Grenoble. Visions d'une ville

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Grenoble. Visions d’une ville



En couverture : Terrasse du jardin de ville Jules Flandrin Vers 1934 Huile sur toile, 97 x 162,5 Collection musée de Grenoble, MG IS 71-3. Les dimensions des œuvres sont exprimées en centimètres. Graphisme de couverture : Hervé Frumy Maquette intérieure et mise en page : Corinne Tourrasse, Insign’ Photogravure : Glénat Production © 2007, Éditions Glénat BP 177 – 38008 Grenoble Cedex www.glenat.com Tous droits réservés pour tous pays ISBN. 978-2-7234-6092-7 Dépôt légal : novembre 2007


Avant-propos Un débat discret a opposé, il y a déjà dix ans, ceux qui voulaient installer

(dans lequel la peinture régionale a toute sa place, tout au moins celle

dans l’ancien évêché de Grenoble un musée d’histoire de ville, comme

qui mérite une présentation permanente), les porteurs du projet s’étaient

il en existe tant, et ceux qui préféraient élargir sa mission à l’échelle du

néanmoins engagés à rendre compte régulièrement de la réalité de la pein-

département de l’Isère. La tutelle du conseil général sur cet établissement a

ture régionale : l’abbé Calès, Henriette Gröll, Alexandre Debelle, François

facilité la décision : ce serait l’Isère. Mais ce serait aussi un concept nouveau,

Guiguet, l’école de Proveysieux ont bénéficié ces dernières années d’un tel

mêlant un centre d’interprétation du territoire, à la manière anglo-saxonne,

éclairage, de toute évidence au grand bonheur de larges publics.

et un « vrai » musée, présentant de superbes collections historiques. Pour

Au croisement de ces différentes missions culturelles, les représentations

autant, les vestiges du baptistère – témoin d’une période où la ville régnait

graphiques de Grenoble ont donc toute leur place au musée de l’Ancien

sur un évêché recouvrant à peu près l’actuel département – comme ceux

Évêché. Et sans que le débat sur l’intérêt artistique ou l’intérêt documen-

du palais des évêques, rattachent cet établissement à sa ville et en font l’un

taire de ces œuvres ne vienne perturber le plaisir de la découverte offert

des plus beaux indicateurs de son évolution historique.

au visiteur. C’est en effet ce dernier, et lui seul, qui jugera de placer son

Le programme des expositions organisées dans ce musée, sous la conduite

attention sous le signe de la contemplation, toujours quelque peu nostal-

experte d’Isabelle Lazier, reflète bien cette double mission. Son rôle d’outil

gique, de la ville au passé, ou d’admirer les œuvres pour leur seul intérêt

de découverte est particulièrement original, lorsqu’il permet de mettre en

artistique, à la recherche de cette émotion esthétique que certains des

valeur des éléments de patrimoine mobilier méconnus et dispersés sur le

documents présentés peuvent favoriser.

territoire, qu’il s’agisse du triptyque de La Tour-du-Pin ou du retable d’une

Le musée, quant à lui, n’a pas à prendre parti. Qu’il soit musée d’art ou

chapelle d’Aoste ; ou qu’il s’agisse plus simplement du résultat des inventai-

musée d’histoire, il n’est qu’un support, aussi clair que possible ; il est le lieu

res patrimoniaux conduits par la conservation sur les « pays » de l’Isère.

du rassemblement de documents et d’œuvres issu d’un choix raisonné

À ce travail d’exploration méthodique et de renvoi des visiteurs sur les

(dont on ne cachera pas qu’il est toujours partial, sinon engagé !), offert à

territoires, devait s’ajouter la volonté de respecter le vœu des premiers

tous les regards et à tous les modes d’appréhension du patrimoine.

initiateurs du projet, qui souhaitaient voir s’installer sur ce site un musée des artistes « dauphinois ». Si cette entreprise s’avérait inadaptée, au moment

Jean Guibal

où Grenoble se dotait d’un grand et prestigieux musée des beaux-arts

Conservateur en chef du patrimoine

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Grenoble. Visions d’une ville


Coucher de soleil sur la chaîne de Belledonne, 1895 (détail) Marcel Reymond. Huile sur toile,108 x 160 Collection Jean-Louis Vaujany, Grenoble

Sommaire • Jean Guibal, avant-propos

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Propos introductifs • Isabelle Lazier, La ville en images, les images de la ville Grenoble. Visions d’une ville, au musée de l’Ancien Évêché • René Favier, Les représentations de Grenoble du XVIe au XVIIIe siècle Du « portraict au vray » au plan géométrique • Jean-François Parent, Grenoble au XIXe siècle De la ville de garnison à la métropole industrielle • René Bourgeois, Grenoble dans la littérature • Marianne Clerc, Peinture d’histoire et/ou de paysage La vue de ville du XVIe au XVIIIe siècle • Marie Radice, La célébration de Grenoble

Recueil des œuvres

6 10 14 18 22 26 32

• Biographies, Marie Radice • Notices et commentaires, Isabelle Lazier, Marie Radice • Biographies et commentaires des œuvres de - Ernest Hareux, Philippe Gayet - Diodore Rahoult, Sélina Quantin - Auguste Ravier, Christine Boyer-Thiollier • Encarts documentaires - Le clocher de Saint-André, Alain de Montjoye - Passer le pont, Anne Cayol-Gerin - Bateaux et radeaux, Anne Cayol-Gerin - La grande aventure alpine de Turner, Marie Radice - Vivre près de l’eau, Anne Cayol-Gerin - « La serpen et lo dragon mettront Grenoblo en savon ». Grenoble face aux inondations, Marie-Françoise Bois-Delatte - Grenoble et ses fortifications, Isabelle Lazier - La tour de l’Ile et la citadelle, Alain de Montjoye • Plan des sites, monuments et points de vue, cartographie Thomas Lemot • Index des artistes, Marie Radice • Index des sites et monuments, Mylène Neyret • Grenoble dans les collections iconographiques de sa Bibliothèque municipale, Marie-Françoise Bois-Delatte. • Les collections iconographiques du Musée dauphinois, Valérie Huss

Album des points de vue d’hier et d’aujourd’hui

34 39 42 46 62 92 118 121 160 162 163 164 164 165

• Repérages, Mylène Neyret • Photographies, Denis Vinçon, Milena Piton • Repères bibliographiques, Marie Radice • Contributions et remerciements

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Sommaire

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Grenoble. Visions d’une ville



La Place de la Bastille à Grenoble au petit matin, 1905 (détail) Ernest Hareux Huile sur toile, 102,5 x 152,5 Collection particulière.

La ville en images, les images de la ville

Grenoble. Visions d’une ville, au musée de l’Ancien Évêché Le projet d’une exposition sur les vues de Grenoble, à travers l’estampe,

Réunir les œuvres

le dessin et la peinture, intitulée Grenoble. Visions d’une ville, est né de

Deux pistes de travail peuvent organiser une semblable démarche. Celle

l’expérience développée au musée de l’Ancien Évêché. En effet, l’histoire

du projet scientifique qui, dans le cadre d’une recherche approfondie, per-

de la ville est inscrite au cœur même de ce lieu, l’ancien palais des évêques,

met de rassembler un corpus exhaustif et de proposer ainsi une analyse

qui présente en sous-sol et dans les étages des vestiges archéologiques

nourrie du regard des spécialistes sur les représentations de la ville. Celle

de la cité antique et médiévale. Depuis son ouverture en 1998, l’intérêt

du projet culturel, qui se fonde sur des choix, aussi raisonnés que possible,

du public, qu’il soit Isérois ou touriste de passage, est toujours manifeste

dans la perspective d’un partage plus efficace avec de plus larges publics.

pour la découverte de ces témoignages du passé. L’idée a donc germé

C’est à cette seconde voie que s’est rangé le musée, afin de solliciter la

de proposer aux visiteurs une approche complémentaire sur l’histoire

curiosité et l’intérêt des visiteurs du site et du musée.Tout en espérant ainsi

de Grenoble, en sélectionnant, dans les dessins et les estampes réalisés

nourrir une large réflexion sur l’art et la ville, voire sur le devenir même de

du XVIe au XVIIIe siècle, des vues susceptibles de refléter des aspects de la

notre espace urbain…

cité sous l’Ancien Régime. Très vite, ce projet a suscité une autre envie,

La recherche a donc été orientée sur les vues figurées (en élévation) dans

celle d’esquisser un panorama de la ville sur une période plus longue, qui

une perspective très sélective. Ont été écartés les plans, qui offrent un pro-

s’étendrait jusqu’au début du

siècle. Au témoignage essentiellement

pos complémentaire mais plus attaché à une lecture de l’évolution urbaine ;

documentaire des estampes s’ajoutait donc celui la peinture qui, à travers

ainsi que la photographie, vaste domaine de création qui nécessiterait à lui

le travail des artistes paysagistes du XIX siècle, révèle une vision esthétique

seul un travail d’investigation. Nous avons aussi mis de côté, dans la perspec-

tout autre de la ville.

tive d’expositions futures, les séries d’images réalisées par un même artiste,

Quatre-vingts œuvres sont ici réunies pour tenter une présentation des

considérant que l’intérêt des dessins ou des estampes trouvait toute sa

vues de Grenoble, sur près de quatre siècles. Celles-ci forment un corpus

force dans une présentation intégrale du fonds qui ne pouvait être dissocié.

d’un intérêt artistique certain – une bonne part des pièces sélectionnées

C’est notamment le cas du travail d’illustration conduit par Diodore Rahoult,

sont inédites –, mais elles constituent tout autant une précieuse source

au début du XIXe siècle, dans son fameux Grenoblo malherou (qui constitue

iconographique sur la cité d’hier, les monuments et les édifices disparus.

pourtant une précieuse documentation sur l’espace urbain), ou des estam-

Sous réserve de plonger dans chaque œuvre pour repérer le point de

pes de Joanny Drevet (1854-1940), qui œuvre à Grenoble au début du

vue de l’artiste et le motif du tableau, le paysage s’anime alors et déborde

XXe

largement des conventions artistiques pour nous parler des femmes et des

largement présentées dans le cadre d’une récente exposition monographi-

hommes d’hier, de la vie de la cité, de l’aménagement des quartiers, de l’ar-

que consacrée à l’un de ses auteurs, Alexandre Debelle1.

e

XX

e

siècle. Enfin, nous avons aussi ignoré les vues de L’Album du Dauphiné,

chitecture de l’habitat, des loisirs au bord de l’eau ou dans les jardins publics. Ce regard, on le sait, n’est pas antinomique de l’approche artistique ; il en est plutôt le moyen d’approche le plus sûr !

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Grenoble. Visions d’une ville

Sylvie Vincent (dir), Alexandre Debelle (1805-1897), un peintre en Dauphiné. Grenoble, Conseil général de l’Isère, 2005. 1


Grenoble, faubourg Très-Cloître Rosalba Laurens Crayon noir sur papier. 24,1 x 31,1 Collection musée bibliothèque Inguimbertine, Carpentras.

Les reflets d’une ville familière ! Grenoble ne peut se targuer d’avoir été plus que d’autres l’objet de l’attention des artistes. Sa position de capitale d’une province de l’Ancien Régime Ainsi défini, le sujet restait encore trop large, malgré le parti pris de ne

lui a sans doute valu les honneurs des recueils géographiques, mais pas

retenir que deux à trois œuvres par artiste (à quelques exceptions près)

davantage que d’autres villes du royaume de France. Son paysage mon-

ou par point de vue. Pour la période ancienne (XVI -XVIII siècle), nous avons

tagneux et les méandres de son fleuve ont retenu l’attention des artistes

sélectionné des estampes offrant un caractère original ou un soin affirmé

étrangers, en route vers le Mont-Blanc et l’Italie, mais une part importante

de la représentation, et avons donc écarté les nombreuses gravures au

de la production picturale du

motif maintes fois recopié. La chance nous a été donnée de présenter

l’école dauphinoise du paysage, soutenus dans leur création par des com-

toutefois deux rares dessins originaux pour cette période, signés Jean de

manditaires régionaux avisés.

