faisait rire, car s’il avait été le Français Dupond ou l’Américain Smith, c’eût été la même chose. Jeudi 24 décembre 1942 On me dit que l’Espagne et le Portugal s’attendent à un débarquement américain, que les Alliés le font supposer pour que Hitler occupe préventivement la péninsule, ce qui élargirait son front, éparpillerait davantage ses troupes et mécontenterait des populations déjà hostiles au Caligula de Berchtesgaden. Il se prépare quelque chose car les gouvernements se sont rencontrés et ont affirmé leur amitié et celle de leurs peuples. Idiotie courante, car il n’y a sans doute pas, au monde, deux pays qui se haïssent autant. Je me souviens que, du temps de ma splendeur, le journal L’Aéronautique avait envoyé un peu partout dans le monde un dépliant de publicité édité par ma société à l’occasion de quelques records du monde battus par un de mes hydravions1. Il en avait adressé un au chef de l’aviation portugaise à Lisbonne (Espagne). On m’avait renvoyé mon imprimé avec la mention : « Quand on ne connaît pas la géographie, on ne se mêle pas de construire des avions », ce qui est insensé, mais ces Portugais se sont considérés comme gravement injuriés parce qu’on avait placé Lisbonne en Espagne ; à cause de l’inimitié des deux voisins, unis aujourd’hui pour la défense de la civilisation européenne. Mon Corbaccio était ––––– 1. Sous le titre « Records mondiaux d’altitude pour hydravion », le Bulletin de l’Aéronautique française du 15 juin 1924 annonce en effet : « Le pilote Burri, sur hydravion français Blanchard H.B.3, vient de porter les records mondiaux d’altitude avec 250 et 500 kg de charge à 4423 mètres. Ce vol a eu lieu le 9 juin à Saint-Raphaël. Le surlendemain, 11 juin, sur le même hydravion chargé à 1000 kg, le pilote Burri s’est élevé à 3744 mètres, battant le record mondial qui appartenait déjà à la France. L’hydravion Blanchard H.B.3 du type adopté par la Marine française est un biplan à coque centrale, muni de deux moteurs Hispano-Suiza 260 CV. » Le texte est accompagné d’une photo de l’appareil. (Document reproduit in Marcel Lazure : Maurice Blanchard, ingénieur et poète, Amiens, 1990). 108


plus amusant, et moins dangereux. Je suis passé plusieurs fois le long des côtes du Portugal. C’est très beau, très sauvage ; l’homme n’a pas encore déposé ses ordures ; on peut se reporter à dix mille ans en arrière, le mot arrière étant mis là parce que je n’en trouve pas un autre. J’ai failli m’arrêter à Lisbonne, mais il y eut un empêchement. Venant de Bizerte, nous avions fait quelques heures de mouillage en rade de Tanger pour décharger quelques colis. J’étais chef mécanicien sur le Loiret, un petit cargo de seize cents tonnes. Le bateau était vide, nous naviguions sur l’est, deux cents tonnes d’eau dans les ballasts. Le déchargement à Tanger fut assez difficile à cause de la houle. Nous repartîmes pour Rochefort. Dans l’océan, tempête, nous marchions très lentement et à la hauteur de Lisbonne, nous reculions aussi vite que nous avancions. Nous restâmes vingt-quatre heures devant Lisbonne, essayant vainement d’avancer de quelques milles. Nous brûlions du charbon pour rien et nous mouillâmes devant Cascaes le 13 juillet 1912 au soir, pour attendre une accalmie. Le 14 au matin, le temps était toujours aussi mauvais. Notre capitaine, un original dont je dirai deux mots plus tard, donna l’ordre d’appareiller avant huit heures du matin. C’était un très bon marin, mais, comme tel, un ours mal léché et très porté sur les liqueurs fortes. S’apercevant que le 14 juillet était la fête nationale française, il voulait décamper au plus vite pour ne pas avoir de visites officielles à faire aux autorités françaises de Lisbonne, comme c’est l’usage. Il préférait bourlinguer que de se mettre en tenue numéro un et que d’aller serrer des mains trop propres pour être honnêtes. Nous appareillâmes, nous battîmes les flots à coups d’hélice pendant vingt-quatre heures encore devant Lisbonne et nous arrivâmes enfin le 16 à La Corogne où il nous fallait relâcher pour charbonner car nous ne pouvions plus traverser le golfe, nous avions brûlé toutes nos réserves pour fuir Lisbonne et la fête nationale. À La Corogne, j’allai à terre pour acheter du charbon, je trouvai vingtcinq tonnes d’un charbon de mauvaise apparence qu’on me dit être du charbon des Asturies. Je n’avais pas le choix, je fis embarquer les vingt-cinq tonnes dans une péniche. Ce sont des femmes qui chargèrent la péniche, elles portaient des couffins de cinquante kilos sur la tête. De temps à autre, j’en faisais mettre un sur la bascule. Les hommes étaient couchés dans l’herbe tout près du chantier, ils surveillaient leurs femmes et quand ce fut terminé, ils passèrent à la caisse, touchèrent le salaire des malheureuses et se précipitèrent vers le bistrot le plus proche. L’une de ces femmes était royale, les autres étaient usées avant leur temps. La royale me dit : « Moi partir avec vous, femme de chambre. » Je fis un geste de regret, ses 109


yeux flambèrent et je partis avec la péniche et mon charbon des Asturies. Ce charbon était mauvais, nous arrivâmes en vue de l’île d’Aix sans un grain de poussière dans la soute, nous brûlâmes le bois des panneaux de cale, les bancs et les tables de l’équipage ; un remorqueur vint nous dépanner. Le capitaine n’avait pas salué l’ambassadeur, ceci valait bien cela. Vendredi 25 décembre 1942 On nous annonce l’assassinat de Darlan1. Un libido-dominandard de moins ! Dimanche 27 décembre 1942 Reçu d’Arnaud les deux premiers exemplaires de Les Pelouses fendues d’Aphrodite. À propos du poème de La Première pierre2, je lis dans Les Religions nouvelles de Paris, de Pierre Geyrand, page 15 : « D’autres fois mais c’est bien plus rare, quelqu’un se lève et parle en langues. Ce phénomène de glossolalie, qui se traduisait dans la primitive Église (et aussi à maintes époques critiques d’autres mouvements religieux) consiste en ceci que le parleur en transe crée une langue inconnue des auditeurs et de lui-même. J’ai interrogé quelques-uns de ceux à qui cet étrange charisme a été donné. Ils disent n’être pas maîtres de se taire : leurs mâchoires et leur langue se meuvent malgré eux ; ils entendent des sons sortir de leur bouche, constatent que leurs inflexions présentent toutes les apparences d’une langue bien construite, mais ne voient aucun sens à ce langage nouveau. Les assistants écoutent avec recueillement, mais ne comprennent pas davantage. Aussi l’Esprit-Saint accompagne-t-il cette manifestation de glossolalie d’une autre manifestation. Dès que le glossolale s’est tu, quelqu’un se lève mû par l’Esprit d’interprétation. Il donne le sens de ce qui vient d’être dit. Il ne traduit pas. Il glose. Aussi parle-t-il généralement plus longtemps que le glossolale. » ––––– 1. François Darlan, amiral et homme politique français né en 1881. Successeur désigné par Pétain, il fut assassiné à Alger en décembre 1942 par Bonnier de La Chapelle. 2. « La Première pierre » figure dans C’est la fête et vous n’en savez rien (G.L.M., 1939). C’est à la fin de ce texte que Blanchard reproduit son tout premier poème, écrit à l’âge de huit ans dans « une langue totalement inventée » (Estave ô minaure ! / Sirtace dismen / ...). 110


Lundi 28 décembre 1942 Hier dimanche, dans le froid et la grisaille, j’ai voulu cueillir un peu de musique. On annonçait un triple concerto de Beethoven avec Cortot et Jacques Thibaud1. Il fallut d’abord entendre un emmerdeur nous expliquer le concerto qui, disait-il, est une grande œuvre méconnue. « Chaque ligne est un bouquet de beauté inouïe » etc. etc. Enfin, tous les prêtres de l’église beethovenienne ont, jusqu’ici, été des imbéciles, mais lui, ce déterreur de cadavres, allait nous révéler une des plus grandes œuvres de la musique éternelle ! Cette œuvre est une pauvre chose, un remplissage de lieux communs (et Dieu et le Diable savent s’il y en a, en musique !) Le speaker admirateur de Beethoven aurait dû, pour la gloire du sourd, laisser cela dans la poussière. Cortot, Thibaud et le violoncelliste nous auraient fait entrevoir le trio à l’Archiduc. Tout le monde aurait été content, sauf le blagologue qui se pavanait devant son micro. Ceci se passait à Radio-Paris. Dégoûté, j’ai branché sur Vichy. Là, un autre déterreur de cadavres nous annonça un concerto en mi bémol de Mozart, «… oublié depuis cent sept ans et dont vous allez entendre… le thème de l’introduction, qui rompu par un accord de septième, laisse entrer, après une courte variation et une modulation en la bémol, la phrase principale, reprise par l’orchestre », et patati, et patata… Ce concerto était une pauvre serinette, jouée par un cochon de violoniste, nommé Merkel. En temps normal, on aurait peut-être trouvé un journaliste pour crier : « Assez ! l’agriculture manque de bras ! » Mais aujourd’hui, que dire, quand la merde monte à cheval… La première fois que j’ai fêté la Noël, ce fut en 1915, à Dunkerque, j’avais vingt-cinq ans. Ma jeunesse se passa en dehors de ce monde. Un jour, un ancien ami de mon père me raconta une histoire dont il riait encore. Un groupe de jeunes hommes, dont eux, arriva à l’Église en pleine messe de minuit. Ils étaient passablement en retard car ils avaient fait leur chemin de croix, c’est-à-dire qu’ils avaient fait des stations dans les cafés et étaient déjà tombés plusieurs fois. Mon père qui, dans ces moments-là, était le chef de la troupe, entra le premier, enleva ses sabots, en mit un sous chaque bras. Il fit faire la même chose aux autres et leur dit : « Suivez-moi, on va s’asseoir ! » C’était un moment silencieux et grave, peut-être bien l’élévation. Il s’avança dans l’allée centrale, l’église était pleine, ––––– 1. Alfred Cortot, pianiste français (1877-1962) — Jacques Thibaud, violoniste français (1880-1953). 111


les autres n’osèrent pas s’avancer et restèrent près de l’entrée. Arrivé devant l’autel, il se retourna et voyant que les autres ne le suivaient pas, il écarta les bras pour leur faire signe de venir, les sabots dégringolèrent en faisant un tapage du diable. Il les ramassa vivement et s’en alla vers la porte, ses amis avaient déjà fui comme une volée de moineaux. Ceci se passait en 1887 ou 1888, à un moment où la toute puissante religion catholique ne permettait pas beaucoup la rigolade. En 1915, nous fîmes une bonne beuverie dans les baraques en bois de l’escadrille de Dunkerque. Le chef de table était un original qu’on surnommait Savon-Vert. Il avait le talent de changer de vêtements plus rapidement que Fregoli1, et sans tangage. Il disparaissait par une porte et rentrait transformé par une autre pendant juste le temps nécessaire pour aller de l’une à l’autre. Il nous quittait en matelot chauffeur et rentrait en officier. Il ne restait de lui que sa pipe et ses chaussures qui levaient le bec vers le ciel. Il y avait aussi François-Joseph, ainsi nommé parce qu’il était très vieux, sa chevelure était blanche. Il était maître charpentier et avait repris du service, quoique en retraite depuis longtemps. Il avait demandé à servir sur le front des armées. C’était un brave vieux, il riait avec son ventre. Il fut tué par une bombe dans une casemate où il était allé se réfugier pendant un bombardement. Nous qui étions sur le terrain, n’avons subi aucun dégât. Fatalité ! Les autres sont morts aussi. Je crois bien que Savon-Vert et moi restâmes seuls vivants à la fin de cette guerre-là. Il y avait Julien, un gentil camarade, qui partit un matin et qui ne revint jamais. Il y avait Perron, qui eut le même sort ; avant de décoller, il me dit : « Souvent l’homme a le cafard, jamais le capharnaüm. » Il fut descendu à Ostende, cette fois-là. Presque tous ceux qui partaient pour leur dernier voyage furent avertis mystérieusement. J’eus, un jour, l’avertissement. C’était mon tour de reconnaissance. On nous prévint que le départ était pour dans une demi-heure. J’allais m’habiller dans ma baraque, c’était une cabine de bain assez spacieuse pour contenir trois petits lits, un poêle et une table. En sortant de la cabane, avant de fermer la porte, je regardai tout ce fouillis, les verres sur la table, la boîte à charbon, les vêtements qui étaient éparpillés sur les lits, le miroir, le blaireau, les photographies pendues aux clous, et une phrase inconsciente sortit de ma bouche : « C’est la dernière fois que je vois cela ! » Je m’entendis. Je me dis : « Je suis idiot ! Qu’est-ce que j’ai ce matin ? » Nous partîmes pour Zeebrugge ; nous étions ––––– 1. Leopoldo Fregoli (1867-1936), acteur italien aux métamorphoses célèbres. 112


deux dans un hydravion de 140 HP. Le chef d’escadrille, le lieutenant de vaisseau Delannay, tué quelques semaines plus tard, conduisait la patrouille, dans un autre hydravion ; nous devions le suivre. Le chef, qui avait des ennuis avec son moteur, fit demi-tour, il fit un large crochet et se dirigea vers Dunkerque, en suivant la côte à quatre ou cinq milles en mer. Nous le suivîmes mais, au large d’Ostende, notre moteur éclata, le radiateur, qui se trouvait audessus de notre tête, ainsi que le réservoir d’huile, brisés, nous arrosèrent de liquide brûlant, nous nous posâmes sur la mer, aussi bien que possible. Le collecteur d’échappement du moteur s’était détaché et avait filé dans l’hélice qui avait éclaté. Une extrémité de pale avait percé la coque à un doigt des commandes, le moteur s’était arraché de son support. Le chef d’escadrille alerta un chalutier qui vint nous prendre en remorque quelques heures après. J’ai ainsi surpris le mécanisme de l’avertissement mystérieux. Julien me donna un jour son portefeuille en me disant : « Je n’ai pas besoin d’emporter cela, garde-le-moi ! » Je fus très étonné car c’était la première fois qu’il ne l’emportait pas. On ne le revit jamais. Je sais une douzaine de cas semblables, et je ne compte pas ceux que des amis m’ont rapportés, et qui sont nombreux. Je parle seulement de camarades avec qui j’ai vécu et qui avaient une telle confiance qu’ils se réfugiaient en moi dès qu’ils perdaient pied. Je n’ai qu’à reprendre mes photos de ce temps-là, photos prises par l’un ou l’autre et que j’ai réunies dans un album. J’ai tracé une croix devant ceux qui sont morts. Les trois-quarts ont des croix. Il y eut aussi des cas où la mort voulait avoir tel homme à tel instant. Il fallait, pour qu’elle l’eût, une succession de coups de hasard. Et c’est elle qui a gagné, or, il est mathématiquement impossible qu’un homme, dans sa courte vie, gagne quatre fois de suite le gros lot de la loterie nationale. Mais j’ai vu la sacrée garce gagner quatre gros lots à quatre loteries différentes, au même instant ! Je parlerai plus tard, quand j’aurai un moment, d’un de ces événements où je fus joué par cette enragée salope. Aujourd’hui il fait très froid, j’ai les mains engourdies. Les bureaux n’ont pas été chauffés pendant quatre jours. Le chauffage reprend lentement. Je reviens sur l’enragée salope. Il n’est là question que de la mort des autres. Mais il m’est difficile de parler de la douzaine de fois où il s’agissait de la mienne. « War and lechery ! » je chercherai un code ––––– 1. Le journal de Blanchard comporte en effet quelques passages codés que nous n’avons pas déchiffrés. 113


secret1 pour tout cela. Un code secret bien fermé à l’inconvénient d’être long ; s’il est rapide, il est facile à résoudre. « Ni trop, ni trop peu, c’est très difficile ! » (Nietzsche). Si mes loisirs continuent, j’y arriverai. Mardi 29 décembre 1942 Ce matin, le métro ne marche qu’à moitié, de la place Clichy à l’Étoile, de l’Étoile au Trocadéro. J’ai fait du footing dans la neige du Trocadéro au Vél’ d’hiv. En juin 1941, un dimanche, jour de la déclaration de guerre entre Adolf et Staline, un ivrogne bien rempli descendait la rue de Constantinople en tirant des bordées, et il gueulait fortissimo n’importe quoi, ce qui lui frappait la vue, les anomalies du passage. Au coin de la rue de Rome, il vit, à cinquante mètres plus bas, quelques soldats nazis permissionnaires qui montaient lentement la rue de Rome. Il se mit à leur crier : « Oui ! vous la repasserez la Bérésina, et Smolensk, et la Moskova ! » Il avait trouvé un sujet de conversation, c’était un fameux sujet, aussi sut-il le garder longtemps, car, un quart d’heure plus tard, je distinguais encore sa voix et sa Bérésina, alors qu’il zigzaguait sur le pont de l’Europe. Char refuse de publier chez Arnaud, je lui écris une carte pour lui dire que la porte reste ouverte, et une avec le poème Hic sunt leones qui répond à son Leonides1. Je lui signale l’étrange coïncidence. Il m’envoie Leonides le 24 et j’ai écrit leones le 22 ! Match interzone. Mercredi 30 décembre 1942 Je viens de poser le pied gauche sur la première marche de l’escalier qui conduit à l’estrade poétique. Baraque de foire. Une des premières phrases que j’ai écrites me revient sempiternellement : « Mettre tous les atouts dans son jeu, et abandonner la partie. » J’ai voulu être marin, je l’ai été après avoir subi des épreuves qu’on ne peut comparer à rien, pas même à celles qui sont imposées dans les tribus canaques. J’ai voulu être ingénieur-mécanicien de la Marine, je l’ai été, après un très difficile examen où l’on en prit vingt sur quatre cent cinquante candidats, tous ces candidats étaient des étudiants de vingt à vingt-cinq ans. J’avais de plus, contre moi, de n’appartenir à aucune coterie scolaire, puisque je ne sortais d’au––––– 1. « Leonides », poème paru dans Seuls demeurent (Gallimard, 1945). Il semble donc bien que Blanchard ait eu connaissance de plusieurs pièces de ce recueil à mesure de leur écriture. 114


cune école, ce qui est la plus grande tare, la tache indélébile. J’en subis d’ailleurs le châtiment, car à l’examen de sortie de l’école d’application, je devais être le premier, on me refoula au troisième rang parce que les deux premières places étaient dues à deux coteries rivales. Je n’avais plus qu’à me laisser glisser au fil de l’eau, j’avais des étoiles à l’intérieur des manches, ou tout au moins les cinq galons. Un certain sire, qui n’était pas dans les premiers de la promotion, et qui ne se fit jamais remarquer par ses qualités, était, il y a deux mois encore, ingénieur d’escadre à Toulon. Il l’est, sans doute, encore, bien qu’il n’y ait plus d’escadre. Il peut, si cela lui chante, écrire des poèmes, aux frais de la Princesse, en toute sécurité, tandis que j’écris les miens à la sauvette. J’avais une carrière toute tracée, après trois années d’efforts inimaginables et qui m’apparaissent aujourd’hui surhumains. J’abandonnai la partie, je n’avais plus grand chose à apprendre, quelques poignées de foin par-ci par-là au râtelier de la marine. C’était insuffisant pour mon appétit. Je quittai la Marine, le 24 juin 1913 (Marty vint me conduire à la gare de Toulon, lui voulait rester pour « soutenir le matelot ». J’essayai vainement de lui faire comprendre que son soutien serait plus efficace s’il reprenait sa liberté, son rayon d’action serait moins limité. Je vois aujourd’hui que je n’avais pas tort. Il eût subi quelques années de prison en moins.) Donc, j’abandonnai la partie pour bouffer de la vache enragée à Paris. Vint la guerre, je voulus être aviateur, je le devins, je voulus construire des avions, j’en construisis, je voulus devenir constructeur, je le devins mais avec le concours administratif et financier de deux associés. Je réussis et j’abandonnai la partie, alors que le plus dur était fait. Des voyous, qui étaient mes pauvres concurrents, sont devenus des princes à la faveur de la nationalisation qui racheta au prix du diamant et des perles leurs maisons pourries. Je ne regrette rien car je préfère ma misère à leur prostitution. En 1927, laissant mon entreprise courir sur son erre, j’eus quelques loisirs, les premiers de ma vie. À trente-sept ans, la chaudière qui jusque-là avait toujours été près d’éclater, ne fut plus soumise à la pression limite. J’avais travaillé pendant près de vingt-cinq ans, douze à quatorze heures par jour, dimanches et fêtes, sans vacances, sauf trois mois de typhoïde en 1910. Cette tension, cette ivresse aveuglante soudain relâchée, je me trouvai seul devant mon drame, je me revois encore, cet après-midi-là, je restai seul, dans mes bureaux vides. Par les persiennes fermées, des tiges de soleil tendues et raides, à 115


quarante-cinq degrés. Je m’assis à ma table, je pris ma feuille de papier et je me dis : « Voilà ! je vais écrire un roman. Je me sens parfois devenir fou. J’ai abandonné ma maison à son sort, je coule à pic. Depuis trente ans, pas un seul jour ne s’est écoulé sans que je ne songe au suicide. Et maintenant, j’ai envie de tuer, de déchirer, de détruire. Si j’ai tant travaillé, ce fut pour oublier, mais je ne peux plus travailler, je crois que je ne pourrai plus, jamais. Je deviens fou ! Je vais écrire, pour voir. Il faut d’abord que j’écrive une préface. Je poserai le problème et les moyens que j’emploierai, des moyens guerriers, le fer, le feu, le poison etc. » J’écrivis d’un seul jet la page qui se trouve dans Malebolge1, sous le titre Publicité (troisième partie d’« Industrie »). Ce texte ne convenait nullement pour une préface de roman. Je m’en aperçus et j’en fus désolé, mais je me sentais un peu moins seul sur mon radeau de la Méduse. J’avais trouvé une méthode pour renaître. Je pris du service chez Blériot d’abord, où d’associé je devenais employé, et chez Potez ensuite jusqu’à cette guerre d’idiots. Et j’ai vécu ! Mais cette phrase de mon premier texte : « Mettre tous les atouts dans son jeu, et abandonner la partie ! » qui est bien le résumé de ma vie, va-t-elle jouer encore un coup (un coup de bâton sur la nuque) ? J’ai voulu devenir un poète, je le suis devenu, que va-t-il se passer, maintenant ? Vais-je sauter l’abîme, vais-je y descendre ? Je ne veux pas dire que j’ai toujours réussi à devenir ce que je voulais, car, pendant l’année 1913-1914 que je passai à Paris, j’ai étudié follement la musique, je m’étais juré de devenir un musicien. Pendant vingt ans, j’ai fait de grands efforts, mais ce que j’ai écrit, avec beaucoup de peine, ne vaut rien. Cette expérience me fut profitable car j’aurais pu sombrer dans la vanité et dire : tout ce que j’entreprends réussit ! ce qui eût été le plus sûr moyen de finir chez les fous. Avec le poème de Laurence Iché2 Au fil du vent, qui est très révélateur mais qui demande un grand effort d’attention, je viens ––––– 1. Malebolge (René Debresse, 1934) est le premier livre de Maurice Blanchard publié sous son nom (un premier recueil, Les Lys qui pourrissent avait paru en 1929 sous le pseudonyme d’Erskine Ghost). « Industrie » est le premier des huit chants qui composent l’ouvrage. 2. Laurence Iché était la femme de Robert Rius ; elle a participé à toutes les activités de La Main à plume. Son poème Au fil du vent était paru aux éditions de La Main à plume en 1942, avec une illustration d’Oscar Dominguez. On lui doit également Étagère en flamme (Les Pages libres de La Main à plume, 1943), illustré par Picasso. 3. « Le Miroir ovale » est le huitième des Douze poèmes. 116


d’écrire Le Miroir ovale3 que je lui enverrai en dédicace de son exemplaire Les Pelouses fendues d’Aphrodite. Je crois avoir touché le noyau de son poème. Mais je n’en saurai jamais rien, quand a-t-on vu une femme avancer ces choses-là ? Jeudi 31 décembre 1942 L’administrateur, que je viens de rencontrer, me demande si je me plais ici ! Tu parles ! que cela continue ainsi jusqu’au grand nettoyage, jusqu’à la désinfection. Mais je ne lui ai pas montré un enthousiasme délirant, ces gens-là sont des sadiques et ils souffrent de nous voir un peu satisfaits. Je lui ai répondu : « Oui, merci, ça va ! » avec ma figure grave et préoccupée. Alors il m’a serré la main très amicalement. Je pense à cette notion du Temps1 chez les poètes. Je voudrais bien déblayer cette question. J’ai dit l’autre soir, spontanément, à Arnaud et Rius que ce domaine du Temps était attribué à tort aux musiciens. En effet, la technique s’y oppose. L’écoulement du temps est imposé, voir Bach et son éternel rythme de soixante à la minute. Et cette tyrannie de la barre de mesure, pourtant essentielle si l’on veut faire de la musique d’ensemble ou même si l’on veut communiquer avec le lecteur. On ne conçoit pas une musique sans indication de temps. Peut-être celle qui se rapprocherait le plus de la poésie moderne serait la musique des Tziganes. Et, encore ! n’est-ce pas une illusion de bateleur de foire, car, au fond, je crois que leurs exécutions sont fort étudiées. En tout cas, ce n’est pas leur jazz qui est rythmiquement inhumain et avachissant. Somme toute, la Musique aménage la durée. C’est de la psycho-physiologie à la Pavlov. Dimanche 3 janvier 1943 « À la croisée des chemins. La France peut encore adhérer à l’Europe nouvelle. » « Ainsi la France se voit offrir pour l’ultime fois une possibilité unique de collaborer à l’effort de la nouvelle Europe… » Les journaux, en accord parfait, nous invitent pour la millième fois. ––––– 1. Il s’agit là d’une préoccupation constante de Blanchard, qui s’en est expliqué au moins à trois reprises : dans son introduction aux Douze sonnets de William Shakespeare, dans l’hommage à Joë Bousquet de 1948, et en 1952 dans sa réponse à l’enquête du Journal des poètes : « Le poète doit-il être de son temps ? » 117


Et je me souviens d’un Radio-Paris, il y a deux ans, qui nous disait : « Le vainqueur pouvait vous tuer tous, sa victoire lui en donnait le droit. Sa magnanimité Adolf vous a tendu la main. Jusqu’ici vous n’en avez pas voulu. Maintenant c’est fini. Le vainqueur a compris, vous ne ferez pas partie de l’Europe Nouvelle. Même si, demain, vous veniez nous demander en pleurant votre place dans ce monde nouveau qui se forme, nous ne voudrions pas de vous. Il est trop tard, vous resterez dans la crotte. Adieu ! » Celui qui disait cela est un certain docteur Friedrich, qui parle très bien, trop bien le français, avec une pointe d’accent marseillais. J’ai parlé de cet oiseau à quelques Allemands, ils ne le connaissent point, et n’ont aucune idée de ce que ça peut être. Cet ahuri nous a expliqué un jour la conception allemande du droit qui, disait-il, s’oppose à la conception française. « En France, on a le respect des contrats. En Allemagne on a une conception dynamique des contrats. Un contrat n’a de valeur que si les circonstances sont les mêmes qu’au moment de la signature. Si les circonstances changent, le contrat doit s’adapter et il y a un certain jeu dans l’interprétation des textes. Nous sommes vivants et la vie est mouvement. Notre conception est une conception moderne qui favorise le progrès. La vôtre vous fige dans la mort, vous cadavérise. Il faudra que vous vous y mettiez, mes petits amis ! On vous apprendra. » Lundi 4 janvier 1943 L’année commence, comme l’autre a fini. J’ai poussé ma table dans le coin de la pièce, ma chaise est collée au radiateur, mes studieux loisirs recommencent. Voici deux mois que j’attends une réponse de Dessau. Je comprends très bien qu’ils aient des préoccupations majeures, je consens à passer au deuxième rang. J’attendrai, messieurs, ne vous gênez pas ! Tout le plaisir est pour moi ! La notion de Temps chez Shakespeare, voir As you like it, le prologue du troisième ou quatrième acte. Sonnet XIX : Yet do thy worst, old Time ! Despite thy wrong, My love shall in my verse ever live young.1 Ils disaient tous cela de son temps, mais il a tellement appuyé sur ce lieu commun qu’il montre sa peur du Temps. ––––– 1. Le Sonnet XIX n’a pas été traduit par Blanchard. La traduction de Pierre Jean Jouve donne : « Et pourtant fais le pire, vieux Temps ! malgré l’injure — par mes vers mon amour est jeune éternellement. » 118


Mardi 5 janvier 1943 J’ai lu quatre numéros de Poésie 421 qu’Arnaud m’a prêtés. C’est le Bazar de l’Hôtel de Ville. On fait appel à tout et à tous, on dit à tous les poètes qu’ils sont, chacun, le premier du monde et on obtient un produit magmatique où le meilleur prend l’apparence du pire. Tous ceux dont on parle s’abonnent, et une revue qui atteint deux à trois mille abonnés est, de ce fait, la première revue de France. Certains peuvent dire aussi, et ne s’en privent pas : « Cette époque est la plus belle époque poétique que la France ait connue ! ce qui montre que la France est toujours la France, la première dans le domaine de l’esprit… taratata, taratata… etc. » Du coup, le Maréchal souscrit cinq abonnements d’honneur. Le public à son tour, se jette sur Poésie 42, car, comme il y a de tout, on découvre des allusions anti-allemandes et anti-pétinesques à toutes les pages. La fluidité de la poésie est tout à fait adéquate. L’un intitule un poème : Combats avec tes défenseurs2 ! qui est un vers de la Marseillaise. L’instinct d’agressivité, qui ne trouve plus d’aliment dans la morne presse d’information, se jette sur ce poème, et en y mettant de la bonne volonté, y trouve ce qu’il cherche. L’auteur passe pour un héros qui frôle le poteau d’exécution, alors que s’il est interrogé, il pourra toujours répondre : « Nos défenseurs sont les nazis, qui défendent l’Europe contre la barbarie. » On parle aussi d’un juif assassiné. Par qui ? lui demandera-t-on, avec le revolver sous le menton ! « Jésus Christ a été assassiné par les juifs ! » Et voilà ! acquitté avec les félicitations. La demande du client est tellement grande, que les deux pontifes 1942, Aragon et Emmanuel, ont ouvert le gros robinet et que le flot s’écoule, monotone. Aragon copie l’Hugo des mauvais jours, quand il lui fallait ses trois cents vers chaque matin, ou quelquefois le Béranger grand-serin. Emmanuel, lui, extrait de la tourbière des gros pavés avec sa pelle à brique et les entasse par tas réguliers, inlassablement, du matin au soir, du 1er janvier à la Saint-Sylvestre. C’est noir et carré, taillé à coup de serpe. J’ai fait l’essai de mettre ses vers approximativement alexandrins, bout à bout. On obtient des périodes oratoires passablement argileuses et dans lesquelles toute cadence a disparu ; ce qui montre bien l’artifice du découpage typographique, qui ne fait illusion qu’aux souris. ––––– 1. Poésie 42 (40, 41, 42, etc.), revue créée par Pierre Seghers à Villeneuvelès-Avignon. Organe officiel de la prétendue poésie de résistance. 2. Recueil de Pierre Emmanuel (1916-1984) publié en 1942. 119


Il y a aussi des romanistes, des parnassiens, des symbolards, des néo-classiques, et un troubadour, mon homonyme. De temps à autre, un surréaliste, Éluard, Louis Parrot1, Carrouges2 (qui a écrit le seul texte intéressant de ces quatre numéros). Tous ces ennemis vivent très bien ensemble, tout cela tourne au gris, au linge mal lavé, c’est de la poésie pour la foule et qui passera, comme le gagnant de la course cycliste, ou, plus poétiquement, comme les fleurs des champs. Conclusion : la poésie est une opération magique, et l’on ne fait pas le sabbat tous les jours. La poésie des prisonniers de guerre, est accueillie avec des cuisses ouvertes. Nos chers prisonniers, les meilleurs fils de France, l’avenir et notre résurrection ! On recommence la farce des anciens combattants 14-18. Être prisonnier de guerre signifie maintenant avoir du même coup reçu tous les dons poétiques. Emmanuel par-là, Audiberti par -1, nous avons maintenant tout ce qu’il faut ! ici et le prisonnier sur V— Ce qui est grave, c’est que le public s’en dégoûtera aussi vite qu’il y est venu et que le dégoût s’étendra aux horribles travailleurs. Tout ou rien, c’est la devise du populo. Vaut mieux rien et qu’il nous foute la paix. Si Éluard continue à répondre aux acclamations de la foule, il va pourrir sur pied. On trouve déjà qu’il se répète. Bientôt on dira qu’il radote. Mercredi 6 janvier 1943 Vendredi 14 juin 1940. Je continue le récit de l’exode, commencé il y a quelques semaines. Ayant passé la nuit dans une petite maison de Sannois, je rejoins vers neuf heures la maison de la personne qui devait me conduire à Montargis. Dans une villa en face de la sienne, j’avais vu, la veille, un détachement de chasseurs à pied qui y logeait. Ils avaient décampé pendant la nuit et la première personne que je rencontrai me dit que le maire venait de donner à la population l’ordre d’évacuer vers le sud. Ce qui fait que les routes s’embouteillaient de plus en plus. J’ai hésité longtemps avant de quitter ce pays, comme j’avais hésité avant de quitter Paris. Mais, je pensais toujours à l’ordre : ral––––– 1. Louis Parrot, poète et critique (1906-1948), auteur du Paul Éluard qui inaugura la collection « Poètes d’aujourd’hui ». 2. Michel Carrouges, écrivain catholique proche du groupe surréaliste après la guerre. Œuvres principales : André Breton et les données fondamentales du surréalisme (1949), Les Machines célibataires (1954). 120


lier Brest ! Et je craignais, si un nouveau front se stabilisait sur la Loire et la ligne Nantes/Saint-Malo, d’être mis dans l’impossibilité de faire quelque chose pour mon pays ; j’avais une grande confiance dans l’engin que j’étudiais et dont j’emportais dans ma valise tous les documents essentiels. Et puis, on m’offrait de m’emmener plus loin, amor fati ! Le propriétaire des voitures, qui était le frère ou le beau-frère de ma voisine, est un homme très méticuleux qui est toujours en retard, c’est ma voisine qui me disait cela, la veille, assise près de moi dans la deuxième voiture. Toute la journée, nous avions jacassé. Je la rencontrai devant la maison et elle m’emmena visiter le pays, qui est très joli. Nous nous promenâmes le long de la Seine pendant une heure et nous revînmes tout doucement à la maison vers dix heures et demie. Là, nous harnachâmes la voiture, nous embarquâmes deux personnes supplémentaires, une mère et sa fille, qui craignaient d’être violées par les massacreurs. Nous fûmes donc six personnes et les bagages dans une 10 CV Renault un peu fatiguée. Nous avions un bon d’essence de vingt-cinq litres délivré par le maire, mais il nous fallut trouver l’essence, nous explorâmes les villages voisins et vers onze heures trente, nous pûmes partir pour Montargis, par des petites routes fréquentées, les grandes routes étant impraticables. Vers une heure, nous crevâmes dans un petit village, hasard heureux, car la roue de rechange était morte, j’avais crevé la veille au soir. Nous réparâmes dans un café-garage, ou plutôt, je réparai, car je fis toute la besogne, ce qui était juste, puisque le plus expert. La vieille voiture avait des outils dépareillés, ce fut assez pénible mais nous arrivâmes enfin vers cinq heures devant la gare de Montargis. Dans le village-réparation, j’avais parlé à un paysan qui menait toujours plus loin ses lourdes voitures tirées par des chevaux de labour : sa famille, juchée sur les bottes du fourrage. Il marchait ainsi depuis le 10 mai, il venait du nord de la France. Il faisait quinze à vingt kilomètres par jour, aiguillé par les gendarmes sur les chemins secondaires. Ces pauvres gens s’en retournèrent probablement quelques jours après, comme ils étaient venus, et errèrent trois mois, comme nos ancêtres de la Gaule préhistorique, fuyant la famine. Ils retournèrent dans leur ferme, pillée, saccagée, peut-être rasée jusqu’au sang, en tout cas aux mains des salauds. La place de la gare était remplie de réfugiés qui attendaient une place dans un train qui n’était pas encore là (la gare était fermée), mais qui devait venir vers le soir, disait-on autour de nous. Nous fîmes comme eux, nous nous assîmes sur nos valises. Le réprouvé, la femme et sa fille, et moi. De temps à autre, l’un de nous allait voir si 121


une boutique avait ouvert ses portes pour quelques minutes, boulangerie, charcuterie, etc. Mais cela arrivait rarement. Vers six heures, une Citroën noire vint près de nous, il y avait deux jeunes femmes à l’intérieur et un soldat sur le marchepied. Le soldat demanda quelqu’un sachant conduire, la voiture s’était arrêtée tout près de moi, je m’offris, le soldat examina mon permis de conduire, qui date de plus de vingt ans, et me recommanda aux deux femmes. Quand j’eus dis que j’avais deux valises, elles auraient voulu que je les donne à un pauvre, sans doute ! Je refusai et elles acceptèrent enfin tout le lot. Nous prîmes la queue dans la grand rue, où passait le flot qui allait à Gien et un peu avant le pont, nous montâmes sur le trottoir pour acheter de l’essence à des militaires qui manœuvraient avec maestria la pompe à essence d’un garage abandonné. Ils recevaient l’argent comme s’ils n’avaient jamais fait autre chose dans leur vie. J’espère qu’il ont pu se carapater à temps, avec la recette. Mes deux femmes avaient entre vingt et vingt-cinq ans, je compris, en écoutant leurs bavardages, que leurs maris étaient officiers ou quelque chose de ce genre au régiment de ou du génie caserné à Montargis. Elles m’apparurent des filles de bourgeois sucrés, mariées à des fils d’industriels tout aussi sucrés. L’une, madame Fulda, était plus franche, plus fraîche et plus nature que madame Gründ. Elles étaient déjà comme cul et chemise bien qu’apparemment elles ne se connussent que de la veille. La Fulda était bon garçon et très réaliste ; la Gründ était une chipie, enfant gâtée au nez pointu et au petit cerveau de piaf et c’est de cette rosse que je devenais le chauffeur. Les deux amies craignaient que je ne fiche le camp avec leur voiture, elles complotèrent une manœuvre dont je n’étais pas dupe mais que j’acceptai parce que, dès que j’eus accepté d’être chauffeur, je me décidai d’avaler calmement les risques du métier. Elles allèrent sur une place, près du pont (il y a là des arbres et du gazon) pour faire encore de l’essence. Sur cette place, il y avait en effet une pompe et beaucoup de voitures attendaient leur tour. Là, ma patronne me dit d’acheter une corde qui pourrait servir de remorque en cas de panne et d’aller ensuite à l’hôtel de la poste où je pourrais m’asseoir en l’attendant. Ces dames revinrent au bout d’une heure sans la voiture et madame Fulda dit alors à son chauffeur, un brave type de la Chapelle, de venir avec moi chercher la voiture abandonnée sur le gazon, près de la pompe. On lui confia les clefs. Elles avaient confiance dans les clefs de voiture ! Les innocentes ! J’avais très peur pour mes valises, il suffit de frapper un peu fort sur la poignée pour ouvrir la porte, il suffit pour cela de ne pas craindre de casser quelque chose, or, un voleur se moque de détraquer une poignée de porte. Enfin, la voiture 122


était là, et mes valises aussi. Le chauffeur me donna les clefs et je ramenai la voiture à l’hôtel. Ces dames attendaient notre retour et je vis le coup d’œil du chauffeur à sa maîtresse : ça va ! j’avais passé mon examen, j’étais accepté comme chauffeur de madame Gründ. Il était déjà sept heures et demie du soir, je n’avais rien pris, même pas un verre d’eau, depuis vingt-quatre heures. Vers huit heures et demie, nous nous mîmes à table, on ne me fit pas manger à la cuisine, mais à la table des maîtres, je fus sensible à ces égards ! Là, il m’apparut que la caravane comprenait trois voitures. La première, une Salmson grand sport, madame Fulda conductrice ; passagers : son père, sa mère et un gros chargement de toutes sortes de choses. La deuxième voiture : madame Gründ, sa mère et son bébé de huit à dix mois, plus des tas de choses, comme une voiture d’enfant, des couvertures, une batterie de cuisine, du linge et le chauffeur. La troisième voiture, une camionnette appartenant à madame Fulda avec le chauffeur, sa mère et sa femme, plus deux beaux chiens de garde et du matériel divers remplissant l’intérieur. Objectif à atteindre, un village du côté de La Rochelle où une de ces dames avait une villa. Voies et moyens : on fera ce qu’on pourra. Consigne : ne pas se séparer. Départ : le samedi 15 à sept heures du matin. Pendant le dîner, vers neuf heures moins dix, on nous prévint qu’il fallait évacuer Montargis et que l’hôtel fermerait ses portes à neuf heures, après avoir vidé les clients et leurs accessoires. Il nous fallait donc partir le plus tôt possible. Nous dînâmes assez tranquillement car la liquidation des clients allait demander un certain temps. Ma patronne paya la note vers onze heures, j’arrimai les objets dans la voiture ; quand j’en vins à embarquer mes valises, ma patronne s’y opposa et me les fit mettre dans la camionnette. Je les confiai au hasard ! Elle s’amena enfin avec une valise très lourde, je voulus l’aider à la placer dans le coffre arrière, elle refusa. Enfin nous partîmes. J’étais au volant, conduite à gauche, ma patronne à ma droite, derrière moi des objets qui montaient jusqu’au plafond et dans le coin, derrière ma dame, la petite vieille et le bébé ; avec tout un attirail de biberons et de réchauds à alcool. Il était minuit, il y avait un clair de lune werthérien, nous prîmes la route d’Orléans. Jeudi 7 janvier 1943 Samedi 15 juin 1940. Tout alla bien pendant cent mètres, un vrai départ pour les vacances. Je me souvenais d’un voyage Paris/Saint-Jacut-de-la-mer, le 1er août 1936, dans ma Peugeot 207, avec ma femme et mes deux fils, voyage en pleine gaîté d’écolier libéré où nous nous amusions 123


comme des enfants chaque fois que nous voyions l’indication La route verte, qui apparaissait à peu près tous les dix kilomètres. À chacune des apparitions, nous jouions la surprise, l’étonnement, la satisfaction d’être enfin sur la bonne route, etc. À chaque répétition La route verte, nous simulions une réaction d’un nouvel ordre. L’amusement dura jusqu’à l’embranchement de Saint-Malo où nous la quittâmes. Je crois bien que c’est moi qui ai trouvé la réaction la plus fine : apercevant au loin la pancarte, je me tournai vers mes passagers et je fis un tout petit clin d’œil et un petit signe de tête, comme l’amateur de musique qui vous aurait dit son enthousiasme pour tel passage de telle symphonie et qui, à l’audition de cette symphonie vous fait le petit signe « Hein ! c’est beau ! vous ne connaissiez pas cela ! » Ma femme en trouva d’amusantes, aussi. Ayant rejoint la grande route d’Orléans, nous nous insérâmes entre deux voitures, nous fûmes la goutte d’eau de pluie qui tombe dans un fleuve. A partir de ce moment, nous appartenions au destin. Il nous aurait été impossible d’accomplir notre moindre volonté, j’eus l’impression d’être entré dans un intestin. Jusqu’au lever du soleil, tout alla assez bien, relativement ; des voitures s’étaient rangées dans les champs pour dormir quelques heures, nous faisions des bonds de cent à cinq cents mètres avec des arrêts très variables entre deux. Quelques fois cinq minutes, quelques fois trois quarts d’heure. Il fallait bien guetter le moment où le matelot d’avant démarrait pour immédiatement mettre en marche et avancer, car des énergumènes descendaient de leurs voitures pour voir ce qui se passait devant et hurlaient comme des sauvages si on ne collait pas aux pare-chocs de la voiture précédente. La voiture était neuve mais avait été mal conduite. Les leviers étaient faussés, le starter automatique n’était plus automatique, ce qui fait que le moteur tournait beaucoup trop vite pour cette orgie de débrayages et de changements. Ces derniers se réduisirent à point mort-première vitesse et vice versa, mais un nombre incalculable de fois. Au bout de deux jours, j’eus la peau des doigts déchirées entre l’index et le majeur, le bouton de démarrage était extrêmement dur et de très petite dimension, ce qui me donna des ampoules au bout des doigts. J’appris plus tard que ma patronne venait de terminer son apprentissage avec cette voiture et qu’ayant voulu la conduire de Paris à Montargis quelques jours avant, elle s’était retournée dans un fossé. D’où cette décision d’embaucher un chauffeur à Montargis. Durant les pauses, j’arrangeai différentes petites choses et j’attendais une grande halte pour réparer le starter, mais je n’eus pas cette occasion. Vers dix heures du matin nous traversâmes Lorris, qui se 124


trouve à vingt kilomètres environ de Montargis. Nous faisions deux kilomètres à l’heure. C’était pis que l’avant-veille où nous en fîmes quatre. Le troupeau de voitures dans lequel nous étions brebis, avait l’air de se diriger vers le pont de Sully-sur-Loire. Mais entre Lorris et Sully, les gendarmes nous dérivèrent sur une petite route partant vers l’est. La comédie officielle d’éparpillement des convois commençait. Les gendarmes chargés d’assurer le dégagement du pont de Sully dirigeaient le lot vers Gien, ceux de Gien dirigeaient le leur vers Sully, etc. Pendant deux jours, cette imbécillité dura, jusqu’à ce que les gendarmes fichent leur camp en déroute parce qu’on signalait à l’horizon un motocycliste prussien ! Après quelques kilomètres sur cette route, nous fûmes coincés pendant tout l’après-midi dans un bois. Pour économiser l’essence et l’électricité, nous poussâmes les voitures à la main, mètre par mètre, nous formions un syndicat de pousseurs de voitures, à cinq ou six chauffeurs, et nous poussions tous ensemble sur chacune des cinq ou six voitures sous notre juridiction. Ma patronne sur sa sedia gestatoria se faisait promener comme une vraie reine Ranavalo. Je m’aperçus à un certain moment qu’un pneu était mort. Je le changeai avec un petit cric de poupée et la reine Ranavalo dans la voiture. Il faisait très chaud et j’avais soif. En récompense, la vieille dame me passa un sandwich. Vers le soir, nous approchâmes d’une bifurcation qui dégorgeait son torrent sur notre petite malheureuse route et comme nous étions à un tournant, je vis à l’horizon un autre troupeau qui venait encore se greffer sur notre chemin. Je fis un petit calcul. Le pont de Sully peut avaler deux mille voitures à l’heure, il est très étroit et les voitures n’y devaient passer que sur une file et je voyais déjà quatre troupeaux de voitures de vingt kilomètres de longueur et les voitures se trouvaient sur trois rangs, ce qui faisait déjà trente à quarante mille voitures. Il y en avait au moins autant sur les chemins que je n’avais pas vus et qui conduisaient au même pont, donc dix mille voitures attendaient avant nous, car nous étions à vingt kilomètres de ce pont. Nous en avions donc pour quarante heures ; autant dire l’éternité, surtout si un pneu rendait l’âme, car dans cette voiture de dilettante il n’y avait rien pour réparer. Ma bourgeoise était comme cette candidate qu’un examinateur pour permis de conduire interrogeait : « Que faitesvous si telle chose arrive ? — Je vais chercher un garagiste ! » Ce fut une soirée assez écœurante. Les gens commençaient à être énervés et certains en vinrent aux coups, pour des futilités. Parce qu’un conducteur essayait de gagner une place, ils renversèrent sa 125


voiture. Ils coupèrent les pneus d’une autre. À la bifurcation, ils démolirent une voiture de Paris-Soir qui voulait s’insérer dans notre courant. Je fus assez heureux pour me coller derrière un convoi militaire et faire ainsi quelques kilomètres jusqu’à minuit ou une heure du matin, où nous décidâmes de dormir, assis dans la voiture, pour reprendre notre marche au lever du jour, trois heures du matin. Cette marche de quelques kilomètres me fut rendue pénible par l’énervement de ma dame. A chaque instant, elle disait, en parlant du gosier, comme une hystérique : « A gauche ! à gauche ! nous allons dans le fossé ! » Or, si j’allais trop à gauche, je risquais d’être écharpé par un gros camion militaire, et il en passait à chaque minute et ils allaient très vite, comme s’ils avaient eu le feu au derrière. Plusieurs fois, je descendis pour voir où était ce fameux fossé, terreur de mon impératrice, mais je le voyais à plus d’un mètre à la droite des roues, et j’en vins à lui demander quel genre de mort elle préférait, l’écrabouillement par un camion de quinze tonnes ou la culbute dans le fossé. Cela n’arrangea rien, car d’avoir parlé de la mort la rendit complètement folle. Vendredi 8 janvier 1943 Écrit L’Absurde présence1. J’en suis très content, ce n’est pas ce que j’avais prévu, mais c’est mieux, c’est un désaccord du Temps et de l’Éternité. Vraiment, en ce moment, je suis florissant. J’avais peur d’être stérilisé par toutes ces vacheries nationales et cannibalesques. Et pourtant, en 1939, dans le dernier cahier G.L.M.2, j’avais écrit que l’inspiration entrait chez moi dès que j’ouvrais la porte, aboutissement des années d’apprentissage ; ce n’était alors qu’un désir ! J’avais encore une fois devancé la réalité. Mais aujourd’hui, quatre ans après, quand j’ouvre la porte, elle est là ! J’ai énormément changé, je me sens supporté, en donnant à support le sens qu’il a en géométrie vectorielle. Ce support existe sans doute par l’effet de ceux qui me lisent, effet souterrain, (à expliquer plus avant un de ces quatre matins). Le hasard a fait que, dans la typographie des Pelouses, le Ventre des veuves peut paraître le titre général des sonnets interzones. Cela convient très bien si je me limite à vingt-cinq ou trente sonnets. Je mettrai en épigraphe les vers correspondant au quatre-vingt-dix-septième sonnet ––––– 1. Voir note p. 86. 2. Le neuvième des Cahiers G.L.M. (mars 1939) contient « Orphée aux enfers », « Les années d’apprentissage » et « Images », qui figureront en 1947 dans La Hauteur des murs. C’est aux « Années d’apprentissage » que Blanchard fait ici allusion. 126


de Shakespeare : Bearing the wanton burden of the prime Like widow’d wombs after their lord’s decease1. Samedi 9 janvier 1943 Les Russes avancent régulièrement depuis deux mois, ils ont appris à faire la guerre et ils savent exploiter leurs attaques. Ce sont eux qui vont nous tirer de la mélasse. Et c’est Laval qui, en 1935, renoua les relations avec la Russie (il est vrai que c’était surtout pour rafler des commandes de matériels électrique et autres). C’est Laval qui a été à Moscou signer un traité et, du même coup, Staline donnait l’ordre aux communistes de France de soutenir l’armée, alors que jusque-là, ils étaient violemment contre ; leur journal, l’Humanité, fit disparaître sa rubrique « Les gueules de vaches ». Quand une délégation d’industriels de l’aviation française alla en Russie, en 1936 ou 37, rendre une visite que les dirigeants de l’aéronautique russe leur avaient faite en 1935, ils furent reçus à Moscou avec les attentions les plus charmantes. Il y eut un grand dîner, comme au palais impérial il y a cinquante ans. Mais il n’y avait pas de femmes, alors, notre patron Potez2, forniqueur émérite, déjà allumé par le champagne et la vodka, dit à son voisin de table, un chef soviétique : « Ça manque de femmes, ici ! » On fit venir, par un coup de téléphone impératif, le corps de ballet de l’Opéra, et la nuit se termina par un mélange intime du capital et du prolétariat. Un des membres de la caravane, avec qui je suis amicalement lié depuis vingt-cinq ans, m’a raconté ce voyage, et cette histoire de lupanar oriental. Dans sa visite des usines russes, il a été frappé par l’allure de chien fouetté des ouvriers russes. Quand on est habitué à la vie d’usine, il suffit de traverser rapidement un atelier pour détecter à coup sûr l’atmosphère morale de l’établissement. On sent tout de suite si le personnel est baigné dans la crainte, ou le respect, ou la pagaille ubuesque. Ce qui régnait en Russie, c’était apparemment la crainte ; les ouvriers ne levaient pas la tête quand la caravane passait, ils étaient tous à leurs postes, avec les gestes un peu secs. Dans une usine du sud de la Russie, un directeur un peu plus bavard que les autres lui a dit qu’il y avait dans chaque usine un tri––––– 1. « (...) et portant la charge enjouée de leur aurore comme les veuves leur ventre après la mort de leur seigneur. » Il s’agit d’un des sonnets traduits par Blanchard. 2. Henry Potez, constructeur aéronautique (1891-1981). Blanchard fut ingénieur chez Cams-Potez de 1930 à 1939. 127


bunal dont les jugements, qui pouvaient aller jusqu’à la peine de mort incluse, étaient exécutoires sur-le-champ, dans l’usine même. Il y avait donc dans l’industrie soviétique une discipline qui nous apparaît monstrueuse, mais cela doit tenir à ce qu’un tel traitement est le seul efficace pour faire travailler un peuple qui n’est pas encore industriellement évolué. Un autre de mes amis, qui a été ingénieur chez Poutiloff avant 1914, m’a parlé des soucis terribles que lui donnaient les faibles qualités industrielles du personnel russe. Il avait aménagé un atelier d’une façon rationnelle, les établis étaient placés comme il fallait, et au milieu de l’atelier, un grand poêle de fonte. Dès qu’il avait le dos tourné, les ouvriers déménageaient les établis et les installaient au petit bonheur, tout près du poêle, le plus débrouillard occupant la meilleure place. Autre exemple : un ouvrier devait percer un trou, de dix pour cent de diamètre, par exemple, il allait au magasin d’outillage et demandait un foret de dix pour cent, il revenait à sa machine et perçait son trou qui, fini, faisait neuf ou onze ou douze, mais rarement dix. Le magasinier lui donnait un foret pris dans la case dix, sans vérifier ; l’ouvrier prenait le foret sans regarder s’il était bien de dix pour cent. Il est évident qu’avec des gens aussi fatalistes (puisque ce foret est venu dans ma main, c’est à lui de faire le trou) un chef d’industrie est obligé de trouver des méthodes adéquates (ce qui n’empêche pas l’industrie d’être une ordure). Comme quoi toutes les fantaisies politiques élaborées dans le silence du cabinet n’ont d’existence propre qu’autant qu’on ne les applique pas. La nature est là pour redresser les esprits tordus. Et pourtant : « The Art itself is Nature ». Mais le raisonnement de Polixène est bien fragile ; j’aime à croire qu’un Shakespeare assagi s’est projeté dans le roi Polixène. Sa mauvaise conscience a parlé, car le théâtre c’est de la Fabrication, et de la Fabrication fabriquée non fabricante. La représentation sur la scène apporte au texte un coefficient de contraction dont l’auteur doit tenir compte, comme le peintre à fresque. Shakespeare a honte d’avoir gaspillé son temps et son génie pour habiller des cabotins. (Cette opinion n’engage que moi !) « Life is a tale, told by an idiot… » Je vois Shakespeare se projeter dans Horatio et non dans le spectre, comme on l’a dit, parce qu’il aurait tenu le rôle du spectre. S’il a tenu le rôle du vieil Hamlet, c’est plutôt parce qu’il ne savait pas gesticuler sur les planches ; Horatio, c’est le fruit de l’Amitié des « sonnets » et les sonnets portent dans leurs chromosomes toute la nature shakespearienne. Je tiens beaucoup à ce que Shakespeare se soit projeté dans Thersite, après l’échec de la conjuration d’Essex et son amertume était en nourrice dans le sonnet 121 : 128


Tous les hommes sont mauvais « All men are bad, and in their badness reign » et aussi dans celui de la Luxure : (129) « The expense of spirit in a waste of shame » Alors dans Troïle, la fleur éclate en slogan : « War and lechery ! » L’humour noir de Troïle a son noyau dans Thersite. C’est à cette époque sans doute qu’il écrivit Timon d’Athènes, dont je vois la graine dans : « No ! I am that I am ! » du sonnet 121 déjà cité.1

Lundi 11 janvier 1943 Il est très difficile de définir la personnalité de Shakespeare. Si l’on pouvait y arriver ce ne serait que par les sonnets, mais Robert Browning a dit non, après que Wordsworth eût dit oui ! Shakespeare n’était pas un horrible travailleur. Il fit ces sonnets à la mode de son temps. Il ramena aussi tous les lieux communs qui traînaient en Europe depuis cinquante ans. Mais souvent, sa faculté poétique extraordinaire crève le plafond. Peut-être, dira-t-on, ces explosions, ces arbres qu’il fait pousser soudain dans un caveau et qui traversent la pierre funéraire nous ouvriront son cœur ? Cela n’est pas certain, ce sera peut-être une clef sans serrure, ou une serrure sans clef ! La difficulté est grande, car Shakespeare ne s’est pas opposé à son époque, le témoignage de Ben Jonson, qui lui survécut vingt ans et qui écrivait aimer l’homme Shakespeare et honorer sa mémoire jusqu’à l’idolâtrie, exclusivement, autant que personne (etc), nous dépeint un poète enjoué, d’humeur toujours égale, modeste et bon compagnon. Sa sociabilité était grande. Il fut le serviteur d’un prince, tout comme Ronsard, il écrivit des sonnets, comme ses rivaux : Chapman, Drayton, Sidney2. L’œuvre de Shakespeare a pris la forme et la couleur de son époque, et les poètes sont encore, jusqu’à ce jour, les êtres les plus per––––– 1. Les sonnets 121 et 129 n’ont pas été traduits par Maurice Blanchard. La traduction de Pierre Jean Jouve donne, respectivement : « (...) tous les hommes mauvais régnant dans le mauvais. » (Plus bas /19-01-43/ Blanchard propose, pour ces seuls vers : « Tous les hommes sont mauvais et rois dans leur royaume de l’ordure. ») et : « L’esprit dispersé dans un abîme de honte (...) » — La parole de Troïle peut se traduire par : « Guerre et luxure ! » — Polixène est un personnage du Conte d’hiver, et Thersite de Troïle et Cresside. 2. George Chapman (1559-1634), Michael Drayton (1563-1631), Sir Philip Sidney (1554-1586) — poètes et dramaturges élisabéthains. 129


méables aux courants régnants, manifestés ou non manifestés, c’est pourquoi il serait insensé de lui reprocher aujourd’hui de n’avoir point envoyé au diable les procédés de fabrication poétique du XVIe siècle expirant. Bien que le Temps, et sa main criminelle, soit le personnage le plus encombrant des sonnets de la Renaissance, l’acharnement particulier que Shakespeare met à le maltraiter, si j’étais né psychologue et psychanalyste, m’aurait peut-être mené à la glorieuse découverte de la clef et de la serrure ! Tout le monde sait qu’on l’enterra à six mètres de profondeur dans l’église de Stratford, tout le monde connaît l’épitaphe qu’il avait rédigée : « ... Béni soit celui qui épargne ces pierres et maudit soit celui qui dérange mes os ! » Cette obsession, cette terreur n’est pas seulement, chez lui, un élément poétique. Il y a un Temps Shakespearien. Chaque poète a sa notion de Temps car le Temps est le domaine de la poésie. Il doit donc être possible de définir la personnalité d’un poète par l’analyse de sa notion de temps. Quant à la définir d’après des images authentiques, c’est un leurre, étant donné ce que nous pouvons savoir maintenant sur la vérité des transpositions poétiques, qui, bien souvent, sont des négatifs. Vu Coutaud1 samedi. Ses dernières œuvres reprennent le droit fil de sa nature de peintre musicien de l’espace. Son délire des deux dernières années s’est calmé, il avait essayé la peinture brutale, qui n’est pas dans sa tonalité. Je lui ai dit combien j’étais heureux de le voir revenu de son erreur d’aiguillage. C’est un gentil cœur, très calme et très fin ; très loyal aussi et qui ne casse pas du sucre sur les petits amis. Sa femme est très franche, un brin midinette mais transparente. C’est un ménage délicieux. Malgré La Rochefoucauld. Monsieur Cordonnier, l’administrateur, installe son bureau à l’étage au-dessous. Il a déménagé ce matin. Sa secrétaire, qui est aussi la mienne éventuellement, a transporté les bouteilles d’alcool, qu’il n’a pas voulu confier aux manœuvres. Il y a une vingtaine de bonnes bouteilles, cognac Hennessy, armagnac, fine Napoléon, marc, calvados, etc. Il y a aussi trente bouteilles de champagne. Tout l’arcen-ciel du va-de-la-gueule ! Le Français est alcoolique ! Mais oui ! C’est pour que nous ne nous soûlions pas, qu’il garde notre schick dans un classeur ! C’est un ascète, cet homme ! S’il foutait son camp, impromptu, j’irais feuille––––– 1. Voir note 1, p. 101. 130


ter ses dossiers. En un an, nous avons eu une bouteille d’eau de vie rhumée qui m’a semblé être du coco. Les salauds ! Mardi 12 janvier 1943 D’après ce que j’ai dit hier, je rédige une notice pour le cas où je réussirais à publier les douze sonnets de Shakespeare1. Mercredi 13 janvier 1943 Métro Rome est fermé, et trente autres stations, afin de ménager l’électricité. Avant guerre, les barrages cherchaient des acheteurs pour leur courant. Il fallait que l’État les aidât, afin qu’ils ne fissent point faillite. C’est que le programme d’électrification était en route et l’utilisation du courant était en retard sur la construction des usines de production, nous devions avoir un temps mort de huit ou dix ans avant d’utiliser normalement les nouveaux barrages. Notre courant va en Allemagne. Alors, on nous prive de métro et l’industrie de guerre du Reich, en France, s’anémie du même coup. Ce matin, à sept heures et demie, en remontant la rue de Constantinople pour aller à Villiers, je vis, à l’endroit où passe le soleil couchant à la fin du mois d’août, Jupiter gros comme un bouton de col. Jupiter est en ce moment en opposition avec le soleil et, à l’inverse du soleil, il est au plus haut dans le ciel. Et je me souviens de ma dernière promenade avec Char, fin juillet ou commencement août 1939, alors que nous descendions l’avenue du parc Montsouris vers minuit. Mars cuivreux, en opposition avec le soleil, était devant nous, aussi bas que le soleil d’hiver à midi ; mais gros comme une punaise, car il fut à cette époque à son minimum de distance. Char me demanda ce que c’était que cet astre, je lui répondis que c’était une planète, il me dit qu’il le voyait, mais je ne voulus pas prononcer ce nom de Mars, on sentait la guerre très proche et une crainte de prononcer ce nom infect me serra la gorge. Ce matin, un ciel pur, un temps de printemps, et je me cogne dans Jupiter comme en 1939 nous nous fichâmes dans Mars à la gueule d’ivrogne. Cela ne veut peut-être rien dire, mais cela fait vivre ! Je viens d’apprendre encore certains faits qui montrent bien la bourri––––– 1. La première partie du passage précédent peut en effet être considérée comme une première version de l’Avant-propos à la traduction des Sonnets (voir note p. 100). 131


querie du vainqueur. Cette maison-ci, le L.C.A.N., a été gardée pendant un an par une escouade de soldats vert-de-gris. Le rez-dechaussée comprend des ateliers modernes et magnifiquement outillés. En juin 1940, le personnel s’envola en laissant tout en place, il oublia même les outils sur les établis. Les soldats qui gardaient l’établissement n’avaient apparemment aucune idée de l’importance du matériel qu’ils étaient chargés de surveiller. On imagine aisément le musée du Louvre gardé par un troupeau d’éléphants ? Eh bien ! C’était la même chose ! Les soldats lièrent connaissance avec les gosses du quartier. Ils les envoyaient faire leurs commissions, chercher du chocolat, des fruits, des alcools, etc. Les gosses venaient jouer dans l’établissement. Ils racontèrent à leurs parents qu’il y avait des limes, des marteaux, des tournevis, etc. Et les parents leur recommandèrent sagement de les ramener à la maison où on les protégerait contre la rouille et les maraudeurs ; ce qui fait qu’en un an, tout ce matériel se répandit dans Grenelle. Les moineaux grappillèrent tout le raisin. Quant aux gros morceaux, une certaine quantité disparut dernièrement quand le gouvernement échangea du vin contre du cuivre. Des mauvais Français démolirent des télémètres et pour le métal d’un instrument de ce genre valant peut-être cinq cent mille francs, ils eurent dix litres de vin à six degrés. L’État français se félicite encore de cette excellente affaire puisqu’il va recommencer l’opération cette année. Il restait encore, le mois dernier, une barrique d’huile végétale destinée au graissage des machines. Un débrouillard en emporta trois litres à raison d’un litre par jour et essaya de faire du savon ; l’opération réussit, il fabriqua cinq kilogrammes de savon. Alors, il résolut de mener l’affaire industriellement, et vint un matin avec un bidon de cinq litres. Mais quand il voulut le remplir, il s’aperçut que le tonneau était vide. Il avait eu tort de parler de sa découverte, tout le monde y avait passé avec son litre. En deux jours, la source était tarie. Peu à peu, les surfaces deviennent nettes, la surface de la terre va bientôt apparaître comme une bille de billard. Jeudi 14 janvier 1943 Terminé ma note du traducteur pour les douze sonnets. C’est la première fois que j’écris quelque chose de ce genre, mais je crois que je ne m’en suis pas mal tiré. Le ton est un peu salonnard, mais il s’accorde certainement avec la gentille atmosphère des sonnets. Quelle excellente opération je fais en écrivant ce journal ! Je me débarrasse des scories et mes poèmes sont plus purs. Peut-être en 132


ferai-je moins, mais ils ne remorqueront plus leurs chalands de matières premières. Et puis, je ne suis pas obligé d’assurer une production annuelle déterminée, je ne suis pas chez Citroën. Je commence à être dégoûté d’écrire des poèmes courts, je termine Le Temps est un poulpe – et j’écrirai encore Torches et romarins, puis Musiciens de l’espace – cela fera douze1. Et j’étais parti pour cent cinquante ! Cela va faire comme pour les sonnets. Si j’avais passé un contrat avec un producer, il faudrait bien que je les fisse ! Ça serait une belle cochonnerie ! Et pourtant beaucoup de poètes en ont été réduits à cette extrémité ! Je ne suis pas à plaindre. J’ai hâte d’attaquer Wanderers of the dark2. Quand j’écris un long poème, je mets beaucoup de temps entre deux coups de pinceau, car il me faut du recul. Je suis hanté par l’équilibre général du poème, c’est très gênant. Cela tient aussi à ce que je ne puis pas faire de plan préalable ; si j’en fais un, il est inutile car dès la première phrase, on croirait qu’il ne concerne pas du tout le poème qu’il prétendait tracer. Si je voulais faire croire à quelqu’un que mes poèmes sont prémédités, il faudrait que je construise un plan d’après le poème, c’est sans doute ce qu’a fait Poe avec Le Corbeau ! ou sinon, il serait à montrer à la foire dans la baraque des veaux musiciens. Je viens d’écrire Le Temps est un poulpe (la deuxième moitié) très curieux, j’examine le monstre et je reste un peu bête devant ce tour de cochon qu’il me joue. Vendredi 15 janvier 1943 Arnaud est venu hier soir, il m’a dit qu’on fera un deuxième tirage des Pelouses, je lui ai donné l’introduction pour les sonnets. Il me demande des nouveaux poèmes, je crois que la porte est ouverte. Lundi 18 janvier 1943 Radio-boche3 nous a lu hier (comme tous les dimanches, à ce que j’ai pu comprendre) l’article leader de l’hebdomadaire Das Reich. C’est une longue plainte contre les Allemands qui ne montrent pas plus de compréhension. Le mot compréhension a un succès fou ––––– 1. Ces trois textes sont bien les derniers des Douze poèmes. 2. « Wanderers of the dark », dédié à René Char et paru dans La Hauteur des murs, est en effet un « long » poème. 3. Radio-Paris, évidemment. On se souvient du slogan : « Radio-Paris ment, Radio-Paris est allemand. » 133


depuis quelques années, il dure beaucoup plus longtemps que les autres. Espace vital a disparu. La seule richesse c’est le travail, évanoui. Pas besoin d’or, idem. Il est vrai que Lénine avait dit que si son règne arrivait, avec l’or, on ferait des pissotières. N’empêche qu’il a activé la production d’or de la Léna en Sibérie, avec des forçats. Maintenant l’Allemagne lutte pour son existence, on a changé de disque. Gœbbels fulmine contre ses compatriotes qui n’ont pas compris cela et qui font la foire dans les stations d’hiver, et qui dansent et qui boivent ! Ce que c’était cafardeux ! Il insulte les pauvres Prussiens qui font du marché noir, et on nous dit ici qu’en Naziland il n’y a pas de marché noir ! Et ce radiosalaud nous dit cela à nous ! à nous ! Que veut-il que nous y fassions, en rire ! C’est ce que nous faisons. Samedi, j’ai ramassé une histoire allemande sur le même Gœbbels, chef de la propagande nazie : Gœbbels meurt, arrive au Ciel, saint Pierre le reçoit avec de grandes marques de respect et lui fait visiter l’immeuble. On passe dans les couloirs, on lui ouvre quelques portes qui donnent sur des pièces dans lesquelles sont organisés les divers châtiments. Gœbbels trouve tout cela très bien organisé, avec méthode, presque aussi bien que dans le grand Reich, saint Pierre lui demande de choisir sa chambre, où il restera jusqu’au départ pour Josaphat, terminus de la ligne. On suit encore beaucoup de couloirs, on entend des lamentations variées, puis, derrière une porte, Gœbbels entend des bruits de baisers, des soupirs de volupté, des bouchons de champagne qui sautent, du jazz et des rires, ses yeux brillent et il dit à saint Pierre, c’est là que je voudrais vivre (ou ne pas vivre, on ne sait pas au juste). Saint Pierre lui répond par un sourire de maître d’hôtel, lui signifiant qu’il avait le goût bon ! Il ouvre la porte et pousse l’idiot dans la chambre des tortures suprêmes, la plus redoutées de l’enfer. Gœbbels se redresse avant que la porte ne se refermât et crie à Saint Pierre : « Il y a erreur, bon saint Pierre, c’est à côté, d’où venait le bruit des baisers ! » « Non, mon petit, c’est bien ici, tu manques de compréhension, les baisers c’est pour la propagande, je croyais que tu connaissais cela ! » Et maintenant, une histoire vraie. Deux petits Parisiens des faubourgs, dans le métro, à côté d’un massacreur en casquette hyperbolique, gland de cheval amoureux, l’un dit très haut : « Moi, si j’avais une casquette comme ça je ne la mettrais que le dimanche ! » Tout le wagon s’esclaffa. Le Boche faisait sa statue, raide comme un hiver russe. Le cantinier me vend un jambon désossé de quatre kilogrammes pour mille francs. Je le prends, tellement nous sommes affamés. 134


Deux cent cinquante francs le kilo, le prix normal est quatre cents francs, j’ai de la chance ! Pourvu que je ne me fasse pas fouiller dans le métro ce soir en le rapportant ! Réponse à Arnaud par l’exposé de ma méthode, puisque maintenant j’ai une méthode. C’est intéressant de se nettoyer un peu le cerveau ! Cela fait moins de ravages qu’une soûlographie, bien que si j’avais l’occasion, je m’en payerais volontiers une belle. Mardi 19 janvier 1943 Les Russes avancent toujours. Les Allemands annoncent leurs attaques « repoussées victorieusement avec de lourdes pertes pour l’ennemi ». Quel est le cochon qui fait leurs traductions ! À moins que le texte allemand soit encore plus incorrect, ce qui est bien possible. Ces gens-là n’ont aucun style. Histoire allemande du jour. Dieu envoie un correspondant sur la Terre qui doit le tenir au courant de la situation. Le correspondant, qui est un ange habillé en touriste, va voir Roosevelt, il voit Roosevelt debout, de la merde jusqu’aux genoux. Il va voir Churchill qui en a jusqu’au ventre. Pétain en a jusqu’au goulot, il est obligé de se lever sur la pointe des pieds pour respirer. Hitler en a jusqu’à la cheville, seulement. L’ange est agréablement surpris, mais Hitler lui dit : « Non, c’est parce que je suis sur la tête à Mussolini. » La bande de voyous qui est ici a déjà volé toutes les tasses de la cantine, en ce moment elle rafle les verres ; ceux qui ne sont pas des voyous les tolèrent et même les admirent, puis ils crient parce qu’ils n’ont plus rien pour boire ! La serveuse passait dans les bureaux une fois dans la matinée, une fois dans l’après-midi avec des tasses de café et des sandwiches. Les voyous gardaient la vaisselle pour l’emporter chez eux et la serveuse ne passe plus. Ces idiots, qui pouvaient encore manger des sandwiches sans tickets, ont coupé euxmêmes cette source de nourriture. Le roi de ces voleurs dit : « C’est toujours ça qu’on leur reprend ! » Mais comme c’est un animal qui a toujours eu une très mauvaise réputation de voleur, depuis quinze ans qu’il vadrouille dans les usines d’aviation, il est certain, premièrement que c’est un fieffé voleur, deuxièmement, que c’est un escobar qui trouve des bons prétextes pour sanctifier ses larcins. Un autre qui est le plus grand feignant que j’aie connu, se vante de n’avoir pas tracé un trait depuis six mois qu’il est ici. Mais, comme par hasard, sa lutte contre l’ennemi coïncide avec sa flemme congénitale ; alors il se vante comme s’il faisait un effort surhumain pour ne pas travailler ! Or, on lutte davantage contre eux en travaillant le 135


plus qu’on peut (dans notre genre d’activité) car en travaillant beaucoup, nous apportons des modifications importantes au travail déjà fini, sous prétexte d’améliorer le fonctionnement des pièces de machines que nous dessinons ; ces modifications coûtent beaucoup de temps et de matière à la fabrication, les incidences de notre travail sont très importantes, mais il faut beaucoup travailler et chercher des solutions nouvelles qui entraînent la destruction des pièces et des outillages en fonctionnement. Ça, c’est du dévouement à la cause. Ne rien faire c’est satisfaire son vice de paresse, si l’on est cent heures sans travailler, le grand Reich perd cent heures et voilà tout. Si l’on travaille cent heures, on peut gâcher mille heures d’ouvrier et vingt tonnes de matières. Mon super patriote refuserait de se fatiguer pour un résultat de ce genre, mais il se dit grand patriote parce qu’il dort sur sa planche ! Quelle pourriture ! « All men are bad and in their badness reign. » Tous les hommes sont mauvais et rois dans leur royaume de l’ordure. À moins que la pourriture ne soit universelle ! (C’est le vers précédent, sonnet 121 de Shakespeare). Mercredi 20 janvier 1943 En traversant la Seine dans le métro, je vois maintenant l’aube accourir, au-delà de la tour Eiffel. Ce matin, je pensais à la première fois que je vis cette ordure, qui est malgré cela une admirable réalisation technique, une merveille de légèreté, trois cents mètres, sept mille tonnes, ce qui fait, pour un modèle réduit à un millième, trente centimètres et sept grammes, une feuille de papier à lettre ! Extraordinaire ! Je vins à Paris pour l’exposition de 1900, j’avais dix ans. On offrait des facilités aux provinciaux pour venir voir ça. Le voyage Montdidier-Paris coûtait cinq francs l’aller et sept francs cinquante l’aller-retour, mais il y eut, à cette occasion, des prix plus abordables. Pour vingt francs, on avait droit au voyage valable deux jours et à un certain nombre de tickets d’entrée à l’exposition, un plan de Paris et un programme-guide pour se diriger dans cette foire. La foutue propagande ne date pas d’aujourd’hui ! Mon père gagnait quatre francs cinquante par jour, ma mère gagnait deux francs ou deux francs cinquante. C’était donc un grand événement dans la vie de la famille. Une épicière de nos voisins vint avec nous, ce qui nous permit de prendre une chambre à deux lits, je couchai avec mon père et ma mère coucha avec l’épicière ; les prix, à 136


cause de l’exposition, avaient été augmentés par les mercantiles hôteliers et nous dûmes payer quatre francs par nuit, environ cinq fois le prix normal. C’était un hôtel borgne de la rue des Lombards. Il y a quelques années, passant dans ce quartier, je voulus retrouver cet hôtel, mais je n’y parvins pas, il y en a beaucoup, ils se ressemblent tous, la vieillesse et la saleté leur ont fait un visage standard ; devant chacun d’eux, une femme offre sa charogne. J’eus longtemps cette opinion, qu’à Paris on dormait dans des espèces de malles à vieux linge qui n’auraient jamais vu la couleur du ciel. La vie à Paris m’apparut comme un supplice et je trouvais étonnant que les Parisiens aient l’air joyeux, bien qu’habitant de pareilles boîtes de rats. Chez nous, en ouvrant la porte de la chambre, on marchait dans l’herbe. Ces deux jours furent très fatigants pour les grandes personnes, quant à moi, quoique très maigre, j’étais infatigable. Nous prenions le métro, ligne I, (c’était le début de ce ver de terre à roulettes) pour aller du Châtelet à la Concorde, puis, tout le jour nous marchions de palais en palais, sauf que nous prîmes plusieurs fois le trottoir roulant, mon plus beau souvenir de l’exposition. Le trottoir roulant faisait le tour de l’exposition, un billet donnait le droit de rester dessus pendant toute la journée. C’était une route suspendue sur laquelle, en plus d’une piste ordinaire, il y avait trois chemins qui marchaient à des vitesses différentes, chaque chemin avait de un mètre à un mètre trente de largeur. Ils étaient disposés côte à côte par ordre de vitesse croissante et chacun surélevé de quelques centimètres par rapport au précédent. On passait de l’un à l’autre comme si l’on montait ou descendait une marche d’escalier, mais si on laissait le corps poser sur les deux pieds, l’un allant à la vitesse V, l’autre à la vitesse apprentissage V + ε, les jambes s’écartaient ou se croisaient, c’était la bûche et tous les badauds s’esclaffaient. On voyait de temps en temps une paysanne passer sur le dos, en criant comme une oie. C’était très amusant. Mes réflexes furent immédiatement adaptés à ce petit jeu et je fis mes changements de vitesse avec virtuosité. Je me fis rappeler à l’ordre très souvent par ma mère qui craignait que je ne me perdisse, mais je m’en fichais, car elle n’aurait tout de même pas osé me fiche une torgnole sur ce trottoir roulant, ou même si elle l’avait fait (elle en avait furieusement envie) ç’aurait été avec ses mains, et elle n’aimait pas cela car, avec mes os pointus, elle se faisait plus de mal que je n’en ressentais. Chez nous, il y avait un bâton adéquat, mais elle ne l’avait pas apporté. Je crois bien n’avoir jamais été aussi désagréable de ma vie ni, peut-être bien, aussi heureux : « Tu ne perds rien pour attendre ! attends qu’on soit rentré, tu toucheras les intérêts avec ! » Ce qui m’a frappé, à part ce trottoir magique, c’est le pavillon de la marine 137


de guerre (à moins que ce ne soit celui du Creusot). Un marin manœuvrait un canon énorme, il était sur une petite plate-forme, près de la culasse, et tournait des manivelles, des volants, il triturait des leviers, et cette immense masse virevoltait, faisait le beau, c’était un spectacle merveilleux, j’aurais donné toute mon existence pour être à la place du marin. Je me souviens aussi d’un palais (je crois que c’était la fameuse galerie des machines) où il n’y avait que des statues. Ces statues représentaient en général des hommes et des femmes à poil. Ma mère et sa voisine, qui n’avaient vu pareille chose, se cachaient la figure et se confiaient leurs impressions à voix basse ; j’entendis le bout de phrase « le machin de celui-là » et, en effet, il y avait un homme de pierre avec des attributs volumineux. Je n’y aurais pas pris garde si ces gourdes-là n’avaient pas fait ces simagrées. Je voyais toutes les statues et je n’en voyais aucune, j’avais hâte de sortir de cet endroit ennuyeux pour voir autre chose. Je me suis souvent demandé, depuis, pourquoi les sculpteurs représentaient toujours des hommes à poil avec ce petit bout de chipolata ; quand je vois une statue d’Hercule vainqueur affublé d’une petite devanture de ouistiti, je me demande si les femmes qui n’ont jamais vu la réalité en face peuvent bien avoir la notion de la chose. Cet hiver, la température est exceptionnellement douce, nous n’avons eu, jusqu’à présent, que deux petites gelées à moins deux qui ont duré quelques heures, on se croirait en mars. Après trois durs, très durs hivers, celui-ci est le bienvenu. Est-ce un signe que l’année sera faste ? On devient superstitieux dans le malheur. Jeudi 21 janvier 1943 Une déclaration de l’Idiot1, datée du 1er janvier, grand quartier du grand général, est affichée dans les bureaux. Elle est en allemand. Cela veut dire que des millions d’affiches comme celle-ci ont été collées dans tous les ateliers d’Europe nouvelle ! C’est un appel à l’héroïsme et au suprême effort. Quand on en arrive là, c’est qu’on est au bout de la longe. S’il croit que c’est avec des affiches qu’il va réveiller tous ces vainqueurs, avachis par deux ans de ribouldingue ! et de flatteries de la part des putains de la haute et basse pègre ! Ces imbéciles-là se figurent que leur ombre sur un mur est suffisante pour affirmer leur supériorité totalitaire. Faut voir les gestes de Monseigneur Mélange ! Il comprend tout sans rien regarder, il n’a pas besoin de voir ni de parler. Il fait son bouddha dans son bureau ––––– 1. Hitler. 138


et répond par un geste qui veut dire, non, ou un autre qui veut dire oui, et cela, à peine a-t-on entrouvert sa porte et montré le bout de son nez. Cela lui suffit pour tout connaître, décider commander ! Mais qu’est-ce qu’il fait comme conneries ! Oh ! là ! là ! Ma méthode poétique, puisque maintenant méthode il y a, est-elle applicable ? Peut-elle rendre des services aux autres ? Si tout le monde pensait comme moi, je me méfierais, je me dirais : regardons d’un peu plus près, j’ai certainement fait une erreur quelque part ! Même pas tout le monde, mais seulement quelques-uns. J’ai horreur des opinions partagées, c’est-à-dire, des opinions tout court. Spinoza : une opinion est une idée fausse, et son sens n’est pas le mien. J’interprète et j’apporte un autre éclairage, I am that I am ! Vendredi 22 janvier 1943 J’ai croisé le directeur, Monsieur Mélange, dans les escaliers. Il y avait plus d’un mois que je ne l’avais vu. Il est vrai que pendant ce mois, il a passé quinze jours dans sa mère patrie. Il est en ce moment très occupé par l’installation d’un appartement dans l’usine même. Ces gens-là sont toujours en train de déménager, repeindre les murs, changer les meubles de place, etc. Ils sont comme des enfants qui ont de nouveaux jouets. On croirait qu’ils n’ont jamais vu de meubles depuis qu’ils sont sur cette vache de planète. Alors ils essaient si cela ne ferait pas mieux ici ou là, comme ceci ou comme ça. Ils essaient en ce moment de mettre des meubles non pas parallèlement aux murs, mais en coin, et dans tous les bureaux de ces sauvages, c’est la même atmosphère polyédrique. Le Chat a commencé, il a dû montrer son chef-d’œuvre à ses lieutenants qui ont fait « Ah ! » ou « Oh ! » et du même pas cadencé, ont vite filé dans leur cantouïne en faire autant. Les candidats à un emploi sont nombreux depuis quelques jours. Les autorités raflent tous les disponibles pour les envoyer en Allemagne et ceux qui craignent l’exil essayent de se faire embaucher dans une maison allemande campée provisoirement (espéronsle) à Paris. J’ai vu défiler des hommes de vingt-huit à quarante ans qui n’avaient jamais travaillé de leur vie ! Y en a-t-il des gens qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre ! C’est incroyable. Un de ces rois de la terre était vêtu comme un prince, il avait un braceletmontre de bayadère, des bagues, son joli petit mouchoir qui sortait son bec de la petite poche de son veston et coiffé, ma chère ! comme une odalisque. Je lui dis que je ne voyais pas du tout quel genre de travail on pourrait lui donner, il me répondit : « Ça ne fait rien ! n’importe quoi ! » Je voulus pousser plus loin ma curiosité et je lui 139


dis qu’il ne pourrait pas gagner grand chose, étant donné le peu de références qu’il me présentait. Il me répondit qu’il travaillerait volontiers pour nous rendre service, et seulement avec la seule récompense d’avoir rempli son devoir. Je n’ai pas osé continuer, mais je crois bien que si je lui avais demandé cinq mille francs par mois, en plus de son travail, il m’aurait sauté au cou, comme une putain à couilles qu’il était. Hier soir, après une journée de ce labeur, Mademoiselle Cœur-decire vint me voir. Comme j’avais, toute la journée, examiné des candidats et des candidates, mû par la vitesse acquise, je dis à cette fraülein : « Mademoiselle Wachsmut, asseyez-vous ici, je vais vous interroger ! » Elle s’assied et me regarde avec ses yeux figés de poupée innocente. « Faites-vous souvent des mensonges ? — Non, je n’aime pas les mensonges, j’en fais le moins possible. — Mal, c’est très mal, Mademoiselle, si c’est comme ça jusqu’au bout, il n’y aura pas de place pour vous dans mon établissement. Et la gourmandise ? Êtes-vous gourmande ? (Elle fait signe que oui.) Ah ! très bien ! des gâteaux ? du gigot ? du soufflé à la vanille ? du champagne ? (Elle fait oui à tout.) Bon ! très bien, continuons, vous aurez une bonne place. — Mais, dit-elle, qu’est-ce que c’est que votre établissement ? — L’enfer ! Mademoiselle ! Je suis le gardien de l’enfer ! — Et vous connaissez toutes ces choses-là ? — Oh oui, Mademoiselle, j’ai beaucoup d’expérience ! » (Cela l’amusait énormément.) Je continuai : « Et la colère ! Mademoiselle ! Lancez-vous le téléphone par terre, comme ça ! (Je fais le geste.) Cassez-vous les assiettes, les verres ? Envoyez-vous tout par la fenêtre ? » A ce moment, l’administrateur, Monsieur Cordonnier, entre. Cœur-de-cire pleurait de rire ! Elle raconte la scène ; Monsieur Cordonnier, un peu lourd d’esprit, mais très enfant, entre dans le jeu et plaide pour Cœur-decire en me demandant pour elle une petite fenêtre dans son cabanon d’enfer. Je lui accordai la petite fenêtre, avec vue sur la grande chaudière, et un verre d’eau par mois, sur le rebord de la petite fenêtre ! Six heures du soir allaient sonner, encore un jour de plus, encore un jour de moins ! Lorient a été violemment bombardé pendant deux jours : l’arsenal est rasé, beaucoup de maisons sont détruites, mais peu de victimes, car ils ont lâché leurs bombes incendiaires longtemps après le début des opérations, afin que la population ait le temps de se réfugier dans les caves. Les Allemands ont quitté définitivement.

