Didier Goux s'offre un bungalow

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mercredi 21 février 2007 Charlot boulanger

Au commencement était le trottoir jaune. On l'appelait comme ça en raison de sa couleur (pas très futé, hein ?), de la même teinte ocre que la pierre ardennaise dont on se servait pour construire les maisons, avant l'ère des pavillons, qui a tout réglé. Le trottoir jaune était de l'autre côté de la frontière, matérialisée par l'asphalte à bout de souffle du boulevard Fabert. D'un côté – à gauche, en tournant le dos au pont enjambant la prairie –, le territoire des hommes : sous-préfecture, chambre de commerce, hôtel Léopold. Plus deux ou trois demeures de riches – appelons-les « hôtels particuliers », pour faire plaisir à leur mémoire – et la petite maison de Mme Joly, où j'allais parfois, distraire sans le savoir sa vieillesse et son ennui, et où l'Irremplaçable Épouse et moimême séjournerons quelques mois, une petite quarantaine d'années plus tard. Derrière encore, il y a les casernes, afin de ne pas oublier qu'on est à quelques kilomètres de la frontière belge et que les Allemands ne sont jamais bien loin ni tout à fait endormis – enfin, on ne sait jamais. À l'époque, on a encore des ennemis tellement identifiables qu'ils en deviennent bons enfants – ça va bientôt changer. La sous-préfecture et la chambre de commerce ont cette particularité qu'elles ne sont réellement habitées que par des concierges et leurs familles : les De Pottère dans le premier cas, les Jadoulle dans le second (les Jadoulle, j'en suis : regardez bien, le petit blond maigrichon, au centre de la photo mal prise, c'est moi). Les autres occupants de ces deux grosses maisons carrées à trois étages sont trop importants, trop sérieux et trop bien habillés pour imprimer la rétine des enfants. De l'autre côté du boulevard, le trottoir jaune, première échappée sur la Prairie, promesse d'ailleurs, fracture inconnue, ouverture sur l'étrange, essentiellement voué à l'apprentissage du vélo – avec petites roulettes d'abord, puis sans. La prairie, c'est un gouffre. Une béance, une pente que rien ne peut terminer, une peur et une excitation – l'une par l'autre. Si l'on en croit les adultes, cet espace herbu séparant Sedan de Torcy serait l'emplacement des anciennes fortifications de la ville. Bon. Moi, je


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