Beins et Israël Silvestre.

La lecture des œuvres suggère assez rapidement l’image d’une ville fami-

Dans l’abondante production picturale du XIXe et du début du XXe siècle,

lière. Cela s’explique en premier lieu par la présence presque systématique

ont été privilégiés les points de vue qui permettent de situer le motif dans

dans les vues urbaines des massifs montagneux proches : le mont Rachais

l’espace urbain. Les vues de détail, intérieurs de monuments ou scènes de

ou le Saint-Eynard, ou plus lointains comme Belledonne ou le Vercors.

genre hors contexte, n’ont pas été retenues. Enfin, la sélection des œuvres

Que ceux-ci soient à peine esquissés dans les gravures du XVIe siècle ou

a aussi été influencée par les modalités de l’exposition qui limitent en nom-

magnifiés dans les peintures du XIXe, ils suscitent d’emblée la curiosité de

bre et en volume les pièces choisies, par les contraintes de scénographie et

l’observateur qui trouve là des repères connus. En second lieu, les vues

les conditions de prêt posées par les collections privées ou les institutions.

de Grenoble intéressent une cité aux dimensions modestes, comprise

La recherche préalable conduite dans un cadre universitaire par Marie

dans le périmètre de l’actuel centre ancien que fermait jusqu’à la fin du

Radice puis poursuivie sous l’égide du musée, a permis une très riche mois-

XIXe siècle une ceinture de fortifications. Si quelques édifices ou îlots ont été

son : ont été repérés pas moins de quatre-vingt-dix-huit dessins, deux cent

détruits pour laisser place à des aménagements récents, on reconnaît les

vingt et une estampes et cent quarante-huit peintures ! Au final, dix-sept

traits principaux du paysage urbain avant que ne soient édifiés le téléphé-

estampes, quarante et une peintures et vingt-deux dessins ont été retenus.

rique ou les trois tours de l’Île Verte : la flèche (démesurément haute !) du

Sélection drastique, en fonction des critères précédemment énoncés, mais

clocher de l’église Saint-André, la tour de l’Île, la porte de France, le quartier

que l’on espère néanmoins représentative des vues de Grenoble sur une

Saint-Laurent, la place Notre-Dame… et bien sûr la rivière qui marque de

longue période, rassemblant des œuvres et des documents riches de sens

son empreinte l’histoire grenobloise. N’est pas comprise dans ces vues

et d’intérêt tant pour leur motif, leur technique ou leur force artistique que

de Grenoble la ville contemporaine qui s’est développée, au début du

pour la diversité du témoignage sur les représentations de la ville.

XXe

Pour donner à voir ces œuvres dans toute leur richesse, nous avons choisi

est l’objet d’une autre curiosité, celle des photographes.

une présentation chronologique, en séparant toutefois (pour des ques-

Il faut rendre hommage aux artistes qui nous enchantent de leur regard

tions de présentation muséographique) les œuvres sur papier des huiles

et de leur travail de création. Et risquer de nouveau un choix, plus sub-

sur toile. Au sein de ce découpage, nous avons rapproché les motifs pour

jectif encore, en réservant la première ligne à Turner, cet artiste anglais

susciter à la fois un regard comparatif sur les compositions et une curiosité

visionnaire qui, de passage à Grenoble en 1802, invente littéralement le

historique sur les lieux et les espaces représentés. Aux références habituel-

« sentiment » de la ville à travers un traitement de l’espace et de la lumière

les des cartels (nom de l’artiste, titre, datation et technique), s’ajoutent une

presque impressionniste (n° 10, 11, 12 du recueil des œuvres). Son séjour

analyse artistique et un commentaire détaillé sur chaque œuvre afin de la

dans la modeste bourgade du début du

replacer dans son contexte de réalisation.

dateur ! Dans ses pas et peut-être sous son inspiration, quelques années

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e

2

XIXe

siècle reste l’apanage des artistes de

siècle, sur l’ensemble de la plaine grenobloise. À cette période, la ville

XIXe

siècle est assurément fon-

plus tard, Diodore Rahoult offre depuis le même point de vue un travail Marie Radice, Les images de Grenoble en estampe, dessin et peinture du XVIe siècle au début du XXe siècle, mémoire de Master I - II, 3 vol., Université Pierre Mendès France, Grenoble, septembre 2006. Mémoire réalisé sous la direction de Marianne Clerc. 2

saisissant (n° 24), tandis que François-Auguste Ravier réalise une vision crépusculaire de Grenoble et des quais de l’Isère qui frappe par l’audace

La ville en images, les images de la ville

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de son traitement (n° 46). Ces créateurs se placent de fait à la charnière

Mollard dépeint un quartier populaire, aujourd’hui détruit, le quartier

de deux époques, à une période où la ville représentée jusque-là au tra-

des Bouchers (situé entre l’Isère et l’actuelle rue Abel-Servien) (n° 62) où

vers des vues topographiques, dessinées et gravées, intéresse désormais les

l’on ne manque pas de remarquer les façades lézardées des immeubles ou

peintres de paysage, les « vrais » artistes qui travaillent sur le motif, usant

encore les peaux séchant sur les loggias. Deux dessins inédits d’un intérêt

avec talent de la palette des couleurs.

historique certain, œuvres d’un auteur mal connu, Bache, présentent une

Des premiers topographes, il faut néanmoins retenir Pierre Prévot, « maî-

description minutieuse de la reconstruction, en 1837, du pont de pierre

tre-peintre » de la ville, qui se voit confier par les consuls la réalisation du

(n° 18 et 19) qui enjambe l’Isère. De ces artistes de la période romanti-

« portrait » de Grenoble, en 1572 (n°1). Si nos cartographes contempo-

que, il faut retenir aussi Théodore Ravanat qui, dans la première moitié du

rains peuvent voir dans ce plan quelque archaïsme, il conduit toutefois le

XIXe

spectateur à se projeter dans la cité du XVI siècle, que l’on identifie aisé-

de rue : le Grenoble bourgeois dans les loisirs avec Le Jardin de ville (n° 52),

ment dans son périmètre et ses principaux édifices. Dans une perspective

le Grenoble au travail avec L’église Saint-Laurent (n° 55). Ces œuvres cons-

plus réaliste, Jean de Beins, ingénieur et cartographe du roi, réalise au début

tituent de véritables témoignages ethnographiques, un demi-siècle avant

du

siècle une vue aquarellée de Grenoble (n° 3), prise depuis les

que la photographie ne s’empare du sujet pour nous offrir un regard plus

pentes de la Chartreuse, où l’on repère aisément la nouvelle ceinture de

social sur la vie quotidienne. Il faut encore parler de l’intérêt des artistes, au

fortifications édifiée par Lesdiguières. Quelques décennies plus tard, Israël

début du XIXe siècle, pour l’histoire de la ville et les vestiges de son passé

Silvestre, dessinateur et graveur du roi qui s’intéresse essentiellement aux

prestigieux. Avec Les quatre portes de Grenoble (n° 56 à n° 59), Alexandre

monuments et aux vues pittoresques, saisit sur le vif de nombreux motifs,

Debelle, auteur avec Victor Cassien du célèbre Album du Dauphiné3, s’ins-

comme le pont au jacquemart (actuelle passerelle Saint-Laurent), présenté

crit dans la veine d’une vision urbaine pittoresque qui fera la fortune des

ici à travers un rare dessin inédit à la plume (n° 4). Le souci et le soin

recueils illustrés, comme celui édité par Lord Monson, en 18404.

apportés dans le rendu de l’architecture placent les œuvres de cet artiste

À la fin du

au rang d’archives historiques. Aux précisions apportées à la description

avec une précision quasi photographique des scènes de rue, ancrées dans

monumentale de la ville s’oppose le peu d’intérêt que portent encore leurs

une réalité que transfigure toutefois le travail sur le cadrage et la lumière :

auteurs à la figuration de la montagne, et l’absence de toute atmosphère

Charles Bertier, La rue Félix-Poulat (n° 74) ou encore Ernest Hareux, La

dans ces vues, que la technique de la gravure rend un peu figées. À la fin

place de la Bastille au petit matin (n° 71). Il faut enfin évoquer Jules Flandrin

du XVIII siècle, le regard évolue et les peintres nous proposent des images

qui reprend avec audace, au début du XXe siècle, une vue chère à ses illus-

quelque peu différentes. Jacques-André Treillard s’intéresse au pittoresque

tres prédécesseurs, Les quais de l’Isère (n° 80), en une savante composition

de la navigation sur l’Isère (n° 7) tandis que Pierre-Alexandre Parizot exalte

d’aplats de couleur et de jeux de lumière derrière laquelle s’efface le pay-

une scène champêtre sur les berges de l’Isère, à l’Île Verte, derrière laquelle

sage urbain et disparaît la montagne.

se dessinent la ville et la silhouette de la chaîne du Vercors (n° 8).

Dans le deuxième tiers du XXe siècle, l’imitation de la nature n’intéresse plus

Autour de Jean Achard et de son maître, Isidore Dagnan, se développe

les peintres, d’autant que la photographie permet désormais d’obtenir des

au début du XIXe siècle une école dauphinoise qui s’intéresse à l’harmonie

images plus conformes à la réalité. On ne peut cependant oublier que, qua-

du paysage urbain, même si elle préfère souvent les plaines alentour ou la

tre siècles durant, les artistes se sont attachés à traduire quelques-uns des

montagne. Les peintres composent leurs motifs autour de lieux familiers,

multiples visages de la ville aujourd’hui disparus. À travers leurs visions ori-

les berges de l’Isère, que chacun s’attache à singulariser par le traitement

ginales de l’espace, des monuments, leur travail sur la lumière, l’atmosphère,

de l’ambiance, de la lumière et de la perspective, pour nous livrer une

ils transfigurent la beauté de notre paysage urbain et l’âme de nos quartiers.

vision « sublime » de la ville. D’autres artistes proposent des points de vue

Il convenait de révéler ainsi Grenoble dans son passé, à travers la richesse

où s’entremêlent le pittoresque et les témoignages de vie. Ainsi Horace

de cette production artistique.

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XVII

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Victor Cassien, Alexandre Debelle, Album du Dauphiné, Grenoble, Prudhomme, 5 volumes, 1835, 1836, 1837, 1839. 4 Lord Monson, Views in the department of the Isère and the high Alps…, London, Dalton, 1840. 3

9

Grenoble. Visions d’une ville

siècle, décrit de manière très sensible et très personnelle, des scènes

XIXe

siècle, le regard sur la ville évolue. Les artistes restituent

Isabelle Lazier Conservatrice en chef du patrimoine


Du XVIe au XVIIIe siècle

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Le Vray portraict de la ville de Grenoble.Vers 1572. Pierre Prévot. Xylographie sur papier. 32,2 x 40,2. Extrait de La Cosmographie universelle de tout le monde, de François de Belleforest,Tome I, Paris, Michel Sonnius et Nicolas Chesneau, 1575. p. 2. 321. Collection Musée dauphinois, 95 15 75.