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Samedi 23 janvier 1943 Mon programme de la semaine n’a pas été rempli. J’ai commencé Torches et Romarins mais je suis incapable de le terminer, je le laisse jusqu’à la semaine prochaine. Ceci parce que j’ai écrit deux notices. Shakespeare et la Méthode1. L’eau a été troublée, les poissons ont fui. Quelle drôle de chose que la faculté poétique ! Comme je comprends maintenant que cela ne s’apprend pas à l’école. Mais alors, là-dedans aussi, des couillons vous écrasent sous leurs diplômes de couillons ! C’est-à-dire que chacun se fait une beauté unique de sa verrue. Ceci me rappelle mon patron Engrand, le maréchalferrant ; un monsieur de la ville passait souvent devant la forge en allant prendre le train pour Paris et, en revenant, Engrand me dit un jour : « C’est un homme instruit, celui-là. Il connaît la mécanique en théorie, seulement il ne connaît pas la pratique. Moi, je connais la pratique, c’est mieux ! » À dix-huit ans et demi, j’embarquai sur le croiseur LatoucheTréville comme matelot mécanicien. Après quelques jours dans la chaufferie, où je réparai une pompe d’alimentation, le chef mécanicien ayant apprécié mon travail me mit à l’atelier du bord. L’atelier comprenait un tourneur, un chaudronnier, un forgeron et un bon à tout (ajusteur, serrurier, plombier, zingueur, perceur, charpentier en fer, etc.), c’est cet emploi qu’on me donna ! En quelques années, j’avais fait une douzaine d’ateliers, et j’avais dû toucher un peu à tout. Je travaillais le mieux que je pouvais car je tenais à conserver cette place, je n’étais pas tout à fait à fond de cale, comme la plupart de mes camarades, je n’essuyais pas la saleté (on appelle cela faire la merde car, dans la marine, tout ce qui est liquide, gluant et sale se nomme la merde). J’avais un travail très divers, et une petite forge sur le pont où je prenais l'air en regardant le paysage, qui est unique ! Je faisais des réparations dans toutes les parties du bateau. Un jour, j'allai chez le commandant réparer une table mobile. Il m'interrogea sur mon pays, il me parla paternellement et me dit des choses que je trouvai très belles. C'était la première fois qu'on me parlait ainsi. Il s'appelait Lauxade. Je l'ai rencontré douze ans plus tard dans un compartiment du train Saint-Raphaël/Paris. Il était accompagné du commandant Abrial que j'avais connu trois ans avant alors qu'il commandait en second à Saint-Raphaël. Abrial, ––––– 1. Nous ignorons tout de cette Méthode, à moins qu’il ne s’agisse de l’Art poétique publié pour la première fois dans le volume des éditions Plasma intitulé Les Barricades mystérieuses (1982). Bien que l’éditeur date, lui, ce texte de 1948, je pencherais pour cette hypothèse. 141


aujourd'hui amiral célébré, était chef d'état-major de l'amiral Lauxade. Il me présenta à ce dernier, à qui je dis : « Amiral, j'ai eu l'honneur de servir sous vos ordres, quand vous commandiez le Latouche-Tréville en 1909. J'étais matelot mécanicien, et vous ne pouvez pas vous souvenir de moi. » Il fut très gentil, il avait une bonne tête poilue de bon chien griffon. Il faut dire aussi que les commandants d'unités navales sont invisibles pour l'équipage. Ils se retirent derrière un épais nuage, ce qui permet aux officiers de dire à chaque instant : « Le commandant veut ceci ou cela, si le commandant apprend cela, qu'est-ce que vous prendrez, etc. » Or, ce commandant-là était bien le plus humain qui soit et il avait des porteparole qui ne valaient pas cher ! J'avais un coin pour ranger mes outils, c'était un magasin bourré de caisses d'huile et de peinture. Des caisses cubiques, afin de pouvoir mettre la plus grande contenance possible dans un espace prismatique donné. Étant donné les services que je rendais, j'eus la permission de me réfugier dans ce magasin pendant mes heures libres, à la condition de ne pas fumer. Je m'installai une planche entre deux caisses et, là, je me mis à étudier, à chaque fois que j'avais un quart d'heure de liberté. En un an, je descendis deux fois à terre, pour quelques heures, et pour acheter des bouquins. Mon chef direct, à l’atelier, était second maître pratique d’une quarantaine d’années, mais qui avait perdu depuis longtemps l’occasion d’exercer sa fameuse pratique. Mon travail lui était d’un bon secours, car lorsque je trouvais une solution (la devise était « Tout faire avec rien »), il allait voir le grand chef pour recevoir les félicitations. Il disait toujours : « J’ai fait ceci ! j’ai fait cela ! » Son je, c’était moi. Or, trois ans et demi plus tard, le hasard fit que nous fûmes embarqués sur le même bateau, il était toujours deuxième maître, et moi, je l’étais devenu, et j’étais théorique. Un jour, de ma cabine, je l’entendis casser du sucre sur mon dos avec un de ses collègues et ceci dans la coursive même où s’ouvrait ma cabine. Il ne me savait pas là. Il tenait le raisonnement d’Engrand, les théoriques, ça ne sait rien faire, ce qu’il leur manque c’est de la pratique ! etc. (Le contexte m’apprit que c’était de moi qu’il s’agissait.) Ce pauvre idiot n’avait tout de même pas oublié les services pratiques que je lui rendais quatre ans plus tôt mais il se consolait de son ignorance avec un autre ignorant. Asinus asinum fricat ! Je fis celui qui n’avait rien entendu et je le plaignis sincèrement. Donc, d’un côté, la classe que je quittais me reniait (ce n’est pas le seul exemple que je pourrais citer, des dizaines de matelots, avec qui j’étais sympathiquement liés, me traitèrent comme le dernier des derniers dès que je fus élève), de l’autre, la classe privilégiée, celle qui à vingt-deux ans sortait de l’école, ne m’accepta pas ; 142


je ne savais pas prononcer le shiboleth. Dès la fin de la première semaine de cohabitation, le premier dimanche, jour de sortie, leur porte-parole me dit : « On te permet de venir avec nous parce que tu es un chic type, mais tu n’es pas de notre rang. » Inutile de dire que je ne profitai point de l’occasion. Cette tare me poursuit encore aujourd’hui. Je n’ai pas pu trouver d’emploi en 1940 ni en 1942 parce que je ne sors pas de l’École supérieure d’Aéronautique. Et pourtant, je les emmerde, à tous les points de vue et surtout quand il s’agit de construire quelque chose ! Ce qu’un jeune homme assez bien doué apprend en six ou huit ans, un homme aussi bien doué ne pourrait l’apprendre en vingt ans ? Pourquoi pas ? Or, je n’ai pas mis vingt ans et, de plus, je travaille toujours. Cet appétit de connaître qui m’a pris à dix-huit ans et qui en trois ans m’a permis de rattraper des ingénieurs diplômés et de les dépasser dans des examens théoriques, ne m’a jamais quitté. Il est vrai que je me suis éparpillé, mais je les emmerde ! Dimanche 24 janvier 1943 Le speaker de la radio américaine nous donne bien un aspect de l’Amérique, jeunesse un peu vulgaire et alacrité. Opposition avec le ton comédie française de Vichy. Il vient de faire un résumé rapide des événements de la semaine. Il a terminé en criant à pleine voix : « Le chancelier chancelle. » Lundi 25 janvier 1943 Récapitulation de mes travaux depuis 1917. Création et construction d’appareils aéronautiques : Hydravion GL 300 Hydravion GL 1000 triplan Hydravion Farman 1000 HP biplan Hydravion Farman 450 Hydravion Farman goliath flotteur Avion torpilleur 450 Farman Hydravion bimoteur Blanchard Hydravion coupe Schneider Blanchard Hydravion Blériot Blanchard 4 moteurs Flotteurs Breguet 14 Flotteurs F 60 Flotteurs Blériot 14 Flotteurs Levasseur P 15

1917-1918 1919 1921 1921 1921 1922 1923 1923 1924 1924 1925 1927 1928 143


Coque Cams 80 Coque Cams 55 Flotteurs Potez 39 Coque Cams 37 colonial Maquette volante Potez 160 Bombe télé-radio-commandée

1930 1931 1933 1935 1938 1939-1940

Je ne note que les gros morceaux. Vers 1909, alors que j’étais sur le Latouche, la marine fut l’objet des délicates attentions d’un politicien normand nommé Chéron. C’était un gros roublard qui, beaucoup plus tard, vers 1923, fut ministre de quelque chose de luisant et alla à une conférence interalliée, à Spa, je crois. Là, un ministre anglais, Snowden, le traita publiquement de « grotesque et ridicule ». Ce jugement exprimait fort bien la pensée de tous ceux qui avaient vu le bonhomme. C’était juste et précis. Ce gros roublard fit tout ce qu’il put pour devenir président de la République ; il mourut avant d’y réussir. C’est dommage. Nous avons perdu des occasions de rire. Ce polichinelle avait déjà sévi dans l’armée. Il s’était paré en soutien de soldat, tant et si bien qu’on en avait fait un sous-secrétaire d’État à la guerre. C’est lui qui imagina d’installer une grande glace, à la porte des casernes, pour que le soldat permissionnaire pût se regarder en pied avant de se présenter au sergent de garde. Ce qui fit que le pauvre soldat qui avait quelque chose de travers dans son habillement, n’était plus excusable et était renvoyé dans sa chambrée pour redresser son ceinturon. La chambrée étant en général très loin de la porte, quand il se présentait de nouveau, la porte était fermée, et il allait à terre sur les jambes du maître coq. On a dit à ce moment que Chéron s’était arrangé avec le fournisseur de glaces pour son argent de poche. Les journaux parlèrent beaucoup des méthodes Chéron, les revuistes le ridiculisèrent, son nom devint célèbre dans tout le pays et le gros malin payait à boire aux humoristes pour qu’on se moque de lui le plus possible. C’est ce qu’on appelle la propagande. Dès que son nom fut connu, sa carrière fut assurée. Citroën employa le même procédé vingt ans plus tard. Le ministre de la Guerre se débarrassa de lui en le refilant à la Marine où nous pûmes voir que ce bestiau, qui voulait tant faire notre bonheur, nous emmerda passablement. Je crois que c’est Napoléon qui a dit que le désir de la perfection est la plus grande faiblesse de l’esprit humain. Pour cette fois ce fut vrai, le faible d’esprit nous en fit voir ! D’abord, il fit un livre de cuisine pour les maîtres coq, il imposa les menus 144


variés et leur affichage dans la batterie. Son livre comportait des menus types. Avant lui, le menu était simple et il n’était pas nécessaire qu’on l’affichât : une soupe, qu’on laissait au cuisinier, ou qu’on prenait pour laver la vaisselle, et du bœuf aux haricots ; quelques fois un dessert : un magma dénommé confiture. Tant que je fus matelot, la moitié des repas que je fis se composa de la ration de pain que je trempai dans mon quart de vin. Avec Chéron, les menus variaient et le même menu ne revenait que tous les huit ou dix jours. On pouvait lire, par exemple : Déjeuner

Potage Jauréguiberry Bœuf du Charolais à l’Alsacienne Haricots bonne femme et au jus Les pommes de Lisieux

Dîner

Consommé Chapon fin Jarret Brillat-Savarin Flageolets du Monastère Compotes du Doyenné

Ces menus étaient de beaux poèmes, mais dans la gamelle c’était toujours le même petit morceau de bidoche non identifiable, qui flottait dans l’eau, parmi quelques épaves de haricots moisis. Le seul avantage que nous en retirâmes fut que lorsqu’on afficha civet de lapin au madère, il fallut bien nous donner quelque chose qui ressemblât à du lapin ; ce qui fait qu’une fois par mois, environ, le lapin fit son entrée dans la marine. Comme ma petite forge se trouvait près de la cuisine, je voulus voir, un jour avec lapin, comment le cuisinier opérait pour lui donner le droit de s’appeler au madère. Je fis bonne garde et je vis un aide cuisine monter de la cambuse avec un litre de vin. Je passai et repassai devant la porte, tantôt avec un outil, tantôt avec un bout de tuyau, et je vis, à un moment donné le maître coq qui, tout en remuant les morceaux de lapin qui bouillaient dans la marmite, jouait du clairon avec le litre de vin ; ses deux aides, l’un à droite, l’autre à sa gauche, regardaient avidement le litre et devaient se demander s’il leur en resterait. Quand le maître coq en eut assez, il passa le litre et la cuiller à son aide de gauche, puis ce fut à celui de droite qui, le litre vidé, secoua dans la marmite les quelques gouttes qui restaient. À cet avantage du civet de lapin, se joignit un grand désavantage qui d’ailleurs mit fin à l’expérience Chéron : ce fut le remplacement de la vaisselle en fer étamé par de la porcelaine. Là encore, on disait que le gros Chéron avait acheté ou obtenu des actions d’apport dans une affaire de porcelaine ! Mais il ne faut pas croire tout ce qu’on dit ! Les quarts 145


furent remplacés par des verres, les assiettes en fer par des assiettes en porcelaine blanche, ou en faïence (je ne vois pas la différence) la gamelle et le gamelot en faïence également, mais cerclés de fer pour attacher l’anse. Nous étions disposés par tables de huit. Chaque semaine, quatre sur les huit étaient de corvée; un allait à la cambuse prendre le vin, le pain, et les confitures le cas échéant, expression courante de l’administration maritime, un deuxième montait à la cuisine avec la gamelle et le gamelot ; dans l’un on lui versait la soupe, et dans l’autre, le reste. Nous mangions dans une batterie, ou un faux pont, qui pouvait se trouver au niveau de la flottaison, quelquefois en dessous, sur certain gros bateau, et la cuisine se trouvait sur le pont. Sur le Latouche, l’homme aux gamelles devait monter deux étages du puits qui descendait aux machines auxiliaires du milieu. Ce n’étaient pas des escaliers, mais des échelles en fer, chaque échelon, d’une longueur de cinquante à soixante centimètres était formé de deux tiges d’acier de quatorze pour cent de diamètre espacées de sept à huit centimètres, on ne pouvait pas les gravir ou les descendre sans se tenir des deux mains aux rambardes. Les deux matelots qui étaient de plat la semaine précédente, montaient la table et les bancs et remontaient après le repas pour les accrocher au plafond, ils devaient aussi les laver et les nettoyer. L’homme, lorsqu’il redescendait de la cuisine avec ses deux mains employées à porter les deux gamelles, se maintenait avec le dessous des bras sur les rambardes et se laissait glisser d’un étage sans poser les pieds sur les échelons, ou, alors il aurait fallu qu’il fît deux voyages, ce qui eût été fastidieux, d’autant plus que ces petites échelles étaient très fréquentées à l’heure des repas. Les gamelles se cognaient un peu aux montants des rambardes, elles se brisaient et tout le frichti descendait dix mètres plus bas sur les dynamos. Il fallait payer la vaisselle cassée et aller nettoyer le compartiment auxiliaire et l’échelle. Or, ces gamelles coûtaient très cher, pour peu qu’on cassât les deux gamelles, quelques assiettes et quelques verres, l’argent de la solde partait pour la société Chéron et Compagnie. Nous cachâmes donc tout ce beau matériel dans un coin discret et nous reprîmes nos vieux ustensiles incassables. Tous les mercredis, à l’inspection des plats, nous ressortions notre argenterie et nous avions des félicitations de l’officier pour la tenue impeccable de notre matériel. Il va sans dire que notre vieux matériel, qui nous servait effectivement mais qui n’était plus inspecté, n’avait plus par conséquent besoin d’être nettoyé et que nous mangions dans des plats assez repoussants. Il est vrai que la marchandise que nous mettions dedans n’était pas plus propre et ainsi cela 146


n’apparaissait pas trop discordant. Il n’empêche qu’il s’est trouvé certainement un médecin chef pour faire un rapport au ministre sur l’amélioration sensible de la santé des équipages depuis l’application des décrets Chéron concernant la substitution du matériel hygiénique en porcelaine au système archaïque de la vaisselle en ferraille ! La flamme Chéron s’éteignit d’elle-même et, au bout de six mois, tout rentra dans l’ordre. Je crois bien que la marine s’en débarrassa en le faisant nommer ministre des Travaux publics. Mardi 26 janvier 1943 Les Picrocholes ne s’aperçoivent pas qu’ils sont foutus. Hier, ils ont fait entrer des caisses d’armagnac. Ils embellissent leurs bureaux avec des meubles de salle à manger et des postes de T.S.F. Ils sont désordonnés et paresseux et, de plus, ils se haïssent et se jouent des tours de cochon. Quand un journaliste à gages vient nous dire que le régime à Adolf a modifié l’homme et l’a rendu social à cent pour cent, on peut lui répondre : « Vous trouvez ? alors, comment étaient-ils autrefois ! » Ils sont égoïstes et arrivistes, brutalement, totalement. Ils s’entredéchirent quand ils sont du même grade, ils sont admiratifs devant un supérieur et hyperdémagogues avec leurs inférieurs, à moins qu’un supérieur ne soit présent, alors ils font voir qu’ils sont des chefs, à coups de pavés comme des brutes qu’ils sont. Leurs plaisanteries sont bêtes. Herr Cordonnier me dit hier : « Je reçois une demande d’emploi d’un ingénieur juif du camp de Beaune-la-Rolande, il veut dix mille francs par mois. Je vais le prendre et je vous enverrai là-bas à sa place ! » Il était heureux comme tout d’avoir trouvé cette très spirituelle galéjade. Ces gens-là se tordent pour des facéties auprès desquelles l’almanach est un chef-d’œuvre éternel. Leurs journaux parlent de décrochage, de repli stratégique, raccourcissement du front, etc. Cela ne les frappe pas. Ils sont opaques aux nuances. Leur Goebbels leur a dit de travailler de toutes leurs forces, que c’était une question de vie et de mort. Ils ne bougent pas plus qu’avant. Ils jouissent béatement des poulets rôtis (cinq poulets rôtis hier pour dix-huit ventres d’Européens), du champagne, du marc et du cognac. La vie est belle, ceux qui se font massacrer en Russie et en Libye sont des couillons, voilà tout ! Vive la communauté ! Radio-Vichy annonçait hier que le quatrième train de volontaires était parti pour l’Allemagne, on les appelle encore des volontaires ! Alors que tout le monde sait qu’ils sont requis. 147


Un jeune homme, nouveau marié, est désigné pour une usine d’Allemagne, sa femme veut partir avec lui et signe un engagement. À la visite médicale le mari est refusé, la femme est acceptée. Lui reste ici, la femme est embarquée. Et voilà ! les civilisateurs ! La question des étudiants et de la relève est toujours en suspens. Il paraît que Bonnard1, le grand poète des Familiers, voulait les envoyer tous sur le front russe, pour que la France soit présente au Triomphe de la civilisation sur la Barbarie ! Mais il y a eu de l’opposition. De qui vient-elle ? Mystère ! Il paraît qu’un nommé Bichelonne 2 (quel nom !) ministre de quelque chose, a dit que d’ici trois mois, ils seront tous en Hitlérie, à l’instruction militaire. La menace reste suspendue. Les manœuvres louches se trament, cela sent mauvais ; si on les tient en réserve, c’est pour quelque chose de pas très propre ! Le Laval doit encore trafiquer avec cette matière première, sans doute ne sont-ils pas encore d’accord sur le prix par tête ? Je viens d’écrire Torches et romarins3, une semaine de retard sur le programme. Ce qui est dû sans doute aux notices pour Arnaud, pour lesquelles j’ai dû relâcher mon attention. J’ai écrit ce poème très difficilement, beaucoup de souvenirs sont imbriqués et il m’aurait fallu plus de temps pour les dénouer, car j’ai toujours l’impression de n’y être pour rien, dans leurs histoires. Il y a dans ce poème beaucoup de choses, mais du même ordre, quelque chose comme la cueillette des fleurs, la nuit de la Saint-Jean. Mais c’est surtout mon évolution poétique depuis juin 1940. Mercredi 27 janvier 1943 Ce pauvre idiot de critique militaire de Radio-Paris est furieux contre les auteurs de lettres anonymes, il demande des correspondants civilisés. Je vais m’amuser un peu. Je lui envoie celle-ci : ––––– 1. Abel Bonnard (1883-1968), écrivain et journaliste, ministre de l’Éducation nationale du gouvernement de Vichy, exclu de l’Académie française en 1944. 2. Jean Bichelonne, mathématicien, ministre de la Production industrielle de Vichy. 3. Voir note 1, p. 133. 148


Monsieur,

Paris, le 27 janvier 1943

J’ai entendu hier votre appel aux correspondants civilisés et je me permets de vous exposer, non pas une critique, car je sais bien que ce serait insensé de la part d’un vaincu, mais bien la constatation d’un fait absurde. Vous connaissez très bien l’ordonnance d’août 1940 (21 août, je crois) qui interdit aux habitants des territoires occupés toute manifestation politique, réunion, tract, conférence, etc. Ce serait une bonne chose que cette ordonnance devienne universelle et que Messieurs les Assassins commencent, car la politique, activité inférieure de l’esprit, n’a pas plus de raison d’être que l’astrologie, l’alchimie ou le cannibalisme. Sans remonter à Shakespeare qui en faisait le royaume de l’ordure, Nietzsche en a dit ce qui devait être dit et le profes seur Jaspers1, un des trois philosophes de l’Allemagne d’aujourd’hui avec Heidegger et Husserl-le-Juif, qui ont une audience mondiale, y a ajouté le mépris qu’il fallait. Cet aspect de résidu fétichiste ayant été passablement éclairci par le Dr Röptke, je passe à l’ordre du jour. Vous faites des allusions politiques, vous ne devez pas en faire, car on fait croire qu’il s’agit là de manœuvres provocatrices. Vous mettez vos auditeurs sous le coup de l’ordonnance d’août 1940 et les ignominies policières que nous subissons nous suffisent. D’autres vont plus loin que vous, RadioVichy, par exemple, nous dit : « Suivez la politique du Maréchal, chef de l’État ! » « Quel Maréchal ? quel chef ? quel État ? ça existe, ça ? où ? comment ? quand ? Vous semblez oublier qu’on nous a transformés en pierres au bord du chemin. Et on nous dit, de temps à autre : « Pierres, levez-vous ! venez toutes au Vél’ d’hiv’, ou ailleurs ! » Mais pourquoi ? Pour réunir un millier de délinquants et en charger des tombereaux qui iront les déverser dans le trou, quelque part du côté de Nanterre ? On a voulu transgresser cette loi naturelle déjà exprimée il y a plus de deux mille ans : « On ne peut pas gouverner sans le consentement des peuples, sauf pendant un temps très court. » Au bout de quelques mois, les politiciens, ces ratés de la littérature, de la médecine, de l’architecture et d’ailleurs, qui avaient stupidement violé cette loi, ont dû gauchir leur cervelle de plomb tout en ayant l’air de ne pas en avoir l’air ! Et voici comment, en multipliant ceci dans tous les domaines, et voici comment, dis-je, la présence de l’homme sur cette terre antiphysique est devenue une absurdité. Et voici pourquoi ceux qui, un jour, après cette guerre, la plus bestiale des bêtises (Léonard de Vinci), auront besoin d’hommes et non de pierres, ne trouveront plus rien ! C’est possible que vous trouviez cela bien. Tous les goûts sont dans la nature, mais ne nous obligez pas à en manger ! Pourquoi faire des discours aux pierres ? Faites de la musique, comme Orphée, c’est le seul domaine dans lequel la radio est ––––– 1. Karl Jaspers, psychologue et philosophe allemand (1883-1969).

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supportable et dites aux pierres Hegel et Cie de se taire, ces gens-là nous gâchent notre consolation. Mozart et Bach se suffisent à eux-mêmes, qu’on nous les donne tels quels, même joués par ce pauvre A. Lévèque, chacun les comprendra suivant sa propre nature poétique et nous aurons, là du moins, l’impression d’être un petit peu vivants, un petit peu roseaux pensants (Goethe, Divan). Par les temps que nous vivons, c’est quelque chose ! Veuillez agréer, Monsieur, mes empressées salutations. Signature et adresse.

Attendons la réaction de cette moule.1 Jeudi 28 janvier 1943 Mais si, l’Etat existe et il est bien défini, preuve : on peut lui donner un nom : La Poliçocratie française. Aussi loin que mes souvenirs puissent aller, cela a toujours été un peu ça, mais maintenant c’est totalitairement, tout le monde comprend le sens de ce mot, nous ne connaissons que lui. Je suis totalitaire, tu es, vous serez etc., on regrette que les conjugaisons n’aient plus l’hypertrophie des conjugaisons grecques. Pendant dix ans, j’ai tenté vainement de me procurer une carte d’identité. On me demanda de venir avec deux témoins, deux commerçants honorablement connus dans le quartier. Je répondis que si l’on n’en demandait que deux, c’est sans doute parce qu’on ne pourrait pas en trouver trois dans l’arrondissement. Le flic me regarda avec un air idiot. Je n’y retournai plus. Je quitte la maison à sept heures du matin pour rentrer à sept heures du soir, je ne connais personne. Je trouve idiot d’aller trouver un commerçant que je n’ai jamais vu et de lui demander de venir témoigner que je suis bien Monsieur Blanchard, né à ..., le ..., etc. Il serait capable de me dire, devant l’employé : « Rappelez-moi votre nom, je vous prie ! » Ces idioties n’empêchent pas tous les gangsters de la place Clichy d’avoir une belle carte d’identité, et même plusieurs. Il y a un an, je me fis arrêter plusieurs fois par ces Apollons de la pèlerine, je leur montrai tout ce que j’avais, quittance de loyer, feuille d’impôts avec reçus (comme si quelqu’un allait me jouer ce bon tour de me les payer !) : « C’est pas ça que j’veux, zentendez ! C’est la carte de la préfecture, c’est la seule valable, suivez-moi ! » Et j’allai dans la caverne de Polyphème où ça sentait le hareng grillé. J’écrivis à l’Amiral Préfet ––––– 1. La réponse à cette lettre se trouve page 717. Voir aussi note 2, p. 336. 150


de police pour lui dire que j’étais trop bon citoyen pour réquisitionner deux poivrots au bistrot de la rue de Constantinople pour qu’ils me servent de témoins, et comme je ne pouvais pas faire autrement, je le prévenais que si je n’avais pas de carte d’identité, c’était tout simplement parce qu’on refusait de m’en donner une. J’ajoutais que je manquais de pouvoir pour les y obliger et qu’en conséquence, il veuille bien me mettre en prison immédiatement et pour toujours. La préfecture alerta le commissaire du quartier qui téléphona chez moi. Ma femme répondit en l’assurant de ma bonne volonté, mais aussi de l’inconscience du règlement, elle dit que je paierais à boire à deux clochards, il répondit que c’était défendu et raccrocha. Alors quelques jours après, je dis au marchand de journaux, Marius, qui tient le kiosque rue de Rome-Constantinople, de me trouver deux témoins. De son kiosque, il cria : « Joseph ! Arthur ! », comme Méphistophélès criait « Giaour ! Vortex ! » Deux bonnes gueules réjouies sortirent du bistrot et vinrent avec moi au commissariat. Je ne connais pas leur nom, ils ne connaissent pas le mien. En revenant, je payai une tournée de vin blanc au coin de la rue de Madrid, puis une seconde tournée chez Lacroix. Leur journée commençait bien. Mais j’ai eu ma carte quand même, on se sent fier d’être si bien gouverné. Le nombre des policiers s’accroît à un rythme incroyable. Tous les libérés de l’armée entrent dans son sein. C’est la race des seigneurs. Par quelle formule incantatoire, un goitreux devient-il brusquement un roi des mille et une nuits ? Mystère du XXe siècle. Quand tout le monde sera policier, la société sera parfaite, puisque composée de surhommes ultra-parfaits (car je tiens compte de l’équation de dégradation où le nombre des participants intervient. Cent mille individus ultra-parfaits font seulement une société parfaite). Contentons-nous de la perfection. Mais, dira-t-on, quand tout le monde sera policier, qui leur donnera à manger ? Mais personne, face de bourrique ! ces anges ne mangent pas ! Ils se nourrissent comme les Dieux de l’Olympe, de l’odeur des carnages et des cris des suppliciés. Les excréments sont assis sur le trône, leur front est orné de diamants, de rubis et d’émeraude. Ça brille comme un chef d’Afrique. Que c’est beau, la nature humaine ! Je ne raconte qu’une petite histoire, mais c’est parce que j’en ai de très grosses sur le cœur ! Patience, cela viendra ! Le temps prévu par Franz Liszt est venu, le temps où l’on en viendrait à jeter tous les hommes à l’eau pour sauver le navire. Transfert des impuissants qui érigent une entité État-Moloch. Un fou peint un plafond, il est monté sur une échelle, un autre fou arrive, il dit : « Tiens-toi bien à ton pinceau, je retire l’échelle. » Le fou, c’est l’État, l’échelle, c’est 151


l’homme. On raconte aussi qu’Adolf a été peintre en bâtiment, mais il paraît qu’en réalité il n’a jamais dépassé le grade d’apprenti. Trop bête pour faire un peintre, faites-en un politicien ! C’est bien ce que je dis ! La pouffiasserie de l’État ! S’il faut des soldats, on invoque la gloire militaire de l’ancienne France. Napoléon haï, méprisé de tous les Français, devint l’objet d’un culte cinq ou six ans après sa mort, quand l’État eut besoin de quelques massacreurs pour dévaster l’Algérie. Les historiens, les journalistes, les instituteurs sont chargés, chacun en ce qui les concerne, de fournir de la viande soûle pour porter le flingot et la cartouchière. Être soldat devient un honneur ! Et tous les couillons se ruent pour boire un coup de cet honneur-là. Souvenir : à Dunkerque, il y avait un fourrier nommé Talon, de Saint-Tropez, qui était à la fois un fou fieffé et un pédéraste passif. Un beau soir du printemps 1917, il m’invita à une promenade en ville ; de cinq heures à huit heures nous allâmes boire quelques apéritifs sur la place Jean-Bart, et nous revînmes tout doucement, en parlant de choses et d’autres, sa conversation était amusante, sa folie et son accent provençal très appuyé m’intéressaient énormément. En passant devant les casemates de la porte de Malo, je vis un avion très haut au-dessus de nous, je tendais mon doigt dans sa direction afin qu’il le vît et avant même qu’il l’eût découvert, une bombe éclatait à cinq mètres de nous sur la route. Talon était à ma gauche, et la bombe éclata à sa gauche, son avant-bras était sectionné et pendait au bout de deux ficelles jaunes, il prit le morceau de la main droite et s’efforça de le maintenir à sa place normale, il hurlait, je le pris par le bras et je le fis entrer dans la casemate, à vingt mètres de là, où des artilleurs étaient attablés. Nous téléphonâmes à l’ambulance, qui, un quart d’heure après, vint le chercher. Le soir, en me déculottant, je fis tomber un éclat qui était logé entre mon pantalon et mon caleçon. Je découvris le trou de souris qu’il avait fait en entrant, ce trou était juste en face de Monsieur Priape. Quelque Minerve avait écarté le trait de sa tête. Eh ! bien, ce Talon devint du même coup un héros de la grande guerre. On lui colla la médaille militaire, il fut réformé avec pension, il passa son bachot dans une promotion réservée aux héros, il passa sa licence en droit dans les mêmes conditions, fit plusieurs métiers où il frôla l’escroquerie, fut recherché par la police et s’embarqua pour l’Indochine où il devint magistrat, permuta par les douanes et passa avec succès l’examen de docteur en droit avec une thèse sur les douanes indochinoises dont j’ai un exemplaire dédicacé. Il fit la chasse aux contrebandiers de l’opium et y gagna beaucoup d’argent, 152


découvrit une mine d’or et disparut il y a environ dix ans sans laisser de traces. En 1920, il fut secrétaire particulier d’un sénateur qui aimait les hommes. Cet animal de Talon demeura dans un petit appartement voisin du nôtre, deux étages au-dessus. Il ramenait parfois un soldat de la Coloniale, quand il en trouvait un, et hurlait comme une folle-fille. Les locataires se collaient l’oreille contre sa porte pour écouter la conversation. Comment n’a-t-il pas été assassiné dans ces rencontres ? Tout le monde se l’est demandé. Cet énergumène profita à fond de sa qualité de héros de la grande guerre et de tous les avantages sans en oublier un y afférent ! Il y en eut des milliers comme lui, ils forment un bloc que l’histoire offre à la génération des futurs citoyens de notre chère poliçocratie tricolore. Vendredi 29 janvier 1943 L’Allemagne a les pieds embarrassés dans son administration. Elle mobilise tout ce qui reste, ceux qui servaient encore à quelque chose, sans le vouloir, par nature dirais-je, comme par exemple un petit bricoleur qui rapetassait les chaussures des voisins, qui réparait leurs horloges ou leur fer à repasser, ces innombrables dont le travail accumulé faisait encore marcher tant bien que mal la machine à vivre, ces dernières cartouches vont avoir l’honneur d’être paralysées dans les griffes hypnotiques de l’Etat. Ils ne feront plus rien, il encombreront les couloirs et Adolf s’arrachera les cheveux ! Il finira par accuser ses sujets et il leur mettra sa défaite sur le dos, comme dans Mein Kampf il leur colle tous les péchés qui ont amené la défaite de 1918. Le soldat est un héros, le civil est un lâche ! Il finira par dire : « J’ai été trahi par l’arrière ! » (Sans sous-entendus, bien qu’il y ait lieu d’en faire, c’est le cas ou jamais.) Je viens d’écrire Les Musiciens du silence, le dernier des douze poèmes que j’avais promis d’écrire pour la fin de ce mois et nous sommes le 29. J’ai donc les six poèmes promis à Messages il y a un mois, mais je ferai tout pour ne pas les leur donner1. Ce dernier poème est pour Lucien Coutaud. C’est un peu fabriqué, mais peut-on faire autrement puisqu’il s’agit de définir sa peinture ? Je suis bien obligé de confectionner quelques images sur les dominantes de ce très personnel et sympathique artiste. Je lui donnerai demain une copie. Je pense le rencontrer à l’exposition des peintres par eux––––– 1. Voir le 18 décembre 1942. Sous le titre Hic sunt leones, ces six poèmes (qui font partie des Douze poèmes) paraîtront finalement dans la plaquette collective de La Main à plume : Le Surréalisme encore et toujours (août 1943). 153


mêmes. J’ai mené à bien une œuvre volontaire, je suis satisfait car cela prouve que lorsque je veux, je peux, et dans ce domaine, c’était à démontrer. Les Anglo-Américains vont sûrement déclencher une grande attaque, car ils ne voudraient pas laisser à la Russie l’auréole du sauveur délivrant les peuples asservis. On ne croit pas qu’il soit possible de passer de la guerre à la paix sans une sanglante révolution. Les libido-dominandards de Moscou vont vouloir jouer leur carte, leur unique occasion d’imposer leur hitlérisme n ° 2. Les AngloSaxons sentent venir la bête, ils se méfient. Samedi 30 janvier 1943 En résumé, quelles sont les Personnalités Littéraires de ces années d’occupation et de révolution nationale (merde alors !) : Céline, Montherlant, Cocteau et quelques journalistes, pris parmi les plus prostitués, ceci pour la littératouille. Pour la poésie : Audiberti, Pierre Emmanuel, Aragon, Guillevic, et l’as des as : Patrice de La Tour du Pin, qui n’a rien publié mais ça vaut mieux, avec un nom comme le sien, les belles dames en ont plein la bouche ; elles font le tour de Pine. (!) Il y a aussi Lanza del Vasto, aussi à cause du nom qui fond dans la bouche comme un chou à la crème. Audiberti, c’est un gong, Guillevic un rameau rabougri de Haïkaï. Tout cela gravite autour des deux ou trois grands maîtres de la presse européenne qui dispensent papier, encre et publicité. L’élite de la pensée française adhère à l’ordre nouveau, ce n’est pas plus difficile que ça ! Je cite encore Honegger pour la musique, Lifar1, le modeste, pour la danse, la littérature et la conférence, etc. etc. Et comme tous ces gens se gardent bien de renvoyer l’ascenseur, ils seront des Dieux tant que le régime durera. C’est-à-dire mille ans, d’après Adolf Jupiter. Lundi 1er février 1943 Laval organise la Milice française, cela veut dire une nouvelle armée contre-révolutionnaire. Nos malheurs ne sont pas finis ! Après la guerre, la révolution. L’Europe va être une poliçocratie. A-ton jamais vu une époque pareille dans l’histoire de l’humanité ! On en a marre de ces sales gueules de bourrique. Nous sommes tous des otages. « Ayez des enfants, car si vous avez une famille, nous vous ––––– 1. Serge Lifar, danseur et chorégraphe. 154


tenons à la gorge, si vous bougez on vous la tue. Ayez des meubles, des livres, des souvenirs, on vous les brûlera, n’ayez rien, on vous fera crever de faim, il suffira de vous enlever votre carte d’alimentation, cherchez un coin à l’ombre pour crever en silence, on vous en délogera à coups de pied, à coups de crosse dans la nuque ! » Merde ! Merde ! Merde ! Oui, la merde monte à cheval. L’homme est la plus sale bête de la création, car enfin, on trouve des hommes pour faire ces basses besognes. Laval dira à un bipède sans plume : « Tue ton frère ! », il le tuera. Il lui dira : « Torche-moi », il le torchera avec sa langue, et qu’est-ce qu’un Laval ? Une ignoble bête, un sousproduit de l’espèce humaine, soixante-dix kilos de guano. Et si ce pourri crevait, des milliers d’autres pourris se battraient pour prendre sa place, idiots cyniques, gueules immondes, pourritures à pattes ! Histoire du jour. Un enquêteur de Sirius vient voir ce qui se passe sur cette bille lépreuse, il va voir Churchill, celui-ci lui montre une bombe grosse comme un œuf : « Voici notre nouvelle arme ; avec ça, on peut détruire un quartier d’une grande ville. » Il va voir Roosevelt qui lui en montre une grosse comme une noix : « Avec ça, on détruit une ville d’un million d’habitants. » Il va voir Hitler qui se déculotte et lui montre son anus : « Avec ça, j’emmerde le monde. » Greene1, poète du temps de Shakespeare, s’adresse à Marlowe : « Est-ce la pestilente politique de Machiavel que tu as étudiée ? Au diable cette folie ! que sont ses préceptes, sinon une confuse dérision capable d’extirper en peu de temps la race humaine ? car si la formule Sic volo, sic jubeo convient aux conducteurs d’hommes, et si l’on considère comme juste tout ce qui est profitable, les tyrans seuls devraient posséder la terre ; et rivalisant de tyrannie ils finiraient pas être chacun le bourreau des autres jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’un seul, le plus puissant, qui serait pour la mort une proie facile, et le genre humain finirait de nos jours. » C’est pris dans « Sou de sagesse acheté un million de repentirs » (1598). Il y a une certaine analogie entre notre temps et celui de Shakespeare, le génie en moins, le larbinisme en plus. Larbinisme-larve. Herr Cordonnier part ce soir, pour toujours, puisqu’il va accomplir son devoir de soldat, tout son devoir ! Vaincre ou mourir, mourir pour la patrie c’est un sort digne d’envie. La semaine dernière, il portait son trou du cul de chat à la boutonnière, il avait l’air vain––––– 1. Robert Greene (1560-1592), auteur dramatique et pamphlétaire anglais. — Christopher Marlowe (1564-1593), le plus grand dramaturge élisabéthain avec Shakespeare (Faust, Massacre à Paris). 155


queur ; aujourd’hui, il ne l’a plus (ni l’air ni le trou), il fait une pâle figure. Au revoir, idiot ! Va crever pour ton Führer ! Je te souhaite bon voyage, bien des choses au Tout-Puissant. Dis-lui que lorsqu’on a fait des hommes bêtes, on se cache dans l’obscurité intense des espaces interstellaires, ou on retourne à l’école pour apprendre son métier de Tout-Puissant ! Cafouilleux ! Patouillard ! Pignouffle ! Patachon ! Enfant de putain ! Bricolot ! Gnaf ! Cromagnon ! Enfifré ! Et ce Cordonnier me disait, il n’y a pas huit jours, qu’après la guerre, il organiserait l’usine suivant un plan de son invention et que vous verrez cela ! merveilleux ! On en reparlera ! Va donc organiser chez Pluton, tu auras du succès ! Il emporte ses bouteilles, le cochon ! Mardi 2 février 1943 Reçu une carte de Char hier. Je lui en envoie quatre, je numéroterai en haut et à droite ; je pars du 1er janvier, j’ai donc envoyé 1, 2, 3, 4. Puisque ça passe, profitonsen. Défense d’écrire des lettres, on écrit des cartes, je mets exactement ce que je mettrais sur une lettre, et cela passe. Et pourtant ! ce n’est pas toujours gentil pour les défenseurs de la civilisation ! Je fais l’expérience de leur stupidité, car, enfin, peuvent-ils trouver assez de personnel sûr pour lire toutes les cartes. Au bout d’une heure de ce travail, on doit être abruti et on ne reconnaît plus le sens des mots. Ils font semblant de lire, ils sont payés quand même. Moins on travaille, moins on maigrit. Il faut ménager ses calories. Je lui dis qu’il suffit de soixante-dix kilos de guano. J’y insère Le Miroir ovale1. J’ajoute L’Absurde présence à son exemplaire des Pelouses que je vais essayer de faire parvenir par Arnaud. Mercredi 3 février 1943 Arnaud va envoyer Les Pelouses à Char via Chabrun2. Il m’a montré un illustré prussien de langue française où, entre ––––– 1. Septième des Douze poèmes. 2. Jean-François Chabrun, né en 1920, membre du groupe néo-Dada « Les Réverbères ». En 1940, il est emprisonné à Rennes avec Benjamin Péret et Léo Malet sous l’inculpation de « complot contre la sécurité extérieure de l’État. » Il sera ensuite, avec Noël Arnaud, le principal animateur et théoricien de La Main à plume, où il publie notamment Les déserts de l’enthousiasme (1942), La mystique et l’enthousiasme (1943), et Qui fait la pluie et le beau temps (1943). Après la guerre, son itinéraire l’éloigne du surréalisme. 156


une plaine de cadavres russes et Goering décorant un massacreur, on voit Yanette1 aux pieds de Cocteau, Audiberti dessinant on ne sait quoi, Lanza del Vasto en costume de Deauville et une bande de navets autour de la grosse gueule de Fargue. On nous dit que Lescure est caissier de cinéma, Rousselot commissaire de police, Béalu chapelier, etc2. Têtes vides et prostitués ! Cette bande de polichinelles représente la jeune poésie française ! Il y a Follain, aussi, évidemment, mais [ ? ] n’y est pas, était-il en voyage ? Le pauvre, il n’a pas su profiter de la bonne occase. Quant à Yanette, elle est pourtant intelligente, mais elle est encore davantage bas-bleu. On m’a dit qu’un tract a été lancé à ce sujet, je vais en recevoir un exemplaire ; on leur caresse les côtes comme ils le méritent. Il est bon qu’ils sachent que tout n’est pas permis parce qu’il y a une kommandantur qui les protège. Excréments à deux pattes ! Dimanche 16 juin 1940 Nous fûmes bloqués de une heure à trois heures du matin à trois ou quatre kilomètres d’Ouzoir. J’étais assoupi et mon chargement aussi car je n’entendais pas un bruit. Mon hystérique de bonne femme se mit à aboyer : « Dépêchons-nous, on nous double ! » En effet, le convoi s’était remis en marche et les vigilants gagnaient du terrain sur les endormis, nous eûmes quelques minutes de bonne marche, je pus mettre en troisième vitesse et j’étais plein d’espoir, je pensais : « Il y a eu un fameux dégagement quelque part, c’est peutêtre la fin de nos malheurs ! » Nous fûmes arrêtés à l’entrée du bourg et là, en compensation de notre course effrénée, nous fîmes une petite pause de sept heures. Nous apprîmes plus tard que le pont de Gien étant coupé, la caravane de Gien suivant la rive droite de la Loire coupait notre colonne à l’autre extrémité du bourg et nous paralysait. Le soleil commençait à taper dur, il y avait quarante-huit heures que je n’avais pas dormi, trente-six que je n’avais rien mangé qu’un malheureux sand––––– 1. Yanette Delétang-Tardif. Voir note 1, p. 83. 2. Sur Jean Lescure, voir note p. 94. Jean Rousselot (né en 1913), poète, romancier et essayiste, était effectivement commissaire de police. Son Panorama critique des nouveaux poètes français (Seghers, 1952) est la première anthologie à mentionner Blanchard. — Marcel Béalu (1908-1993), écrivain et libraire, il publia plusieurs textes de Blanchard dans sa revue Réalités secrètes, et un « Hommage à Maurice Blanchard » à la mort de celui-ci (Réalités secrètes n° VIII-IX, octobre 1960). Hommage auquel participèrent René Char et... Jean Follain (voir notre introduction). 157


wich de poupée, et j’avais très soif. Je pensais à ma famille. Existaient-ils encore, Cherbourg n’a-t-il pas été anéanti ? Et je concluais toujours par l’Amor fati de Nietzsche. Ce fut l’obsession de ce foutu voyage. Je me laissais porter par le fleuve, et que pouvais-je faire d’autre ? J’aurais pu lâcher la voiture et partir à pied, mais j’avais promis et je devais tenir malgré les avanies de cette agitée. Les paysans des fermes devant lesquelles nous rampions s’inséraient dans notre file avec leurs chargements de meubles, de foin, et les animaux de la basse-cour par-dessus. Ils avaient reçu ce matin même l’ordre d’évacuer, nous étions de plus en plus embourbés. Une poule sauta d’une voiture, affolée, et s’enfuit dans les champs ; la paysanne fit un geste d’indifférence (preuve que le moral était bas !) Vers huit heures du matin, je vis revenir du bourg un homme à la figure de poivrot, la pipe au bec et qui portait dans ses bras, à la façon des nourrices qui portent des nouveau-nés, deux paires de bouteilles de vin rosé. Je reconnus le concierge de l’immeuble qui fait l’angle de la rue de Copenhague et de la rue de Constantinople et dont le rez-de-chaussée est occupé par l’épicerie Auboiroux. Ce concierge, un rouquin au gros nez flamboyant, était un fameux biberonneur. Je n’ai jamais pu descendre ou remonter la rue de Rome sans le voir accoudé au comptoir d’un des nombreux bistrots qui garnissent le côté des numéros impairs depuis la gare Saint-Lazare jusqu’à la rue de Constantinople. Un jour que moi aussi je buvais quelque chose au comptoir de chez Lacroix, il entra, ne dit pas un mot, le garçon lui mit un verre devant le nez, prit une bouteille dans le bassin en zinc avec ce geste qui leur est particulier et qui ressemble à une tape qu’un charretier donne sur la croupe de son cheval préféré, il dit simplement avec un mouvement interrogatif de la tête : « Fils ? » Le biberonneur abaissa les paupières et le garçon versa le Pernod fils. C’était un habitué, et cette économie d’efforts, cette rationalisation du travail par des gens qui n’avaient pas perdu leur temps sur les bouquins de Taylor1, m’inspira des doutes sur l’originalité dudit Taylor. Le flair hypersensible de cet amateur de boissons agréables l’avait conduit infailliblement à la source. Le bruit se répandit aussitôt que dans la quatrième ferme à gauche, ou plutôt derrière la ferme, dans un petit appentis du jardin, il y avait un tonneau, mais qu’il fallait apporter des bouteilles. J’y allai avec une bouteille vide qui roulait dans le fond de la voiture et je revins avec un litre de vin maison, qui méritait plutôt le nom de piquette ––––– 1. Frederick W. Taylor (1856-1915), ingénieur et économiste américain. Promoteur de l’« organisation scientifique du travail industriel », comme ils appellent ça. 158


mais que des circonstances indépendantes de sa volonté rendaient capiteux. Et ce jour du dimanche 16 juin, je fus nourri d’un litre de piquette. De dix heures à midi, nous fîmes cinq cents mètres et nous arrivâmes à l’embranchement de la route de Gien où quelques gendarmes, s’efforçant à l’équité, faisaient avancer trois voitures d’une file, puis trois de l’autre, quand l’occasion se présentait. Nous continuâmes notre chemin à la vitesse de deux cents à trois cents mètres par heure et nous arrivâmes vers six heures à un coude de la Loire d’où l’on voyait, à un kilomètre au moins, le pont de Sully-sur-Loire. Nous le voyions très bien, par le travers, comme sur les cartes postales illustrées. Je vis, au-dessus du pont, un groupe d’avions qui formait carrousel. D’après leur silhouette, je les pris pour des Potez 63, bien que cela m’étonnât de voir voler des avions français. A part ceux que nous vîmes autodafer à Orly, nous n’en vîmes aucun autre depuis notre départ du 13 juin. Je comptai dix appareils et, les voyant s’amuser au-dessus de nous, je compris qu’ils avaient de mauvaises pensées. Les gens commençaient à abandonner leurs voitures et à se disperser dans les prairies. Ma folle s’y précipita avec sa mère et son enfant bien que je lui expliquasse qu’ils en voulaient au pont et non à nous. Je restai seul dans la voiture, face au spectacle auquel je pris un grand intérêt professionnel. C’était les fameux Sturzkampf JU 87. Ils venaient pour démolir le pont et couper la route au matériel militaire qui traversait la Loire au plus vite. Le carrousel alla se reformer au nord du pont à un kilomètre environ, il tournait à une altitude de huit cents à mille mètres. L’un d’eux se détacha, partit vers le sud, de l’autre côté, et revint en ligne droite pour prendre le pont dans sa longueur, vraisemblablement en suivant un alignement déterminé. Au-dessus de la rive gauche, il se mit en piqué, mais pas aussi piqué que je me figurais auparavant, d’après les récits des journaux. Son angle de piqué ne dépassait pas vingt degrés. Il faisait du bruit, ce n’était pas un bruit de sirène mais bien un bruit de moteur en survitesse. Je vis nettement quatre points noirs se détacher de l’avion à la cadence de un par seconde, environ, les quatre points définirent très bien le début de la parabole. Les bombes tombèrent dans le fleuve. L’avion rejoignit son escadrille qui tournait toujours et qui peut-être représentait l’alignement ; au bout de dix minutes, pendant lesquelles ils prirent des mesures pour corriger leur alignement, un autre avion se détacha et refit la même évolution, ses bombes tombèrent également dans l’eau. Il y eu encore un long conciliabule d’avions et un troisième réussit à percer le pont en trois endroits et suffisamment pour empêcher le passage des véhicules. Les piétons pouvaient passer. Ayant vu que le but était atteint, ils s’en allèrent. Ils ne voulurent 159


pas démolir le pont complètement car ils pensaient en avoir besoin. Ce sont les derniers soldats français qui en firent sauter un morceau avec tout ce qu’il y avait dessus, voitures humains, et animaux. Ce bombardement dura plus d’une heure. Ce qui prouve que le bombardement en piqué a besoin, pour être efficace, de calme et de tranquillité ; s’il y avait eu une escadrille leur travail aurait certainement raté. La moitié gauche de la route était réservée aux militaires en fuite, seule la moitié droite d’une route très étroite nous restait. Nous avions deux roues sur le gazon. Madame Fulda et sa camionnette, profitant du passage d’un convoi militaire, se collèrent derrière le dernier camion et foncèrent à toute vitesse, j’essayai d’en faire autant, mais le temps de mettre en marche, les confrères alertés s’échauffèrent, un paysan mit son cheval en travers et je dus me rabattre sur la droite. Ma patronne devint complètement folle, elle cria encore : « Le fossé ! », et arrêtant un officier qui passait dans une petite voiture, elle raconta je ne sais quoi, et surtout qu’elle était femme d’officier, si bien qu’il la prit dans sa barque et m’ordonna de la suivre avec la voiture de Madame. Donc, j’avais droit à la route militaire, je le suivis mais pas longtemps car, au bout de quelques centaines de mètres, il s’arrêta, moi aussi. Il était neuf heures du soir, j’attendis jusqu’à plus de minuit, heure à laquelle il devait faire une ronde jusqu’à Châteauneuf en suivant la rive droite. Il avait décidé de laisser ces dames à Châteauneuf où nous devions rejoindre Madame Fulda. Sur ma droite était une limousine dans laquelle un vieillard malade était couché, on le trimballait depuis trois jours ; entre lui et un cadavre, la distance était infiniment petite. Vers dix heures, au crépuscule, je m’engourdis et je pensai, en me mettant à la place du moribond, à cette vie de dur labeur et pleine d’emmerdements, d’efforts surhumains, à cette volonté d’en sortir qui toute ma vie m’a torturé, et à cette délivrance douloureuse dans la douleur, le soir au milieu des lamentations et des disputes, à des millions de lieues de tout refuge. Il ne pouvait même pas mourir seul dans un coin. Vers onze heures, le lieutenant qui avait embarqué les deux femmes et le gosse dans sa voiture m’envoya son chauffeur qui me dit : « Vous êtes le chauffeur de Madame ? — Oui ! — Nous partirons dans une heure, suivez-nous le plus près possible. — Entendu ! » Et je m’envoyai un bon coup de vin rosé. Le dessinateur turc n’a encore pas pris son crayon depuis quatre mois qu’il est ici. Mulot, qui l’a connu à Hambourg chez Blom et 160


Voss, me dit que, pendant un an, il ne l’a jamais vu travailler. On l’avait casé dans un bureau de statique où chacun avait une petite table avec une lampe individuelle. D’abord, la lampe le gênait, elle l’empêchait de dormir, alors, il éteignit la lampe. Ensuite, s’appuyant les coudes sur la table, il trouva qu’il dormirait mieux si la table était un peu plus basse, il fit scier deux centimètres au bout de chaque pied. Après un essai de roupillon, il se trouva trop bas, il fit remettre des cales de un centimètre. Là, ce fut bien, la position était bonne pour dormir. Je dis à Mulot : « Mais les autres du bureau devaient se fiche de lui ? — Mais non, tout le bureau faisait de même ! » Et le plus fort, c’est que je trouve cela très croyable, ce que je vois est du même ordre. Il est deux heures de l’après-midi, depuis ce matin huit heures j’écris ce qui précède. J’aurais pu aussi bien dormir ou jouer aux échecs comme ceux de l’étage au-dessous. Il faut entrer le matin à huit heures et sortir à six heures du soir, pour le reste, on s’en fout ! Jeudi 4 février 1943 Hitler décrète cinq jours de deuil national pour ses cadavres de Stalingrad. Il a voulu s’obstiner par intuition divine. C’est le moment de rappeler le mot d’un grand savant, je ne sais plus lequel, que c’est l’intuition qui est responsable des plus grandes conneries. Le généralissime inspiré recommence avec le Kouban. Il va être coupé à Rostov et il perdra encore une centaine de divisions. Ce foulà a des fureurs sanguinaires et ne doit plus trouver personne pour le conseiller, mais il doit en trouver beaucoup pour le flatter. Tant mieux ! C’est comme cela qu’on les aura. Ce crétin illuminé est en train de se détruire. Ajax de banlieue. Je pensais encore cette nuit à la méthode poétique, j’ai poussé à la limite l’automatisme de Breton dans le chant gaulois. Comment pourrai-je pousser à la limite du mien ? Il faut que j’y arrive. Lundi 17 juin 1940 Peu après minuit, un ciel pur, la pleine lune, la vapeur du fleuve donnait au ciel un ton de pierre ou plutôt de ciment armé. Le lieutenant démarre, je le suis prudemment. Environ tous les cinquante mètres, il s’arrête. Au début, je laisse tourner mon moteur qui s’emballe et fait du bruit à cause du starter qui est déréglé et que je n’ai pas eu le temps de réparer. Bien qu’on soit resté immobile pendant des heures et des heures, on ne savait jamais si l’on n’allait pas démarrer dans quelques secondes et si j’avais perdu mon tour, c’està-dire quelques mètres, ma douce patronne se serait évanouie. Au 161


bout de quelques escales, toujours semblables, je décidai d’arrêter mon moteur à chaque pause, je voulais économiser l’essence, mais par ailleurs, ces démarrages répétés vidaient les accus. Il y a toujours de ces contradictions dans la vie ! L’officier faisait sa ronde de factionnaire. Je l’entendais échanger quelques mots avec une voix invisible, mais je remarquais à chaque fois quelque chose qui ressemblait à un feu de bivouac en train de s’éteindre et ce feu me paraissait être au milieu du fleuve. Peut-être n’était-ce qu’une lampe spéciale dissimulée dans un buisson et qui marquait l’emplacement des sentinelles. De plus cette lumière ne pouvait pas être au milieu du fleuve, car le fleuve était presqu’à sec au fond de son ravin, ainsi que je le vis plus tard. La route m’apparaissait comme un trou noir dans un mur en pierre blanche. Je voyais à peine la voiture du lieutenant et parfois je lui donnais un coup de pare-chocs dans son arrière. Je me disais alors : « Je suis sur la bonne route ! » Nous arrivâmes enfin au croisement de la chaussée du pont de Sully. Beaucoup de voitures, beaucoup de gens debout qui discutaient. J’entendis un dialogue, extraconjugal apparemment. La femme : « Non, mon petit, ce n’est pas bien de ta part, tu veux me lâcher ! — Mais non, ma chérie, je veux aller voir sur le pont s’il n’y a pas un moyen de passer à pied. — Je ne veux pas que tu me quittes, tu prends ce prétexte pour te débiner, après ce que j’ai fait pour toi !... » etc. Pendant que j’écoutais cet exposé succinct de l’amour éternel, un officier qui se trouvait debout sur le bord de la route me gueula : « Qu’est-ce que vous faites là, vous ? » J’eus envie de lui répondre : « Et vous ? » Mais je n’osai point et je lui dis que je suivais le lieutenant. Alors j’en fus débarrassé, mais il eut une très longue et canonnante dispute avec le lieutenant qui agissait évidemment en violation du règlement militaire. A partir de là, il n’y eut plus de voiture sur la route, je voyais toujours les petits feux de la Saint-Jean et des ombres qui vous croisaient sur les bas-côtés. Je compris confusément que personne ne voulait venir avec nous, mais qu’au contraire, tous ceux qui pouvaient marcher fuyaient les lieux vers lesquels nous nous dirigions. Je conduisais à l’aveuglette, je voyais difficilement la route et je me rendis compte que cela venait de moi-même et non de la nuit qui était extrêmement claire. J’avais sur moi des lunettes pour voir loin, je les mis, ce fut mauvais, je les retirai. Ces petits feux m’obsédaient, je me rappelais que la nuit précédente je les avais vus sur ma droite alors que j’allais en sens inverse, et je revoyais exactement le même paysage dans tous ses détails mais en sens inverse ; or, plus tard, ce souvenir étant peut-être le plus précis 162


de mon voyage, je cherchai à quel moment cette marche inverse aurait pu se produire et je m’aperçus que c’était impossible, puisque la nuit précédente nous étions à quelques kilomètres au nord du fleuve. Il est clair que je commençais à avoir des hallucinations. C’était la troisième nuit que je conduisais sans lumière, dans un encombrement indescriptible et sur des routes que je n’avais jamais vues. Trois nuits et deux jours sans manger, sans dormir, dans une attention crispante à côté d’une épouvantable miauleuse à moitié folle. À quatre ou cinq kilomètres du pont de Sully, sur la route de Châteauneuf, lors d’un démarrage, le levier des vitesses devint fou, et la voiture restait engrenée en marche arrière. Je klaxonnai pour prévenir le lieutenant qui revint. Je lui dis que la boîte était démolie, il dit : « Merde ! » Je sortis la ficelle que j’avais achetée à Montargis et je lui demandai de me remorquer. Nous accrochâmes la ficelle qui était un peu mince, et la voiture étant en prise, il fallut que j’appuie avec le pied gauche sur la pédale de débrayage qui était très dure. J’avais au moins quatre kilos au bout du pied. Nous partîmes, la ficelle cassa, nous repartîmes, mon pied lâcha dans un virage et le pare-chocs sur lequel était liée la ficelle s’arracha à son tour, nous repartîmes pour nous arrêter définitivement à l’entrée de Saint-Benoît, bouchée par les camions militaires abandonnés. La foule des piétons se dirigeant vers Sully devenait compacte. J’entendis un de ces fantômes qui disait que le pont de Châteauneuf était coupé. Nos deux voitures étaient arrêtées à un tournant près d’une ferme, mais je voyais nettement comme un château fort qui me rappelait le château de Pierrefonds et des fantômes semblaient déboucher du chemin de ronde, je voyais devant nous un escalier de pierre qui disparaissait en tournant autour d’un donjon et sur son autre rive un parapet de défense. Comment pouvais-je voir tout cela ! Au petit jour, je vis que j’étais en pleine cambrousse devant une cour de ferme assez misérable et remplie de camions contenant des obus et des cartouches de mitrailleuses. Le lieutenant était parti en reconnaissance pour chercher un passage, la vieille dame vint me rendre visite et je lui dis qu’elle se fasse conduire dans le pays et qu’elle m’envoie un garagiste dès qu’il fera jour, que j’allais garder la voiture jusque-là. « Ensuite, dis-je, nous repartirons. » (J’étais hors du temps et de l’espace.) Elle retourna dire cela à sa fille, puis revint un peu plus tard pour chercher un carton à chapeau qui se trouvait dans le coffre arrière. J’ouvris le coffre, je lui donnai le carton et elle demanda les deux sacs en cuir, je les lui tendis. Elle avait posé le carton à chapeau sur le gazon, elle me dit que c’était entendu, que je devais garder la voiture et qu’elle ferait le nécessaire pour me faire dépanner au petit jour. Elle partit en oubliant son carton, pour 163


lequel elle était venue. Je le lui tendis, elle n’en voulut point et repartit avec les deux sacs. Je pensais : « Ça y est ! elle avait sa fortune dans les sacs, elle ne voulait pas que je le devine par crainte que je ne l’assassine, elle a joué la comédie du carton à chapeau ! Pauvre idiote ! » Et quand je vis la voiture du lieutenant, non pas partir vers Saint-Benoît, mais faire demi-tour et me passer devant le nez à toute vitesse, je compris que les Prussiens n’étaient pas loin et que ma patronne fuyait en abandonnant sa voiture et son pauvre chauffeur ! Il pouvait être deux heures et demie du matin. Je m’installai dans la voiture pour dormir. Peu de temps s’était écoulé et la voiture fut violemment secouée, j’entendis des cris hostiles : « C’est la cinquième colonne, on en tient un, sortez-le, etc. » C’étaient des soldats sans armes et sans chefs qui voyaient la cinquième colonne partout. Je descendis de la voiture, un gros me demanda ce que je faisais là, je lui dis qu’à la suite d’un accident les dames et l’enfant étaient partis avec un lieutenant et que j’attendais le jour pour réparer. J’eus la chance qu’à quelques mètres de là, et à peu près au moment où nous arrivâmes, il y eut un camion qui versa avec son chargement, dont une femme et un enfant. Ces énergumènes, qui avaient traversé le pays, avaient rencontré des soldats qui portaient les victimes à l’hôpital de Saint-Benoît et crurent que j’étais de la fournée des victimes, il expliqua l’affaire aux autres et ceux qui étaient assez loin derrière et qui n’entendaient pas les explications criaient encore : « Tue-le ! » Cela me rappela la mort du poète Cinna dans le Jules César de Shakespeare. Ces fous disparus, je pris le parti d’aller finir ma nuit dans un champ de seigle tout proche. Enveloppé dans mon imperméable, je ne pus m’endormir, j’avais froid, j’attendis le jour pour sortir de là. Regardant la route à travers les tiges de seigle, je vis passer une superbe voiture Panhard conduite par deux soldats, l’un tenait le volant et l’autre les rênes de deux chevaux qu’ils avaient attelés avec des cordes au pare-chocs. Celui qui tenait les rênes avait aussi un fouet et il conduisait avec une attitude copiée sur celle des cochers de grande maison. Ils filaient à toute vitesse vers Saint-Père. A partir de ce moment je fus seul, à perte de vue autour de moi, je ne voyais pas un bipède, quelques chevaux s’en donnaient à cœur joie dans les champs d’avoine pas encore mûrie. J’entrai dans la ferme pour chercher quelque chose à manger ; rien, un seau d’eau, je me suis mis la tête dedans. J’examinai la voiture, rien à faire, le levier était cassé. Je me rendis compte que j’avais tout perdu, sauf la vie, à laquelle je ne pensai point, étant donné l’état d’abrutissement dans lequel j’étais. Je suivis machinalement la route qui conduisait à Saint-Père. Je considérais mes deux valises comme perdues, dans l’une j’avais mon meilleur costume et 164


mon linge, dans l’autre j’avais mes instruments de travail et ma fortune, environ cinquante mille francs de valeurs. Ma famille était je ne sais où. Il me faudrait sans doute une fois encore, repartir de zéro. Mais ce qu’il me fallait pour l’instant c’était premièrement manger, deuxièmement dormir. J’avais marché deux kilomètres, je vis sur une borne : « Saint-Père 4 (ou 5) km ». Je ne me sentis pas la force d’aller jusque-là, je revins sur mes pas, passant près d’un camion abandonné qui avait un chargement de sucre, j’en pris un paquet et je mis un morceau dans ma bouche. Sur le bord du chemin, je ramassai deux chemises, deux paires de chaussettes et avec une taie d’oreiller et une ficelle je confectionnai une musette dans laquelle je mis tout cela, plus une serviette, un savon, un blaireau et un rasoir. Il n’y avait qu’à se baisser pour prendre ce dont on avait besoin, le bord des routes ressemblait à une foire aux puces désertée. À cent mètres de là, sur la gauche, je vis un groupe de trois fermes sur un chemin qui conduisait au fleuve, je décidai d’aller m’installer dans la plus éloignée. J’entrai dans la cour, les portes de l’habitation étaient closes, je fis le tour et je vis une famille endormie dans la balle d’avoine tassée entre deux granges. Une jeune fille qui avait exactement la tête de cette déesse blonde qui égaie les billets de banque de dix francs ou de cinquante francs, ouvrit un œil et me regarda sans étonnement. Je revins près de la porte de la maison et après avoir ouvert les volets d’une fenêtre, je cherchai une pierre pour casser une vitre et faire jouer l’espagnolette. Un vieux chemineau était là près de moi tenant à la main une vieille bicyclette dame très chargée. Il me dit : « Allons-y ! mon fils, faut qu’on bouffe ! » Je fis sauter un coin de la vitre, j’entrai et, de l’intérieur, j’ouvris la porte. Vendredi 5 février 1943 Et les Russes avancent toujours. Hitler pleure pour les défenseurs de Stalingrad. Défenseurs ? Ce ne sont pas des attaqueurs ? À deux cents kilomètres en dehors de leurs frontières, ils sont défenseurs d’une ville qu’ils essayaient de voler ! Mais le mot défenseur est bien plus propagandogène, alors, allons-y pour défenseurs. Tous les journaux de France parlent de ce défenseur pour réclamer la mobilisation militaire de tous les Français pour aller défendre Paris en Crimée. Cyniques idiots ! Herr Cordonnier a pleuré, assis dans son bureau tout fraîchement meublé de dessertes et de tables à thé, et avec sa glace de café Napolitain accrochée au-dessus de la desserte. Il est là depuis six 165


mois et il finissait à peine son installation. Il allait commencer à travailler dans de bonnes conditions de confort et même de somptueux confort, et vlan ! on le mobilise. C’est bien de la brutalité administrative insoucieuse du salut de l’Allemagne ! Il pleurait tout en ayant son trou du cul de chat à la boutonnière. Je me suis fait préciser ce point auquel j’accorde une grande importance. Et devant les grands portraits d’Hitler et de Goering pendus aux clous sur les deux trumeaux d’honneur. Quelqu’un de son entourage m’a dit que pendant quinze jours il avait fait des essais nombreux pour déterminer l’emplacement de ces portraits. Il avait finalement trouvé, mais ces deux emplacements étaient également avantageux et la perplexité fut grande d’attribuer à chacun l’honneur qui lui était dû. Après avoir mis Goering au nord et Hitler à l’ouest, après avoir fait des entrées solennelles dans son bureau, « comme s’il était un autre », après s’être assis sur les différents sièges destinés aux visiteurs, il permutait les images sacrées, et recommençait. Au bout de quinze jours, ils trouvèrent finalement leur emplacement définitif, et combien provisoire. (J’en retiens un en compensation des bouteilles que je ne puis plus avoir.) Herr Cordonnier a pleuré. Pourquoi ? Parce qu’il était obligé de quitter les cuisses de la putain France pour aller se vomir dans les steppes. Lundi 17 juin 1940 (suite) Le vieux entra. Il était petit, maigre mais nerveux et musclé. Il paraissait avoir soixante ans mais en avait soixante et onze. Il était vif et agile. Il était vêtu d’un bourgeron noir et d’un pantalon de velours, une casquette et des espadrilles. En croix sur sa poitrine, les courroies de deux musettes pleines à craquer. Il était jardinier à Marcq-en-Barœul et, fuyant vers Auxerre, avait obliqué sur la Loire pour trouver un passage. Il s’appelait Pietri, veuf, son fils était mort à la guerre (l’autre). Comme tout le monde l’appela grand-père, je parlerai de lui sous le nom de grand-père. Comme nous visitions nos appartements, un clochard à gueule patibulaire entra. Il portait en bandoulière un magnifique poste de T.S.F. qui, de loin, me fit l’effet d’un accordéon pendu à son dos. Il entra et nous demanda de l’accepter et, qu’en échange, il nous laisserait son poste. Nous lui dîmes que nous en avions déjà un, nous lui montrâmes un poste aussi gros que le sien qui reposait sur une étagère auprès de la grande pendule, et qu’à la ferme en face ils seraient contents de faire l’affaire, car ils avaient l’intention d’en acheter un, la semaine dernière. La ferme en face se trouvait à cinq cents mètres environ, au milieu des champs. Nous ne le revîmes jamais. D’ailleurs, le poste ne pouvait servir à 166


rien car il n’y avait plus d’électricité. Le programme du grand-père et le mien étaient les mêmes, nous avions donc les mêmes goûts et nous fûmes d’emblée une paire d’amis. Ce programme tenait dans ces deux mots : manger, dormir. Il entreprit l’exploration des matières consommables pendant que je sciais du bois pour allumer le feu. Il revint avec des œufs et une bouteille d’huile. Il y avait du sel sur une étagère, nous fîmes cuire des œufs sur le plat. Ayant avalé nos œufs, grand-père me dit : « Je sais où est le vin, viens avec moi, tu vas m’aider. » Nous traversâmes la cour et à côté du poulailler se trouvait un cellier fermé à clef mais surmonté d’un petit grenier, nous grimpâmes dans le grenier et avec une barre de fer, nous ouvrîmes dans le plafond une ouverture assez grande pour qu’un homme puisse descendre, grand-père s’assit au bord du trou, je lui pris les mains et, suspendu à moi, il descendit. De l’intérieur, il ouvrit la porte et j’entrai dans un petit réduit où se trouvaient sept barriques alignées, prêtes au sacrifice. Nous remplîmes une bouteille et regagnâmes la maison. Grand-père s’était attardé un peu dans le cellier, je l’appelai pour qu’il vienne boire un coup. Il revint en me disant : « Il y a un tonneau où il est meilleur, après c’est celuici qui n’est pas mauvais, les cinq autres c’est de la piquette. » Dans le fond de la pièce, il y avait un lit, il était très sale, les draps avaient plusieurs mois de service et des taches de sang indiquaient qu’une Macbeth de village avait dû y tuer son Banquo. Mais c’était un lit, nous l’arrangions pour nous y étendre quand entrèrent les gens que j’avais vus dormir dans la balle d’avoine. Je les reconnus au profil de Cérès d’une des filles. C’était une famille juive, mais qui n’avait rien de juif dans l’apparence, le père, la mère, un garçon et deux jeunes filles, plus un ami de la famille, d’une trentaine d’années. C’était une famille Cohen et un copain du père. Les hommes étaient ouvriers chapeliers dans le quartier de la République. Cohen était un colosse assez brutalement construit, les jambes arquées, un travailleur et un brave homme, la femme fut pour notre collectivité un élément inappréciable, toujours au travail, elle se levait la première, allumait le feu, faisait le petit déjeuner, la vaisselle, les lits, etc. etc. Mais sa cuisine était mauvaise, aussi nous ne lui laissâmes pas ce travail. Elle aurait été heureuse de tout faire. Les deux filles avaient une vingtaine d’années, mais elles n’aimaient pas le travail. Le fils, dix-sept ans, le haïssait. Un jour qu’il était vautré sur une chaise et que je sciais du bois pour le dîner, grandpère lui dit : « Dis donc, toi ! Tu laisses Monsieur Blanchard scier du bois et tu ne fous rien de la journée ! Va donc scier ! » Il répondit : « C’est pas mon travail, je suis assureur ! » Il était commis chez un agent d’assurances ; grand-père, qui était un rouspéteur plein d’ala167


crité, lui répondit : « T’as pas besoin de m’assurer que tu es un sacré feignant, ça se voit ! » Les six nouveaux locataires étaient arrivés là en pleine nuit mais n’avaient pas osé entrer dans la maison. Nous leur reconnûmes donc un certain droit d’être avec nous, bien que grand-père rechignât à les admettre, mais j’arrangeai la chose, il y avait encore deux chambres à deux lits, ce qui faisait dix places. Je dis à grand-père que lorsque nous serions dix, nous n’accepterions plus personne. Je pensais qu’il valait mieux recevoir tout de suite des gens qui avaient la figure honnête que d’être obligé, par la loi du plus fort, d’accepter la présence d’une bande de voyous ; car il y en avait beaucoup qui allaient bientôt chercher un gîte. Vers dix heures, une petite Citroën fit son entrée dans la cour, grand-père se précipita sur eux et leur dit que c’était plein. Je calmai son ardeur encore un coup, car j’avais vu que nous ne trouverions pas de meilleurs pensionnaires et nous fûmes au complet. C’était un coiffeur de Meaux et sa femme, quarante ans environ. La femme était une cuisinière première classe. J’avais eu le nez creux, aussi ce fut elle qui nous fit la cuisine. Pendant une semaine, ce fut royal ! Dans la ferme, il y avait six vaches, quarante poules, cent lapins (environ), un jardin avec des fraises à point ! Nous mangeâmes chaque jour des fraises à la crème, grandpère me dit, l’après-midi du premier jour : « Je sais où il y a du Shnick. » Je lui dis : « Apporte ! » Il revint avec un litre de marc maison de première qualité ! Il y en avait douze bouteilles dans une armoire. L’après-midi, pendant que les femmes mettaient un peu d’ordre dans la maison, grand-père et moi, nous allongeâmes sur le lit, mais je ne pus dormir, j’étais trop fatigué. Depuis vendredi matin huit heures, je n’avais pas dormi horizontalement et nous étions lundi, deux heures de l’après-midi. Il n’y avait pas d’Allemands autour de nous, les femmes étaient inquiètes, je leur promis que le lendemain matin j’irais faire une reconnaissance jusqu’au pont de Sully si possible, pour voir ce qui se passait. Vers le soir, les vaches beuglaient, nous leur donnâmes à boire et à manger et nous les avons traites, ou du moins, la plupart d’entre nous essayèrent. J’avais fait cela dans ma jeunesse et je m’y remis, mais je fus vite fatigué. Une belle génisse aux longs cils blancs vint près de la fontaine, dans la cour et me caressa pour que je la fasse boire, elle posa sa tête sur mon épaule et entra dans mon poème Les Pelouses fendues d’Aphrodite1, on eût dit un bon gros chien fidèle. Tant que je fus là, tous les soirs, nous fûmes comme une paire d’amoureux. Nous nous couchâmes de bonne heure, vers huit heures apparemment et grand-père, près de moi, ronfla comme une contrebasse désaccordée. 168


