Didier Goux s'offre un bungalow

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masquaient la terre ferme - et c'est tant mieux : en un sens on aura au moins connu l'éternité pendant quatre ou cinq ans, ce n'est pas donné à tout le monde. De toute façon, terre ferme ou plein ciel, il resterait toujours les soirées jarret de porc sauvignon, à la Tour d'Argent ou ailleurs (mais pas trop loin tout de même). Ça, au moins, c'était du solide, du buriné dans la pierre dure. J'ai le regret de devoir t'apprendre, naïf absent, que les choses ne se passent pas tout à fait ainsi. Les amitiés demeurent ? Oui, c'est vrai. Elles demeurent, au moins certaines d'entre elles, mais elles s'espacent, elles pâlissent, se diluent, se vident, se recroquevillent. Bientôt, leur idée seule se suffit pratiquement à elle-même. On est tellement amis, vois-tu, qu'on ne perd plus de temps à le vérifier. Bien sûr, ça ne se produit pas d'un coup. C'est une particularité que tu dois savoir de l'âge : tout se fait beaucoup plus en douceur, c'est à peine si tu t'en aperçois. C'est très pratique. ça fait bien passer les choses, y compris celles aux arêtes les plus vives : on avale tout et on va se coucher comme si de rien n'était - le bonheur, probablement. Pour l'amitié, c'est le même principe. Comme elle demeure, tu ne sens pas le caoutchouc ramollir, les liens se distendre. Un jour, tu te rends compte que les personnes dont tu ne pouvais envisager de demeurer plus de deux semaines sans les voir, voilà bien six ou huit mois que tu ne leur as même pas téléphoné - et bientôt, c'est un an. Dans un premier temps, tu te morigènes, tu te dis que tu es en train de virer vieil ours, mais que tu vas te reprendre. Puis, dans la minute suivante (elle peut durer cinq ou six ans, cette minute : moins il nous reste de temps, plus on flâne), tu constates que tes amis, de leur côté, se comporte de la même étrange façon. Demande à André, à Luc, à Jef, si ce n'est pas vrai, tu verras bien. Naturellement, on se revoit malgré tout. On passe des moments excellents, dans des restaurants coûteux où le chef se sentirait déshonoré de servir du jarret de porc et des pots de sauvignon à des clients aussi assurés d'eux-mêmes que nous le sommes. Et, quand on se sépare, sur le trottoir, lestés de homard aux truffes ou de truffes au homard, et que chacun repart vers sa voiture à ouverture automatique des portes et GPS en série, chacun se dit que, vraiment, c'est trop idiot de laisser passer autant de temps entre deux déjeuners, qu'il faudrait se remettre à se voir plus souvent.


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