Les représentations de Grenoble du XVIe au XVIIIe siècle

Du « portraict au vray » au plan géométrique Les géographes, les graveurs et la représentation des villes

Ces représentations se répartissaient en trois genres : les portraits, les

Selon Furetière, à la fin du XVII siècle, il était « assez difficile de donner une

connues et maîtrisées depuis le

bonne définition du mot de ville, à cause que l’usage a toujours conservé le nom

du XVIII siècle, seuls portraits et profils étaient utilisés. Ce n’est que pro-

de bourg ou de village à certains lieux qui sont pourtant de véritables villes ».

gressivement que le plan géométrique les remplaça, matérialisant les

D’autres, comme le père Lubin en 1678 dans le Mercure géographique,

changements intervenus dans la conscience urbaine, dans les formes de

demandaient : « Il faudrait donc convenir et savoir précisément qui sont les

la représentation mentale de la ville1.

e

profils ou vues cavalières et les plans. Ces différentes techniques étaient XVe

siècle. Cependant, jusqu’au début

e

places auxquelles on doit donner le nom de villes, et quelles sont celles qui ne le méritent pas. » Les graveurs ne trouvaient pas davantage grâce à ses

« Portraict au vray » et profils

yeux : « Les graveurs qui ne savent pas la géographie gâtent souvent les cartes

Le Vray portraict de la ville de Grenoble (cat. n°1) constitue un parfait exemple

gravant plusieurs clochers avec beaucoup de maisons autour d’un petit lieu.

des représentations les plus courantes du XVIe siècle. L’objectif du graveur

C’est pourquoi vous devez vous tenir avertis de ne pas prendre pour la plus

était de représenter la totalité du paysage urbain. Mais les perspectives plani-

grande ville celle que le graveur a fait la plus grosse dans la carte, car il s’y est

graphiques2 y sont approximatives : les proportions des principaux édifices

peut-être trompé. »

(la cathédrale, l’église Saint-André, le jacquemart, la tour de l’Ile) sont inexac-

À ces diverses interrogations, les dictionnaires ne donnaient que des

tes. De plus, la ville y est coupée de la campagne par une double enceinte :

réponses superficielles et purement descriptives : « Lieu plein de maisons,

l’une réelle, correspondant aux limites de l’ancien établissement grenoblois,

fermé de terrasses et de fossés, ou de murailles et de fossés » pour Richelet

l’autre imaginaire car seulement envisagée.

(1679), « Habitation d’un peuple assez nombreux qui est ordinairement fermé

Préférer le pittoresque à l’exactitude n’est pas la seule explication des choix

de murailles ; assemblage de plusieurs maisons disposées par rue et renfer-

du graveur. Faire figurer une enceinte hypothétique permettait de relativiser

mées d’une clôture commune qui est ordinairement de murs et de fossés »

la contradiction entre la réalité matérielle d’une ville en expansion et les

pour Furetière (1690). Au XVIII siècle, l’Encyclopédie rompit partiellement

représentations culturelles des contemporains qui opposaient fortement

e

avec ces définitions. Si l’article « Ville » du chevalier de Jaucourt reprenait les définitions anciennes pour décrire les formes extérieures des villes, il renvoyait à d’autres articles qui en déterminaient plus précisément l’essence même : « bonne ville », « ville capitale », « ville de commerce ». Ces novations marquent le début d’un changement dans les représentations figurées des villes anciennes.

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Grenoble. Visions d’une ville

Cette contribution doit beaucoup au travail de J. Boutier et L.Teisseyre-Sallmann, « Du plan cavalier au plan géométrique. Les mutations de la cartographie urbaine en Europe occidentale du XVIe au XVIIIe siècle », Colloque du groupe de travail international d’histoire urbaine, Maison des Sciences de l’Homme, Paris, 1984, multigr., 30 p. ; B. Lepetit, Les villes dans la France moderne (1740-1840), Albin Michel, Paris, 1988. 2 Désignent ici les vues en élévation des bâtiments (ndlr). 1


Ancienne Ville de Grenoble Cappitalle episcopalle et siège du Parlement de Dauphiné. Vers 1644. Louis Boisseau. Xylographie sur papier. 35 x 91. Collection Musée dauphinois, 95 15 35.

ville et campagne. Ordinairement, les faubourgs ne figuraient pas sur les

Zeiller où émergeaient le clocher de Saint-André au-dessus des murs et

portraits du même genre, sinon de manière anecdotique ou marginale, et

le jacquemart au milieu du pont sur l’Isère. Appartient également à ce

jamais dans leurs proportions réelles. Sur le paysage, la ville se détachait

registre le Paisage de Grenoble depuis le monastère de Montfleury, dessiné

« comme un blason » (J.-P. Bardet). Dans le cas grenoblois, l’important fau-

par l’ingénieur du roi Jean de Beins avec un talent associé à la plume de

bourg Très-Cloître , ainsi que les bâtiments qui entouraient la place du Breuil,

l’artiste4. Pourtant commença avec lui un autre mode de représentation de

étaient situés à l’intérieur de l’enceinte imaginaire, laissant au-delà de celle-ci

la ville, celui du plan géométrique.

3

une campagne quasi vierge de toute habitation et de toute civilité. Par ailleurs, les rues et bâtiments de la ville ne sont pas tous représentés.

La ville en plan géométrique

Les différents édifices figurés en élévation sont déformés pour mieux mar-

À partir du début du

quer leur importance respective. Pour le graveur, l’objectif consistait moins

graveurs à figurer les enceintes avec davantage de précision. Le plan de

à informer sur l’organisation spatiale de la ville qu’à dire son histoire. La

Grenoble levé par Jean de Beins en 1604 se situe à l’articulation des deux

compréhension de la ville ne résidait pas dans les formes urbaines, mais

modèles, avec la juxtaposition d’un plan géométrique des « nouvelles

dans son passé et dans les fonctions qui étaient les siennes (une cité épis-

fortifications » à huit bastions – que Lesdiguières avait fait édifier sur la

copale, un système défensif, l’exercice de la justice). Malgré son nom de

rive gauche pour protéger la ville – et un profil en élévation des rues

« Vray portraict », celui-ci n’était pas une description exacte des lieux, mais

Perrière et Saint-Laurent sur la rive droite, dominées par la Bastille. Alors

un support à une idéologie urbaine, autour duquel pouvaient se cristalliser

que ces représentations planigraphiques commencèrent à se développer

les représentations littéraires et géographiques.

en France à partir de la seconde moitié du

De même, profils et vues cavalières, dérivant de pratiques des miniaturistes

pour Paris), ce n’est qu’à partir du XVIII siècle que nous disposons de plans

médiévaux, représentaient la ville par un ensemble de bâtiments ceints de

modernes de Grenoble.

XVIIe

siècle, les enjeux poliorcétiques5 incitèrent les

XVIIe

siècle (particulièrement

e

murailles et dominés par des tours et des toits. La représentation était sélective et mettait en valeur les éléments les plus symboliques de la ville. La gravure de Boisseau, Ancienne Ville de Grenoble, capitalle episcopalle et siège du parlement de Dauphiné, inscrit, dans un paysage où la montagne est ignorée, la même perspective urbaine.Telles sont aussi les vues d’Israël Silvestre (cat. n°5) ou la Perspective d’une partie de Grenoble de Martin

Malgré l’usage fréquent qui est fait au cours des siècles, et notamment au XIXe, d’écrire Très-Cloître avec un « s » –Très-Cloîtres –, nous retiendrons la forme orthographique proposée par les historiens – Très-Cloître –, en référence à l’étymologie du toponyme, Tra Cloutra ou Trans Cloître, c’est-à-dire au-delà du cloître de la cathédrale (ndlr). 4 François de Dainville, Le Dauphiné et ses confins vus par l’ingénieur d’Henri IV, Jean de Beins, Droz, Genève-Paris, 1968. 5 La poliorcétique désigne l’art d’assiéger les villes (ndlr). 3

Du XVIe au XVIIIe siècle

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Plan de Grenoble. 6 mai1776. Dressé par Lomet fils. Manuscrit sur papier. Collection Bibliothèque municipale, Grenoble, Cd. 552.

Avec ces plans, bâtiments et monuments en élévation firent place à une

public », prenant appui sur un plan (non conservé) dressé par l’ingénieur

mise à plat de la ville. L’espace n’était plus symbolisé, sans souci de la rigueur

Bouchet7. Ce nouveau plan, ample et ambitieux, prévoyait l’élargissement

des tracés ou de la véracité de la représentation, mais mesuré et maîtrisé.

de plusieurs rues, la création de nouveaux axes pour favoriser la circulation

À côté de plusieurs plans restés manuscrits et souvent conservés aux Archi-

transversale dans la ville et, sur la rive droite, un projet d’alignement qui se

ves nationales, le plan dit « de Lomet » constitue la seule version gravée et

doublait d’un aménagement des quais pour protéger la ville des inonda-

diffusée de cette nouvelle représentation de la ville. À l’usage symbolique

tions, projet qui nécessitait un nombre important de démolitions.

des représentations anciennes s’opposait un plan qui devenait un outil de

En mettant en évidence les innombrables imperfections du tissu ancien

repérage pour tous les usagers de la ville et un instrument de travail pour

et en donnant aux responsables le moyen d’y remédier, le nouveau plan

le pouvoir soucieux de mieux contrôler l’espace urbain. Les nouveaux

ouvrait le tissu urbain à d’éventuelles modifications. Il traduisait en profon-

plans servaient à projeter et à exécuter les opérations d’aménagement.

deur un bouleversement du regard que les contemporains portaient sur

Il en fut ainsi des réflexions des ingénieurs militaires qui proposèrent des

le fait urbain. La ville ne tirait plus sa gloire d’un ensemble monumental

aménagements hydrauliques (détourner le cours de l’Isère) pour protéger

hérité du passé, mais de l’organisation présente de son espace urbain où

la ville des inondations et renforcer sa défense . En juillet 1759, l’intendant

les nouveaux critères de beauté devenaient hygiène, salubrité, alignement

De La Porte présenta à Trudaine un nouveau projet d’urbanisme destiné

des maisons, largeur des rues, facilité de la circulation.

à « rendre les rues et les places plus belles et plus conformes aux intérêts du

À l’opposé du « portraict au vray » du XVIe siècle qui exprimait le passé et

6

l’histoire de la ville, le plan géométrique devenait un instrument de transDenis Cœur, La maîtrise des inondations dans la plaine de Grenoble (XVII -XX siècles) : enjeux techniques, politiques et urbains, thèse dactyl., Grenoble, 2003, 3 vol. 265, 172 et 291 p. 7 René Favier, « Grenoble, le parlement et l’intendant (milieu du XVIIe-milieu du XVIIIe siècle) », in Crocq L. (sous la dir.) Le prince, la ville et le bourgeois, éd. Nolin, Paris, 2004, pp. 127-140. 6

13

e

Grenoble. Visions d’une ville

e

formation et de développement et tournait la ville vers son avenir. René Favier, université Pierre Mendès France, Grenoble


Du XVIe au XVIIIe siècle

14


Construction du quai de la Graille Guifard. Huile sur toile. 49 x 65. Collection particulière.