Je ne dormis pas beaucoup cette nuit-là. J’ai reçu hier un tract Vos gueules ! qui remet en place les poètespoètes qui ont affiché leurs gueules dans Toute la vie hebdomadaire photographique Axial pour la France. Lanza del Vasto, érigé sur un tabouret de bar en costume de cinéaste, nous dit qu’il change de costume tous les jours. Il ne porte que de la laine et de couleur la plus rare (les nouveau-nés en sont privés). La Tour du Pin fait du cheval et entraîne sa monte. Yanette est aux pieds de Cocteau, etc. Toute une page de Toute la vie2 est occupée par ces foutriquets. Ce tract était nécessaire, mais ils vont deviner tout de suite de quel côté il naquit. Ces règlements de comptes en préparation ! Je ne donnerais pas ma place de spectateur pour dix kilos de lard salé. J’ai commencé Wanderers of the Dark3, drôle de début, j’ai peur que ça foire. Je voudrais tant écrire quelque chose de bien ! Samedi 6 février 1943 Mardi 18 juin 1940 Le matin de bonne heure, je partis en reconnaissance, je pris ma musette et mon imperméable pour le cas où je serais embarqué pour une destination inconnue et je me dirigeai vers Saint-Père. Pas un être humain dans mon panorama, de temps en temps je doublais une voiture abandonnée. Au bout de trois ou quatre kilomètres, le nombre des voitures abandonnées s’accroissait rapidement et, en vue du pont du chemin de fer, je dus louvoyer sur la route. Auprès d’un camion, je vis un homme qui finissait de se laver la figure avec l’eau du radiateur. Il venait de se raser, il enfila son veston, mais sur ––––– 1. « Une génisse aux longs cils blancs vint poser sa tête sur mon épaule. Mes mains couvrirent sa poitrine d’enfant. Mes mains couvrirent ses cornes naissantes et je vis des combats d’aurochs dans l’eau noire de ses yeux. » (Les Pelouses fendues d’Aphrodite, I). 2. Voir le 3 février 1943. Toute la vie n° 74, 15 janvier 1943. Toute la vie, magazine « Axial » (= des puissances de l’Axe) était un peu l’équivalent de l’actuel Paris-Match. À l’article d’un certain Yves Bonnat, qui présentait plusieurs poètes sous le jour à la fois le plus dérisoire et le plus complaisant, et aux poètes en question, le groupe de La Main à plume répondit par le tract Vos gueules ! qui marque en outre la rupture avec la revue Messages. Il s’ensuivit une cascade de polémiques qui devaient occuper toute l’année 1943. Sur cette affaire, voir Michel Fauré, op. cit. pp. 201 sq. 3. Voir note 2, p. 133. 169


le garde-boue de la voiture, je vis une tenue militaire et un galon de sergent, il y avait aussi un képi de sous-officier. C’était un homme de trente à trente-cinq ans, genre adjudant, frais et rose et qui visiblement venait de se réveiller. Il avait dû dormir dans le camion, il se déguisait en civil avec des vêtements trouvés dans le camion et s’apprêtait à disparaître dans la masse anonyme des civils afin d’éviter la captivité. Je lui demandai s’il était possible de traverser la Loire par le pont du chemin de fer. « Demandez-leur ! Je pense qu’ils vous laisseront passer. Par ici, c’est des fritz, à l’autre bout, c’est des Français. Moi, je me suis battu toute la nuit ! » Il me dit son « Je me suis battu toute la nuit » en se redressant et avec une attitude de ténor d’opéra lançant son contre-ut. Il m’amusa extrêmement. Je m’avançai en tapinois vers le pont et je vis des caraïbes postés en sentinelles à l’entrée du pont. Je revins vers ma ferme. En repassant devant le camion, je regardai partout si je voyais l’infatigable guerrier, mais il avait disparu. Il avait dû prendre à travers champs et s’abriter dans les bosquets qu’on voyait à une centaine de mètres sur la droite. À peu de distance de ma ferme, à la lisière d’un de ces bosquets, je vis deux soldats sénégalais, en armes et immobiles comme des factionnaires de première classe. Ils me regardaient passer sur la route, très étonnés. Je leur fis signe de venir. Ils s’avancèrent et, arrivés à quelques mètres de moi, ils levèrent les mains en l’air pour se rendre. Je leur dis : « Non ! Français ! » mais ils ne comprenaient pas. De la main droite, je serrai ma main gauche et la secouai pour leur faire comprendre que j’étais leur ami et je leur fis signe de me suivre. Ils étaient très affaiblis, l’un avait de l’écume aux lèvres, mais ils avaient gardé tout leur équipement alors que les fossés de la route étaient parsemés de fusils, de mitrailleuses, etc. etc. Ils me dirent : « Marseille ? » Et voilà, on leur avait dit d’aller à Marseille, leur chef leur avait dit sans doute : « Je vous donne rendez-vous à Marseille, liberté de manœuvre », tout comme je dirais à un ami : « Venez ce soir à l’apéritif chez Mollard », et le chef s’était enfui sur quatre roues. Je marchais donc sur la route, suivi de mes deux Sénégalais en armes, et je pensais à ce qui arriverait si des caraïbes surgissaient, quand je vis sortir d’une ferme un capitaine français un peu excité, à qui je présentai mes deux bamboulas. Eux se mirent au garde-à-vous. Le capitaine leur dit : « Avez-vous des clous ? Et un marteau ? » Je lui fis remarquer qu’ils n’entendaient point le français, mais lui tout à son idée fixe me dit qu’il cherchait des clous et un marteau pour assembler quelques planches et traverser la Loire dessus. Je pensais que le marteau était tout trouvé. Au même moment, un paysan vint le chercher en lui disant qu’une barque était accostée. Mon capitaine 170


se précipitait déjà vers le fleuve quand je le pris par la manche et je lui dis : « Occupez-vous de ces hommes, ils sont à vous, faites-les passer de l’autre côté aussi ! » « Oui ! Oui ! venez avec moi, je vais passer d’abord et je ramènerai le passeur vous chercher. » Les deux pauvres nègres furent ramassés par une patrouille et emmenés à l’hôpital car ils étaient mal en point, l’un d’eux avait un abcès à la gorge, celui qui écumait, sans doute. J’appris plus tard que le médecin allemand expliquant le cas à un de ses aides, lui dit, avec des gestes en plus, qu’on allait l’opérer de telle ou telle façon, le pauvre nègre voyant les gestes du major crut qu’on allait lui couper la tête. Au milieu de la nuit, il se leva et s’enfuit par la fenêtre. Je n’ai pas su ce qu’il était devenu. Il a dû mourir dans un bois. J’arrivai à la ferme vers onze heures et demie et je racontai mon voyage. « Vous avez vu les Boches – Comment sont-ils ? » furent les questions principales. Je leur dis que nous devrions rester assez longtemps ici, que nous allions nous organiser pour faire durer nos réserves et que nous devions nous y prendre comme si nous devions y rester toujours. Ils me nommèrent leur chef, spontanément, et me donnèrent les « pleins pouvoirs ». Avec ce monde un peu disparate, il n’y eut jamais de heurts et quand nous nous quittâmes, nous nous embrassâmes tous. En nous mettant à table, une femme qui logeait dans une ferme voisine et dont le mari, livreur d’une grande épicerie, y avait garé sa marchandise, vint d’un air de vouloir tout avaler nous ordonner de lui donner du vin. « Vous avez du vin ici, il est à nous aussi bien qu’à vous. » Elle nous sortit tout son boniment avant que nous n’ayons eu le temps d’ouvrir la bouche. Elle avait sans doute appris que le propriétaire de notre ferme avait du bon vin. Tout souriant, je lui dis : « Madame, je suis très heureux de vous rendre service, donnez votre bouteille, nous allons la remplir. » Et je la tendis à grand-père, sommelier de ce château, en lui faisant un clin d’œil : « Tiens, grand-père, va remplir la bouteille de Madame ! » Grand-père, qui avait goûté à tous les tonneaux, remplit la bouteille de la dame avec le plus mauvais breuvage qui ait jamais mérité le nom de vin. J’en goûtai ensuite et je n’aurais su dire si c’était du cidre, de la bière ou n’importe quoi. Je tendis la bouteille à la princesse, qui toujours arrogante à gifler s’en alla en faisant des manières. Mais on ne la revit plus. Celui qu’elle avait dans sa ferme devait être meilleur. Grand-père, très batailleur, aurait voulu l’assommer ; quand il vit comment j’arrangeais les choses, il me fut complètement acquis. Pendant ce repas, nous bûmes évidemment la cuvée réservée et nous finîmes la fête avec un verre de marc. Grandpère avait déniché une bouteille de liqueur sucrée, « pour les dames » disait-il, mais les dames préférèrent le marc. Ce qui prouva 171


leur bon goût. Je décidai qu’on ne prendrait qu’un verre et nous tînmes parole, il n’y eut pas de soûlographie pendant mon consulat. L’après-midi fut employée à l’approvisionnement général. Les hommes devaient fournir la matière première à Madame Ménager, la cuisinière ; Madame Cohen et ses filles faisaient le ménage. Nous tuâmes trois poules et deux lapins pour le lendemain. Tandis que je plumais les poules, grand-père dépouillait les lapins, Cohen et son ami allèrent arracher des pommes de terre, des carottes, des poireaux, etc. L’assureur scia du bois. Ménager, le coiffeur, soignait notre cheptel. Vers quatre heures, on tira le canon. Grimpant sur le tas de bois, je vis le château de Sully qui flambait et des éclatements d’obus sur la ville. Cela ne dura pas longtemps, ce n’était qu’un réglage pour le colossal arrosage de la nuit prochaine. Ce qui manquait à Madame Ménager, c’était du poivre, du sel et diverses choses de ce genre. Ce qui nous manquait à tous, c’était du pain. Je décidai donc d’aller prospecter Saint-Benoît, le lendemain matin, avec grand-père dont le flair était précieux. Nous fîmes un bon dîner, omelette aux pommes de terre, fraises à la crème, vin cuvée réservée et pousse-café. Et ce fut le deuxième jour, comme il est dit dans la Genèse. Nous étions là comme chez nous. Vers onze heures du soir, les idiots commencèrent leur tapage. Ils faisaient un barrage d’artillerie à Sully, sans doute pendant que les pontonniers travaillaient sur le pont du chemin de fer pour le mettre en état de servir de pont-route. L’ami vint, tout effrayé, me demander si nous devions fuir. Nous étions au lit, je lui dis de rester bien tranquille dans son lit, comme tout le monde, et de dormir en attendant que cela finisse. Grand-père faisait écho : « Fous-nous la paix ! tu nous réveilles ! va te coucher ! merde alors ! » De onze heures du soir à quatre heures du matin, ce fut un roulement ininterrompu, les obus passaient au-dessus de la ferme, les tuiles murmuraient comme les galets au bord de la mer quand les vagues sont mauvaises. Les trains de dépression qui suivaient les obus soulevaient un peu les tuiles et les faisaient frissonner. En comptant dix obus à la seconde, pendant six heures, cela faisait environ deux cent mille obus, à vingt kilos l’un dans l’autre : quatre mille tonnes de ferraille, de quoi faire des casseroles pour toute l’humanité. Ces idiots-là devaient se dire : « Guerre finie, vidons les caissons, faut pas rapporter cela chez nous ! » Et allez donc ! On n’entendait aucune réponse du berger à la bergère, l’artillerie française devait déjà se trouver du côté de Perpignan. Je remuais toutes ces pensées en écoutant ce raffut quand, vers minuit, le froussard revint à la charge : « Monsieur Blanchard ! faut partir, dites-nous de partir ! » Mon grand-père se fâcha et cria un peu fort, j’expliquai que 172


ce n’était pas à nous qu’ils en voulaient et que les artilleurs étaient des gens calés qui ne se trompaient pas de plus de deux ou trois kilomètres, comme nous étions à plus de quatre kilomètres, nous ne risquions rien. « Allez dormir, faites comme tout le monde ! » Lundi 8 février 1943 Mercredi 19 juin 1940 Vers neuf heures, grand-père et moi, nous partîmes pour SaintBenoît, trois kilomètres. Près d’une voiture échouée, nous vîmes le cadavre d’un homme de cinquante ans, assez gros et qui avait la tête à Jouhaux ; il était sur le dos, bien calme, un petit trou dans la tempe gauche. Un peu plus loin, nous croisâmes deux caraïbes en moto qui faisaient l’inventaire des voitures et surtout de leur contenu. Nous fîmes un détour à travers champs pour éviter d’escalader la barricade de camions qui barraient le chemin, la voiture de ma princesse était toujours là, mais le massacreur était dans le champ de notre vision, je passai mon chemin comme si je ne la connaissais pas. Je pensai que le Jouhaux avait été abattu parce qu’il fouillait dans une voiture, fût-elle la sienne. Or, je n’avais plus les papiers, ma patronne ne me les ayant pas confiés, de crainte que je ne me l’approprie. Un peu plus loin, un groupe de soldats avec un camion de dépannage remit sur pieds, en moins de deux, un camion citerne plein d’essence. Cette équipe, en passant, enlevait aux voitures les roues et les carburateurs ; quand ils en trouvaient une à leur goût, ils l’enlevaient tout entière. Nous arrivâmes sur la place du pays après avoir fait connaissance du vainqueur dans l’exercice de ses fonctions de pillard et d’assassin. Ils ne nous dirent rien, ne nous regardèrent pas, nous passâmes raides comme des piquets, le regard fixé sur l’horizon. Un vainqueur faisait le singe dans les arbres pour accrocher son fil téléphonique, un autre cassait des fusils au bord de la route avec une masse de forgeron. Il posait la crosse sur le sol, le canon sur une grosse pierre et abattait son marteau au milieu, le fusil se pliait et d’un coup de botte il l’envoyait dans le fossé. Pendant toute la semaine, nous vîmes cet homme (sans doute un spécialiste diplômé) se livrer à cette occupation, de huit heures du matin à sept heures du soir. Un habitant de ce village nous dit que la boulangerie était ouverte mais qu’il fallait se faire délivrer un bon chez le secrétaire de la mairie ; nous y allâmes, il prit le nom des dix colons et nous donna un bon, nous eûmes notre pain et, voyant en face de la boulangerie une épicerie dont la porte était entrebâillée, nous entrâmes pour acheter du sel, du poivre et du beurre. Pendant que je me fai173


sais servir, grand-père avait déjà fait l’inventaire de la boutique et vint me dire à voix basse : « Il y a du pernod, on pourrait en prendre une bouteille, hein ? Il y a aussi des sardines en boîtes et du riz, on ferait une poule au riz, on se régalerait. » J’achetai donc toutes ces choses et, en plus, nous prîmes un pernod au comptoir. Nous rentrâmes pour onze heures et demie à la ferme avec tout notre chargement. En passant, je ne vis plus la voiture, je dis à grand-père : « Ils ont barboté ma voiture ! » Il me répondit : « Ah ! les salauds ! » Nous fûmes les bienvenus et Madame Ménager fut toute réjouie, d’autant plus qu’elle venait de retrouver son chat qui avait disparu dans les champs à son arrivée ici, lorsqu’elle avait ouvert le panier dans lequel il vivait depuis son départ de Meaux. Cette bête, affolée, avait eu peur et s’était blottie dans le foin quelque part. Madame Ménager était une femme qui avait dû être très belle. Son mari avait au moins quinze ans de moins qu’elle et cela la tourmentait très fort, car elle avait des moments de grande nervosité qu’elle apaisait en querellant ce pauvre Ménager, un brave garçon mais qui devait aimer fricoter avec des femmes plus jeunes, si j’en crois tous les griefs que nous entendîmes. « Oui, Monsieur Blanchard, c’est un cavaleur ! Ce qu’il m’en a fait porter, ce cochonlà ! » L’apéritif ouvrit tous les cœurs. Il dura deux jours et il fut partagé équitablement sans distinction d’âge ni de sexe. La journée se passa très agréablement, Ménager sortit ses outils et nous rasa, nous préparâmes le menu du lendemain et nous nous couchâmes de bonne heure. Une patrouille de motocyclistes entra dans la cour, fit le tour à toute vitesse et disparut. Ils cherchaient des soldats français et surtout des Sénégalais qui, nous dit-on, avaient tiré sur les vainqueurs. Ce fut la première nuit de sommeil normal depuis l’autre mercredi, le 12 juin. Je commençais à me sentir moins fatigué, ma mémoire revenait, car, en arrivant ici, je n’avais plus la mémoire des noms, au point qu’il me fut impossible de me souvenir du nom de Montargis, alors que je revoyais très bien la ville et tous les événements que j’y avais vécus. Je me rappelais que Bergson parlait de ces choses quelque part et disait que c’étaient les noms propres qui partaient les premiers, ensuite les adjectifs, les substantifs et enfin les verbes. Je pus vérifier la vérité de ceci, du moins pour la première partie. Pour ce qui suit, je préfère le croire sur parole que d’aller y voir. Mercredi 9 février 1943 L’humanité a eu trois grands civilisateurs : Pizarre, Cortez et l’amiral Alphonse d’Albuquerque 1 dont le génie n’avait pas été 174


dépassé, Napoléon n’ayant été qu’un sale petit mec. N’avait-il pas gardé de la Révolution un respect de la fameuse Déclaration jusqu’au point de n’avoir jamais osé pénétrer dans la conscience individuelle ? Mais il nous était réservé l’honneur de voir dans notre ciel noir ces trois soleils : Hitler, Staline et Mussolini et alors que les trois premiers exerçaient leurs calculs en trois points du globe aussi éloignés que peuvent l’être aujourd’hui Vénus, Mars et Mercure, nous voyons nos astres briller au même instant, au même lieu. Pendant un siècle, une lutte sournoise s’est déroulée dans l’ombre entre deux cancres volumineux : l’Église et l’État. L’État a digéré son vaincu et maintenant, les États, dans les pattes de libido-dominandards, se défoncent les côtes. Mais, non plus dans l’ombre. Ah ! mais non, heureusement, car alors, nous pouvons assister au spectacle dont nous payons les frais ; on nous y invite non pas poliment mais policièrement. Que c’est beau ! Quel est l’argument de la pièce ? Des partis politiques, c’est-à-dire des imbéciles menés par quelques crapules, assaillent cette grosse bête : l’État, pour lui monter sur le palanquin et aller lever des impôts sur les territoires nationaux et coloniaux. Pour recruter un très grand nombre d’imbéciles, ils usent de cette sous-pavloverie que ces gredins appellent : propagande. Leur pouvoir, en quelques années, pousse comme un gigantesque champignon. On l’entend pousser. Bruits de mitraillettes, portes de prison, pelletées de terre avec requiescat. Mais les dieux ont toujours soif, de plus en plus soif. Leur pouvoir n’est pas assez puissant. Alors, c’est la guerre. Grâce à la guerre, mère de toutes choses et de rien du tout, on prend la dernière brassée du pouvoir, en faisant jouer le salut de la patrie. Et en avant, à moi tout ! Les crapules se soûlent de libido-dominanderie, les imbéciles payent les frais. Les crapules s’en sortiront toujours. Ils n’invoqueront pas en vain le nom du Tout-Puissant ! Mes enfants, lisez ce monument impérissable de la pensée universelle qui s’appelle : Mein Kampf ! et vous comprendrez pourquoi il faut brûler tous les livres. Système breveté – Torquemada2 – avec l’approbation. Le nettoyage des bureaux, ici comme en Prusse, se fait pendant les heures de travail, sans doute afin que les balayeurs ne puissent pas voler les secrets de fabrication ! Pendant une heure chaque matin, nous arrêtons « un peu le bras » ––––– 1. Alfonso d’Albuquerque (1453-1515), conquistador portugais. Vice-roi des Indes en 1508. 2. Tomas de Torquemada (1420-1498), inquisiteur général pour l’Espagne, il fut le véritable organisateur du Saint-Office, et un antisémite fanatique. 175


comme le bûcheron de Ronsard et nous regardons la mazurka des balais et la danse du mouchoir sur les vitres. Il y a une chose qu’on ne leur volera pas : c’est le secret de leur organisation. Jeudi 20 juin 1940 Nous étions adaptés à notre nouvelle existence. Tout se passait régulièrement ; le matin, j’allais chercher le pain et différentes denrées, nos dépenses étaient très faibles, je tenais la caisse et à la fin de la semaine, la dépense totale se montait à cent trente francs, ce qui fit treize francs par personne. La journée du jeudi se passa donc très bien et très vite, car il y avait beaucoup de travail. Vers le soir, un cycliste vint de Saint-Benoît avec un ordre de réquisition du maire enjoignant à Ménager de s’installer dans la boutique du coiffeur fugitif. Il devait commencer son sacerdoce le lendemain, on lui ouvrit la porte de la maison, on lui imposa des prix et un comptable, car il devenait gérant pour le compte de la mairie. La boucherie avait rouvert dans les mêmes conditions. Des réfugiés étaient requis pour occuper les magasins abandonnés, sous le contrôle du secrétaire de la mairie, un homme de soixante à soixante-dix ans qui mena tout pendant ces quelques jours, alors que le maire et ses adjoints étaient passés au sud de la Loire avec tout ce qu’ils avaient pu emporter. Les Ménager furent très tristes de nous quitter et nous promîmes d’aller les voir à chaque fois que nous irions au ravitaillement. Mercredi 10 février 1943 J’ai écrit un second tronçon de Wanderers, cela va très bien. Le premier tronçon pourrait s’appeler Avenue du Parc Montsouris, et le second, La terrasse du « Select ». Je vois maintenant le carrefour Vavin et une vespasienne Raspail, etc. Prise de Bielgorod et de Koursk, les Russes avancent toujours. Ici rien ne bouge, les vainqueurs digèrent. Cette affiche de notre führer nous exhortant au travail a disparu du tableau des Bekantmachunger après quelques jours d’exposition sans grand succès. On ne faisait pas la queue pour la regarder. Les Européens font comme si elle était écrite en chinois. Ils n’ont pas réagi, ils dorment, profondément ancrés dans leurs fauteuils. Ils ne se lèvent que pour aller manger. Dernier acte des Délices de Capoue. Les torche-cul nous apprennent que le bichelonnant Bichelonne est un polytechnicien. Encore un de ces petits gigolos qui ont grandi sous les jupons merdeux de cette sale vieille truie qu’on appelle l’État ! La vie est belle pour les fripouillards ! 176


Jeudi 11 février 1943 La civilisation policière continue. On embarque à coups de crosse des travailleurs pour le grand Reich, des malades, des mutilés de 1418, des garçons de magasins, des comptables, des commis épiciers, des vendeurs d’Uniprix, des ouvreuses de cinéma, et allez donc ! Tout cela dans la gueule du monstre. À Lorient bombardé, on oblige les hommes à rester sous les bombes, le fameux système du paravent humain. Comme les avions s’en foutent, cela ne les avance guère qu’à faire tuer quelques Français de plus, programme Mein Kampf. Vendredi 21 juin 1940 Nous n’avions toujours pas de nouvelles sur la situation du pays. Pas de T.S.F. (nous n’avions pas de courant), pas de journaux, pas de communications. Quand j’allais au pays, j’essayais d’avoir quelques tuyaux, mais c’était tellement contradictoire que je ne pouvais rien en déduire. Quelques paysans revinrent avec leur matériel. C’étaient ceux qui n’avaient pu aller très loin de l’autre côté du fleuve. Je pus enfin savoir qu’on pouvait rentrer chez soi, à pied et pendant les heures permises, c’est-à-dire de cinq heures à vingt heures. Ménager parti, les paysans de notre ferme qui pouvaient revenir d’un instant à l’autre, je décidai notre départ pour le lendemain matin. La colonie fut de mon avis, et quand j’allai avec grand-père chercher le pain à Saint-Benoît, nous passâmes chez Ménager qui nous invita tous deux à déjeuner pour le lendemain. La journée se passa en préparatifs. Nous emportions des vivres pour quatre jours. Cohen trouva une carriole abandonnée, il ne lui manquait plus que le cheval et les harnais. Il trouva un cheval dans les champs, réussit à l’attraper et l’attacha dans l’écurie. Il trouva aussi des vieux harnais, et nous fîmes un essai d’attelage. Je crois bien que Cohen n’avait jamais vu atteler un cheval. Grand-père et moi, nous ajustâmes les harnais et réussîmes à faire un chef-d’œuvre en son genre, mais le Cohen avait cru bien faire en donnant beaucoup d’avoine à son cheval. Il se figurait qu’il s’arrêterait de manger quand il jugerait qu’il en avait assez et qu’il en garderait pour le lendemain ; il prêtait au cheval ses propres pensées. Mais le cheval avait engouffré un fameux picotin et ce fut une vraie corrida que de le mettre dans les brancards ! Nous le mîmes à la diète pour vingt-quatre heures. Ce fut mon dernier jour de gentleman-farmer. J’avais beaucoup avancé les Wanderers, aujourd’hui, cela prend forme, peu à peu, évolution d’un embryon de poulet. On lui voit 177


l’échine, son cœur commence à battre. Fantômes avec quelques lignes précises. C’est le contraire de la méthode des classiques : plan approfondi, puis exécution des parties en vue de — Pour nous, le plan n’est possible, et pas toujours, qu’après le poème. Vendredi 12 février 1943 Samedi 22 juin 1940 De bonne heure, nous fîmes nos préparatifs, nous donnâmes à manger aux animaux. Aux lapins, je distribuai des betteraves entières, afin qu’ils missent beaucoup de temps pour les grignoter. Pendant que Cohen chargeait sa voiture, nous partîmes pour SaintBenoît où nous devions déjeuner chez Ménager ; nous donnâmes rendez-vous à Cohen pour le soir sur la place du marché de Lorris. Cohen avait installé un campement de repli quinze jours avant la débâcle (la sentant venir) au rez-de-chaussée d’une maison de la rue principale. Nous devions dîner et coucher dans son refuge. Nous arrivâmes chez Ménager vers onze heures et nous tînmes compagnie à Madame Ménager qui, dans la cuisine du coiffeur, nous préparait un dîner substantiel auquel elle apportait tous ses soins. Nous aperçûmes là cette franc-maçonnerie du commerce qui est si florissante aujourd’hui ; le boucher, l’épicier, le boulanger, le coiffeur et le bistroquet s’étaient d’instinct soumis à la fameuse loi : Je te donne de ce que j’ai et tu me donnes de ce que tu as ! Les boutiques d’alimentation n’ouvraient que de dix heures à midi et de quatre à cinq heures. À ces heures, il y avait queue, mais à n’importe quelle heure, les membres de la confrérie se rendaient visite en échangeant des présents. Ménager avait beaucoup de travail, car des réfugiés ne s’étaient pas rasés depuis dix jours. L’un d’eux lui donna un mal de chien, c’était un vieux de soixante-dix ans, sa barbe était en fil de fer, et son visage, profondément marqué par la petite vérole, avait des accidents de terrain imprévus qui lui firent jouer du poignet comme un virtuose de violon qui essaierait de se dépêtrer d’une vertigineuse étude de Paganini. Il vint s’asseoir et vider un verre avec nous, aussitôt cet exploit accompli, et il se calma un peu les nerfs en grognant : « Quelle crépine ! quelle crépine ! » Des soldats prussiens venaient aussi, ils se faisaient racler leur tête de lard et partaient en levant la main et en criant « Heil Hitler » ; à quoi, tout le monde répondait sourdement « Merde ». Il ferma sa porte aux nouveaux arrivants et, vers une heure, nous commençâmes notre galimafrée qui se termina vers trois heures. Nous avions dix kilomètres à faire à pied pour atteindre Lorris. Nous nous fîmes des adieux touchants, Ménager nous fourra des biscuits de soldats dans nos musettes. 178


« Merci, encore un que les Prussiens n’auront pas ! » fut notre adieu. Cette expression, courante chez mes grands-parents, me revenait automatiquement sur les lèvres. La journée était très chaude, ce bon déjeuner nous avait un peu gonflé la panse et nous étions chargés. Grand-père avait installé son chargement sur son vélo et le conduisait à la main. En passant un canal très étroit (il avait peut-être quatre mètres de large) une sentinelle nous arrêta. Je compris à ses gestes qu’il nous demandait nos papiers. Je dis à grand-père : « Montrons nos cartes d’alimentation », nous sortîmes tous deux nos cartes, le boschiman qui les retourna dans tous les sens n’y pouvait manifestement rien comprendre mais, comme elles étaient semblables, il fit l’entendu et nous les rendit en disant « Gut » avec un air de dire « Parfait : vous êtes tout à fait en règle. Je vois cela tout de suite, les papiers, je ne connais que ça, et on ne me la fait pas ! Ah ! mais non ! » Or, cet animal cherchait des militaires de l’armée française en déroute, il aurait dû demander les livrets militaires. La route fut pénible et je pensais que j’avais cent quarante kilomètres à faire dans ces conditions, sur lesquels j’en avais déjà parcouru une dizaine. Vers sept heures du soir, nous entrâmes dans Lorris. En débouchant sur la place, un vainqueur nous dit d’attendre là, sous les arbres, et de ne pas bouger. Au bout d’un quart d’heure, un habitant qui venait près de nous, nous dit qu’on distribuait le vin du maire fugitif. Le maire était un négociant en vin et les vainqueurs, ayant ouvert la boutique, vidaient les tonneaux et en faisaient profiter tous ceux qui passaient devant la maison. Grand-père fila vite avec son bidon de deux litres pendant que je gardais notre matériel ; quand il revint, nous y goûtâmes et c’était de l’excellent vin blanc, quelque chose comme du Sauternes ou du Barsac. Ce coup de blanc me donna une idée, nous nous éloignâmes peu à peu de notre gardien, puis nous fîmes semblant d’être du pays et au bout d’un quart d’heure de manœuvre serpentique nous nous trouvâmes dans la rue principale. Là, nous décidâmes de fuir au plus vite ce lieu privé de tous les attraits de la liberté et de chercher à gagner la route de Bellegarde, certainement moins fréquentée ou tout au moins mieux fréquentée que la grand route de Montargis. Si nous rencontrions un des Cohen, puisqu’ils habitaient cette rue, nous entrerions chez eux, sinon nous irions coucher dans les champs. Nous ne vîmes pas de Cohen et, au croisement de la route de Bellegarde, un caraïbe nous agrafa et nous confia à un sous-caraïbe avec la mission de confiance de nous conduire à la kommandantur. Après des détours invraisemblables, nous fûmes livrés au minotaure. La kommandantur se trouvait justement sur la place du marché où nous devions rencontrer Cohen. Un gros commandant vint nous interroger avec l’aide d’une 179


interprète et nous dit d’aller sous la halle qui se trouve dans un coin de la place et qu’à huit heures et demie, on nous conduirait dans les locaux de la mairie. Il commençait à pleuvoir, nous nous assîmes sous le hangar et nous fîmes un léger repas, puis, vers huit heures nous décidâmes de partir par nos propres moyens, d’une façon ou d’une autre, mais nous ne voulions pas aller dormir au violon. Nous refîmes la manœuvre que nous avions faite sur l’autre place, et en arrivant au bout du passage difficile, au tournant de la rue principale, nous fûmes rejoints par l’ami, qui, fidèle au rendez-vous, nous cherchait. Nous entrâmes chez Cohen où le dîner nous attendait, du lapin ramené de la ferme, et nous couchâmes sur un matelas, par terre. Les pièces étaient grandes mais il n’y avait pas de meubles sauf une table et un poêle. Les matelas étaient sur le sol. Nous demandâmes des nouvelles du cheval, ils nous racontèrent les péripéties de leur voyage. Ils durent mener le cheval par la bride, il avait mangé trop d’avoine ou bien il n’était pas habitué à tirer une carriole. En arrivant, ils avaient fait cadeau du cheval à une voisine. (Peut-être l’avaient-ils vendu, mais ils ne l’avouèrent point. Comme nous nous en foutions, nous n’insistâmes pas.) Nous passâmes une bonne nuit, dans un sommeil de roche. Voici la nouvelle pièce de un franc en aluminium. Tout de même ! le bâton du Maréchal sert à tout ! Qu’on ne vienne pas me dire que je suis un obsédé de Freud ! On a toujours prétendu que ce vieux débris était un sacré forniqueur, on finira par le croire ! Samedi 13 février 1943 Une femme (puisqu’un naturaliste l’appellerait ainsi) de Dessau est arrivée ici la semaine dernière, fichue comme l’as de pique. Je la rencontre ce matin dans un teagown bleu et blanc qui sur une autre serait ravissant. Elle vient ici remplacer un Prussien parti pour les steppes. Profite-zen, ma p’tite ! mais dépêche-toi, c’est en train de cuire. Le marché noir des cigarettes vient de baisser brusquement ses prix. Les commerçants noirs achetaient quatre-vingt-dix francs le paquet de gauloises bleues qui vaut officiellement neuf francs (trois francs cinquante avant cette guerre, cinquante centimes avant l’autre). En achetant les paquets à quatre-vingt-dix francs et en les stockant pendant quelques mois, ils pouvaient les revendre deux cents francs, mais la panique due aux victoires russes leur fait 180


craindre une paix rapide. Je dis bien craindre. Hier, un de ces gangsters a offert à un de ses semblables mille paquets à soixante-dix francs, il craint d’être obligé de les revendre neuf francs, ou même de se les faire confisquer par les maîtres de demain. Le deuxième gangster qui, il y a quinze jours, aurait bondi sur l’occasion, a refusé l’offre et a répondu qu’il n’en voudrait pas pour trois sous la douzaine. Ces corbeaux ont du flair. C’est un signe qui annonce la fin prochaine de cette bousculade. Dimanche 14 février 1943 Ce matin Radio-Vichy (vieille putain) n’ayant pas beaucoup de victoires allemandes à annoncer, écourta son émission et, pour remplir les cinq minutes vides de son quart d’heure, nous annonça un enregistrement de l’adagio de la première sonate de Bach pour violon seul, sans énoncer le nom de l’exécutant. Nous avons tout de suite reconnu la sonorité si caractéristique de Yehudi Menuhin ; quand ce fut terminé, on nous répéta le titre du disque, mais toujours pas le violoniste ! Voilà la dégueulasserie de Vichy. Parce que c’est un juif ! Mais alors, qu’ils donnent un enregistrement de violoniste aryen, le bougnat du coin, par exemple ! Bande de jésuites. Ignobles ! Puis la séance continua par une exhortation d’un « halluciné de l’arrière-monde » qui nous demanda de nous soumettre à l’autorité, ainsi que l’Église l’a toujours recommandé, car l’autorité est choisie par Dieu. Je croyais que seul le sacrement du couronnement donnait au prince le droit d’exercer son pouvoir dans ce sens ! Pestilence ! Lundi 15 février 1943 Prise de Rostov, l’effondrement est bien amorcé. Le Turc qui est ici a été interrogé ce matin par Monsieur Mélange. Il a été ensuite envoyé à l’ambassade turque où on lui a conseillé de fiche son camp au plus tôt. On arrête les juifs turcs et espagnols. Les satellites de l’axe vont transfuger puisque Roosevelt n’acceptera qu’une capitulation sans conditions de l’Allemagne, de l’Italie et du Japon. Ce qui veut dire avec conditions pour les autres, Roumanie, Hongrie. Les vainqueurs ne parlent pas des événements, on dirait qu’ils vivent dans une autre planète. Ils sont disciplinés, ces cons-là, ou alors ils ne pensent à rien. Ce sont des ruminants qui ne savent si on les mène à la prairie ou à l’abattoir et qui ne cherchent pas à le savoir : drôles de gens ! 181


Je rencontre Franz, ce matin, ce type me fait pitié. Il a une figure de déterré. Je lui demande si sa santé est bonne, il me dit que oui, je lui fais remarquer ses joues creuses et ses yeux d’escargot, il me dit que c’est son visage qui est comme ça, c’est-à-dire qu’il trouve sa physionomie aussi normale que possible. Son cerveau m’a l’air entouré d’une épaisse couche d’argile cuite et il essaie vainement à grands coups d’en sortir comme un poussin sortirait de sa coquille, mais rien à faire, le blindage est épais. La Main à plume devient dynamique. Le prochain numéro est un hommage à Benjamin Péret1. Arnaud me demande un mot pour. Je viens de lui écrire une dizaine de lignes, de quoi mourir au bagne. Mardi 16 février 1943 Recensement des hommes de vingt et un à trente et un ans annoncé samedi, on a commencé hier. Mon fils Jean, vingt et un ans, s’est présenté hier matin, comme il le devait. Mairie du VIIIe, salle du recensement. On l’enregistre, on lui donne une feuille et ensuite on lui dit de passer dans une pièce voisine. Là, un docteur français le regarde vaguement, et écrit Apte dans une des colonnes. Puis il dit : « Par là ! » et ouvre la porte d’une autre pièce dans laquelle se trouve un gros Boche qui prend la feuille et inscrit la date de départ pour l’Allemagne : 22 février - soir - gare de l’Est. Au tour du suivant. Sur dix jeunes hommes de son âge, de sa connaissance et du même âge, neuf ont été désignés pour l’Adolferie, le dixième non, parce qu’il est à moitié crevé. Vichy a organisé le recensement, qui est un piège ignoble. Ces Cannibales vont, en dix jours, ramasser un million d’hommes, sans perte de temps. On cueille et on embarque du même coup. Bien joué ! vaches ! Votre compte s’allonge ! Comme dit le Belge de la B.B.C. : « Courage ! On les aura, les Boches ! » Mercredi 17 février 1943 Les étudiants des facultés se rebiffent. Ils refusent de partir. Ils ––––– 1. Ce projet se réduisit finalement à la publication de trois poèmes de Péret dans la plaquette collective Le Surréalisme encore et toujours (août 1943). Sous le titre « Impatience », le volume Plasma Les Barricades mystérieuses publie comme inédit un hommage à Péret, ici daté de 1959 (mort de Péret). Mais comme pour l’« Art poétique » (voir note p. 141) on peut émettre des réserves sur cette datation, et « Impatience » pourrait bien être le texte remis à Noël Arnaud. 182


attendront que les gendarmes viennent les prendre. S’ils font tous ce geste, cela durera longtemps ou bien il faudra qu’ils embauchent de nouveaux gendarmes. On gagne du temps. Terminé Wanderers, j’envoie à Char. Je ne saurais dire si j’en suis satisfait ou non, je n’ai jamais été aussi indécis devant un poème. Je n’arrive pas à le juger. Je crois qu’il est manqué. Habituellement les longs poèmes me causent du travail, car il me faut du recul pour avancer, comme à un peintre qui ne doit pas oublier ce qui est déjà peint lorsqu’il pose une touche quelque part. Ce qui fait qu’à mesure qu’il s’avance, je dois le relire depuis le début pour avancer, et le relisant beaucoup de fois, j’en suis dégoûté et je renâcle. Je l’ai abandonné assez brusquement alors qu’il y a deux jours, je croyais qu’il irait loin. Depuis que je suis dans cette maison-ci et que j’ai des loisirs qui me permettent d’écrire, depuis que les soucis qui sont l’accompagnement obligé des travaux en cours ne m’accablent plus, puisque lesdits travaux sont infinitésimaux, ma santé morale est meilleure ; je suis assez gai. Écrire tranquillement un poème me rend léger. Je me répète : ce sont les poèmes non manifestés qui empoisonnent le monde. Jeudi 18 février 1943 Le recensement continue avec ses fortunes diverses. Les employés des mairies ont compris. Il y avait foule ce matin à l’entrée pour les noms commençant de A à G classe 20. Les employés avaient beaucoup à faire, ou paraissaient être très occupés et cela allait très lentement. Un vieil appariteur surveillait la file et disait aux jeunes gens : « Vous n’êtes pas pressés ! Vous n’avez pas besoin d’attendre toute la journée. Voyez, vous en avez pour quelques jours, revenez demain, ou après-demain, nous faisons ce que nous pouvons, mais enfin, il ne faut pas vous frapper, vous ne venez pas chercher des sous ? Alors, revenez un autre jour, quand il y aura moins de monde. » Et tous, l’un après l’autre, s’en allaient. Mon fils, ayant un certificat escobardeux d’étudiant de dernière année, alors qu’il en a encore pour trois ans, a tenu à passer, pour être débarrassé de cette corvée, puisqu’il était intouchable, a très facilement été relaxé. L’autre, qui a essuyé les plâtres lundi, est retourné avec des papiers de même valeur, et discute ferme, il croit qu’il sera laissé pour compte. Les directeurs d’école et la faculté sont très bien, ils font tous les certificats nécessaires ; c’est un inspecteur d’académie qui leur a téléphoné sous quelle forme il fallait rédiger les certificats et il leur a épelé le nom « Schluss semester », le leur faisant écrire sur 183


chaque certificat à côté de son équivalent en français, avec toutefois une nuance dans la traduction qui permet de blouser le Prussien sans pour cela dire un mensonge. Mon aîné a eu de l’hôpital un certificat avec tous les cachets qui traînaient sur la table : « Ils aiment ça, disait l’assistant, en v’là ! » Mon cadet a vu au quai d’Orsay, service central de la main d’œuvre boche, un juif se présenter pour aller en Allemagne. On lui demande son nom : « Cohen ! — Comment ! Cohen ! — Ben oui, il y a des gens qui s’appellent Dupont, moi je m’appelle Cohen ! — Votre carte d’identité ? — Ben ! il y des gens qui en ont, et il y des gens qu’en ont pas ! Alors moi, je suis de ceux qu’en ont pas ! — Votre carte d’alimentation ? — Ben, c’est pareil, j’suis d’ceux qu’en ont pas. — Bien, vous voulez aller travailler en Allemagne ? — Oui ! — Voilà votre bon de mille francs que vous toucherez à Berlin, pour votre équipement, maintenant signez cet engagement. » Mais le juif avait déjà disparu avec le bon de mille francs qu’il allait sans doute revendre cinq cents à un partant. La bonne femme s’accrocha désespérément au téléphone, sans résultat. Il y a scène de ménage entre Laval et les Prussiens, car ceux-ci embarquent les recensés et Laval, dans un communiqué, dit qu’en aucun cas on ne doit, pour le moment, donner une affectation de travail à un recensé. Ce serait un recensement en vue de la formation ultérieure de camps de travail en France. Il y a donc une bataille de crabes sous la roche, ou bien une infâme comédie dans laquelle Laval joue les deux chevaux, car il donne tout en ayant l’air de refuser. Pouah ! Cela ne prendra pas, on connaît l’oiseau. Ajouté une coda à Wanderers ; envoyé à Char. Cela fait un poème de cent quatre-vingts à deux cents lignes, écrit en huit jours. À réexaminer dans quinze jours. Vendredi 19 février 1943 Dimanche 23 juin 1940 Le matin, vers huit heures, nous quittâmes la famille Cohen après un bon déjeuner. Cohen vint nous accompagner sur la route de Bellegarde et nous nous fîmes des adieux très touchants, nous promettant de nous revoir un jour, ce qui ne s’est pas encore produit. 184


Où sont-ils ? Dans quelle géhenne ? Ce sont de braves gens et je ne pourrais pas en dire autant de certains chrétiens diplômés. Grandpère et moi, nous marchâmes durant toute la journée, nous reposant près de Bellegarde pour manger et dormir un peu dans une grange. Nous dormîmes pendant trois heures, dans la paille, et nous repartîmes pour Beaumont. La journée avait été orageuse et nous étions très épuisés. En entrant dans Beaumont, vers sept heures du soir, dès les premières maisons, je cherchais un gîte, le ciel noircissait, l’orage était proche et il fallait absolument que nous trouvions un toit. Le premier indigène à qui je demandai un coin dans sa grange refusa et me dit qu’un peu plus loin, il y avait un refuge préparé. C’était une blague, mais nous ne relevâmes même pas sa malice, tellement nous étions fatigués et ne voulant pas perdre notre temps. À chaque fois que nous demandions un abri ou un bidon d’eau, on nous disait toujours de nous adresser un peu plus loin, quand nous arrivions au bout du village, alors on nous disait qu’à trois kilomètres de là, on trouverait tout ce qu’il faut ; nous commencions à bien entendre ce langage et même nous le comprenions à demi-mot. Comme nous avions bu déjà pas mal d’eau suspecte, j’avais décidé de ne plus prendre d’eau dans les fermes où il y a en général dans la cour un puits pour l’eau des animaux, et au fond du jardin, loin du purin, un autre puits pour les besoins du fermier ; on nous permettait de tirer de l’eau du puits des animaux. Quelques kilomètres avant Beaumont, comme nous approchions d’un village, nous vîmes un beau réservoir d’eau tout neuf, en ciment armé. Je dis à grandpère : « Il y a de l’eau courante dans ce pays-là, nous allons pouvoir remplir notre bidon. » Nous nous heurtâmes à la fenêtre d’une ferme et un paysan sortit son nez en nous refusant l’entrée, mais il prit notre bidon et, se penchant un peu, le remplit au robinet disposé sur un évier, comme en Amérique, ma parole ! Il nous expliqua qu’il ne voulait recevoir personne parce que des réfugiés étaient entrés, avait rempli leur bouteille du vin de son tonneau et étaient partis en laissant le robinet ouvert : le cellier avait été inondé de pinard. « Alors, vous comprenez ? C’est fini, j’voulons pus les vouer ! ces galapiats ! » Après plusieurs refus des Beaumont’s men, nous arrivâmes sur une grande place devant une grande ferme fortifiée à la mode Philippe-Auguste et devant laquelle se tenait un factionnaire nazi. La fermière était près du vainqueur et elle lui parlait en allemand. Je lui demande à passer la nuit dans son château, elle m’envoie promener, je m’adresse au caraïbe, une jeune fille qui était auprès me fait signe d’insister. J’insiste et le caraïbe dit oui, la fermière n’avait plus qu’à obéir, mais le petit commerce ne perd jamais la boussole, elle me dit qu’elle avait du lait et que nous devrions lui en acheter. 185


Nous entrâmes dans la ferme par un pont-levis, nous tournâmes à gauche, dans un escalier qui cheminait dans l’épaisseur des murailles et nous nous trouvâmes dans un immense grenier à paille dans laquelle nous nous installâmes confortablement pour la nuit. Nous n’achetâmes pas de lait à la bourrique de fermière. Nous fîmes notre pique-nique sur la paille, sardines, chocolat et fromage de gruyère plus un bon coup de vin blanc, cuvée réservée au maire de Lorris. À ce moment, un orage de première classe éclata, une pluie comme jamais tomba pendant deux heures. Nous étions bien empaquetés dans notre paille et nous dormîmes comme des enfants. Samedi 20 février 1943 Cet affolement des vainqueurs est éminemment réjouissant. Bien sûr, leur énervement augmente nos souffrances, mais nous avons la consolation de penser qu’ils en verront de plus dures encore que celles que nous avons supportées, et que nous pouvons espérer un adoucissement très prochain. Vais-je reprendre mes sonnets ou repartir sur les longues routes ? Je voudrais bien avoir l’avis de Char. J’ai une préférence pour les sonnets, je crois qu’ils sont plus authentiques. Mais ils sont très absorbants. Toujours avoir tout son être accroché au poème en cours, ne pas le perdre de vue un seul instant, jour et nuit : diu noctuque incubando, pour en arriver à écrire quinze lignes par semaine ! 1 Lundi 22 février 1943 Les journaux sont remplis de pitié pour Gandhi qui fait la grève de la faim. Ce prêtre sinistre joue la comédie depuis vingt ans, il est non-résistant, qu’il aille jusqu’au bout de son raisonnement et qu’il se suicide. Et que toute l’humanité en fasse autant. C’est évidemment un moyen efficace d’emmerder les tyrans, car s’il n’y a plus d’hommes à asservir par suite de la disparition de la matière première, on ne voit pas bien ce que le tyran pourrait tyranniser ! Les puces, les corbeaux, les cancrelats ? Et nos journaux qui pleurent sur les souffrances publicitaires de Gandhi, ne disent pas un mot du massacre des innocents, de la famine sous la domination nazie, des ––––– 1. Il ne s’agit pas ici des sonnets de Shakespeare. Il semblerait que Blanchard désigne par ce terme les poèmes du type de ceux qu’il a rassemblés sous le titre Douze poèmes, et dont la longueur moyenne est en effet d’une quinzaine de lignes. 186


millions d’humains qui crèvent dans leur coin, sans gueuler, le ventre vide, les poumons évaporés. Si l’Allemagne était l’Angleterre, pareille chose n’arriverait pas, car il y a longtemps que Gandhi aurait été expédié dans le paradis des mahatmas. L’ordre régnerait ! Comme il règne ici ! Pauvre Inde ! Condamnée à l’esclavage à cause de sa division intérieure et de ce mélange de superstition et de vices. Des centaines de langues, des centaines de sectes religieuses, une mentalité prélogique à côté de quelques grands métaphysiciens qui méprisent l’humanité (avec raison) et qui ne veulent même pas avoir un nom propre, ni être connus. Sous le couvert de la magie, des milliers de charlatans qui exploitent salement la crédulité d’un peuple épuisé. Ici, un voyou se déguise en policier, là-bas, il se déguise en saint homme, fait enterrer les pièces d’or dans un champ par le paysan pour s’attirer la faveur d’un esprit et obtenir une bonne récolte, et revient, la nuit, déterrer le magot et mettre des cailloux à la place. La chronique des tribunaux des journaux de l’Inde est pleine de ces histoires. Pauvre Inde, réservoir de main-d’œuvre convoitée par le Japon et la Russie, et ensuite par l’Allemagne, qui, vainqueur, la prendrait aux Japonais ! Ah ! les gandhis de l’an deux mille ! Je les vois d’ici ! Mercredi 24 février 1943 (Trente-deux mois aujourd’hui). Voici trente-deux mois que nous vivons dans cet abcès. Nous ne pourrions plus en supporter autant. J’ai quelquefois envie d’en tuer un. Ce serait une solution élégante d’en finir ; seulement ils massacreraient la famille ! Bande de pourritures ! Chacun tuerait le sien, partout au même instant, ce serait la vraie solution. Mais, irréalisable ! Ah ! Vermine ! Lundi 24 juin 1940 Nous quittâmes la ferme vers six heures du matin, comme des vagabonds, c’est-à-dire sans aller remercier la gracieuse châtelaine. Il faisait un temps magnifique, l’orage avait rafraîchi la température et je comptais bien faire du chemin ce jour-là. À la sortie de la ville, nous nous trouvâmes devant deux routes, l’une allant à Paris par Milly et Corbeil, l’autre allant vers Coulommiers par Nemours. Grand-père devait me quitter là. Il allait rejoindre son village, audelà de Meaux. Nous nous assîmes sur le rebord d’une fenêtre et nous partageâmes les vivres ; puis, nous nous fîmes des adieux, assez silencieux, mais pleins de sympathie. C’était un brave cœur, 187


très soupe-au-lait, mais naturel et franc, et plein de courage sans affectation. Il était sans famille, sa femme morte il y a deux ans, son fils mort à la guerre de 1914-18, qu’avait-il à attendre de la vie ? À soixante et onze ans ! Il avait des yeux attentifs d’enfant de soixante et onze ans. Il se croyait éternel, bien que le mot éternel soit le dernier qui lui serait venu aux lèvres. Il me faisait penser à une fourmi qui continue son travail sur son nid saccagé. Je continuais ma route seul, cela me paraissait plus long. Je comptais les kilomètres et je chronométrais, je pris même le top à chaque petite borne de cent mètres, je faisais environ quatre kilomètres à l’heure. De temps en temps, un convoi d’abrutis motorisés me croisait. Je vis des tombes creusées le long de la route, creusées et remplies ! Sur l’une, un casque prussien et une planchette portait un nom de brute et son numéro. Sur une autre, une indication : « Ici un civil, les papiers sont à la ferme », une flèche indiquait la direction de la ferme, et pardessus tout cela, une odeur de cadavre qui dura pendant tout mon voyage. Des bêtes devaient pourrir dans les champs. Beaucoup de mal à m’en débarrasser. Sur un talus, à côté d’un chien mort, j’en vis un autre, son camarade sans doute, accroupi et haletant, épuisé, crevant de soif. Je m’approchai, je l’appelai, je lui tendis un morceau de biscuit, il détourna la tête, regardant au loin d’un air excédé comme s’il m’eût dit « Fous-moi la paix ! » Je versai un peu d’eau de mon bidon dans une vieille boîte à sardines, je lui mis près du museau, il n’en voulut point. Je laissai la boîte près de lui et en m’en allant, je me retournai plusieurs fois. Il était toujours là, comme un sphinx et ne toucha point à son eau. J’eus l’impression qu’il se laisserait crever à côté de son compagnon. C’était deux beaux chiens de grande taille et non des lèche-culs à sa mémère. Vers midi, sortant d’une petite ville, je vis que la route de Corbeil était mal fréquentée, je pris à gauche, un petit chemin qui devait conduire à Milly. À quelques centaines de mètres de là, dans un petit village, j’entrai dans une grange pour pique-niquer et dormir un moment, puis je continuai ma route sur un chemin vicinal couvert de pierres et très accidenté qui me conduisit à un petit village où un paysan qui, avec sa voiture allait à trois kilomètres de là, voulut bien me prendre avec lui. Je continuai ensuite vers Milly et en entrant dans ce pays, j’eus une violente douleur au talon droit, une ampoule. J’entrai dans un café-hôtel qui ne voulut point de moi, et je continuai en boitant quand, devant une habitation, je vis une femme qui avait l’air de compatir ; je lui demandai un seau d’eau pour me nettoyer les pieds, elle me fit entrer chez elle et je pus me faire un pansement. Je dois dire que cette femme n’était pas du pays, mais une Belge réfugiée. À quelques kilomètres de là, le soir 188


tombant, je me fis un nid dans une javelle de foin et après avoir mangé une boîte de pâté, je m’installai pour la nuit. J’entendis plusieurs fois les motos des patrouilleurs qui passaient sur la route à dix mètres de mon trou. J’étais à quarante-cinq kilomètres et je décidai de partir de très bonne heure pour coucher dans mon lit la nuit prochaine. J’aurai ainsi fait cent trente kilomètres en quatre jours : quinze le premier jour, trente-cinq chacun des deux jours suivants et quarante-cinq le quatrième jour. Au fur et à mesure que je m’épuisais, mes étapes étaient plus longues, parce que, à mesure que je me rapprochais, je désirais plus ardemment arriver. Je pensais aussi qu’en arrivant près de Paris, il me serait plus difficile de trouver une grange ou une meule pour dormir et que je serais obligé d’aller demander aux barbares une place dans une salle de police. Je m’endormis très difficilement. Il plut, mais l’eau glissa sur les bottes de foin et ne me mouilla pas. Je pensai aux 24 juin de mon existence. D’abord au 24 juin 1908 où, n’en pouvant plus, je me décidai de m’engager dans la Marine, ce qui fut pour moi, somme toute, une opération décisive, au plus haut point. C’est ce 24 juin 1908, que je jouai ma vie. Mon destin, pourrais-je dire, changea de chevaux. Depuis 1922, le 24 juin était fêté à la maison, c’était la fête de mon fils Jean, et il y avait, le soir, le gâteau avec ses bougies, et la bouteille de champagne que je rapportais, en la cachant, et la déposant dans un coin sombre de l’entrée, près de l’horloge. Quand ma femme nous faisait la surprise du gâteau, je faisais la surprise de la bouteille. Et cette surprise se renouvelait tous les ans, ou plutôt, nous jouions à être surpris, et deux jours après, il y avait une re-surprise, l’anniversaire de notre mariage, avec, là, les réflexions habituelles ou plutôt rituelles : « Si c’était à refaire ! c’est pas une fête ! c’est plutôt autre chose ! » auxquelles personne ne croit ! Où étaient-ils pendant que j’étais là, étendu, regardant la lune à travers les gerbes de foin ? Un de ceux dont j’ai déjà parlé et qui, par patriotisme, ne fait rien, parce que sa paresse naturelle coïncide avec le motif supérieur, vient de prouver une fois encore qu’il ennoblit cyniquement ses petites saletés. Pour avoir du vin, il a été dans les caves démolir des tuyaux de cuivre, et les a portés au bureau de récupération, il en a pris pour dix-huit kilos. S’il avait laissé le cuivre où il était, les Allemands auraient eu dix-huit kilos de cuivre en moins, mais monsieur le patriote aurait eu cinquante litres de vin en moins aussi et n’aurait pas pu se soûler la gueule. Paresseux, ivrogne et voleur. Tout cela sous la défroque du patriotisme. Et ce voyou gueule plus fort que les autres !

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Jeudi 25 février 1943 Il me manquait, de Proust, les deux premiers volumes, Du côté de chez Swann. Je les ai eus de la bibliothèque du VIIIe et je trouve à la page 125 du premier volume un texte très intéressant qui vient renforcer ma méthode. Ce texte est trop long pour que je puisse le reproduire mais il dit (pour résumer) que « tous les sentiments que nous font éprouver la joie ou l’infortune d’un personnage réel ne se produisant en nous que par l’intermédiaire d’une image de cette joie ou de cette infortune, l’ingéniosité du premier romancier consista à comprendre que dans l’appareil de nos émotions, l’image étant le seul élément essentiel, la simplification qui consisterait à supprimer purement et simplement les personnages réels serait un perfectionnement décisif ». Suit un assez long développement. Or, si l’on fait passer ces remarques sur le plan poétique, comme sur un poste de T.S.F., en tournant le bouton, on passe des ondes moyennes aux ondes longues, on trouve une idée générale de l’activité poétique. Il suffit de dire monde réel au lieu de personnage réel, il suffit d’étendre à toutes les émotions au lieu de se borner à la joie et à l’infortune. Il faut passer en somme du roman à la poésie. Mais cette théorie ne gagnerait rien à être développée en vue d’un enseignement ou quelque chose de ce genre. L’effet de la propagande est bien connu. À la différence des effets physiques (effet Döpler-Fizeau, effet Wagner, etc. etc.) dans lesquels la déformation est fonction d’une variable (vitesse de la source ou vitesse du vent), dans le domaine psychologique les plus hautes théories tout comme les plus basses sont réduites au même niveau fangeux, qui est celui de l’esprit humain moyen. Ce choc m’a fait commencer un nouveau poème : La Création1. Je ne devais reprendre mon carnet que dans quelques jours, je voulais auparavant avoir l’avis de Char sur tout ce que je lui ai écrit ce mois-ci. J’ai besoin de déblayer autour de mon chantier. Les Allemands s’énervent, Adolf nous menace ce matin. Il va diriger contre nous les inquiétudes de son peuple, je crois que nous allons prendre quelque chose si la guerre ne se termine pas bientôt ou si les Alliés ne viennent pas nous délivrer. Que va faire la putain « France » ? Aux pertes allemandes de neuf millions d’hommes annoncées par Staline avant-hier, Adolf répondit que les Russes en avaient perdu dix-huit millions. Si Staline avait dit cent, Adolf aurait dit deux cents. S’il se console comme ça, tant mieux pour lui ! ––––– 1. La Création (Feuillets du Quatre Vingt et Un, 1943). Voir note p. 201. 190


Mardi 25 juin 1940 Je partis de très bonne heure, cinq heures du matin, apparemment, car depuis le 13, je n’avais pas pu régler ma montre qui était assez capricieuse. Vers dix heures, je traversai Corbeil. Dans le jardin d’un petit pavillon, un homme et sa femme, tous deux âgés, regardaient leurs fenêtres sans vitres, les rideaux flottaient tantôt à l’extérieur, tantôt à l’intérieur de la maison. Ils me racontèrent leur chagrin. Je leur demandai un bidon d’eau, ils remplirent mon bidon et y ajoutèrent un peu de cognac. A partir de Corbeil, la foule devint plus dense. Beaucoup rentraient à Paris par des moyens divers et parfois cocasses. Beaucoup de voitures d’enfant plus ou moins rafistolées, dans l’une je vis une vieille femme paralysée. En traversant Juvisy, je vidai mon bidon qui ne me donnait plus que de l’eau tiède et je le remplis à la fontaine genre XVIIe siècle qui se trouve sur un petit pont, près de l’observatoire. Un peu plus loin, en haut de la côte (à moins que ce ne fût un peu plus tard, mes souvenirs ne sont plus très précis), je vis la tour Eiffel. Je commençais à me traîner lamentablement, je faisais trois kilomètres à l’heure, et j’étais obligé de m’asseoir tous les kilomètres. La vue de la tour me donna du courage et renforça ma volonté de coucher dans mon lit ce soir-là. À RisOrangis, j’ai longé un mur interminable qui a bien deux kilomètres de longueur et devant lequel nous avions attendu longtemps, l’après-midi du 13 juin. Je reconnaissais ce mur lépreux et j’avais l’impression qu’il me faisait des grimaces. C’est devant ce mur satanique que j’achetai Le Matin à un cycliste qui criait tant qu’il pouvait : « Demandez Le Matin, signature de l’armistice ! » Je me suis assis sur le talus et j’ai lu cette ignoble prose qui me fit pleurer. Je repris mon chemin et j’arrivai au cimetière de Thiais vers deux heures et demie à ma montre. Là, j’allai au café d’en face et je m’assis. La maison sentait le cadavre à plein nez, la fraîcheur un peu sinistre de cette salle me fit du bien. Je demandai l’heure à la patronne, elle me dit qu’il était quatre heures vingt. Mais elle m’expliqua que les sauvages avaient avancé les horloges de deux heures pour les accorder avec Berlin. Voyant ma fatigue, elle me conseilla d’aller au cimetière et de demander à un chauffeur une place dans son corbillard : « Pour retourner à Paris, il y a toujours une place et ils prennent souvent quelqu’un. » Il y avait encore six kilomètres et demi pour atteindre le métro, j’allai donc au cimetière et je hélai le premier corbillard qui passa. A côté du chauffeur et derrière lui étaient tassés les gens de la famille, il eut pitié de moi et me dit de monter derrière. Derrière, c’était l’emplacement réservé au cercueil. Il y avait un employé des Pompes funèbres assis là, qui tenait la porte entrouverte avec quelques ficelles. Il m’installa et un 191


quart d’heure après, je descendis devant l’entrée du métro de la porte d’Italie. Je donnai dix francs au brave type qui d’abord me les refusa et enfin les prit. À ce geste, je vis que je devais faire l’impression d’un clochard. Quand j’irai dans le corbillard pour mon dernier voyage, ce sera en connaissance de cause. La plus dure partie de mon voyage fut pour monter la rue de Rome du métro Saint-Lazare à la rue de Copenhague 1. De m’être assis, de Thiais à la porte d’Italie, et dans le métro, ce qui faisait presqu’une heure, mes jambes ne voulaient plus manœuvrer. Je montai péniblement la rue de Rome en m’arrêtant tous les dix mètres. Un moineau marcha près de moi en levant le bec, comme un chien qui attend un morceau de sucre. À chaque pas, il faisait un petit saut et un « cui-cui ». Cet animal avait faim. Toutes les maisons étaient fermées, et je ne vis personne dans la rue. Je tirai de mes poches des miettes de biscuit et je les répandis sur le trottoir, il se jeta dessus et oublia ma présence. Vendredi 26 février 1943 Le 26 juin, je me mis à la recherche de mes valises, je les considérais comme perdues mais je voulais en être sûr. J’avais lu sur la camionnette l’adresse du propriétaire, rue Truffaut. J’y allai et on me dit que ce n’était plus là, mais qu’ils étaient quai de la Seine, dans le quartier de la Villette. J’allai quai de la Seine où la concierge me dit qu’ils n’étaient pas revenus. Je pris la décision d’y aller tous les jours et le lendemain, la camionnette était rentrée avec son chargement. Je retrouvai mes deux valises. Madame Fulda me demanda des nouvelles de mes bourgeoises, je lui racontai leur fuite avec le militaire, et elle me dit : « Et la valise ! » Son ton m’étonna, je lui répondis que la vieille dame avait emporté les sacs de cuir, mais que tout ce qui était resté avait passé dans les pattes de l’Axe. Elle eut un moment de réflexion qui me parut fluctuer du doute à l’inquiétude et je compris qu’il y avait là-dessous une histoire sombre. Un mois après, je reçus un coup de téléphone d’un Monsieur Gründ qui me demandait un rendez-vous, je lui répondis que j’étais toujours chez moi et qu’il vienne quand il voulait. Il vint un jour en s’annonçant Monsieur Gründ. Il avait la même tête de fouine que sa femme et je pensai tout de suite qu’il n’était pas Monsieur Gründ, mais le frère de Madame Gründ, ma délicieuse patronne. Sa tête de faux-témoin m’y fit penser avant que je n’y réfléchisse. Il avait environ vingt-cinq ans, un ton de jeune vaniteux, exactement celui de sa ––––– 1. Maurice Blanchard habitait rue de Copenhague, en haut de la rue de Rome. 192


sœur, et un air de me traiter en larbin qui me fit mal. Il me demanda où était la voiture, je le lui dis, je lui fis même un plan, il me dit comme un général en chef : « Vous n’auriez pas dû prendre la route que vous avez prise en sortant de Montargis, il fallait aller à Châtillon, là, on pouvait passer. » Je lui fis remarquer assez ironiquement que, d’abord, je n’avais pas à vouloir, mais à obéir, et ensuite qu’il était très facile aujourd’hui de dire ce qu’il aurait fallu faire le 14 juin ; il est évident que si tous les gens qui étaient sur le pont de Sully quand il a sauté avaient été à ce moment sur le pont d’Avignon, ils seraient encore en vie ! Puis il me parla de la valise en me disant qu’il y avait dedans des papiers, des papiers d’identité, ajouta-t-il plus fort en me regardant fixement. Alors je compris que la valise contenait le trésor et qu’il me soupçonnait de l’avoir volée. Je lui dis : « Mais les deux sacs que votre belle-mère a emportés ? » (à ce mot de belle-mère, il eut une hésitation sur son visage par laquelle je vis qu’il avait déjà oublié qu’il était Monsieur Gründ). Il me répondit qu’il n’y avait rien dans ces sacs et qu’elle les avait jetés dans la Loire, en passant sur le pont du chemin de fer. Il me demanda si j’avais la clef de la voiture, je lui dis non, il fut très fâché et je compris que si j’avais eu la clef, il m’aurait poursuivi parce qu’alors j’aurais eu la garde, et que d’après un article du code civil que tout le monde connaît, le 1381, je crois, j’eusse été responsable du matériel. Ce voyou-là s’était renseigné avant, et voulait avoir barre sur moi pour faire faire perquisitionner, ou quelque chose de ce genre. Il eut aussi cette audace de me dire que j’aurais dû m’opposer à ce que les Allemands fouillent la voiture et l’enlèvent. De quel droit aurais-je fais cela ? Cet idiot doré sur tranche aurait trouvé très naturel que je défendisse son magot (que j’ignorais) les armes à la main ! Tout leur est dû à ces seigneurs, à cette noblesse de coffrefort ! Je lui répondis qu’il était encore temps d’aller leur demander, ils devaient encore être à Saint-Benoît et ils seraient enchantés de se mettre à son entière disposition. Il me quitta en disant qu’il y allait. Depuis, je n’ai rien su directement, mais j’ai appris que ces Gründ étaient des pirates de l’édition. Ils éditent des bouquins pour les camelots, ils tripatouillent les auteurs français et étrangers morts depuis plus de cinquante ans, et font tenir une œuvre de trois cents pages et plus dans deux cents pages, par des coupures si elle est française, par une traduction ad hoc et non signée si elle est étrangère et les camelots vendent ça dans les marchés aux légumes, sur des voitures de quatre saisons ou au coin des rues. Dans un monde normal, ces gens-là seraient décapités sur une place publique, devant une grande affluence de peuple. Ce qu’il y a de plus fort dans cette histoire, c’est que la vieille a voulu me faire croire 193


qu’elle enlevait le magot pour que je ne touche pas à la valise. Et qu’elle y a réussi, car si elle m’avait dit qu’elle tenait beaucoup à cette valise et qu’elle serait reconnaissante que je fisse tout mon possible pour la sauver, je l’aurais sortie tout de suite et je l’aurais déposée à la mairie, mais le dégoût que j’avais pour ces gens-là s’est transféré sur la voiture dans laquelle j’avais souffert plus qu’il ne fallait, par leur attitude ignoble, au point que je ne regardai même pas ce qu’elle avait dans ce coffre. Quand, avec grand-père, nous passâmes la dernière fois près d’elle, il me dit : « Va voir, ils touchent à ta voiture ! » Je lui répondis : « Je m’en fous ! » L’aspect de Paris jusqu’au milieu de juillet, quand les trains remarchèrent fut celui d’une vieille ville de province dépeuplée. De temps à autre, un bruit de bottes qui descendait la rue de Rome, mais la rue de Copenhague était nue et sonore, l’herbe poussait entre les pavés et, de mon balcon, je voyais les petites lignes vertes. Quand quelqu’un passait dans la rue, j’allais voir qui cela pouvait être, je reconnaissais le pas du facteur et j’attendais impatiemment des lettres qui ne commencèrent à arriver que le 13 juillet. Il restait heureusement un petit bistrot du boulevard des Batignolles qui faisait restaurant et dans lequel j’allai midi et soir pendant une quinzaine, on y mangea des conserves ; Paris n’était pas ravitaillée. Sur un banc du boulevard, j’étais assis, attendant l’heure du déjeuner, un homme de vingt-cinq ans vint s’asseoir et m’expliqua qu’il était soldat, mais qu’étant près de Paris au moment de la débâcle, il était venu chez lui et s’était remis dans ses vêtements d’homme civilisé. Il avait été au commissariat expliquer sa situation et un commissaire ou une andouille de ce genre lui avait donné l’ordre de se présenter aux autorités allemandes, car il était considéré comme prisonnier. Je lui dis qu’il avait eu tort d’aller dans la gueule du loup et qu’il n’en fasse rien. « Il sera toujours temps d’y aller si on vient vous chercher ! » J’eus beau lui expliquer qu’il avait tort, qu’il devait rentrer tranquillement chez lui, ou même, de préférence, aller passer des vacances chez des amis, non, il voulait obéir au policier idiot, et quand il me quitta, je sentis bien qu’il allait faire cette connerie. S’il est dans un stalag depuis trente-deux mois, il doit souvent penser à moi, le couillon ! On voyait aussi de temps à autre des femmes très bien habillées, avec fourrures, comme en plein hiver, qui erraient sur le boulevard. Le bistrot m’expliqua que c’étaient des femmes de bordel que leur patron avait fichues à la porte en se sauvant et qui, craignant qu’on ne leur vole leurs fourrures dans les chambres d’hôtel où elles avaient dû échouer, faisaient comme les tortues et se promenaient avec leurs économies sur le dos. 194


Elles cherchaient aventure et beaucoup de vaillants soldats nazis, sensibles aux gentils sourires de ces bayadères, se laissaient entraîner aux suprêmes voluptés qu’ils expièrent, hélas, sur un lit de l’hôpital Beaujon, qu’on dut spécialiser à cause de l’affluence de clientèle. Il paraît que c’en était plein. Alors, l’autorité nazie fit des rafles et des visites médicales sérieuses, et ils donnèrent à leurs soldats des bons avec l’adresse, le nom de la partenaire et l’heure de la rencontre. Les hôtels eurent l’ordre de refuser une chambre à un vainqueur, alors ils en furent réduits à faire ça sous les arches du métro ou contre un arbre avec une guenippe dont ils ne voyaient même pas le visage. Éluard et sa femme qui habitent rue de la Chapelle 1 butaient dedans tous les soirs sous le métro du boulevard de la Chapelle. Ils m’ont raconté cela avec quelques détails. Ma femme revint de Saint-Jacut fin août, avec mon fils Jean, qui avait été retenu à Bordeaux où il passait la visite pour l’entrée à Navale, et qui avait pu assez difficilement rejoindre Saint-Jacut. J’allais au ravitaillement avec elle, et certains jours, les Nicolas vendaient du vin, on ne donnait que deux litres par personne et il fallait faire la queue. Nous allions tantôt au Nicolas de la rue Lévis, et tantôt à celui de la rue de Rome, suivant les arrivages. Nous faisions la queue l’un près de l’autre, chacun avec nos deux bouteilles vides et nous ignorant. À la queue de la rue Lévis, un jour, était près de nous une commère forte en gueule qui égayait notre attente par des réflexions amusantes quoique assez idiotes. En voyant passer des soldats allemands, elle se tourne vers moi et me dit : « Ils aiment les femmes, ces salauds-là, et puis ça va vite, une capote, toc-toc, ça y est, comme les moineaux ! » Le lendemain, nous allions au Nicolas de la rue de Rome et je me permis de nasarder ma femme sans qu’elle pût me répondre, puisque nous étions censés ne pas nous connaître, je dis à une voisine : « Pardon, madame, c’est du rouge ou du blanc, aujourd’hui ? » Elle me répondit qu’elle ne savait pas. « Ah ! bien, parce que ma femme aime bien le vin blanc, j’aurais été content de lui rapporter ses deux litres. » Je regardai en coin vers ma femme, qui était dans une grande colère et qui souffrait terriblement de ne pouvoir me répondre. Je reçus l’averse dès que nous fûmes servis et elle ne voulut plus se mettre près de moi. On s’amusait comme on pouvait, c’était la réaction à nos malheurs.

––––– 1. En 1940, Nush et Paul Éluard s’installèrent rue de la Chapelle – actuelle rue Marx-Dormoy. 195


Samedi 27 février 1943 Depuis les dernières exhortations du Goebbels et du Caligula, les occupants de ces lieux sont toujours aussi endormis. C’est comme si ces grands chefs avaient sifflé un petit air. Ils font des repas de noces tous les jours, maintenant qu’ils ont installé dans l’usine même leur table et leur cuisine. Leur nombre augmente chaque semaine d’une ou deux unités, ils font venir leurs amis. De temps en temps, ils en renvoient un pour faire plaisir à un autre, et celui qui part pleure pendant huit jours à nous fendre l’âme et il vient m’exposer ses rancœurs. Cette femme qui avait été la première embauchée et qui, de par cette qualité suprême, avait été nommée chef des femmes, a été vidée cette semaine ; c’était une pauvre folle que je n’aurais pas gardée cinq minutes, ils ont mis huit mois à s’apercevoir de cette catastrophe en jupons. Mais lorsqu’ils s’aperçoivent qu’ils sont roulés, ils y vont comme des brutes. Ils sont naïfs, crédules, très lents à juger, mais brutes et coléreux quand leurs yeux s’ouvrent. C’est le principe du tout ou rien. Ils embauchent des gens parce qu’ils ont dit que leur femme ou leur mari était à l’hôpital, ou parce que leur fils ou leur sœur vient de mourir, et au bout de quelques jours, quand il se révèle que ce nouvel employé ne sait ni lire ni écrire, ils le renvoient en lui payant son mois. Par contre, des jeunes gens intéressants, mais qui n’étalent pas leurs plaies, sont refusés. Le refus du peuple français à la collaboration tient à des choses de ce genre, et non aux grands principes ni à l’avenir de l’Europe et du monde. Le peuple n’a qu’une mémoire physique et des réflexes conditionnés lui tiennent lieu de pensée. Si, en 1940, les vainqueurs avaient fait continuer la vie française, sans heurt, en se faisant invisibles, pour ainsi dire, et en redressant, avec grand renfort de publicité, deux ou trois grosses injustices, l’affaire était faite. Mais, premièrement, ils ont pillé ouvertement et ils ont arrêté l’industrie, occasionnant une misère extrême dans le peuple, l’allocation de chômage étant demeurée à douze francs par jour. Deuxièmement, quand ils ont remis en marche l’industrie, ils ont imposé la fabrication de matériel allemand avec des méthodes allemandes et des chefs idem. Avant de les voir à l’œuvre, ils bénéficiaient d’un préjugé favorable parmi les travailleurs industriels. « Ils ont des trucs épatants, et ça sort ! » Voilà ce qu’on entendait. Si ces idiots étaient restés derrière leur nuage olympien, ça aurait pu aller, mais c’est qu’eux-mêmes croyaient ferme, et croient encore, qu’ils sont, de beaucoup, supérieurs, alors que tous les ouvriers, 196


même les plus bêtes savent aujourd’hui à quoi s’en tenir. Et aussi, en détruisant l’outillage pour la construction en grande série du matériel de guerre français (matériel d’une qualité au moins égale, tous les techniciens sont d’accord là-dessus) et en réinstallant en France un outillage neuf pour la production de matériel allemand, ils ont perdu un temps précieux et troublé les habitudes françaises. Il a fallu et il faudra encore du temps pour adapter l’ouvrier français à leurs méthodes. Le grand inconvénient de ces méthodes, c’est que les facultés psychologiques ne sont pas favorisées et qu’on ressent même un dégoût et un écœurement à travailler de cette façon. En Allemagne, ce phénomène existe, mais la passivité du peuple s’en accommode, le rendement est déplorable, mais l’opacité de leur entendement ne leur fait pas discerner les causes de cet engourdissement. J’ai vu l’autre jour un ouvrier belge qui revient de Dessau, il me dit : « Jamais, dans ma vie (il a quarante-cinq à cinquante ans) je n’ai si peu travaillé ! » Les vainqueurs se font beaucoup de tort en sous-estimant nos facultés psychologiques. Ils doivent se dire : « Ce sont des vaincus, donc des idiots. » Comme Madame la Duchesse de X qui se foutait à poil devant son jeune valet de chambre en disant : « Un domestique n’est pas un homme. » Jusqu’au jour où celui qui n’était pas un homme lui a sauté dessus et l’a à moitié assassinée en essayant de la violer. À chaque slogan des journaux, le plus idiot des gaulois dit : « Oui, Monsieur, tu dis ça, c’est parce que tu veux telle chose ! À d’autres ! » Et le plus fort, c’est qu’il ne se trompe pas. Ils vont détruire le quartier du vieux port à Marseille, pour reconstruire un quartier moderne d’une architecture géniale et futuresque. Ouais ! gros malin, c’est que tu vas te servir de ces gros murs pour faire un fortin de défense, ne donne pas des motifs artistiques à ta foirade militaire. J’ai visité ce quartier il y a trente-cinq ans, avec un Marseillais qui connaissait bien sa ville. Ces maisons qu’on va abattre sont belles. Elles ont été salies par un siècle et demi d’occupation vermineuse, mais ce sont les anciens palais des armateurs d’autrefois, bien construits pour supporter des attaques ; les rues sont étroites et impraticables, sauf pour un cavalier, mais c’était nécessaire. À l’intérieur de ces palais il y avait (et il en existe encore quelques-uns) de magnifiques jardins. Cela rappelle les palais des Maures, où toute la vie se passait à l’intérieur des murs. Sortant de ces petites rues, nous sommes passés dans une assez grande rue, plus moderne, qui, je me souviens à cause du nom grec, se nomme rue de Lacydon. Elle est bordée de cases pratiquées dans le vieux mur, dans chacune de ces cases, habite une harpie déguisée en odalisque. On voit le lit et 197


le fourneau, un rideau de roseau pend devant la porte et la sirène se promène devant en cherchant à entraîner un homme dans sa caverne. Je voyais une araignée emporter sa proie et la vider. À dix mètres de nous, sur notre chemin, l’une forte en gueule, avec l’accent marseillais le plus pur, et c’est tout ce qu’elle avait de pur, apparemment, commença à nous envoyer des souhaits de bienvenue : « Beaux gosses ! venez un peu, vous me ferez des choses ! Il y a longtemps que j’ai envie de petits choux comme vous. Venez, je suis vierge ! » etc. À mesure que nous approchions, elle se faisait plus pressante, plus enchanteresse. Quand nous passâmes devant elle, le ton commença à changer : « Té, venez donc ! je ne vous mangerai pas. Écoutez, enfin ! Je veux vous demander un renseignement ! » et comme nous nous éloignions, ainsi que le sifflet d’un rapide qui vous passe devant le nez en pleine campagne, le ton devint grave et rugueux et nous entendîmes, incanda et fortissimo : « Allez donc, vieux machins ! vous ne bandez plus ! Hé ! » La magicienne nous avait fait passer rapidement, et sans oublier une année, de quinze à soixante-cinq ans. Je crois que le récit des voyages d’Ulysse a été bâti sur des épisodes de ce genre. Je me suis souvenu de cet incident et de la visite de ce quartier dans un poème de C’est la fête. Je ne sais plus lequel, mais je parle des sentiers du ciel, et c’est ce que vraiment on voit en passant dans ces petites rues noires, qui se resserrent par le haut.1

Lundi 1er mars 1943 Travail – Famille – Patrie Sit still, my soul ! Il n’y a que l’État, cette ordure, pour oser avoir un tel blason. Paillasse !