Grenoble au XIXe siècle

De la ville de garnison à la métropole industrielle Au début du XIXe siècle, Grenoble est une petite ville qui compte à peine

de Claix et protège la ville des crues du Drac, n’est bordé d’aucune cons-

20 000 habitants, enserrée dans son enceinte du XVIIe siècle et située pour

truction. Ville administrative et de garnison avant tout, Grenoble, hormis

l’essentiel en rive gauche de l’Isère. En rive droite, le quartier Saint-Laurent,

sa fonction commerciale, n’a qu’une activité « industrielle » réduite. Les

blotti au pied des contreforts de la Chartreuse, est lui aussi protégé par

ouvriers-artisans travaillent le gant et le chanvre mais sont peu nombreux.

une enceinte qui remonte les pentes du Rachais, enveloppe le donjon de la

Les manufactures se situent plutôt dans les vallées alpines qui disposent

Bastille et aboutit sur le versant ouest à la porte de France. Ces enceintes,

d’un potentiel d’énergie hydraulique plus important.

qui ne l’ont pas protégée de l’invasion autrichienne de juillet 1815, marLa ville n’occupe qu’une petite partie du territoire communal. La plaine qui

Un pont, une nouvelle enceinte : les débuts de l’expansion

la sépare des villages environnants situés sur les pentes des collines proches

La création d’un pont suspendu sur le Drac en 1826, dit « pont à chaînes

est parcourue par des ruisseaux comme le Verderet qui traverse la ville,

de fer », et la construction d’une enceinte par le général Haxo dans les

le Dracquet ou la Mogne qui la longent, alimentant en eau les fossés de

années 1830, amorcent une période de croissance urbaine qui ne s’arrê-

l’enceinte. Un réseau de canaux, dont certains font mouvoir des moulins,

tera plus. Le pont qui permet d’accéder aux communes de la rive gauche

sillonne la plaine et en assure le drainage. Percées de trois portes, fermées

du Drac, Fontaine et Sassenage, ouvre à l’urbanisation tout l’ouest du ter-

chaque nuit, les fortifications s’ouvrent sur les routes qui mènent vers le Gré-

ritoire. La nouvelle enceinte permet le doublement de la surface de la

sivaudan, le plateau de Champagnier ou vers le Drac, à l’ouest. De même,

ville qui englobe alors les faubourgs Très-Cloître et Saint-Joseph, entraînant

l’enceinte de la rive droite s’ouvre par deux portes : la porte de France vers

l’intégration ou la reconstruction des portes. Elle dote aussi la Bastille de

Lyon et la porte Saint-Laurent vers la Chartreuse. À l’intérieur des murs où

fortifications imposantes.

l’espace est restreint, la vieille ville médiévale se distingue par son lacis de

Autour de la place d’Armes (l’actuelle place de Verdun), un nouveau quar-

rues étroites des extensions du XVII siècle au tracé viaire plus régulier. Les

tier contraste par le tracé géométrique de ses voies avec le réseau des

bâtiments publics civils, comme l’hôtel de Lesdiguières (qui accueille mairie,

rues de la ville ancienne. Il va accueillir, durant le second Empire, bâtiments

préfecture et conseil général) ou le palais de justice, sont moins nombreux

officiels et institutions : la préfecture, le muséum, le musée-bibliothèque,

que les constructions militaires ou les couvents, en partie reconvertis pour

l’école d’artillerie et, plus tard, le palais de l’université à côté d’îlots d’im-

l’enseignement depuis la Révolution. Deux ponts, « le pont de pierre » et

meubles résidentiels. Grenoble est ainsi dotée d’un ensemble monumental

« le pont de bois », joignent les deux rives en bordure immédiate desquelles

à la mesure de son statut de préfecture et de sa population qui atteint

se pressent les habitations, dégageant ici et là quelques places où accostent

alors 40 000 habitants. Le territoire communal lui-même s’agrandit :

les chalands d’une navigation très active. Des bacs à traille permettent de

Grenoble annexe, non sans difficultés, les terrains des communes voisines,

franchir le Drac et l’Isère en amont et en aval de la ville.

notamment ceux de Seyssins et de Saint-Martin-le-Vinoux, pour atteindre

À l’extérieur des murs, seuls deux petits faubourgs, Très-Cloître et Saint-

ses limites actuelles le long du Drac. Pour autant la fonction militaire conti-

Joseph, accompagnent les sorties immédiates de la ville. Le cours Saint-

nue de s’affirmer avec l’importance des nouvelles fortifications qui isolent

André, hors les murs lui aussi, qui depuis le XVIIe siècle joint l’Isère au pont

toujours la ville de son environnement, ainsi que par le nombre des

quent bien le rôle de ville-frontière qui sera le sien jusqu’en 1860.

e

15

Grenoble. Visions d’une ville


Plan de Grenoble. D’après le plan manuscrit dressé de 1814 à 1816 par Joseph Péronnet de Grenoble (décembre 1815). Collection Bibliothèque municipale, Grenoble.

constructions militaires, casernes, manutention, arsenal, polygones d’artillerie

urbain jusque-là, verra son épanouissement dans la seconde moitié du

et du génie, hôpital, qui occupent une part importante du territoire urbain.

XIXe

Cette décennie des années 1830 voit la construction des quais sur les

équestre de Napoléon Ier, œuvre du sculpteur Frémiet, qui sera ensuite

deux rives de l’Isère : d’abord entre les deux ponts, puis de part et d’autre ;

déplacée à Laffrey, sur le site de la prairie de la Rencontre.

construction qui entraîne la démolition des immeubles riverains de l’Isère

À la fin du second Empire, un millier d’ouvriers-artisans œuvrent dans la

et change profondément la relation de la ville avec sa rivière. Un nouveau

ganterie mais aussi dans le textile, la cimenterie et la mécanique. Si l’industrie

pont est édifié, celui de la Citadelle, qui franchit l’Isère tandis que le « pont

continue à se développer dans les vallées plus lointaines, on voit apparaître

de pierre » (aujourd’hui Marius-Gontard) est reconstruit et le « pont de

dans la ville même de nouvelles activités liées à la production de l’hydroélec-

bois » remplacé par un pont suspendu. À l’ouest, si le pont « à chaînes »

tricité, comme les établissements Bouchayer-Viallet, constructeurs de con-

a désenclavé la rive gauche du Drac, l’urbanisation le long de la voie qui le

duites forcées. Ces activités vont générer une demande de main-d’œuvre

relie à la ville (l’actuel cours Berriat) ne s’accélérera vraiment qu’avec l’ar-

et entraîner un afflux de population immigrée, rurale puis transalpine, qui

rivée du chemin de fer et la construction de la gare en 1858. Un nouveau

portera la population de la ville à 80 000 habitants au début du XXe siècle.

quartier va naître : il reste hors les murs, mais va accueillir nombre des

Les communes limitrophes, dont les faubourgs comme la Croix-Rouge à

nouvelles usines et une population ouvrière croissante.

Saint-Martin-d’Hères ou Pique-Pierre à Saint-Martin-le-Vinoux prolongent

Dans ces nouveaux espaces, les municipalités successives multiplient infras-

l’urbanisation grenobloise, comptent près de 20 000 habitants alors que

tructures et travaux édilitaires. Elles se préoccupent en particulier de l’ali-

celles plus éloignées se dépeuplent. La ganterie se développe à l’intérieur

mentation en eau potable avec l’édification du « château d’eau » de la place

de la ville, la métallurgie dans les quartiers hors les murs ; le textile, la pape-

Grenette et de la fontaine de la place de Gordes sous la Restauration. Des

terie, les industries alimentaires prospèrent, entraînant la construction de

fontaines publiques accompagnent la construction de chaque nouveau

multiples ateliers et modifiant la composition sociale. En 1900, les ouvriers

quartier sous la monarchie de Juillet, le second Empire ou la troisième

représentent 25 % de la population, les militaires seulement 15 %.

siècle, avec notamment l’installation sur la place d’Armes de la statue

République. Plusieurs de ces édicules sont commémoratifs, telle la fontaine la Révolution, ou symboliques, telle la fontaine du Lion, place de la Cymaise,

L’urbanisation croissante repousse les limites de l’enceinte

située en rive droite de l’Isère. De même, malgré la présence proche de

Les dernières décennies du

la campagne, les édiles successifs ont à cœur d’introduire la verdure dans

vité de construction et, en moins de trente ans, la superficie de la ville

la ville, avec la création du jardin des Plantes ou de celui de l’Ile-Verte. Au

a doublé. Tandis que les vieux quartiers se densifient jusqu’à atteindre la

cœur des places nouvellement créées, comme la place d’Armes et la place

limite de l’insalubrité, des constructions poussent dans les quartiers hors

Malakoff (actuelle place Bir-Hakeim), ou le long des avenues, sont mis en

les murs, Berriat en particulier, puis la Capuche, la Bajatière, l’Ile-Verte, les

place arbres et plantations diverses. La Bastille reste un terrain militaire,

Eaux-Claires... Les ponts se multiplient, cinq sur l’Isère, deux sur le Drac,

mais ses abords sont accessibles et sa présence domine tout le paysage

des routes carrossables remplacent les anciens chemins, souvent sur les

grenoblois. Enfin, la sculpture commémorative, peu présente dans l’espace

mêmes tracés à peine rectifiés, et les constructions qui parsèment la

des Trois-Ordres, place Notre-Dame, édifiée à l’occasion du centenaire de

XIXe

siècle vont connaître une intense acti-

Grenoble au XIXe siècle

16


Plan de la ville de Grenoble. 1872. Imprimé par Allier, Grenoble. Collection Bibliothèque municipale, Grenoble.

Nouveau plan de la ville de Grenoble. 1886. Dressé par Eléogard Marchand. Collection Bibliothèque municipale, Grenoble.

périphérie rendent anachronique l’enceinte fortifiée qui ne protège plus

Les fortifications, dont la guerre de 1914-1918 a démontré l’inutilité,

alors que la moitié de la ville. Mais Grenoble reste une ville militaire et, plu-

constituent une gêne croissante pour la vie quotidienne en même temps

tôt que de supprimer les fortifications, la surface enclose va être doublée

qu’une vaste zone où pourrait se déployer une nouvelle urbanisation. Mais

en prolongeant l’enceinte jusqu’au Drac et en démolissant celle qui séparait

l’armée résiste, et il faut toute l’énergie du nouveau maire socialiste, Paul

la ville des quartiers ouest. Ces travaux sont terminés en 1880. Les terrains

Mistral, pour faire déclasser les fortifications au début des années 1920.

militaires ainsi libérés permettent, dans les dernières années du XIX siècle,

Tandis qu’un plan d’extension et d’embellissement concernant la totalité

la construction du Grenoble « bourgeois », de l’actuelle place Victor-Hugo

de la ville resituée dans l’agglomération est mis à l’étude, l’occupation des

jusqu’à la gare, et de l’Isère jusqu’à la nouvelle enceinte. Les immeubles en

terrains déclassés commence par la mise en place en 1925 de l’exposition

pierre de taille ou en ciment moulé s’alignent le long des nouvelles avenues.

internationale de la Houille blanche et du Tourisme sur l’ancien polygone

La construction d’équipements publics (le lycée Champollion, l’hôtel des

du génie, qui deviendra le parc Paul-Mistral. Grenoble est alors qualifiée de

postes, la chambre de commerce et d’industrie, de nouvelles halles, l’usine

« capitale des Alpes ».

à gaz, une petite usine électrique sur un canal dérivé du Drac...) et l’ex-

Bien que la construction des « boulevards » ait commencé sitôt l’ex-

tension de plusieurs autres (le palais de justice, les abattoirs...) investissent

position terminée sur le tracé même de l’enceinte Haxo avec le bou-

progressivement les terrains que le déplacement des casernes laisse libres.

levard des Alpes (actuel boulevard Jean-Pain), la partie des fortifications

Le tournant du siècle sera occupé par la réalisation difficile de « percées »

proche du Drac (à l’emplacement de l’actuel boulevard Joseph-Vallier)

dans les vieux quartiers, de la place Felix-Poulat au boulevard Maréchal-

subsistera jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. Les dernières

Randon, pour donner au nouveau centre un débouché vers l’est. Débou-

portes qui n’avaient pas été modifiées pour les besoins de la circulation

ché qui se prolongera par un pont sur l’Isère permettant l’accès aux nou-

sont détruites, à l’exception de celles du quartier Saint-Laurent et de la

veaux hôpitaux situés sur la commune de La Tronche et le passage des

porte de France contournées par de nouvelles voies. À cette date, les

tramways vers le Grésivaudan. Le développement des industries, accentué

quartiers sud sont déjà parsemés de constructions, habitat et activités

par la Première Guerre mondiale, va entraîner une forte poussée urbaine,

trop souvent mêlés, tandis que la zone limitrophe, avec les communes

dans les faubourgs du sud, la Capuche et la Bajatière et dans les communes

d’Échirolles et d’Eybens, accueille un aérodrome dont les servitudes limi-

proches, Fontaine et Saint-Martin-d’Hères. Dans les années 1930, Greno-

tent l’urbanisation.

ble atteindra 100 000 habitants et la périphérie 60 000. L’espace urbain se

Sur ce territoire qui dispose encore de terrains non bâtis, les constructions

spécialise : le nouveau centre est occupé par la bourgeoisie, les quartiers

se poursuivent le long des voies qui aboutissent à la ville-centre. Celles-ci

grenoblois anciens, densifiés à la limite de la « taudification », sont habités

ne s’arrêtent plus aux limites communales et les nouveaux quartiers de

par la population immigrée, tandis que les ouvriers investissent les quartiers

Saint-Martin-d’Hères, La Tronche, Fontaine, Saint-Martin-le-Vinoux, Échi-

ouest et les classes moyennes, le sud. De même, en schématisant à peine, à

rolles rejoignent ceux de Grenoble. Une agglomération est née.

e

l’ouest et au sud de Grenoble se développent les communes ouvrières et industrielles et, à l’est, les communes résidentielles.

Grenoble se libère de son corset militaire

17

Grenoble. Visions d’une ville

Jean-François Parent, ingénieur-urbaniste, Grenoble


Du XVIe au XVIIIe siècle

18


Le Jardin de ville (cat. n° 52) Jean-Théodore Ravanat Huile sur toile 45 x 73 Collection particulière.

Grenoble dans la littérature Les villes de province n’apparaissent vraiment, dans le roman ou les

plus aimables vues [qu’il ait] rencontrées dans [sa] vie » depuis les fenêtres

Mémoires, qu’au

siècle, avec Saint-Malo pour Chateaubriand, Tours

du musée, son ancienne École centrale : les délicieux coteaux d’Échirolles,

pour Balzac, Rouen pour Flaubert et même La Châtre pour George Sand,

d’Eybens, de Saint-Martin, le Taillefer, la plaine de Pont-de-Claix, le rocher de

avant même qu’entrent dans notre géographie mentale Marseille ou Aix

Comboire : « Cet ensemble est bien voisin de la perfection » et la montagne

avec Zola, Manosque avec Giono et Bordeaux avec Mauriac. Grenoble

ne fait que « donner de la profondeur à la sensation ».

XIXe

doit surtout à Stendhal et sa Vie de Henry Brulard, dévoilée à la fin du siècle, une notoriété littéraire parfois sulfureuse ; on constate cependant que, si

Un lieu emblématique : le jardin de Ville

l’on a souvent décrit des sites dauphinois célèbres, la ville elle-même a peu

Heureusement, la ville respire, au milieu de la sévère enceinte de ses rem-

inspiré les écrivains.

parts, grâce à ce « bois touffu » que célèbrent les poètes. Marc Perachon, vers 1654, invite son « Amy » à en fréquenter « ces fraîches et longues

Une première impression : l’enfermement

allées » et à savourer « les douceurs du frais et de l’ombre ». Claude de

C’est, par exemple, l’étonnement affligé de Le Pays, un Breton nommé

Chaulnes ne se contente pas d’évoquer cet aimable paysage :

directeur des gabelles en 1664, devant « ce vallon entouré de montagnes

L’on voit ici la blonde et la brunette

prodigieuses. On ne sait presque par où l’on y a pu entrer, par où l’on en pourra

Prendre le frais, s’ériger en coquette.

sortir, ni par où avoir commerce avec le reste du monde ». C’est aussi, à la même

Icy l’on voit maris tristes et mornes

époque, la réaction du Sultan de Guy Allard, dans Zizimi prince ottoman, qui

Impatiens sous le faix de leurs cornes.

se sent enfermé dans ce cadre alpestre nullement poétique, et encore, deux

Et, en 1797, Hatot-Rozières (Mes riens) relève aussi que « les arbres touffus,

siècles plus tard, celle de Huysmans en route pour La Salette, par la voix de

à l’ombre du feuillage », sur l’allée dite des Veuves, promettent d’autres plai-

son héros Durtal, dans Là-Haut : « Mais ce qui ajoutait à l’impression maus-

sirs que la contemplation de la nature :

sade de ce lieu, c’était sa situation même ; bâti au fond d’une cuvette, Grenoble

C’est là que vingt beautés, colombes gémissantes,

était entouré par des montagnes. C’était énorme et c’était terne ; ces masses

Promènent leurs beaux yeux, à l’aventure errans.

n’avaient pas l’air vrai. Elles paraissaient arrêter le ciel, n’en laisser passer qu’une

Et ce n’est pas toujours l’idylle. Un anonyme rapporte que le Jardin a été, le

partie ; elles écourtaient l’horizon et semblaient étouffer la ville. »

23 juillet 1771, le théâtre d’un curieux fait divers : « Après souper, M. de Dillon

Stendhal, lui, est plus sensible au site même de sa ville natale, à « la vue

et un autre officier irlandais, couverts d’un simple drap blanc, s’étaient portés

magnifique sur les montagnes de Sassenage, là où le soleil se couchait en

en dedans du jardin, à côté de la petite porte qui donne sur la rue Montorge,

hiver, sur le rocher de Voreppe, coucher d’été » qu’il a depuis la terrasse de la

et au fur et à mesure qu’il entroit des femmes ou filles, ces beaux et honnêtes

maison de son grand-père. Et si le jeune Henry se sent « prisonnier » et

messieurs ouvroient chacun leur drap et se faisoient voir vraiment nuds. » Les

éprouve aussi un sentiment « d’enfermement », il le doit davantage à ses

demoiselles Hache sont « les premières à jouir du spectacle », mais leur

rapports avec son père qu’à la ville elle-même. Son admiration pour ce

chaperon se fâche, traite les officiers de « polissons » et se fait rosser par

paysage se confirme dans les Mémoires d’un touriste où il vante « l’une des

eux. Ils finissent aux arrêts.

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Grenoble. Visions d’une ville


Lavoir à Grenoble, 3 août 1837, dans les remparts aux Granges.Théophile Fages. Crayon sur papier. 14 x 12. Collection Musée dauphinois, 34 61 05.

Plus tard, un poète, toujours anonyme, évoque l’une des célébrités du Jardin,

du « fatal » abbé Raillane et l’odeur de ses canaris, la promenade des Gran-

La Guibrai, « fille de joie » accompagnée de ses trois amies, Trognon, Félis

ges et ses « infâmes routoirs » où croupissaient avec le chanvre les œufs

et Clopine, dans l’animation bon enfant des joueurs de trente-et-quarante,

gluants de grenouilles qui lui « faisaient horreur ». Mais on découvre aussi une

venant du proche théâtre ou du café de la Table ronde : là se coudoient,

ville qui n’est pas sans charme, avec le « beau pré » sur le glacis de la porte

dans la discrétion, tailleurs, laquais, nobles, financiers et francs-maçons,

de Bonne, les rives de l’Isère où se baignent les jeunes gens qui « jouissent de

Au jardin l’on entrait en lapins de garenne

la liberté », laissant entrevoir un « excès de bonheur ».

Par trois horribles trous dont l’embouchure y mène.

L’éducation sentimentale, la « chasse du bonheur », est marquée de beaux

Mais c’est Stendhal qui évoque le mieux ce jardin de Ville situé au-dessous

souvenirs : dans le sinistre appartement de la rue des Vieux-Jésuites, la

de la maison de son grand-père : il regarde jouer avec envie les « enfants

chambre où sa mère lui apparut comme une femme désirable, et où,

du commun », avec lesquels il lui est interdit de frayer ; mais il y connaît l’un

plus tard, il s’émeut à la lecture « faite avec larmes et dans des transports

des plus grands émois de son adolescence en apercevant l’actrice dont il

d’amour pour la vertu » de La Nouvelle Héloïse, le théâtre où naît son

est éperdument épris,Virginie Kubly : « Un matin, me promenant seul au bout

amour pour la musique et surtout où se produit Mlle Kubly, avec son

de l’allée des grands marronniers au Jardin de Ville et pensant à elle comme

« visage sérieux et souvent mélancolique », la rue des Clercs où elle habite,

toujours, je l’aperçus à l’autre bout du jardin, contre le mur de l’intendance qui

la rue Chenoise où il admire « la gorge naissante » de Victorine Bigillon,

venait vers la terrasse. Je faillis me trouver mal et enfin je pris la fuite comme si

« fort simple, fort jolie, […] la fraîcheur même ».

le diable m’emportait. » Aussi évoque-t-il avec émotion, dans les Mémoires

Plus précises encore sont les vues attachées aux années passées à l’École

d’un touriste, la « magnifique allée de marronniers », de « ces arbres admira-

centrale, décrite dans ses détails les plus frappants : la petite cour d’honneur,

bles éclairés par la lune », où règne « une fraîcheur fort agréable ».

les classes, l’escalier central, la chapelle et la salle de dessin où officie l’emphatique M. Jay… Mais les cases du jeu se remplissent aussi des lieux où se

Un labyrinthe initiatique : en suivant Stendhal

fait l’Histoire : la place Grenette où une vieille femme, les souliers à la main,

« Tout l’espace est sentimental / Voici la ville de Stendhal », chante Anna de

se « révorte » lors de la journée des Tuiles, l’église Saint-André, « étroite et

Noailles. En suivant le jeune Henry dans la construction de sa personna-

haute, fort mal éclairée » et sale où se réunit le « bataillon de l’Espérance »

lité, nous avons l’impression de déplacer un pion sur un jeu de l’oie qui,

et où siège le club des Jacobins, et encore la place Grenette où, avec deux

les mathématiques aidant, nous conduit jusqu’à la sortie tant souhaitée : le

condisciples, il tire un coup de pistolet contre l’arbre de la Fraternité…

départ pour Paris. Grenoble est alors la ville que l’on a quittée, que l’on veut

La dernière case du jeu nous ramène ironiquement pour un nouveau

ostensiblement jeter aux oubliettes en se proclamant « Milanais », mais dont

départ au cœur même de la cité : « Mon père reçut mes adieux au Jardin

les moindres aspects sont porteurs de mémoire et de rêverie rétrospective.

de Ville, sous les fenêtres des maisons faisant face à la rue Montorge. Il pleu-

Il y a certes des lieux où se forme « l’abominable indigestion » tant citée :

rait un peu. La seule impression que me firent ses larmes fut de le trouver

l’appartement de son père, rue des Vieux-Jésuites, souillé par les noirceurs

bien laid. »

Grenoble dans la littérature

20


Eglise Saint-André. Vers 1860. Diodore Rahoult. Dessin au crayon. 19 x 15,5. Collection Bibliothèque municipale, Grenoble, Pd 47 Grenoble (4) Rès.