––––– 1. Il s’agit de La Chevauchée de Marignan : « (...) Dans tous les ports où les compagnons d’Ulysse ont passé, dans toutes ces ruelles étroites où mille générations de compagnons d’Ulysse ont déboulé comme des avalanches vers la mer, comme des avalanches de désirs, de boue, de neige, d’instincts, dans tous ces ruisseaux en pierre noire où les cœurs chavirent dans l’enivrante fraîcheur du crime, mes pas se posent sur leurs pas. Mais c’est bien eux qui ont tracé les sentiers du ciel. » 198


Mardi 2 mars 1943 Voici exactement un mois que : Premièrement, j’ai reçu une carte de Char. Deuxièmement, j’ai vu Arnaud. Depuis, j’ai envoyé neuf cartes à Char, dont Wanderers, et Arnaud qui m’a écrit le 4 ou le 5 que je lui prépare des textes pour le 8, n’est pas revenu et n’a pas écrit. Conclusion : je suis la victime d’une cruelle farce. C’est toujours comme cela que finissent mes relations avec les humains quels qu’ils soient. Et cela depuis que je suis dans cette espèce de monde, depuis l’heure où mon père, dans sa soûlographie du 14 juillet 1889, a lancé un maudit spermatozoïde1 d’un coup de dé (un dé à coudre, c’est la mesure, paraît-il). Tous ceux qui m’approchent finissent par me flouer, c’est un instinct que ma présence leur révèle et dont ils subissent la puissance irrésistible. J’essaie ainsi d’atténuer leur responsabilité, mais j’arrange les choses au mieux, et j’atténue en même temps ma jobarderie qui pourtant est immense, je le sais. Alors je vais me fortifier dans mon seul refuge, une solitude rébarbative. Je m’y tiens parfois pendant des années (par exemple les neuf années chez Potez). Comme on n’a aucun plaisir à m’approcher, déguisé que je suis en porc-épic, on me craint et on me fuit. Il arrive toujours un moment où sensible à une détresse ou à une attention exquise, je me montre dans ma nudité sympathique, et alors on se dit l’un à l’autre : « Allez lui demander ceci ou cela, il ne sait pas refuser », et je suis ré-engrené dans le moulin, comme grain à moudre. Je vais reprendre ma peau d’ours. Cette peau qui éloigne les mouches. Si je regarde ma vie du haut de mes cinquante-trois ans, elle m’apparaît comme la marque de mes années d’études les plus efficaces, les plus consolantes que j’ai eues, que j’ai appris de choses de 1930 à 1939, de 1921 à 1928, de 1908 à 1918. Toutes ces périodes, je fus un loup pour l’homme, un lupissimus, plus exactement. Je rentre dans mon antre. (Cocasse allitération). Il y a aussi un phénomène particulier à la faune littéraire. Quand un critique qui dispose d’une rubrique dans une revue ou une feuille ––––– 1. Blanchard est né le 14 avril 1890. D’où cette idée qu’il fut engendré le 14 juillet 1889. On notera que deux de ses poèmes sont intitulés « Quatorze juillet ». Le premier d’entre eux, qui figure dans Les Lys qui pourrissent, de 1929 (et qui fut réédité à part par les éditions Myrddin en 1990) fait clairement allusion à cet épisode « maudit » de sa naissance : « Et avril verra naître un enfant mélancolique aux grands yeux étranges, dont les muscles algides couvriront la houle des révoltes inextinguibles. » 199


de chou quelconque vous écrit pour vous féliciter ou surtout quand il dit qu’il vous admire, c’est pour n’avoir pas à le dire publiquement ; il ménage la chèvre poésie et le chou abonné. À moins que la direction ne dirige, comme c’est sa fonction, et ne vous ait collé sur son carnet des indésirables. Dès le début, j’ai eu de ces oiseaux-là qui m’écrivaient : « Je parlerai de vous au moment opportun, ou dès que les circonstances me le permettront, mais maintenant, dans le “ ... ” ce n’est pas possible, cela déplairait aux lecteurs qui se plaindraient à la direction, laquelle me viderait pour en mettre un autre, plus comme il faut et vous n’y gagneriez rien. » Éluard même m’a écrit dès 1935 pour me dire son admiration, c’est son expression, mais dans l’enquête G.L.M.1, quand il a cité les poètes à qui il donnait une couronne, il a trouvé un Schehadé, genre de sous-Géraldy, qui n’avait même pas une promesse de poème dans sa manche ! Il y a des noms qu’il leur est interdit de prononcer, de crainte qu’ils ne leur écorchent la gueule. Le mien en est. Mais ils sont prêts à me lécher le derrière quand je les rencontre. Merde pour eux ! Mercredi 3 mars 1943 Ce matin, rue de Constantinople, trois chiffonniers (un chiffonnier et deux chiffonnières) se battaient autour d’une poubelle, les deux femmes quittèrent le champ de bataille avec une poignée de vieux journaux, il pouvait y en avoir cinq ou six. Et voilà ! L’homme nouveau est un être parfait, car j’aime à croire que c’était pour la substantielle nourriture intellectuelle qui s’y trouve incluse, que ces champions de la civilisation se battaient ! Ce n’était certainement pas pour une sordide et matérialiste question de boustifaille, pouah ! Autrefois, oui, dans ces temps de barbarie judéo-maçonno-ploutodémo-bolchevico-capitalo... qui marquèrent l’époque la plus sombre de l’histoire du monde. Mais maintenant, c’est la lutte courtoise pour les idées, pour les hautes spéculations de l’esprit. Nous sommes des Dieux.

––––– 1. Enquête sur La Poésie indispensable (Cahiers G.L.M., octobre 1938). La réponse de Blanchard à cette même enquête est incorrectement datée 1948 dans le volume Plasma Les Barricades mystérieuses — En 1938, Georges Schehadé avait mieux qu’« une promesse de poème dans sa manche » ; il venait de publier (chez G.L.M.) le premier volume de ses Poésies. On peut s’étonner de l’appréciation de Blanchard le concernant. 200


Jeudi 4 mars 1943 Je commence une nouvelle série de douze poèmes-interzones. Titre général : La Création. (En ce moment, je suis hanté par ce problème). J’ai écrit le premier : 5 pains et 2 poissons, résidu de : Et acceptis quinque panibus et duobus piscibus (Saint Marc 6-41).1 Maurice2 a reçu une convocation pour la visite médicale de recensement ; cette convocation est venue par service pneumatique, le bonhomme qui la lui a remise en avait un gros paquet dans les bras. Ils sont pressés, les salauds, et cela ne leur coûte rien, c’est Vichy qui paye pour se faire battre. Vichy tend l’autre fesse, vieille rombière de Pétain ! En décembre 1939, mon fils Maurice voulut s’engager dans l’aviation, il fut refusé sans motifs valables, comme tous les autres candidats. Sur plus de cent mille demandes, on n’en prit que quatre-vingts ; on n’avait pas besoin d’aviateurs pour signer la paix cinq mois plus tard, non, bien sûr ! Mais alors, notre état-major savait donc qu’on serait vaincu ? Autant dire qu’ils étaient reliés par fil spécial avec Hitler, avec, en plus, un fil spécial à la patte, un fil d’or et de soie ? Comme disait un loustic sur la route de Montargis, le 14 juin 1940 : « On n’est pas vaincu, on est vendu ! » Le 9 juin, mon fils, le même qui voulait être aviateur cinq mois plus tôt, fut incorporé à Angoulême dans un régiment d’artillerie, il passa à Paris le 8 et là encore, je ne voulais point croire que nous laisserions passer les massacreurs aussi facilement. Quand il arriva à Angoulême, il fit connaissance avec le système militaire et il en fut dégoûté pour la vie. On leur faisait exécuter des manœuvres de canons avec un banc, car il n’y avait pas de vieux canons d’exercice. Une ficelle était attachée à un pied du banc et, avec de l’imagination, c’était le cordon de mise à feu. Un canonnier pointait le banc, d’autres faisaient le simulacre d’enfourner un obus, et l’on tirait sur la ficelle. « Attention au recul, tire-toi de là, espèce d’enflé ! » « Ou qu’tu vois ti qui r’cule ton banc, espèce d’andouille ? » Et, ma foi, ––––– 1. La Création (voir note p. 190) comptera finalement quinze poèmes. Par « poèmes-interzones », Blanchard entend des poèmes dont le texte entier pouvait tenir sur une carte de correspondance interzone, seul type de courrier autorisé à l’époque. C’est par ce moyen qu’il communiquait avec René Char. Il semble que ce soit le même type de poèmes que Blanchard qualifie ailleurs de « sonnets ». 2. Maurice Blanchard, fils aîné de Maurice Blanchard (1920-1962). Il fut envoyé de force aux « chantiers de jeunesse », où il passa six mois. Après la guerre, devint dentiste. 201


c’était le paysan qui avait raison, on ne lui faisait pas prendre des vessies pour des lanternes à ce brave cul-terreux. Il fit ensuite huit mois de chantier de jeunesse, ou plutôt de camp de concentration, de famine, de désolation, de paille humide et de dysenterie. Il revint de là avec vingt kilos en moins et de la décalcification. Seuls les chefs des chantiers de jeunesse étaient gras et roses, ils bouffaient la ration de la compagnie ou revendaient ce qu’ils avaient en trop, pour acheter des boissons fortes. Il est maintenant complètement guéri, de sa dysenterie, de son patriotisme, de l’obéissance aux chefs et d’un grand nombre d’illusions, particulièrement celles qui touchent l’infaillibilité de l’État et sa grandeur d’âme, l’effet bienfaisant de la vie en commun et l’honnêteté des officiers. Le gauleiter des chantiers de jeunesse, un général du nom de La Porte du Theil1, copain de Pétain, passa en voiture et demanda à quelques-uns ce qu’ils faisaient dans le civil. C’est là tout ce qui l’intéressait. Mon fils me rapporta ce dialogue : « Qu’est-ce que tu fais, toi, dans le civil ? — Je suis mineur, mon général. — Ah ! très bien, très bien, ben, y a pus d’mine, maint’nant, t’es aussi bien ici. Très bien ! très bien ! » S’adressant à un autre : « Qu’est-ce que tu fais, toi dans l’civil ? — Je suis étudiant en théologie, mon général. — Hein ? quoi ? tudiant théologie ? tudiant théologie ! pfu ! pfu ! (d’un air furieux, en haussant les épaules) faut faire culture physique ! Développer, mon garçon !... Tudiant en théologie, pfu !... Et toi, qu’est-ce que tu fais dans l’civil ? — Dentiste, mon général ! — Dentiste ! Hahahaha ! Ben alors ! Et tu es dentiste aussi dans le militaire ! Ah ben ! alors ! ça c’est bien, dentiste dans l’civil, dentiste dans l’militaire, ça c’est bien, c’est bien ! » et il remonta dans sa voiture en la trouvant bonne celle-là ! Et tous ces gosses crevaient de faim, ne s’étaient pas déshabillés depuis trois mois, et couchaient dans une grange sur la paille pourrie. Très bien ! Très bien ! vieille vache ! Si c’est pour recommencer cette ignoble plaisanterie, c’est bien la peine de les convoquer par pneumatiques, il serait toujours assez tôt pour y retourner. ––––– 1. Le général de la Porte du Theil était le chef des Chantiers de jeunesse. 202


Samedi 6 mars 1943 Reçu une carte de Char, ses cartes précédentes ne me sont pas parvenues. Reçu de Bouhier1, Chef de l’École de Rochefort et théoricien de la Renaissance poétique du XX e siècle, une feuille insipide : trois psaumes qui sont bien la plus pauvre chose que j’aie jamais lue ! Il tutoie Dieu et Jésus Christ, celui-là aussi. Et ce crétin publie ses manifestes à la NRF ! Miserere nobis ! Et l’École de Rochefort a déjà une certaine espèce de célébrité, elle fait du bruit, elle attire les poissons. Pourquoi m’envoie-t-il cela, cet idiot ? Il trouve ça bien ? ou il se fout de moi ? Déjà, cette astuce de s’être installé à Rochefortsur-Loire, petit village de Maine-et-Loire, et de faire un tam-tam du feu de Dieu autour de sa marmite me paraît comme une vacuité sans borne. Il est cravateux ce Bouhier ! Il croit que dans cent ans et plus, un bouseux de Rochefort sera très fier d’être du pays de Bouhier et de l’École de Rochefort. Je me souviens de ce matelot marseillais, il y a trente ans, qui vantait sa noble naissance, en disant, et très sérieusement, ma foi : « Je suis du pays d’Edmond Rostand et de Gaby Desly ! » (Gaby Desly était une demi-mondaine qui avait amassé quelques millions « grâce à son travail acharné et à ses grandes qualités d’ordre et d’économie », ainsi s’exprimèrent tous les grands journaux à sa mort, car elle avait laissé sa fortune à la ville de Marseille et, pour une petite part, aux articles nécrologiques. Pendant huit jours, ce fut la sainte de la Patrie.) Il faudra bien, un jour, que je consacre un instant aux cravateux que j’ai connus, tant dans la littérature que dans l’aviation et dans la marine. J’en ai connu de superbes, mais en gros, ils se ressemblent tous, leurs procédés sont primitifs et il faut que le monde soit pétri d’imbécillité pour s’y laisser prendre aussi facilement. Le plus pur spécimen de cette race fut un certain comte François, Félix, Félicien, Gontran... etc. de Roumefort de Truc de chose de machin de etc. (Il s’arrangeait toujours pour sortir sa carte de sa poche, ou un papier portant ses noms, titres et qualités.) Cet individu était tellement, si purement cravateux, qu’il éprouvait un besoin urgent d’épater tout interlocuteur, quel qu’il soit : employé de tramway, guichetier du métro ou des postes, badaud dans la rue, voisin de table au café (ceci le plus souvent pour se faire payer un verre), je parierais même qu’il cherchait à épater son chien ou son miroir ! Impossible de citer un nom de ville ou même de village sans qu’il ––––– 1. Voir note 2, p. 68. 203


dise y avoir un parent ou un ami. Lui parlant de Fréjus, il me dit un jour : « Je connais très bien l’évêque, c’est mon oncle, j’ai été passer huit jours chez lui l’an dernier ! » Il alla à Toulon par le train en janvier 1940. Les trains étaient alors toujours complets. À son retour, je le plaignis un peu d’avoir été obligé de voyager inconfortablement. « Mais, non ! J’ai eu pour moi seul un wagon salon ! En arrivant à la gare de Lyon, j’ai été voir le chef de gare, qui est mon ami, et il m’a invité à dîner, sur le pouce, évidemment, et il m’a dit : « T’en fais pas, François, tu dormiras cette nuit ! » et il m’a casé lui-même dans un compartiment réservé. J’ai passé une nuit excellente. » Or, un de mes amis qui prit le même train m’a dit l’avoir vu dans le couloir, assis sur sa valise ! Ce phénomène s’était infiltré dans une affaire de bombes télécommandées, auxquelles j’apportais mon concours technique ; il avait pris clandestinement des brevets (sans valeur, mais, aux yeux des commanditaires, un brevet a toujours une grande valeur), il avait été éblouir des fonctionnaires et était en passe de se faire passer trois marchés identiques par trois ministères différents : Guerre, Marine, Air. Il comptait ainsi toucher trois fois le prix des efforts des autres. Il aurait réussi, les fonctionnaires étant bien les plus jobards zigotos de la terre, si ce n’est qu’une commission interministérielle des marchés fut créée et qu’on s’aperçut, en haut lieu, de la manœuvre, qui fut barrée à temps. Le comte avait toujours oublié son porte-monnaie : « Prêtez-moi dix francs, je n’ai pas de monnaie, je vous les rendrai demain ! » C’était là sa phrase favorite. Et il enchaînait : « Daladier, c’est un copain de régiment, je l’ai vu hier, il m’a dit ceci cela, etc. » Il montait les cinq étages de ma maison pour venir se servir du téléphone sans payer. Il était un jour, ou plutôt comme tous les jours à l’heure de l’apéritif, assis à une table du Terminus devant un verre d’eau minérale. Arrive un ami ; l’ami commande un quart champagne, « Moi aussi ! » dit le comte. Quand il eut sifflé son champagne : « Pardon, il faut que j’aille téléphoner, je reviens dans une minute. » Il ne revint pas. Cet écornifleur faisait des faux effets de commerce (ce qu’on appelle la cavalerie), ou bien il achetait de la marchandise qu’il ne payait point pour la revendre moins cher au comptant. Il avait l’habileté d’entraîner toujours avec lui un commanditaire naïf qui payait la casse. Il posséda ainsi un autre comte, un La Rochefoucauld-Doudeauville, et une quantité de demi-cravateux de ce genre. Il avait un petit atelier à Saint-Ouen, il s’assura pour une forte somme et son petit atelier brûla, il se fit construire alors un atelier plus important aux frais de la compagnie d’assurances. À la débâcle de juin 1940, il prit une adresse dans le bottin et dit à son personnel de se replier à Niort chez Untel, telle rue, ordre du 204


ministre. Quand les gens arrivèrent là-bas, ils virent que c’était une bonne farce. Pendant ce temps, le comte François de Roumefort faisait le trafic de beurre entre Paris et la Normandie avec sa Citroën de tourisme. Cet animal-là a toujours trouvé de quoi vivre, et pendant toute sa vie il a exploité les jobards, et, quoique très connu comme escroc, il trouve toujours de nouvelles couches de jobards ; c’est à croire qu’il y en a beaucoup plus que d’étoiles au ciel. Il avait même trouvé le moyen de se faire garantir par la puissante compagnie Péchiney, dirigée par un autre comte : de Vitry, qui pourtant est une fameuse fripouille ! Tout cela par relations acquises dans la fréquentation des cafés élégants et des esbroufes devant un cocktail. Pourriture à pattes ! Mardi 9 mars 1943 Lu la vie d’Emily Brontë par V. Moore. Très intéressant, mais laisse beaucoup à dire encore. A-t-elle eu à Low Hill un amour déçu ? Peut-être, mais je crois qu’il y eut aussi autre chose, une injustice, un mépris, une blessure psychologique. Parmi ses derniers poèmes, ces quatre vers : « Strong I stand, though I have borne Anger, hate and bitter scorn Strong I stand, and laugh to see How man kind have fought with me »1 me paraissent donner la clef. Et puis, par-dessus tout, elle avait du génie, et elle en aurait eu dans n’importe quelle vie. Pas besoin de divaguer ! Nous n’avions rien de substantiel à manger depuis deux jours et nous avons hier reçu un poulet de Bretagne, coût cent cinquante-six francs dont vingt francs de transport. Je compare avec les prix que j’ai connus. Deux francs cinquante en 1900 (un franc soixantequinze un lapin). Je traversais, tous les samedis, le marché aux volailles pour aller porter la soupe à ma grand-mère qui, un peu plus haut, au marché aux herbes, était assise au milieu de son tas de légumes. Le marché aux volailles était très amusant ; canards, oies, dindons gisaient par terre, les pattes liées et coincoinaient. Avant d’arriver aux volailles, je passais au marché aux cochons ; ––––– 1. « Fort je reste, ayant souffert / Haine, colère et dédain ; / Fort je reste et ris de voir / Leurs assauts livrés en vain. » (Traduction Pierre Leyris.) Blanchard fait erreur ; il s’agit en fait d’un des premiers poèmes d’Emily Brontë (novembre 1837). 205


quatre ou cinq marchands de cochons ; chacun installait un carré en planches dans lequel s’ébattaient une demi-douzaine de cochons. Notre amusement consistait à leur tirer la queue quand le marchand ne regardait pas vers nous, et de faire l’innocent quand il se retournait brusquement, aux cris de la bête. Le soir, j’aimais assister au rembarquement des invendus ; l’homme attrapait le cochon par l’oreille et par la queue et l’envoyait sans douceur dans la voiture. Les cris stridents de l’animal me paraissaient tellement disproportionnés avec la cause que c’en était émerveillement, d’autant plus qu’il échappait à la mort, qu’il allait vivre sans doute huit jours de plus. Et un cochon, ça vit ! Ça vit tellement que ça ne s’en aperçoit pas. Autrement, eût-il crié ? Un peu plus bas, au petit café-papeterie-mercerie-épicerie, des paysans faisaient une dernière pause avant de rentrer chez eux. Il y avait toujours une ou deux voitures à âne devant la porte. Alors, nous faisions le cri de l’âne, très faiblement, à ses oreilles, et dès qu’il commençait à déchiffrer sa partition, nous nous cachions pour assister à la colère du paysan déjà pas mal saoul. Vers seize ans et demi, je travaillais alors dans une usine de charpente métallique, rue d’Alleray, et j’allais, le samedi soir ou le dimanche, rue de la Gaîté, qui était une rue très éclairée et pleine de mouvement. Au commencement de la rue, la deuxième ou troisième boutique, en partant de l’avenue du Maine, était une rôtisserie avec un éventaire sur lequel reposaient d’innombrables volailles prêtes à rôtir ; dans le fond de la boutique, des fours, des tournebroches et des cuisiniers fonctionnaient avec entrain à la vue du public. Des passants choisissaient leur poulet et attendaient qu’il soit rôti, ou bien allaient boire l’apéritif en attendant qu’il le soit. Pour quatre francs on pouvait acheter un beau poulet rôti prêt à manger. Il y avait toujours grande affluence. Celui qui avait installé cette industrie était un fameux malin, c’est inimaginable, ce qu’il en vendait ! Cela m’a toujours étonné qu’on ne l’imitât point dans tous les quartiers populeux de Paris. Je restais longtemps là, à me parfumer les papilles de la bonne odeur, puis je rentrais manger à ma gargote habituelle où je me restaurais pour quatorze ou quinze sous et je remontais dans ma chambre à quatre francs la semaine, 64 rue de la Procession, XVe. Mercredi 10 mars 1943 Ce qui, peu à peu, se modifie, finit par apparaître comme tout à fait normal. La civilisation moderne qui a insensiblement élevé les deux castes ignobles : le sportif et le technicien, a perdu de vue le 206


schéma général de l’évolution sociale, ou plutôt sociétale, comme dit Lawrence, mais si l’on fait un saut par dessus les siècles, jusqu’à la Renaissance, et jusqu’à la Grèce d’Héraclite et Thalès, alors, on est effrayé de cette royauté du mécanique et elle apparaît comme une descente vertigineuse hors de l’humanité. Que des hommes dont les facultés intellectuelles sont pétrifiées, pneumothoraxées à ce point, soient aussi des modèles proposés sans rire à l’enthousiasme des enfants, qui, à leur tour, feront une propagande, à laquelle ils croiront, c’est la fin de l’homme qu’on appelle homme, et le commencement de l’homme que quelques rares esprits appellent encore le barbare. Le sportif et le technicien sont au plus bas de l’échelle des valeurs, au-dessous du gangster, de la putain, de l’homme d’État. Jeudi 11 mars 1943 L’homopoliticien, cet excrément, est formé par le milieu. C’est une vérité de La Palisse et il est bien malheureux qu’on soit obligé de la redécouvrir. Avec tous leurs dégueulis de races et, comme dit cette fripouille de Laval, de pieds fortement attachés à la terre (expression par laquelle il veut dire, autant qu’on puisse lui donner un sens, que ses ancêtres étaient paysans), ces voyous veulent, par une tricheuse analogie, y fourrer de l’hérédité ! Tant qu’on n’aura pas trouvé le chromosome du cordonnier, ou celui de l’ajusteur-fraiseur, du nazi, du bolchéviste, du concierge, ils feraient bien de se taire, ou de siffler le God save the King. Il est clair que le Français moyen, avec son tiroir à vieux bouts de ficelles, subit l’influence, ou l’ambiance, comme on voudra, des fables de La Fontaine, qui sont les premières récitations de son enfance. (Racine les achève en de puants godelureaux.) Avant même que nous ne sachions lire, on nous apprend ces platitudes parce qu’elles sont écrites en bon français, et faciles à retenir. La mémoire motrice s’en empare avec une grande facilité. Mais le sens étriqué de cette littérature noie insensiblement la cervelle et marque profondément le comportement des adultes et, plus visiblement encore, des vieillards. Les Anglais ont aussi un La Fontaine, qui est Tyndall, et sa traduction de la Bible, chef-d’œuvre de la littérature anglaise, forme l’Anglais moyen. Les Allemands ont pour les bercer, soit des romances d’une sensibilité bête et écœurante, soit des marches militaires. On les forme pour le bordel et la caserne. Adolescents, ils se balafrent la gueule à coups de sabre et remontent leurs pendules avec des coups de bottes. Quand les pendules sont brisées, on va, avec son sabre, capturer celles des voisins. Et l’on 207


pousse un rire tout en largeur, en se tenant la bedaine avec les deux pattes de devant. Ha ! Ha ! Ha ! Un souvenir me revient, de cette époque du poulet rôti, 1907 environ, alors que je travaillais rue d’Alleray et que je logeais au 64 rue de la Procession. En déchargeant un wagonnet de ses plaques de tôle, un petit éclat d’acier, très petit, imperceptible, m’entra dans la face intérieure de la main gauche, à cinq centimètres de l’emplanture du petit doigt. J’y portai peu d’attention mais, deux ou trois jours plus tard, j’avais un gros abcès à cet endroit. L’usine, qui avait un système d’assurance, m’envoya à l’hôpital Necker pour me faire ouvrir mon mal. J’entrai par une petite porte près de la grande conduisant aux salles, et là il y avait un service pour les malades qui venaient pour une consultation ou un pansement, où un infirmier faisait son Louis XIV. C’était un gros bonhomme qui portait un tablier blanc, muni à l’endroit du nombril d’une poche kangourou. En attendant mon tour, je remarquai qu’après chaque pansement, le client mettait quelque chose dans la poche kangourou, pendant que le Louis XIV liait ses bandelettes. Quand ce fut mon tour, je m’assis et, dans mon innocence, je ne pensai pas à verser mon offrande dans le Ventre de la divinité. Le lendemain, je revins pour un nouveau pansement, ainsi que l’avait ordonné le médecin. Quand je m’assis ce gros salaud me dit de revenir demain. Il avait reconnu l’hérétique. Je souffris beaucoup cette nuit-là, et quand je m’assis de nouveau le lendemain, je commençai par mettre une pièce de deux sous dans la fente. Elle fit un bruit sympathique en tombant sur les autres et, cette fois, j’eus mon pansement. Je gagnais quatre francs par jour, mais étant blessé, je n’avais droit qu’au demi-salaire, deux francs ; donner deux sous à ce type qui, dans sa matinée, devait ramasser au moins dix fois ce que j’avais pour vivre un jour, cela n’était pas fait pour me réconcilier avec la société. Le lendemain, je fis tomber une rondelle de fer, chute d’un trou que j’avais ramassé au pied d’une poinçonneuse, le surlendemain je ne mis rien, et ensuite, je confiai à la Nature le soin de parfaire ma guérison. Ce fut assez long, deux semaines environ, mais je préférais perdre deux francs par jour que de donner deux sous à cette fripouille. Mon taulier était un Auvergnat, Cauly, un ancien cocher de fiacre qui avait économisé sou par sou pour acheter une bicoque à deux étages qu’il baptisa du nom d’hôtel meublé. J’y repassai quelques années plus tard, il avait fait ajouter deux étages. C’étaient des braves gens ; il faisait, en plus, commerce en demi-gros de beurre-œufs-fromages. Avec son cheval et sa voiture, il allait livrer sa marchandise chez les crémiers de l’arrondissement, et je m’occupai, pendant ma convalescence, du cheval dont je tenais la bride pendant qu’il était chez les 208


crémiers, ou à mirer des œufs dans la grange-magasin-écurie. Ainsi, je pouvais rattraper un peu les deux francs qui me manquaient, car j’avais ainsi droit au repas de midi en payement de mon travail. C’est à cette époque que je fis un peu connaissance avec la littérature. Sortant de Necker, le long du boulevard, il y avait (il y est encore) un marchand de livres d’occasion. Là, j’achetai plusieurs fois pour deux sous un énorme roman populaire qui, neuf, coûtait treize sous. Les aventures de Pardaillan, Chaste et Flétrie, etc. Tous ces chefs-d’œuvre gisaient dans un panier dans un état lamentable, les ailes arrachées, mais j’en dévorai une demi-douzaine pendant ces quinze jours de vacances. À un tel point que j’en fus vacciné pour la vie ! Des Italiens logeaient à la même enseigne, c’étaient des ouvriers sculpteurs qui travaillaient chez un praticien du voisinage. Je me liai avec eux et j’achetai, au même libraire, une vieille grammaire italienne qui me permit, au bout de très peu de temps, de me débrouiller avec mes nouveaux amis, qui eux, arrivaient tout frais de leur village, Massa-Carara. Ils étaient anarchistes et m’emmenèrent à leurs réunions, rue Cambronne, où on refaisait une société parfaite. Quand je retournai à l’usine, on me garda une semaine pour être en règle avec la loi, et on me mit à la porte. On n’aime pas les maladroits qui se blessent en travaillant ; dans le monde industriel, il n’y a pas de place pour eux, c’est bien fait ! En deux ans, j’ai fait au moins dix maisons, peut-être quinze, il faudra que je me remémore ces tribulations. Quand je trouvais à m’employer dans une maison supportable, cela m’est arrivé deux ou trois fois, je n’y restais pas, parce que c’était supportable et que je n’étais pas habitué à être traité humainement. Quand ce n’était pas supportable, il arrivait un moment où la limite était franchie, et ou je partais ou bien on me fichait dehors. Le résultat était le même : la misère, la faim. Écrit Allégorie n° 2 de La Création, en deux minutes – ça va ! Vendredi 12 mars 1943 Je relis ce que j’ai écrit hier et je suis arrêté par cette phrase qui se termine par : « Je n’étais pas habitué à être traité humainement. » Je l’ai écrite sans réfléchir, sans me rendre compte, mais elle est d’autant plus vraie, car j’ai une aversion pour la reconnaissance au point que je préférerais crever que de demander un service à mon meilleur ami ; je ne puis supporter d’être aidé. Je crois bien que le jour où je ne pourrai plus subvenir à mon existence, je me laisserai mourir. Me réconcilier avec la race humaine, jamais ! En réaction, quand je rends service à quelqu’un, j’emploie toutes les ruses pour 209


échapper aux remerciements et aux marques de reconnaissance. Ma vie est un supplice. Je ne dois rien à personne, je ne dois même pas la vie à mes parents, car ils étaient irresponsables, un jury d’assises les relaxerait pour ce crime atroce. Ils étaient saouls. Mœurs d’industriels (suite). En 1923, un voyou nommé Weiller prit option sur un moteur Bristol dit Jupiter. Après entente avec le ministère de l’Air français, il en achetait la licence et le mit en fabrication dans les usines Gnôme et Rhône, qu’il s’appropria par des manœuvres crapuleuses en faisant mourir le propriétaire fondateur, un docteur Berthot qui, mis sur la paille par ce salaud, fut obligé de courir la clientèle pour ne pas crever de faim. Il mourut de chagrin, l’autre faisant traîner interminablement le procès, Berthot ne pouvant suivre le train et ayant demandé le bénéfice de l’assistance judiciaire, les tribunaux à la solde du Weiller ne l’accordèrent que sur son lit de mort. Bien joué, vieilles taupes ! Le Weiller, prétextant une forte prime de licence, fit monter le prix du cheval de cent à trois cents francs, ce qui faisait cent vingt mille pour un Jupiter de quatre cents chevaux. Son concurrent Hispano, qui jusque-là avait réussi à obtenir un quasi-monopole (il avait à sa tête un ministre ou ancien ministre) s’arrangea avec le Weiller qui créait un précédent et lui permettait aussi de tripler le prix de ses moteurs. Ces deux larrons firent une association offensive et défensive avec une mise de fonds pour une caisse noire chargée de rétribuer les concours inavouables. Vers 1937, un constructeur d’automobiles, un nommé Delage, s’aboucha avec la maison anglaise Rolls Royce pour l’achat de la licence concernant le moteur Merlin, moteur très employé encore en ce moment en Angleterre. Il dut donner plusieurs millions d’option, assuré qu’il était par le ministère de l’Air français d’avoir une importante commande de moteurs. Dès que Delage eut fait les frais, la bande Hispano-Weiller, fit le nécessaire pour qu’il soit désormais interdit d’employer des moteurs de conception étrangère, et ce fut rapidement fait, Delage fut ruiné et sa belle usine de Courbevoie, qui aurait pu fournir un appoint précieux à notre aviation en 19391940, fit faillite et resta inemployée. La bande de maquereaux faisait son beurre sur le dos du pays. Ce qu’il y a de plus fort, c’est que Hispano est d’origine étrangère et que Weiller fabrique des moteurs d’origine étrangère. Eux, c’est eux. Monsieur Paul Claudel1, l’halluciné de l’arrière-monde, est administrateur du Gnôme et Rhône-Weiller. Il travaille à fond pour le grand Reich, et gagne une fortune chaque mois.

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Samedi 13 mars 1943 On sent venir des jours pénibles. Des bruits courent. On tiendrait prêtes, dans les mairies, des affiches enjoignant à tous les hommes de se réunir dans les mairies avec deux jours de vivres. On prévoit une attaque imminente de nos alliés, on compte sur la prochaine pleine lune, dans huit jours, et sur la brume qui, s’il n’y a pas de tempête, couvrira la mer. Nous pouvons être très inquiets car les réactions des brutes en casquettes de paf sont prévisibles. Ils démoliront tout si on leur en laisse le loisir. Hier soir, en débarquant à Villiers, des policiers fouillaient les poches. Comme presque chaque jour, je passe, les mains bien enfoncées dans les poches de mon pardessus : « Enlevez-vos mains de vos poches ! » « Non ! » Il répéta, je répétai. Il appela son chef, un flic à képi argenté qui me dit la même chose et à qui je répondis la même chose. Il me demanda pourquoi. Je lui répondis que j’en avais assez. « Tuez-moi et que cela soit fini ! » J’étais dans un tel état que je me serais jeté au-devant d’une mitrailleuse. La foule commençait à faire le cercle. Il m’emmena à l’écart et se mit à me faire la leçon : « Nous sommes sous l’autorité allemande, nous sommes obligés de faire cela, vous devez vous y soumettre, etc. » Puis il me libéra. Dans ces moments, je sens en moi toute la colère de la foule, j’en suis chargé, comme un condensateur, et je ferais la pire folie. Il faut que j’évite les affluences. Lundi 15 mars 1943 Ce matin, en sortant de chez moi, un chat noir cendré avait découvert une tête de poisson dans la poubelle, il la dévorait sur le bord du trottoir. Je connais ce chat, c’est celui d’une concierge de la place Villiers, il est souvent assoupi sur le rebord de la fenêtre. Cette pauvre bête était à trois cents mètres de chez elle. Elle profite du calme matinal pour visiter les boîtes et n’ayant rien trouvé près de sa maison, elle étend le cercle de ces prospections. S’il y avait un Dieu, je pense qu’il sauverait d’abord les animaux avant de sauver ––––– 1. Depuis la fin 1935, Paul Claudel, retraité du Quai d’Orsay, était administrateur de la société aéronautique Gnôme et Rhône, fournisseur de plusieurs armées européennes avant d’être réquisitionnée par les Allemands en juin 1940. — Pierre-Louis Weiller, comme Blanchard aviateur pendant la Première Guerre mondiale, était le directeur de Gnôme et Rhône. Il est juste de dire que lorsque celui-ci, juif, fut arrêté, déchu de la nationalité française et privé de ses biens par Vichy en octobre 1940, Claudel le défendit vigoureusement, prenant ainsi ses premières distances avec un régime qu’il avait jusque-là regardé d’un bon œil. 211


les hommes. Ainsi, on saurait qu’il y a un Dieu. C’est la seule preuve de son existence que j’aimerais voir. Radio-Paris nous a offert hier un concert dirigé par le célèbre chef d’orchestre japonais XYZ. Jusqu’à présent je croyais que le mot célèbre (célèbre = fréquenté) signifiait très connu que ce soit en bien ou en mal. On dit encore le célèbre Landru, le célèbre Paderewski1, quant au célèbre japonais XYZ qui a eu les plus grands succès dans toutes les capitales du monde c’est bien la première fois qu’on le voyait. Cela fait songer au Roi des camelots de la place Clichy, célèbre sur la place de Paris, et qui s’annonce ainsi lui-même, en commençant son boniment. Le célèbre XYZ nous a donné l’ouverture de Guillaume Tell2, avec accompagnement de tam-tam africain, puis une œuvre de son tonneau qui était formée d’une sempiternelle phrase de Massenet (du jongleur) toujours avec tam-tam. Cela s’est arrêté, on ne sait comment, et au bout d’un certain temps, quand on fut certain que c’était tout, les applaudissements démarrèrent, qui me parurent renforcés par la machine à applaudir grand modèle (avec des cris d’admiration). Par respect pour la race humaine, j’espère que c’était ainsi, bien que je sache qu’il suffit de montrer à la foule un singe emplumé et de lui dire c’est Duchnok pour qu’elle s’écrie : « Vive Duchnok ! Duchnok au pouvoir ! » Pauvre XYZ, pauvre public ! Ceci me rappelle un propos d’Éluard, en 1935. Il y avait eu une conférence politico-littéraire ou plutôt un meeting où André Gide avait parlé. C’était un comité Front populaire qui avait agencé l’opération. À un certain moment, Gide se mit à lire un fragment d’article de Maurras et, ayant terminé, fit une pause avant de dire : « Ce texte infâme que je viens de vous lire est de Maurras. » Il n’eut pas le temps d’ouvrir la bouche pour donner cette explication, toute la salle applaudissait frénétiquement, n’ayant rien entendu du texte ennemi. Si André Gide avait récité Je vous salue Marie, c’eût été la même chose. Éluard ajoutait que Gide fut désagréablement surpris et perdit sa foi dans l’amélioration de la race humaine. Or, Gide avait au moins soixante ans à cette époque, fallait-il qu’il fût un fameux jobard ! Londres nous a donné dernièrement un disque de Debussy : Noël des enfants qui n’ont plus de maison. C’est une mélodie qui n’ajoute rien à la gloire du musicien mais qui, par ces temps de civilisation, peut être entendue. ––––– 1. Ignacy Jan Paderewski (1860-1941), pianiste mondialement connu, il devint en 1939 chef du gouvernement polonais en exil. 2. Opéra de Rossini. 212


Or, le disque dit : « Nous n’avons plus de maison, les ennemis ont tout pris, tout pris ! » Alors que le texte original, que j’ai acheté à la parution en 1917, portait : « Les Allemands ont tout pris. » La substitution dut s’effectuer chez l’éditeur dans l’entre-deux-guerres sous la pression de l’ambassade allemande, car Debussy, décédé en 1918, n’a certainement pas modifié le texte dont il était aussi l’auteur. C’est donc le Dommange, député de droite et directeur propriétaire de Durand et Compagnie, qui a touché pour. Mais alors que les Anglais ne tombent pas dans le panneau ! Mardi 16 mars 1943 Écrit à Char. Ses cartes ne m’arrivent plus. Le seul câble qui me relie à la terre est-il rompu ? Commencé le troisième poème de La Création. J’espère trouver un soulagement momentané en écrivant cette suite qui, elle, n’est pas destinée à la publication alors que les douze poèmes interzones étaient demandés, c’est peut-être pour cela qu’ils sont un peu raccrocheurs. Mais, La Création, c’est nouveau et ce n’est pas fait pour plaire ni faire le sourire de mannequin à la vitrine d’un éditeur. C’est de l’héroïne, on se cache pour se l’administrer. De toute façon, c’est un remède urgent pour mon équilibre mental. Peut-être ce remède sera-t-il un poison des Borgia qui, comme tel, est à retardement ! Ce qui n’arrangerait les choses que momentanément. Le troisième poème de La Création s’appelle : Le Poison des Borgia. Des volontaires de la relève partent chaque jour. Hier, des jeunes gens ont chanté la Marseillaise à plein gosier de Rouen à Paris, sans arrêt, avec riforzandi dans les gares et à la traversée des villages. Les vainqueurs sont amorphes. Des convois chantent l’Internationale et crient : « A bas Hitler ! » Les caraïbes font semblant de ne pas entendre. Je crois même qu’ils n’entendent pas. Un second groupe, de Châtillon1, est encore parti. Je suis heureux de ne plus y être, ainsi je n’ai pas eu à désigner ou plutôt à refuser de désigner les partants. Fini de rire, à Châtillon ; le Croquefromage est obligé de s’enferrer à fond. Il ne peut plus louvoyer. Le meilleur des chevaux de bois attaché à l’usine, un pauvre crétin, doit aussi être sur le pal, fini de rire, aussi ! Où est le temps du vaccin, hein ! Frottadou ! Cet animal nous a tous vaccinés en moins de deux heures, c’était du travail à la chaîne, une infirmière passait un chiffon mouillé, le Frottadou donnait un petit coup de plume, une autre ––––– 1. Voir le 4 novembre 1942. 213


ensuite essuyait énergiquement la trace et une dernière donnait le certificat. En moins de vingt secondes, on était vacciné. Il est juste de dire qu’aucun vaccin n’a pris. Mais on avait le certificat. Peut-être même n’y avait-il rien au bout de sa lancette ! Il a dû conserver l’argent pour souhaiter la fête à sa petite amie. Pour les femmes, ce fut plus long, beaucoup plus long, il tenait à les vacciner aux cuisses, et il les refit passer huit jours après pour voir le résultat. Il en profitait pour explorer les ganglions, disait-il, et il passait la main dans la fourrure. Ma secrétaire, en revenant de ce pelotage, était très en colère. Elle téléphona aux secrétaires des autres services leur demandant si, à elles aussi, il avait tâté les ganglions. Elle me demanda s’il avait tâté les miens. À quoi, je lui répondis que non, et que je ne pensais pas qu’il avait aussi ce vice-là ! Alors, elle fut encore plus rageuse, car elle était très prude, de voir que le Frottadou avait pris un doux plaisir sous le couvert de la science. Elle se mit dans une sainte fureur. Elle alla se plaindre au Croquefromage qui me dit plus tard : « Ce qu’elle est gourde votre secrétaire ! Elle n’est pas à la page, elle ne veut pas faire voir son cul ? » Le semaine d’équinoxe s’annonce très favorablement. Une forte brume, et au-dessus un temps calme et magnifique occasion à profiter de suite ! « Qu’il vienne ! qu’il vienne ! le temps dont on s’éprenne ! » Mercredi 17 mars 1943 Rebellion en Haute-Savoie. Ça commence. Tout le monde est à bout de nerfs. On comprend maintenant le sens du cri La liberté ou la mort ! Nous n’en pouvons plus. Beaucoup de parachutistes tombent en France, chaque nuit. Certaines organisations secrètes s’exercent au tir. Les Prussiens sentent venir la rafale, et depuis quelques jours, on voit beaucoup plus de brutes en uniforme dans les rues de Paris. Herr Mélange est rappelé en Adolfie. C’était un stupide hobereau qui avait du moins une qualité : il ne sortait pas de son bureau. Il y était assis toute la journée et écoutait sa T.S.F., le bouton à portée de sa main. Ou, pour changer d’exercice, il caressait sa plus jeune secrétaire, cette gamine de Liliane dont j’ai déjà dit deux mots. C’était une brute, mais il n’était pas encombrant. En sept mois, je ne l’ai vu que deux ou trois fois. Il ne s’était jamais intéressé à mon travail. Chaque matin, il se faisait apporter la liste des retardataires et il les appelait un par un pour leur faire un discours inutile. C’est un monomane de l’exactitude. Toutes ses pensées ramènent à l’horloge 214


et, sur cette horloge, aux deux signes : huit heures du matin et six heures du soir. J’avoue que jamais, dans ma vie, je n’ai été aussi tranquille. Je m’attache à être exact, je n’ai jamais manqué d’être là, je ne me suis jamais absenté. Et, j’ai eu ainsi des loisirs qui me parurent d’autant plus délicieux que j’en fus privé pendant les cinquante-deux premières années de ma vie, qui n’en compte pas encore cinquante-trois. Non, vraiment, je trouve que les industriels français étaient de sacrés foutus emmerdeurs ! Je ne pourrais plus supporter leur prétention de vouloir se rendre compte par euxmêmes (comme ils disaient) de notre activité et de son rendement. Et, chose admirable, c’est la première fois qu’on ne me demande ni m’impose de délais pour l’achèvement de mon travail. Cette organisation me donne l’impression de vivre dans l’éternité. C’est le bon côté de ma misère. Monsieur Mélange regrettera les plaisirs de la table, et les autres. Il touchait vingt-quatre mille francs de frais de séjour (par mois !). Vendredi dernier, ils ont tué le cochon. Hier, je croise leur serveuse qui leur portait un grand plat, je lui dis : « Où allez-vous comme ça ! — Donner à manger aux fauves ! — Et qu’est-ce que vous leur donnez pour qu’ils soient si gras ? — Vous voyez, de la choucroute ! — Je ne vois pas la choucroute ; chez nous, on appelle ça des tranches de lard. — La choucroute, elle est en dessous, elle est cachée sous les côtelettes ! » Et voilà, à eux quinze, ils vont boulotter un cochon de cent kilos pendant la pleine lune. Je comprends qu’ils pleurent (je dis bien : ils pleurent) quand il leur faut rentrer dans leur patrie ! Monsieur Mélange est puni. Qu’a-t-il fait ? Monsieur Mélange avait les apparences d’un grand forniqueur, mais je ne crois pas qu’il osât s’avancer à la conquête. Il faisait des mines de pigeon enflammé, mais n’attaquait pas la bête de face. Je faisais passer un petit examen aux femmes qui se présentaient pour un emploi. En général, une petite dictée, sans considération pour leur physique. Certaines vinrent, qui avaient plutôt l’expérience de Thaïs que celle d’une archiviste paléographe. Je mettais sur sa feuille : « star de cinéma », ou « peut se présenter à Tabarin », ou encore « ornement nocturne des Champs-Élysées ». Je donnais un avis favorable pour les mères de famille ou les femmes de prisonniers. On le savait et lorsqu’une fille-fleur venait se présenter, si elle avait quelqu’un dans la place, elle ne passait pas par mon service mais allait directement frapper à la porte de l’inflammable Mélange. 215


Elle y faisait sa Salomé et était engagée... pour quelques jours seulement, car on était obligé de la fiche à la porte. Il embaucha ainsi une Espagnole de quinze ans qui en paraissait vingt-cinq, le type arabe et qui, dans cinq ou dix ans d’ici, aura l’aspect de ces vieilles vaches qui ruminent sur les marches des lupanars de la Castilla. La première fois qu’on la voit, elle éblouit un peu. Elle fut engagée à un tarif deux fois égal au tarif du barème. Mais un contrôleur vint de Dessau vérifier les engagements et fit au Mélange une note énergique, lui enjoignant de mettre la belle personne au tarif normal ou qu’elle s’en aille. J’ai eu cette note qui était plutôt brutale. La mouquère est restée au tarif réduit, mais peut-être le surplus lui a-t-il été donné sur la cassette personnelle de Monseigneur Mélange. Une employée, étant entrée chez Mélange pour lui porter un papier, le surprit en train de caresser Liliane. Elle fut renvoyée le lendemain, sans motif avoué. Mais c’est qu’elle avait vu la chose. Aussi, jamais je ne vais chez lui ! Je ne tiens pas à perdre ma place parce que je l’aurais vu peloter sa mouquère. Je ne lui souhaite que la vérole, et qu’il me fiche la paix on the bargain. Jeudi 18 mars 1943 Écrit Le Poison des Borgia. C’est une image de ma faculté poétique qui, en se manifestant, m’évite de sombrer dans le grand abîme pire que la mort, mais je suis toujours angoissé par cette impression que je ne perds rien pour attendre. J’ai parlé hier d’une mouquère, c’est ce qui a cristallisé mon poème. Souvenir de 1911. Je vis Alger pour la première fois un dimanche d’été. Après avoir parcouru la ville moderne et déjeuné dans la rue Bab-Azoun, j’entrepris l’ascension de la Casbah. En passant par de petites rues, au bas du quartier, je vis une dizaine d’Arabes, assis le dos au mur et regardant fixement une petite fenêtre grillagée qui trouait une muraille dont l’aspect me fit penser à une forteresse. Derrière la vitre, on voyait une Arabe plutôt peinte que fardée. On ne voyait que la tête et le haut du buste, elle était visage nu, ornée d’une quantité de bijoux, et son corsage rouge foncé garni de broderies dorées montait très haut autour du cou. Elle était absolument immobile, sans un sourire, sans une œillade invitant pour Cythère, très divinité, elle se laissait admirer, elle aurait paru être une statue de cire, n’étaient ses yeux vivants et lascifs bien qu’incroyablement immobiles. Je suis revenu vers la fin de l’après-midi, elle était toujours à sa fenêtre et les Arabes étaient toujours là à la contempler. C’était certainement une professionnelle, une fille-de-la-Douceur, qui attendait que l’un de ses admirateurs vînt lui apporter ses hom216


mages et ses présents. Mais ces Arabes me firent l’effet de n’avoir pas les moyens de s’acheter de telles voluptés et de rester là à se nourrir de la fumée du rôt. Vendredi 19 mars 1943 J’ai passé toute ma journée d’hier à lire un livre de/sur Conrad et je viens de relire la préface du Narcisse1 dont il est beaucoup question dans cette étude sur sa méthode poétique. C’est assez exactement ce que je fais : absence de plan, développement imprévu, impuissance à modifier un texte, et suppression radicale des parties faibles. Puis, cet accord avec Proust : « Tout art doit s’adresser d’abord aux sens » et le faire voir !, qui est aussi le donner à voir d’Éluard. Il y a aussi ce poème important : revigorer les vieux mots usés au moyen de leur emploi dans un nouveau cadre, une nouvelle atmosphère2. C’est la condamnation de la poésie intellectuelle, philosophique et mystique à la mode de maintenant. Conrad n’a jamais plié, il ne s’est jamais abaissé à vouloir écrire des livres qui flattent le public. Il voulait être fidèle à ses émotions et disait volontiers qu’il n’y avait pas d’autres principes plus impérieux que celui-là. Comme suite à ce choc, je vais écrire : Un Pur spectacle3. Tous les dessinateurs falsifient des tickets d’alimentation. C’est là leur travail principal. Certains font des heures supplémentaires à cette seule fin. Double bénéfice. La grande spécialité dans laquelle ils excellent est de gratter vingt-cinq et de dessiner la lettre A sur les tickets de pain. Le ticket de vingt-cinq grammes est ainsi promu trois cents grammes. C’est très bien dessiné et pour voir la supercherie il faut regarder au travers, le grattage amincit un peu le papier. On fait aussi des tickets de sucre et de chocolat avec des lettres non affectées. Hier, un policier est venu arrêter l’un d’eux. Son beau-père se fit prendre chez le boulanger avec ses faux tickets,

––––– 1. Le Nègre du « Narcisse », de Joseph Conrad (1897). 2. Donner à voir (Gallimard, 1939), rassemble les textes d’Éluard sur la peinture et la poésie. Le « poème important », du même Éluard, est sans doute Quelques-uns des mots qui jusqu’ici m’étaient mystérieusement interdits (1937). 3. Quatrième poème de La Création. 217


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il perdit la tête et dit que ces tickets lui avaient été donnés par son gendre. Cet idiot-là pouvait aussi bien dire qu’il les avait trouvés dans le métro, mais non, il vend son gendre ! Andouille ! Certains font la substitution pour trois francs le ticket, ce qui met le kilo à onze francs, plus le prix du pain, soit de quatorze à quinze francs. Comme nouvel ordre où enfin la justice règne, nous sommes servis ! L’inégalité sociale n’a jamais été aussi manifeste. On comprend que les Français n’en veulent pas. L’ancienne inégalité, c’était la justice parfaite, à côté de ce que nous vivons en ce moment. Samedi 20 mars 1943 J’ai encore dans les oreilles cette musique à la mode japonaise de dimanche dernier. Le Petit Parisien a donné hier un compte-rendu de ce concert, rédigé par un cacographe nazi dénommé Borchard, qui doit être une déformation de Bochard. Or, cet abruti avoue quand même qu’il y eut des mouvements divers. Pourtant, la radiodiffusion nous a fait entendre des applaudissements et des cris d’admiration qui semblaient venir de l’enregistrement d’un discours du grand Führer du grand Reich. Ma femme l’a vu hier au cinéma et me le dépeint comme faisant le singe, le chat, le lion furieux et le dompteur tout à la fois. Et je revois une scène amusante de Sartrouville : tous les midis, je suivais le quai qui va au pont des maisons et qui est bordé de petits pavillons. Il y avait aussi une belle villa toute neuve avec une pelouse, des arbres, et, sur les appuis des grandes fenêtres, des géraniums en pots, alignés et très soignés. Une petite barrière blanche, à hauteur de la poitrine, entourait la propriété. Il y avait là-dedans deux singes très amusants, qu’on attachait au bout d’une très longue chaîne, à un arbre, et ces deux sacripants s’amusaient toujours très gentiment. Chaque jour de cet été (1937), je les contemplais. Mais un midi, je les aperçus déchaînés et, dans la salle à manger, en train de tout mettre en pièces. Les habitants absents, ils avaient réussi à se libérer et ils avaient ouvert la fenêtre. Nous étions déjà plusieurs badauds à regarder cette comédie, ils s’aperçurent qu’on les regardait et ils s’en prirent aux géraniums. Ils arrachèrent d’abord des fleurs et les mangèrent, puis ils prirent les plantes à pleine main, qu’ils sortirent de leur caisse avec leur pot en argile qui se balançait dangereusement, et nous envoyèrent tout le parterre de fleurs, avec les pots et la terre, tout cela voltigea audessus de nos têtes et alla se répandre sur le chemin de halage. Quand nous partîmes (la sirène de l’usine avait déjà lancé son cri de veau), ils s’en prenaient au jardin. Je me demande quelle aura été la tête de leurs maîtres en rentrant, ce soir-là, dans leur jardin dévasté ! 218


Lundi 22 mars 1943 Histoire européenne. Dans un wagon du rapide Paris-Nice, il y a un Prussien et un Français. Le train traverse Melun et Fontainebleau, puis le sauvage dit au Français, en montrant les champs : « L’hiver a été doux, notre blé sera beau ! » A quoi, comme il se doit, le Français ne répond rien. Le train traverse les vignobles du Mâconnais, l’Européen dit : « Nous avons de belles vignes ! » Silence hostile. Entre Avignon et Arles, il dit : « Elle est belle, notre Provence ! » Alors, le Français répond : « Oui ! mais qu’est-ce que nous prenons, en Russie ! » J’ai lu la vie de Dostoïevski par sa fille. Ce livre aurait pu être intéressant mais cette pauvre fille a le cerveau détraqué. Elle est abrutie par le racisme. Elle donne à son père un arbre généalogique de seigneur lituanien et, ayant construit ce pedigree avec sa pauvre imagination (elle se base sur une parole qu’aurait prononcée un jour son grand-père, qu’elle n’a pas connu), elle fait de Dostoïevski un anti-russe. C’est étonnant qu’Hitler ne fasse pas réimprimer ce livre. Comment se fait-il qu’un génie comme Dostoïevski ait fait une fille si bête ? On me répondra que cela ne prouve rien. Bon ! Parfait ! Mais alors la théorie raciale ? Elle prouve quelque chose ? Si Anne ne ressemble pas à son père, pourquoi Fédor ressemblerait-il à son trisaïeul, le grand Viking inconnu dont elle dit qu’il descend ? Des gens, dont c’est le métier d’être intelligent, ont aussi de ces opacités. Tel un Lauvrière qui a fait un livre très intéressant sur Edgar Poe, mais gâté par son opposition systématique et hargneuse à la psychanalyse. Il impute à Freud les imbécillités de Marie Bonaparte1 ! Un autre, très intelligent, Léon Pierre-Quint2, dans son livre sur Proust, déconne à plein tuyau quand il aborde la question sociale ; les auteurs ont un endroit bête et sensible, et leur aveuglement se déclare dès qu’ils rendent un point exquis. C’est comme le chat, lorsqu’on lui marche sur la queue, il sort ses griffes sans examiner les circonstances de l’accident. Le chat a raison, l’homme a tort. L’écrivain est impardonnable, car il doit s’appliquer à montrer la différence qu’il y a entre lui et une bête. Voici un an que j’ai collé ma démission sur la gueule du Croque––––– 1. Émile Lauvrière : Le Génie morbide d’Edgar Poe (Desclée de Brouwer, 1935). Marie Bonaparte : Edger Allan Poe, Étude psychanalytique (Denoël et Steele, 1933). 2. Léon Pierre-Quint : Marcel Proust, sa vie, son œuvre (1925). 219


fromage1. Quelle belle inspiration j’ai eue ce jour-là ; car j’ai passé une année de tranquillité comme jamais je n’en ai eu dans ma vie d’enchaîné. Une année de calme et de loisirs. S’il n’y avait pas cette putain de guerre ni ces sales gueules de Boches à tous les coins de rue, la vie serait supportable. En un an, j’ai eu d’abord trois mois de vacances au compte de la société négrière, puis un mois aux Champs-Élysées (à ceux de Paris, ne pas confondre avec Orphée), durant lequel j’allais trois ou quatre fois par semaine passer une heure ou deux et, en août, un mois de vacances bien méritées. En septembre et en octobre, j’ai travaillé un peu, mais un travail qui n’en est pas un parce que j’aime ce genre de travail : inventer des supports de moteur. Et, enfin, du 1er novembre à ce jour, poésie, lecture, rédaction de ce journal. Depuis septembre, il faut que je sois présent de huit heures du matin à six heures du soir, en échange de quoi on me fiche la paix. J’ai un bureau silencieux, loin des emmerdeurs, bien chauffé, et avec vue sur le ciel et les nuages. Je règle la lumière avec les rideaux de défense passive. Fini le temps de Sartrouville où je devais aller dans les W.C. pour écrire un poème sur un petit carnet de poche ! J’ai eu des nouvelles du Croquefromage, il est toujours européen à cent pour cent, il croit plus que jamais à la victoire des Prussiens, et il le croit parce qu’il est tellement vaniteux qu’il lui paraît impossible qu’il se trompe, et j’ajouterai même qu’il est impossible que les choses ne se passent point comme il décide qu’elles se passeront. Il a toujours accordé à ses paroles les plus gratuites une puissance décisive. C’est un type qui ferait tourner la terre à l’envers. Il finira au cabanon. En attendant, il torture son entourage et lui fait sentir le pouvoir qu’il a de les faire crever de faim. J’espère qu’on le pendra ! Rencontrant, il y a quelques mois, un des dirigeants du Comité d’Organisation, j’en vins à parler de Châtillon. « Qu’est-ce que c’est, me dit-il, que ce petit con, un nommé de Lacger, qui vient quelques fois ici nous donner des conseils ? » Je lui répondis : « Ce n’est pas un petit con, c’est un foutu sale con ! — Hi ! Je m’en doutais ! C’est bien l’effet qu’il m’a fait ! Je n’ai jamais vu un crétin si infatué. » Il croit qu’il est arrivé là par son mérite, sa valeur, il n’a même pas l’intelligence de se dire : « J’ai de la chance, ma gentillesse me fera pardonner et j’essaierai de me consolider. Prudence et doigté ! » Non, cette crotte fait son Louis XIV, que dis-je, son Himalaya ! et tous ceux à qui il a affaire ont envie de lui fiche des claques. ––––– 1. Voir le 6 novembre 1942. 220


Mardi 23 mars 1943 Il va falloir que j’écrive absolument pour moi-même, comme autrefois. Mais c’est beaucoup plus difficile, car l’influence diffuse des sympathies littéraires est très importante. Si ours soit-on, les communications souterraines amènent des vivres et des renforts dans notre retraite poétique, on se sent porté, étayé, armé par ceux qui ont participé à nos réalisations poétiques qui, dès qu’elles sont écrites, comme un enfant qui naît, ont besoin d’être nourries, guidées par d’autres. Quand on n’a jamais ressenti cette influence, c’est comme si elle n’existait pas et l’on peut, l’on doit subvenir soi-même à ses besoins. On s’adapte ou on rentre dans le rang des végétaux, mais lorsqu’on a quelque peu profité de ce réconfort, il est très difficile de faire comme si cela n’avait jamais été. Durant toute ma jeunesse, j’ai toujours dormi dans un lieu sans chauffage. L’hiver, il gelait dans la chambre ou le débarras qui m’abritait. Sur le pont, de 1914 à 1917, je ne comprenais pas que mes camarades soient si sensibles au froid au point de ne pouvoir dormir, mais, depuis 1919, date de mon mariage, je sais dormir dans une chambre chauffée, et ces trois derniers hivers, j’ai beaucoup souffert du froid. Je fais là une analogie pour définir le vide poétique que me cause la fuite de mes amis, et la grande difficulté d’un retour au soliloque. C’est que je me rends compte, après un mois et demi de silence, qu’Arnaud et Char ont dû avoir une escarmouche et que, de ce fait, me voici abandonné et de l’un et de l’autre. J’ai déploré la désinvolture d’Arnaud, je l’ai mis en garde, j’ai toujours, et le plus adroitement que j’ai pu, apaisé l’agressivité maladive de Char, son manque de discernement quand la fureur le tient, et me voici victime d’une chamaillerie ridicule, car je suppose (je ne puis que supposer, puisque je ne sais rien d’eux depuis le 2 février) que Char a su que son nom a été annoncé dans Les Cahiers libres de La Main à plume et qu’il a fait une mise au point sans nuances. Je suppose aussi qu’il en a été averti par Parisot, un pauvre type qui me déteste, je ne sais pourquoi ! 1 Il y a une trentaine de marronniers dans la cour des écoles. L’un d’eux est déjà pourvu de ses feuilles, les autres sont en train de les fabriquer et elles sont encore en paquets jaunâtres, on dirait des prunes. Celui qui est vert n’est pourtant pas bien situé, il est contre la façade nord, il ne voit jamais le soleil, il n’est pas très robuste, il ––––– 1. Henri Parisot ne devait pas tellement détester Blanchard, puisque c’est lui qui publia sa traduction de Shakespeare, en 1944, aux éditions des Quatre vents, et, dans le numéro 8 de sa revue portant le même titre, en 1947, Le Grand passage, initialement destiné à La Main à plume. 221


me paraît maigre et nerveux, mais c’est quand même celui qui a le plus de vitalité. C’est contraire aux lois de la société humaine. Si cet arbre, le plus mal situé, était un homme et s’il se permettait une telle incartade, il serait déjà débité en bois de chauffage ! Ah ! mais ! tout doit être en ordre, ici-bas ! Mercredi 24 mars 1943 Écrit le quatrième poème de La Création : Un Pur spectacle. Ça va, j’en suis satisfait ; si cela continue, La Création sera un poème éminemment authentique. Cette fenêtre de pierre1, c’est la carrière à flanc de colline à laquelle on accédait par la grimpette du Prieuré. Le carrier avait laissé des piliers naturels pour éviter l’éboulement et nous allions jouer dans cette grotte, vers l’âge de six ou sept ans. Nous étions, làdedans, des hommes préhistoriques, à mille lieues du monde civilisé... et des grandes personnes, ces bêtes cruelles et malfaisantes. Je lis la Psychologie des sentiments de Ribot2. C’est un peu vieillot, mais très intéressant quand même. Au chapitre du sentiment esthétique, il avance que c’est la sécurité qui a permis aux arts de se développer, que dans la société primitive luttant péniblement pour son existence, l’art n’était pas possible. Est-ce bien convaincant ? Presque tous les grands artistes ont lutté péniblement pour vivre et n’ont jamais connu la sécurité qui, d’après Ribot et d’autres, est nécessaire à l’œuvre d’art. Si nous imaginons, ou plutôt regardons un village d’aujourd’hui, y a-t-il place pour un artiste dans ce village ? Non ! S’il y en a un, c’est qu’il sait que dans un autre village, à cent ou cinq cents kilomètres de là, il y a un autre artiste de sa catégorie et qu’il communique avec lui. Donc, ce seraient les moyens de communication qui auraient rendu l’art possible. S’il y a un artiste en puissance dans un clan isolé, ou il rentrera dans la norme, ou se lancera dans le précipice, ou plus certainement encore, les anciens le tueront. Si on dit aux anciens : « Dans telle tribu, le grand chef se fait raconter des histoires accompagnées de chants et de danses à la grande fête du printemps et les étrangers sont éblouis », alors, nos vieux sauvages voudront, eux aussi, avoir leur spectacle et attirer les tribus voisines soit pour les voler, soit pour s’en faire des alliés en vue d’une guerre profitable. Louis XIV a ––––– 1. « ... Je suis revenu à cette fenêtre de mon enfance, à cette fenêtre de craie éternellement blanche, faite de lourds morceaux d’angoisse chus, sans ciment ni mortier. » 2. Théodule Ribot, philosophe et psychologue français (1839-1916). 222


poussé ce procédé assez loin. Pour cela, encore fallait-il que ces cannibales pussent se déplacer facilement. Quant à la sécurité, bien sûr, il ne faut pas être obligé de guetter l’ennemi jour et nuit sans repos ! Mais enfin, je pense que les premières tribus savaient choisir un endroit facile à défendre et d’où l’on pouvait surveiller les approches. Alors, entre deux alertes, il y avait du temps pour sculpter un bâton ou pour siffler un petit air ! Problème : il faut passer le temps et on le passe comme on peut, chacun suivant ses dispositions naturelles. Il a fallu arriver à cette brute civilisation d’aujourd’hui pour qu’on érige en grande pompe cet infect principe : « Toujours tenir les gens en haleine, ne pas les laisser une minute inoccupés. Faire des emplois du temps sans trous. » La société n’a pas été toujours aussi abrutissante, on s’en apercevrait : les hommes, à ce régime, au bout de quelques siècles ne doivent plus être que des objets. Nous y allons à grands pas, on pourrait presque affirmer que l’art était à sa plus belle période au début de l’humanité et que la civilisation le rend impossible. La technique le remplace et dérive vers elle les puissances de l’imagination. Je n’ai jamais eu la sécurité, j’ai toujours été en guerre ; les années les plus heureuses de ma vie ont été les trois de Dunkerque, 1914-1917, les plus dangereuses aussi, et ces derniers six mois. Et pourtant, je puis être arrêté ce soir et fusillé demain matin ! Mais j’ai un peu de temps à passer, voilà tout. Jeudi 25 mars 1943 Reçu deux lettres hier soir : une de Char, une d’Arnaud. Arnaud est malade depuis dix jours, je compte : du 2 février au 22 mars, quarante-huit jours, moins dix, cela fait trente-huit, à peu près six semaines, alors qu’il devait revenir avant une semaine. Enfin, absolvons. Char m’annonce qu’il a reçu de Chabrun Les Pelouses, dont il est tout à fait satisfait ; il me dit que Georgette Char est à Paris et qu’elle viendra nous voir. Sa lettre m’a fait beaucoup de bien. Je crois qu’une correspondance trop suivie le gêne car cela doit troubler le cours de son élaboration poétique, je lui écrirai un peu moins souvent. Son rythme ombre-lumière est un peu moins rapide que le mien. Voici une phrase intéressante de Ribot (Psychologie des sentiments, le sentiment esthétique) : « Le commencement de toute poésie, a dit Shelling, est de suspendre la marche et les lois de la raison, de nous replonger dans le bel égarement de la fantaisie, dans le chaos primitif de la nature humaine. Le bon plaisir du poète ne souffre aucune loi au-dessus de 223


lui. On a été beaucoup plus loin et l’on ferait un joli recueil des folies imprimées à ce sujet. » Ribot n’a jamais fait la ribote. Il a eu tort ; s’il s’était soûlé, au moins une bonne fois dans la vie, sa très respectable vie, il saurait autrement que par ouï-dire ce que c’est que la poésie. Vendredi 26 mars 1943 Bizerte et Ferryville bombardés. C’est à Ferryville que j’ai bu la boisson la plus fraîche, la plus délicieuse de ma vie. C’était un verre de bière avec un morceau de glace qui nageait dedans. Je crois bien que c’était de la bière très ordinaire, à quatre sous le litre, mais nous venions de traverser la Méditerranée par une chaleur atroce, le thermomètre, dans les machines, avait atteint cinquante degrés ; les manches à air n’envoyaient rien, l’eau que nous buvions était chaude et graisseuse. Aussitôt à quai, nous avons bondi au premier bistrot et nous regardions notre verre comme le pape regarde le Saint-Sacrement, ou plutôt comme j’imagine qu’il le regarde. Le Prince de Galles n’a jamais trouvé un pareil bonheur en buvant son whisky. L’objet n’est pas l’élément principal du plaisir. Je crois bien avoir déjà parlé d’un certain appareillage de Bizerte par un temps effroyable et de notre retour au port le lendemain au petit jour après avoir vingt fois failli chavirer, et du nègre amant de notre cuisinier. Mais nous y restâmes plus d’un mois, quand notre commandant, dans une crise de cognac, voulut épater les gens du port de Sidi, en fonçant à toute vitesse sur l’appontement et en faisant machine arrière à la dernière limite pour faire un arrêt sur place. J’étais de service à la machine, et au commandement Ar toute succédant à l’Av toute, je renversai la marche, mais les efforts d’inertie considérables firent qu’un tiroir se brisa. Un cargo n’est pas un destroyer ! Il n’est pas construit pour subir des évolutions brusques ! Nous défonçâmes le quai et nous dûmes refondre un tiroir à l’arsenal. Nous eûmes un peu de repos, et la rage du commandant faisait plaisir à voir. Sur l’autre rive du lac, le paysage était plat, couvert de petites broussailles. Le timonier passait son temps à examiner le terrain avec la longue-vue. Chaque matin, il était attentif aux mouvements d’un Arabe qui menait boire son âne dans un trou d’eau, assez loin. Un jour que la position était favorable à l’examen, il vit que l’Arabe faisait l’amour avec son âne ou son ânesse, mais l’un vaut l’autre quand on en est à ce point ! Alors, tous les matins, nous allions prendre notre tour à la lunette pour voir ce spectacle unique en son genre. Le commandant nous surprit, regarda et accapara longtemps la lunette, criant : « Le salaud ! Si j’avais un canon de 37 224


seulement ! Je lui en foutrais un dans le cul, à ce salaud-là ! » Et, en vérité, si nous avions eu un canon, il l’aurait massacré, mais en attendant, il regardait bien, ce poivrot ! avec sa grande barbe grise et sa vieille casquette à trois galons enfoncée jusqu’aux oreilles. En se relevant, il nous dit, furieux : « Vous n’avez pas honte de regarder ça, bande de vauriens, allez, hop ! au travail ! ou bien ce soir, vous irez à terre sur mes jambes, mauvais marins, va ! » J’allai un dimanche à Carthage. J’ai visité quelques tombes, on m’offrit des lampes en argile, fabriquées à Belleville, je visitai le monastère des Pères blancs où on nous montra de grandes peintures murales représentant la vie du cardinal Lavigerie1. « C’est peint par un des nôtres », nous dit le moine-guide. « Ça ne m’étonne pas », répondis-je in petto. Cette visite ne m’a pas intéressé. À la fin de l’après-midi, j’étais fatigué et mélancolique, je me disais : « C’est avec ça qu’ils font tant d’histoires, les romanciers ! Et Salammbô ! C’est là qu’elle aurait vécu ! Et Didon ? etc. etc. ? S’il y avait eu quelques beaux arbres, là-haut, je serais resté un peu pour admirer le paysage, la baie de Tunis, l’horizon, c’est tout ce qu’il y a à voir, les tas de pierres me font mal au cœur ! » Ceci se passait en été 1912. Samedi 27 mars 1943 Mes fils ont dû se présenter hier dans un bureau allemand. Ils y avaient été convoqués par un ordre sur papier à en-tête de la Préfecture de la Seine. L’enveloppe portait au recto « Préfecture de la Seine » et au verso un cachet-tampon « aigle et croix gammée ». L’un y a été le matin et l’autre l’après-midi. C’est une femmetigresse qui les a reçus. Elle expliqua que le chef ne venait que de dix heures à onze heures et demie et qu’il faudrait revenir à cette heure-là. Alors, les enfants, ne voyant aucun fonctionnaire français, firent la même réflexion sans s’être concertés : « Le recensement est défini par les décrets du gouvernement français ; nous sommes en règle avec la mairie, nous n’avons pas à nous déranger sur une convocation illégale ! » Cette bochesse énervée ne put retenir sa voiture et fonça dans le droit chemin de la Vérité : « Mais, non, Monsieur ! C’est l’Allemagne qui fait les lois en France, c’est nous qui dictons les lois à Vichy ! — Alors, pourquoi faire ce détour ? Pourquoi ne pas dire nettement que le Reich décrète que... ––––– 1. Charles Martial Lavigerie, prélat français (1825-1892). Archevêque d’Alger en 1867, il fut également administrateur apostolique de la Tunisie après l’établissement du protectorat français. 225