Impressions, instantanés

La même statue de Bayard, par Stendhal : « Au milieu de la place Saint-André,

Un instantané de George Sand (Les Beaux Messieurs de Bois-Doré), dont

on voit la statue colossale en bronze d’un acteur de mélodrame qui baise une

la romantique héroïne Lauriane s’est réfugiée au couvent de la Visitation.

croix avec une emphase puérile. »

Plus développées, les impressions dramatiques de ceux qui ont assisté

Impressions, enfin, d’Adèle Souchier, pour une note finale plus aimable :

à la grande inondation de 1740 : Blanc-Lagoutte, dont tout le monde

« La ville de Bayard a des fleurs pour les femmes,

connaît le Grenoblo Malherou, mais aussi Antoine Reinier-Pieraud, maître

Pour les savants de fiers travaux,

d’école :

Pour les esprits d’élite elle a de grandes âmes

« On n’enten que ploura et gemi de tot flanc

Et des lauriers pour les héros

Veyan la Greneta que ressemble un etang… »

Grenoble la coquette, aimable en ses sourires,

Toujours maussades, les impressions de Huysmans : « [Cette ville] sentait le

Donne à tous ses enfants de beaux jardins de fleurs. »

placard et le vieux biscuit, puait démesurément la province. Puis ses curiosités

N’est-ce pas justifier ce mot, de Huysmans encore : « Au fond, la beauté d’un

vantées par le facétieux Joanne étaient médiocres ; la statue de Bayard, celle

paysage est faite de mélancolie » ?

de Jouvin, le marchand de gants, étaient grotesques et le Palais de Justice, la cathédrale étaient rafistolés et mal fardés, reprisés des pieds aux combles. »

21

Grenoble. Visions d’une ville

René Bourgeois, université Stendhal, Grenoble


Du XVIe au XVIIIe siècle

22


Venise, la pointe de la Dogana avec l’église de la Salute vue de la jetée. 1726-1728. Giovanni Antonio Canal, dit Canaletto. Huile sur toile. 191 x 203. Collection Musée de Grenoble. Contre-sceau d’Humbert II, (Moulage). 1343. Original en cire conservé aux Archives nationales, Paris. Collection Musée dauphinois.

Peintures d’histoire et/ou de paysage

La vue de ville du XVIe au XVIIIe siècle De la figuration emblématique médiévale aux vues plus élaborées, conçues

reconnaissent entre autres la cathédrale Saint-Maurice et le palais des rois de

selon les règles de la topographie et de la perspective géométrique, voire trai-

Bourgogne, célébrant ainsi avec vigueur la puissance religieuse et politique de

tées d’une manière plus intuitive, la représentation de la ville, pendant longtemps,

l’ancienne cité romaine et de son seigneur dont le fier portrait équestre orne

constitue pour le commanditaire un moyen privilégié d’affirmer un pouvoir

la face du sceau.

politique, religieux ou marchand. Qu’elle soit élaborée à fin de délectation, pour le plaisir esthétique et d’édification de l’amateur casanier feuilletant son atlas

Le goût pour la « vue » de ville, en tant qu’œuvre, représentée d’une manière

ou son recueil de gravures, qu’elle porte les promesses d’un lieu de spiritualité

autonome, c’est-à-dire sans servir de décor à une scène peinte (comme c’est

pour le pèlerin ou de découverte pittoresque pour le voyageur curieux, la vue

le cas dans certains manuscrits, tableaux ou fresques), connaît au XVIe siècle dans

de ville doit séduire, susciter le rêve. Aussi, quel que soit le parti qu’il adopte

les pays du Nord un vif intérêt, indissociable de l’histoire politique et urbaine des

pour figurer la ville, jusqu’au recours à l’allégorie féminine, noble et hermétique,

Provinces Unies et significatif de l’attachement des habitants à leur « pays », au

l’artiste choisit, associe, combine des éléments significatifs : un point de vue,

paysage local, intérêt qui ne se démentira pas par la suite. Alors que la tradition

des monuments, un site, des emblèmes « parlants », créant ainsi une image

latine prône la supériorité de l’imagination et de l’invention du créateur sur la

où chacun, habitant du lieu ou étranger, s’accorde à reconnaître une ville bien

simple représentation directe du naturel donc dépourvue d’idéal – reconnue

particulière, individualisée et identifiée.

certes comme fidèle mais néanmoins pauvre dans son expression –, les artistes

Cependant, même dans son intention la plus objective, l’art de représenter

nordiques tirent parti de la science topographique et des techniques de rele-

la ville relève d’un savant mélange, conscient ou inconscient, entre mythe et

vés architectoniques pour combler les attentes d’un public soucieux d’une «

réalité dont témoigne d’une manière convaincante la pluralité des appro-

vérité » observable.

ches. La généalogie des images parfois si diverses d’une même cité rappelle

Ainsi naissent les prestigieux atlas néerlandais de vues de villes à vol d’oiseau, de

combien la croyance du spectateur est sollicitée et son adhésion emportée

fortifications et de panoramas, permettant à l’amateur de voyager à son aise et

malgré parfois l’extravagance du « caprice ».

sans perte de temps en contemplant les images. La vocation naturaliste des vues de villes comme celles d’Anvers, Haarlem ou Amsterdam, mais aussi de villages,

Parmi les premières figurations de la ville ou « portraits de ville »1, la seule

dessinés « d’après nature » et localisés, laisse néanmoins place à une certaine

présence de clochers, de fragments fortifiés, de ponts, de croix, judicieusement

liberté d’exécution lorsque ces représentations sont établies d’après mémoire,

associés, contribue à déterminer la singularité d’un territoire urbain. C’est le cas

ou bien entreprises d’après des modèles gravés existants3. Si la dimension

notamment des sceaux de ville, à l’exemple de celui de Lyon (XIIIe siècle), tout à la fois sommaire quant aux moyens artistiques mis en œuvre et fortement symbolique dans l’association des éléments significatifs redevables à la tradition héraldique. Ainsi, apparaît comme un jalon important de l’individualisation du portrait de ville la « vue » de Vienne gravée au revers du grand sceau du dauphin Humbert II (première moitié du XIVe siècle)2. Elle combine habilement dans son espace circulaire les édifices majeurs de la cité, parmi lesquels les historiens

23

Grenoble. Visions d’une ville

Le terme de « pourtraict » (portrait) s’appliquait autant aux dessins des villes (plan, carte, vue cavalière ou à vol d’oiseau, profil topographique) qu’à la représentation humaine. 2 Voir sur ce point,Yves Metman, « Humbert II le dernier dauphin et la vue de la ville de Vienne », in Le Club français de la médaille, 1968, n° 20-21, pp. 22-25. Cette question a été reprise et développée par Christian de Mérindole dans sa communication orale au congrès de l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités à Besançon en 1993. 3 Peter Schatborn, « La naissance du paysage naturaliste aux Pays-Bas et l’influence de la topographie aux environs de 1600 », in Le paysage en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Actes du colloque, musée du Louvre, janvier 1990, RMN, Paris, 1994, pp. 45-66. 1


Louis XIV traversant le Pont-Neuf pour se rendre à Notre-Dame. 1663. Adam-Frans Van der Meulen. Huile sur toile. 188 x 327. Collection Musée de Grenoble.

religieuse est souvent rappelée par les spécialistes de l’iconographie nordique,

reflets déformés dans l’eau, invite aussi à méditer sur la ville perçue comme

notamment en ce qui concerne la présence d’éléments à caractère symboli-

vanitas à ciel ouvert6.

que comme un phare, un pont, une barrière, métaphores du passage et de la

À la même époque, au service du roi de France, le Flamand Van der Meulen

conduite morale de l’homme sur terre, le souci d’exactitude dans la repré-

conçoit avec la précision de la tradition topographique nordique un tableau

sentation de la réalité domine. Dans cet esprit d’une traduction plus naturelle

de grandes dimensions Marche du roi accompagné de ses gardes passant sur

du monde observé, les artistes s’attachent également à rendre l’activité com-

le Pont-Neuf et allant au Palais (vers 1666, Musée de Grenoble)7. En sa qualité

merçante et n’hésitent pas à glorifier la puissance marchande de la cité. Jacob

de « peintre ordinaire de l’Histoire du Roy », il doit à la fois concourir par

van Ruisdael procède ainsi dans ses Vues d’Haarlem, vers 1660-1670, où il

sa peinture à exalter l’exceptionnel de la personnalité royale et répondre à

représente, blanchissant dans les champs entourant la ville, les draps « en toile

certaines exigences de vérité concernant les lieux, ici Paris, et les hommes. Il

de Hollande », contribuant dès lors à valoriser une image de la prospérité

a l’insigne honneur d’inscrire pour la postérité la geste du roi dans la grande

économique de la cité à la satisfaction des marchands . Cependant, comme le

histoire. Le moment choisi est celui du passage sur le Pont-Neuf envahi par

rappelle Aloïs Riegl, dans la peinture hollandaise la « cohérence extérieure, objec-

la foule du jeune monarque en carrosse accompagné de son cortège. En

tive de la scène, se transforme en une expérience intérieure de celui qui regarde ».

ce 22 décembre 1665, il se rend au Parlement pour tenir un lit de justice

Il en est ainsi de la Vue de Delft (vers 1660, La Haye-Mauritshuis) de Vermeer

au cours duquel, fait éminent du début de son règne, il impose obéissance

où l’artiste traduit en une matérialité colorée particulière murs, tours et autres

aux magistrats. La portée politique de l’événement requiert de la part de

édifices, pris entre leurs denses silhouettes reflétées dans l’eau du canal et

Van der Meulen une composition hautement symbolique, ce que confirme

l’infini du ciel. Si le petit pan de mur jaune demeure à jamais célèbre, c’est

le parti iconographique adopté. Il situe la scène sur le pont alliant judicieu-

néanmoins la représentation de la ville « aussi fidèle qu’un appareil photographi-

sement le roi, le peuple et la ville et, afin de renforcer l’idée majeure de la

que » que retient Jean-Louis Vaudoyer en 1921 lors de l’exposition de l’œuvre

continuité dynastique et politique, accorde une place centrale à la statue

au Jeu de paume à Paris. Fidélité saisissante qui lui procure la sensation rare

équestre d’Henri IV qui orne le Pont-Neuf. Orientant ses effets de lumière,

de recevoir « de la nature, même invisible, le témoignage physique du dépayse-

l’artiste privilégie une vaste perspective urbaine établie à partir d’un point de

ment5 ». Et pourtant, au sein même de son « objectivité » picturale, Vermeer,

vue légèrement surplombant et frontal, centré sur l’axe que forme la Seine ;

en prolongeant d’une manière significative les maisons et édifices par leurs

sur les rives s’alignent avec une très grande précision de prestigieux édifices

4

tels que le palais du Louvre et ses nouvelles extensions, le collège des QuaJean-Philippe Domecq, Ruisdael, ciel ouvert, Paris, Adam Biro, 1989, p. 34. ; Jacob van Ruisdael, Master of landscape, cat. d’exposition Londres, Royal Academy of Arts, 25 février-4 juin 2006, n° 46-47-49. 5 Jean-Louis Vaudoyer, « Le mystérieux Vermeer », in L’Opinion, 30 avril, 7 et 14 mai 1921, article reproduit in extenso par Daniel Arasse, L’Ambition Vermeer, Adam Biro, Paris, 1993, Appendice 1, p. 205 ; ainsi que la citation d’A. Riegl, p. 164. 6 Nous empruntons l’expression à Jean Starobinsky. 7 Adam-Frans Van der Meulen, Marche du roi accompagné de ses gardes passant sur le Pont-Neuf et allant au Palais, vers 1666, huile sur toile, 1,88 x 3,27 m, Musée de Grenoble, MG 89 ; Gilles Chomer, Peintures françaises avant 1815, La collection du Musée de Grenoble, RMN, Paris, 2000, pp. 233-237. 4

tre-Nations en construction, animés, comme les quais et les trois ports, de nombreux personnages. La vue embrasse largement Paris mettant en valeur ses belles architectures récentes, régulières, rendues avec un souci d’exactitude, aucun clocher cependant ne paraissant. C’est donc une ville moderne, ouverte, bien peuplée, faisant corps avec son fleuve qui se déploie sous le regard du roi et concourt à la glorification de son règne. Dans la même veine, destinées à montrer et à magnifier la puissance militaire et maritime de