— Pour ne pas affoler les Français. Revenez demain ; les mairies françaises nous font du mauvais travail, il y a du désordre, des dossiers se perdent, des adresses sont fausses, nous sommes surchargés de travail et les prisons sont pleines. » À l’un d’eux, qui demandait à venir aujourd’hui samedi aprèsmidi parce que le matin il avait un cours à la faculté, elle se rebiffa dangereusement, en disant qu’elle prenait son repos bien gagné étant donné les fatigues imposées par la mauvaise organisation française. « Vous faites la semaine anglaise ? lui dit mon fils. — Oui, monsieur. » Ella n’a dû comprendre l’allusion que beaucoup plus tard, après quelques heures de réflexion. Un voisin de Guyomard est revenu en permission, il est en travail forcé à Stuttgart. C’est un peintre en bâtiment et il raconte qu’en arrivant à son lieu de déportation, on lui donna un pot de peinture et des brosses pour barbouiller les murs d’une usine réparée des suites de bombardements. Il se mit à l’ouvrage, comme il en avait l’habitude, les réflexes professionnels jouant inconsciemment, mais au bout d’un quart d’heure, un peintre allemand qui le voyait travailler comme un forçat lui fit comprendre qu’il ne fallait pas aller si vite et lui délimita la surface qu’il devait faire dans sa journée :« À peu près vingt fois moins que je ne fais ordinairement ! » Alors il fignola ses coups de brosse pour meubler son temps. Ici, le nombre des Allemands augmente toujours, ils sont maintenant une trentaine, alors que Monsieur Mélange m’avait dit qu’il y en aurait de moins en moins. Mais ces vainqueurs ne font rien, mais ce qui s’appelle rien, et c’est difficilement imaginable. Il est vrai qu’ils respirent, qu’ils mangent, etc. qu’ils écrivent leur courrier personnel, qu’ils lisent les journaux et les brochures du parti. Mais, à part cela et les fonctions vasomotrices, leur travail est nul. Il me revient que le directeur a dit que c’était Blanchard qui travaillait le plus, ici ! Bon Dieu ! Je ne travaille pas dix minutes par jour, en moyenne ! Et c’est moi qui travaille le plus ! Legman, le direktor de Courbevoie, vint me chercher, avec mes dessins, pour que j’explique au directeur de Levallois le travail très pressé qu’il devait exécuter d’après mes directives. Il resta là cinq minutes et dit : « Monsieur Blanchard va vous expliquer ; moi, je vous envoie demain matin l’outillage et la matière, mettez beaucoup de monde là-dessus, c’est très pressé », et il fila, plus vite encore que nous n’étions venus. J’étais perplexe, je me disais que je voyais enfin un Allemand dynamique, et qu’il devait tout de même y en avoir quelques-uns ; parmi tous les Allemands amorphes que j’avais vus 226


depuis trois ans, je trouvais enfin un juste pour sauver Sodome ! (Pas mal l’allusion !) Je dus suivre la fabrication en allant à l’usine une ou deux fois par semaine. J’y allai avant-hier, jeudi, (car j’avais une visite à faire à mon dentiste) et après seize jours d’attente, ni la matière ni l’outillage ne sont là. Ils sont toujours à Courbevoie, à trois kilomètres de Levallois ! Les ouvriers travaillent sans matières ni outillage, c’est-à-dire qu’ils vont faire la causette du côté des W.C., ou bien, penchés sur un dessin, ils parlent des événements, en faisant semblant avec leur index d’expliquer leur façon d’interpréter mes hiéroglyphes. Comment ne seraient-ils pas foutus, comme me disait avant-hier le directeur de Levallois, un Français : « Les Américains travaillent autrement, à moins qu’ils ne se soient changés brusquement en escargots salés ! ce qui est peu probable. » L’usine de Levallois est une usine sous-traitante qui faisait, en temps de paix, des accessoires d’automobiles, les spécialités Lecarm. Que ces gens travaillent ou non, ils touchent par heure de présence, et s’ils ne travaillent pas, il n’use pas ses machines, ni l’électricité qui les meut. Il est très content, relativement, car, comme moi, il a hâte que cette tragédie burlesque se termine. Un homme qui revient de Vichy dit que lorsqu’un Pétain ou un Laval sort de son trou pour aller quelque part, un peloton de quatrevingts motocyclistes nettoie la route devant la voiture sacrée. Les maîtres du pays ne peuvent même pas se promener dans leur domaine ! Comment peuvent-ils vivre dans cette contradiction ? Certains Français cherchent à plaire à leurs chefs allemands en proclamant leur foi dans l’Europe nouvelle ou, comme une nommée Nelly, du secrétariat, en se collant sur le nichon gauche un édelweiss du Secours d’hiver avec sa petite pancarte qui pendouille : « Naturschutz – Blucken Verboten ». Or, cette limaceuse pouffiasse n’arrive pas à obtenir l’augmentation pour laquelle elle fait tant de bassesses. Ces messieurs sont indifférents aux marques de sympathie politique. Je finirai par croire qu’ils se fichent du nazisme comme de leur travail, qu’ils sont inhibés, vaccinés, brisés et que ces questions les écœurent. Je me souviens de certaines scènes de l’été dernier, aux ChampsÉlysées, quand un malin s’amenait avec des phrases comme cellesci : « Je veux travailler pour l’Allemagne, ce n’est que par elle que l’Europe se relèvera, je réponds à l’appel du gouvernement Laval, et je viens vous offrir mes services ! » Aussi sûrement qu’après la pluie vient le beau temps, je voyais mon Boening lui poser une question technique épineuse et le renvoyer en lui disant : « Monsieur, je regrette, vos connaissances techniques sont insuffisantes ! » Quand je pense que la propagande nazie recommande de ne pas 227


cueillir les édelweiss, et qu’elle prêche la protection de la nature, je me demande si ces gens-là ont leur cervelle intacte. Ne cueillez pas les edelweiss, massacrez tout le monde ! Plus d’humour que dans Ubu ! Lundi 29 mars 1943 Georgette Char est venue hier soir, elle m’a apporté une très récente photographie de Char où il apparaît beaucoup plus dur et grand, après trois ans d’exil, car nous sommes des exilés, seuls ne le sont pas les escrocs et les amorphes, les ventrus et les crétins et ces réalistes qui ne sauront jamais que le soleil caresse aussi le poil d’un chien crevé. Comme il y en a de ces gens-là ! Je n’ai jamais cru l’humanité bien belle, mais je n’aurais jamais espéré avoir autant raison. Mes deux axiomes : premièrement – l’homme est la plus sale bête de la création deuxièmement – sa présence sur la terre est une absurdité sont balancés par premièrement – l’homme est, quelquefois, un dieu pour l’homme deuxièmement – cet événement est très rare, afin d’éviter la dépravation de ce sentiment. Deux groupes d’axiomes qui s’affrontent comme des jeunes coqs. Écrit huit pages à Char. Toute la journée y a passé. Si Hitler gagne la guerre, ce ne sera pas ma faute. Mardi 30 mars 1943 Remaniement ministériel. Un de plus. On ne devait plus voir ça. Ah ! mais non ! de la stabilité, de la continuité ! scrogneugneu ! Et des hauts fonctionnaires aussi fichent leur camp. Ils se font confier une mission en Espagne et se trompent de train au retour. Ils se retrouvent tout bêtement à Gibraltar. Ces gens-là, qui ont des châteaux, sont immédiatement rayés du livre des Français, et leurs biens confisqués ! S’ils se foutent de leurs chers biens, c’est que la pénitence est douce et que la fin est proche ; ils jouent à qui perd gagne. Le garde des Sceaux se détache de son rocher. Ce vieux roublard qui a mangé à toutes les auges doit sentir que le vent tourne. Vichy sera bientôt Mortchy. L’expression garde des Sceaux prête à rire par ses calembours de table d’hôte. Ce qui est humour c’est l’aspect vénérable du titulaire, autant qu’un esprit simple peut se le figurer, rapproché de celui d’un pauvre bonhomme qui porte des seaux, ou encore du vidangeur que l’on voyait autrefois à l’arrière des carrioles pleines de grands seaux qu’il venait d’échanger contre 228


des seaux vides dans les lieux abonnés à ce trafic. On rencontrait encore de ces voitures, il y a quelques années, dans les environs de Paris. Mais elles sont remplacées par des citernes automobiles et reconnaissables au gros tube de niveau dans lequel on voit la surface du liquide et, quelquefois, un objet qui vogue à la surface du flot et qui ressemble à un fœtus dans son bocal. Vers 1911-1912, j’eus une période de chahut. Je m’étais rallié à une bande joyeuse dont le chef, qui se déguisait en ces occasions en premier maître de la marine, était un violoniste de grand talent qui, à seize ans, avait eu son premier prix au conservatoire de Paris, avait ensuite été premier violon aux Concerts-Rouges, célèbres à cette époque : c’était un concert de musique de chambre qui exerçait rue de Tournon, près du Sénat, tous les soirs. Son nom était Phal. Il était membre du jury au conservatoire de Paris. Il avait une mémoire extraordinaire, mais c’était un cerveau brûlé. Il vivait pauvrement à Toulon, car cette ville était favorable à ses instincts. Il donnait de temps en temps une séance de sonates ou jouait un concerto à Monte-Carlo et revenait pour un temps, le temps de dépenser son argent, dans sa bonne ville de Toulon, quartier des prix modérés. Il habitait une petite chambre meublée à vingt-cinq francs par mois dans une petite rue près du théâtre. Après une nuit de ribote, nous nous trouvâmes, je ne sais comment, derrière une de ces citernes à excréments. C’était l’été, il pouvait être trois heures ou quatre heures du matin. Nous étions six ou huit, dans un état d’euphorie et d’inconscience. Le cocher de la citerne dormait sur son siège mais le cheval allait son train, nous suivîmes la voiture comme une famille en pleurs accompagne la dépouille d’un être cher. Nous entonnâmes un lugubre De profundis puis, quand nous en eûmes assez, Phal ouvrit le robinet et nous dirigea vers le quai où nous prîmes le vin blanc du matin, qu’on appelait le rince-cochon. Nous n’eûmes aucune nouvelle de ce nouveau genre d’arrosage. Le garde des Sceaux soulève encore un souvenir de 1906. Je traînais les rues de Paris à la recherche d’un travail. Je fis la rencontre d’un jeune homme de la même catégorie sociale (espadrilles et casquette, un foulard autour du cou pour cacher la chemise sale) d’une vingtaine d’années. Je ne connaissais pas Paris, lui en avait une certaine connaissance. Nous nous unîmes pour notre prospection. Dans une impasse, près de la rue de la Grange-aux-Belles, nous proposâmes nos services à la porte d’une grange dans laquelle on voyait une vingtaine d’ouvriers en train de travailler des feuilles de tôle. On nous embaucha à l’instant. Nous devions fabriquer des seaux en tôle et on nous donnait trois sous pour en faire un. On me donna un coin d’établi et douze feuilles de tôle pour faire 229


douze seaux. À la fin de quoi je toucherais trente-six sous. Je regardai mon voisin, un vieux désespéré, et je lui demandai quelques renseignements. Il me fit quelques signaux, me lança ses calibres et sa boîte à rivets. Il ne pouvait pas m’accorder beaucoup de son précieux temps : à trois sous le seau, il ne s’agit pas de fumer la cigarette. Il est juste de dire que la tôle d’acier avait la consistance du carton. Je fis avec quelques rivets trois paquets de quatre feuilles et je découpai quatre seaux à la fois avec la cisaille à main. Cette cisaille n’était plus de la première jeunesse, car les nouveaux arrivés bénéficiaient de l’outillage laissé pour compte. Je roulai mes tôles, je fis un bord roulé que je ratai, j’en fis un deuxième, un peu mieux, sauf une cripure. Le vieux me dit : « Ça fait rien ! le galvin bouchera ça ! » et, le soir, j’avais fait deux seaux, gain de la journée : six sous. J’avais le poignet droit engourdi à cause de cette maudite cisaille. Tout le travail se faisait à la main. Inutile de dire que, comme disait le vieux, le galvin bouchait tout, et que les ménagères qui achetaient ces seaux dans un Uniprix de l’époque en avaient pour leur argent, même moins. Cela leur durait bien une semaine mais certainement pas plus. Le deuxième jour, je fis cinq seaux, donc quinze sous, mais je n’en pouvais plus et je vis que jamais je ne pourrais gagner ma vie, si réduite fût-elle ; je quittai le deuxième soir pour chercher autre chose. Le goût que j’avais pris avec Phal de ces tournées du grand-duc dans les quartiers de Toulon me reprit en 1916-1917, à Dunkerque, avec la bande des aviateurs de la Marine. Mais il s’y ajoutait une liberté due à l’insouciance absolue, à l’inconnaissance, dirais-je, du lendemain. On ne savait pas si l’on serait encore de ce monde quelques heures après, et ce qui est plus bizarre, on ne cherchait pas à le savoir, il est clair qu’on brûlait la chandelle par les deux bouts. Je suis le seul survivant d’une escadrille qui fut renouvelée, c’està- dire qu’il y eut dix morts, les escadrilles étaient alors de six appareils, le numéro 9 était en réparation. Paul Clark dans son bouquin sur les bancs de Flandres parle de cette journée. À Dunkerque, tous les militaires devaient être rentrés à huit heures du soir. Nous avions des refuges et le mot d’ordre. Une nuit, nous décidâmes de singer la patrouille qui, chaque nuit, visitait les maisons closes afin de ramasser les soldats en bordée. Nous nous mîmes en rangs et, frappant à la porte du premier bobinard, nous criâmes : « Patrouille ! » La lourdière nous ouvrit en disant : « Il n’y a personne. » « Nous allons voir ça ! » répondis-je. Nous entrions dans les chambres et, en ouvrant la porte, nous pouvions apercevoir une paire de jambes qui disparaissait sous le lit, ou quelquefois, cela avait disparu par la fenêtre. 230


Mais, dans ces chambres occupées, il y avait à boire sur la table, et nous vidions verres et bouteilles. Sortant de la première, nous entrâmes dans la deuxième, mais nous fûmes vite signalés comme fausse patrouille et la troisième ne nous ouvrit pas, malgré les trois sommations réglementaires. Nous étions habitués d’une de ces maisons, car l’un des nôtres était l’amant de la patronne. Le mari était gendarme quelque part sur le front. Je crois bien que cette maison portait le numéro 10 de la rue des Remparts. Nous y avions été présentés par la propriétaire de l’immeuble, une bistrote du port chez laquelle nous nous réfugiions après le couvre-feu pour manger un morceau et boire un coup. La fille de cette bistrote, qui avait quatorze ou quinze ans, allait toucher le loyer chaque mois. Cela faisait partie de son éducation. Dans ce bobinard, notre lieu de réunion était une salle faisant partie de l’appartement directorial. On fumait, on buvait, on jouait aux cartes ou on discutait le coup. Les femmes, entre deux étreintes, venaient prendre part à la conversation, mais comme nous faisions partie de la maison, leurs conversations étaient naturellement enfantines et chastes. Comme on dit que les généraux sont des hommes qui détestent la guerre, on peut dire que ce pauvre bétail déteste la gaudriole. « C’est déjà bien assez quand on est obligée ! S’il fallait encore parler d’ça quand on a un moment d’libre ! Ben merde alors ! » disait l’une d’elles. Les clients se tenaient dans la grande salle, la Tabagie comme l’appelaient ces dames. Quand il y avait des Anglais qui ne savaient pas s’expliquer, on nous envoyait prendre la commande. Il m’arriva ainsi de faire le garçon de café et de ramasser le pourboire, proportionnel au degré d’ivresse du client. Avec lesquels pourboires, nous nous rafraîchissions avec du champagne jusqu’à ce qu’ils fussent entièrement réabsorbés dans le circuit économique et monétaire. Je pense quelquefois à mes braves camarades de ce temps, Amiot, Prévost, Grangoret, Guéguen, Julien, Vignaud, Dumarché, Hyaric, Deturmeny le gentil Marseillais qui, à un de Maillé qui se présentait à nous, répondit : « De... Turmeny » sur le même ton, ce qui amena sur le visage du dénommé de Maillé un frisson de déférente amitié qui avait l’air de dire : « Ah ! enfin, je rencontre quelqu’un de mon monde ! » qui nous amusa pendant longtemps. Mercredi 31 mars 1943 Un dessinateur est venu hier se présenter en vue d’un emploi. Il était à Guernesey où il faisait des relevés de plans à l’organisation Todt. Il dit que le typhus sévit dans les îles et qu’on l’a gardé trentesept jours en lazaret lorsqu’il a débarqué en France. Il ne tient pas à 231


y retourner. C’est un homme de cinquante-six ans, de bonne apparence, mais dont les connaissances sont nulles. Je lui ai donné des adresses où il pourrait trouver un emploi adéquat. Debresse commence une série de publications qui porte le nom de Pont-Levis dans laquelle n’entreront, dit-il, que des poètes sélectionnés1. On baissera le pont pour faire entrer le grand poète qui aura joliment sonné du cor, sa silhouette moyenâgeuse se reflétant dans l’eau croupie des douves, et on le laissera levé devant le cafouilleux, fût-il porteur de riches présents et d’un bagage nombreux ! À lire ce programme, on croirait que Debresse s’est converti, car cet homme est connu pour publier n’importe quoi, pourvu qu’on paie au comptant. C’est un être ignare, très brouillon, remuant, haineux, d’une vanité écœurante (car il en est d’amusantes, voire attachantes). Il s’est présenté aux élections législatives il y a plus de dix ans, dans le neuvième arrondissement, je crois, car quand j’étais son client, il écrivait ses notes au dos des bulletins de vote laissés pour compte. En 1936, il voulait mettre le drapeau rouge avec la faucille et le marteau au-dessus de sa boutique. En 1940, il publia tout ce qu’il put d’ultra-collaborationniste. Demain, il sera je ne sais quoi, mais ce que je sais, c’est que cet ancien anarchiste militant, correspondant de La Revue anarchiste, de l’Endehors, etc. publie avec délectation des poèmes ratichons, des effusions saint-sulpiciennes, comme les trois psaumes à dormir par terre de cet idiot de Bouhier. Il y a dix ans, il publia Joë Bousquet et moi. Bousquet, couché depuis vingt-cinq ans avec la colonne vertébrale atteinte par un projectile, n’était pas en état de distinguer les particularités de son éditeur, il fut long à se rendre compte ; il y a loin de Carcassonne à la rue de l’Université. Moi, je ne savais rien de ce monde-là, j’ai vu dans les Nouvelles littéraires une annonce du Debresse, recherchant des manuscrits en vue de publication. J’écrivis, il me répondit : « Mon cher confrère » et me proposa la publication à la condition que je couvre les risques, c’est-à-dire que je paie les frais et son petit bénéfice. Ce que je fis et ce que je refis. Heureusement qu’il ne m’a pas fait signer un contrat qui lui donnerait la propriété des œuvres. S’il ne le fait pas, c’est qu’il est toujours à la recherche d’une pièce de cent sous, et qu’il ne croit pas un instant à une réédition des livres qu’il publie. En quoi il a raison, car depuis quinze ans qu’il exerce ce métier, cela ne lui est jamais arrivé. ––––– 1. C’est chez René Debresse que Maurice Blanchard fit paraître — à compte d’auteur — ses premiers livres : Malebolge (1934), Solidité de la chair (1935) et Sartrouville (1936). 232


Les critiques n’ouvraient même pas les livres qui portaient sa marque. En recevant leur courrier, ils disaient : « Encore un truc de chez Debresse ! » et ils envoyaient l’objet dans le panier. Manuel1 a trouvé chez un brocanteur un exemplaire de Solidité2 avec le prière d’insérer, non coupé, dans la boîte aux saletés, à trois francs. Il y a des critiques qui se font des petites rentes comme ça. Ils ont un contrat avec un bouquiniste qui passe tous les mois ramasser les restes. C’est chez Debresse, de son vrai nom Dominique Boiziau, que j’ai fait la connaissance de quelques petits ratés de la littérature. Louis de Gonzague Frick était le plus original ; toujours sévèrement attifé, semblant un clergyman, pince-sans-rire, d’une politesse exagérée, il était à la recherche de mots rares et quand il en avait recueilli une cinquantaine, il écrivait un poème avec. Il avait été longtemps secrétaire de Comœdia, ce qui lui avait rapporté une très intéressante correspondance de quelques auteurs devenus célèbres, tels Guillaume Apollinaire, Moréas, Léon Blum, etc. Il avait fondé l’école du Lunain, du nom de sa rue, et réunissait deux ou trois disciples qui, dans la Revue du Lunain, se battaient les flancs pour trouver un programme poétique. Je vis une fois Salmon3 qui me demanda de lui rendre visite, à quoi je répondis que j’était très pris par mon travail d’usine. Il fit une sale tête et nous nous évitâmes. Je ne le regrette pas, car ce fumier se fait engraisser par les Prussiens. Il déplorait, il y a un an, les bombardements de Billancourt et il pleurait de très grosses larmes sur les victimes, les vieillards, les femmes et les enfants. Je lui écrivis en lui rappelant un de ses poèmes d’autrefois où il parle de ces sauvages qui coupaient les arbres fruitiers en 1918. Je lui dis qu’il chialait pour deux cents morts (que je déplore, moi aussi) mais qu’il se taisait sur les trois cent mille Français, vieillards, femmes et enfants, que les Prussiens font mourir annuellement à petit feu, par les privations de toutes sortes, manque d’insuline, cancers à vaul’eau, lait appauvri par leurs prélèvements de matières grasses. Ce crime est moins spectaculaire qu’un bombardement, mais à mes yeux, il est autrement atroce. J’espère qu’on le pendra, c’est un mauvais poète. ––––– 1. J.V. Manuel. Voir note 1 page 47. 2. Solidité de la chair. 3. André Salmon (1881-1969), écrivain et poète (Prikaz, Les Étoiles dans l’encrier), il a laissé des mémoires : Souvenirs sans fin. 233


Jeudi 1er avril 1943 Monsieur Mélange est revenu hier, alors qu’on le croyait parti pour toujours. J’avais rendez-vous chez le dentiste et j’entrai dans le bureau du directeur pour faire signer un bon de sortie pour Monsieur Le Maire. Je vois le revenant qui avait remis son derrière sur le sacré fauteuil. Il signa mon papier sans le regarder, tout en m’expliquant qu’il venait pour deux mois et qu’il partirait ensuite pour de vrai. Il me demanda alors si je voulais aller travailler en Prusse. Je fus un peu estomaqué et je lui dis que sa question me surprenait, car je n’avais jamais envisagé cette solution, mais que si j’allais en Allemagne pour faire le travail que je faisais ici, ou un travail du même genre, ce n’était pas la peine d’encombrer les chemins de fer du Reich avec mes soixante-cinq inutiles kilos. Il me répondit qu’on me donnerait un très grand travail. Je n’ai pas voulu lui répondre un non hâtif. Je lui ai dit que sa question me surprenait, que je n’avais jamais songé à cette villégiature et que je ne voulais pas répondre inconsidérément. Il remit la conversation à plus tard. Je souhaite que des faits nouveaux écartent ce péril ! Le bombardement de Dessau, par exemple. Il sera toujours temps de lui refuser ce présent, car il croit que c’est un honneur et un plaisir d’aller s’emmerder dans son patelin. Il m’a dit qu’il y avait la forêt, les arbres, et des oiseaux chanteurs ! Salomé ! va ! J’ai été à l’usine de Levallois. J’ai vu des vieilles femmes qui limaient de la tôle. Le contremaître m’a dit qu’il avait envie de pleurer en voyant cela. Pourtant, il est vacciné ! Il ne fait pas le métier de philanthrope. Elles liment dix heures par jour, et comme je sais ce que c’est, je me demande comment elles font pour ne pas aller se jeter dans la Seine, qui est à cent mètres de là. Il vaut cent fois mieux conduire une machine à percer ou une décolleteuse. Comme les étaux sont un peu hauts, elles sont perchées sur des caisses et m’ont fait penser aux Bourgeois de Calais1. Dans la poussière de l’atelier, avec leurs nippes flottant sur leur squelette et leurs têtes penchées, elles paraissaient attendre le bourreau. Elles me parurent d’un monde qui ne connaîtrait ni le mot espoir ni le mot désespoir.

––––– 1. La sculpture de Rodin. Voir, infra, le 17 avril 1943. 234


Vendredi 2 avril 1943 Le vainqueur a publié une ordonnance réglementant les salaires de l’industrie française et aussi les lois sociales. Le Tribunal des Prudhommes est remplacé par un organisme allemand. Le Reich se substitue à Vichy sans même s’excuser. Les relations d’employeur à employé sont définies par ce document ainsi que tous les petits détails : renvois, indemnités, vacances et même impôts. Alors que Vichy avait décrété qu’il serait retenu seize pour cent d’impôts sur les salaires, le docteur Michel dit cinq pour cent et déclare sans valeur les lois contraires à son ordonnance. C’est un fameux coup de pied au derrière à Pétain. À part cette amélioration, tout le reste est la codification de l’esclavage. Monsieur Mélange m’a confié le bouquin et doit me convoquer ce matin pour en parler. Comme si l’on pouvait parler à un tank ! Lui tendre un morceau de sucre, lui gratter la tête ! Cette ordonnance est appliquée à partir du quinze mars. En général, les appointements sont diminués de cinq à dix pour cent. Ce texte se nomme : ordonnances statuant en matière de législation du travail pour les territoires de la France occupée. Samedi 3 avril 1943 Tout Châtillon part pour Brême. Il est curieux que les maisons françaises travaillant pour le Reich soient plus pressées que le Reich lui-même. Elles ont hâte de se débarrasser de leur personnel. Premièrement, parce qu’en vue de la débâcle, cela fera des justiciers en moins. Deuxièmement, parce que cela leur rapporte gros. Ici, maison allemande cent pour cent, où cent cinquante personnes n’ont rien à faire depuis plus de huit mois, aucun départ n’a encore été annoncé. C’est que, premièrement, le Reich n’est pas si pressé que cela de les recevoir, sans doute à cause des installations prévues et non terminées. Deuxièmement, les chefs allemands se trouvent bien ici. Peut-être y a-t-il d’autres raisons encore, mais celles-ci crèvent les yeux par leur évidence. Les sociétés négrières gagneront du bon pèze sans risques et sans frais. Elles seront réduites à un bureau de comptabilité pour payer les allocations aux familles des déportés. Moyennant quoi, ces messieurs toucheront trois ou quatre mille francs par nègre et par mois, à charge pour eux de ristourner un morceau du gâteau aux Her… von …, les aminches, les poteaux, les vrais de vrais. 235


Écrit De Temps à autre, cinquième morceau de La Création1. Ce n’est pas du tout ce que je voyais mais il est à sa place quand même. Ce fut assez arraché ; nous sommes samedi et toutes mes tentatives de la semaine s’étaient heurtées à l’impassibilité de l’adversaire. De temps à autre, il faut violemment vouloir ! De temps à autre, le hasard accumule les pierres en ordre et discipline, ça arrive, c’est forcé ! De temps à autre ! Mais que de soucis ! Ceux qui n’essaient pas ne sauront jamais ce que c’est ! Lundi 5 avril 1943 Hier, à deux heures, bombardement de Renault. J’ai vu un avion très haut, à cinq ou six mille mètres ; mon fils en voyait une dizaine. Cette nuit, alerte et tam-tam, je n’ai rien entendu, mais ce matin, ma femme me l’assure et les enfants aussi. Sans doute, les bombardeurs sont revenus cette nuit, peut-être pour parfaire leur ouvrage à la lueur des incendies allumés le jour. Ce matin, je glisse un œil sur le journal du voisin. Je vois en gros titre que « Les assassins tuent la paisible population travailleuse de nos faubourgs ! » Pourquoi : « Les assassins » ? Pourquoi pas leur vrai nom : « Les militaires » ! Militaire est plus péjoratif qu’assassin, qui tue pour un salaire famélique. Le soldat tue pour un sou par jour. Il est vrai qu’on lui fournit ses armes et qu’on l’entretient en munitions fraîches. Malgré le faible prix de la main-d’œuvre, cela revient horriblement cher. Pourquoi ? Toujours la même chose : l’État cafouilleux. Les tueurs professionnels demandent maintenant six mille francs pour faire le coup. Avant-guerre, c’était quatre mille. Les prix n’ont pas beaucoup monté. L’offre et la demande ont peu varié. Mais l’opération se fait aux risques et périls de l’exécutant. Pas de mutilés ni de pensionnés à alimenter leur vie durant. Opération propre et sans bavure. De plus, le tueur a intérêt à ce que cela aille vite, pour passer au suivant de ces messieurs. Ce n’est pas que je plaisante, on me dira : « Mais il en faut des militaires, que vous appelez si bien des assassins ! » Mais oui, et c’est ce que je déplore ; je n’en veux pas à ces pauvres idiots, mais à la cause qui les rend nécessaires, un point c’est tout. ––––– 1. Ce poème est un exemple assez saisissant de passage de la « vie » dans la poésie. Deux jours après la visite à Levallois du 1er avril, on y lit en effet : « Six bourgeois de Calais penchés sur leur étau liment les marchepieds. Qu’ont donc ces fantômes, à me tendre la main ? » 236


Pétain nous a récité sa petite leçon au micro hier soir. Toujours la même resucée larmoyante, niaise, comtesse de Ségur, cent mille fois traînée dans les basses classes de l’enseignement et dans les petits catéchismes. Que cet homme est emmerdant ! Il nous dit qu’il a sauvé notre indépendance nationale ! (Il y a quinze jours, l’Allemagne statuait sur la législation du travail en France.) Vieux proxénète. Il commence sa pleurnicherie en disant : « Il y a bientôt trois ans, vous m’avez confié le pouvoir ! » Vieille crapule ! Il se figure qu’un petit discours pourra changer la nature humaine, il accorde à l’éducation un rôle essentiel dans la formation psychologique de l’homme ! Cette vieille barbe de Ribot disait déjà que l’éducation ne sert à rien dans cet ordre de choses, ce n’était pourtant pas un ennemi de la civilisation. Général de sacristie ! Vieux sépulcre ! Paillasse ! Mardi 6 avril 1943 Reçu une deuxième lettre d’un certain Stil1. Je voudrais bien voir Arnaud pour me renseigner sur cet homme. Dans sa première lettre, il était passablement agité, dans celle-ci il me demande de lui envoyer des textes. Que veut-il en faire ? Écrit Feu grégeois, sixième morceau de La Création. Je ne sais toujours pas où je vais. Il y a moins de préméditation que jamais. Très ancienne expérience. Je sens bien qu’il y aura douze morceaux, mais je n’y vois rien. J’ai lu, je ne sais plus où, que la poésie était la cristallisation d’un instant, de quelque chose qui passe, un instantané (photographiquement parlant). On cueille une émotion au passage et on fixe le cadavre sur une vitre, comme ces collectionneurs de papillons. Alors, je n’ai jamais écrit de poésie, car je vois dans chacun de mes poèmes l’histoire de ma vie. Ce n’est pas un instant que je saisis, c’est toute ma durée. Dans La Création, me voici encore lancé dans une biographie. Je ne puis faire autrement, c’est peut-être pourquoi j’ai commencé très tard à écrire. C’est qu’il me fallait survoler ma vie et la revivre, c’està-dire qu’il fallait d’abord qu’elle fût. J’attends avec intérêt le dérou––––– 1. André Stil, professeur à Quesnoy (Nord), fonde en 1943 « Les Feuillets du Quatre Vingt et Un », collection parallèle à La Main à plume, dont il devient alors un élément actif (voir Michel Fauré, op. cit.). C’est dans cette collection que paraîtra d’abord La Création, reprise en 1947 dans La Hauteur des murs. Après la guerre, André Stil, rallié au stalinisme, sera successivement rédacteur en chef de L’Humanité, membre du Comité central du P.C.F., Prix Staline et membre de l’académie Goncourt. 237


lement des six derniers morceaux. Si cela pouvait m’ouvrir le chemin ! Après, je me foutrais de crever ! Les arbres ont retrouvé tout leur feuillage. Je suis plus haut qu’eux et je vois le friselis du soleil sur le vert de pierre précieuse qu’ils ont alors que les feuilles viennent à peine de s’épanouir. Dans huit jours, ils seront en fleurs. Et j’aurai mes cinquante-trois ans. Encore un anneau de plus à ma chaîne et une année de moins à vivre. Quand le moment sera venu, je regretterai un peu les arbres et les animaux. Mercredi 7 avril 1943 Après chaque pleurnicherie du Pétain, la presse vante le programme dudit crétin. Et en avant pour le régime paradisiaque, sans prolétariat, alors qu’on procède aux grandes concentrations industrielles et étatistes qui postulent un prolétariat parfait, gris, miteux, desdichado. Il est vrai que la grande industrie a trouvé le moyen de briser les hommes ; l’État veut profiter des progrès obtenus par l’industrie dans cet ordre d’activité. La Russie et l’Allemagne sont très en avance mais ce sont les États-Unis qui ont commencé. Les essais psychophysiologiques faits depuis quarante ans dans les prisons américaines ont mis au point une méthode d’abrutissement scientifique qui, depuis, est entrée dans le domaine de l’exploitation courante. Cela se réduit d’ailleurs à un petit catéchisme appelé Protocole des grands industriels qui résume en quelques phrases la ligne générale de cette gymnastique d’assouplissement. Suivant les observations typiques de quelques cas particuliers, ces observations permettent au plus idiot de venir à bout d’un troupeau de forcenés et d’en faire comme de l’argile dans les petites patoches d’un enfant de quatre ans. On prend un gangster, le plus dynamique, le plus asocial, le plus révolté, on le met dans une cour dont les murs laissent sortir les canons des mitrailleuses. On dit à cet homme qu’il n’aura à manger que s’il transporte un tas de pavés d’un bout de la cour à l’autre bout puis on lui fait reporter le tas où il l’a pris et ainsi de suite ; au bout de quelques semaines notre lion est devenu un petit chien à sa mémère, il fait le beau, il lèche la main de son maître. Il est maté. Mais c’est un homme mort, un zombie. Il travaillera comme cela, toujours, jusqu’à ce qu’il crève, et il finira même par trouver cela très naturel au point que, si l’on oublie de fermer la porte de la prison, il n’aura pas le courage de s’évader. Si, avec ça, on lui fait des discours répétés à n’en plus finir sur la fierté, l’honneur, la mission divine, la noblesse du porteur de pavés, il finira par se croire un surhomme. Si on lui colle la décoration du Pavé d’honneur, 238


alors ce sera le plus beau jour de sa vie. Mais si l’on s’aperçoit un jour qu’il aime transporter ses pavés, qu’il cherche à améliorer la technique, qu’il prend goût à cette occupation, alors, vite, on mettra ordre à cela. On lui trouvera quelque chose de plus écœurant. Il ne faut pas que l’ouvrier s’intéresse à son travail. C’est le germe de la critique. En effet, s’il cherche à faire mieux, c’est qu’il trouve que cela pourrait aller mieux. Donc, ce n’est pas un monde parfait qui l’entoure. Le ver est dans le fruit, on commence par inventer une pince à ressort et on finit par chambarder le monde, c’est tout à fait vilain. Aussi, quand il y a plusieurs façons de faire une pièce, que ces façons aient un prix de revient à peu près comparable, la direction imposera celle qui est la plus abrutissante. Pour sortir et entrer dans l’usine, s’il y a un chemin long et étroit, et un autre large et bref, on imposera le long circuit. Il faut que les hommes sentent des obstacles à chaque pas. Toute l’organisation d’une usine est centrée sur cet objet. Il ne faut pas qu’un ouvrier soit habile, il faut qu’il soit un peu en dessous de la moyenne, et dans l’équipe, le meilleur doit s’en aller planter ses choux ; il n’y a pas de place pour lui. Travaillant plus vite que ses compagnons, il peut avoir des temps morts, c’est-à-dire vivants, pendant lesquels il se souvient qu’il n’est tout de même pas une bête. Mauvais, ça ! Il ne faut pas penser à ces choses-là, ça fait toujours mal. Si l’on s’aperçoit qu’un ouvrier à la mine réjouie, si sa gaîté naturelle se manifeste, alors il est surveillé, on le change d’atelier, on lui donne des travaux très idiots, on l’accable et, le sourire disparu, il est enfin toléré. Il ne faut pas rire dans l’industrie. Voyez cet employé qui passe avec des papiers dans les mains, l’air très occupé, très calamiteux, il marche vite, la tête baissée, lourde de chiffres, lignes, colonnes, notes de service, etc. Vous croyez ça ? Mais non, il pense à sa petite amie, vous ne vous en seriez jamais douté ? Hein ! Pas si bête de passer en sifflotant, l’air joyeux ! Pour se faire fiche à la porte ? Grand merci ! Une nouvelle employée vient de m’apporter des papiers en faisant sa Salomé. Encore une qui me prend pour un Boche. Profitons de son service, car demain, quand elle saura que je ne suis qu’un pinotin de Français, elle aura sa figure de vent-debout. Elle est mobile, la donna Jeudi 8 avril 1943 Un directeur de l’usine Renault a eu sa maison défigurée par une bombe, on voyait l’intérieur, et l’on voyait surtout ce qu’on n’aurait pas dû voir : des jambons, des paquets de sucre, des saucissons, des 239


boîtes de sardines, des pâtes, des haricots, des pommes de terre, du lard etc. etc. Il y en avait pour au moins un million, au cours du marché noir. Inutile de dire qu’il y a eu un beau début de pillage, mais la police, pleine de sollicitude pour les crapules, arrêta la fête et protégea les biens de Monsieur le Directeur. Vendredi 9 avril 1943 L’archevêque de Paris a accablé les pauvres morts de Billancourt de ses lamentations de crocodile empaillé. Il a dit : « L’homme doit être une fin et non un moyen. » Il s’est bien gardé de citer la source. Cet escroc n’ose pas dire : « Kant avec nous ! » Mais plus tard, il dira : « Reportez-vous à mon oraison funèbre du 7 avril et vous verrez ce que j’ai osé dire à Hitler ! » Ce Suhard sue le caca par tous les pores de sa foutue cochonnerie de peau. Hitler ne te dira rien, pauvre miteux ! Il est le protecteur des chrétiens, évidemment, des résignés, des vaincus contents, battus et cocus. Il les envoie plus sûrement au ciel en les faisant souffrir le plus possible pendant leur vie terrestre. Hitler est pourvoyeur du paradis. Saint Hitler, Ora pro nobis ! Un exemple des méthodes d’abrutissement de la grande industrie. En 1936, quand on rendit obligatoire la semaine de quarante heures, on discuta longuement sur les horaires. Le chef d’industrie, lequel, en ce qui me concernait, s’appelait Potez, voulait que les heures de travail fussent les suivantes : huit à douze et deux et demie à six et demie. L’usine était aux environs de Sartrouville, à trente minutes de la gare. Donner deux heures et demie pour un déjeuner qu’on avalait en une demi-heure, c’était un peu fort. Le comité d’usine obtint par la force, ou presque, qu’on quittât à cinq heures et quart, ce qui laissait un peu de temps pour s’occuper agréablement à ses études préférées. En moyenne, il y avait une heure de voyage pour aller à l’usine, le temps écœurant était donc de onze heures et quart, nos seigneurs aurait voulu qu’il fût de douze heures et demie, soit une heure et quart en plus. Il est évident qu’on se serait senti beaucoup plus esclave avec leur solution. Être à leur disposition, c’est aussi un moyen de gouverner. Le même Potez agissait ainsi à chaque occasion propice. Son usine d’Albert fut construite au milieu des champs, sur le territoire de Meaulte. Dans une partie du terrain près de l’usine, se trouvait un chemin de servitude qui faisait gagner du temps aux paysans qui allaient travailler dans leurs champs situés au-delà de l’usine. Potez voulut obtenir l’abandon de cette servitude. Cela se fit en un an. D’abord, il mit une guérite à l’entrée du chemin, alors le paysan se disait : « Tiens ! 240


voilà du nouveau, qu’est-ce qu’ils vont faire là ? » Ensuite, il mit deux poteaux en vis-à-vis, de chaque côté. « Eh ! Eh ! se dit le paysan, ça se construit, par ici ! » Puis il mit un homme dans la guérite. Et l’homme passa ses journées dans le calme, assis dans l’herbe et cueillant des pissenlits. Quand le paysan passait, il engageait la conversation avec le gardien pour lui tirer les vers du nez, il apprenait ainsi que c’était pour le cas où un avion tomberait sur la tête du laboureur et qu’il téléphonerait tout de suite à l’infirmerie pour qu’on amène la civière. Alors, le paysan commença à réfléchir à un tas de choses un peu tristes, comme une villégiature à l’hôpital et une patte en moins. Puis le gardien installa une chaîne qu’il enlevait à chaque passage, tout en traînaillant le plus possible pour dégoûter le pauvre paysan. Et, de fait, un certain nombre prirent le long chemin pour ne plus voir ce garde-barrière. Enfin, le gardien fut enlevé et, à un paysan qui se plaignait de ne plus pouvoir passer, Potez lui répondit : « Mais si ! il y a toujours un gardien ; s’il n’est pas là il faut venir me le dire, j’y mettrai bon ordre. En tout cas, la clef est toujours en double à la porte de l’usine. » Ladite porte se trouvait à un kilomètre de là, et les derniers récalcitrants prirent peu à peu la grande route. Et voici comment une servitude fut levée. La méthode est très intéressante à suivre dans ses différentes versions. J’en ai connu d’autres, je regrette de n’avoir pas le temps de me les remémorer. Autres histoires : Potez voulut aussi avoir des succès politiques, n’est-ce pas la clef de la fortune ? Il se fit élire maire de Meaulte, puis conseiller général de la Somme, il se préparait pour la députation. Il avait donc un réseau d’informateurs et on lui signala qu’à Montdidier, mon pays, un instituteur, chef de la cellule communiste, qui voyait venir cette nouvelle étoile politique, lui faisait une violente contre-propagande. Il disait pis que pendre de cet exploiteur du peuple de Meaulte. Il lui promettait chaque jour deux mètres de corde et le plus bel arbre du jardin pour l’y pendre effectivement. Potez l’invita à l’heure du déjeuner et lui offrit une place intéressante dans l’usine. Au retour de ce déjeuner, notre instituteur disait : « Il est bien, ce Potez, c’est un cerveau, il sait juger les hommes au premier coup d’œil et reconnaître leurs mérites ! » Et l’instituteur plaqua son institut pour une fructueuse sinécure, il devint en même temps Poteziste et anticommuniste ! Quelle belle transformation ! C’est un de mes amis d’enfance, habitant toujours Montdidier, qui me racontait cela en 1936. La population comprit tout de suite d’où le vent venait, mais cet éducateur était si bête qu’il ne voyait pas que cela se voyait. 241


Faible renfort pour le Potez qu’un imbécile pareil ! Potez est malin, matois, retors, combinard, mais il n’est pas intelligent. Samedi 10 avril 1943 Reçu une lettre de Char au sujet d’Arnaud et son inconséquence. Répondu. Entendu hier, de Payot, à Radio-Genève, cette phrase admirable au sujet du discours de Pétain : « La France souffre comme tous les pays occupés, qu’ils aient un gouvernement ou bien qu’ils n’en aient pas. » Une claque à Pétain. Lundi 12 avril 1943 Samedi à cinq heures, je rentrais chez moi en remontant la rue de Rome. À la hauteur de la rue de Naples, je croise une compagnie de gueulards conduits par un chef d’orchestre à cheval. Ces gueulards gueulaient, alors je me mis aussi à gueuler à l’unisson. Le chef d’orchestre arrêta le concert et m’envoya une paire de bottes alors que je continuais mon chemin sans paraître m’intéresser à leurs exploits. La paire de bottes glissa sur le pavé, à deux mètres de moi, et un gros paquet d’os et de chair enveloppé de vert s’abattit sur le dos avec un bruit de bûche. Le paquet se releva et me dit, en me prenant par la manche : « Auf ! Folge ! » J’ai marché près de lui en suivant la colonne des hurleurs et, à la gare Saint-Lazare, nous la quittâmes pour entrer dans la gare où il me conduisait au Bahnhof-officier. Il y avait foule sur les quais et le paquet me jetait des yeux ronds tous les deux mètres pour s’assurer que je n’avais pas disparu dans la foule. Devant l’officier Bahnhof, il claqua des talons et expliqua qu’il était chargé (par son capitaine) d’amener cet homme, qui chantait dans la rue, alors que la compagnie passait, se rendant à la caserne de Latour-Maubourg. Je fis celui qui n’avait rien compris. Le paquet salua bruyamment, fit demi-tour comme une vieille machine de navire qui fait en arrière-toute, avec autant de claquements et de chocs dans les articulations, et s’élança pour rejoindre sa colonne chantante. L’officier Bahnhof m’interrogea par l’intermédiaire d’un interprète, qui était un agent de police français, qui, par hasard, me fit l’effet d’un étudiant qui se trouvait dans cette situation par la nécessité des temps. Je répétai donc ce qu’avait dit le paquet : « J’ai croisé des soldats qui chantaient et, par réflexe conditionné, je me suis mis à chanter ! » L’interprète traduisit en accompagnant sa traduction de gestes très mesurés qui signifiaient : « Je ne vois pas ce qu’il y a de grave là-dedans ! On nous dérange pour rien ! » 242


L’officier, qui avait l’air d’un boutiquier de Francfort, militaire par force et qui était pressé d’aller se rendormir dans son fauteuil, fit aussi un geste de désintérêt et dit que je reste là jusqu’à six heures et demie, heure à laquelle les hurleurs seraient arrivés à leur caserne et si, à cette heure-là, le capitaine n’avait pas téléphoné, on me relâcherait. Je dis à l’interprète que j’avais le téléphone et que si l’on avait besoin de moi on pourrait me rappeler. Le Francfortois fut d’accord et je ressortis. L’interprète m’accompagna jusqu’à la porte en me disant le peu d’estime qu’il avait pour ces gens-là et leur façon brouillonne de faire leur service. En entrant chez moi, ma femme était en train d’essayer de démolir la bibliothèque pour enlever les correspondances, la bonne du boulanger (la chose s’était passée devant leur boutique) étant venue la prévenir que j’avais été arrêté pour avoir haussé les épaules en croisant les seigneurs verdurins. La boulangère raconta que la foule qui s’était attroupée s’amusa beaucoup de la bûche du Prussien. Depuis, je n’ai pas eu de nouvelles de ces messieurs. Entendu hier, à la radio belge, une déclaration de l’archevêque de Malines par laquelle il proteste contre la confiscation des cloches par les autorités occupantes. Cela dura cinq minutes, c’était très beau. Comme quoi il est possible, avec peu, de faire quelque chose de beau quand on s’oppose alors que si l’on veut être pour, on emploie la grosse artillerie pour un effet plus faible qu’une chiquenaude. Cette déclaration était admirablement construite et très grande. En littérature, ce sont les mauvais sujets qui sont les bons. Mardi 13 avril 1943 On dit que dans deux mois, il n’y aura plus de transports par chemins de fer (plus de locomotives, plus de graisse) ; on va évacuer Paris. Cela commencera par les enfants. Ceux qui resteront à Paris ne seront plus ravitaillés. Si cela arrivait, la guerre ne durerait pas trois jours de plus. Comment les verdâtres se défendraient-ils sans transports ? Leur transport par automobiles est inexistant.

Mercredi 14 avril 1943 J’ai eu cinquante-trois ans ce matin. 243


Avec deux fragments de poème abandonnés en 1939, j’ai fait deux strophes de La Création. Dans le Chant de l’Ancêtre1, je fais paraître mon arrière-grand-père paternel dont je me souviens bien, quoiqu’il mourût lorsque j’avais sept ou huit ans. Je me souviens aussi de mon arrière-grand-mère, morte lorsque j’avais cinq ans au plus. Je ne vois plus ses traits mais sa silhouette. Quant à mon arrièregrand-père, je le vois très bien. Petit, la tête ronde. Son nom était Bondrôle, son surnom Ech’La Logaü, ce qui veut dire le canonnier. Il avait gagné ce surnom à la guerre. Laquelle ? Je n’en sais rien. Peutêtre en Crimée, car il avait un cousin qui habitait une ferme voisine, aussi vieux mais plus cassé et qui était surnommé Malakoff, en souvenir de cette affaire. La ferme était petite, deux pièces (à SaintMédard) d’habitation, une cour avec son tas de fumier, une écurie, une étable, une grange. Mon arrière-grand-père avait dû conserver le souvenir de certaines tribulations monétaires car il ne voulait pas reconnaître les billets de banque. Il était très avare et tout louis d’or qui entrait ne ressortait plus. Sitôt sa mort, mon père et ma tante fouillèrent le sol de l’écurie pour déterrer des pots de fleurs remplis d’or. Comme le vieux n’avait pas dit où était son magot, il fallut sonder toute la ferme. Du coup, mon père abandonna son métier de typographe pour faire le jeune homme et il dépensa son héritage à satisfaire son goût pour la fornication. Ma mère se livra à l’exploitation du jardin, qui était grand et fertile au lieu-dit Les Catiches. Ce fut un travail très dur pour une femme seule et cela n’améliora pas son caractère désagréable. Je l’aidais de mon mieux. Je vis le cadavre de mon arrière-grand-père avant sa mise au cercueil. Il était bien droit, en chemise et ses mains croisées sur son bas-ventre. J’étais encore petit car je me souviens que mon père me prit dans ses bras pour me hausser à la hauteur suffisante. Je regardais avec beaucoup de curiosité et je demandais pourquoi il avait ses mains à cet endroit. On me remit par terre sans répondre. J’ai dû faire l’effet déplorable d’un enfant sans cœur. Il est évident que pendant très longtemps, et parfois encore maintenant, la curiosité l’emporta sur les sentiments, sans pour cela minimiser ces derniers. C’est relativement qu’il faut considérer cette constatation. Quant à moi, j’avais hérité de quelques opuscules illustrés datant de la révolution de 1789. L’un d’eux me fit une forte impression et je revois les scènes qui étaient violemment coloriées. C’était un dépliant, environ douze centimètres sur huit, qui comportait une vingtaine de feuillets et qui représentaient les supplices de l’ancien ––––– 1. Huitième poème de La Création. Le titre définitif est « Le Récit de l’ancêtre ». 244


régime. Le supplice de la roue était particulièrement saisissant. Sur un tambour de deux mètres cinquante de diamètre environ, un homme nu était attaché, le dos sur la jante, le ventre à l’extérieur, cela faisait comme une grande meule de repasseur de couteaux sur laquelle le coutelier s’appuie pour tenir la lame ; il y avait une barre portant des pointes, cette barre était mobile et réglable, ce qui permettait de régler la profondeur des sillons tracés dans le pauvre malheureux. La machine était en plein fonctionnement, des hommes tournaient la roue avec des manivelles et des roues de démultiplication, deux hommes réglaient la barre et ses pointes. Le supplicié portait des saignées, comme disent les tourneurs, et le bourreau dirigeait les travaux. C’était violent et dépourvu de toute sentimentalité. La figure des personnages était plate et impassible, le patient avait l’air de regarder un spectacle. Peu avant sa mort, mon arrièregrand-père m’avait expliqué ces supplices et il avait conclu en disant : « C’est comme cela que les seigneurs nous traitaient, autrefois. » L’écartèlement avec quatre chevaux m’avait aussi beaucoup intéressé. Pendant deux ou trois ans, ce fut mon livre préféré. Jeudi 15 avril 1943 Le plateau du Santerre commence à Montdidier d’une façon un peu abrupte. La ville fut construite sur l’éperon sud et domine la plaine faiblement accidentée. Du haut de la ville et par temps très clair, certains se vantaient d’avoir vu la Tour Eiffel. Au bas de la falaise (car il me semble bien que la mer a dû venir jusque-là) se trouvent deux villages maintenant rattachés à la ville : SaintMédard et Saint-Martin, qui furent de tous temps les ravitailleurs de la ville et de la plaine sèche du Santerre. Ces deux agglomérations de maraîchers cultivateurs avaient encore chacune leur église, et quand j’étais très jeune, j’assistais à la messe annuelle que le curé de la ville venait y célébrer. Saint-Médard et Saint-Martin formaient deux clans, mais il était fréquent que les mariages se fissent entre les tribus. Mon grand-père paternel qui était de Saint-Martin épousa une Bondrôle de Saint-Médard (la fille de l’ancêtre dont j’ai parlé hier). Le frère de ma mère se maria avec une Mallet de Saint-Médard et alla s’y établir ; sa fille, ma cousine Irène, revint à Saint-Martin par son mariage. Par contre, mon père et ma mère étaient tous deux de Saint-Martin. La maison de ma mère, détruite en 1918, était très ancienne puisque j’ai retrouvé un acte d’il y a deux cents ans au sujet de la mitoyenneté d’un mur de cette maison et où le nom du propriétaire était Bazart, nom de famille de ma mère. Les paysans 245


de ces deux pays allaient porter leurs légumes dans les bourgs moins favorisés par les eaux. Ma grand-mère allait à Ailly-sur-Noye le jeudi et à Pierrepont le dimanche, mon oncle allait à Ressons-surMatz et à Roye. Le samedi, tout le bas pays montait au marché de la ville, en faisant un détour, ceux de Saint-Martin par le fond d’Amiens, ceux de Saint-Médard par la route de Rouen, car les montées directes étaient impraticables aux voitures chargées. C’était une région de rudes travailleurs, d’un métier très difficile et plein de secrets, car chaque ferme faisait ses graines de semence et avait sa façon de prévoir le temps, opération essentielle. Mon grand-père maternel était un être très curieux. Il avait un baromètre à mercure qui était trop long pour que je pusse le voir sans monter sur une chaise. Et il savait s’en servir, le malin ! A côté il y avait une grande horloge à poids dans son espèce de contrebasse. Chaque semaine, il la graissait avec une plume de poule qu’il trempait dans la bouteille d’huile. Venant de la lignée paternelle, je possède le deuxième volume d’un dictionnaire arrivé jusqu’à moi, je ne sais comment, les maisons ayant été détruites complètement en 1918. Il fut sans doute ramassé dans le déblaiement. C’est un dictionnaire historique portatif par Monsieur l’abbé Ladvocat, Paris 1760. Il porte cette indication sur la page de garde : « Ce livre appartient à Maurice Blanchard Loquet demeurant à Montdidier, département de la Somme 1835. » Le hasard me fit ouvrir ce livre à l’article Spinoza. Voici la fin du texte : « Les absurdités du spinozisme ont été parfaitement bien réfutées par un très grand nombre d’auteurs et surtout par... etc. Au reste, Spinoza avait un tel désir d’immortaliser son nom qu’il eût sacrifié très volontiers à cette gloire la vie présente, eût-il fallu être mis en pièces par un peuple mutiné, autre vanité ridicule chez un athée. Il faut bien se garder de le confondre avec Jean Spinoza, auteur espagnol du XVIe siècle qui rendit de grands services à l’État et composa, entre autres livres, un traité à la louange des Femmes. » Et voilà comment on écrit l’histoire ! Vendredi 16 avril 1943 Vendredi Saint est une fête officielle en Allemagne. Nous ne travaillons pas. Comme je m’étonnais de cette sollicitude, on me répondit que la religion chrétienne était protégée par le régime nazi et que, même, on faisait payer un impôt de quatre marks par mois et par tête de chrétien, qu’il soit catholique, protestant, orthodoxe ou n’importe. Cet impôt permet à l’État tout puissant de payer les appointements des curés, pasteurs, etc. etc. Très astucieux ! Ces der246


niers sont des fonctionnaires appointés et l’État Domisoldo peut leur faire dire ce qu’il lui plaît. Cela ne lui coûte rien, et même lui rapporte, car il prend certainement sa commission et il a l’œil sur l’éducation religieuse et morale des administrés. Le curé qui se permettrait de donner des mauvais conseils serait ramené à ses devoirs par son ventre affamé. Je n’ai jamais entendu dire que Jésus Christ payait l’impôt. Il est vrai que s’il vivait de nos jours, il serait dans un camp de concentration. La nouvelle réglementation du travail est entrée en application. L’administration révise les appointements, dans le sens des moins évidemment ! Aussi toute la maison est en effervescence. Le directeur m’a donné le bouquin le 2 avril et maintenant, il m’envoie les rouspéteurs. C’est à moi d’expliquer la loi ! À moi ! O sort cruel ! Je leur récite l’article du code qui ordonne d’abaisser les salaires au niveau indiqué pour chaque catégorie et je leur dis : « Voilà ce qui est écrit. » Signé Docteur Michel. Ils me disent qu’ils ne pourront plus vivre avec des salaires pareils, je leur réponds que ce n’est pas étonnant, puisque cette réglementation est faite pour cela ! Ils me crient alors qu’ils ne feront plus rien. À quoi je ne réponds pas, c’est assez triste et je n’ai pas envie de rire. Car, enfin, a-t-on jamais vu quelqu’un travailler, dans cette maison ? Ce n’est pas des appointements que nous recevons, mais plutôt des allocations d’assistance ou de bienfaisance, comme on voudra. On nous diminue nos aumônes, c’est dur à supporter, mais on peut crier jusqu’au ciel, ça ne changera rien. Un règlement allemand, c’est un règlement allemand. Samedi 17 avril 1943 C’était au printemps 1917. Je quittais Dunkerque pour aller passer un mois au centre d’aviation de Saint-Raphaël. À Calais, changement de train, deux heures d’arrêt, je vais faire une promenade dans la ville. Sur une place, entre la gare et le port, je vois un monument qui me fait une impression étrange. Il représente les bourgeois de Calais. Je reste là plus d’une heure, il est temps que je m’en retourne à la gare. Un dernier regard, je cherche le nom du sculpteur. Je lis sur le socle une signature : de Vienne. Je n’ai jamais vu ce nom mais je pense que ce de Vienne est un grand sculpteur. J’avais fait mon entrée dans le domaine de la sculpture. Quand je revins à Paris quelques mois plus tard, j’achetai l’album Rodin édité par Bernheim, pour retrouver, en regardant ces photographies, l’état extraordinaire qui m’avait fait oublier la ville et le petit bistrot du copain Le Flem à qui je devais aller dire bonjour en passant. 247


Lundi 19 avril 1943 Il semble bien cette fois que Monsieur Mélange s’en aille dans un mois. Le cantinier est venu me dire cela. Puis le Mélange m’a fait appeler pour me dire qu’il partira avec cent techniciens et qu’il me laissera seul avec une trentaine pour terminer les travaux en cours. Tout cela concerne toujours l’avenir. En attendant ils sont toujours ici et ils s’y plaisent. Donc, ils feront tout ce qu’ils pourront pour rester. Comme je dois partir quelques mois après eux, je pense que je ne partirai jamais. Il me dit que l’on trouve facilement à se loger à Dessau : « On prend la place de ceux qui sont partis en Russie. » Mercredi 21 avril 1943 J’ai été hier à l’usine de Levallois. On attend la matière depuis le 9 mars. Cette matière devait arriver le 10 mars, on parle d’aller la chercher à Dessau en avion ! Quel gaspillage ! Les Allemands sont des gaspilleurs insensés. Ils ont épuisé leur propre pays, puis vint ce canular d’espace vital qui visait à gaspiller les biens du voisin, maintenant c’est toute l’Europe qui est vidée. Qu’on leur donne le monde, en trois ans il sera tondu même en faisant travailler de force les deux milliards d’oisifs. Car ces oisifs travailleront, c’est entendu, avec la force on y arrive, mais ils consommeront plus qu’ils ne produiront, comme on peut le voir aujourd’hui, à cause de l’excellence de l’organisation allemande. Quand j’ai livré le dessin du moteur latéral, il y a un mois et demi, j’ai établi une liste des plans remis au directeur de Levallois, qui me l’a signée. Cela a demandé cinq minutes. Depuis, une gretchen est venue s’installer ici, chef du service appelé Registratur, qui, cette fois, s’est chargé d’établir la feuille de livraison, qui a l’avantage de s’appeler maintenant Lieferschein. J’ai attendu trois jours que cette feuille fût faite. Levallois me téléphonait chaque matin, implorant ces dessins qui permettraient de donner un peu de travail à ses ouvriers inemployés : ils peuvent, en attendant la matière, préparer les montages d’outillages. J’allais de temps à autre à la Registratur, la fuhrerine et ses deux employées françaises (dont une est très Salomé) remplissaient des cartons, un par dessin, et enregistraient sur de nombreux cahiers les soixante dessins que Levallois attendait. J’eus la vision qu’on pourrait employer deux mille personnes pendant un mois pour enregistrer ces soixante dessins. Le nombre d’arrangements qu’on peut faire avec soixante dessins est : factorielle soixante qui doit monter à un certain nombre de milliards. Il faut aussi des contrôleurs qui referaient le circuit, cela peut durer des années, et même des années bissextiles ! N’empêche que leur liste était fausse, des erreurs 248


s’interposant entre chaque manipulation. Je perdis quand même mes cinq minutes pour la corriger. En somme, les soixante-douze heures de travail de ces dames n’ont servi à rien. Le grand Reich lutte pour son existence ! Le directeur de Levallois me signale un grand émoi dans la corporation du marché noir. L’aristocratie de ce marché traitait avec les bureaux d’achats allemands, qui achetaient sans discuter les prix, ils en étaient arrivés à dépenser trois milliards par jour. À cette allure, le compte créditeur à la Banque de France a fondu et, il y a quelques jours, les bureaux ont fermé leurs guichets faute de monnaie. Le marché noir qui avait des stocks achetés très cher, pour les revendre encore plus cher, est terrifié, car ces marchandises trouveront des preneurs plus coriaces et les prix pourront baisser au-dessous des prix d’acquisition. D’où culbute méritée. D’autant plus que les bureaux allemands vont ouvrir leurs portes, mais achèteront au prix taxé, c’est-à-dire quatre à six fois moins cher. Comme ils ont la liste des fournisseurs attitrés, il leur sera facile, avec quelques escouades de caraïbes, d’aller réquisitionner les stocks. Il y a des fonds de pantalons qui ne sont pas très purs. Jeudi 22 avril 1943 Écrit le dixième morceau de La Création : Diu Noctuque. Encore deux à écrire. J’ai hâte d’arriver au bout de ce sacré tourment. J’ai les deux titres : Le Joug pourrira et Sicut Dii. Ces deux derniers pétards décideront du sort des autres, que seront-ils ? Je n’en ai aucune idée. Cela devient très laborieux. Je me donne jusqu’au 15 mai pour en finir. Il y a un effet certain de la volonté qui fait qu’on ne se laisse pas glisser à l’angle de la plus grande pente, qui est celle de la paresse ou de la procrastination. Le même phénomène m’arrivait, il y vingt-cinq ans, quand je recherchais des solutions originales aux problèmes de construction aéronautique. J’avais eu quelques inspirations heureuses, mais assez espacées. Quand je fus engagé à fond dans la construction, il fallait que chaque jour amenât sa solution à un nouveau problème qui, résolu, en posait un autre pour le lendemain, etc. Je souhaitais parfois avoir quinze jours de tranquillité, je demandais grâce, mais je poursuivais quand même, et huit ou dix ans après, je n’aurais pas pu vivre sans avoir des problèmes à résoudre. La même démarche, en poésie, développe une recherche du risque, une demande de difficultés renouvelées. Quand je suis une semaine sans cet aliment, je deviens furieux, agressif, suicidaire. Je vais me reposer une semaine, et ensuite je relirai les dix poèmes, je prendrai un peu de 249


recul pour sauter les deux dernières haies. Je vais écrire à Char. Sa dernière lettre est émouvante, au point que j’ai cherché à modifier l’Allégorie où je démolis l’Amitié1, craignant qu’il n’en soit blessé lorsqu’il la lira. Mais, ce n’est pas de lui qu’il s’agit, c’est de tous les salauds de mon enfance, qui abusèrent de ma confiance, de cette ignorance que j’avais de la fourberie. Je ne puis pas modifier un poème, je ne sais que supprimer radicalement la page qui contient une erreur. Mardi 27 avril 1943 Quatre jours de repos pendant lesquels j’ai remâché La Création, pour deux petits changements ! Je deviens homme de lettres ! Jusqu’alors, je n’accordais aucune importance à ces détails, je deviens vieux ! Le résultat le plus certain, c’est que je trouve que ce poème est raté. J’en suis dégoûté, voilà tout ! J’ai eu des nouvelles de Châtillon, le voyou que j’ai baptisé Croquefromage pousse la bêtise au-delà des limites connues. C’est le type de l’arriviste crétin et ses petites réussites lui font croire que toute petite idée maquerelle qui traverse le vide de sa cervelle est une construction géniale, ce qui le dispense d’en discuter sa valeur. Son cerveau de piaf ne peut, à son avis, que produire des chefsd’œuvre. Il se croirait le Mozart de l’industrie s’il savait seulement qu’il y a eu un Mozart sur cette terre. À Sartrouville, j’appelais ce pauvre être l’Idiot du village, nom qui avait couru toute l’usine. Le personnel l’appelait le Baron à cause de son nom : comte de Lacger, et de sa morgue teutonique. Il paraît qu’il est breton, né à Pontl’Abbé, c’est sans doute une erreur géographique ; je le vois bien offrant une chasse à l’homme en Lituanie pour distraire ses amis. Je l’ai appelé Croquefromage en souvenir d’un passage de Saint-Simon où il est dit que Louis XIV s’amusait à ennoblir des gens vaniteux et riches pour tenir tête à la vraie noblesse et rabaisser son caquet, d’une part, et pour avoir le plaisir de coller des noms ridicules. Parlant d’un de ces idiots, il écrit pour l’année 1717 : « Son nom était Chassepoux sieur de Croquefromage, celui de sa femme était Bigre. » Donc, l’an dernier, après mon départ, jouant la carte nazie à fond, ce voyou mit dans le crâne luisant du Tank de F.W. que le contrat ––––– 1. « Allégorie », est le deuxième poème de La Création. Blanchard y écrit : « L’Amité c’est le carnaval de Venise pendu par les oreilles, pendu par les pieds au gibet de la Colère, et ses bras de Polichinelle, ses sourires de chanvre tournent, tournent, moulin à Haine ! » 250


F.W.—SNCASO était désavantageux pour le Reich et qu’il vaudrait mieux faire de Châtillon la propriété exclusive de F.W. Les contrats arrivaient à expiration et on ne les renouvela pas. Le système continua à marcher comme précédemment, mais sans charte. Nul doute qu’un puissant Teuton ne se soit servi de cela pour se faire sucrer grâce à une menace permanente suspendue sur SNCASO. Croquefromage ayant promis de vendre tout son personnel à ses chers vainqueurs, et ayant dit, croit-on, pour les décider, que ce dit personnel ayant pour sa personne le plus grand attachement le suivrait en chantant dans les flammes de l’Enfer. Le moment venu de la déportation, on enleva, via gare de l’Est, ce personnel si dévoué à l’Europe nouvelle, alors que celui des autres succursales de la SNCASO. restait dans ses foyers. Comme Croquefromage est profondément méprisé, qu’on lui a promis une corde et un arbre pour monter au ciel, les malheureux se sont révoltés. « Pourquoi nous, et pas les autres ! » crièrent-ils, si bien qu’ils allèrent à Brême par la force des baïonnettes, mais qu’ils ne veulent rien faire, sinon manger, boire et dormir. On a appelé Croquefromage là-bas pour les exhorter au travail, mais ce fut du vent glacé. Maintenant, on menace de les envoyer dans un endroit où il faudra bien qu’ils travaillent. Croquefromage croyant toujours à la victoire boche, prend position pour devenir, après la victoire de ses chérubins, grand directeur de F.W. Gesellshaft à Paris, ou à Varsovie, Prague, Moscou ou Londres, Rome et Madrid. Peut-être se voit-il grand Führer pour l’hémisphère occidental, ce qui lui paraîtrait la moitié seulement de ce qui lui est dû. En attendant, ce couillon est brûlé, à la SNCASO et à la F.W., en Europe et en Amérique. Est-il permis d’être si bête ? Nous ne travaillerons pas le Ier mai, alors que Vichy a remis au 2 mai la fête du Ier. Si cela continue, si nous bénéficions des fêtes du vainqueur tout en conservant les nôtres, nous finirons par avoir un très grand nombre de jours fériés, Japon, Italie, Hongrie, Slovakie, Espagne, etc. Nous sommes prêts à recueillir ces avantages, à fêter leurs fêtes. On reste chez soi, on n’use pas de chaussures, on garde ses calories.

Mercredi 28 avril 1943 La presse, donc la Merde, reparle violemment des corporations, des syndicats uniques (au pluriel), etc. Sentant venir la fin de la bagarre, on veut profiter du régime de terreur pour fabriquer cet instrument à gouverner qu’ils appellent les corporations. Et les pauvres idiots vont se laisser couvrir de 251


chaînes. Ils vont y courir, ils sont même capables de torturer ceux qui ne montreront pas un empressement égal au leur, puis, un beau jour, quand tout ce pauvre monde sera enregistré, catalogué, mis en place dans sa geôle et dans son vêtement de prisonnier, on allumera les lampes et on verra les chaînes. Il sera bien temps. Vous pourrez crier, bande d’idiots ! Au cours des siècles, les États ont, tant bien que mal, perfectionné leur machine à broyer l’homme. Quand l’un d’eux trouvait un nouveau système, tous les autres l’adoptaient d’emblée. L’un formant l’autre, les voici arrivés au terme de leur recherche. Les totalitaires ont animé les ultimes ignominies. Le chantage est poussé jusqu’à un point de précision tel, que personne ne peut plus y échapper : la famille, qu’on torture si un des membres s’oppose au monstre, le patrimoine, les économies pour les jours malheureux, gardées obligatoirement dans les coffres du Moloch, la fouille, la perquisition à coups de botte, la prison préventive, la suppression sans phrases de la carte d’alimentation et enfin, le dernier coup de masse, le syndicat unique qui signifie la carte de travail et le chantage au travail. On est inscrit d’office sur les livres du syndicat, c’est ce qui vous permet de travailler, mais on vous raye si vous n’êtes pas sage, et alors, aucune entreprise ne pourra vous prendre à son service. Voilà le système. On dira : les droits du travailleur sont sacrés ! Ouais ! et c’est justement à cause de ces sacro-saints droits qu’on détruira votre carte parce que, dira-t-on, vous nuisez à la communauté. Dire qu’un chef est une crapule alors qu’on en a la preuve, c’est nuire à la communauté ! etc. Nous avons maintenant un pouvoir personnel, car Pétain fait jurer aux fonctionnaires l’attachement à sa personne. On a dit jusqu’à la nausée qu’il avait fait don de sa personne à la France (merci du cadeau !) Si les Prussiens sont vainqueurs (je dis si), le pouvoir en France restera personnel pendant longtemps. Le chantage au travail durera au moins aussi longtemps. Travail, Famille, nourriture. Les trois chantages assureront la pérennité du régime, on pourra dire qu’il durera mille ans. Il n’y a pas de raison pour qu’il ne soit pas éternel. Les fonctionnaires formeront une caste privilégiée et voilà tout, comme dans la sainte Russie. Peut-être y aura-t-il aussi une caste industrielle, comme en Allemagne. La symbiose des deux systèmes donnerait à l’État deux fois plus de sécurité que l’usage d’un seul. La Fourberie est l’élément essentiel de l’État. La carte d’alimentation survivra aussi. Le grand salaud aurait ce moyen de coercition et s’en priverait ? À d’autres ! Plutôt entretenir la pénurie pendant l’éternité ! Ce qu’il y a de plus cocasse, c’est que 252


l’État nous dira : « Vous ne pouvez pas vous nourrir sans carte. Or, qui vous donne la carte ? C’est moi ! Estimez-vous heureux d’avoir un État, car sans lui, vous ne pourriez pas vivre. » La propagande se chargera de faire entrer cela dans les crânes. Comme disait Monsieur Petitcoup : « Avec la propagande, on fait tout ce qu’on veut ! » Pour le moment, les malins se remuent très fort pour occuper des places de choix dans ces fameux syndicats. Deux compères de cette maison ont tout de suite organisé un comité fantôme dans lequel la veulerie et l’indifférence des autres aidant, ils ont pris les places principales (président et trésorier). Ces deux crabes ont été délégués en 1936 sous le Front populaire, Blum était leur prophète. Aujourd’hui, c’est Pétain et sa Charte du travail. Hier, ils étaient collaborateurs de l’Europe nouvelle, mais ayant trouvé deux places fructueuses au comité des travailleurs en Allemagne, institué par Vichy sous la direction d’un ancien du Front populaire nommé Bruneton, lequel leur avait promis des appointements doubles de ceux qu’ils ont ici, ce qui doit faire huit mille francs par mois au lieu de quatre mille, la maison s’est opposée à leur départ et leur amour pour le vainqueur s’est subitement transformé en haine. Et voilà pour les guides écoutés du prolétariat ! Jeudi 29 avril 1943 Écrit : Le Joug pourrira 1. Sans commentaires, je ne vois pas encore où je suis. Avant-hier, j’ai écrit à Char très longuement pour lui expliquer où j’en suis. Je voudrais bien qu’il me réponde sur ce sujet. Il me semble qu’il hésite à en parler, il n’a jamais répondu à ce que je lui disais de ma méthode. Je tenais expressément à avoir son avis làdessus. Il ne m’en a pas parlé depuis trois mois que j’ai étudié cette mise au point. Vendredi 30 avril 1943 Je viens de terminer La Création2. Je me suis réveillé ce matin vers cinq heures avec mon Sicut dii tout cuit. J’ai allumé, j’ai noté sur mon carnet. Ma femme a rouspété (évidemment, du 20 au 30 de chaque mois, elle est désagréable parce qu’elle a dépensé tout son ––––– 1. Onzième poème de La Création. 2. Non, en fait, puisqu’aux douze poèmes initialement prévus, Blanchard en ajoutera trois autres, plus longs : « Poètes de proie », « La Liberté ou la mort » et « Le Fil des jours ». 253


argent). J’ai recopié et je viens de mettre à la boîte direction Céreste1. Je suis intoxiqué par cette maudite Création. J’ai attaqué un problème impossible. Je voudrais bien savoir ce que feraient les mysticocandards aux prises avec ce monstre. Ils se mettraient à genoux et réciteraient « Notre père qui êtes aux cieux » ! Nous ne serions pas plus avancés. Je vais me reposer un peu. Wait and see ! Lundi 3 mai 1943 Notre Maréchal nous a redit encore un coup que nous subissons le châtiment de nos fautes. Il a ajouté cette consolation nouvelle en nous conseillant de relire et de méditer la Charte du travail, « ce bel instrument que je vous ai donné ». Nous aurions préféré une tartine de confiture, grand-père ! Vieux con ! Un commerçant de la rue de Rome a été arrêté et emprisonné au camp juif de Romainville. Il n’avait rien fait pour cela, mais son successeur, qui devait lui payer des billets de fonds, avait trouvé ce moyen ingénieux de ne pas payer ses dettes et avait envoyé une dénonciation anonyme à la Gestapo. Il n’en faut pas plus. Tous les commerçants du quartier ont signé une pétition en sa faveur et ont été déposer en sa faveur, on l’a relâché. Cet homme raconte qu’au camp de Romainville, ce sont les policiers français qui sont les plus sauvages. Ils touchent quatre cents francs de pourboire quand ils arrachent des aveux à un pauvre damné. Alors, pour quatre cents francs, ils torturent le pauvre jusqu’à ce que, n’en pouvant plus, il avoue n’importe quoi, pour avoir la vie sauve. Il a vu dans ce charnier un riche Espagnol de la rue Boissy-d’Anglas qui avait dit dans un salon que les Allemands étaient des chenapans et des voleurs. On l’a dénoncé. Les chenapans-voleurs lui ont pris tous ses meubles, dont une galerie de tableaux anciens de grande valeur, et ont été dévaliser sa villa de Biarritz. Il a vu dans ce camp F. de Tessau, un ancien ministre, et Cain2, ancien directeur de la Bibliothèque nationale, qui sont là depuis deux ans, l’un parce qu’il est ancien ministre ou sous-ministre, et l’autre parce qu’il est juif. Supposons que la situation se retourne, qu’auraient-ils à dire, ces bourreaux, si on les collait à la place de leurs victimes ! Comme dit le peuple : « Pour un œil, les deux yeux, pour une dent, toute la gueule ! » ––––– 1. Chez René Char, dans les Basses-Alpes. 2. Julien Cain. 254


Mardi 4 mai 1943 Paris-Soir, hier, donnait un article pour montrer les avantages de la famine. Le nombre de rhumatismes diminue (sans doute parce qu’ils crèvent). Avant la guerre, on mangeait trop, cela nous rendait malade. Maintenant, on se porte bien. Ma femme me téléphone que je dois aller à la police, rue des Saussaies, à trois heures, ch. 533. Mercredi 5 mai 1943 Journée terrible hier. Jusqu’à trois heures, cette angoisse : que me veulent-ils ? et l’angoisse de ma femme, et encore, mon angoisse de son angoisse. J’en suis sorti à cinq heures, sain et sauf, ayant eu plusieurs fois la certitude de ne plus jamais me promener dans la ville, les mains dans les poches, regardant les tableaux aux étalages des galeries de la rue de La Boétie et environnantes. C’est pour cette histoire de la rue de Rome, 10 avril. Un officier devant une machine à écrire. Il a l’air civilisé ; en face de lui, un civil, tête de sioux, qui semble n’avoir jamais eu la moindre émotion. Traits figés, visage de fétiche en bois, sourcils : un gros trait noir horizontal, les yeux : deux boutons de culotte noirs, immobiles, ses paupières ne battent jamais. L’officier ne parle pas français, il a une trentaine d’années au plus et me paraît un avocat ou quelque chose de ce genre, mobilisé et casé dans la police. L’autre, de quarante à quarante-cinq ans, est policier de naissance et d’éducation. Il parle un français sans nuances et c’est lui qui mène le jeu. Il me dit que j’ai chanté, je dis : « Oui. — Injurieusement ! — Non ! — Vous avez craché vers les soldats ! — Non ! » Alors il se lève, et rugissant : « Un officier allemand ne peut pas mentir ! Alors, vous dites qu’il a menti ? » Je réponds qu’il ne peut mentir, mais qu’il peut se tromper. Pendant une heure, il s’est attaché lourdement sur ce point pour me pousser à dire que l’officier était un menteur. Je tins bon. Alors il m’insulta. Il me dit que j’avais la figure d’un menteur et que j’en étais un. Je répondis « Non ! » Il employa son dernier argument : « Vous feriez mieux d’avouer tout de suite, vous aggravez votre cas ! » Je maintins que ne n’avais pas craché ! Il avait beau me soutenir que c’était dans le rapport, je croyais de plus en plus que cela n’y était pas, car il disait aussi, dans son désir d’avoir à tout prix un 255


coupable, des faits soi-disant mentionnés dans le rapport et qui n’y pouvaient pas y être, par exemple que j’étais descendu du trottoir pour aller cracher sur les soldats. Or, les soldats descendaient la rue de Rome, les pieds dans le ruisseau de droite, il m’eût été impossible de descendre sans marcher sur leurs bottes. Il me dit aussi que l’officier de la gare Saint-Lazare s’était plaint de mon insolence et de mon incorrection et je ne l’avais vu qu’une minute, il m’avait confié à l’agent français interprète pour établir une fiche et il disparut dans son bureau. Enfin, il mit sa montre sur la table, et d’une voix tonnante me donna cinq minutes pour avouer. Au bout des cinq minutes, je maintins ma déclaration. Je m’attendais à tout, mais l’officier tapa ma dénégation. Quand le rapport fut fini, le policier me le lut et il me sembla bien qu’il traduisait à sa façon. Il me fit signer, je signai sans pouvoir vérifier si ce qu’il m’avait dit correspondait au texte. Puis l’officier prit de nouvelles feuilles de papier et les glissa dans sa machine, il tapa trois ou quatre lignes. Le sioux tenta une dernière offensive : il me dit que tous deux étaient d’accord pour dire que je leur avais fait l’impression d’être un menteur. Je ne répondis plus. Enfin, après cette sorte de danse du scalp qui avait pour but de me terroriser, on me lut ce texte qu’on me fit signer et par lequel on m’avertissait qu’à la plus petite infraction, l’affaire rebondirait. Que la guerre finisse ! Nous commençons le quarante-cinquième mois. L’autre a duré cinquante et un mois, les pertes et le prix (matières et main-d’œuvre) de celle-ci sont considérablement plus grands. J’estime dix fois. Est-il possible que cela dure longtemps encore ? Vu de Sirius, ce n’est pas possible. L’Amérique fait plus de six mille avions par mois, ce que nous faisions en France à la fin de l’autre, les appareils étaient en moyenne dix à vingt fois moins importants. Ce qui montre la puissance industrielle des États-Unis. L’Axe en fait peut-être deux mille. Le reste à l’avenant. La lutte devient trop inégale. El Alamein, Stalingrad, Tripoli, Tunis, autant de signes caractéristiques. Il est fini le temps où le sort d’un pays se jouait dans une seule bataille. Maintenant, le hasard ne joue plus, une guerre se compose de trop de batailles, de trop de parties. Si cette guerre dure aussi longtemps que l’autre, nous en avons encore pour sept mois, ce qui nous mène en décembre. Ce doit être la limite supérieure. La dernière lamentation de Pétain avait une phrase ambiguë qui contient l’expression « plus tôt que vous le croyez », qui m’a frappé quand je l’ai entendue. Je l’ai relue dans les journaux de lundi, et elle dit bien, sans contorsions, que cela finira bientôt. Cette phrase est désorientante dans son chapelet de larmes.

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Jeudi 6 mai 1943 J’ai eu la colique cette nuit, j’ai cru que c’était les petits pois en conserve que nous avions mangés hier soir. Mais tous les employés de la Junkers ont eu le même malaise, certains (assez gravement atteints) n’ont pas pu venir travailler. Les occupants ont aussi subi des dommages. Il paraît que c’est la sauce tomate d’hier midi. Le cantinier, un Allemand débrouillard, me dit que c’est une boîte qui devait avoir un trou d’air ! Se méfier des boîtes de conserve ! Dans une longue conversation avec lui, il m’explique que le ravitaillement devient difficile et qu’il sent venir le moment où il deviendra impossible. En Allemagne, c’est encore pis qu’ici, ou tout au plus égal. À Dessau, le personnel a droit à un verre de vin tous les quinze jours, le reste à l’avenant. Il perd de l’argent avec sa cantine, ce qui me paraît très exact, car on y mange pour seize francs ce qu’on n’aurait pas pour trente-cinq ailleurs. Mais sa situation d’acheteur lui permet de trafiquer au marché noir et de compenser son déficit. Quand il lâchera la cantine, c’est que c’en sera fait du marché noir, éteint faute de marchandises. Ce jour-là, nous ne serons pas loin de la fin de l’idiotie. Si les gangsters ne peuvent plus vivre, c’est vraiment parce que personne ne le peut plus. Pour faire du marché noir, il faut transporter, donc voiture, essence ou charbon de bois, prendre livraison en assurant de gros pourboires, « fermer la gueule aux policiers » (et ça coûte, dit-il), trouver une assez grande quantité pour remplir le camion, ou sinon c’est le déficit, faire un voyage pour quatre-vingts kilos de viande, c’est de la folie ! Pour les voitures, il faut des pièces de rechange et des pneus, de l’huile, des accus, tout cela est introuvable. Et puis, on est toujours en état d’alerte, à toute heure du jour et de la nuit. Ce n’est pas une vie ! Vivement la fin de leur putain de guerre ! Et voici encore un signe de fin prochaine, ceux qui en profitent, de cette putain de guerre, eh bien ! ils n’en veulent plus ! Ça, c’est l’extrême-onction ! Vendredi 7 mai 1943 Je pense encore à cet interrogatoire et il m’apparaît comme évident que des aveux arrachés avec ce système n’ont aucune valeur. On a hâte d’être délivré de cette phrase obsédante : « Vous avez fait ceci ! » Lorsqu’un mendiant vous suit et vous importune obstinément, on lui donne vingt sous, pour qu’il vous lâche. On en arrive à se dire : « Je vais avouer tout ce qu’ils voudront que j’avoue, pour qu’ils me 257


fichent la paix », ou bien, autre voie ouverte (suivant les caractères) on se fâche, et on se révolte. On n’en est pas quitte pour cela ! Si l’on avoue pour être délivré de ce cauchemar (et ils savent bien que c’est possible, car ils insistent sur ce point en vous annonçant que cela vaudra mieux pour vous) on est en effet délivré de ces interrogateurs, mais pour retomber dans les mains des geôliers, des juges, etc. Somme toute, on a eu peur d’une heure de malaise pour subir ensuite six mois ou deux ans de tortures. N’empêche que la tentation est grande et que des juges devraient tenir compte de ce comportement, mais non, ils ont partie liée avec les policiers, ils n’osent pas les contrarier, ils veulent aussi en être débarrassés ! Avec Musso, la série des grands coups de gueule vient de se terminer. Encore une certitude dans la victoire finale, et dans une reconquête prochaine de l’Afrique ; il paraît que le peuple de Rome l’a acclamé frénétiquement ! Pour eux, plus ça va mal, mieux c’est ! Je crois que cela pourra encore aller mieux, dans le même sens. Je me souviens d’un discours de Charles1, il y a un an ou deux, où il disait que la victoire viendrait quand ils auraient cent mille avions et quarante mille chars. À ce moment, j’ai pensé que ce serait long, quelques années. Au rythme de production actuel, on ne doit plus être loin de ces chiffres et peut-être les événements donneront-ils raison à sa perspicacité. Le potentiel industriel de l’axe doit être en constante diminution ; d’un côté les bombardements d’usines, de l’autre, la sous-alimentation des ouvriers. Toute l’Europe est affamée, les hommes n’ont plus de force, plus de courage, ont l’esprit occupé par la recherche de la nourriture. Certaines usines ont quarante pour cent de malades (Châtillon). On ne fait pas trois avions par jour en France, on établit un programme pour cent cinquante par jour devant entrer en vigueur au début de 1944. J’ai demandé avec quel outillage. On m’a répondu qu’il viendrait d’Allemagne. Cela fait trois ans que j’entends cette promesse, qui n’a jamais été tenue, pas même pour la cent millième partie. La fin est proche ! Samedi 8 mai 1943 Quarante employés de notre entreprise partent vendredi prochain, désignés sans tenir compte des convenances personnelles, ni des états physiques. Certains, qui étaient volontaires, ne partent pas. Des jeunes restent, tandis que d’autres, de quarante ans et plus, sont embarqués. Il paraît que tout le monde y passera, mais quand même, le temps est un grand trésor. ––––– 1. De Gaulle. 258


Huit jours comptent dans cette garce de vie d’esclave. Vichy décrète qu’il pourra y avoir maintenant des suspensions de peine, c’est-à-dire qu’on va recruter dans les prisons. Il est juste de dire qu’elles sont pleines, il y a peut-être cent mille prisonniers dans les geôles de France, trente pour cent récupérables, cela fera trente mille pour aller remuer de la terre aux confins de l’Europe. Il en faut deux cent cinquante mille dit-on. C’est la dernière conquête de Laval. L’affaire de Tunisie est pratiquement terminée, Musso annonce que les Italiens retourneront en Afrique ! Ce n’est pas encore le moment ! Les marronniers de l’école sont en fleurs depuis trois semaines. Certains portent des fleurs roses-rougeâtres, les autres des fleurs blanches un peu jaunâtres, on dirait des bougies d’arbres de Noël. Le sol est en partie caché par cette verdure, taché de rouge et de blanc, car je suis à quelques mètres au-dessus des cimes. Ce matin, grand coup de vent, les fleurs sont répandues comme des perles sur le ciment, un tapis rose sous les arbres à fleurs roses, un tapis blanc sous les arbres à fleurs blanches. Des fleurs en forme de pommes de pin se sont égrenées, une femme les balaie, en fait des tas qu’elle va vider on ne sait où, dans le ruisseau, dans l’égout ; entraînées dans l’eau qui tombe depuis cette nuit, elles meurent noyées, comme Ophélie. Comme elle, elles n’ont pas connu la misère, la faim, la maladie, elles partent au bon moment. Partir à temps ! Mon sous-chef Guyomard, atteint d’une considérable déviation de la colonne vertébrale à la suite d’un accident et suivant un traitement rigoureux, a été désigné hier pour Dessau. Malgré son état de santé qui est tel qu’il ne pourra rendre des services. Il était désespéré. Ce matin, j’ai été expliquer sa situation à Monsieur Paap, le grand chef venu de Dessau pour le recrutement ; il a compris nos arguments et les trouva très bons. Guyomard reste ici, il est très joyeux. En quelques minutes, ce qu’un homme peut changer sans que, matériellement, rien ne se soit passé ! Quelques paroles, et le monde est changé ! Lundi 10 mai 1943 L’espoir renaît. « Qu’est-ce que nous prenons, en Tunisie ! » Il y aura là au moins cent cinquante mille prisonniers, et un matériel équivalent à trois cent mille ouvriers pendant un an (en comptant les navires coulés). Ce n’est pas la récupération de deux cent cinquante mille travailleurs fatigués et sans formation technique qui balancera les quatre cent cinquante mille hors d’usage. Les postes italiens ont donné hier des séries de discours flam259


boyants en l’honneur de l’Empire. C’était cocasse, d’abord parce que leur ton grandiloquent et boursouflé prêtait à rire comme lorsqu’on abreuve un ivrogne loquace et dans une ivresse omnisciente, et aussi parce qu’on y parlait d’un Empire en train de claquer. Le ministre des Colonies a longuement parlé et je l’ai entendu qui accusait la France d’avoir ouvert les portes de l’Afrique à l’ennemi ! Ces voyous-là ne sont pas à une contradiction près ! car leurs commissions d’armistice avaient bien désarmé nos forces. Et puis, ils comptaient bien s’en emparer eux-mêmes. Quand je revins à Paris, fin juin 1940, je lus un journal italien La nuova Italia, trois pages en italien, une en français. Je n’ai rien lu d’aussi vil, d’aussi petit, d’aussi tête à gifles. On y crachait sur les Parisiens « qui aiment, par vices, à se serrer dans ces trous puants qu’on appelle le métro ! » Ce n’étaient que des insultes et une promesse de mise au pas rapide et sévère. Un commerçant de la rue des Dames me dit qu’une Italienne vient lui demander de la graine pour ses serins. Il n’en avait pas. Elle se fâcha, exigea en vain, puisqu’il n’y en avait pas, et dit : « Tout ce que vous avez est à nous, nous sommes vainqueurs ! » Radio-Belge, hier soir, a été magnifique. On y a rappelé le 10 mai 1940, l’attaque de la Belgique et la ruée des massacreurs à travers un pays qui avait gardé une parfaite neutralité. Comme en 1914. On y a crié vengeance ! et ces gens-là sont bien décidés à se venger. Le Machiavel en casquette de plomb ne s’est pas gardé de tous les côtés. Sa démesure sera sa perte. La réussite purifie tout, a-t-il pensé. Peut-être ! mais s’il n’y a pas réussite ? Alors l’histoire enregistre la fourberie, la cruauté, la bestialité, etc. et la réputation est faite pour longtemps. On parlera encore pendant longtemps du chien crevé de Conrad, des Germains de Tacite, du « das Teusche Volk » de Nietzsche, et de bien d’autres gentilles choses de ce genre. Mardi 11 mai 1943 Il y une Russe, dans cette maison, depuis plus de six mois. Elle est secrétaire d’un Européen, Monsieur Épais. Elle a environ trentecinq ans, elle a l’air d’un chien battu et apeuré et elle est vêtue de loques pisseuses, comme tout le monde. Je la rencontre ce matin dans une toilette printanière, extravagante et toute neuve, et en plus, une coiffure savante et soignée de caniche à vendre. Elle qui autrefois avait une chevelure en vieille ficelle. Ça y est, elle a dû collaborer. De temps à autre, on voit comme cela une métamorphose, une Penthésilée qui s’est condamnée au flesh-labour et qui ressent le 260


besoin de l’annoncer à la foule avec une espèce de fierté qui est spécifiquement féminine. Une autre qui se nippe à bon compte, c’est la Vénus Hottentote de la direction. Elle est coursière, c’est-à-dire bonne à tout faire sauf un travail, si facile soit-il, tellement elle est crétine. Elle a dix-sept ou dix-huit ans, mais je ne l’aurais jamais cru, je lui en donnais trente. Samedi, je la rencontre dans le métro. Elle allait chez son coiffeur avenue Victor-Hugo, le temps était à la pluie, je la complimentai d’avoir revêtu son joli imperméable tout neuf, elle me répondit qu’elle venait de l’acheter mille huit cents francs au marché noir. C’est un veston imperméable kaki, genre Uniprix, qui valait deux cents avant guerre, au maximum. Je m’extasie devant cette saleté, alors elle me fait voir ses chaussures, en très beau cuir, avec grosses semelles, et ces chaussures auraient bien fait mon affaire, quoique un peu grandes. Il me suffirait d’enlever un centimètre sur les talons. Elle m’annonça : « Trois mille francs au marché noir ! » Cette putain gagne mille huit cent francs par mois. Comme disaient les journaux à propos de Galy Deslys : « Ses qualités d’ordre et d’économie lui permettent maintenant de vivre luxueusement. » Il y a quelques semaines, elle portait des bas de soie très fins et l’on voyait ses jambes qui sont très velues, au moins autant que les miennes ; aujourd’hui, elle a adopté la mode des jambes nues. Elle n’a plus un poil. Sur ses mille huit cents francs, elle a encore trouvé le moyen d’acheter un rasoir et tout ce qui s’ensuit. Cette idiote a des ressources occultes. Mercredi 12 mai 1943 L’Afrique est libérée ; cette opération est décisive, car il est impossible que l’Allemagne réenvahisse l’Afrique. Et l’Europe sans l’Afrique n’a pas d’existence possible. Le but de guerre des Allemands ne peut plus être atteint. Il leur fallait l’Afrique pour permettre à l’Europe de vivre et de se préparer à la conquête de l’Amérique et du monde. Ce n’est pas cette fois-ci que leur rêve d’hégémonie mondiale sera réalisé. Il ne leur reste plus qu’à liquider la guerre aux moindres frais et à remettre cela dans vingt ans. Tous les bobards politiques d’Hitler ne servaient qu’à cacher leur volonté de conquête méthodique du monde, d’en faire une fédération économique avec des bureaux de clearing sis à Berlin. Le coup est raté ; même s’ils occupaient les îles Britanniques, leur but serait manqué. Leur slogan : Europe est en retard de cent ans, car l’Europe ne peut plus vivre libre sans colonies productrices de 261


matières premières. Il est vrai qu’ils disent Europe pour convaincre les imbéciles qui pourraient les aider à la faire ; ensuite, ils diraient le Monde, et les mêmes imbéciles, ou même d’autres, marcheraient encore, alors que leur pensée implicite c’est l’Allemagne « et la mission civilisatrice qui lui est échue par un décret de la Providence » (phrase d’un discours de 1912). Je n’ai pas encore reçu la réponse de Char à mes dernières lettres ni à l’envoi de La Création. Je m’impatiente, bien que je sache qu’il s’appliquera à juger en connaissance de cause. Reçu d’Arnaud la lettre collective contre Messages1. En relisant ce texte, je ne regrette pas d’avoir donné mon accord. Je ne vois pas ce qui, là-dedans, serait contraire à mon comportement. Je pense tout ce qui est exposé dans ce texte. Peut-être ai-je un peu la crainte de m’abaisser jusqu’à perdre mon temps au sujet des petits bestiaux insignifiants de Messages et de Poésie 43. Mais par ailleurs, si on les laisse faire, on n’en viendra plus à bout. Ils se prendront pour l’Himalaya, ces petits tas de crottes. Jeudi 13 mai 1943 Finalement, une demi-douzaine de dessinateurs partent pour Dessau demain, et une douzaine dans quinze jours. Le grand chef, venu passer ses vacances à Paris, a accepté facilement les motifs de ceux qui ne voulaient pas de ce voyage. Maladies, mariages, cours du soir, etc. Toutes ces histoires ont été d’autant plus facilement avalées que ces Messieurs désirent vivement rester ici et si tout le personnel s’en va volontairement, eux-mêmes seront obligés d’y aller par la force des baïonnettes. Alors, ils font de l’obstruction perlée. Ils attendront des ordres impératifs, mais ils font notre jeu, en faisant le leur. Ils font le mort et se couvrent avec des papiers, certificats de médecins et compagnie. C’est vraiment de la collaboration, pour une fois on voit ce que c’est par un exemple démonstratif. On finira par se comprendre ! Reçu un mot de Char. Trop court quoique pertinent, mais j’aurais voulu qu’il réponde à toutes les questions que je lui pose depuis des mois sur ce problème de La Création. Je crois qu’il fréquente des amis qui ont été se terrer dans ses environs et qu’il n’a plus tout le temps voulu pour me répondre longuement. Il est juste de dire que ––––– 1. Il s’agit du tract intitulé Nom de Dieu, publié le 1er mai 1943. Sur les circonstances de sa rédaction, son objet (le « mysticisme » confusionnel de la revue Messages) et pour en lire le texte complet, voir Michel Fauré, op. cit., pp. 215 sq. 262


si j’étais à sa place, j’écrirais moins. Pendant les huit mois de 1939 et les quatre mois de 1942 qui furent des mois de vacances, je n’ai rien écrit, et je n’avais que cela à faire. Depuis six mois, je suis dans les conditions les meilleures, je suis assis à ma table de huit heures du matin à six heures du soir, dans le calme, et la solitude, sans distraction. Ma présence ici est obligatoire, mais je me cache, je me fais oublier et l’on me fiche la paix. Et je touche huit mille sept cent quarante francs à la fin de chaque mois. La Création coûte dix-sept mille quatre cent quatre-vingts francs à la Junkers. On ne peut pas dire que la poésie soit une affaire rentable. Je ne pourrais même pas trouver un acheteur qui m’en donnerait deux sous. Prix de revient : dix-sept mille quatre cent quatre-vingts francs, prix de vente : dix centimes. Le commerce est une belle invention ! Vendredi 14 mai 1943 Hier soir, trois Français, manœuvres du cirque Amar, croisent un soldat nazi rue de Rome, ils l’arrêtent et l’un d’eux lui dit : « Alors, t’aimerais pas mieux être avec ta maman ? et tes gosses ? et puis embrasser ta femme de temps en temps ? Et puis bien manger, comme ça (voyant que l’Allemand ne comprenait rien, il fit le geste de s’envoyer des projectiles dans le gosier). » Il y eut un petit attroupement, un quidam lui traduisit les questions. L’Allemand répondit : « Ya ! » Et puis, avec un geste de table rase : « Afrika, fini ! » Ces gens-là sont inhibés par dix ans de propagande, leur réaction est émoussée. Ils s’effondreront plus vite que nous. Il y a huit mois que j’essaie d’avoir une décision au sujet des capotages des moteurs du 52. Avant le départ du directeur, j’ai refait une tentative, il me répondit qu’il n’avait pas le temps, et que j’attende le retour de Monsieur Chapeau. Monsieur Chapeau est revenu il y a quinze jours. J’ai été lui proposer le choix entre trois solutions, il m’a répondu qu’il n’avait pas le temps et qu’il viendrait me voir. (Il était en train d’avaler son petit déjeuner.) Hier, il est venu me voir et m’a dit de faire les trois projets pour qu’il puisse les envoyer à Dessau, et Dessau décidera. D’ici trois mois, j’aurai peut-être la réponse. Il aura fallu un an pour prendre une décision qui demandait un quart d’heure d’étude. C’est pour cette raison que je présente toujours plusieurs solutions. De plus, je passe pour un grand travailleur et ils me fichent la paix. Ils ne sont pas pressés de la gagner, leur guerre ! Les mollusques ! Cerveaux brisés par leur politicaille ! Je ne vois rien de plus dissolvant que l’obéissance à un parti politique, si ce n’est d’être prisonnier à perpétuité. Les élèves de l’École des Mines ont fait un mo263


nôme hier soir au quartier latin. Ils ont conspué Laval, la police a brutalisé et arrêté tout ce qu’elle a pu. Le fait même que des étudiants ont fait ce chahut est un intersigne favorable. La Gestapo ne m’a pas envoyé de ses nouvelles. Je m’attends chaque jour à un rebondissement. Ce serait une mauvaise affaire, car on y crève de faim, dans ces prisons, et puis, elles sont pleines et l’obligation de vivre au milieu de cette foule n’est pas engageante. Qu’ils me laissent tranquille pendant quelques mois et un nouveau soleil luira. Je suis étonné qu’ils ne m’aient pas brutalisé. Sur ce point, ils sont plus civilisés que les policiers français, qui eux, ne savent pas faire autre chose que d’assommer, sans se rendre compte du mal qu’ils préparent ainsi, car il faut toujours se méfier des gens qui ont subi des injustices. J’ai souvent pensé que Napoléon, méprisé au bal de Brienne, et Hitler, vidé du chantier de Vienne par ses camarades syndiqués, ont eu le besoin de se venger. On peut penser aussi qu’ils ont tous deux quelque chose de commun : une insuffisance virile. Il n’en faut pas plus pour foutre le feu au monde. En 1936, je fus assailli par les policiers de Sartrouville, sans aucune explication et aux trois-quarts assommé. C’était au début de l’année, le député Blum, qui n’était pas encore chef du gouvernement, rendait ce service à la maison Hispano-Suiza chez qui travaillait, ou plutôt faisait semblant, son fils, un crétin diplômé. J’avais dit, à qui voulait l’entendre, que les moteurs Hispano étaient de sales ordures, et qu’en particulier, les goujons de cylindres sautaient, ce qui était vrai au point que le ministère de l’Air avait arrêté les vols jusqu’à ce qu’on ait remédié à ce défaut plein de dangers pour les équipages. Le Potez 141 que nous avions en essais à Saint-Raphaël était obligé de changer de moteurs après deux ou trois heures de vol. Mes propos ayant été rapportés à la direction Hispano-Suiza par un mécanicien à leur service, on résolut de me donner un avertissement. Monsieur Blum, comme tout politicien fieffé, n’avait rien à refuser à l’Industrie. Monsieur Blum, socialiste, avocat de quelques grandes firmes, dont Hispano-Suiza, ne pouvait que défendre les intérêts de brigands de cette dernière. La police, avec sa bassesse et son ignominie naturelles, ne pouvait faire moins que d’obéir à ce maquereau. Mais ce n’est pas cette injustice-là qui me fera démolir le monde. Elle est arrivée trop tard. Il y en a eu d’autres, une surtout, la première qui a fait pousser l’arbre de la haine. Je suis mithridatisé. Trop tard, Société, je te hais déjà sans cela, et au-delà des limites ! « Au-delà des forces humaines », comme disait le Norvégien1. ––––– 1. Quel Norvégien ? 264


Samedi 15 mai 1943 Hier soir, allocution de Churchill adressée de Washington à la garde civique anglaise. Offensive imminente, la garde doit garder l’Angleterre. Cela veut dire que les troupes régulières vont être occupées ailleurs. Cela nous paraît très long, mais plus tard il nous apparaîtra que les événements ont suivi un cours naturel. La prise de la Tunisie au bout de six mois nous semble normale ; nous voyons mieux aujourd’hui les difficultés de la tâche pour un assaillant venu de cinq mille kilomètres et qui ne pouvait pas se permettre un échec. Car il s’agit aussi et surtout de miner la résistance morale de l’ennemi, de lui enlever l’espoir d’une victoire. Quand Staline en 1939 a fait un pacte d’Amitié avec les nazis, on a eu une grande désillusion par ici. Et pourtant, c’était logique. La Russie n’était pas prête, nous, encore moins. Après la Pologne, les massacreurs descendaient en Ukraine, et nettoyaient la Russie en quelques mois, puis revenaient sur nous, qui aurions subi ce que nous avons subi. Ce fut une grande faute d’Adolf Caligula d’avoir voulu blouser le moscovite. Le trompeur trompé. Maintenant, les Alliés vont attaquer la Sicile et l’Italie, et faire sauter Mussolini. En même temps, ils feront sans doute des attaques dans le Nord pour fixer les armées nazies. La durée de la guerre ne dépend plus que de la résistance intérieure des pays de l’Axe. Expression idiote et, ma foi, bien ajustée, car si l’Italie flanche, l’Axe est brisé et la machine est morte. Se méfier des mots ! Hitler a dit, avant la guerre, qu’il était près à sacrifier dix ou vingt millions d’Allemands pour réaliser son plan. Il n’en croyait pas un mot, et pourtant, cela est en train de s’accomplir, à part le résultat qui s’éloignera à mesure que le chiffre de ses cadavres grandira. Les paroles qu’on prononce inconsciemment sont quelquefois prophétiques. Il semble qu’Hitler fut un peu trop bavard, on ne s’est pas assez méfié, mais on s’est méfié quand même, et si peu que ce soit, ce fut trop. Il eût beaucoup mieux réussi s’il eût été silencieux. Lundi 17 mai 1943 Chacun se demande s’il pourra tenir jusqu’au bout. Nous recevons des colis à un rythme de plus en plus lent. Un morceau de bœuf est arrivé samedi, mais il était pourri, il a fallu le jeter. C’est très cher et nous crevons à petit feu. Cette attente de la délivrance devient désespérante. Le personnel qui devait partir ce vendredi 14 pour Dessau est toujours ici. Il n’y avait pas de train, leur départ est remis à huitaine. La pénurie des moyens de transport atteint durement les Européens. Que sera-ce durant l’offensive prochaine ? Qu’attendent-ils ? Le fruit est mûr ! 265


Mardi 18 mai 1943 Radio-Paris pousse à l’émeute, et ceci sous le prétexte de lutter contre le marché noir. Il y a bientôt trois ans que ce système règne en maître absolu et c’est maintenant seulement que ces maquereaux s’en rendent compte ? Sous le même drapeau, ils attaquent les fonctionnaires du ravitaillement et Vichy. Il faut dire que leur tâche est facile. Mais que se cache-t-il là dessous ? D’abord, c’est le fameux critique militaire qui en est le premier tenor. La critique militaire n’a rien de réjouissant en ce moment, ainsi il change de disque, c’est plus facile de taper sur le ravitaillement que d’annoncer la prochaine victoire de l’Axe. Ensuite, les maîtres nazis, sans qui Radio-Paris n’existerait pas, font pression sur Vichy, et préparent la division intérieure du pays, l’émeute, la révolution. Ils ont dû demander quelque chose d’un peu gros à Laval, et celui-ci n’ose pas le leur donner, car il se méfie des suites. Les condamnations à mort en Tunisie le font hésiter, lesquelles condamnations à mort, n’ayant d’ailleurs été prononcées que pour ça, car le gros poisson a passé à travers maille. La subite sollicitude des sauvages pour la nourriture des Français est anti-naturelle au possible. Venant d’eux, tout le monde se méfie, avec raison et expérience. Que le sujet soit facile, c’est une vérité première. Les arguments principaux de Radio-Paris sont dans toutes les bouches depuis deux ans et plus. La ration est insuffisante. Tout le monde sait qu’il suffirait d’allouer des rations suffisantes pour rendre inutile le marché noir. Or, ces rations existent, puisque chacun peut les acheter. Un Français adulte peut obtenir quatre kilos sept cents de mauvaise viande par an. Cent kilos de pain noir, un kilo huit cents de beurre, autant de margarine, zéro kilo de charcuterie, cinquante kilos de pommes de terre et c’est à peu près tout... par an. D’après Radio-Paris, en face des deux cent mille tonnes de viande allouées annuellement pour l’ensemble du pays, le marché noir en vend quatre cent mille ; qu’on alloue six cent mille tonnes, qui existent, et le marché clandestin de la viande sera mort. Il est évident que, lorsque je paie un kilo de viande cent soixante francs, ici, ce n’est pas par gourmandise, mais parce que nous crevons de faim. Et c’est un cantinier allemand qui me la vend. Et je lui dis « merci ! » Quoique cette viande ne vienne pas du Palatinat, mais d’Alençon ou de Beaune-la-Rolande, ou de Beaumont-en-Gâtinais. On pourrait objecter à ceci que c’est grâce au marché noir que le paysan a intensifié la production, donc sans marché noir on n’aurait pas plus que la ration, ce qui est vrai, mais il faut aussi ajuster les prix, et cela, 266


les assis de Vichy ne sauront jamais le faire. Ils écrivent des textes éternels, ce sont les plus infatuées betteraves galonnées qu’on n’ait jamais vues sur cette vache de planète. Avec leur grand sabre, ils nous ont coupé la langue, et ils disent : « Cela marche très bien ainsi, tout le monde est heureux, pas un cri, pas une plainte, pas une réclamation, on n’a jamais entendu un tel unisson, ce monde est parfait depuis que nous régnons ! » « Les journaux, qui expriment l’opinion du public, chantent chaque matin nos louanges ! » Les fourbes ! On les pendra ! Oui, mais quand ? C’est-y pour aujourd’hui ou c’est-y pour demain ? J’ai redémarré avec Un grand silence noir, après quinze jours de repos. Je croyais que le feu était éteint, mais non ! Il reflambe ! le monstre ! le vampire ! Mercredi 19 mai 1943 Enfin, ils finissent par où ils auraient dû commencer : la destruction des barrages. Est-ce que l’imagination des militaires est aussi foireuse que celle des oies ? Je me suis toujours demandé pourquoi, au début d’une guerre, on n’allait pas démolir les sources de puissance. Il y avait en France soixante-cinq centres de production d’électricité. En un mois, on pouvait les faire dissoudre dans l’immense nature, et presque toute la production de surins et de tapants était « anéantie » comme disent si bien les civilisés. Espérons que cela va continuer. L’avantage de la destruction des barrages c’est, outre la mort du courant électrique, que toute cette eau du bon Dieu se répand largement dans les campagnes et, du même coup, détruit aussi la consommation de ce même courant qui, ainsi, n’a plus de raison d’exister. L’opération s’enroule sur elle-même. La difficulté était de construire des bombes ad hoc. Jeudi 20 mai 1943 Monsieur Pape, venu au début de ce mois pour enlever quarantecinq esclaves, n’en a pris que vingt. On croyait l’affaire réglée, mais un surpape est arrivé ce matin pour faire un nettoyage plus sérieux. Il m’a fait appeler et m’a désigné pour partir là-bas, dans son patelin de malheur. Tout le monde ici est fortement sollicité, ce qui signifie condamné, car on fait remarquer, incidemment, au milieu de la conversation très amicale, que si l’on refuse, on est reversé au service obligatoire du travail qui, lui, a des emplois à nous offrir, pour nettoyer la vallée de l’Eder, par exemple. 267


J’ai fait valoir que j’avais ici un travail en cours qu’il me fallait terminer, Surpape m’a dit que mon départ était prévu pour fin juin. D’ici là, le roi, le pape ou moi... Peut-être que ce surpape n’est-il qu’un sous-pape ! On ne sait jamais avec leur sacrée administration qui me fait l’effet d’un paquet de ficelles extrêmement embrouillées. J’ai vu ce matin un ancien dessinateur de Châtillon qui arrive de Dessau, où il a passé huit mois. Il a un poste élevé ce qui lui a permis de faire cinquante mille francs d’économies. Avec ce trésor, il achète une maison à vingt-cinq kilomètres de Paris. Il me dit que le travail en Europe est nul, « moins qu’à Châtillon, et pourtant ! » A quoi rime toute cette relève. Le nouveau décret pris par Laval et non publié décide que quatre mille travailleurs doivent partir chaque jour, et ceci durant les quatre mois à venir. Ce qui fait cent vingt mille par mois et cinq cent mille au total. Comme ces travailleurs ne travaillent pas, ou si peu, on peut en conclure que ce sont des prisonniers par anticipation. C’est bien une drôle de guerre. S’il n’y avait pas cette misère, cette famine, ce serait un spectacle de grande loufoquerie ! Importer des millions de travailleurs qui ne travaillent pas, occuper à ne rien faire, à s’éteindre, dix pays conquis, qui ne rapportent plus rien au vainqueur, réduire à une immense flemme ceux qui ne sont pas employés à démolir quelque chose ou quelqu’un et crier très fort que c’est là le monde nouveau, ça c’est plus fort que Jarry. Au milieu de tout cela, des crabes s’enrichissent scandaleusement tout en sachant que cela ne durera pas et que leur fortune en papier mince s’envolera au premier souffle. Des policiers, dont le plus bête gagne six mille francs par mois et qui se prennent pour l’Himalaya, se voient régnant pour l’éternité, des crétins à diplômes s’imaginent qu’ils ont enfin la place qui leur est due, ce qui est pour le moment indémontrable, ainsi que la proposition inverse, puisqu’ils n’ont aucune occasion de nous montrer leurs talents. Et tout cela tiendrait devant l’Amérique, pays de l’Efficiency ? Vendredi 21 mai 1943 Le visage de Paris change insensiblement. Pendant longtemps, on ne remarque rien, sauf, par-ci par-là, des changements qui pourraient être dus à des circonstances particulières, et puis, tout d’un coup, on voit que ces circonstances sont générales et qu’une catégorie d’objets a disparu ou qu’une catégorie de gens a fait place à une autre. L’horloge de la place Villiers, il y a quelques mois, s’est arrêtée. Je regardais l’heure en prenant le métro et j’avais constaté 268


qu’elle marchait très régulièrement. J’ai donc bien remarqué qu’elle était gelée. Je me suis dit : elle est un peu détraquée, on va venir la remettre en état. Mais non ! on est bien revenu, mais ce fut pour lui enlever ses aiguilles. Comme ça, on peut penser qu’elle marche encore. Puis, j’ai remarqué que les autres horloges publiques étaient aussi manchotes, et les horloges-enseignes des horlogers ont toujours leurs bras, mais n’ont plus de vie dans le cœur. Enfin, au bout de quelques mois, les horloges de Paris éteintes, on s’aperçoit qu’il y a quelque chose de changé. Peut-être a-t-on arrêté ces horloges pour économiser le courant électrique ? Pas peut-être, mais certainement. Peut-être a-t-on enlevé les aiguilles parce qu’elles sont en cuivre et que le cuivre est nécessaire pour démolir les hommes et les maisons, et qu’alors, s’il n’y a plus d’hommes ni de maisons, il n’y a plus besoin de savoir l’heure. Les animaux s’en passent, ils l’ont dans le ventre, connaissent bien l’heure des repas, c’est un fait universellement connu. Ce fut la même évolution dans le phénomène de la disparition des comptoirs en zinc, des tringles en cuivre des cafés et des magasins, des statues. Cette semaine-ci, je me suis rendu compte que tous les hommes employés du métro sont devenus des femmes. Cela s’est fait aussi à pas de loup. J’ai demandé un renseignement à l’une d’elles, elle m’a dit qu’elle était couturière et qu’on l’avait désignée pour faire ce métier, au titre du service obligatoire du travail. On ne leur fait même pas passer la sérieuse visite médicale qui était d’usage à la compagnie du métro et qui était nécessitée par les grands risque de contagion pulmonaire dans ces galeries de mine à microbes puants. Et voici encore de pauvres filles qui dans quelques années s’en iront de la poitrine pour des voyous qui ne valent même pas un crachat sur la gueule ! Samedi 22 mai 1943 Regardant vivre ces gens-là depuis deux ans et demi, je ne cesse d’être étonné par leur démesure, ce mot pris non dans le sens de grandeur, mais de contradiction, d’hétérogénéité, de dissonance, enfin quelque chose qui n’est jamais d’aplomb. Il y a en même temps chez eux un respect du règlement, une soumission de brebis à l’Administration à casquette de plomb, et une anarchie, un désordre, une indifférence, une veulerie au-delà de tout ce que je pouvais imaginer. Ils sont d’une ingénuité rare : un candidat analphabète viendrait dire qu’il est polytechnicien, ils noteraient cela sur la fiche sans seulement lui demander ce que c’est qu’un déterminant. Ils ne contrôlent pas une affirmation, ils ne 269


cherchent pas à recouper un renseignement. Embauchent-ils un homme qui, à l’usage, montre qu’il ne sait rien faire, ils le gardent à ne rien faire, au même salaire, ce qui décourage les autres. (Parce que les autres sont aussi des Français, mais en Allemagne c’est tout naturel.) À part cela, ils sont d’une brutalité excessive ; d’un geste coupant de la main, ils arrêtent la conversation, et prennent des décisions techniques idiotes, sans examiner les causes. Ils se déjugent plus tard, sans émotion et sans honte, quand ils s’aperçoivent qu’ils se sont trompés. Tout comme si leur théorème « Un chef ne peut pas se tromper » était suivi de son corollaire « Un chef a le droit de se tromper, cela prouve son intelligence ». Cette dernière phrase m’a été dite par l’un d’eux. Ils font mettre des glaces, des meubles en acajou dans leurs bureaux, et dès qu’on se trouve dans le couloir, on marche dans le caca de chien, les feuilles de choux tombées des poubelles et les mauvaises odeurs qui sommeillent dans les couloirs jamais aérés. Ils écoutent leur chef sans faire un mouvement, figés au garde à vous, ne répondent que s’il les interroge, disent « Ya » au moment prévu. Le chef leur parle brutalement. Au début, je croyais que cela allait finir dans le sang, puis tout à coup, le chef rit et les autres rient aux éclats, s’assoient sur la table, se tapent sur les genoux, puis, brusquement la rigidité militaire regèle tous ces hommes, et la tonalité grondeuse et bourrue reprend. Cela se termine par une poignée de mains amicale et un petit mouvement de la tête qui peut se traduire par « Hein ! je suis un chef, moi, un vrai chef ! » Et puis derrière cette rigidité obligée, une démagogie indicible, illogique, loufoque. On ne prend aucune mesure contre un employé qui ne travaille pas, ou qui se promène où il n’a que faire, parfois même, on augmente ses appointements. On ne lui demande jamais à quel point en est son travail, ni même ce qu’il fait. Quand l’un d’eux va demander une place pour sa sœur qui n’a pas de travail, ni envie de travailler, on la prend bien qu’on n’ait rien à lui donner à faire. Ils ont surpris des dessinateurs qui volaient du matériel, ils ont fait un cours de morale et les ont gardés. Un ajusteur se sauve de Dessau, il se présente ici disant qu’il est revenu parce que sa femme est malade et demande qu’on le prenne comme dessinateur ; il se dit ingénieur, il ne sait pas faire une multiplication des nombres de trois chiffres. On signale l’homme à Dessau qui déjà le faisait rechercher par la police. Dessau nous dit de le prendre comme dessinateur. Il est là, relativement bien payé, inapte, et voyou par-dessus le marché ; il restera ici jusqu’à la fin des siècles, dans cette maison d’assistance sociale. Inutile de dire qu’avec ce système, les bons se 270


détériorent et les mauvais restent mauvais. Le nivellement par le bas est un problème résolu. Lundi 24 mai 1943 Le banquier C. confirme la fermeture des bureaux d’achats nazis, fermeture causée par le coulage et la prévarication. La caisse avait un déficit d’un milliard. Des camions livrant de la matière s’en retournaient avec la moitié du chargement, des livraisons de boîtes de conserve ne contenaient que du sable, etc. Les chefs de tribus nazis vont être remplacés par des Français qu’ils pourront punir impunément tandis qu’un chef nazi, c’est sacré ! Un seul bureau a rouvert ses guichets, c’est celui de l’Hôtel Majestic, dont la direction est confiée à Monsieur le comte de Chambrun, gendre de Laval. Par ailleurs, le trafic des camions va cesser. Depuis trois ans, ils louaient les camions vingt mille francs par mois. Ils faisaient ainsi une rente de deux cent quarante mille francs au propriétaire du camion. Un jeune gangster de Grenelle vient d’acheter un vieux camion vingt mille francs ; avant la guerre, il n’aurait pas valu dix mille francs. Il faisait exécuter quelques réparations indispensables et comptait, d’ici quelques jours, toucher ses vingt mille francs par mois. Mais maintenant, changement de méthode, réquisition pure et simple. On lui offre quinze mille francs de son camion, et s’il n’est pas content, on le lui prend sans autre forme de procès. Le pauvre gangster pleure des larmes de sang ! Touchant spectacle ! Autre histoire de gangsters : Staline libère les communistes affiliés à la Troisième Internationale de leurs engagements envers le Komintern, poste de commande au service de la Russie. Il est à penser que la conférence Roosevelt-Churchill de la semaine dernière y est pour quelque chose. Il a été dit, trop dit, que ces messieurs avaient discuté le programme des futures opérations : devait-on en finir avec l’Europe avant d’étrangler le Japon ou laisser l’Europe croupir et nettoyer l’Asie ? On voit tout de suite la manœuvre, régler le compte du Japon reviendrait à laisser à la Russie tout le poids de la guerre européenne, d’où marchandage. Pour éviter la révolution communiste sitôt la libération, ce marché a été offert à Staline, et il ne pouvait faire autrement que d’y souscrire. Les Russes vainqueurs ne seraient pas plus avancés s’ils n’étaient aidés par l’Amérique pour sa reconstruction. Il est bien évident que Staline se parjurera dès que l’occasion se présentera, la fourberie est l’élément fondamental de la politique. Il semble bien que les Anglais et les Américains aient joué le jeu en virtuoses et avec une extraordinaire persévé271


rance, et cela depuis 1938 ! Ils arrivent à leurs fins. La Russie va leur être soumise et, ma foi, l’Europe fera l’économie d’une sanglante révolution. Y a-t-il un pays au monde qui ait, plus que l’Allemagne, le respect des diplômes et des titres ? Je ne pense pas, ou alors, ce doit être très intéressant à voir. Ceci est poussé à un tel point qu’on y effectue parfois l’opération inverse, c’est-à-dire qu’on donne le titre de professeur à quelqu’un qu’on tient à imposer à l’admiration du peuple ; quelque chose comme professeur honoris causa. Les chefs d’industrie sont gratifiés de ce titre divin. Messerschmitt par exemple, ancien mécano, est devenu le professeur Messerschmitt. Si, en France, on avait eu le professeur Henry Farman, on aurait pris cela pour une rigolade1. Là-bas, c’est très sérieux. Tout le monde y croit. C’est une religion. La réussite commerciale ou industrielle, qui suppose une certaine dose de fripouillerie, devient chez eux une très haute valeur spirituelle. Il paraît même que l’impétrant est très fier de son titre, qu’il est très vexé si on l’oublie lorsqu’on lui parle. Les postes de direction se répartissent suivant les grades universitaires : professeur ingénieur diplômé, ingénieur, crotte de bique, rien du tout, etc. etc. Quelles que soient les aptitudes réelles et spéciales au genre d’industrie exercée. J’aime à croire qu’un grand hôtel de Berlin est tenu par un professeur, un moyen par un ingénieur diplômé, etc. Quel peuple ! Je lis dans les Lettres au petit B, d’AlainFournier, le récit de la mort de Bichet ; en 1912, faisant une orgie avec deux camarades de Normale, ces deux professeurs lui fichèrent une dose de morphine qui l’envoya ad patres. Bichet était sorti premier de l’agrégation, les deux autres idiots étaient aussi des « esprits d’élite » et des sales crétins par-dessus le marché. Je vois très bien, dans une Europe rénovée, Monsieur le Professeur Paul Claudel, administrateur de Gnôme et Rhône, BMW et Monsieur le Professeur Fargeot, directeur de Hispano-Suiza et les familles Bozon-Verduraz, Aktien Gesselschaft. Il est bon d’ajouter que ce dernier est plus malin que l’apôtre ventru du château de Brangues. Il a refusé de travailler pour les Boches en tant qu’HispanoSuiza mais travaille comme quatre en tant que Bozon-Verturaz. Cela lui permettra de mettre toutes ses voiles dehors, que le vent vienne de l’est ou bien qu’il vienne de l’ouest. Il est vrai que c’est un avocat ancien ministre, affairiste de pourriture première. ––––– 1. Willy Messerschmitt, ingénieur et constructeur aéronautique allemand, inventeur (en 1938) du premier chasseur à réaction. — Henri Farman (1874-1958), pilote et constructeur aéronautique. Blanchard avait été ingénieur dans sa compagnie de 1920 à 1923. 272


Mes respects, Messieurs les Professeurs ! Au pays des ânes sanguinaires, on nomme même des Aryens d’honneur ; ce sont des juifs qui ont rendu des services aux bouffeurs de juifs. Ainsi Madame de Brinon, femme de Monsieur l’Ambassadeur de France à Paris, aurait été nommée Aryenne d’Honneur par le chancelier Hitler, grand führer du grand Reich grand allemand ! Quelle planète, vingt dieux ! Un homme qui revient de Bordeaux, où il était employé à la SNCASO, nous raconte que les bombes sont tombées sur la cantine et ont tué deux mille marins et soldats de l’Axe, qui étaient en train de manger notre beurre et de boire votre vin de Bordeaux. Une bombe est tombée chez SNCASO, près du réfectoire, mais n’a pas éclaté. Chance divine. Plusieurs sous-marins sont usés, la D.C.A. a été très faible, les navires de guerre n’ont pas tiré, craignant de se faire repérer et d’en recevoir sur la figure. Cela a duré huit minutes. Quelques centaines d’habitants ont été touchés. Les lignes de chemin de fer allant vers le sud sont coupées. La gare Saint-Jean a dans son giron trois trains de munitions qui ne peuvent plus bouger et l’on a fait évacuer le quartier, par crainte d’une nouvelle pluie qui les ferait exploser. Mardi 25 mai 1943 Ils accusent leurs ennemis de tous les méfaits qu’ils perpètrent eux-mêmes. Méthode enfantine, ou infantile, plus exactement. Grand titre de L’Œuvre, ce matin : « Esclavagisme anglo-américain. » Hier, on parlait de la fourberie stalinienne du contrat que les Russes étaient décidés à déchirer avant que leur signature ne fût sèche, etc. Il y a eu les fusillés de Katyn, cela fait oublier ceux du MontValérien et d’un peu partout. On crie contre les déportations de Polonais en Sibérie, cela fait penser aux déportations des Français à Minsk et à Odessa où ils manient la pelle et la pioche. On parle des cartes d’alimentation aux États-Unis, on veut nous faire oublier nos cartes d’alimentation sans aliments. On nous annonce un accident d’aviation à Los Angeles (vingt morts), une inondation au Missouri (cent mille sans abris). Cela nous permet de nous consoler des bombardements de notre Cologne, de notre Duisbourg et nous ne pensons pas à notre million de sans abris. L’Angleterre n’a plus de matières, plus de viandes, n’a plus de pain ; ici, nous en avons trop, nous nageons dans le beurre ! Ces voyous sont aussi des crétins, ce qui les perdra. Et l’Église apostolique et romaine ne dit rien, elle qui est pour la famille, elle ne proteste pas contre cette dispersion des familles et ces dépaysements qui vont contre ses intérêts. Évidem273


ment, elle citera Jésus Christ, qui ne reconnaissait plus sa mère, mais Jésus Christ et l’Église, il y a longtemps que cela n’a plus rien de commun. L’Église veut beaucoup de fidèles, le système patriarcal est le meilleur. Il permet, en convertissant le chef de famille, d’amener tout le troupeau au pied de l’autel, et de le surveiller par personne interposée. La dispersion de la famille, c’est la dispersion des brebis, et va-t-en courir après, berger du Seigneur ! Le chef de famille est sensible au chant grégorien, il comprend ce que chanter veut dire, il est lié aux intérêts de la tribu, lesquels intérêts sont fonction de plusieurs variables, et l’une d’elles, c’est la sollicitude et le réconfort d’un clergé tout puissant. La brebis isolée, qui n’a plus rien, dira merde au clergé tout puissant ! Alors, pourquoi le SaintPère ne se lève-t-il pas bien haut, debout sur son Saint-Siège ? Pourquoi ne crie-t-il pas ce qu’il a sur le cœur ? Il n’ose pas ? il a peur de la prison ? il a peur d’attraper une bronchite ? À sa place, je ferais fabriquer une lourde croix et un beau dimanche de mai, dimanche prochain, ou plutôt le jeudi 3 juin, jour de l’Ascension, j’irais du Vatican au Quirinal en portant la croix sur mon épaule, le pied de cette croix traînant par terre, derrière mes talons, ainsi qu’on nous représente Jésus gravissant le Golgotha. Si cela ne faisait pas de bien, cela ne pourrait toujours pas faire de mal, comme disait ma mère ! Mercredi 26 mai 1943 Ce matin, en gros titre sur un journal : « Bercy, capitale du vin ». Il y a quelques temps, j’ai vu : « Réorganisation des Halles ». Puis : « On établit un plan pour la reconstruction des Abattoirs de la Villette ». Et aussi : « Paris va être entouré de jardins où les enfants pourront jouer en respirant un air pur ». Ah ! les salauds ! D’ici trois mois, tous les hommes valides seront dans ces camps d’otages en Allemagne. Avec qui reconstruiront-ils, embelliront-ils la capitale ? Avec les policiers, bien sûr, à coups de matraque, à coups de baguette magique sur la tête des derniers habitants de cette planète d’idiots. Avec quoi bâtiront-ils ? avec de la merde ? Ce n’est pas ce qui manque, surtout depuis trois ans que ces vaches sont venues chier dans nos prairies. J’ai rencontré un homme qui a travaillé dans cette maison-ci, du temps qu’elle était française et qu’elle abritait les artilleurs de la Marine. Il y avait beaucoup d’agitation et peu de travail, c’était très cafouilleux. Un désordre assez plaisant à observer. Je crois que ces murs sont voués à entourer un troupeau de feignants. Comme les hommes, les maisons viennent au monde avec leur destinée. 274


Jeudi 27 mai 1943 J’ai demandé très peu de choses à la société. J’en ai demandé deux qui sont d’ailleurs de la même catégorie et qui peuvent donc se réduire à une seule, comme un chapitre qui comporterait un petit a et un petit b : connaître. Je ne lui ai même pas demandé qu’elle me nourrisse, ni qu’elle m’octroie des loisirs que je n’aurais pas gagnés. Je ne lui ai pas demandé la fortune, ni l’amour, ni la puissance sur d’autres hommes. Au contraire, pourrais-je dire ! Or, toutes les forces extérieures se sont liguées contre cet inapaisable désir d’apprendre. Cette lutte exceptionnelle a fait de moi un homme un peu singulier. Ce que j’ai appris, je l’ai volé et, comme un voleur, je me suis caché pour apprendre, et j’ai caché mon butin. On me répondra : « Que vous vous soyez caché pour apprendre, cela peut s’imaginer, mais que vous ayez caché votre butin, comme vous dites, cela n’est pas compréhensible. » Ouais ! beau gosse ! Si je montrais mon trésor à un qui, à coups de bottes dans le derrière, avait pu apprendre, malgré lui, jusqu’au seuil du bachot, ou même au-delà, quand le hasard et les relations du père s’en mêlaient, alors, mon infatué godelureau prenait pitié de moi, et me dégoisait quelques rogatons tant de fois ressassés au collège et qui restaient là, pour toujours au fond de sa poubelle de mémoire. Un puant à face jaune voulut un jour m’éblouir avec sa philosophie, il prononça le nom de Spinoza et comme je lui demandais en quoi cela consistait, il me sortit quelques phrases d’écolier limousin. À ma première sortie, j’achetai l’Éthique, ouvrage à quatre-vingtquinze centimes, édité par Flammarion, et je vis que ce perroquet ne connaissait Spinoza que de nom. Et ce favorisé des dieux osait encore me regarder en face, et m’offrir sa haute protection. À combien de ces couillons ai-je posé des questions d’apparence naïve et toutes simples, auxquelles ils n’ont jamais pu répondre ? Et je m’offrais le plaisir de leur poser ces questions avec la figure du cavalier Croqueballe. Il m’arrive encore, quand j’interroge un candidat qui brandit son diplôme d’ingénieur, de prendre mon plaisir à le noyer dans une goutte d’eau, comme s’il était une petite mouche, et de le voir ressortir en rampant avec ses ailes bien lourdes et bien mouillées. Je dis, par exemple : « Vous connaissez l’élasticité ? — Oh ! oui ! j’ai suivi les cours de X ou Y. — Bon ! Il pleut, je rentre ici un peu mouillé, je mets une ficelle à la fenêtre entre deux clous, et sur cette ficelle, je mets à sécher mon mouchoir, mon chapeau et mes gants. La ficelle a une longueur L, une section S, les objets ont des poids P1 P2 P3. Dites-moi si la 275


ficelle va casser ou non, car si mes objets tombaient dans la cour ce serait grave, tout comme si un aviateur tombait de son avion cassé, toutes proportions gardées. » Eh bien, ce bonhomme, qui sait calculer des choses inouïes, ne sait pas me dire si mon chapeau va tomber ! Ou encore il emploie une formule d’une façon qui m’indique qu’il ne sait pas d’où elle sort (la formule de Bredt, par exemple, lorsque je vois qu’il la considère comme applicable aux sommets d’un polygone). « Établissez-moi cette formule, ou tout au moins dites-moi comment Monsieur Bredt l’a obtenue, car je crains que vous ne l’appliquiez sans discernement. » Alors, adieu diplôme ! Ces hommes n’ont jamais réfléchi aux bases mêmes de leurs connaissances, ni aux méthodes générales qui permettent de suivre le fil d’Ariane. C’est pourquoi je ne leur dis pas : « Calculez-moi ceci ou cela », mais bien : « Dites-moi comment vous raisonneriez pour me calculer ceci ou cela. » De cette façon, je suis bien certain de leur voir le fond de la bouche et des yeux ronds de canard. Je cachais donc mon butin, après expériences concluantes. Et la conclusion définitive et inconsciente fut que depuis, je n’ai jamais pu supporter qu’on m’aidât. Celui qui veut m’aider est un ennemi ! Surtout si son aide est désintéressée. Sinon, je lui pardonne, il faut que chacun vive ! Étant révolté dès ma naissance, ayant un tel mépris de l’autorité, non parce qu’elle peut m’opprimer, mais parce qu’elle n’est pas justifiée, parce qu’elle n’est qu’un masque sur le mufle d’ignobles bestiaux, en deux mots parce que je trouve que l’autorité n’est pas assez puissante, comment ai-je pu m’engager dans la Marine militaire, alors que mes dispositions naturelles me commandaient de partir sur les routes, et de devenir un outlaw, et même un outcast ? Encore cette folie d’apprendre. On offrait six mois d’école aux jeunes mécaniciens. Je m’engageai pour cinq ans, afin de faire ces six mois d’école et d’accéder ensuite à un métier où le champ de la connaissance est illimité et où je pouvais acquérir, en peu de temps, un peu de loisir, de tranquillité et d’argent pour acheter des livres, et aussi, mais en cela je me suis trompé, les conseils de gens instruits que je pourrais ainsi approcher, tandis que dans mon état antérieur, ils étaient aussi loin de moi que s’ils avaient habité la lune. C’est en ce sens que la destinée est écrite (ou plutôt déterminée par le caractère inné ?) car depuis, et jusqu’à mon dernier couac, j’aurai violemment cherché le loisir, la tranquillité et les moyens de connaître, sans jamais les atteindre. J’ai même l’impression que depuis ce 24 juin 1908, date de mon engagement dans la Marine, 276


tout cela s’est progressivement éloigné. J’admets que cela a pu me paraître ainsi, tant ma soif n’a fait que grandir et que tout se rapportant à elle, ce tout a relativement diminué. Quand j’ai découvert mon butin c’est qu’il me fallait passer l’examen d’élève et cet examen était d’une importance extrême pour le but que je voulais atteindre, car j’allais passer encore six mois avec une vingtaine de jeunes ingénieurs et suivre des cours extrêmement intéressants et pleins d’ouvertures sur les paysages riches, inépuisables. Ma situation allait aussi s’améliorer et les travaux qui me seraient confiés seraient des exercices mentaux féconds. Puis, j’ai continué, à chaque fois pour me dégager d’entraves qui me devenaient insupportables. Et voilà ma vie ! Cela ne se fit pas sans de violentes crises qui faillirent tout briser. La première se déclara quelques mois après mon entrée dans la Marine, à l’école de Toulon. Une nuit que je montais la garde sur le pont du bateau Le Milan attaché à l’École, je fus saisi d’une bouffée de révolte, le sergent de ronde s’avança et je restai figé contre le bastingage, le fusil à mes pieds, par terre. Je ne répondis pas à ses paroles, je fis la statue. Le lendemain matin, il me prit à part, car c’était un brave homme et j’avais été jusque-là très travailleur et très discipliné, il me dit qu’il me comprenait mais qu’il fallait accepter tout en bloc, le bon et le mauvais, et surtout se maîtriser. J’ai eu souvent de ces crises, et j’en ai encore, la dernière est celle du 10 avril dernier. Avant la première de ces crises dont je parle, il y en eut d’autres ! Et combien violentes ! Mais il s’agit depuis celles-ci d’une autre catégorie de crises, catégorie liée aux besoins vitaux et sociaux (ou plus exactement asociaux) et à leurs contradictions. Samedi 29 mai 1943 Un Allemand me demande hier si je crois que la guerre durera encore longtemps. J’ai répondu : « Oui, très longuement ! très longuement !... des années ! » Il avait l’air assez cafardeux, et d’ajouter : « Comment cela finira-t-il ? » Et moi : « Comment pourrions-nous le savoir ? Il faudrait connaître l’état des forces en présence ! Et avec les journaux et la radio, c’est bien impossible, tellement ces deux seules sources d’information sont suspectes, et fourbes... — Ya ! Ya ! — Parce que, lui dis-je, il n’y a plus de miracles au XXe siècle, c’est le plus fort qui gagnera. Une bataille ne décide plus de la fin d’une guerre, c’est un grand nombre de faits, ce n’est plus du hasard, mais de la statistique ! 277


— Ya ! Ya ! Gut ! » N’empêche que je crois à une fin très prochaine. Quelques mois. Nous sommes au quarante-cinquième mois de cette saloperie, l’autre a duré cinquante et un mois. Celle-ci, qui est plus épuisante, ne doit pas durer davantage. Si elle tient encore, c’est parce que des pays éduqués pour ont donné à leur peuple depuis vingt ans une sorte de fanatisme d’abrutis qui leur enlève toute force de réaction. Ils sont habitués à tout supporter sans chercher à comprendre. Après cette guerre, si la politique ne reprend pas son action pourrissante sur les cerveaux, nous pourrons, intellectuellement, être maîtres de l’Europe. Dans ce royaume, régnera celui qui sera libre et apolitique, car l’avenir appartient à la Science. Elle n’a pas fait faillite comme l’annonçait ce cul de Brunetière1, non, elle est plus belle que jamais depuis qu’elle a intégré l’irrationnel. Mais ces abrutis de littérateurs en sont restés à Descartes ! Ils ne comprennent pas cela ! Ils sont intoxiqués au XVIIe siècle. Au feu ! Descartes ! Racine boit l’eau de La Fontaine Molière ! Culs gelés ! Intendants sordides ! En attendant le droit de vivre, des femmes reviennent du marché en pleurant, le panier vide, après avoir attendu deux ou trois heures à la porte d’un marchand de légumes. Durant toute cette semaine, nous avons mangé des nouilles synthétiques. Une poignée par repas. Après cette pourriture de guerre d’idiots, je jure bien de ne plus jamais manger de cette bouillie de plâtre et d’os décomposés. Ce matin, place Villiers, un moineau cherchait sa pâture. Il errait sur le trottoir sans trouver la moindre miette, il sauta à la fenêtre d’une vitrine, pour voir ce qu’il y avait à manger dans cette boutique, il fit quelques pas et entra dans la maison. Deux hommes, qui passaient là, entrèrent derrière lui avec l’intention de le prendre. Je n’avais pas le temps, mais j’aurais bien voulu savoir ce qu’ils voulaient en faire. Ne peuvent-ils pas lui foutre la paix, ne voient-ils pas qu’ils se comportent avec lui comme les nazis vainqueurs avec nous ? Et que ce qu’ils trouvent insupportable, ils veulent le faire supporter à un moineau, sans cause, pour le plaisir sadique, car c’est avec ce moineau qu’ils vont se remplir le ventre ? Ce qu’il y a de plus heureux en ce moment, ce sont les hirondelles ; elles font des carrousels sur la cour de l’école, rasant la cime des arbres et raflant tous les moucherons qui gravitent autour ––––– 1. Ferdinand Brunetière (1849-1906), critique littéraire catholique, directeur de La Revue des Deux-Mondes, ennemi aussi bien du romantisme et du symbolisme que de la démarche scientifique. 278


du feuillage. Elles ont retrouvé ou refait leur nid dans les trous du mur, trous laissés par les maçons après qu’ils eurent retiré leurs échafaudages. Elles mangent comme avant la guerre, car les vainqueurs n’ont pas encore eu l’idée de réquisitionner les moucherons. Elles volent au soleil de mai en de magnifiques et rapides spirales dont la précision m’enchante tant elles mettent de grâce à éviter les murs et les cheminées. Dans notre bâtiment, dont le toit est formé par une terrasse en ciment, il n’y a pas de place pour les hirondelles ; à quoi pensent les architectes ? Ils ont une âme en ciment avec un bloc de ferraille au milieu, tout petit, tout petit, un noyau atomique. Dans la ferme de mes grands-parents, sous l’allée, c’est-à-dire le chemin d’entrée pour la voiture, alors qu’il traversait le corps de logis, au plafond, qui était aussi le plancher du grenier, un vieux nid d’hirondelles était plaqué contre une solive. Autant dire que les hirondelles vivaient avec nous ; il fallait qu’elles volassent dans ce couloir pour venir se nicher. Nous respections saintement ce vieux nid terreux et chaque année, en mai, nous guettions leur arrivée. Pendant quelques mois, c’était un concert d’éventails espagnols « para los toros » qui, au crépuscule, lançait ses frissons jusqu’au fond de la maison. Lundi 31 mai 1943 Radio-Alger nous dit que maintenant les Arabes sont vêtus, alors que sous le règne de Pétain, ils étaient nus. Ceci paraît un peu fort, mais c’est la vérité. Mon second fils a fait, en septembre dernier, la ligne Marseille-Oran comme pilotin sur le Sidi Bel Abbès. Il a fait six voyages et, à chaque retour en France, le bateau ramenait un chargement d’Arabes nus qui allaient travailler en Allemagne. On leur demandait où ils allaient, ils répondaient d’un geste indifférent : « Par là ! » Ils étaient squelettiques et portaient un chiffon autour des reins. Il paraîtrait que, lors des premiers recrutements, on les habillait avant qu’ils ne partent. Mais ces malheureux vendaient immédiatement leurs costumes pour acheter à manger, alors on ne leur donnait maintenant leurs vêtements qu’à leur arrivée à Berlin. Il y a des peuples qui, au cours de leur histoire, ont beaucoup souffert et ont perdu tout espoir d’avoir la paix, un jour. À l’usine de Saint-Denis, en 1930, il y avait un directeur ignoble et sordide. L’installation de sablage était défectueuse, l’homme avalait du sable et, au bout de quelques mois, il partait à l’hôpital pour mourir. Mais l’emploi était bien rétribué, à cause des risques. On ne trouvait que des Arabes pour faire ce métier. Beaucoup attendaient 279


la mort du bienheureux titulaire pour prendre sa place. L’élu envoyait toute sa paye, ou peu s’en faut, à sa famille restée dans l’Atlas et recevait la mort en récompense. Et il le savait ! Il y a des fonctionnaires de l’État-touche-à-tout qu’on nomme, paraît-il, des inspecteurs du travail. Depuis quarante ans que je suis enchaîné à quelque bagne industriel, sauf neuf ans de Marine, je n’en ai jamais vu un seul venir un peu inspecter le travail. On m’a dit qu’ils allaient de temps à autres brimer un petit artisan ou un bricoleur de banlieue. Mais, comme on dit toujours : « Très doux pour le corbeau, impitoyable à la colombe » ! J’ai bien vu sur les navires, aussi, l’inspecteur Véritas venant inspecter. Dans le carré du commandant, on préparait la table, les bouteilles d’apéritifs (au premier rang le Pernod), les papiers, le porte-plume et l’encrier. L’inspecteur entrait là pour dire bonjour et en ressortait bien ivre pour être reconduit au quai après avoir signé tout ce qu’il voyait et même ce qu’il ne voyait plus. Ma première connaissance de la loi me fut inculquée par un poivrot de garde champêtre qui habitait près de chez nous, vers 1898 ou 1899. Je jouais près de l’abreuvoir avec deux ou trois autres garçons du voisinage, là où habitait le garde champêtre, dans sa petite maison précédée d’un jardinet de trois mètres sur trois. Le garde, soûl comme toujours, astiquait sa plaque de cuivre, assis sur un banc de son jardinet. Je dois dire d’abord que son uniforme était celui qu’on représente encore aujourd’hui dans certaines opérettes, ou aux cérémonies de la commune libre de Montmartre : blouse bleue, baudrier portant la fameuse plaque ovale de huit à dix centimètres de hauteur. Donc, le garde astiquait sa plaque et la regardait toutes les trente secondes avec amour et respect. Nous regardions à travers la grille en nous poussant du coude et en disant tout bas : « Il est plein ! » Il nous vit et sa soûlographie, qu’il avait bonne ce jour-là, lui inspira de nous faire un petit cours de civisme. Il approcha sa plaque de notre visage en disant : « Savez-vous ce que je tiens dans la main ? Savez pas ce que c’est ? Je vais vous le dire. C’est la loi ! Savez lire ? Tenez, là ! » Il mit le bout de son index sur chaque lettre et épela : L-O-I - Loi. Il ajouta des considérations croquemitainesques sur la loi et l’autorité. Nous partîmes, mes camarades pensaient déjà à autre chose, mais je fus très longtemps préoccupé de ce fameux problème de la loi ; espèce de plaque magique douée d’un pouvoir si grand et placée dans les mains d’un ivrogne fieffé. Sa femme était une grosse commère, forte en gueule, la mère Degony, qui, de notoriété publique, le battait et dont il avait grand-peur. C’est vers la même époque qu’il me fut donné de voir un spectacle que je n’ai jamais revu : l’arracheur de dents. C’était un jour de 280


franc-marché. On appelait ainsi le marché du premier samedi du mois. Il était beaucoup plus important que les autres. L’intérêt de ces marchés a beaucoup diminué, depuis soixante ans. Le développement de la circulation automobile a causé la mort de ces manifestations. Les commerçants, les grands magasins de Paris même, vont livrer dans les fermes tout ce dont on a besoin. Autrefois, si l’on voulait quelque chose, il fallait aller la chercher où elle était. (Pour le moment, nous sommes retombés plus bas, car il faut non seulement que nous allions chercher la chose où elle est, mais, surtout que nous cherchions d’abord où elle peut bien être, et cet endroit s’appelle presque toujours nulle part, ou, comme dit Baudelaire : « Anywhere out of the world ! ») Je vis donc, un de ces samedis, une estrade drapée de rouge plantée sur la place, au coin de la rue de la sous-préfecture, devant la quincaillerie Vignal et le pâtissier Jacques. Sur cette estrade, un petit orchestre de quatre musiciens en costume rouge et or et qui avaient dû faire leurs études dans un cirque ambulant, tant la qualité et le fracas de leur musique étaient de la même classe, de la même espèce, du même genre. Le premier violon de ce quatuor, c’était l’homme qui manœuvrait la grosse caisse et les cymbales. L’arracheur de dents, vêtu en dompteur somptueusement vêtu, faisait son boniment et, de temps à autre, un paysan montait et s’asseyait sur la chaise ou plutôt sur le grossier tabouret qui constituait à peu près tout l’ameublement du cabinet dentaire. L’orchestre jouait fortissimo pendant que le dompteur arrachait la dent et que le patient se tordait sur son tabouret. Il disait ensuite au paysan : « Hein ! Vous n’avez rien senti ? » A quoi, le pauvre homme, que toute la foule regardait avec une certaine cruauté, répondait en crânant : « Non ! ren de ren ! » L’arrachage coûtait un franc. On dit aujourd’hui extraction ! C’est un mot plus sympathique. Il est juste de préciser qu’il y a une grande différence, techniquement parlant, entre l’arrachage en musique et l’extraction moderne dans son décor de nickel, de fils électriques et de crachoirs en pierre de lune. C’est à un de ces francs-marchés, et vers la même époque, que je vis le premier phonographe. Je ne l’entendis pas, car du diaphragme partaient un certain nombre de fils terminés par une petite boule que les auditeurs s’enfonçaient dans les oreilles après avoir donné deux sous. D’après les rires et les commentaires des privilégiés admis à ce sortilège, je compris qu’il s’agissait là de plaisanteries assez grossières. C’est le destin des inventions de servir surtout à la dégradation de l’esprit. Il n’y a que cela qui rapporte de l’argent et les cochons d’exploitants savent utiliser les noirs instincts des cochons de payants. 281


Puisque j’en suis aux choses nouvelles qui depuis ont eu un grand destin, je signalerai aussi la première automobile : la voiture sans chevaux, en 1909 également, qui s’arrêta sur la place de l’Hôtel de Ville. Par son aspect, c’était bien une voiture à laquelle il manquait les chevaux. Dans les deux sens du mot. D’abord, c’était la forme des voitures à chevaux, et ensuite, parce qu’elle grimpa péniblement la côte de l’église Saint-Sépulcre, qui est assez raide. Et le maréchalferrant Engrand, établi au bas de la côte, discourait avec son bon sens d’homme habitué à parler aux chevaux : « Paraît qu’elle a un moteur de quinze chevaux cette voiture ! Elle est pas foutue de grimper la côte que nous montons avec deux chevaux, nous autres ! Y a pas à dire, leurs chevaux, c’est pas des chevaux, ou bien, ils appellent cela des chevaux mais c’est pas des chevaux, c’est encore des fourbis américains pour épater le monde ! » Nous (nous, toute la bande de gosses) étions plantés autour de la voiture, immobiles, comme des cierges autour d’un catafalque, l’un avança sa main vers un levier, un autre, plus grand, donc craint et écouté, lui cria de ne pas toucher, que cela allait la faire partir toute seule. Quand les automobilistes revinrent du restaurant et s’embarquèrent et se revêtirent de leurs lunettes, de leurs moustiquaires, de leurs pardessus d’explorateurs mausériens, ce fut un spectacle inoubliable. L’un d’eux tourna la manivelle pendant plus d’une demi-heure, sua, se débarrassa de son équipement de scaphandrier du désert, jura, démonta différentes choses, et finalement réussit à mettre en marche un moteur qui donnait à la voiture des secousses lentes et violentes en même temps qu’un tonnerre d’explosions puantes qui nous fit nous écarter. Je perdis un peu du respect que j’avais pour le grand qui nous avait dit de ne pas toucher à ça parce qu’elle partirait toute seule ! Il y eut aussi le premier cinéma, baraque en toile installée sur le marché aux chevaux. Pour cinquante centimes, on y vit l’arroseur arrosé et une poursuite de voleurs qui sautaient d’une fenêtre à l’autre, par-dessus la rue, tous les truquages enfantins du cinéma. Cela ne m’amusa pas, j’imaginais déjà des scènes tellement plus magiques, que cela me parut vieillot, usé. La trépidation des images enlevait tout intérêt à la chose. On voyait trop que c’était fabriqué. Le moteur qui fournissait le courant et qui était installé sur une voiture derrière la baraque, m’intéressa beaucoup plus. Je restai là des heures à le regarder tourner. C’était plus vivant que leur cinéma.

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Mardi 1er juin 1943 Encore une escroquerie : un titre du journal, ce matin : « Les Travailleurs libres... » etc. Ce sont les prisonniers de guerre versés dans les usines du Reich ! Le mot « Travailleur libre » appliqué à un salarié est déjà un non-sens, mais appliqué à un prisonnier de guerre astreint à vivre à tel endroit, de faire telle chose à telle heure, sous peine de prison et même d’avoir deux balles dans la peau, c’est dépasser toutes les limites de la canaillerie. Et l’on ne peut rien dire, il faut tout supporter ! Monde infect ! On ramasse trois classes. Il paraît que tout le pays réclamait le départ par classes ! C’est un favori de Laval qui l’a dit, un nommé Lachard. Aussitôt Laval, le gros malin qui prend les Français pour plus bêtes qu’ils ne sont, de sauter sur le désir des Français, exprimé par son compère, c’est-à-dire lui-même, annonce que, à la demande du pays, les trois classes vingt à vingt-deux vont partir immédiatement, sauf les policiers, bien entendu ! « Pour éviter toute injustice », ajoute-t-il ! Canaille ! Fourbe ! Mais que vont-ils faire de trois classes. Cela doit faire de sept cent à huit cent mille hommes ! À quatre mille par jour, en admettant qu’il y ait six trains par jour, ce qui me paraît au-dessus de la capacité de transport actuellement disponible, cela fera sept mois. À moins qu’ils ne les expédient à pied, comme les prisonniers de juin 1940. Est-ce vraiment pour les faire travailler ? Et les cadres ? Et l’instruction professionnelle, le casernement, la nourriture ? Qu’on ne me parle plus de l’organisation allemande ! Je la connais assez, plus qu’assez ! Les ignobles veulent avoir une monnaie d’échange pour le moment de la débâcle, ils auront vingt millions d’étrangers chez eux, ils diront : « Envoyeznous à manger ou bien les esclaves crèveront ! » ou encore, ils creuseront, dans la terre sablonneuse de Poméranie, d’immenses fosses de Katyn où ils les empileront par paquets de dix mille. Ils sont capables de tout, ces fumiers ! ces massacreurs ! En résumé, ils veulent huit cent mille otages de plus. Le général Georges a rallié Giraud, le général Vuillemin a rallié de Gaulle, l’amiral Godfroy a livré sa flotte d’Alexandrie à Giraud.1 Ces trois-là, qui ont été longtemps dans les ministères, sont des soldats-politiciens. Ils vont du côté du vent ; comme ce sont des malins, ils y vont lorsque la soupe est prête. Signe d’opérations prochaines ayant quatre-vingt-dix-neuf pour cent de chances favorables. Reçu hier un candidat venant d’Essen, où il a été employé chez ––––– 1. Rappelons que le général Henri Giraud (1879-1949) après s’être évadé de la forteresse de Königstein et avoir pris la tête des forces françaises d’Afrique du Nord au lendemain du débarquement allié de novembre 1942, 283


Krupp pendant dix-huit mois. On les renvoie parce que les usines sont détruites. Il est pro-allemand, il dit que le moral des Allemands est très élevé malgré les bombardements très efficaces. Contradictions de l’organisation teutonne ! on renvoie en France le personnel des usines détruites, personnel qualifié (comme ils disent), et on envoie dans ce même Paradis des idiots, des jeunes gens sans formation professionnelle adéquate. Ils ont peur du débarquement allié, quoiqu’ils disent le contraire. Radio-Paris a beau lancer des défis, ils ne sont pas rassurés. Giraud ayant mobilisé quatre cent mille hommes en Afrique du Nord, le caporal généralissime craint qu’il ne mobilise trois millions de Français, le cas échéant. Alors, mieux vaut les interner en Hitlerie. Et voilà la combine ! Hier après-midi, un avion a tourné longtemps au-dessus de Paris et lâché de la fumée en dessinant des 2 dans le ciel. Ce matin, l’avion allemand de surveillance policière fait des ronds à cinq cents mètres d’altitude. Dukono me dit : « Il ne s’est jamais trompé jusqu’ici, donc il ne peut pas se tromper. C’est pour cela que nous le suivons aveuglément ! » Je lui réponds : « Il s’est déjà trompé trois fois, à ma connaissance ; la première quand il s’est allié à la Russie, en août 1939. Il aurait fallu au contraire qu’il tapât dessus, puisque nous, à l’ouest, nous en avions pour deux ans au moins avant d’être en mesure de faire la guerre. Vous aviez le temps de battre la Russie qui n’était pas encore tout à fait prête, et de revenir à l’ouest nous massacrer à loisir. Et l’Europe était à vous. « Deuxièmement, quand on a offert des grandes vacances aux troupes victorieuses sur nos plages à la mode, au lieu de les envoyer en Angleterre, pendant que leurs instruments étaient accordés et la défense anglaise désorganisée par le défaite de la France. « Troisièmement, d’avoir voulu anéantir l’industrie française, qui, du coup, ne s’est pas encore remise et qui a perdu toute sa vigueur et son potentiel productif qui vous serait aujourd’hui d’un grand secours. » Dukono me rétorque que l’on ne peut pas encore dire cela parce que la prochaine victoire de son idole montrera qu’il avait eu raison de faire ainsi ! Il y a quatre-vingt millions de Dukonos par-là ! ––––– fut co-président du Comité français de libération nationale, à Alger, avec de Gaulle, avant d’être évincé par ce dernier. — Joseph Georges (1875-1951), adjoint de Gamelin en 1939, chargé des opérations dans le nord-est de la France. Il rejoint Alger en 1943 et fera un moment partie du C.F.L.N. — Le général Vuillemin avait en charge l’aviation française en 1939. — L’amiral Godfroy commandait la flotte française d’Alexandrie. En conflit avec l’amiral Darlan, il rejoignit la France libre. 284


Mercredi 2 juin 1943 Sans s’arrêter un instant aux bavardages éhontés des journaux et des radios, il est clair que la balance des forces, depuis six mois, a changé de sens. Berlin promet à Londres d’épouvantables représailles et annonce que la méthode offensive qui était celle des chefs prussiens depuis Frédéric II, devenue caduque et inadéquate, est remplacée par la méthode défensive qui donne au défenseur l’initiative des opérations. Comprenne qui pourra. La lutte sous-marine va être avantageusement remplacée par la menace sous-marine, comprenne encore mieux qui mieux pourra ! Tout le monde sait qu’en guerre on n’annonce pas les représailles, on les exécute ! Quand je lisais, dans Nietzsche, l’expression : « Les Allemands stupides » ou « les stupides Allemands », car les deux formes y sont, et plutôt plusieurs fois qu’une, je ne donnais pas au mot stupides le sens précis qu’il a, maintenant que je les connais. Cela me paraissait un peu comme une injure gratuite, comme lorsqu’on dit : « Cet idiot-là ! » de quelqu’un qui marche trop lentement devant vous dans un couloir du métro. Il est vrai que cette stupidité s’est étalée au grand jour à cause de ce phénomène qu’on pourrait peut-être appeler approximativement un complexe de supériorité, et qui les autorisait à découvrir devant nous leur bêtise toute nue, croyant enflammer nos gerbes d’admiration, alors qu’on aurait plus longtemps cru à leurs qualités supposées, s’ils avaient été plus secrets. On peut toujours croire que ce qu’on ne voit pas existe. Ces idiots-là, à qui on a dit (on = les ploutocrates-démagogues du parti nazi) qu’ils étaient créés et mis au monde pour commander aux autres peuples, ont la manie de vouloir effectivement commander des foules de travailleurs, alors qu’il seraient bien embarrassés avec une femme de ménage ! Le directeur de Levallois, qui avait demandé à ces Messieurs les seigneurs de vouloir bien lui donner quelques travaux à exécuter, me raconte que des experts sont venus examiner l’usine. C’était l’hiver dernier, on avait bloqué presque tout le personnel dans un petit atelier plus facile à chauffer, et le grand atelier n’avait que quelques ouvriers qui s’occupaient des machines trop lourdes ou trop encombrantes pour aller rejoindre au coin du feu le gros des troupes. Le grand chef, entrant dans le grand atelier, fit la moue et fit comprendre que cet atelier ne lui convenait pas. Il entra dans le petit atelier qui était plein comme un œuf et là, il montra la plus vive satisfaction. « Gut ! Gut ! » Il y avait beaucoup de monde dans ce petit espace, on aurait cru voir des harengs dans un baril, au point que le travail était gêné et d’un rendement médiocre. D’avoir vu ce spectacle qui réjouissait sa vue de bovidé, il accepta l’usine, la trouvant digne d’accéder au grade d’usine européenne. 285


Ces gens-là veulent voir beaucoup de monde sur les lieux de travail. C’est le contraire en Amérique où l’on peut voir, si on les voit, une dizaine d’hommes perdus dans un vaste local contenant une vingtaine de machines monstres. Comme cette carrosserie de Milwaukee qui construit une carrosserie automobile chaque huit secondes avec cent vingt-huit ouvriers (voir le bouquin de Furnas !) et qui fournirait soixante-quinze pour cent des carrosseries des États-Unis. Jeudi 3 juin 1943 Ascension, fête légale, nous travaillons comme si Jésus Christ n’avait jamais existé. Il y a six mois, non, c’était le 16 avril, il n’y a pas encore deux mois (le temps fait des sauts dans cette vie de ténèbres) ces grands civilisés me disaient que l’Allemagne, ouverte à toutes les hautes cultures, observait les fêtes catholiques. Aujourd’hui, elle ne les observe plus. C’est la doctrine du devenir dans ses applications vulgaires. Ils changent de route chaque jour et ils ont l’impérieux besoin de donner des raisons, alors qu’ils pourraient tout simplement nous dire : « C’est comme cela parce que c’est comme ça... Et puis, fermez-la, ou bien je vais vous apprendre combien je chausse ! Aus ! » C’est qu’ils ne perdent jamais l’occasion de faire de la propagande. Le moindre prétexte est fertile en manifestations européennes. Ils exagèrent, et donnent ainsi, même aux plus bêtes, un violent dégoût de cette Europe de maître d’école. La propagande japonaise est encore plus forte que celle des nazis. Elle annonce trente mille ennemis anéantis alors que ses propres pertes s’élèvent à deux cent quarante trois tués et quelques blessés. Ils sont construits en acier spécial, ces gaillards-là ! Leur aviation est aussi étonnante : « Nous avons abattu cent cinquante avions ennemis, un des nôtres n’a pas rejoint sa base. » Et voilà l’histoire ! Aux Aléoutiennes, des soldats ennemis se sont ouvert le ventre avec leur couteau plutôt que de se rendre ! Ces macaques de l’Asie croient-ils nous jobarder ? Trop tard, faces de topinambours ! nous sommes immunisés. Et puis, si vous chantez si fort, c’est que ça va mal ! Et cette expression : « la grande Axe », ou même « la plus grande Axe », parallèlement à « la plus grande Europe » tant entendue ! Ce nominalisme nous écœure. Nous en avons trop vu, trop entendu ! Je me souviens de 1936, quand la Banque de France devint la Banque de la France, avec Jouhaux comme gérant, l’un des gérants, celui qui portait la bannière, pendant que tous les vieux corbeaux étaient restés dans les caves, à déchiqueter les économies du peuple. 286