Du XVIe au XVIIIe siècle

24


Port de la Rochelle. 1762. Claude-Joseph Vernet. Huile sur toile. 225 x 285. Collection musée de la Marine, Paris.

la France, les vues des quinze Ports de France (1754-1765) commandées par

comme les basiliques, le Colisée ou le château Saint-Ange, fait sens. Cepen-

Louis XV au peintre Joseph Vernet témoignent d’un respect de la singularité

dant, contrairement à Paris ou à d’autres grandes villes européennes tels

régionale jusque dans les activités marchandes du premier plan. Intéressé par

Londres,Vienne, Dresde, les vues de la ville éternelle, dont l’identité culturelle

un paysage qui « dise à son âme », Denis Diderot ne se trompe pas lorsqu’il

et religieuse prime, ignorent la présence de son fleuve, le Tibre9.

commente, au Salon de 1762, La vue du port de La Rochelle (Paris, musée de la

Considéré longtemps comme un peintre respectueux de la réalité, Canaletto

Marine). Certains critiques reprochent à Vernet son égarement en copiant la

n’hésite pourtant pas à dilater l’espace, à le déformer pour obtenir des effets

nature, alors que Diderot, tout en rappelant les contraintes d’une commande

spécifiques d’immensité ; supprimant des édifices, les décalant, ajoutant des

– royale de surcroît –, relève la grandeur d’un artiste qui sait choisir avec une

ornements, il manipule à sa convenance la présentation de la ville. En étudiant

acuité particulière son angle de vue : « Oh ! Le beau point de vue », déclare-t-il.

et confrontant ses vedute deVenise aux vues de divers artistes et au réel,André

Par la subtilité du « cadrage », Diderot considère que l’œuvre se transforme

Corboz démontre que « tout se passe comme si le verdict d’objectivité découlait

en un chef-d’œuvre d’imagination, et que, de simple paysagiste, l’artiste passe

de l’identification des éléments figurés, indépendamment de leurs positions relati-

au rang prestigieux de peintre d’histoire8. D’une part le programme des grands

ves in situ10 ». Que Canaletto utilise la chambre noire optique (camera obscura),

Ports de France affiche avec sérénité la puissance commerciale et défensive de

comme nombre de ses contemporains, ne l’engage pas davantage à une fidé-

la France, d’autre part la tradition figurative ancienne des sièges de villes se

lité au réel ; ses vues de Venise aux pointes de couleurs vives, où le motif du

perpétue, avec cavaliers en armes et enceintes fortifiées pour exalter, à travers

dôme de Notre-Dame-de-la-Salute reste très présent comme dans le tableau

les opérations de guerre, l’histoire militaire glorieuse.

de Grenoble11, ne renoncent pas aux architectures imaginaires dignes de l’art scénographique, voire relevant de purs « caprices ».

Que le point de vue soit rapproché ou lointain, que la représentation soit d’ensemble ou de détail, il suffit le plus souvent d’un édifice ou d’une associa-

Jusque vers la fin du XVIIIe siècle, l’iconographie urbaine témoigne toujours d’un

tion figurative particulière pour engendrer un processus de reconnaissance

rapport étroit avec les pouvoirs spirituel, civil ou militaire. Autocélébration ou

et d’identification. C’est le cas de Rome, ville sainte et riche de ses antiquités,

glorification des élites, les vues de ville reposent, à l’instar du portrait, sur une

abondamment décrite par les guides de voyage, magnifiée par le dessin et la

individualisation, une croyance suscitée par la présence d’un édifice ou d’une

peinture où une juxtaposition même infondée de ses illustres monuments

combinaison particulièrement signifiante. Si la récurrence de points de vue, largement diffusés par la gravure, tend à stabiliser l’image d’une ville, réel et ima-

Diderot et l’Art de Boucher à David, Les Salons : 1759-1781, cat. exposition Paris, Hôtel de la Monnaie, 6 octobre 1984 - 6 janvier 1985, pp. 395-402. 9 Sur Rome, et sur le point de « l’amitié entre la ville et son fleuve » (pp. 161-162, version italienne), voir Gérard Labrot, L’image de Rome, Une arme pour la Contre-Réforme 1534-1677, Champ Vallon, Paris, 1987, et sa traduction italienne, Roma « caput mundi », L’immagine barocca della città santa 1534-1677, Napoli, Electa, 1997. 10 André Corboz, La Venise imaginaire de Canaletto, thèse de doctorat d’État, Centre de recherche sur l’imaginaire, université de Grenoble, 1980, citation vol. 1, p. 132. 11 Antonio Canal Giovanni, dit Canaletto, Vue de Venise, La pointe de la Dogana avec l’église de la Salute vue de la jetée, vers 1735, huile sur toile, 1,94 x 2,94 m, Musée de Grenoble, MG 9. 8

25

Grenoble. Visions d’une ville

ginaire peuvent se confondre jusque dans les représentations les plus codifiées. Le goût croissant pour le pittoresque et la nature, mais aussi une plus grande autonomie par rapport à la commande, ouvrent aux peintres et dessinateurs du XIXe siècle un vaste espace de liberté dont témoigne le foisonnement des vues de villes de province, et en particulier celles de Grenoble. Marianne Clerc, université Pierre Mendès France, Grenoble


Du XVIe au XVIIIe siècle

26


Seconde vue de la ville de Grenoble prise des bords de l’Isère vers la porte de la Graille (détail) Seconde moitié du XVIIIe siècle Pierre-Alexandre Parizot Lavis d’encre sur papier 47,6 x 74,4 Titré en bas au centre Collection Bibliothèque municipale, Grenoble, Pd 4 (2007) Rés. (Acquis avec le concours du FRAB Rhône-Alpes)

La célébration de Grenoble La peinture de paysage s’inscrit jusqu’à la fin du

XVIIIe

siècle dans un

Grenoble pittoresque, un éveil aux sentiments

contexte théorique rigoureux, celui de la hiérarchie des genres établie par

Les théories sur l’esthétique pittoresque2 annoncent les nouveaux déve-

l’Académie royale de peinture et de sculpture. S’appuyant sur la peinture

loppements du goût pour le paysage. La recherche de poésie sauvage, en

d’histoire considérée comme majeure, le paysagiste n’échappe pas aux

particulier, marque le détachement à la doctrine académique.

contraintes esthétiques qui préfèrent à l’imitation directe de la nature, une

Grâce à la paix d’Amiens de 1802 puis à la Restauration, de nombreux

représentation idéalisée.

artistes anglais partent à la découverte des paysages français, italiens et

L’approche originale des artistes anglais marque une première étape vers

suisses au gré de leur sensibilité, à la manière de William Turner qui intègre

un renouveau de l’art du paysage. La pratique habile de l’aquarelle et la

cette dimension de sublime dans ses vues de Grenoble. Baignée dans un

précision topographique de William Turner ou de John-Claude Nattes font

climat vaporeux, cernée par une nature sauvage et mystérieuse, Grenoble

de la ville une source d’inspiration privilégiée où l’expression des senti-

se résume à une succession d’habitations et à une multitude de silhouettes

ments participe à la traduction d’une image en partie bucolique de Gre-

aux détails dissous par de très singuliers effets lumineux. La modernité de

noble. L’émergence de la notion d’identité régionale1 qui apparaît dans un

sa vision picturale réside dans le traitement particulier de la lumière qui,

contexte né de la Révolution française libère la perception et la reconnais-

plus que la cité, devient le sujet principal de ses compositions. John-Claude

sance d’un paysage local.Très rapidement s’accroît un intérêt pour le patri-

Nattes, quant à lui, opte pour des points de vue extra-muros qui confirment

moine régional qui s’accompagne de nombreuses et prestigieuses publi-

que la science d’observation demeure une des qualités de l’art anglais du

cations mais aussi d’études sur les provinces. Avec l’extension du réseau

début du XIXe siècle. Il porte un regard nouveau sur des sites connus saisis

ferroviaire, avec la volonté et la curiosité de mieux saisir l’identité de la

selon des points de vue inédits : c’est le cas pour Grenoble et pour des

France à travers sa diversité, se développent les récits illustrés de voyages

lieux aujourd’hui oubliés comme l’ancienne chapelle Saint-Roch (n° 32).

pittoresques qui constituent un genre à part entière apprécié dans toute

S’inscrit alors une prise de conscience du patrimoine commun qui place

l’Europe de la fin du XVIII siècle jusque vers 1850.

l’artiste tout à la fois comme observateur, topographe, et historien,

Dans la continuité de ce courant d’intérêt pour le paysage local, les artistes

mais aussi comme traducteur des émotions d’un paysage. C’est dans ce

dauphinois Jules Guédy, Jean-Alexis Achard et d’autres comme Isidore Dagnan

contexte qu’apparaît une vision artistique profondément sensible à l’histoire

et Louis-Nicolas Chainbaux montrent Grenoble à travers une lumière plus

de la région, de la ville et des monuments, ouvrant la voie à une diffusion

naturelle où le motif de l’eau reste très présent ; ils cherchent ainsi à expri-

de visions urbaines pittoresques regroupées dans des recueils. Exemple

mer une réalité poétique plus détaillée qui témoigne d’une observation de la

remarquable de ce genre, Les Voyages pittoresques et romantiques dans l’an-

nature et d’un travail en plein air, étapes désormais indispensables du proces-

cienne France (1821-1878) du baron Taylor et de Charles Nodier consacrent

sus de création. Alors que l’art classique prône la retenue des émotions, l’élan

un volume au Dauphiné. Dans cet ouvrage, la planche intitulée Grenoble.

e

romantique cherche à suggérer des sentiments parfois intenses. Rompant définitivement avec les conventions picturales des siècles précédents, les artistes de la seconde moitié du

XIXe

siècle et du début du

XXe siècle célèbrent un nouveau paysage, celui de l’effervescence de la ville.

27

Grenoble. Visions d’une ville

Voir acte du colloque de Cerisy, Le paysage et ses grilles, dirigé par Françoise Chenet, l’Harmattan. « La fragmentation de l’espace national en paysages régionaux 1800-1900 », article de Catherine Bertho-Lavenir, pp.29-40. 2 Voir à ce propos : Caroline Becker-Jeanjean, Les récits illustrés de voyages pittoresques publiés en France de 1770 à 1855, thèse soutenue en 1999, École de Chartes. 1


Vue de Grenoble. 1830. Isidore Dagnan. Huile sur toile. 51,2 x 73,5. Signé et daté en bas à droite : « Dagnan 1830 ». Collection Jean-Louis Vaujany, Grenoble.