J’ai relu des poèmes de Tzara. Il avait (je n’ose plus dire « il a » , car on ne sait ce qu’il est devenu, il était de la race des réprouvés) tout ce qu’il faut pour faire un grand poète, et il n’en est pas un. Minuits pour géants, partie centrale de l’Antitête, donne un aspect de ce qu’il aurait pu écrire de très durable.1 Liliane-au-menton-de-cheval a essayé de me faire jouer un rôle de Polichinelle. Elle aurait voulu me faire dire que j’avais besoin de voir Monsieur Mélange afin qu’elle le fît venir immédiatement, parce que, elle, la bécasse, a besoin de le voir pour une augmentation de capital. Je ne pouvais pas lui dire que je ne voulais pas le voir, bien que ce soit mon plus grand désir, ce n’eût pas été correct, alors que cette garce jouait sur les nuances pour avoir, en cas de grabuge, un motif valable de l’avoir fait venir ici, et l’averse serait tombée sur mon crâne. Je suppose que s’il ne vient pas, c’est qu’il n’a pas envie de la revoir, car il n’a pas besoin que je l’appelle pour justifier l’utilité de son voyage auprès du professeur, notre grand chef. Il a fallu qu’enfin je me fâchasse pour l’empêcher de poursuivre sa manœuvre. Je sais qu’elle cherche un peu partout à emprunter de l’argent. Je me méfie, et à la prochaine alerte, je l’amènerai chez Cœur-de-cire, avec mon air innocent, afin d’avoir un témoin sous pression. Quand elle a besoin d’argent, elle est très dangereuse ; à part cela, c’est une andouille inoffensive. Vendredi 4 juin 1943 Le dernier arrivage de prisonniers libérés, recueilli par l’hôpital militaire Vuillemin, près de la gare de l’Est, comprenait quarante pour cent de fous prostrés, quarante pour cent de tuberculeux à l’agonie, et vingt pour cent de tuberculeux graves. Ce ne sont ni des travailleurs, ni des combattants possibles. On nous les renvoie. Le spectacle le plus émouvant, c’est la première visite des parents et amis aux prostrés. Ceux-ci ne reconnaissent personne, c’est déchirant. La vie est pleine de phénomènes irréversibles ; c’est en cela qu’elle est tragique. Je m’arrête pour laisser la place à la balayeuse. J’ai l’impression que l’entreprise n’existe que pour donner du travail à la femme de ménage. Quand elle entre dans un bureau, on lui laisse l’initiative ––––– 1. L’Antitête (Denoël et Steele, 1933) regroupe « Monsieur Aa l’Antiphilosophe » (1916-1924), « Minuits pour géants » (1924-1932) et « Le Désesperanto » (1932-1933). — En 1943, Tristan Tzara vivait dans la clandestinité à Souillac (Lot), d’où il collaborait aux revues de la (poésie de) Résistance et préparait son ralliement au stalinisme. 287


des opérations. Pendant qu’elle balaie près de la fenêtre, je me colle contre la porte, dès qu’une surface suffisante est nettoyée, je l’occupe, et elle continue son travail. Il n’y a guère qu’elle qui travaille dans cette maison et aussi on respecte son cérémonial. Je pense avec facilité que nous sommes ici pour lui permettre de gagner sa vie, uniquement. À cent vingt environ, nous faisons vivre nos balayeuses. Si nous n’étions pas là, elles n’auraient rien à balayer et elles mourraient. C’est du vrai socialisme, comme celui de 1936 qui a interdit l’usage des bateaux-citernes pour le vin pour ne pas priver les dockers de leurs gagne-pain, alors qu’il eût été si simple de les payer à ne rien faire, comme nous ! Donc, le nationalsocialisme est plus évolué que le socialisme tout court. Un jour viendra où toute une ville, Paris par exemple, ira de temps à autre voir travailler son travailleur ; on fera des gradins, au Trocadero et aux Champs de Mars, et avec les jumelles, la radio et même la télévision, on ira assister au coup de pelle quotidien ou au coup de plumeau mensuel sur le parapet du pont d’Iena. À midi moins le quart, Mademoiselle Cœur-de-cire me demande de signer mon contrat pour Dessau. Je dis que mon travail n’est pas terminé et que, mon fils partant pour l’Allemagne, ma femme ayant mal à la hanche gauche, il faut que je trouve une domestique pour la soigner. Elle me dit que le départ est fixé pour le 1er juillet et que je signerai le contrat dans une quinzaine. Bien ! Que faire ? Si la guerre dure encore quelques mois ou davantage, je ne puis me mettre mal avec ces gens-là qui, réellement, nous permettent de vivre. Je ne puis que gagner du temps. Mais s’ils ne débarquent pas, je serai bien obligé d’aller crever là-bas. Il n’y a pas d’autre solution. Le plus grave serait que la guerre finisse tandis que je suis à Dessau ! Comment revenir à travers ce grabuge ! Un Allemand est parti, deux sont venus pour le remplacer. L’un des deux se nomme Balayage (Kehr). Est-ce un intersigne ? La maison vient d’envoyer Guyomard au Quai d’Orsay pour passer la visite médicale. Il est reconnu bon pour la principauté d’Anhalt malgré son infirmité en cours de traitement. Cela me conduit à reconsidérer notre état et à réfléchir sérieusement à certains aspects du problème qu’évitent avec soin ceux qui ne sont pas dans le bain. Quand j’ai quitté Châtillon, j’ai failli sombrer. On ne pouvait pas m’offrir d’emploi en rapport avec mes références. Les firmes françaises n’étudient plus d’appareils nouveaux, elles fabriquent en série pour le vainqueur. On pouvait tout juste m’offrir une place à quatre mille francs par mois, puisqu’on peut trouver des gens qui rendent les services demandés pour ce prix-là. Les places de chefs sont prises, et bien prises. Elles ne sont d’ailleurs pas diffi288


ciles à occuper, l’occupant étant tel que je l’ai souvent décrit. Le hasard a fait que Junkers ouvrait un bureau avec un grand programme qui n’a jamais été maintenu. Le travail que je fais ici vaut six mille francs et encore, si je perdais mon emploi, je ne trouverais rien ailleurs, car c’est exceptionnellement qu’on donne ce genre de travail à un vaincu. Donc, je dois, dans le secret de mon cœur, remercier la Junkers de me maintenir la tête hors de l’eau. La première expérience m’a montré que si je fais le dégoûté, je me suicide. Dois-je crever ? Dois-je vivre ? Tout est là. Si je dois crever, c’est simple, mais alors, que ceux qui me jugent me suivent. Ceux qui me jugent sont ceux qui ont des rentes ou des sinécures dans les ministères (donc travaillent pour Laval, ce qui ne vaut pas mieux) et qui disent, d’un air cravateux : « Moi ! travailler pour les Boches ? Jamais ! » Ces va-de-la-gueule, je les attends au premier virage. Ils diront : « Oui Monsieur ! tout de suite, Monsieur ! » Le problème se résume à ceci : doit-on en tuer tant que ça peut, jusqu’à sortir de là ! Si on veut vivre, il faut être poli, correct et travailler ou faire semblant, ce qui est encore un hommage rendu au vainqueur, puisqu’on doit lui faire croire qu’on travaille, qu’on est poli, qu’on est correct. Quant à ceux qui ne travaillent pas pour les Boches, c’est qu’ils ne travaillent pour personne car qui donc ne travaille pas pour eux, directement ou indirectement, consciemment ou inconsciemment ? Quand on fume une cigarette, on travaille pour eux, le prix de la cigarette va dans leur poche, avec ça ils achètent notre beurre et se font caresser le derrière par nos putains. La seule méthode qui me reste, puisque j’ai choisi de vivre, c’est de gagner du temps. Je dis : « Oui, mais... » Mon départ est remis pour le courant de juillet. Oui, mais, dans quinze jours, trois semaines, je rallongerai encore d’un mois, et ainsi de suite, avec des arguments tirés du catéchisme du parfait travailleur, qui veut absolument livrer de l’ouvrage bien faite et qui pour cela y met tout le temps qu’il faut. Et le pauvre Guyomard partira avec moi. Oui, mais, quand ? Samedi 5 juin 1943 Je disais cela hier pour un certain idiot qui parle à tort et à travers à propos de tout et d’autres choses, s’il en reste, sans connaître le premier mot de son sujet et dont les propos m’ont été rapportés. Je n’ai pas à lui rendre compte d’actions que je ne confie même pas à ce carnet1. Mais ces gens qui parlent de tout avec assurance, comme 289


s’ils avaient été présents, me dégoûtent totalement car ils profitent de la jobardise de leur auditoire pour se pousser du col à peu de frais. Je disais cela aussi pour un autre négateur : Hugnet2. J’ai entendu ce bravache dire qu’il voulait en tuer, et j’ai vu sur sa table, par inadvertance, une lettre de Prusse qui ne laissait aucun doute sur le trafic de livres qu’il faisait avec le vainqueur exécré. Il répondra qu’il faut bien gagner sa vie ! Oui, mais ce n’était pas sa vie qu’il gagnait ainsi, c’était du rabiot, car sa vie, il la gagnait assez et avec deux heures de travail par jour, en vendant très cher à des Français ce qu’il achetait quelquefois pour moins que rien à d’autres Français. Je n’ai jamais entendu cet être dire du bien de quelqu’un, mais en compensation, il m’a dégoisé des horreurs au sujet de ses meilleurs amis et je ne parle pas de ses ennemis, ce serait peu ragoûtant. On dit que la police refuse d’agir contre l’Intelligence Service et fait la grève perlée. Pour que des policiers soient dégoûtés d’un régime, il faut vraiment qu’il soit dégueulasse ! Lundi 7 juin 1943 Encore un dimanche de ventre creux. La N.R.F. paraît avec un mois de retard et sans politicaille. Que s’est-il passé ? La censure a dû fourrer son grain et le Drieu a été obligé de refaire son sommaire, car il a forcé sur la poésie plus qu’il n’est d’usage. Quatre lauréats, dont un traducteur de Hölderlin, en profitent. Ils doivent être contents, les petites gouapes, ils vont pouvoir épater leurs petites amies ! Ce sont de petites mirlitonneries qui flattent la peau des fesses, c’est de la poésie de petits vieux. Mardi 8 juin 1943 Je travaille pour établir quelques projets que je vais soumettre au directeur qui viendra de Dessau dans le courant de la semaine prochaine. Ceci, afin de commencer des études qu’il faudra que je termine avant de partir pour l’Europe, et j’aurai ainsi un moyen de rester ici. J’espère pouvoir les mener à la balançoire jusqu’à la victoire finale. Je pense que cela prendra une, deux ou trois fois. Je sais bien que, finalement, ils donneront un coup de poing sur la table et m’obligeront à y aller, mais si je gagne quelques mois, et c’est pos––––– 1. Les activités de résistance de Maurice Blanchard, bien entendu. 2. Georges Hugnet faisait commerce d’éditions originales surréalistes et autres. 290


sible vu la grande lenteur de leurs réactions, eh bien, je serai peutêtre sauvé. Hier, je vais porter un paquet de dessins à la signature du directeur intérimaire, Monsieur Le Maire. Il me remet à aujourd’hui. Je viens de le voir et il n’a pas le temps, la séance de signature est remise à vendredi. Je comprends très bien. Il va me faire traîner jusqu’à la semaine prochaine et m’enverra alors à Monsieur Mélange. Ces gens-là ont peur de signer quoi que ce soit. Deux ou trois heures de travail par jour me fatiguent et je m’endors sur ma table. Eux autres, qui mangent, sont fatigués bien qu’ils ne fichent rien. C’est leur nature de feignant. J’avais un autre paquet de dessins au planning depuis un mois sur une table, oublié par ces Messieurs. J’ai enfin été le chercher. J’aurais pu le laisser jusqu’à la fin des siècles. Ils sont de plus en plus amorphes. Ils bougent un peu vers quatre heures pour prendre leur petit repas de l’après-midi, qui leur permet d’attendre celui de sept heures. Ils fonctionnent à la façon des carburateurs à niveau constant. Je viens de rendre visite à Monsieur Épaisseur sous le prétexte de lui demander le numéro d’un certain profil, en réalité pour troubler sa digestion. Il fumait son gros cigare, avec sa figure de ballon-sonde prête à éclater. Il a fait un gros effort, il a été dans une autre pièce chercher un registre. Pendant ce temps, j’ai regardé sur sa table quel était le sujet de ses études. Il y avait le portrait d’Hitler, dimension 9 x 12, appuyé contre l’encrier. Il devait être en train de l’adorer et de le remercier du bon repas qu’il venait de s’envoyer dans les boyaux. Dans un coin de son bureau, un poste de T.S.F. Je demande à sa secrétaire de le mettre en action, elle me dit qu’elle en a assez d’entendre ça toute la journée, elle en a mal à la tête. Eux, ça ne leur fait rien, cela ne les gêne pas, ils ne pensent à rien. Drôles de gens ! Mercredi 9 juin 1943 Chaque matin, les journaux que je déchiffre par-dessus l’épaule des voyageurs du métro me mettent en rage. Il n’y a, avec ceux d’avant-guerre, qu’une différence de degré, car ces ignobles feuilles ont toujours été au plus offrant et particulièrement à la solde de l’État ou des États ! Et ces journaux font de la morale, ils prêchent la vertu, le sacrifice, la discipline, le travail... que sais-je ? Un juge bouffi et pédéraste, avec son col d’hermine en lapin de choux, cloue au pilori un malheureux crève-la-faim qui ne veut rien dire parce qu’il sait qu’il écopera alors un peu plus de prison, un peu plus d’amende. Mais il voudrait répondre : « Tais-toi, excrément pesteux, digne représentant de l’État ! ou dis-nous les exemples de ta 291


divinité ! Mensonges, massacres, séquestration, escroqueries, faux et usages de faux, vols avec et sans effraction, abus de confiance, faillites frauduleuse, etc. Punis-moi, cela ne te rendra pas plus pur ! En sortant d’ici, après avoir sacrifié un être de plus à ta charogne de divinité pourrie, tu iras faire les pissotières, flairer la pisse des collégiens ! Va donc, eh ! société ! » Ce matin, c’est aussi la fête des oiseaux, une génération de moucherons a dû naître cette nuit ; l’armée des hirondelles fait des grands passages à toute vitesse sur les arbres de l’école et des volées de moineaux s’y essaient aussi, mais leur vol heurté comme ceux des papillons doit permettre à leur proie de s’esquiver, à moins qu’ils ne ramassent les restes de l’armée, tout comme nos collaborateurs, morpions de la Wehrmacht ! J’ai causé un peu avec Dérision, en allant faire signer un papier. Je lui ai demandé si leur guerre était bientôt finie. Elle ne sait pas. Je lui dis : « L’autre a duré cinquante et un mois, celle-ci a déjà quarante-cinq mois, donc dans six mois cela peut être fini. » Elle me répond : « Alors, elle finira comme l’autre ? » Je sens la pente dangereuse, je dis : « Elle finira par la misère générale, sauf pour les hommes d’État qui régleront l’affaire ; mais pour nous qui payerons la facture, nous serons tous malheureux. » Elle a été de mon avis, et m’a dit que ses deux cousins étaient morts à la guerre. En revenant de chez elle, je passe devant la cantine. On ouvrait deux caisses d’algues qui sentaient la marée. Je regarde ce que c’est : des homards ! une vingtaine de homards de bonne taille, qui remuaient les pinces. Il n’y a pas que des malheureux ! Mais tout cela, c’est pour leurs grosses gueules de vache ! Jeudi 10 juin 1943 Hier, à Levallois, j’ai vu des gens qui attendent de la matière. On ne voit que cela. La grande curiosité de l’industrie serait de voir quelqu’un qui en a. Tout le monde se dérangerait pour admirer ce phénomène. Avant de partir, j’ai terminé Un grand silence noir. Il n’est pas si long que je l’aurais voulu, il s’est éteint dès la cinquième strophe. Je n’ai pas l’impression d’avoir été jusqu’au bout. Il va falloir que je me repose un peu, je suis essoufflé et j’ai besoin de recul pour voir mon chemin et repartir. Il me semble que je commence à dérailler. J’ai donné les premières strophes à Arnaud pour le prochain cahier, et je ne puis plus disposer de l’ensemble1. Mon stock est épuisé. Je vais écrire un poème pour le cas où l’on m’en demanderait un et je prendrai des vacances poétiques en attendant la campagne d’hiver. Le froid et un ciel noir me sont favorables. 292


Voici l’histoire de Tzara telle qu’elle m’a été dite vers 1938. Né en Roumanie d’une famille de banquiers juifs, il se réfugia en Suisse pendant l’autre guerre. Il cacha son vrai nom : Rosenstock pour prendre celui de Tzara. Il vint à Paris dès la guerre terminée et fit accréditer son nom de Tzara par on ne sait quels subterfuges. Il se maria sous ce nom avec une Suédoise : Greta Knutson2, sœur d’un ministre du nom de Danvers ou quelque chose de ce genre. Il ne dit jamais à sa femme son nom à la naissance, ce nouveau Lohengrin. Il avait d’ailleurs une tendance à vivre aux frais de sa femme. Ils avaient en 1938 un fils âgé d’une dizaine d’années. La police apprit un jour que Tzara n’était pas Tzara et qu’il était en situation irrégulière. C’est sans doute un mouchard qui le leur a dit, car ils sont trop bêtes pour trouver ça eux-mêmes. La police, en bonne maquerelle de l’État Domisoldo, lui fit savoir qu’elle savait et dut lui demander, en échange de sa mansuétude, de venir de temps à autre raconter des petites histoires sur les amis et les fréquentations. Tzara se fit sans doute trop discret et les voyous augmentèrent leur pression. L’un d’eux vint trouver la concierge et demanda à voir Monsieur Rosenstock, ceci en montrant sa carte de policier. La concierge répondit qu’elle n’avait pas de locataire de ce nom. Le fumier insista et s’en alla, l’air pas très convaincu de la franchise de la pauvre concierge. Le résultat était prévu. La concierge raconta son histoire à toute la maison. Madame Tzara, à la table familiale, dit qu’un policier était venu demander un certain Rosenstock et patati et patata. Tzara, encaissa silencieusement, mais le cœur gelé d’épouvante. De ce fait, il alla raconter quelques bobards. Mais ces fripouilles exigèrent davantage. Ils fixèrent des jours de réception et n’acceptèrent plus d’histoires sans histoires, non, il leur fallait des faits qui missent d’autres personnes en mauvaise posture et sur lesquelles ils agiraient de même, pour, de fil en aiguille, avoir des dossiers compromettants qui les rendissent doux et disciplinés par la seule crainte d’une publicité encombrante. Certains petits journaux dirigés par des interdits de séjour, et même, et surtout, de grands journaux se chargeaient de cette noble besogne pour des raisons du même ordre. Cette symbiose est entretenue par des enveloppes de ––––– 1. Dans le recueil Débuter après la mort (Plasma, 1977), Un grand silence noir ne comporte que deux strophes. Il faut donc supposer un état différent du texte, que nous ne connaissons pas. 2. Greta Knutson, née à Stockholm en 1889. Peintre et poète surréaliste, elle fut l’épouse de Tzara de 1925 à 1938. L’essentiel de son œuvre littéraire est paru dans la collection « L’Age d’or » chez Flammarion, en 1985, sous le titre Lunaires. 293


fin de mois, dans lesquelles filent les contributions extorquées aux pauvres couillons de Français. Tzara fut acculé à raconter n’importe quoi sur ses amis qui, suivis dans les rues par des gueules patibulaires, se rebiffèrent et découvrirent l’araignée qui excrémentait cette toile. La police mécontente alla raconter l’affaire à Madame Tzara qui, se jugeant offensée, se sépara de son mari. Et voilà le pauvre Tristan traînant sa misère dans Paris, sans le sou, usant ses vieilles chaussures. Il alla plusieurs fois à la rencontre de sa femme, en choisissant l’instant où elle était en compagnie de son fils, et si possible d’amis. Il les croisait dans une tenue rendue à dessein plus miteuse en l’honneur de cette réception même, ce qui fit que Greta Knutson lui fit une rente de trois mille francs par mois pour qu’il se nippe comme tout le monde. Les gluants salauds de la police l’obligèrent à s’engager dans les troupes internationales révolutionnaires d’Espagne afin qu’il puisse leur signaler les Français qui faisaient partie de ces mêmes troupes. Ce qu’il fit. La dernière fois qu’on le vit, vers janvier 1939, c’était une épave, un vieillard, une guenille ballottée de-ci de-là, filant vers l’égout collecteur. Voilà ce que la police peut faire d’un homme exceptionnel, d’un homme qu’une admirable imagination tenait tellement au-dessus des crapuleries policières, qui, se trouvant placé par le fait d’une destinée malheureuse sur ce plan inférieur, fut incapable de se défendre. C’est le moment de relire la fin du sonnet de Shakespeare : Lilies that fester… (sonnet 94).1 Il y a un dessinateur turc dans cette maison. Il aime crever de faim, je pense, car il vient d’Allemagne. Il me fait penser à cet animal qu’on nomme paresseux. Quand il prend son crayon pour tracer un trait, on ne le voit pas faire son mouvement, et pourtant son crayon s’avance, comme la grande aiguille d’une montre, il suffit de revenir cinq minutes plus tard et le trait est tracé. On vient de tous les coins de l’usine pour le voir travailler, c’est une curiosité unique. Il m’a vanté son pays où, dit-il, tous les nationaux sont unis dans un seul parti. « Il n’y a pas d’opposants ? demandai-je. — Non, aucun. — Drôle de pays, comment a-t-on fait ? — On a tué ceux qui ne voulaient pas adhérer au parti. ––––– 1. « Lillies that fester smell far worse than weeds. — Les Lis pourrissants sentent pis que les herbes. » (trad. Pierre Jean Jouve). Cette image aura décidément poursuivi Blanchard. 294


— Très beau ! Et combien ? — Quinze pour cent. » J’ai lu hier, dans le Petit Parisien, que le président de la Turquie vient d’annoncer dans un grand discours, qu’après la guerre la Turquie serait une grande nation. Mais non, cher Président, cela l’est incontestablement, et depuis longtemps, depuis les quinze pour cent. Vendredi 11 juin 1943 Un dessinateur revient de Cannes. Il ne pouvait plus vivre là-bas où les prix sont très supérieurs aux nôtres, je parle du prix des denrées, car pour les appointements, ils sont inférieurs. Aussi il nous raconte que la tuberculose s’en donne à cœur joie. Puis, il nous a parlé des troupes italiennes qui, il y a deux ans, faisaient le beau mâle sur la Croisette. Aujourd’hui, ils sont pitoyables, des polichinelles désarticulés. Leur allure et leur tenue révèlent une déliquescence une dissolution du squelette moral qui fait plaisir à voir. On a l’impression que ce sont eux les vaincus sans espoir, et nous les vainqueurs. Quoi qu’on dise contre les théories de Pavlov (je pense surtout à Lapicque), il est vraisemblable que sur un point, il a raison. La propagande intensive conduit à l’inhibition des réflexes vitaux. Les Prussiens que j’ai l’honneur de connaître vivent dans une indifférence, un désintérêt, une euphorie de paralytique général. Ils se disent à chaque instant : « Notre führer ne peut pas se tromper, il a dit que nous serons vainqueurs, nous le serons, attendons en toute confiance. Ne nous occupons pas de ce qui se passe. Lui seul doit s’occuper de cela. Il nous donnera tout ce qu’il nous a promis. C’est une question de temps. Heil Hitler ! » Est-ce de Brueghel, ce tableau que j’ai vu il y a quatre ou cinq ans : La Parabole des aveugles ? Samedi 12 juin 1943 Encore une occasion de s’indigner, titre d’un journal : « Le franc bénéficie d’une confiance accrue, déclare Monsieur Cathala1, ministre des Finances. » On imprime des billets par wagons. Il n’y a plus rien à échanger. Les commerçants, ces nouveaux riches, achètent des bons de l’État et des obligations, pour gagner encore un petit intérêt, par une habitude invétérée de grippe-sous, et le ministre des Finances voit dans cette sordide affaire « une confiance accrue dans 295


le franc » et, par suite, dans le gouvernement de la France. Comme personne ne publiera le contraire, il n’y a pas à se gêner. Ignobles voyous ! A côté de moi, dans le métro, un être indéfinissable, mais qui me paraissait fait et mis au monde pour jouer le rôle de Caliban, lisait la Gazetta del Populo. C’est donc un Italien. Il a les cheveux d’un Sidi dessalé, les lèvres d’un mataf, le teint d’un négus, mais un peu jaune, ce que les Américains appellent un « yellow », et une expression de gorille mal réveillé. Je me disais : « Voici un vainqueur, un pur Aryen, un spécimen de la race des Seigneurs dans l’Europe de demain. Plutôt crever ! » On a été très étonné qu’ils n’aient rien fait aux nègres, en juin 1940. Après tout ce qu’on en dit dans Mein Kampf, on s’attendait à une marmelade de pruneaux digne du grand peuple germano-italien. Mais non, leur doctrine est très souple, il leur fallait des esclaves pour mettre en valeur leur Afrique, leur Madagascar, leurs Antilles, leurs Guyanes. Et puis, il fallait ménager les peuples d’Amérique du Sud où les teints ne sont pas de la plus éclatante blancheur. Chaque chose en son temps ! On fourre Mein Kampf au garde-manger, on le ressortira au moment opportun. Tout comme l’espace vital, le travail seule richesse, les peuples jeunes, les nations prolétariennes, les régimes communautaires, dont on a tant parlé ! dont on ne parle plus et dont on parlera. Pragmatisme de gangsters. Les Américains du nord ont été appelés « un peuple jeune ». Pourquoi ? Par analogie inconsciente avec Nouveau monde ou nouveau continent opposé à l’ancien continent, et qui pourtant ont tous deux le même âge, à quelques minutes près ! On voit encore un coup le point d’articulation de la fourberie politique. C’est comme ça qu’on floue les imbéciles. Soit, mais que ces arlequins exigent le respect et l’admiration, non ! de la merde ! Mardi 15 juin 1943 L’homme, dans son développement psychologique peut subir une opération comparable à la trempe des métallurgistes. Il n’est pas question de l’âme bien trempée ni du cœur idem des romans populaires et des journalistes. Les métaux et les alliages ont des états allotropiques liés à certaines zones de températures. Si on les fait passer brusquement d’une zone à une autre, la transformation n’a pas le temps de s’accomplir et l’on a une matière qui, à la tempéra––––– 1. Paul Cathala. 296


ture nouvelle, possède les propriétés physiques liées à la température initiale. Un enfant, c’est-à-dire un être enthousiaste pour qui l’impossible est possible, reçoit un seau d’eau glacée. À cinquante ans, soixante, quatre-vingts ans, il sera encore dans le même état. Je prends un cas limite, car il arrive, comme pour les métaux, que les chocs répétés et le temps provoquent la transformation et même le vieillissement prématuré, cristallisation, fragilité, baisse de la limite élastique, pulvérulence, soumission écœurante au petit coup de marteau. Avec l’homme, où l’on n’a pas à faire avec une matière à peu près comparable à elle-même, il est impossible de tracer les frontières de ces états allotropiques et ceci n’est pas fait pour éclairer notre chemin ! Ces frontières existent pour chacun. Statistiquement, elles ne sont pas définissables. Il y a un méridien poétique, mais dans un désert, sans soleil et sans étoiles, sans douaniers ni poteaux, comment saurez-vous où il est ? Ce qui fait qu’on se trompe souvent, et davantage, dans l’estimation des valeurs poétiques. J’entends dire à l’instant que Ciano1 se trouverait en Amérique pour discuter un armistice. On n’en a parlé ni dans la presse ni dans les radios étrangères. Comment peut-on savoir ces sortes de choses ? Des phrases volent et se répandent avec une grande vitesse, et on ne sait d’où cela vient, ni comment c’est venu. Je note ce fait pour vérifier, si possible, son degré de réalité. Mardi 16 juin 1943 En écrivant cette date, je revois cette atroce journée du 16 juin 1940, une belle journée pourtant, comme aujourd’hui, ciel sans nuages d’un bleu d’Immaculée Conception, comme aujourd’hui, beau couvercle pour cette boîte à lèpre au fond de laquelle nous rampons comme des cloportes. On ne nous parle plus des otages ni des fusillades d’otages. Au début, on nous les faisait savoir par la presse, la radio et des affiches rouges collées à tous les coins de rues. Maintenant, cela se fait en douce. Curieuse évolution. On faisait des exemples afin que les vivants se tiennent tranquilles. Maintenant, ils s’amusent dans l’intimité, comme les morphinomanes et les sodomites. On dirait qu’ils y trouvent un certain plaisir. Ils tuent par vice. On me raconte qu’un homme rentrait chez soi un peu après le couvre-feu, avec sa femme ; une patrouille nazie les arrête pour ––––– 1. Galeazzo Ciano (1903-1944), gendre de Mussolini et son ministre des Affaires étrangères. Fusillé par son beau-père. 297


infraction au règlement, ils libèrent la femme et emmènent l’homme qui, en guise de dernier adieu, dit : « Je rentrerai par le premier métro. » Il ne rentra pas. La femme, inquiète, alla demander à la Kommandantur ce qu’on faisait de son mari. On lui répondit : « Il vient d’être fusillé avec d’autres otages. » On me redit encore que je partirai fin juillet pour Dessau. Et, ce matin même, on me communique un nouveau règlement concernant la décoration des dessins qui me fait reprendre tous les dessins déjà faits pour les mettre au goût du jour. Certaines lettres qui étaient minuscules doivent être remplacées par des majuscules. Lorsque nous mettions par exemple : coupe a b/schnitt a b, il faut maintenant écrire : schnitt/coupe A B ; l’inscription en allemand doit être la première, et pour gagner du temps ne pas écrire deux fois a b mais une seule fois A B. Et en effet, pour gagner du temps, je fais gratter tout ce qui est fini et je recommence à la mode nouvelle. Pour gagner du temps ! Oh ! là ! là ! En vérité ! cela nous fait gagner du temps. Les repères étaient entourés d’un cercle pour attirer l’attention, maintenant, il ne faut plus de cercle, mais disposer tous les repères sur un seul rang, comme les soldats à la revue. Je fais gratter les cercles ! Tous les titres sont à intervertir : premièrement nazi, deuxièmement français. Je fais gratter les titres. Et comme on sait que gratter une lettre demande cinquante fois plus de temps que de l’écrire, il y a du travail pour jusqu’à l’hiver. D’autant plus que, de temps à autre, on m’enlève un dessinateur pour l’envoyer en Prusse, en Büroland, in Red-Tape Kingdom, en Ubureich, en Couillonnerie dirigée. Jeudi 17 juin 1943 Le cri de tous : « Qu’ils viennent ! qu’ils viennent ! » Plus de vêtements, plus de chaussures. Et la famine. Et, encore, ne pas savoir où l’on sera demain, s’il ne faudra pas tout abandonner pour courir sur les routes, comme il y a trois ans. Quand nous recevons un colis de vivres de Dinan, il faut veiller à la ficelle et au papier que nous renvoyons pour qu’il nous revienne à nouveau, et ainsi de suite, tant que cela peut durer. Il ne s’agit pas de jouer à l’Empereur Alexandre et de couper les nœuds, c’est une question vitale. Quelle vie sordide ! Insupportable ! Aussi quelles haines s’accumulent sur le crâne épais de ces salauds-là ! La Russie a déjà beaucoup évolué. Ils veulent, comme en Amérique, devenir un grand pays industriel, et fatalement, ils tomberont, malgré qu’ils en aient, dans une organisation adéquate qui est celle des États-Unis d’aujourd’hui ; on 298


ne va pas contre les lois naturelles. Or, si l’on veut des choses nouvelles, il faut des hommes, et non des chiens affamés et battus. A voir ce qu’un régime a fait des Allemands, on peut affirmer que leur développement industriel est bloqué pour longtemps. Ils sont comme certains arabes et certains nègres : fatalistes assis au soleil de leur victoire, sans curiosité, sans désirs autres que la mastication et la digestion. Qu’une société arrivée au point mort puisse vivre longtemps, c’est possible. Il est même prouvé qu’elle durera plus longtemps qu’une autre, si les petits cochons ne la mangent pas ! (les petits cochons, en l’occurrence, sont les petits voisins nantis d’un système plus vivant). Il faudrait pour que cela durât que le monde fût sous le règne du complet abrutissement, on brûlerait vif celui qui énoncerait une idée originale. Ils le sentent confusément, c’est bien pourquoi ils veulent empoisonner le monde avec leur catéchisme de goitreux. Il y a un os, c’est qu’entre le monde d’hier et celui de demain, il y a forcément un passage, un tuyau si petit qu’on puisse l’imaginer, et dans ce petit tuyau, passera, avec le reste, le goût de la liberté et des recherches scientifiques et autres. Ce sont des ivresses que l’homme n’oubliera plus jamais. Le cantinier a dû avoir un coup dur. Il est resté enfermé dans une pièce, près de mon bureau, pendant un mois, et je ne savais même pas qu’il était là. Son lieutenant, le Marocain, est également atteint de la même frousse, il est constamment à la fenêtre qui donne sur la cour et la porte d’entrée. La police doit les rechercher. J’ai entendu dire que deux hommes de la même bande sont coffrés. S’ils parlent, on viendra les cueillir, c’est sans doute pourquoi ils veillent au grain. Ils engraissent à vue d’œil, cette vie sédentaire avec de la mangeaille et de la buvaille leur donne du ventre, des réserves de matières grasses, pour l’éventualité d’un changement de régime. Ce sont des prévoyants de l’Avenir, ce nom d’une société d’assurances m’a toujours fait sourire bien que l’expression ne soit pas franchement fautive, puisqu’il y a des prévoyants du passé qu’on nomme aussi les historiens, et les prévoyants du présent : politiciens et journalistes. Vendredi 18 juin 1943 « Nous vivons des temps historiques, nous reconstruisons l’Europe. » Voilà ce qu’un journal ose dire, en lettres monumentales. Et j’économise les pas que je fais, je marche le moins possible, le pied bien à plat, sans traîner les talons, pour que mes chaussures durent plus longtemps. Je retire tout de mes poches dès que j’arrive au bureau, 299


je fourre tout dans mon tiroir et je recharge mes poches une minute avant la sortie. La doublure de mon veston s’en va en lambeaux, mes poches sont en amadou. Il faut faire durer ; après, j’irai à poil, comme un Canaque. Les démolisseurs se baptisent reconstructeurs. C’est aussi une doctrine de Canaque. Nous y allons ! Nous serons des Canaques, sans cocotiers, sans pirogues, sans huttes, sans cérémonies canaques, sans danse sacrée autour de l’élue. Job avait encore son fumier pour s’asseoir, nous n’aurons plus rien et nous saurons ce que signifie ce mot : Rien ! Les Canaques, les vrais, nous enlèvent tout ce qui reste ; ils coupent les arbres pour manger le dernier fruit. Ce n’est pas une image, un homme qui revient de Fréjus me dit qu’ils ont coupé tous les pêchers pour installer des pièges à tanks. Je connais bien ces pêchers qui appartiennent en grande partie à mon ami Bech, qui autrefois m’envoyait une caisse de pêches au début de juillet. Il possède un grand verger dans la vallée de l’Argens qui ne produit que des pêches et du raisin. La dernière fois que je le vis, en mai 1940, il avait installé des ruches et ajoutait le miel à son industrie déjà succulente. C’est son beau jardin qui est massacré. Quinze ans de travail annihilés. Il a mon âge, ce pauvre Bech, il n’a pas d’enfant, aura-t-il le courage de recommencer ? Cette reconstruction verbale de l’Europe, tout de même ! Quand pourrons-nous boucher la gueule de ces salauds-là ? Un nazi me dit qu’à la fin d’août nous serons tous à Dessau. Le bureau de Paris sera supprimé. Pour calmer mon agitation, je viens de faire le tour de la maison, c’est un remède efficace que j’emploie en moyenne une fois par jour, deux cents mètres de promenade dans les grands couloirs déserts bordés de piliers très hauts. Je me promène dans un paysage de Chirico, dans une ville silencieuse, abandonnée qui s’allonge et paraît ne jamais finir. D’une extrémité du couloir, on voit l’autre très éloignée et très petite comme si elle était à plusieurs kilomètres. Cela tient aux proportions étranges que l’architecte a données aux trois dimensions et à l’espacement des piliers. Cette maison a été faite pour loger des fantômes et non des techniciens de l’artillerie. Cette impression fantômale est due sans doute à ce que ce couloir, disposé suivant l’axe du bâtiment, ne reçoit de lumière que des impostes vitrées des bureaux qu’il dessert et de deux cages d’escaliers inattendus, postés comme des bandits à l’affût. Et puis, c’est le vide, le silence, l’immatérialité, c’est tout à fait « anywhere out of the world ». Traitement efficace de la rage. Comment ne pas me souvenir de ce dimanche de mai 40 que j’ai passé chez Bech, dans sa nouvelle maison de Fréjus. Il avait parti-

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cipé à une battue au sanglier dans les monts de l’Estérel (autorisation spéciale à cause des ravages que ces bêtes faisaient dans les cultures). Il m’avait invité à goûter au morceau qui lui était échu. Il se plaignait de la petite part, bien qu’elle pesât une dizaine de kilos, mais c’est surtout parce qu’il avait fallu envoyer les fins morceaux au préfet, au commandant militaire et à l’évêque avant de régaler les chasseurs. La part de l’évêque lui était dure à digérer, lui qui était conseiller municipal par idéal socialiste ! Je le rejoignis vers midi à son bistrot habituel, où nous prîmes le pastis. Nous descendîmes chez lui tout doucement et nous arrêtant un instant chez le photographe Goetz, un ancien compagnon de l’autre guerre. Bech regarda un peu les filles qui sortaient de la messe ou d’ailleurs. Il se retourna même pour en admirer une, c’est de son âge, et du mien. Et nous attaquâmes le déjeuner de Madame Bech comme un grand violoniste attaque un concerto, con brio e allegro molto. Nous étions dans sa jolie maison, c’était son vin, son sanglier, ses pêches, la crème au chocolat de Madame Bech. Bon Dieu ! que nous étions heureux ! Ce brave garçon que je connais depuis 1915, à Dunkerque, et qui a travaillé avec moi jusqu’en 1938 a réussi à s’établir solidement, achetant peu à peu son domaine et décidé à profiter de la vie et de l’indépendance au soir de son existence. Et voilà-t-il pas que ces foutus massacreurs descendent chez lui ! Bande de sauvages ! J’étais venu pour déjeuner, mais je ne les quittai que vers minuit et ceci parce que Bech me ramena en voiture à Saint-Raphaël. Autrement, peut-être y serai-je encore ? (expression plus éloquente que juste, bien que très juste dans sa signification courante). L’après-midi, il m’emmena voir ses vergers que je n’avais pas revus depuis quelques années. Il s’était encore agrandi et avait installé un fermier italien. La récolte des pêches était assurée par un mandataire de Paris à qui il vendait la récolte sur pied quelques mois avant qu’elle fût mûre. La récolte de ses vignes était prise en charge par la coopérative agricole dont il était l’un des dirigeants. Son travail n’était pas absorbant, mais organisé pour donner le maximum de rendement avec le minimum de travail, conformément aux lois naturelles. Les libido-dominandards peuvent chercher, ils ne trouveront pas mieux. Quand je quittais une firme, il y restait encore quelque temps puis, un beau jour, il venait me demander une situation, préférant revenir avec moi. La dernière fois, c’était en 1931, je le fis entrer chez Potez, mais assez difficilement car les bonnes places étaient prises. Le directeur technique et le directeur général étaient deux ennemis mortels et, pour gagner la partie, je fis remarquer que

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même si lui, directeur technique, insistait énergiquement pour engager Bech, le directeur général, par opposition naturelle, refuserait, rien que pour marquer sa supériorité. Les sachant très orgueilleux, j’avais choisi ce seul moyen de réussir : en faire un match où leur honneur était en jeu, si bien que le directeur technique tint bon et alla jusqu’à employer la grosse artillerie. L’autre cana et Bech entra. Il y resta sept ans et alors, un peu lassé de cette vie de bagne, se retira pour jouir du fruit de son travail. Je suis content pour lui, sa vie se boucle bien. Je pense à la mienne, qui est bien mal emmanchée ! Samedi 19 juin 1943 J’ai entendu hier soir quelques renseignements sur la Faune qui occupe ces lieux. Il y a un fanatique, c’est Monsieur Épaisseur, ce qui confirme mon jugement car je l’ai vu en adoration devant une carte postale du vampire. On se demande à quoi peut servir un tel fanatisme. Ce n’est plus un technicien travaillant pour forger les armes de la victoire, c’est un fakir, une sainte Thérèse d’Avila en extase devant les bacchantes de chat de son Idiot. C’est un spirite. Ensuite vient le gros de la troupe, tous entichés de leur idole, de leur parti auquel ils doivent leur situation, leurs côtelettes de porc et leur armagnac. Ce sont des jeunes, relativement, leur faculté critique a été étouffée dans l’œuf. Ensuite viennent les vieux, ceux-ci ont de bonnes capacités techniques, discutent volontiers du pour et du contre et s’ils admettent leur grand Sadique, ils craignent surtout la suite d’une expérience qui leur semble antiphysique au possible. Ils excusent le peuple nazi parce qu’il a souffert des suites de l’autre guerre et qu’en 1932, leur pays était dans une patouille épaisse. Ils sont surtout atterrés par l’insuffisance des capacités professionnelles de leurs cadets et se demandent « où va l’Allemagne ? » Parmi eux, deux violents antinazis. L’un a beaucoup voyagé, l’autre est un blessé de l’autre guerre. Je retrouve à peu près les proportions de Châtillon. Cinq pour cent contre, cinq pour cent follement pour, soixante pour cent bêtement pour et vingt pour cent d’inquiets. Quant à « l’Homme nouveau », créé pour le parti, il est plus près du cochon que du héros wagnérien ! Sous une couche assez rigide de correction, il y a une merde psychologique digne d’une fosse d’hôpital. L’un d’eux a proposé à une jeune fille sérieuse de la sodomiser, dans des termes qu’un charretier n’emploierait pas pour parler à sa plus rétive carne.

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Dès qu’ils ne se surveillent pas, ils tombent dans la grossièreté et dans la brutalité. Bönning, aux Champs-Elysées, qui était très cultivé, passait brusquement d’une extrême courtoisie aux manières les plus violentes. Je sentais à ces moments-là que le masque était tombé, et que c’était la politesse qui n’était pas naturelle. J’avais honte pour lui, autant de sa politesse exagérée, qui me paraissait larbinesque au-delà de toute dignité, que de ses éclats de voix de routier ivre. Monsieur Mélange comptait bien rester à Paris plusieurs saisons. Il avait loué un appartement à Passy et l’avait fait installer royalement, aux frais de la société, c’est-à-dire en fin de compte, par Vichy. On sait ce que cela coûte aujourd’hui ! C’est que ce vieux cochon voulait faire venir ici sa femme (qui pourrait être sa fille). Mais un règlement interdit au mari et à sa femme de vivre ensemble en territoire occupé ! Il comptait bien tourner ce règlement, mais il n’y a pas réussi, peut-être que des jaloux de son entourage l’ont dénoncé ? C’est donc que l’on considère comme un grand avantage le fait de venir habiter Paris ? Pourquoi ? Parce qu’on crève de faim aussi làbas ? Ou bien parce qu’avec les frais de séjour, on peut jouer au baron de Rothschild ou au prince de Sagan ? C’est peut-être pour la haute morale du peuple des seigneurs, mais comme il n’est pas défendu d’amener sa petite amie qu’on nomme secrétaire ou téléphoniste, leur motif est un peu spécieux. Il y a des cocus là-bas comme en démocratie. Lundi 21 juin 1943 Ces salauds-là doivent mijoter la guerre des gaz. Quand ils auront rempli leur territoire de déportés, ils arroseront Londres et diront ensuite : « Faites-en autant sur vos amis ! » Les menaces de Goebbels ne peuvent signifier autre chose. Il y aura vingt millions d’otages qui pourront faire hésiter la contre-attaque. Les journaux nous donnent un discours du dictateur nazi pour la main-d’œuvre où il est dit que l’Axe dispose, dans les pays occupés, d’une main-d’œuvre dont le rendement et la production dépassent tout ce qui avait été atteint jusqu’ici ! Oh ! là ! là ! Tu vas fort ! À la même date, c’est-à-dire hier, le Journal de la Bourse dit, à la rubrique « chemins de fer », que la situation est grave à cause du faible rendement d’une main-d’œuvre sous-alimentée. Qui croire ? Croyons-en nos yeux, hélas ! et notre ventre. J’ai déjà constaté que le dit Journal de la Bourse n’était pas censuré. On l’oblige à insérer une étude économique rédigée à Berlin et qui est toujours au même endroit, ou mêmes caractères, ce qui permet aux habitués de sauter 303


par-dessus. La censure ne s’applique pratiquement qu’aux journaux d’information ou à grand tirage. Les minorités n’intéressent pas ces messieurs. Ces messieurs voient grand, ils ont l’esprit large, ils ne s’arrêtent pas aux petites questions. Les mots petit et grand ne signifient pour eux que petit nombre et grand nombre. Ils ne se souviennent déjà plus que leur Hitler a commencé tout seul ! ou presque. Hier soir, désœuvré, j’ai mis la radio. J’ai entendu la Voix du Reich annoncer : « Restez à l’écoute, vous allez entendre une communication de la plus haute importance, c’est une déclaration de Monsieur de Brinon1 qui revient du front de l’est où il a rendu visite aux Français qui luttent contre la barbarie bolchévique, etc. etc. » Puis, le de Brinon se fit interroger et dit qu’il devait d’abord présenter son rapport à son chef, le Maréchal, etc. etc., et à son gouvernement, et que, malgré cela, il pouvait dire que tout allait bien. Ce fut tout. Et le speaker reprit : « Vous avez entendu... », et pendant cinq minutes de délayage, il recommença sa tartine de préambule, en résumé, une phrase banale donne le prétexte d’un quart d’heure de néant oratoire. Ils appliquent bêtement ce principe de la propagande qui veut qu’un nom répété cent mille fois atteint la célébrité. J’ai tourné le bouton et j’ai pris la radio belge de Londres. L’étonnant, le puissant speaker, celui qui crie : « Courage, on les aura, les Boches ! » était dans un de ses grands jours. Il était déchaîné, magnifique. Il donna quelques extraits sur disques d’anciens discours de Hitler, Goebbels, et Goering alors qu’ils dansaient leur danse du scalp pour les bombardements de Londres, Varsovie, etc. etc., et imita ensuite lesdits gueulards, voix et accentuation, pour leur dire : « Chacun son tour de rire » et que ce n’était pas la peine de pleurnicher parce qu’ils recevaient la monnaie de leurs coups d’il y a deux ans et demi, trois ans. Il termina par un superbe rugissement, leur disant qu’il souhaitait presque que la guerre dure encore longtemps afin de voir crever le dernier Allemand. Il remplissait l’espace comme un Mounet-Sully2 dans ses bons jours. Cet homme me réconcilie avec la Radio. La radio est faite pour ces textes qui ont un sens collectif. Il n’y a rien de plus insupportable que, par exemple, la diffusion d’une comédie sentimentale dans laquelle un couple se confie ses petites ––––– 1. Fernand de Brinon (1885-1947). Rédacteur en chef du Journal des débats de 1920 à 1932, il fut représentant de Vichy auprès des autorités allemandes à Paris de 1940 à 1942, puis secrétaire d’État. En 1945, il passe en Allemagne. Fusillé au fort de Montrouge en 1947. 2. Tragédien français (1841-1916).

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misères. Une voix d’agonisante qui murmure : « Jacques ! tu sais que je t’aime. Tu ne m’aimes plus. Je souffre de ton dédain et tu en aimes une autre. Je suis pantelante à tes pieds », avec des sanglots, des pauses écœurantes, des pleurnicheries. En écoutant cela, on a l’impression d’être de trop, de surprendre une conversation à travers le mur d’une chambre d’hôtel, c’est très gênant, et puis, c’est laid. Ce qui ajoute encore à cette horrible impression, c’est qu’ils n’en finissent pas, quatre-vingt-dix pour cent de silence et de soupirs. Tout cela pour des histoires niaises et d’un intérêt restreint ! Au théâtre, cela peut encore passer, si la femme est agréable, ses gestes rachètent la pauvreté du texte et font qu’on l’oublie. C’est bien pourquoi on dit : « J’ai été voir Unetelle dans tel rôle ! » En ce qui concerne le rendement de la main-d’œuvre, le système nazi va à rebrousse-poil. Il est d’une brutalité inapplicable. On y retrouve toujours le fameux principe de l’infaillibilité du chef. Un homme est engagé, le chef fixe les conditions de l’engagement sur quelques vagues références et sur l’aspect physique de l’impétrant dont le sort est fixé ne varietur. À l’usage, s’il se révèle cafouilleux ou flemmard, on ne peut rien changer à sa situation, sauf le mettre dans les pattes de la Kommandantur pour Sabotage de la Victoire. C’est un moyen que même les Allemands ne veulent pas employer envers les vaincus ! Il reste donc que des gens sérieux, intelligents et sensés gagneront souvent moins que des galettes, ce qui les rend hargneux, mécontents, difficiles à fréquenter. Le directeur voulut augmenter les appointements d’un de mes loustics, sans doute comme suite à une haute intervention (on m’a dit que sa sœur distrayait un colonel de l’Administration Militaire). Il demanda mon accord, je lui répondis que je donnais un avis favorable à la condition qu’on augmentât aussi, et plus fortement, les appointements de tous les autres qui, bien plus méritants que ce propre à rien, devaient en toute justice gagner davantage. Le protégé eut son augmentation, les autres moisiront sur leur strapontin jusqu’à la fin du spectacle. La semaine dernière, Monsieur Le Maire me dit que Dessau comptait que j’aurais terminé mon travail pour la fin de juillet. Je lui fis remarquer que c’était impossible, la moitié de mes gens étant toujours absents et ne disposant d’aucun moyen d’action sur le rendement par suite de la brutalité du système. Il leva les yeux au ciel et ne répondit pas. Son expression signifiait : « A qui le dites-vous ? Et que voulez-vous que j’y fasse ? Moi aussi, je n’y peux rien ! Pas un mot à la reine mère, surtout ! » Dans toutes les usines, les dessinateurs passent le plus clair de leur temps à maquiller des tickets d’alimentation. Les tickets de 305


pain à vingt-cinq grammes contre cent grammes, et ces vingt-cinq grammes deviennent trois cents. Tout le monde y gagne. Les tickets falsifiés sont très bien faits. On ne peut les déceler que par transparence, le grattage du vingt-cinq amincit un peu le papier. On fait aussi des tickets de sucre avec des tickets inemployés. Les gens ont acquis une grande virtuosité dans ce domaine et il en est qui ont établi une véritable entreprise et qui ont une clientèle très fidèle. Ils demandent trois francs par ticket. Il se font ainsi un sursalaire de cent francs par jour. On m’a même cité l’un d’eux qui se faisait parfois cinq cents francs dans une seule journée. Le cantinier, ne recevant que des A, a décidé de ne plus en prendre aucun. Avec lui, rien ne va plus, mais les boulangers sont très naïfs, ils avalent tout. Si les fonctionnaires du contrôle contrôlent effectivement, ils doivent être très étonnés du nombre de tickets A qu’ils reçoivent. Mais peut-être dorment-ils effectivement, comme au temps de Courteline. (Ce Courteline, tout de même ! dont Sacha Guitry a fait un grand homme afin d’en être un aussi ! borgne dans le royaume des aveugles !) Mardi 22 juin 1943 La guerre sous-marine est terminée, 1918 est revenu ! Un communiqué nazi l’annonçait hier en donnant une explication boiteuse. Les Alliés emploieraient une nouvelle grenade à grand effet et on fait rentrer les sous-marins pour les équiper d’une protection nouvelle. « Trop allemand » disait déjà Philippe le Bel. Heureusement que ces idiots-là sont bêtes ! Une fois encore, il est à peu près prouvé que les guerres de coalition sont des guerres maritimes, en ce sens que la victoire est acquise à celui qui a la plus forte marine. Une dame des archives m’apporte un paquet de dessins. Elle me dit : « Oh ! comme vous êtes bien installé, c’est gentil ici. On croirait que vous y écrivez des vers. » Ses paroles inconscientes sont vraies. C’est ma principale occupation. Mais elle a dit cela pour définir l’impression que lui faisait ce refuge qu’elle n’avait pas encore vu. Car personne ici ne sait que j’écris des poèmes (et non des vers). Je me plais beaucoup dans cette pièce. Je baisse à mi-hauteur le rideau de toile bleu de la défense passive, j’ai ainsi une lumière très douce qui vient directement du ciel. J’ai installé un grand buvard rouge sur ma table en ersatz de chêne ciré, les murs sont blancs crème et le sol est rose, on croirait un tapis de Smyrne. Le hasard a fait que toutes ces couleurs sont heureusement accouplées. Tout un côté est pris par la grande fenêtre à travers laquelle se fait voir un ciel très 306


Ile-de-France et des nuages un peu tristes mais sans désespoir, sans tragédie. Tous les drames se passent à l’intérieur. Personne ne les voit. Il arrive qu’une vieille femme en soit émue, sans savoir pourquoi. Certains, qui ont travaillé en Allemagne, me racontaient ce midi, à table, qu’on y vendait un peu partout des préservatifs ; garçons de café, coiffeurs, dames de lavabo, épiciers, bureaux de tabac en ont toujours à la disposition du client. Il y a même des distributeurs automatiques dans les lieux publics pour cinquante pfennig, ce qui fait dix francs. On tire une petite boîte contenant deux vêtements pour Priape. Cela s’appelle, chez eux, des Pariser gummi, autrement dit, des caoutchoucs parisiens. Chez nous, cela s’appelle vulgairement des capotes anglaises. Chaque pays met ses turpitudes au compte de l’étranger. Ils me disaient aussi que l’Allemand avait pour habitude d’accomplir son devoir conjugal le samedi soir, afin de se reposer le dimanche, et que les Français étonnaient beaucoup les Allemandes en enfreignant cette loi et en utilisant tous les jours de la semaine ; elles étaient même très agréablement étonnées. Que ne dit-on pas dans ces sortes de conversations ? Mercredi 23 juin 1943 Une bande de flics dans le métro. Où vont-ils ? Qui vont-ils massacrer ? Je hais ces brutes, ou plutôt ce qu’ils représentent, et ce à quoi ils se sont tellement identifiés qu’ils n’ont plus face humaine. Leur bâton blanc bat leur pantalon de cocher de corbillard, ce bâton est une matraque et cette matraque fut acceptée par les assemblées élues par le peuple, sous le masque de bâton de chef d’orchestre pour régler la circulation des véhicules. Or, aujourd’hui qu’il n’y a plus rien à circuler, comme ils disent si vachement élégamment, ces princes de l’esprit sont toujours ornés de leur chère matraque. C’est un aveu (un aveu spontané) que c’est bien une matraque pour assommer la race inférieure des non-policiers. Car enfin, pourquoi la leur aurait-on laissée ? Ça pèse, ce truc-là, ça leur fait gaspiller des kilogrammètres, et ça pourrait servir pour se chauffer, comme bûche de Noël, par exemple ! Et puis, ces ignobles salauds portent des costumes neufs, des godasses pur cuir, ils sont gras et roses alors que nous usons nos vieilles fringues et que nous traînons nos pieds dans l’eau. Affreuse époque où les plus mauvais ont tout, jusqu’au droit de vie et de mort, (pourquoi dit-on droit de vie ? c’est idiot, enlevons droit de vie). La merde monte à cheval ! 307


Reçu une lettre de Char me demandant de voir Dumont que j’ai laissé tomber, il y a deux mois. Je vais essayer de rattraper les guides, j’écris à Dumont : Mon cher Francis Dumont, René Char m’informe qu’il entre dans votre anthologie. Je suis très heureux que vous ayez obtenu sa collaboration. J’ai tiré de toutes mes forces pour l’arracher à sa solitude et à des préventions établies sur les qualités discutables de certains recueils parus il n’y a pas si longtemps. Dans la partie de votre travail consacrée au surréalisme, c’est-à-dire à la poésie, il eût manqué l’amande, car René Char, c’est le surréalisme dans tout son devenir et j’emprunte cette expression à ceux qui empruntent notre beurre, parce que je n’en trouve pas immédiatement l’équivalent. L’un a trouvé très tôt son équilibre, son point de saturation, l’autre s’est dispersé dans des sentiers secondaires et s’est appuyé sur des vérités scientifiques dont la vie ne dure pas plus que celle d’un cheval, un autre encore, a été très haut allumer des lampions en grimpant sur une échelle en sucre qui a fondu à la pluie d’orage. Avec René Char, le surréalisme évolue, grandit, vit et étouffe les mauvaises herbes qui s’assoient sur ses racines. Sa poésie n’est pas fardée, on y entre par la porte étroite, on prospecte des richesses fécondes. Je serais très heureux de vous rencontrer, si vos occupations vous en laissent le loisir, et que vous me parliez un peu de vos travaux. Je voudrais aussi pouvoir donner à l’exilé, au solitaire René Char, bloqué dans le basalte, des nouvelles réconfortantes. A bientôt le plaisir de vous revoir et croyez-moi, cher Francis Dumont, bien cordialement vôtre. Jeudi 24 juin 1943 La poésie, c’est la grande explication. Le poème écrit un blanchard. Le casseur d’images1. Je ne sais plus qui a dit qu’on faisait de la poésie avec des mots, je sais bien qui l’a répété : Valéry. On s’en fout, des mots. C’est avec des images qu’on fait de la poésie, et même avec des images sans mots, preuve par neuf que c’est faux.

––––– 1. Le Casseur d’images sera le titre d’une suite de cinq poèmes figurant dans La Hauteur des murs. 308


Vendredi 25 juin 1943 L’animal commence à regimber. J’ai dû écrire un rapport qui sera présenté au grand chef sioux qui viendra lundi prochain, afin d’expliquer pourquoi le travail n’est pas terminé. Je mets cela sur le compte de l’administration. Mon innocence est complète, c’est leur faute à eux ! Je vais vivre quelques moments intéressants à les voir barboter dans ma prose. Je vais me déguiser en ange pur, ange radieux. Le résultat est prévisible. Puisqu’il y a des motifs plausibles, ils diront « amen », mais ils imposeront des délais impératifs, et c’est là qu’il va falloir jouer serré ! Samedi 26 juin 1943 Ce magnifique château pour fonctionnaires s’effrite de jour en jour. Il y a quinze ans que c’est bâti. On n’a pas chipoté sur les prix, c’est fait pour durer cent ans. Au rythme de la démolition larvée qui sévit, dans cinq ans, il n’en restera que le souvenir. Environ le quart de la maison est occupé, le reste est un chantier de démolition. Chose étrange, cet établissement de quatre étages qui couvre plus de deux mille mètres carrés s’en va dans les poches, poignée par poignée, après être venu ici par camions. Cela fait penser à ces dessins animés que l’on voyait avant l’Idiotie et qui nous venaient d’Amérique, dans lesquels, en moins de dix secondes, un énorme fromage de gruyère était passé dans le ventre d’une armée de petites souris. Je vais de temps à autre me promener dans cette solitude, cette décrépitude. Je reviens des lavabos du premier étage. Les robinets ont disparu, les poignées de portes, les commutateurs, fils électriques, verrous, chaînes de chasses d’eau. Les boiseries ont été arrachées des murs. Dans un réduit, des débris d’armoires gisent, en cours de débit, dans un coin, un petit tas de bois, coupé en morceaux assez petits pour se loger dans un cartable ou sous l’imperméable. J’ai vu là le mécanisme de l’opération, c’est le magasin. Les fourmis y apportent les gros morceaux et les mettent sous une forme adéquate. Une fenêtre donnant sur la rue Schutzenhorzer est cassée, on voit les traces du trafic. Pour les pièces qui perdraient toute leur valeur si on les anatomisait : tables à dessin, chaises, par exemple, c’est le système du déménagement à la cloche de bois qui est appliqué. Un complice dans la rue vient avec une voiture à bras. Un ingénieur, qui avait été en Russie il y a dix ans, me disait qu’on y avait construit de grands blocs de maisons ouvrières mais qu’au bout de peu de temps les fenêtres, les planches de parquets, les tuyaux s’en 309


allaient servir à d’autres usages. Il s’en étonnait et y voyait le signe du tempérament russe, d’un cafouillis irrémédiable. Non, c’est sans doute qu’il manquait, par ailleurs, toutes sortes de choses. La pénurie, les difficultés qu’il y a à se procurer un clou, une vis, un mètre de fil électrique, du bois pour allumer le feu conduisent à ce résultat. Nous ne sommes pas russes, nous sommes maintenant dans les mêmes conditions, nous réagissons de la même manière. Nous sommes des hommes démunis, voilà tout. Lundi 28 juin 1943 Lu le livre de Dumont : Naissance du romantisme contemporain. Le titre ne convient pas. C’est une étude sur des petits auteurs du XIXe siècle : Rabbe, Philothée O Neddy et Forneret. Cela prouve que le surréalisme est dans la nature humaine. On trouve du surréalisme chez tous les auteurs, si l’on veut. De Forneret, il n’y a à retenir que son poème Un pauvre honteux, et encore est-il très fabriqué1. Combien de fois ne m’a-t-on pas dit quand j’étais enfant et que je disais « J’ai faim ! » « Mang’ ta main, tu garderas l’aut’ pour demain. » Ma mère a-t-elle aussi accouché du romantisme contemporain ? Mais dire que le romantisme contemporain (ce qui veut signifier pour Dumont : le surréalisme) naquit avec ces trois-là, c’est forcer un peu sur la serrure. La Voix du Reich hier disait : « Les stupides et les criminels qui croient encore à la victoire des Anglo-Saxons !... » Eh oui, on y croit, ou bien alors, plutôt crever et c’est pourquoi on y croit. Ce stupide et ce criminel ne comprend pas cela ? Un autre, à Vichy, un certain Henriot2, qui a une voix de vaniteux couillon, parle du pari de Pascal et nous offre une transposition en pari d’Adolf pour nous montrer qu’il vaut mieux collaborer puisque de toute façon, etc. Cette propagande intensive et continue n’a que de mauvais résultats. Depuis trois ans qu’on nous chante ces chansons, le nombre de ––––– 1. L’appréciation de Blanchard concernant Xavier Forneret peut surprendre. Encore faut-il souligner qu’à l’époque il ne devait pas en connaître grand-chose. Certes, La Révolutions surréaliste, dans son numéro 9-10 (octobre 1927) avait bien réédité Et la lune donnait, et la rosée tombait, mais il faudra attendre 1945 et la diffusion de l’Anthologie de l’humour noir de Breton (retardée de cinq ans par la censure de Vichy) pour en savoir davantage, et 1952 — date du choix de textes publiés par Éric Losfeld (Xavier Forneret : Œuvres, Éd. Arcanes) — pour prendre la pleine mesure de l’« Homme noir ». 2. Philippe Henriot (1889-1944), secrétaire d’État à l’Information du gouvernement de Vichy. Fusillé par la Résistance. 310


collaborateurs diminue comme la fonction Y = a/x. Pourquoi ? Car, enfin, la propagande a un effet certain sur la masse, qu’elle soit justifiée ou non par la qualité du système qui en fait l’objet. Le docteur Vidal a gagné une fortune avec ses annonces dans la presse et à la radio, jusqu’au jour où il a senti que cela allait mal tourner du fait de l’action intentée par le syndicat des médecins et où il ficha son camp pour l’Argentine avec ses millions dans sa valise. Si la propagande nazie ne rend pas, c’est qu’il y a une contre-propagande plus forte, c’est celle des faits. Pas un moment du jour et de la nuit ne se passe sans qu’on souffre de leur présence, sans qu’on voie un pillage, une brutalité, des malheureux, des malades, etc. etc. Ils peuvent chanter les bienfaits de l’Europe nouvelle, tant qu’on ne verra que ses méfaits, le Goering pourra dire comme il a dit la semaine dernière : « Sauf Pétain, Laval, de Brinon et quelques autres, aucun Français ne collabore, et ne collaborera jamais avec nous ! » Il a mis du temps à s’en apercevoir. De là à nous accuser de stupidité, il n’y a pas loin. Vive la stupidité. Mardi 29 juin 1943 Paris-Soir publie une interview, avec photo, d’un certain Bichelonne, ministre de la Production. Comme son nom l’indique, c’est un gras personnage avec une gueule de taulier napolitain et un complet veston tout neuf et inhumain comme ceux que portent les chancrelleux de la place Pigalle et de la rue de Douai, avec un pli au pantalon (très important !). Il ne doit pas avoir grand-chose à faire en dehors de ses repas, car pour ce qui est de la Production, cela occuperait à peine les loisirs d’un enfant nouveau-né. On ne peut plus trouver une vis pour réparer une chaise, ni cinquante centimètres de tuyau de poêle. Les paysans ne trouvant pas d’outils, les ramasseurs du marché noir leur en apportent, les échangent contre des oignons et les pommes de terre. On en conclut que ce Bichelonne est le grand caïd du marché noir. Paris-Soir sera toujours ParisSoir ! Un Russe de cinquante-sept ans, ancien colonel, comme tous les Russes, s’est présenté ce matin comme calculateur. Il est chez Blohm et Von à Hambourg depuis dix-huit mois en cette qualité. Ses références antérieures sont très vagues, il n’en fait pas mention et aux questions précises que je lui pose, il émet du brouillard. Il traîne la patte, suite d’un accident de cet hiver. Il voudrait revenir à Paris, il est en vacances et cherche un emploi pour se fixer dorénavant en France. Je l’interroge, je lui pose quelques problèmes, de plus en plus faciles à mesure que je vois son insuffisance. Je finis par 311


l’alphabet. Il ne sait rien. Je le déborde. Mais comment se fait-il qu’il soit calculateur à Hambourg depuis dix-huit mois ? On me rapporte qu’un Européen disait ce matin à un autre Européen que les travailleurs pour l’Allemagne n’y allaient pas pour travailler, mais comme otages. Tout le monde s’en doute, mais il était bon d’en avoir la certitude. C’est Ventre-gris qui confiait cela à Balayage. Mercredi 30 juin 1943 Nouvelle vague de propagande. Après la série des grands hommes : Clemenceau a dit, Victor Hugo a dit, etc. etc., dirigée contre l’Angleterre, voici des approches de dix mètres carrés : « L’Europe défend la civilisation plusieurs fois millénaire contre le Bolchévisme. » Le « plusieurs fois millénaire » fait très bien, il rappelle le plusieurs fois millionnaire très apprécié des amateurs de romans-feuilletons. Nous avons connu l’espace vital, les peuples jeunes, les nations prolétaires et les nations ploutocratiques, la juiverie, la race et le sang, le travail richesse du monde. À bas le capitalisme, à bas le communisme, à bas les bourgeois, soyons Européens. Et voici maintenant, la défense contre la barbarie. Que trouveront-ils après cela ? À bas les curés ! à bas les militaires ! à bas le fascisme ! C’est bien possible, ils sont capables de tout ! En attendant, Vichy a une ligne de conduite exceptionnelle, Vichy ne varie pas ; son slogan est : « Reconstruisons l’Europe ! » What a pity ! Surtout qu’ils sont à cent lieues de faire de l’humour ! Ils sont convaincus qu’ils reconstruisent quelque chose. Ils sauvent la civilisation, eux aussi, ils font ce qu’ils peuvent : des homélies. Ce sont de vertueux professionnels. Un industriel de l’aviation, Delaune, m’avait soufflé du personnel à Châtillon pour monter un bureau d’études à Clamart, il y a un peu plus d’un an. Les Prussiens lui avaient passé une commande. On lui appliqua le régime normal de cinquante-six francs l’heure de dessinateur. Il embaucha dix ou douze dessinateurs et en inventa une trentaine qui n’existaient que sur les livres de la comptabilité. Il gagnait ainsi trois à quatre cent mille francs par mois, moins la commission à l’Allemand de service. Il y eut un jour un contrôleur inattendu qui vint sans être invité et qui découvrit la combinaison. Maintenant notre Delaune est en prison et ses douze pauvres bonshommes ont été envoyés en Allemagne comme travailleurs libres. Pour un de pris, il y en a dix qui réussissent, nous enseigne la Sagesse des Nations. Voler des voleurs, ce n’est pas un péché mortel, 312


mais ce n’est pas parce que ce sont des voleurs que notre Delaune les volait, car s’ils avaient été des Français honnêtes, et qu’il les eût pu voler davantage, il l’aurait fait, le sacripant, ce qui enlève à son action toute valeur exemplaire. Jeudi 1er juillet 1943 Discours de Churchill qui nous a regonflés. C’était la statue du Commandeur. « Il y aura de grandes batailles avant la chute des feuilles. » Discours sans équivoque, ceux d’en face savent à quoi s’en tenir. « Il est temps ! il est grand temps ! » comme disait Nietzsche. Les écoles sont fermées et les oiseaux ont pris possession du terrain. Ils occupent leur espace vital, pour parler européen. Chaque espèce a son domaine. Au-dessus des arbres, trois ou quatre douzaines d’hirondelles font un manège à donner le vertige. Plus bas, la tranche aérienne, qui correspond au feuillage, les moineaux font des traversées de nageurs entre les branches et les gouttières. Il y en a à peu près le même nombre. Au ras du sol, un merle, qui me fait l’effet d’un noir remorqueur, passe dans les feuilles, se pose, et marche très vite sur le sol comme les canards marchent sur l’eau, puis revient dans son buisson de je ne sais quoi qui couvre une pergola. Je crois bien qu’il n’y a qu’un merle, s’il y en a deux, ils ne sortent jamais ensemble ; l’un reste à la maison tandis que l’autre va au marché. Parfois le merle passe au milieu des moineaux qui picorent au pied des arbres, sur les grilles. Tout se passe très bien, ils font ceux qui n’ont rien vu. Écrit hier : Un Oiseau sur la branche1. Début d’une nouvelle série que je voudrais plus secrète, plus inabordable. Je crois avoir fait trop de concessions, trop de sourires à tous. Effet de cette grande désillusion de 1939, après La fête2. J’ai voulu forcer l’audience, j’ai plié. Maintenant, je me redresse, il est temps, il est grand temps ! Voici un an que je suis dans cette maison. Cela a commencé par deux mois de vacances, ou presque, puis dix mois de loisirs studieux dans le calme et la retraite, au bout du monde, au bout de cet établissement pour fonctionnaires fatigués. Après deux mois de travail utile, j’ai eu huit mois de travail agréable, c’est-à-dire poétique. Les deux mois de travail utile ont servi à endormir la bête qui, m’ayant catalogué parmi les grands travailleurs une fois pour toutes, m’a fichu la paix, son opinion étant faite pour toujours. Ces deux mois ––––– 1. Premier poème de la suite Le Casseur d’images. Voir note p. 308. 2. C’est la fête et vous n’en savez rien (G.L.M., 1939). 313


ont servi aussi à préparer du travail pour ma demi-douzaine de dessinateurs. Cette affaire réglée, j’ai pu me donner entièrement et sans remords à ma création poétique. Ce fut une bonne année. La récolte est abondante. Trente poèmes de quinze lignes et Wanderers de cent quatre-vingts lignes, plus mon introduction aux sonnets et une méthode poétique. Cela va. Cela a coûté cent mille francs à la Junkers mais comme ces francs-là n’ont pas une grande valeur, ça vaut bien ça. Somme toute, j’aurais pu dormir, pour le même prix. Donc, cela ne prive personne et cela m’a fait plaisir. Mais, le vent tourne, on sent venir le mauvais temps. Aurai-je, encore une fois dans ma vie, une période aussi calme ? Je ne le pense pas ; des occasions pareilles, c’est rare ! J’en ai profité. All is well ! Deux lignes par jour, c’est bien ! c’est cent fois moins que Victor Hugo. Je n’envie pas les records de cet idiot-là. Encore un pressentiment vérifié. Je viens d’être appelé à la direction, Monsieur Escabeau, le recruteur venu de Dessau, m’a reposé la question, la virulente question : « Venez-vous en Allemagne ? » J’ai répondu : « J’irai si mes deux fils n’y vont pas. Si on les y envoie, je reste à Paris pour soigner ma femme. » Affaire remise à trente jours. D’ici là on verra ! Je regarde par la fenêtre, vers l’ouest vont mes yeux ! Viendront-ils ? Ne viendront-ils pas ? Vendredi 2 juillet 1943 Nous entrons dans une période de folle instabilité. Le bateau lève le nez, les grandes vagues vont balayer le pont. Attention à ceux qui ne sont pas bien attachés à la coque. Tout ce monde sent venir un sacré coup de chien. Les défenseurs de la civilisation s’énervent comme des crapauds avant l’orage. On parle d’enfermer tous les hommes dans les casernes, n’importe où, et de les tenir fermement serrés. Ils ont perdu la guerre sous-marine, ils sont en train de perdre la guerre aérienne, ils comptent maintenant sur la guerre des otages. Nous allons les voir dans toute leur bestialité, comme dit Goethe. Catherine, une Polonaise, a lavé le sol de mon bureau. Cela arrive rarement, car les Boches sont très cochons et vivent dans la merde. Quand je sors de mon bureau, et que j’aborde les couloirs, il faut que je choisisse des endroits à peu près propres avant de poser le pied. Ce matin, j’ai dû redescendre un étage et prendre un autre escalier, le couloir était inondé. Ils avaient laissé des robinets ouverts toute la nuit.

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J’admirais donc le parquet de mon bureau, puis je me mis à la fenêtre pour admirer les évolutions des hirondelles. Quand je me retournai, je vis, au milieu de mon beau parquet, une bouse d’hirondelle grande comme un dahlia, c’était vert avec des taches blanches. Je fus estomaqué, il n’y avait pas une minute que j’avais regardé cet endroit, et je n’avais rien vu, rien entendu. Il m’a fallu un moment pour reconstituer la scène. Les hirondelles, en faisant leur grand manège venaient vers moi et passaient sur la terrasse avant de reparaître sur ma droite après avoir fait un virage au-dessus de la maison. Elles filaient à vingt mètres par seconde. L’une a lâché sa bombe à quelques mètres de la façade, la trajectoire très tendue a passé au-dessus de mes cheveux et, comme ces bombes silencieuses, ouatées, elle a percuté en douceur. Je l’avais échappé belle ! Catherine est une femme qui ressemble à un lutteur de foire, c’est une paysanne polonaise, dure au travail et qui monte au quatrième des sacs de pommes de terre de cinquante kilos comme je monterais une boîte de bonbons ! Ella a des yeux d’enfant de cinq ans, c’est, comme on dit, une force de la nature. G. m’a raconté qu’en septembre dernier, quand l’établissement était encore en partie livré aux maçons et aux peintres, il était entré par mégarde dans une pièce en cours de restauration et qu’il y avait vu Catherine étendue sur des sacs de ciment en train de se faire besogner par un maçon. Il avait doucement refermé la porte et s’était éloigné sur la pointe des pieds. Avant-hier, elle m’a raconté qu’elle avait dû laver les bureaux des seigneurs à grande eau, parce qu’ils avaient dégueulé. Ç’avait été la fête du cantinier et une orgie romaine avait suivi, un gueuleton princier de prince du marché noir. La pénurie qui les entoure leur rend ces bâfrées plus délectables encore. De là, elle en vint à parler des curés de son pays qui sont gras, gros, riches et comblés de jambons, de poulets, de liqueurs, par les bourgeois candidats au royaume éternel, tandis que le peuple crève de faim. Je ne voudrais pas être le curé qu’elle rencontrerait un soir au fond d’un bois ! Elle a travaillé en Allemagne pendant dix-huit mois, dans une cartoucherie. Elle en a gardé un mauvais souvenir, à peu près comme des curés de Pologne. C’était très chiourme. Lorsqu’un travailleur était malade, on lui enlevait sa carte d’alimentation et on attendait quelques jours avant de le soigner. Chaque malade était d’abord considéré comme un carottier. Les camarades prélevaient sur leur ration de quoi nourrir le malheureux, sinon il crevait de faim. Lorsqu’il s’agissait d’une maladie ou d’un accident douloureux, on le laissait souffrir tant et plus, et ensuite, on le soulageait. On lui 315


disait, par exemple : « Le docteur ne viendra pas aujourd’hui, revenez demain, ou après-demain ! » Ses yeux brillaient en parlant des poulets à dix sous de son pays. Encore une qui ne sera jamais européenne.

Samedi 3 juillet 1943 L’État Vertueux impose les trafiquants du marché noir ! Il leur reconnaît une existence légale, il va en profiter, il aura intérêt à ce qu’il y en ait beaucoup, et des gros. Plus il y aura de marché noir, plus il gagnera et si le taux d’imposition est plus élevé que celui du commerce normal, il favorisera le marché noir et souhaitera la disparition des boutiquiers. Voilà l’État ! De deux choses l’une, ou bien il connaît les trafiquants, ou bien il ne les connaît pas. S’il les connaît, pourquoi ne met-il pas un point final à leur trafic ? S’il ne les connaît pas, comment leur enverra-t-il les feuilles d’impôts ? L’État est un grand mystère fécal et fiscal. Ce matin, dans le métro, quatre gueules de petits voyous en chemise bleue avec insignes divers, faisaient l’important, seize à dixhuit ans. Le plus grand et dont la face paraissait la plus bête, portait à la ceinture un revolver dans une gaine de cuir jaune. Les autres n’avaient que la ceinture, une ceinture de cuir très large avec une bretelle. On me dit qu’ils sont membres d’un parti dit Francisme Condottières, ou Pizarrès par un nommé Bucard1, lequel donne cet après-midi une grande exhibition au Vélodrome d’hiver. On sent que ces militaires dont la figure est en bois, sans expression, hallucinée, sont devenus capables de tout dans les pattes de ces ignobles Chefs à la mode hitlérienne. On a déjà remarqué cette allure impersonnelle sur les faces des soldats allemands. Ils sont soldats dans l’âme, me disait un ahuri, oui, en effet, ils sont complètement abrutis, totalitairement animalisés. En voyant ces Francistes, j’ai pensé aux Enfants de Dieu, de Savonarole. J’avais commencé ce journal pour noter mes préoccupations poétiques, puisque ce sont celles qui font l’objet des heures de travail que je dois à l’Europe nouvelle. Mais ce sont des confidences que le papier repousse. ––––– 1. Marcel Bucard (1895-1946) fondateur du francisme, mouvement qui joua un rôle prépondérant dans l’émeute du 6 février 1934. Un des chefs de la collaboration. Fusillé au fort de Châtillon. 316


Je cherche pourquoi, je crois que c’est parce que ce journal doit absorber tout ce qui n’est pas poétique afin que mes poèmes soient libérés des événements quotidiens. Je purge le tuyautage. C’est un mécanisme automatique. Arnaud a encore un coup disparu, sa cervelle me fait de plus en plus l’effet d’un gros papillon jaune qui volette de bric de broc. Il est venu le 23 mai chercher des textes pour Stil. Ce premier cahier Main à plume a paru, j’en ai reçu un exemplaire, mais je n’ai aucune nouvelle de La Création qui devait paraître en même temps dans un autre cahier1. Peut-être jugent-ils ce poème dangereux à publier à cause des allusions au vainqueur ? Mais alors, pourquoi ne le disent-ils pas ? Cela ne me gêne pas d’attendre la fin de la bousculade mais au moins, que je le sache ! Dumont ne répond pas, je sens qu’il a partie liée avec Hugnet. C’est tout ce que j’avais besoin de savoir. Cet idiot-là va rater son bouquin, il va rapetisser le problème et passer à côté de l’occasion. Ce Hugnet est vraiment puant, il tue les vocations à quinze pas. Malheur aux jeunes qui tombent dans les pattes de cette araignée. Il dissout tout, cet animal. Lundi 5 juillet 1943 Samedi midi, j’entre chez un bouquiniste nouvellement installé boulevard des Batignolles. Je vois, sur un rayon des livres anglais, cinq pièces de Shakespeare, édition américaine Harper 1888, reliées, interfoliées et truffées de photographies, de coupures de journaux et de programmes relatifs à des représentations données en 1889 à Boston. Ces exemplaires appartenaient au théâtre mécène. Je prends les cinq volumes et je vais au marchand lui demandant : « Combien me faites-vous ceci ? » Il me répond : « Vous voulez me vendre ça ? Hum ! Hum ! » Son « hum, hum », voulait dire : « Je ne vous en donnerai pas lourd, c’est sans valeur ! » Alors, je lui dis : « Non ! je veux vous les acheter, je viens de les prendre là-bas. » Sa figure changea de tonalité. Il me proposa deux cent vingt-cinq francs, je les eus pour cent quatre-vingts. Le régime politique d’avant-guerre était ignoble, répugnant, mais auprès de celui que nous supportons, c’était une fleur suave. Un jeune homme, entré dans la police du ravitaillement parce qu’il ne trouvait rien d’autre à faire pour gagner sa vie, a été viré du service de répression terroriste. Il avait cru, en entrant dans cette ––––– 1. Il s’agit de Décentralisation surréaliste, plaquette collective consacrée à La Main à plume par les Feuillets du Quatre Vingt et Un, d’André Stil (voir note p. 237). André Stil publiera bien La Création, cette même année 1943. 317


caserne, qu’il en serait quitte avec quelques rapports par mois sur de vagues histoires mais il s’aperçoit qu’il s’est trompé. Du jour où il est entré dans la police, il était embarqué pour un long voyage. De fil en aiguille, on le conduit jusqu’aux actions irréversibles. Condamné à être policier politique, il aura à défendre sa peau contre les prochains maîtres. Il est mouillé. Il a aussi à se défendre contre ceux qu’il doit pourchasser, et ceux-ci l’auront vite catalogué. De quelque côté qu’il se tourne, il est condamné. Sur une centaine, il n’y a que trois policiers attachés au régime et l’un des trois a été tué la semaine dernière à Vincennes par un cycliste. Il paraît que c’était le moins mauvais. On oblige ces jeunes à frapper sur les hommes qu’on amène chaque jour à la Préfecture sous l’accusation de communistes présumés. Les deux chefs qui restent sont deux membres du parti à Doriot qui font régner la terreur totale. L’un d’eux amène sa fille qui a dix-neuf ans au spectacle des tortures. Cette jeune fille adore ces tueries et y reste toute la journée, oubliant le boire et le manger. Elle trouve cela plus amusant que le cinéma ! J’ai vu, samedi à deux heures, l’entrée au Vél’ d’hiv’ des gens à Bucard. Chaque métro vomissait une vingtaine d’abrutis, cela faisait quinze cents à deux mille par heure. Des jeunes couillons en chemises bleues faisaient une haie d’honneur devant la grande porte, en l’honneur du courant d’air qui était le seul intéressé dans l’affaire. Cela n’empêche pas Paris-Soir d’hier de nous dire que des dizaines de milliers d’auditeurs ont acclamé Bucard. J’ai vu entrer une file d’une quinzaine de gosses en chemises bleues de six à dix ans, conduits par une espèce d’institutrice. C’était pénible à voir. Grand déploiement de police et de garde mobile dans toutes les rues avoisinantes. Pour quoi faire ? Personne ne s’est dérangé, on voyait passer cela avec un regard de mépris qui causait quelque honte à ceux de ces abrutis qui n’avaient pas le cœur pur car ils portaient un veston qui cachait autant que possible leur chemise, lequel veston ils enlevaient et portaient sur le bras avant d’entrer dans l’établissement. Quand un peuple a perdu tout respect de soi-même, c’en est fini de la liberté. Écrit à Char au sujet de Dumont, qui ne répond pas. C’est un suspect. Mardi 6 juillet 1943 Déclarations d’un Laval qui a mal au cœur, d’un Mussolini qui a mal au ventre, d’un Sauckel1 la semaine dernière qui nous promet ––––– 1. En mars 1942, Fritz Sauckel, gauleiter de Thuringe, avait été nommé 318


la fessée si nous ne sommes pas sages. L’Europe a le cafard. Cette épidémie de colique nous réjouit. Peut-être serons-nous écrasés dans les derniers sursauts de la bête immonde, mais cela ne fait rien, nous aurons la joie de savoir que ces sauvages ont raté leur coup. Laval nous dit que l’armée allemande est invincible militairement ? Il y a d’autres façons d’être vaincu. Il n’a pas répété qu’il croyait à la victoire de l’Allemagne. L’Allemagne peut être vaincue et son armée invaincue. Les Prussiens nous ont assez répété que ce fut ainsi en 1918, Hitler plus que tout le monde. On n’en demande pas plus. Ce n’est pas le moment de jouer sur les mots. Les Européens-mes-collègues sont de plus en plus endormis. On n’en rencontre plus dans les couloirs ni dans les bureaux. Ils se canfouinent dans leur gourbi, ils se rendent invisibles, se laissent oublier. Ils ne s’agitent un peu qu’à l’heure des repas. Que peuventils penser, si tant est qu’ils pensent ? Tout croulera autour d’eux, ils resteront placides et immobiles comme des vaches dans un pré. Où est-il, le peuple jeune, le peuple dynamique des discours de Nuremberg ? Mercredi 7 juillet 1943 Le général Sikorsky1 est mort à Gibraltar dans un avion qui a mal atterri. Aussitôt, les journaux européens et leur radio accusent l’Angleterre d’un crime savamment agencé. Sans avoir eu le temps de recevoir des rapports précis sur l’accident. Ils n’ont eu pour se renseigner que la sèche dépêche Reuter. Si Reuter n’avait rien dit, ils ne l’auraient jamais su. C’est devenu une habitude des services de propagande d’accuser les autres des plus noirs méfaits. Ne voient-ils pas qu’ainsi ils rabaissent la notion d’État et le font mépriser de tous les hommes. Le citoyen moyen se dit : « L’État est une ignoble crapule, une merde, il manigance des assassinats, il les maquille en accidents, il pleure les morts, il les enterre avec beaucoup de chichis, et il se réjouit dans son cœur d’être débarrassé d’un homme encombrant. Évidemment, ceci se passe chez l’ennemi, chez ––––– par Hitler « plénipotentiaire au recrutement et à l’emploi de la main d’œuvre » pour l’ensemble des pays occupés. C’est lui qui est à l’origine du S.T.O. (Service du travail obligatoire), qu’il institua par ordonnance le 1er septembre 1942. 1. Wladyslaw Sikorski (1881-1943), général et homme politique polonais. Chef du gouvernement polonais en exil à Londres. L’« accident » qui lui coûta la vie se produisit après la rupture entre l’URSS et le gouvernement polonais de Londres. 319


l’État qui s’appelle l’Autre. Mais chez nous cela n’arrivera pas, nous sommes un peuple loyal, vertueux, noble ! Eh ! mais, j’y pense. Et l’affaire Prince, et l’affaire Stavisky, et l’affaire Pierre de Serbie… Tiens ! Tiens ! tous les hommes sont pareils, statistiquement, tous les États doivent être à peu près réduits aux mêmes expédients. Il y a eu aussi un certain Machiavel qui a « mangé le morceau », qui s’est « mis à table » comme disent les policiers d’État. Mais alors, ce n’est pas l’État qui s’appelle nomansland qui est comme ça, c’est l’Étaten-soi. Ha ! Ha ! Ha ! l’État vieille putain qui envoie les gosses au catéchisme ! Hi ! Hi ! Hi ! » On s’étonne parfois du nombre incalculable de peintres, architectes, sculpteurs et autres du XVe au XVIIe siècles qui firent la gloire de l’Italie. On dit que dans chaque village, il y avait une école pour les Beaux-Arts. Des bourgades comme Sienne devinrent des villes d’art célèbres. On en supposa qu’il y a des époques et des lieux favorables au développement des facultés artistiques. Comme il y a des années où il y a des pommes et des années où il n’y a pas de pommes. C’est plutôt qu’il y a de l’argent pour, ou bien qu’il n’y en a pas. Quand la vanité et le snobisme des riches tombent sur une forme quelconque d’activité, il y a tout de suite une nuée de prétendants pour ramasser la monnaie. Que demain, par exemple, on paye un poète comme on payait avant la guerre un pilote de la BasseSeine, et vous verriez, Messieurs les théoriciens de la race et de la culture des artichauts, la plus belle époque poétique de l’histoire de l’humanité ! Jeudi 8 juillet 1943 J’ai été hier à Levallois, pas de matière, il y en aura demain. Quatre mois qu’on l’attend. Les vainqueurs sont fatigués de leur victoire. Ils sont comme on les pose. Le matin, le Tout-Puissant les place sur leur chaise, devant leur café au lait et leurs sandwiches, puis il les incite à la méditation, à la prière ou quelque chose de ce genre. La tête dans les mains, ils contemplent leur buvard. À midi, le Tout-Puissant les enlève et les dépose devant leur assiette pleine de bonnes choses, puis retour au buvard, etc. etc. On n’ose plus aller les déranger, on sent que ce n’est pas correct de parler du travail au milieu de cette pleine digestion mystique. Aussi, passons-nous près de leur porte sans faire de bruit. Ne les troublons pas ! Ne les réveillons pas ! Le crépuscule des Dieux. Idiot’s twilight. Je vais passer une journée avec Cymbeline1, édition Harper. Je note dans ––––– 1. De Shakespeare. 320


l’introduction ce passage de Schlegel : « Shakespeare aime à montrer la supériorité du naturel sur l’artificiel. Au-dessus de l’art qui enrichit la nature, dit-il quelque part, il y a un art plus haut créé par la nature. » Belle interprétation du « Art itself is nature » de Winter’s Tale. Écrit Fille de joie, troisième poème du Casseur d’images. Ça va ! Je voudrais finir le 15 pour donner le manuscrit à Georgette Char. Vendredi 9 juillet 1943 La famine, qu’on revêt du nom de sous-alimentation jésuitiquement, politiquement, comme si nous n’étions pas foutus de comprendre un seul mot de pur français, la famine nous accable. Jusqu’à l’âge de vingt-sept ans, j’ai peu mangé, sauf deux périodes : l’année 1912-1913 sur le Loiret et l’année 1915-1916 à Dunkerque. Je restais facilement trois jours sans manger, sans ressentir la moindre gêne. Jusqu’à ce même âge, j’ai beaucoup souffert des dents, j’estime vingt-cinq pour cent du temps que j’ai vécu. Et je vois aujourd’hui qu’il y a une relation entre les deux phénomènes, d’autant plus que je ne me suis assis dans un fauteuil de dentiste, pour la première fois, qu’à ce même âge de vingt-sept ans. Les Anglais ont prévenu les habitants de Billancourt qu’ils allaient venir bombarder les usines Renault. Les Russes trouvent devant eux des camions Renault, ils exigent qu’on en finisse avec ce nid à ferraille. C’est normal. Un homme qui travaille dans ce bagne me disait ce matin que l’on en sortait trente-huit camions lourds par jour. Cela fait environ mille par mois. Cela mérite une fessée. C’est sans doute pour après-demain, dimanche. Les nazis veulent fabriquer des avions de trente tonnes et plus, à quatre ou six moteurs. Toutes les maisons d’aviation sont cordialement invitées à construire un prototype genre forteresse volante. C’est avec cet engin que l’Axe gagnera la guerre. Il faudra au moins six ans pour voir la série. Ils ne doutent de rien, ces idiots-là ! En attendant, cela va faire encore de la main-d’œuvre et de la matière pour le roi de Prusse. C’est-à-dire pour des prunes. Tant mieux, plus on dépensera, plus tôt ce sera fini, notre führer ne s’est jamais trompé !

––––– 1. « La Pluie et le beau temps » est le quatrième poème du Casseur d’images. Le cinquième portera finalement le titre de « Sacrifice ». 321


Samedi 10 juillet 1943 Je vois deux poèmes1 du Casseur d’assiettes, pardon d’images : La Pluie et le beau temps et Sanctuaire. Aucune nouvelle d’Arnaud ni de sa bande. S’il tire quelque chose de la Poésie, la Poésie ne tirera rien de lui. Le poème de Rius1 dans le premier cahier est lamentable. Le poème collectif aussi2. Ils ne voient donc pas que je suis à l’opposé de leur manie collective. Cela m’amuse beaucoup de me voir au milieu d’eux, contradiction en pleine lumière et qu’ils ne voient point, aveuglés qu’ils sont par leur évangile communautaire. Les hommes de lettres sont de drôles de bêtes. Voici bientôt trois semaines que j’ai écrit à Dumont, encore un homme de lettres à classer parmi les cons. On annonce le débarquement en Sicile3. Lundi 12 juillet 1943 Mon démarrage poétique fut extrêmement difficile. En 1914, dans mes journées de loisirs militaires, au fort de Querqueville, j’avais écrit un poème sur le rythme d’une certaine symphonie héroïque d’Albert Samain. Je le fis lire à un de mes camarades qui en fut très étonné et ne me put rien dire, le trouvant très insolite. Je savais que cela ne pouvait être bien, mais la surprise sans admiration ni dégoût attira mon attention. C’était comme qui dirait une surprise pure, animale, sans notion critique. Le choc de certains mots, peutêtre leur éclairage, leurs interférences. Absorbé par le travail intense de mes années de guerre et pendant les années qui suivirent, alors que je m’étais emmanché dans les réalisations industrielles, transferts, sans aucun doute de mon activité poétique refoulée, je pensais toujours à écrire des poèmes, j’avais déjà des titres qui attendaient leurs meubles et qu’ils attendirent dix ans et davantage. J’avais, pendant les six premiers mois de la guerre en 1914, dévoré les poètes depuis Homère jusqu’à Verlaine en passant par Dante (dont j’étudiai le Purgatoire en bilingue, qui venait de paraître chez Didot). Le Roman de la Rose et de Renart, Marot, Ronsard et la suite. Mon moulin marcha à plein, crachant plus de son que de farine. Je voulais voir ce qui avait été fait, afin de reconsidérer le problème et ne pas refaire les erreurs déjà tombées dans le domaine public. ––––– 1. Sur Robert Rius, voir note 3, p. 105. 2. Nouvelle allusion à Décentralisation surréaliste. Les membres de La Main à plume se livraient régulièrement à l’écriture collective de poèmes, qui paraissaient sous la mention « L’Usine à poèmes ». 3. Le 10 juillet 1943. 322


Vers 1927, j’eus un violent accès et je décidai irrévocablement d’écrire quelque chose. J’avais plusieurs projets, je partis pour Marseille où je devais travailler deux mois à la Santé Provençale, et je comptais sur le calme et la tranquillité d’une vie de célibataire pour entrer dans l’armée de la poésie active. J’emportai un cahier et quand je revins à Paris, le cahier n’avait pas été ouvert. Ces années d’hésitations et de projets auraient pu se prolonger jusqu’à ma mort si un jour je ne m’étais assis devant une feuille blanche et si je n’avais commencé par une phrase sans importance, sans préméditation. Je vis que je ne pouvais pas écrire un poème en le composant d’abord mentalement. J’avais cru jusque-là que l’écriture était accessoire, venait après pour enregistrer ce qui existait, comme on prend la photographie d’un édifice. Je ne pensais pas que l’appareil photographique pouvait construire l’édifice. En 1928, j’écrivis un long poème qui s’appelait dangereusement Les Vomissements1 et dans lequel je parlais de ces hésitations en amenant l’image de la neuvième symphonie et des difficultés que le chœur éprouve à entrer dans le jeu. J’écris en ce moment Le Casseur d’images. Sera-ce une œuvre parfaite (dans le sens achevée, définitive, ou quelque chose de ce genre) ou encore une expérience, comme tous mes poèmes écrits à ce jour ? Je n’en sais rien et je n’en saurai probablement jamais rien. Je vois ainsi les Minuits pour géant dans L’Antitête de Tzara. Ce sont des poèmes que j’admire et qui ont agi sur mon Casseur d’images. Pourquoi ces poèmes ne sont-ils pas parfaits ? Que leur manque-til ? Un petit rien, qui ne tient ni aux images ni au traitement qu’elles subissent, ni au talent littéraire de l’auteur, mais à l’homme même, à sa « nécessité », à ces coïncidences heureusement rencontrées tel jour, à telle heure, en tel endroit, juste quand il fallait. Le rationnel jusqu’à un certain point, puis l’irrationnel avec son apparence absurde et sa liberté sans limites. Notre ancien concierge était tonnelier-caviste. Il avait un chien magnifique, qu’il emmenait dans ses travaux. Il était un jour en train d’installer des tonneaux sur une pile d’autres tonneaux ; le chien se dressa, mit ses pattes sur la poitrine de son maître et le poussa violemment et le fit tomber ; l’homme se demandait si son ––––– 1. « Les Vomissements » (sept pages d’alexandrins) parut en 1929 dans Les Lys qui pourrissent, premier livre de Maurice Blanchard. C’est — avec « Quatorze juillet » — une des deux pièces de ce recueil à ne pas figurer dans la réédition Plasma (Les Barricades mystérieuses, 1982), sans qu’aucune explication soit donnée de cette absence. 323


chien était devenu fou, mais un tonneau se mit à descendre et tomba de très haut à l’endroit où il se trouvait quelques secondes plus tôt. Son chien l’avait sauvé avant qu’il y eût le moindre signe d’une catastrophe. Est-ce le chien qui était le poète, le voyant ? Pas sûr ! Je pense que c’était plutôt le concierge. Bien que l’explication me paraisse inaccessible. Verger, un dessinateur habitant Sèvres, me dit que le tailleur, son voisin, vend des costumes à quatorze mille francs. Il ajoute : « C’est le prix ! », en voulant dire que ce n’est pas exagéré, que c’est normal ! Ce sont des costumes qui valaient huit cents francs avant la guerre. Dans un an, nous irons nus dans les rues de Paris, dans dix ans, nous vivrons dans les arbres comme des sapajous. Mardi 13 juillet 1943 Nous avons un nouveau directeur, Monsieur Cœurfidèle. Il est venu me voir et voir les travaux en cours, il me fait l’effet d’un dur. S’il ne rétrécit pas au lavage, il va nous faire travailler avec énergie (c’est son mot). Vulgairement : « Il va tout bouffer ! » On verra. Un avion fait l’imbécile au-dessus de Grenelle, je ne puis m’empêcher de lui souhaiter qu’il ramasse une gaufre. En général, je ne trouve pas que le vol d’un avion soit très intéressant ; au bout de cinq minutes de ce spectacle, on a tout vu. Les mouvements sont archiprévus, tandis que le vol des oiseaux c’est toujours passionnant, je ne me lasse pas de les voir évoluer devant ma fenêtre, et puis leurs atterrissages sont toujours inédits. L’autre jour, un moineau volait avec un bâton sur son épaule ; c’était peut-être le Jésus Christ des moineaux, en plus distingué évidemment. Le premier vol des avions que j’ai étudiés a toujours été pour moi une épreuve insupportable. Le dernier fut le 161, en 1938 à Sartrouville. Je souffre à un tel degré que je me jure alors de ne plus jamais en construire, c’est aussi ce que dit une femme qui accouche. Je sens que s’il y avait un accident grave à ce premier essai, je me tuerais. Ma conscience professionnelle est exagérée. Jeudi 15 juillet 1943 Est-ce le dernier 14 juillet que nous passons chez les barbares ? Que cela soit ! Ils nous ont donné un jour de vacances à cette occasion. Ces gens-là sont pleins de contradictions. La Voix du Reich nous disait hier : « Londres vous abreuve de déclamations et de chants patriotiques en ce jour du 14 juillet, qui commémore une pauvre révolution manquée. On vous chante la Carmagnole et la 324


suite. Mais, nom de Dieu ! faites-la, votre révolution, faites-la donc ! C’est le moment ! » Le monsieur était malpoli, mais très furieux. C’était agréable à entendre. Hier soir, à dix heures et demie, A., sa femme et C. sont venus à la maison demander l’hospitalité pour la nuit. Une sale affaire avec J. B., des perquisitions et des lettres vaches saisies. Relâchés par la Gestapo, ils craignent un sursaut de la vache furieuse et veulent se mettre derrière la haie1. Il paraît qu’on arrête beaucoup en ce moment. Même des crapules embochées comme Ramon Fernandez, Chardonne, Drieu, FabreLuce sont, paraît-il, arrêtés parce que leur zèle se refroidit. Ces traîtres-là, qui croyaient à la reconnaissance et à la gratitude du Prussien ! Or, le Prussien trouve toujours qu’on lui doit davantage encore, d’où ses réactions plus violentes envers celui dont le zèle diminue que pour le résistant qui continue à résister. Les pauvres intellectuels ne savent pas ces choses qu’un paysan illettré connaît en venant au monde. Le couloir sent la viande pourrie. Nous mangeons très peu de viande, et ce peu est presque toujours pourri. On croirait que les ravitailleurs attendent le dernier délai pour la livrer aux affamés que nous sommes, cela parce qu’ils espèrent toujours pouvoir la vendre à un prix très élevé au marché noir ; comme la viande n’attend pas, et qu’il faut que quelqu’un finalement la paye, c’est nous. Deux demi-cochons ont été emmagasinés lundi dans le bureau qui fait face au mien. Le cantinier doit chercher à les détailler à deux cents ou trois cents francs le kilo, plus encore s’il trouve des clients riches. Les mauvais morceaux qui resteront nous seront servis dès que les vers s’y seront mis. Ce voyou a démoli l’imposte pour aérer sa charogne, l’odeur me donne le mal de mer. Cœurfidèle venant me voir avant-hier a passé dans la saleté, la ––––– 1. Respectivement, Noël et Cécile Arnaud (A), Jean-François Chabrun (C) et Jacques Bureau (J. B.). Sur cet épisode important de l’histoire de La Main à plume, que Blanchard ne peut évidemment pas développer dans son journal, voir Michel Fauré, op. cit., pp. 255-284. Michel Fauré écrit : « Après le coup de filet du 14 juillet 1943 (...) Noël et Cécile Arnaud se réfugient d’abord chez Maurice Blanchard. On ne peut, en cette occasion, manquer de rappeler le rôle très important de ce dernier dans la Résistance. Grand poète et homme d’un exceptionnel caractère, Maurice Blanchard y mena des activités au moins aussi importantes sinon plus efficaces que d’autres membres du groupe — Bureau, de Sède, Rybak, Hérold, Bocquet, Stil… (...) Le mérite de Blanchard à recevoir les Arnaud et à les héberger autant qu’ils l’auraient voulu n’en est que plus grand. Noël et Cécile Arnaud n’abusèrent pas cependant de cette hospitalité périlleuse : ils restèrent environ une semaine chez Maurice Blanchard. » 325


mauvaise odeur, les poubelles suries et les crottes de chien, comme Louis XIV passait dans son parc de Versailles au mois de juin. Il paraissait trouver cela très bien. Sont-ils élevés dans la merde ? Vendredi 16 juillet 1943 Tout va mal pour le Condottière de la Pourriture et pour le Caligula à moustaches1, son complice. Ces intellectuels du surin et de l’escopette n’ont plus l’avantage de la préparation du mauvais coup. Le temps a passé, les attaqués ont regagné le niveau d’égalité des forces et, par la vitesse acquise, croisent le palier de la production allemande comme une flèche à travers un plafond de papier. Les attaques allemandes inefficaces de 1918 se renouvellent en 1943 ; quand ils verront qu’ils n’ont plus aucune chance de vaincre, ils s’effondreront, cela peut venir bientôt. La Martinique a livré sa flotte sans la saborder. Vichy doit savoir qu’il faut traiter les Américains comme des foutus nazis, car les occupants ont certainement donné l’ordre à Vichy de saborder. Si Vichy n’obéit plus, si la putain France lâche son mec, c’est qu’elle a trouvé un nouveau miche à gueule d’or. Samedi 17 juillet 1943 Jean parti hier soir pour Lannemezan2. Ça vaut mieux que chez les nazis. Lundi 19 juillet 1943 À Paris, nous savons ce que c’est que l’occupation, surtout par les difficultés du ravitaillement, mais d’autres villes savent mieux que nous en apprécier les douceurs. Étampes, par exemple, qui est devenue une ville nazie. Ils occupent les maisons et ont consenti à refou––––– 1. Mussolini et Hitler, évidemment. 2. Convoqué pour partir à Berlin au titre de S.T.O., Jean Blanchard, le deuxième fils de Maurice Blanchard, alors âgé de 22 ans, réussit à se faire employer par la S.N.C.F. à Lannemezan, où il s’occupait des lignes à haute tension. Jean Blanchard avait d’abord suivi les cours de l’École Navale, mais avait dû renoncer pour cause de myopie. Il entra alors à l’École supérieure d’électricité. De 1945 à 1960, il travailla chez Vetra (constructeur de trolleybus), et de 1961 à 1982 au secteur international de Ducellier (équipement électrique pour automobiles). De son mariage, en 1952, il a eu trois enfants : Bruno, né en 1954, Didier (1956-1972), et Isabelle. 326


ler les familles dans une pièce de débarras ou une mansarde. Un quincaillier et sa famille ont dû coucher dans la vitrine de leur magasin, ces Messieurs occupaient les chambres. Ils narguaient les personnes en venant, dans la nuit, souhaiter : « Bonne nuit, dormez bien ! » Chez d’autres, ils ont enlevé les meubles pour s’installer dans les baraquements qui s’étalent sur tout le territoire de la commune. Avant de quitter les maisons ils chièrent partout, sur les parquets, dans les baignoires, les gens ont eu deux mois de travail pour nettoyer et gratter leurs déjections. Ils emportèrent aussi un chien. Pour le récupérer, l’habitant dut donner trois mille francs à l’officier qui l’avait emprunté et le civilisé se fit faire une reconnaissance de dette de trois ans pour le cas où le pauvre vaincu ferait une réclamation. En 1914, au moment de la Marne, ils envahirent Montdidier où ils restèrent quelques semaines. La première vague d’invasion était composée, comme toujours, par des gouapes. Ils ouvrirent la porte de la maison de ma mère à coups de bottes, alors qu’il était plus simple de tourner le bouton, ma mère était là assez effrayée ; ils entrèrent, allèrent au buffet, burent un litre de vin à même la bouteille, prirent quatre ou cinq pots de confitures et s’en allèrent en les mangeant à pleine main. Quand ils eurent fini les pots, au bout de cinquante mètres, ils entrèrent dans une autre maison pour continuer leur repas ambulant. Ensuite, vint le gros de l’armée de la civilisation. Deux officiers logèrent dans la maison, ils exigèrent les plus beaux draps, se couchèrent tout habillés, bottes et éperons, et le matin s’accroupirent sur le lit, firent leur crotte et se traînèrent le cul sur les draps brodés, comme les chiens. Puis ils filèrent en disant : « Demain, à Paris. » Demain, ce fut vingt-six ans plus tard. Ils ne gagneront pas cette guerre-ci, mais ils comptent bien gagner la prochaine, dans vingt ans. Car ils nous la referont encore, les salauds ! Ils ne pensent et ils ne vivent que pour ça. Ignoble éducation de ce peuple ! Mardi 20 juillet 1943 Cœurfidèle fait du vent. Il réorganise. Pour le moment, il nous emmerde avec ses graphiques, ses délais, ses programmes. Pourvu qu’il ne barbouille pas mes chers loisirs poétiques ! Je crains qu’il ne casse la vaisselle, il a l’air assez prussien. J’ai refilé deux de mes hommes, des indésirables, à un confrère nazi. Celui-ci me rend la pareille aujourd’hui. C’est un vieux, j’aurais dû me méfier. Avec les autres cela passe très facilement, ils ne font aucune différence entre l’un et l’autre, ils sont communautaires dans ce sens-là, ils ne savent 327


plus distinguer le blanc du noir. Mais ce vieux birbe (il a mon âge) a connu d’autres temps, les temps où un homme s’appelait Émile ou Jacques, ou Socrate. Il a encaissé ma botte, mais il m’en renvoie une que je vais parer du mieux que je pourrai. Il m’en envoie quatre qui sont encore pires que dix fois les deux miens. Et il m’en envoie un cinquième, qui n’est pas prévu ni enregistré sur le carnet de Cœurfidèle pour refuser celui qui n’est pas marqué et j’essaierai d’en passer d’autres dans la même bousculade. Ces idiots-là embauchent sur références (plus ou moins truquées) ; le candidat a ainsi une situation acquise d’emblée de laquelle il ne peut plus sortir. Si, le jour de l’engagement, le nazi a passé une bonne nuit à Montmartre, s’il voit le candidat avec le grand diaphragme, il lui donne trois ou quatre fois ce qu’il vaut et en voici pour jusqu’à la fin des temps. Si, au contraire, il a mal digéré, il embauche au-dessous du cours et il est ensuite impossible de rectifier le tir. Le pauvre est dans le filet à papillons et épinglé pour toujours avec ses deux mille francs par mois. On ne peut pas juger les gens sur leurs capacités. Premièrement, c’est défendu. Deuxièmement, on ne fait rien ou, c’est tout comme, on fait des travaux d’apprenti, tout le monde a le même genre de travail, qu’on soit ingénieur expérimenté ou débutant sans initiation. C’est une drôle de machine. Les défilés d’hommes avec la pelle sur l’épaule, ce n’est pas seulement symbolique ! Ce qui les sauve, en Allemagne (malgré la gourderie des travailleurs), c’est qu’il est interdit de divulguer les appointements que l’on touche. Ce qui fait que celui qui croit avoir de grandes qualités peut toujours penser que le cafouilleux, son voisin, gagne moins que lui, et il le pense parce qu’on lui a toujours dit qu’un chef ne peut pas se tromper. Mais en France, ce n’est pas du tout cela ! Le jour de la paye, les bonhommes se passent leur bulletin de paie, à tel point qu’on en vient à donner à toute la catégorie un salaire unique pour éviter toute réclamation, les plus mauvais se croyant toujours meilleurs que les bons et ayant de plus le génie de la rouspétance. Il est à craindre que la méthode Ububoche n’ait donné aux Français des habitudes immodérées de paresse. Il sera difficile de les remettre en activité ; trois ans de flemme organisée, cela compte dans la vie d’un travailleur. Mercredi 21 juillet 1943 Nous hébergeons un moineau que notre voisine a ramassé, tout duveteux, il y a trois semaines, sous le pont de la rue de Madrid. Elle l’a nourri avec de la bouillie qu’on lui fourrait dans le bec avec un petit bâton. Maintenant, c’est un jeune homme. Nous l’avons 328


enfermé dans une pièce de débarras et il est plus qu’Hitler ou que notre Maréchal chef de l’État. Ma femme va lui tenir compagnie plusieurs fois par jour, il mange de la pomme de terre, des confitures, du pain, de la verdure, il s’accommode de toutes sortes de choses et ne manifeste du dégoût que pour les pommes de terre cuites de la veille. Nos voisins sont partis en vacances pour trois semaines et nous l’ont confié. Il y a quelques temps, le mari, se levant un matin vers six heures pour faire pipi, lui donna la becquée, le lendemain à la même heure, le cuicui se mit à piailler éperdument pour qu’on lui apportât son petit-déjeuner. Il avait rapidement pris la bonne habitude. Maintenant, tous les matins, nous entendons sa chanson. Donc, ma femme, qui a beaucoup de tendresse pour les animaux, va le distraire. Il se blottit dans le creux de sa main gauche et elle le caresse de la main droite. Dès qu’elle cesse, il se précipite sur la main droite et la picote durement, en ayant l’air de dire : « Caressemoi, ou bien je te mets en pièces ! » et il revient dans le creux de la main recevoir les caresses. Quand elle veut quitter la chambre, il se perche sur son épaule, elle le lance vers le fond, mais il revient avant qu’elle n’ait pu faire un pas. Imitant la joueuse de tennis, roulant par bouts de dix centimètres, elle arrive enfin à la porte d’où, le relançant dans un dernier et vigoureux smash, elle se hâte de passer dans le couloir. Jeudi 22 juillet 1943 Les deux gangsters1 se sont rencontrés pour la sixième fois depuis la bagarre, mais, pour le première fois, leur communiqué oublie de crier la victoire finale. Il dit sèchement qu’on a examiné la situation militaire. On s’en doutait. Les rédacteurs de communiqués sont de pauvres types sans imagination. J’aurais écrit qu’il fut question de la pluie et du beau temps. Char se fourvoie dans les pattes de la N.R.F., il le regrettera2. Ces salauds-là, avec leur museau de serpillière, sont habiles en toutes sortes de vacheries. Je viens de passer deux journées chez Cœurfidèle pour la révision des salaires. Pour établir quatre-vingts chiffres, nous étions six ou ––––– 1. Toujours Hitler et Mussolini. 2. Voir le 26 juillet 1943. Le fait est qu’à cette date, Char n’avait jamais encore publié chez Gallimard, ni même dans la N.R.F., et qu’il faudra attendre 1945 et la parution de Seuls demeurent pour que son nom apparaisse sur la couverture blanche. Rappelons que Char n’a pas fait paraître un seul texte de 1939 à 1944. 329


sept chefs de service assis à la grande table des conférences, sous la présidence de Cœurfidèle, j’étais le seul Français et nous avons perdu chacun dix à douze heures en des discussions que j’ai trouvées très amusantes, car il y avait, pour se distraire, toutes les lettres des employés qui sollicitaient une augmentation de leurs appointements. Toutes plus ou moins illustrées du récit de leurs hautes prouesses techniques et autres. Cœurfidèle parle français comme un touriste et il lisait toutes les lettres en me demandant la signification de certaines phrases un peu trop ornées, de certains mots hors de son vocabulaire. L’une de ces lettres était très longue. L’auteur disait d’abord que lors de la victoire allemande en 1940, un grand espoir naquit dans son âme car, enfin, la justice allait se répandre sur notre pauvre pays. Mais, hélas, il a attendu vainement, il a déploré, il a lamentablement souffert d’attendre la justice qui aurait récompensé ses hautes qualités techniques et morales afin qu’il pût joindre les deux bouts, etc. etc. Les mots déplorer, lamentablement et justice furent des gros morceaux à faire parvenir à destination. J’en vins à dire que déplorer, c’était à peu près verser des larmes amères sur ... (Weiner bitterlich) et que la justice attendue était une justice personnelle, connue jusqu’à présent comme étant dans la main de Dieu (je levai le doigt vers le ciel) et qui sera rendue le jour du jugement dernier. Là, ce fut un rire vraiment unique : « Ha ! Ha ! Ha ! Gott ! Ha ! Gott ! » Un rire très large et sans arrière-pensée, qui voulait dire aussi : « Elle est bien bonne, celle-là, je la replacerai ! » Un autre solliciteur de vingt-deux ans, et qui gagne deux mille cinq cents francs par mois, demandait cinq mille francs, faute de quoi il donnerait sa démission ; Cœurfidèle lui donna trois mille francs. Celui-là obtint plus de succès que l’homme à la justice ; il est vrai qu’il parlait durement. Un autre disait que si on ne lui donnait pas six cents francs d’augmentation, il ne ferait plus rien, on lui donna ses six cents francs. J’ai remarqué que ce sont les plus rossards qui ont été récompensés. Devant un cas encore plus marqué, je fis une observation. Cœurfidèle me dit que Monsieur Mélange, son prédécesseur, avait promis d’accorder cette augmentation et qu’il était tenu de s’y conformer en vertu du principe qu’un chef ne peut pas se tromper, que cet homme ne méritait pas ce salaire, qu’il était juste de tenir sa promesse. Je lui fis remarquer encore qu’il valait mieux être injuste que de provoquer du désordre, il me répondit assez brutalement que l’incident était clos. Je n’avais pas pu m’empêcher de dire mon avis, le favorisé étant une crapule notoire et son avantage étant pris sur d’autres personnes très dignes d’intérêt. 330


En général, il fut plein de mansuétude, une mansuétude un peu gourde, car les appréciations prononcées par les chefs allemands furent dans presque tous les cas : « Slecht, schwach, faul, ziemlich » ; elles n’empêchèrent pas Cœurfidèle de les augmenter, il disait : « Cela les encouragera à bien travailler ! » O ! Candeur ! Vendredi 23 juillet 1943 Un article de Paris-Soir vaut son poids de matières grasses. Entouré d’un cadre, il ne compte qu’une vingtaine de lignes qui vantent la civilisation de nos ancêtres d’il y a cent mille ans, ceux de Cromagnon, dit-il. Je vais essayer de la récupérer et je l’épinglerai ci-contre. Le peuple jeune d’il y a deux ans veut maintenant être un peuple vieux, tout simplement parce que le vent de la propagande est soufflé par les bombardements de la Ville Éternelle, qu’ils appellent aussi la capitale spirituelle du monde, le berceau de la civilisation, etc. etc. Samedi 24 juillet 1943 Deux ou trois fois par semaine les sirènes donnent l’alerte et la D.C.A. crache en l’air. Cette nuit, nous fûmes réveillés vers une heure du matin, les nuages pesaient à trois ou quatre cent mètres d’altitude, les Anglais passaient au-dessus de la ville pour aller massacrer l’Allemagne du sud ou Turin. Le gueulard de la défense passive cria : « Lumière ! fenêtre ! » Je sortis sur le balcon pour voir si cela ne venait pas de chez nous, car, avec l’électricité, on ne sait jamais, cela peut s’allumer ou s’éteindre sans qu’on y soit pour rien. Il fait chaud, les habitants dorment avec leurs fenêtres ouvertes. Après un gueulement du flic, on entendit un retentissant : « Assez ! On ne peut plus dormir, alors ? » Comme le flic regueulait, je lançai un « Merde » sonore et un troisième habitant, avant que l’écho ne se fût éteint, cria : « Ta gueule ! » Nous avions gagné la bataille, l’ennemi battit en retraite. Cela me rappelle la nuit du bombardement de Sully, alors qu’au milieu de la canonnade assourdissante, l’Ami nous disait timidement : « Monsieur Blanchard, vous ne croyez pas que nous devrions partir ! » A quoi grand-père répondit, très en colère : « Laisse-nous dormir, on a sommeil, cela fait trois fois que tu nous réveilles, merde alors ! » Les commentateurs du communiqué de Vérone, comme on pouvait le prévoir, disent que plus un communiqué est court, meilleur il est et que les quelques mots qui le composent sont pleins de choses pro331


fondes ; on nous convie à la méditation de cet abrégé de la science humaine ! Seulement, c’est tellement profond que nous sommes trop bêtes pour comprendre, bien que nous voyions clairement qu’ils sont foutus. Et c’est cela seul qui importe. État goitreux, État gâteux ! Vieille pantoufle ! Le cantinier m’offre de la viande de bœuf pour pot-au-feu à cent quatre-vingts francs le kilo. Grand merci ! Ce gros viandeux se vante d’arrondir son cinquième million. Gibier de potence. Hier, il voulait me vendre une crêpe de dix francs, cette crêpe était un laissé-pour-compte des Européens qui avaient renâclé devant leur assiette. Re-gibier de potence ! Lundi 26 juillet 1943 Enfer de la dernière semaine du mois. Trois cents batailles m’ont vaincu. Je ne lutterai plus. J’ai du même coup perdu le courage de gagner de l’argent. Je préfère crever de misère que de subir des disputes, mon enfance en fut saturée. À Morangis, près de Longjumeau, il y avait un médecin juif, très aimé de la population. Il savait ne pas ramasser ses honoraires quand le malade était nécessiteux. Il a disparu, capturé par le vainqueur civilisé. À sa place, dans sa maison, dans ses meubles, s’est installé un nouveau médecin au nom bien français de Duterre et à la gueule bien boche. Il parle français comme un vrai Français, il fait son possible pour qu’on le croie de Seine-et-Oise de père en fils depuis Vercingétorix, mais sa manie de faire parler les malades sur des questions qui n’ont rien à voir avec l’objet de sa visite, sa manie de vanter l’Allemagne et la belle ville de Nuremberg font qu’il n’a plus à se déranger pour une deuxième visite. Il parle maintenant d’aller s’installer à Cannes. On voit l’astuce du Boche : installer dans chaque village français un médecin, un industriel, un représentant en engrais ou en machines agricoles qui, appointé par le Reich, surveillerait, espionnerait, renseignerait. Un réseau policier couvrirait le pays. La vie du plus petit travailleur serait dans leurs pattes. Il y aurait dans chaque village un seigneur plus puissant que l’autorité locale officielle, puisque celle-ci serait aussi surveillée par ce museau de serpillière. La vie serait belle ! ––––– 1. Mis en minorité par le Grand Conseil fasciste à la suite des revers militaires italiens, Mussolini fut arrêté le 25 juillet 1943, sur ordre du roi Victor-Emmanuel III, et remplacé par le maréchal Badoglio. Interné dans las Abruzzes, il sera délivré par un commando SS le 12 septembre suivant, et reprendra le pouvoir jusqu’à sa défaite et son exécution en avril 1945. 332


On dit que Mussolini a démissionné1. Une ignoble saloperie qui se décompose, c’est un spectacle réconfortant quoique pas très beau. Et encore. « Fair is foul, foul is fair ! », puisqu’il s’agit d’un monde inférieur !... Écrit à Char au sujet de la N.R.F. Je voudrais bien qu’il abandonne cette idée. Je vois la manœuvre. Parisot va faire sa cour à Paulhan ; celui-ci insinue qu’il aime la poésie de Char et que, plus tard, quand Char voudra publier, il verra s’avancer vers lui la main douce et parfumée de la vieille garce de N.R.F., pour peu qu’il en manifeste le désir. Alors Parisot, pour faire plaisir à Char, lui écrit : « Si vous présentiez vos poèmes à Paulhan, je crois qu’il sauterait dessus, c’est le moment. » Arnaud m’a fait le même coup la semaine dernière au sujet de Malebolge épuisé chez Debresse1. Monsieur Ventregris est venu me faire ses adieux. Je lui ai demandé s’il reviendrait à Paris, il m’a dit : « Non ! mais je vous verrai à Dessau, j’espère ! » Ben, mon vieux ! Moi, je n’espère pas. Il est parti avec un autre, un certain Monsieur Solide, mais un nouveau, Monsieur Maisoncrotte, vient de m’être présenté, à moins que je lui fusse présenté ! Je n’ai pas remarqué la nuance, ni eux, qui sont encore plus barbares que moi sur ce point. Catherine, la balayeuse polonaise, est dans la joie à cause du déboulonnement de Mussolini. Elle me dit : « Vont-ils bientôt partir ? » Je lui réponds qu’il ne faudrait pas qu’ils partent avant dimanche, car la paye qui a lieu samedi risquerait de ne jamais avoir lieu, elle me répond : « M’en fous, qu’ils foutent leur camp, tant pis pour l’argent ! » Elle est ronde, et réjouie, eux ont des figures de navets. Elle est une vaincue, ils sont des vainqueurs ! En voit-on de drôles de choses dans la vie ! Mardi 27 juillet 1943 Les journaux peuvent crier que la guerre continue, que le roi fasciste remplace le gouvernement idem, on sent quand même qu’il y a quelque chose de cassé. Le pays comprend deux espèces de citoyens : premièrement, ceux du parti qui ont tous les droits, les bonnes places, et les privilèges ; deuxièmement, le reste : les parias. Quand la situation du pays devient très dangereuse, on fait appel à tous pour un suprême effort ; les parias disent, ou plutôt ne disent pas, ce qui est la même chose puisqu’ils font comme si : « Nous sommes les hors-la-loi, les pestiférés du régime, votre affaire ne ––––– 1. Premier recueil publié sous le nom de Blanchard, en 1934 (Les Lys qui pourrissent, de 1929, était signé Erksine Ghost). 333


nous regarde pas. Ceux qui ont les droits ont les devoirs. À vous qui avez eu tous les profits de vous faire trouer la panse, c’est vous qui avez créé cette situation, dépêtrez-vous. Nous assistons au spectacle, votre mort nous réjouira ! » Il y a dans la nature, une certaine justice statistique : un groupement qui obtient des privilèges pour ses adhérents devient le centre d’attraction des mauvais éléments de la société, de tous les salauds de la pire espèce, ceux qui esquivent les inconvénients de leurs méfaits, lesquels inconvénients sont appelés aussi les risques du métier. C’est pour cela que je les nommais les salauds de la pire espèce, parce qu’ils ne risquent rien. L’apache qui attaque un homme la nuit au coin d’une rue risque de tomber sur une victime décidée à tout, et c’est en quoi ce salaud sera en quelque sorte un honorable salaud. Les groupements de médecins (pour ne pas toujours taper sur les politiciens) sont des institutions destinées à protéger les crimes et les escroqueries de leurs membres, qui sont en général d’avides crétins. Ils se retranchent derrière quelques grands médecins, gloire de l’esprit humain, pour commettre impunément leurs saletés. Pourquoi les grands médecins se prêtent-ils à ce jeu ? Mystère ! Si l’un de ces assassins à gages et patentés lit ce journal, il me traînera devant le tribunal et obtiendra tout naturellement des dommages et intérêts avec l’interdiction d’écrire, de parler et de siffler. Ce jour-là, on rira. Ma mère est morte en 1936 à l’hôpital de Montdidier, d’un cancer à l’estomac. Ma femme l’avait menée quelques semaines auparavant à la consultation d’un grand médecin honnête, à Amiens, et ce médecin nous avait dit qu’il n’y avait rien à faire, qu’à adoucir ses derniers instants. Il avait aussi fixé le terme qui se trouva exact. La masse cancéreuse remplissait l’estomac et vint à appuyer sur les intestins, enrayant leur fonction. Le médecin de l’hôpital commença sa propagande pour une opération. Il avait fait le coup deux jours plus tôt avec un pauvre vieux qui était dans le même état que ma mère et qui avait succombé pendant l’opération. Je me suis bien gardé de déconseiller l’opération à ma mère, je la laissai libre de sa décision pour qu’il ne soit pas dit dans le pays que je n’avais pas voulu la faire soigner. Mais elle voyait son état désespéré et la fin du pauvre homme la décida à vivre quelques jours de plus. Le médecin alerta l’autre médecin du pays, qui connaissait ma cousine, et alla faire son boniment qui, par ce détour, devrait me parvenir et me décider à tenter l’opération. Ce fut une insistance de mauvais goût et grossière, qui se poursuivit jusqu’au dernier râle de ma mère. Ces animaux-là avaient décidé de me tirer quelques milliers de francs. J’en parlai à la sœur Agnès, l’infirmière de l’hôpital, et elle me 334


raconta des histoires de ce genre, à faire vomir. Un paysan des environs, passant pour avoir une certaine fortune, envoya sa femme à l’hôpital pour accoucher. Tout promettait de se passer normalement, mais le médecin n’y tenait pas. Alors que la femme était dans les douleurs, il alla voir le père qui attendait dans une pièce voisine, et lui dit : « Ne vous effrayez pas, mais ce sera dur, l’enfant se présente mal. » Le mari fut effrayé et montra qu’il était prêt à tout sacrifier pour sauver sa femme, alors l’homme de la science lui dit : « On va tenter l’opération, je ne promets rien mais nous ferons tout ce qu’il faudra. » Il appela son compère le chirurgien. Ils chloroformèrent la patiente pour qu’elle s’endorme un petit quart d’heure, contemplèrent le corps de leur Suzanne avec des réflexions égrillardes et bordélesques, regardèrent leur montre, se levèrent et allèrent annoncer le succès de l’opération au mari anxieux, lequel leur paya cette farce cinq mille francs. Sœur Agnès me disait qu’autrefois, c’est-à-dire quelques années auparavant, c’était une sage-femme qui était attachée à l’hôpital et qu’alors, il y avait une opération par an, en moyenne. Depuis qu’on avait mis un médecin, il y avait une opération par naissance, sauf quand il s’agissait d’indigents. Chez les indigents, les naissances sont toujours normales. Mercredi 28 juillet 1943 Notre führer et notre duce ne pouvaient faire un pet sans crier : « Nous avons fait un pet historique. » Mais pour la démission du Macaroni, on ne nous dit pas qu’elle est historique ; et pourtant, pour une fois, c’est un événement dont on se rappellera. Tout le monde a un sourire de soupière, les prix du marché noir s’effondrent (en Belgique plus encore qu’en France, si ce que me raconte un Belge rentré ce matin de Bruxelles est général), la bourse baisse, l’or baisse, la collaboratrice qui déjeune à ma table disait à son mari, le pauvre Mulot : « On ira vivre en Allemagne ! » Je lui aurais bien conseillé de partir tout de suite, car son nom est sur les listes. Mais si je le lui dis, elle ira pleurnicher au Teuton et je me ferai fiche à la Santé1. Merde ! qu’elle crève ! Churchill a lancé un ultimatum de bronze à l’Italie. Il a parlé net, cet Old fellow, sans les circonlocutions d’usage dans les éjaculations politiques. L’Italie aura une place honorable dans l’Europe si elle ––––– 1. Probablement les listes de la Résistance, celles de la future épuration. Que Blanchard en ait connaissance, l’aurait évidemment désigné comme résistant. 335


abandonne l’Allemagne, sinon, elle sera massacrée. La résistance de l’Italie peut retarder la fin de la guerre de quelques mois ; si elle flanche tout de suite, elle a droit à une compensation. Il est probable que le Badoglio1 laissera la place à un antifasciste pour traiter. La chute de l’Italie entraînerait de grands remous dans les Balkans et même en Extrême-Orient. Le rôle du gouvernement nouveau est de prouver à Hitler que le peuple italien ne veut plus continuer la guerre. Je crois avoir déjà écrit que depuis l’âge de sept ans jusqu’à quarante-cinq, il ne s’est pas passé un jour sans que je ne fusse hanté par le suicide. Depuis une dizaine d’années les crises se raréfient, mais elles sont plus fortes à mesure qu’elles sont moins fréquentes. Cette nuit, si j’avais eu une arme ou du poison à portée de la main, je disais merde à cette putain de vie. Deux heures de l’après-midi. Je viens d’écrire Sacrifice, cinquième poème du Casseur d’images. Ma crise est résolue. Je ne pensais pas que cela finirait ainsi. Phénix ! Jeudi 29 juillet 1943 Le Badoglio n’a pas su commencer son règne, il sera emporté en moins de rien ; les partis d’opposition se sont reformés et ont fait reparaître leurs journaux, muets depuis 1921. Le peuple italien s’est réveillé en sursaut, la badoille a immédiatement lâché son support : le parti fasciste. Drôle de guerre, jusqu’au bout. Hier soir, l’idiot de Paquis2 fit l’apologie du fascisme et voulut prouver que le fascisme sauvera le France. Entre deux phrases on entendit : « Ta gueule ! » puis, à la fin, après un insane : « Vive le fascisme », on entendit : « Salaud ! » Ce qui montre que Radio-Paris est noyautée. J’espère que ce soir, Jean Guignol-Paquis parlera de cet incident purement technique. Un jeune manœuvre de vingt ans vient de tenir à Mademoiselle Dérision des propos pleins de sagesse, mais dangereux. Il n’y a que l’inconscience pour risquer de ces coups-là. Or, ce jeune homme est d’une bêtise sans pareille, ce qui explique sa témérité. Il lui dit : « Vous avez crevé de faim pendant dix ans pour faire des armes afin ––––– 1. Voir note p. 332. 2. Jean Hérold-Paquis, combattant franquiste en Espagne, membre du P.P.F. de Doriot, délégué à la Propagande de Vichy à l’armistice, speaker de Radio-Paris à partir de décembre 1941. Fusillé en 1945. Voir p. 717, sa réponse à une lettre de Maurice Blanchard (pp. 149, 150). 336


de nous déclarer la guerre, puis vous avez occupé la France pendant trois ans et alors vous avez bien mangé ! Maintenant, c’est fini, vous allez retourner chez vous et vous crèverez encore de faim pendant dix ans. Nous, nous étions heureux, avant la guerre, nous avons souffert trois ans, et maintenant, nous allons redevenir heureux ! » Mademoiselle Dérision faisait une tête de linge mouillé en murmurant des « ja » plaintifs. Elle est aussi bête que lui, il y a de fortes chances que cela n’aille pas plus loin. Ce petit cocu de Mulot commence à se plaindre des Teutons. Il se voit gauchissant son volant de direction avec délicatesse et virtuosité, mais on le voit foulant la prairie à pleins godillots, le pauvre. Lui qui avait toujours des raisons toutes prêtes pour nous expliquer pourquoi on fusillait les otages, pourquoi on déportait les travailleurs, pourquoi on crevait de faim à côté de ces mange-tout de collaborateurs à la manque, lui qui appelait leurs ignominies et leurs crimes des nécessités de la civilisation, lui qui nous servait tout crus les éditoriaux des journaux et de Radio-Paris, avec un air malin comme si cela venait de sa petite cervelle de piaf, le voici maintenant qui dit : « Ils appellent ça de la collaboration, mais c’en n’est pas. Ils mangent des petites pommes de terre rissolées et des côtes de porc et nous, nous avons des nouilles synthétiques. Ils sont maladroits, ces gens-là, je l’ai toujours dit, s’ils avaient été moins bêtes, tous les Français auraient été heureux, etc. etc. » D’ici huit jours, il nous dira : « Je vous l’ai toujours dit que c’est des salauds, vous ne vouliez pas me croire, vous disiez que c’était du parti pris. Vous voyez maintenant que si on crève de faim, c’est parce qu’ils nous pillent ; c’est une bande de vulgaires filous ! » Dans un mois, il nous accusera d’hitlérisme et nous dénoncera à de Gaulle ! Cet idiot est déconcertant, ce qu’il fait se nomme couramment « retourner sa veste ». Vendredi 30 juillet 1943 Badoglio continue ses conneries. Il attend de recevoir les coups pour les rendre. Ce qui fait qu’il arrive toujours un peu tard. Tant mieux ! Encore un maréchal qui ne relèvera pas le standing de la corporation. Ils savent tout faire, ces animaux de militaires. Même faire l’imbécile comme s’ils n’avaient fait que cela dans leur vie. Mulot nous disait ce midi : « Non seulement ils nous font crever de faim, mais ils nous empoisonnent ! » Jusqu’à maintenant, il trouvait très bonne la viande pourrie du cantinier ; quand tous réclamaient à ce sujet, lui, ce Mulot, déclarait que c’était excellent, et la direction écoutait son avis avec respect en 337


se plaignant de l’animosité de ces sales Français. Après certains repas très légers, il m’arriva de dire : « Je recommencerais bien ! » Il répondait : « Moi, non ! j’ai bien mangé, je suis bien rempli ! » Si bien que, par jeu, en tapant le coude de mon voisin, je recommençai pendant quelques jours cette comédie, avec beaucoup de succès. Aujourd’hui, c’est fini ! les Boches nous font crever ! Ah oui ! C’est une bande de foutus salauds ! Ce nouveau langage nous amuse follement. Je parie tout ce qu’on voudra qu’avant trois mois, il nous aura proposé de leur couper la gorge. Ce petit crétin qui a des astuces pour toujours avoir raison, dira plus tard qu’il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’opinion. Oui, Mulot pointu, mais il y a une façon de changer qui est habile et intelligente, et il y en une qui est bête, toutes les autres s’éventaillent entre les deux. Tu es beaucoup plus près de la deuxième que de la première, tête à gifler ! Samedi 31 juillet 1943 Un rêve bizarre, cette nuit. J’étais à Londres, Londres était ma promenade favorite, j’y allais comme je vais boulevard des Batignolles. Désœuvré, j’entrais dans le palais de Justice pour voir juger. Le tribunal était présidé par la reine d’Angleterre et c’était un tribunal qui ressemblait tout au plus à une salle de justice de paix dans un de nos quartiers de Paris. La reine ressemblait à Fernandel, en plus âgée et avec un menton en galoche. Un pompier déposait. Il parlait sur un ton de revendication, et j’entendis : « … le roi les soutient et il accable le peuple. » J’étais certain que c’était une séance hebdomadaire de réclamations et je trouvais cela très bien. La reine prit un ton geignard, pour imiter le plaignant, et avançant le menton de cinq à huit centimètres encore, elle dit en pleurnichant : « Oui, et le roi mange les petits enfants ! » Cette absurdité me fit comprendre que je rêvais et ce fut fini. Lundi 2 août 1943 L’expérience italienne se poursuit, elle est trop avancée maintenant pour qu’on puisse l’annuler. De toute façon, il y aura quelque chose de changé. Si le peuple italien obtient l’armistice, ce sera un exemple pour le peuple allemand. Cela aura prouvé que la volonté populaire est plus forte que le pouvoir personnel, son armée, et sa propagande. Le principe avec de la propagande, on arrive à tout ! aura montré sa fausseté et les peuples oseront. Cela commencera 338


par les Balkans, l’Espagne et le Portugal. L’Allemagne tiendra plus longtemps à cause de la stupidité tudesque, de l’abrutissement plus poussé de la tribu. Le dernier groupe de dessinateurs partis pour Dessau il y aura quinze jours, n’est pas encore arrivé à sa destination. En passant à Francfort, on les a déroutés et envoyés dans une usine de Potsdam, comme manœuvres. Les malheureux ont écrit à la Maison pour qu’on les tire de là, puisqu’ils sont liés par contrat à la Junkers. La maison fait tout ce qu’elle peut mais elle a à faire avec la grosse administration du gross reich, de laquelle sa sacro-sainte patouille est reine, impératrice et grande chancelière. Les pauvres sont dans de beaux draps, et pour longtemps, sans doute. Cette machine bête et brutale, c’est ce qu’on veut nous donner pour notre bonheur ! On comprend qu’ils ont besoin d’une puissante propagande pour faire croire à l’excellence de leur organisation. Il ne viendrait à l’idée de personne de la prendre pour modèle. Ces gens-là sont en général sales, paresseux, confus, indisciplinés, stupides, fourbes et maîtres d’école. Voilà où les a menés soixante-dix ans d’administration prussienne. En France, trois ans d’administration alla tudesca ont donné à chaque Français l’opinion juste, mesurée et courtoise que je me permets d’émettre, en connaissance de cause. Dumont n’a jamais répondu à ma lettre au sujet de Char. Jeudi soir, je recevais de lui un pneumatique me demandant où me voir d’urgence. Je lui ai téléphoné vendredi matin et il n’est venu que tout à l’heure vers deux heures. C’était pour avoir des nouvelles de Bureau1 et Compagnie. C’est la curiosité qui fait sortir le Dumont du bois. Je lui ai parlé de ma lettre, il m’a dit qu’il l’avait reçue. C’est tout. Je suis content de savoir qu’il l’a reçue. Il ne pourra plus dire le contraire. Il aurait pu me répondre tout de même, ce malpoli ! Il me dit que son anthologie paraîtra chez N.R.F. et non chez Balzac. L’un vaut l’autre, cela le regarde.

––––– 1. Voir le 15 juillet 1943. — Jacques Bureau (né à Paris le 6 février 1912) a tout fait dans sa vie, que Michel Fauré qualifie de « passionnée et passionnante ». Trop pour entrer dans l’espace d’une note. On se reportera avec intérêt à Michel Fauré (op. cit., passim) et aux deux ouvrages autobiographiques de J. B. : La Motocyclette merveilleuse (Robert Laffont, 1981) et Un Soldat menteur (id., 1992). Peu de gens le savent, mais Jacques Bureau est un des quelques hommes vraiment importants de notre époque. 339


Mardi 3 août 1943 La direction m’envoie une note, ainsi qu’aux chefs allemands, demandant : a) pourquoi le kobü-Paris marche si mal ? b) que faut-il faire pour qu’il marche mieux ? Il ajoute : « Répondez franchement et librement. » Kobü, dans le jargon moderne est mis pour « bureau de construction ». Kobü-Paris, c’est notre établissement de la rue Sextius-Michel où je passe mes loisirs depuis près d’un an et où j’ai pu écrire trentecinq poèmes. Cœurfidèle bouscule tous les principes autoritaires. C’est bien la première fois de ma vie que je lis une note de ce genre. « Un chef ne peut pas se tromper » (ça, c’est nazi), mais un chef ne doit pas demander des conseils à ses inférieurs (ça, c’est universel), il doit simplement se renseigner prudemment, cela s’appelle : sonder. Ce n’est d’ailleurs pas si simple que cela. C’est ainsi dans tous les pays du monde. Sauf en Germanie, pays des contradictions ! Aussi je lui ai rédigé une longue note, où, innocemment, je propose des solutions incompatibles avec la doctrine nationale-socialiste. Je vais bien m’amuser. Je lui dis de mettre à la porte les mauvais et de récompenser les bons en les payant cher. C’est l’application du principe : payez et vous serez considérés ! que tout Français sait en venant au monde. Je lui propose le système barbare des États-Unis. J’attends avec impatience sa réaction. S’il trouve que mon système est bon, je lui dis que c’est celui de Roosevelt ; s’il le trouve mauvais, je lui demanderai pourquoi. Je peux prouver facilement que c’est le sien qui est mauvais, et la preuve c’est qu’il l’avoue dans sa note. Alors ? Je sais bien qu’il me répondra que c’est parce que les Français ont encore de mauvaises habitudes, à quoi je lui répondrai : « Devons-nous employer les gens tels qu’ils sont, ou bien attendre trente ans pour employer les gens tels que nous les voudrions et tels que vous allez les faire ? » Comme dit le Maréchal de France, chef de l’État, aux petits enfants : « Si tous les Français étaient comme vous, tout irait bien ! » Si ma tante en avait un, elle s’appellerait mon oncle ! En attendant, elle n’en a pas un, et elle ne peut pas encore faire pipi debout le long du mur. Il faut bien s’en accommoder ! En somme, il y a deux systèmes extrêmes : ou l’homme, ou sa production. Si on place l’homme d’abord, on négligera la production et l’homme sera misérable et inévitablement la race humaine déchoira. Si c’est la production de l’homme qui compte, les faibles, les inadaptables, les incapables, les improductifs seront sacrifiés. Phénomène 340


biologique, il faut un dosage de chaque élément pour que tout marche. Hasard et intelligence. Un peu plus de ceci, un peu moins de cela et ça craque ! Quant à tout démolir pour prouver qu’on a raison d’opter pour l’un ou pour l’autre, c’est l’Hymalaya de l’idiotie. Et nous y sommes sur l’Hymalaya ! Quarante-sept mois de guerre. Dans quatre mois, nous aurons atteint le niveau de l’autre. Le niveau du Temps. Il y a vingt-neuf ans, je préparais mon départ pour Cherbourg. J’ouvrais la porte d’une nouvelle maison. Je m’en rends compte aujourd’hui. Peut-être que dans dix ans, je dirai la même chose de cette guerre-ci. Les esprits vont changer leurs axes de référence, peut-être que mon Temps et mon espace seront privilégiés. Hasard, contingences ! Comme je suis devenu fataliste ! Dans la cour des écoles, les feuilles commencent à jaunir. Un marronnier porte des fruits vert clair qui font très bien sur le vert foncé des feuilles. C’est le seul qui ait des fruits. Les quelques vingt autres sont stériles. Il doit exister une variété de marronniers sans fruits pour les cours des écoles, ceci afin que les garnements ne se bombardent point et ne cassent pas les vitres. Bernardin de Saint-Pierre y verrait un effet de la bonté de Dieu et de sa prévenance pour les pauvres humains que nous sommes. Pendant qu’il y était, il (Dieu) aurait pu fabriquer des hommes qui n’emmerdent point le monde ! Je vois mourir un feuillage que j’ai vu naître. C’est assez émouvant. Elles vont bientôt danser leur dernier tour de valse avant d’être poussées dans l’égout par le balai de la concierge. La mort des choses merveilleuses. Mercredi 4 août 1943 La population de Hambourg fuit sur les routes comme celle de Paris en 1940. Je crois bien que c’est dans ces circonstances qu’on se rend compte d’une défaite. On est comme une feuille morte qui se décroche de l’arbre. On est prêts à recevoir les pires choses, à courber la tête sous les coups de sabre du destin. On perd l’espoir des jours meilleurs. Il faut mendier son pain, et chercher un abri pour la nuit. Faut-il que ces gens soient brisés par les slogans du régime nazi pour ne pas crier : « Assez ! arrêtez la plaisanterie ! » L’occupation a introduit en France des habitudes de paresse, de « je m’enfichisme » professionnel qu’il sera difficile de chasser. Trois années de rouille chez ceux de vingt ans et chez ceux d’au-dessus de quarante auront anéanti le ressort. Tout cela formera le troupeau des aigris, des revendicateurs et des parasites. Quant à ceux de vingt-cinq à quarante qui reviendront des camps de prisonniers, combien seront encore utiles ? Cinq pour cent, dix pour cent au plus. 341


La reconstruction, cette fois-ci, sera pénible. Il y aura de beaux jours pour les maquereaux de la politique et les agitateurs à la solde de l’étranger. Il y aura des poissons parce qu’il y aura de l’eau pour nager. Georgette Char est venue hier soir. Je lui ai donné le bouquin de Dumont, elle hésitait, préférant ne pas le montrer à Char qui va peut-être, après cette lecture, retirer sa collaboration à l’anthologie. Quand on prend le train, s’il y a mille voyageurs, on voyage avec deux cent cinquante gredins. Une anthologie, c’est un train. Dumont sera le chef de gare avec son petit sifflet et sa chanson. Sous le règne du Père-la-Vertu Maréchal de France, on n’a jamais tant vu le vice récompensé et l’honnêteté lapidée. Chaque décade, il m’est permis d’acheter deux paquets de cigarettes, ma femme m’en prend un et l’échange chez la marchande de vin contre trois litres de vin. Ceci est un petit péché véniel, je n’en parlerais pas si nous ne vivions sous un régime d’honneur, de devoir, de loyauté. Samedi dernier, je suis allé vers cinq heures chez mon dentiste, avenue de Saint-Ouen. J’ai traversé la place Clichy et j’ai suivi un morceau de l’avenue du même nom, c’était l’heure où les maquereaux vont boire. Ils sortaient des hôtels, avec leurs costumes neufs et impeccablement plissés, leurs chaussures vernies jaunes ou marron-tire-l’œil, leur chapeau clair posé exprès sur des cheveux bien peignés et lustrés. Ils foulaient l’asphalte, la cigarette au bec, crâneurs comme Louis XIV apparaissant à ses courtisans sur les degrés de marbre du parc de Versailles, en plus fier, en plus victorieux, en plus ironique. Cette faune était vraiment à l’aise sur le dallage des trottoirs. La plupart avaient de vingt à trente ans. On rafle les jeunes travailleurs ou les étudiants pour aller remuer de la terre sur le front est, mais pour conserver la race, on garde les marlous. Ils ont des papiers en règle, or si n’importe qui, comme moi, voit tout de suite que c’est une frappe, un voyou de l’espèce la plus ignoble, on peut tout de même penser qu’un policier, spécialiste par définition, s’en aperçoit, même en fermant les yeux. Ces êtres ont de faux papiers, on les leur laisse, pourquoi ? La police est-elle donc la protectrice de ces excréments ? Sans doute, car après je descendis vers la gare Saint-Lazare et j’entrai chez Grenier boire un verre de bière. Des hommes à faces de cancrelats s’interpellaient d’une table à l’autre en disant : « J’ai vingt tonnes de lard, ça te va ? J’ai du lait en poudre ! Qui est-ce qui a des bas ? » etc. etc. Étant donné la nuée de policiers qui nous accablent à la porte des métros, il n’est pas possible qu’il n’y en ait point dans cette caverne. Mais, j’y pense, peutêtre en étaient-ce, et qui arrondissaient leurs appointements. Un 342


voisin de table m’a dit qu’il suffisait de donner cinq cents francs à un agent pour avoir un cachet sur un faux. « C’est comme ça que ça se fait, mon vieux ! » me lâcha-t-il, en partant. Et il pensait : « On voit bien que tu arrives tout frais de ton village, pauvre pedzouille ! » Écrit à Char pour le mettre au courant de Dumont. Jeudi 5 août 1943 La Main à plume va sortir1 – quinze cents exemplaires et nous sommes trente-deux collaborateurs. Il se débrouille, Arnaud ! Ce sera, évidemment, une claque sur la joue de ceux qui ont enterré le surréalisme. Ils ont pris leurs désirs pour des lanternes, ces pauvres poètes pâteux, ces enfants de Marie-Mirliton. La compression actuelle fera péter les soupapes de sûreté et le surréalisme sera là pour canaliser les révoltes. Non, il n’est pas mort, et on le verra bondir comme une jeune panthère. À la chaudière, les mirlitons de la défaite ! La bonne rumeur : Orel2 est pris. Ça, c’est la fin de la guerre. Comment les nouvelles se transmettent-elles jusqu’au sein de cette maison ? Mystère. Je parie que les occupants ne savent encore rien de tout cela, je viens d’en croiser deux ou trois dans les couloirs, ils avaient le sourire. Je ne pense tout de même pas que la prise d’Orel les rende aimables, souriants, confortables. J’avais pris un air sérieux, pour ne pas les incommoder, mais je piquai mon sourire le plus gracieux pour répondre au leur, mais le mien était de bonne qualité, garanti pur sucre. Je pensais à la prise d’Orel ! Cet événement va peut-être donner un peu d’inspiration au maréchal Badoglio qui réunit aujourd’hui son conseil des ministres pour décisions importantes à prendre. Un peu d’imagination, grand-père ! tiens ! demande la paix ! ce sera une bonne plaisanterie, qui fera rire les neuf dixièmes de la ––––– 1. Il s’agit en fait du numéro spécial (n° 4-5, août 1943) des Cahiers de poésie de Jean Simonpoli consacré à La Main à plume, sous le titre Le Surréalisme encore et toujours. Numéro particulièrement riche, puisqu’on trouve au sommaire, outre les noms des membres de La Main à plume proprement dite, ceux de la plupart des « grands » surréalistes absents de Paris, André Breton en tête. Pour l’histoire et l’analyse de cette publication, et sur Jean Simonpoli et ses Cahiers de poésie, voir Michel Fauré, op. cit., pp. 292 sq. — Jean Simonpoli sera fusillé par les SS en même temps que Robert Rius et Marco Menegoz, le 21 juillet 1944. 2. Ville de Russie, à 300 km au sud-ouest de Moscou. 343


planète. Nous allons vivre des journées intenses. Les journaux, hier, nous faisaient assavoir que les attroupements étaient interdits, et qu’ils seraient dispersés par les armes. Tiens ! Tiens ! Tiens ! Tiens ! Pourquoi ? C’est-i qu’ça va chier pour le gouvernement Laval ? Doriot (ou son fantôme) se réveille. Il organise un meeting pour dimanche prochain. Y aurait-il corrélation entre ceci et cela ? Doriot ayant quitté le front de l’est, on va dire que les Russes en ont profité pour prendre Orel. Autrement ils n’auraient jamais osé ! Rions ! la vie est belle ! Pour rire encore un brin, le susdit Doriot a formé des gardes françaises, dont la graine sélectionnée fera la France de demain. Ces gardes françaises ne pourront se marier qu’après délibération d’un comité de savants qui étudiera chaque cas. L’expérience n’aura sans doute pas le temps de s’achever. Mais on aurait bien ri si le résultat de toute cette chienlit politico-scientifique avait été une bande de marmots goitreux, hydrocéphales, instables, dystrophiés, arriérés, etc. etc. Si les savants s’en mêlent, il y a de fortes chances pour que cela soit ainsi. Mais, au moins, ils pourraient, a posteriori, par a + b, nous expliquer pourquoi ces gosses sont mal foutus. Cœurfidèle va me faire descendre dans une grande salle du deuxième étage avec tous mes gens. Finie la poésie ! Je vais quitter cette chère solitude où, depuis onze mois, je vis dans un monde qui me va sur mesure. Quand retrouverai-je des conditions aussi favorables ? Je retourne à l’esclavage, je devrai écrire à la sauvette, ou dans les cabinets sur mon petit carnet de poche. Autrefois, j’avais l’habitude, je m’étais adapté. J’aurai beaucoup de mal à m’y remettre. Dans mon désespoir, je viens de demander mes vacances, que je prendrai du 15 au 30. Peut-être qu’en deux semaines je trouverai une position d’équilibre ! La bonne rumeur rouvre la bouche cet après-midi pour annoncer la chute de Catane1. Deux coups de pied au cul dans la même journée. Adolf va se frotter les fesses. On dirait que les Alliés attendaient la chute d’Orel pour dévorer Catane et faire un remous du diable à la radio avec ce double succès. S’ils bombardaient ce soir Rome et Berlin, ce serait vertigineux ! La danse du scalp ! Vendredi 6 août 1943 Les gens des environs de Meaux, où fut bombardée une colonie de vacances, sont en révolution parce qu’ils ont vu un avion allemand ––––– 1. En Sicile. La libération de la Sicile se déroula entre le 10 juillet et le 16 août 1943. 344


effectuant ce raid terroriste anglo-américain. On les croit sans preuves, tellement ils sont capables de cela et du reste. Vraiment, la réputation des Tudesques est faite, même s’ils devenaient de petits saint Jean, elle leur resterait collée au derrière. Ramassée La Gerbe du 5 août, dans les lavabos. Il y a là deux pages de Châteaubriant (avec un t)1 : Cœur de France qui est une bêtise originale et attachante, c’est un paquet de lettres d’une paysanne légèrement atteinte de graphomanie et d’hystérie adressées à Monsieur l’ambassadeur de Brinon2. Les commentaires verbeux de Châteaubriant augmentent involontairement la cocasserie et le porte-à-faux des élucubrations de la paysanne inspirée. Elle a réussi à faire revenir son mari prisonnier à force d’emmerder de Brinon. Le pauvre mari ! Il eût sans doute préféré rester dans son stalag, ce qui n’est pas peu dire ! Je conserve ce numéro de La Gerbe qui, par ailleurs, nous explique ce qu’est le fascisme. Il vaut de l’or, ce journal. On annonce la chute de Bielgorod3. Serons-nous payés à la fin de ce mois ? Si je ne prends pas mes vacances, on me les payera. Cela me donnera quatre mille francs de suppléments, mais s’ils exodent je ne toucherai rien et je n’aurai pas eu de vacances ! Comment faire ? Je vais demander qu’on me les paye tout de suite, sinon je les prendrai. C’est un peu dur à dire, mais ils sont si bêtes qu’ils ne comprendront pas. Le déménagement me taraude. Ne plus pouvoir être seul, c’est la plus grande incommodité ; ne plus pouvoir écrire mes poèmes, je vais devenir fou ! Voici la cause du nouvel aménagement des bureaux, d’après les renseignements que j’ai pu tirer : le bâtiment est butin de guerre. Il est pris en charge par un organisme appelé Rüstung-Inspection (en français : inspection de l’armement). Jusqu’à présent, la R-I logeait gratis les locataires boches. Aujourd’hui que le grand Reich cherche des sous, elle va faire payer le loyer de ses immeubles qui ne lui ont rien coûté et cet argent sera considéré comme du revenu alors qu’en fin de compte, c’est du pareil au même. C’est un artifice comptable, car la Junkers sera remboursée par le ministère de l’Air ; ce qui entre par une oreille sort par l’autre. ––––– 1. L’hebdomadaire La Gerbe, comme son titre l’indique, était l’un des journaux de la collaboration les plus absolument dévoués au nazisme. Son principal inspirateur est le romancier Alphonse de Châteaubriant, prix Goncourt 1911 pour Monsieur des Lourdines et thuriféraire inconditionnel d’Hitler dans son essai La Gerbe des forces (1937). 2. Voir note p. 304. 3. Ville de Russie, proche de la frontière de l’Ukraine. 345


L’Europe nouvelle est aussi amorale que l’ancienne. Le seul effet est que Cœurfidèle croyant faire des économies à sa putain de JFM1, réduit la surface portante parce qu’il s’imagine qu’il va payer suivant ce qu’il occupe. Je suis bien sûr, qu’occupée ou pas, il payera à son Moloch d’État totalitaire le loyer correspondant à toute la boîte. On ne va pas la découper en petits morceaux ni en faire des chambres meublées. Depuis quatre jours, le vent souffle en tempête et je pense au roi Lear. Ce que nous vivons depuis trois ans, nous le rend plus compréhensible. Je lis Titus Andronicus, que j’avais négligé du fait que cette pièce était considérée comme apocryphe. C’est probable, l’étude des caractères n’a rien de Shakespeare. Peut-être y a-t-il mis la main pour corriger quelques situations et donner à Titus quelques beaux cris. Mais quelle boucherie ! On comprend pourquoi W. S. est dit le doux Shakespeare. C’est que ses pièces les plus sanglantes étaient des bergeries auprès des pièces de fabrication courante de ce temps-là où on coupait les mains, crevait les yeux, violait, coupait la langue et toutes sortes de ces belles actions, devant les yeux des spectateurs. Car si le viol de Lavinia se fait derrière un arbre, les deux princes la ramenèrent sur le devant de la scène pour lui couper les mains et la langue. Que dirait-on aujourd’hui si on jouait cette pièce ? La police l’interdirait, car elle garde jalousement son monopole de la cruauté et de la bestialité. Samedi 8 août 1943 Me voici installé comme dans une gare. Depuis vingt-cinq ans, cela m’est advenu deux fois. La première chez Farman, en 1922. J’ai quitté cette maison avec fracas. La deuxième quand Potez emménagea à Sartrouville en 1933. J’en devins malade et je n’aurais pas pu continuer, je donnai à choisir : me donner un bureau isolé ou bien je quittais la maison. On me donna mon refuge. Ici, avec cette brute de Cœurfidèle, c’est la troisième édition. Ce que je n’ai pas pu supporter, il y a vingt ans, je le supporterai encore plus difficilement aujourd’hui ; j’ai collé ma table dans le coin le plus tranquille, mais si je sens que la guerre peut durer encore quelques mois, je démissionne, quels que soient les inconvénients. Plutôt crever que d’être toujours au milieu des humains. Je préférerais vivre dans une écurie, dans une étable à porcs. En plus, ma salle est un passage public. Il n’y a pas de couloir et je suis ici, non plus dans une gare, mais au marché couvert. ––––– 1. La firme Junkers. 346


Avec ce personnel qui a été recruté dans les bas-fonds, les journées seront écœurantes. Je vais être plus que jamais suspendu à la radio pour guetter la fin du supplice. Je comptais vendre mes vacances à la maison, j’aurais touché quatre mille francs qui me sont très nécessaires. De ce coup, je prends mes vacances pour être quinze jours hors de ce fumier. Pourtant, j’avais obtenu qu’on me paye ces quatre mille francs immédiatement ! Je n’avais pas à craindre qu’ils plantassent un drapeau. Merde ! Merde de merde ! Lundi 9 août 1943 C’est après quelques mois de bagne Potez que je me décidais à publier Malebolge. Le titre a un sens, mais, comme je publiais pour moi-même, pour ne pas me tuer, pour cracher à la gueule du monde, la plupart des pièces qui sont dedans n’ont de sens que pour moi. Comme je le disais à Éluard, en 1935 : « Pas une ligne sur laquelle je ne puisse écrire trois pages de commentaires. » Je complétais vivement le volume par La science et la vie qui est une défaite, une soumission1. Cette soumission fut momentanée, mais je croyais bien alors que c’en était fini pour toujours. Le sous-titre des Corollaires reproduit le nom de Coroller, directeur technique de la boîte. Et encore d’autres allusions qui me reviendraient à la mémoire si je relisais le texte. Mais, je déteste relire mes poèmes. Depuis ce matin, me revoici au bagne Potez, qui s’appelle maintenant Junkers, mais c’est la même chose. Leitung Cœurfidèle s’énerve, la situation des nazis, évidemment, ne prête pas à rire (pour un nazi). Il veut que je termine mon travail pour la fin de ce mois. Je lui avais donné la date du 15 septembre, il y a huit jours, en faisant des réserves, comme il se doit. Sont-ils pressés de décamper ? Il reporte mes vacances à plus tard, à cause du travail. Donc, je vais me les faire payer. Et tout de suite ! pas à la fin de ce mois. Si Cœur-de-cire refuse, je demande un acompte pour un motif que je trouverai facilement. Ils sont pressés, moi aussi ! 1933-1943, dix ans. Quelques clochards ont défilé hier, revêtus de chemises bleues toutes neuves 2. Ces clochards avaient gardé leur pantalon usé par tous les bouts et leurs godasses ––––– 1. Malebolge parut en 1934. « La science et la vie », chant huitième — et dernier — de l’ouvrage, porte en sous-titre : « Des hypothèses. Des solutions. Des corollaires. » 2. La chemise bleue était l’uniforme des membres du P.P.F. (Parti populaire français) de Jacques Doriot. 347


Boileau du Jean-Jacques Ruisseau. L’un traînait sa besace. D’autres avaient leur imperméables sur le bras, prêts à l’enverguer sitôt les rangs rompus, pour se renoyer dans la foule sans risque d’un juste châtiment. Ils ne sont pas fiers de leur parti, ces idiots-là. Les Boches n’en ont pas pour leur argent. Doriot, ou un sosie, était en civil, alors que les journaux le représentent toujours en officier allemand. Ce salaud-là aussi n’est pas fier de son uniforme. Pourriture ! Mettez-leur des chemises de n’importe quelle couleur, ce seront toujours des excréments. Mardi 10 août 1943 J’ai vendu mes vacances quatre mille deux cents francs. Je suis désenchanté. Il faut que je surmonte, sinon cela peut aller très loin, et très bas. J’ai une douzaine d’hommes dont les troisquarts sont des bêtes malfaisantes, ceci pour l’écorce. Côté arbre, cet abruti de Cœurfidèle qui veut du papier noirci et pas d’explication. Chacune de ses paroles est un coup de sabre. Il faut que j’accepte, je suis enchaîné. Il faut subir et ne pas se laisser glisser vers l’abrutissement, vers la résignation. Et par làdessus, la peur de la misère, car la misère, c’est la perte du dernier rayon de liberté, c’est la nuit vermineuse accroupie sur son caca. Je retrouve une feuille de prognostication entre les pages d’un hebdomadaire de Noël 1940. La ligne générale de ce programme est à peu près juste, mais les dates sont loin du compte. La plus belle prognostication fut celle que je découpai en février 1940 dans un journal et que j’envoyai alors à ma femme. Elle disait qu’une source tarie d’Alsace, dont j’ai oublié le nom, recoulait quand la paix était proche et qu’elle annonçait ainsi l’événement trois mois à l’avance. Elle n’avait pas menti, trois mois après, c’était la fin, mais pas dans le sens désiré ! Reste à savoir si cette information ne venait pas de Berlin ! Et ce papier suisse itou ! Les États-Ordures en sont venus à ces bassesses. L’oracle de Delphes était un monopole d’État. Le robinet de la poésie est fermé. Il me semble qu’il ne s’ouvrira plus jamais. Comme cet état de vide complet m’a déjà désespéré au moins dix fois depuis quinze ans, j’attends le flot avec une certitude qui me soutient. Ne pouvoir écrire un poème qu’aux dépens d’un employeur, c’est très avilissant. Et quand l’employeur s’emploie comme une grosse gourde à couper le courant, c’est désespérant. Et voilà la vie ! Chaque ligne coûte cent à cent cinquante francs à la JFM. Qui voudrait payer ce prix, en connaissance de cause ? Personne évidemment. Moi, le tout pauvre, si j’étais un autre, et si j’avais du quibus. 348


Table

Présentation de Pierre Peuchmaurd

7

Note sur le journal

15

Journal

17

Lettre de Jean Hérold-Paquis

717


Achevé d’imprimer le 17 octobre 1994 par PARAGRAPHIC 31240 L’Union (Toulouse) & (16) 61.74.27.67 Dépôt légal 4e trimestre 1994.




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