Dauphiné (n° 22) suscite l’admiration et fascine par le choix du point de vue et la massivité accordée au pont Saint-Laurent nouvellement construit. Les ima-

Depuis la fin du XVIIIe siècle s’amorce une inversion des valeurs puisque le

ges de ces albums sont autant des œuvres éveillant l’émotion que des docu-

paysage longtemps considéré comme un décor aux scènes divines, mytho-

ments ouverts à la curiosité du spectateur. Elles marquent l’apparition d’un

logiques et historiques, devient un genre à part entière. À ce titre, les vues

paysage type de Grenoble. La planche n° 3 extraite de View in the department

de Grenoble témoignent d’une recherche d’équilibre et les motifs sont

of the Isere and the High Alps, de Lord Monson (n° 23), incarne cette vision où

traités avec un grand souci d’authenticité. En effet, la diffusion de l’étude

l’identité de la ville se manifeste avec évidence. La représentation de Grenoble

sur le motif permet la réalisation en atelier de compositions fidèles basées

se résume majoritairement à des vues prises à partir de ses limites immédia-

sur l’observation directe. Dans ce contexte, Isidore Dagnan, formé dans les

tes, souvent depuis le quai de la Graille où les montagnes spectaculaires de

ateliers parisiens et parmi les premiers à se rendre à Barbizon4, berceau

Belledonne se reflètent dans les flots toujours calmes de l’Isère. Apparais-

du paysage moderne, investit ces visions d’une atmosphère romantique.

sant tout à la fois comme un repère géographique mais aussi participant à

Vue de Grenoble (1830) (n° 41) en est le meilleur exemple. Sa composition

l’impression d’immensité, le clocher de Saint-André se dresse dans les larges

recherchée et l’effet de contraste créé par la lumière d’une fin de journée

cieux. Enfin, accentuant cette sensation, le premier plan est animé de figures

guident le regard jusqu’à l’horizon. Traitée avec habileté, cette représenta-

plongées dans l’observation du site, invitant à la contemplation.

tion reste néanmoins pittoresque, c’est-à-dire spectaculaire et poétique. La

La vue urbaine pittoresque atteint son apogée entre 1820 et 1838 grâce

nature, dorénavant peinte fidèlement, s’anime de figures contemporaines,

aux romantiques qui préfèrent des visions détachées des modèles tradi-

témoignage d’une sensibilité nouvelle.

tionnels et optent pour des sujets moins prestigieux, ancrés dans une réalité

Les romantiques insufflent leur propre réceptivité, entre nostalgie et admiration

quotidienne, comme Moulin de l’Île Saint-Joseph à Grenoble (n° 33), planche

devant l’immensité des éléments. Pierre-Henri de Valenciennes (1750-1819),

extraite de Sites pittoresques du Dauphiné, quarante études dessinées d’après

considéré comme un précurseur du paysage moderne, décrit la peinture de

nature et lithographiées par Dagnan. La découverte de la lithographie, nou-

paysage comme « une science sentimentale »5 privilégiant le rapprochement

veau procédé d’impression, participe à l’essor d’images plus détaillées, aux

entre étude scientifique et représentation des impressions. C’est ainsi que la

effets proches de ceux du dessin. Puis le genre pittoresque disparaît peu à

lumière devient la source première des émotions. Le centre de la composition

peu alors que s’accroît une observation plus scientifique de la réalité.

est conçu comme un espace étincelant révélant l’harmonie entre l’homme et

3

La poésie de la lumière Voir acte du colloque de Cerisy Le paysage et ses grilles dirigé par Françoise Chenet, l’Harmattan. « La fragmentation de l’espace national en paysages régionaux 1800-1900 », article de Catherine Bertho-Lavenir, pp.29-40. 4 Le Monde alpin et rhodanien, Mémoire, patrimoine et musées, revue régionale d’ethnologie, 1er - 4e trimestre, 2005. Extrait de l’article de Marianne Clerc, « Regards d’artistes et “devoir” de dessin au temps de Prosper Mérimée », pp. 89-96. 5 Pierre-Henri de Valenciennes, Eléments de perspective pratique, à l’usage des artistes. Suivis de Réflexions et conseils à un élève sur la peinture et particulièrement le genre du paysage, Paris, 1800. p.207. 3

la nature, préoccupation constante du mouvement romantique. De ce fait, pendant le deuxième tiers du XIXe siècle, les vues de Grenoble d’Isidore Dagnan, de Jules Guédy ou encore de Jean Achard cherchent à transcrire des émotions plutôt qu’à déterminer une réalité ; ainsi se déploie un style plus conventionnel qui correspond aux attentes de l’époque. On assiste au développement de représentations stéréotypées qui forcent l’intérêt par quelques contrastes puissants. La plus répandue est celle de

La célébration de Grenoble

28


Rue des bons enfants. Premier tiers du XXe siècle. Gabriel Fournier. Huile sur toile. 45 x 81. Collection particulière.

Grenoble et l’Isère où la lumière des cieux crépusculaires se reflète sur

Une autre démarche s’impose dans les peintures de Grenoble du début du

l’étendue des eaux calmes depuis les quais de la Graille ou de l’Île-Verte.

XXe siècle, celle de la célébration de la modernité technique : le pont métallique

Participant à l’impression d’immensité, le clocher Saint-André se dresse parmi

de la porte de France conçu par Gustave Eiffel, les quais terminés, ainsi que le

la succession des édifices. Progressivement, plusieurs artistes dauphinois se

tramway dont on distingue la présence sur le pont chez Bertier dans Grenoble

réunissent à Proveysieux, petit village de Chartreuse, afin de se concentrer

et les Alpes roses (n° 68), font leur apparition dans l’iconographie de la ville.

sur la nature et ses effets changeants, prémisse de l’impressionnisme.

De même, dans Crépuscule d’hiver à Grenoble (n° 69), l’artiste oppose le monde

Célébration de la modernité

du travail symbolisé par les fumées blanches qui laissent présager l’intensité des activités se cachant derrière les murs de l’usine, à la sérénité du premier plan

Tandis que les artistes précédents optent pour des points de vue hors les

couvert de neige. Gabriel Fournier, quant à lui, représente le monde ouvrier au

murs où Grenoble est représentée dans sa globalité ou à partir des berges de

cœur de la ville dans Rue des bons enfants. Les hautes cheminées en brique se

l’Isère, les peintres de la fin du XIXe siècle pénètrent à l’intérieur de la ville afin

détachent sur la façade grise de la manufacture percée de fenêtres protégées

de capter une dimension nouvelle du paysage urbain qui s’apprête à devenir

de barreaux laissant là aussi imaginer une activité incessante.

de plus en plus omniprésente. Ce n’est plus à partir de ses édifices traditionnels

Dans cette dynamique artistique, ouverte sur la réalité quotidienne, Jules

(le clocher, les berges) que Grenoble est mise en image, mais plutôt à partir de

Flandrin renoue avec les points de vue pris depuis les berges de la rivière

ses « impressions », comme l’annonce précocement Ravier dans le deuxième

tant appréciés des romantiques. Avec Les Quais de l’Isère (n° 80), une image

tiers du XIX siècle avec Grenoble depuis l’Île-Verte au crépuscule (n° 46).

moderne de Grenoble aux couleurs éclatantes apparaît, guère éloignée de

L’apparition des vues du centre-ville concentrées sur l’effervescence, la foule

celles de la ville actuelle, exprimée en partie par la sensation d’immédiateté,

et le déplacement des habitants, est à l’origine d’un engouement pour des

l’effet d’un travail rapide et la texture particulièrement visible de la peinture

points de vue pris de la hauteur des immeubles, adoptés par les impression-

sur la toile.

e

nistes parisiens. Ce regard inédit sur l’espace urbain révolutionne l’image de la ville par l’introduction du mouvement et de l’instantanéité venue de la pho-

L’exposition Grenoble. Visions d’une ville. Peintures, dessins, estampes, fin

tographie. La distance dissout les détails et réduit l’espace de la cité en une

début

confusion de toits et de cheminées. Pour les peintres, les immeubles, les rues,

les artistes dauphinois ou étrangers oscillant toujours entre mythe et réalité,

les vitrines et les squares deviennent des surfaces façonnées par la lumière

entre permanence des traditions et ouverture à la modernité.

XXe

XVIe

-

siècle permet de mesurer les différents chemins empruntés par

renvoyant à l’atmosphère et aux reflets changeants du plein air. Certains, comme Charles Bertier ou Ernest Hareux, sont inspirés par la

Marie Radice

féerie nocturne, entre lumière artificielle et naturelle et animation citadine

Historienne de l’art, Grenoble

perpétuelle. Rue Félix Poulat (n° 74), peint en 1901, illustre les goûts de l’époque pour les vues de nuit de Grenoble. Pour Bertier, la frontière entre réel et imaginaire, artificiel et naturel, s’estompe, laissant toute liberté aux spectateurs.

29

Grenoble. Visions d’une ville



Recueil des Ĺ“uvres


1

Le Vray portraict de la ville de Grenoble Vers 1572 Pierre Prévot Xylographie sur papier 32,2 x 40,2 Extrait de La Cosmographie universelle de tout le monde, de François de Belleforest, Tome I, Paris, Michel Sonnius et Nicolas Chesneau, 1575. p. 2. 321 Collection Musée dauphinois, 95 15 75.

Cette vue en perspective aérienne, légendée avec précision, nous permet de découvrir la cité qui, en cette fin de XVIe siècle, a conservé sa physionomie médiévale. Au centre de l’image, le cœur ancien de la ville épiscopale est enserré dans le rempart antique, aisément repérable par le tracé elliptique du mur bordé d’un fossé empli d’eau. Hors de cette muraille se développent les quartiers édifiés au Moyen Âge : au nord, le faubourg de l’Ile et la tour des consuls ; au sud, le Breuil (future place Grenette) qui accueille les marchés. Sur la place Saint-André se distinguent l’imposant clocher de la collégiale et, moins précis dans sa représentation, le palais du Parlement. En rive droite de l’Isère, de la porte Saint-Laurent à la porte Perrière, un faubourg rectiligne se développe au pied de la Bastille et donne accès à la porte Chalemont qui permet de se rendre vers Lyon ou Vienne par la montée du Rabot. Cette belle gravure sur bois porte, en haut à gauche, le blason couronné de la province de Dauphiné et, au centre, les armoiries aux trois roses de la ville.

Pierre Prévot Maître peintre de la ville, Pierre Prévot réalise en 1572, à la demande des consuls, un plan en élévation de la cité, intitulé Le Vray portraict de la ville de Grenoble. Cette commande s’inscrit dans le cadre d’une entreprise éditoriale initiée par Michel Sonnius et Nicolas Chesneau, libraires à Paris, qui souhaitent rééditer la Cosmographie de Munster (traduite en français par François de Belleforest) en l’augmentant d’une partie intéressant la description de la France. Grenoble, capitale administrative et politique du Dauphiné, est retenue dans ce projet. On connaît de Pierre Prévot d’autres réalisations comme des écriteaux, armoiries et arcs de triomphe exécutés en 1581 pour le duc de Mayenne, ainsi que plusieurs armoiries et tableaux à l’occasion de l’entrée de M. de Lavalette à Grenoble, en 1586.

Estampes & dessins

32


33

Visions d’une ville, Grenoble


Le clocher de Saint-André C’est à son emplacement dans la ville, non loin de la rivière, que l’église Saint-André doit de camper son élégante silhouette sur la plupart des très nombreuses représentations peintes, gravées ou dessinées depuis le XVII siècle, montrant la ville e

traversée par l’Isère, depuis un pont, un quai, ou une rive plus lointaine. Bâtie à partir de 1228, à l’emplacement d’une église plus ancienne dédiée déjà à saint André, la belle église en brique qui nous est parvenue est le fait de la volonté du dauphin Guigues-André, qui y institua un collège de douze chanoines. À l’origine chapelle princière et mausolée dynastique, la collégiale, sans avoir le titre de paroisse, a très vite ouvert ses portes aux fidèles, en particulier pour l’office dominical, et ainsi pris sa place dans la vie quotidienne de la communauté citadine. Rares sont les figurations qui, comme le dessin de Chapuy gravé par Bachelier dans le troisième quart du XIXe siècle (où apparaît le portail principal, au sud, largement ouvert sur la ville), montrent une élévation complète de l’église. Vu de l’une ou l’autre rive, généralement seul le clocher s’impose, émergeant au-dessus des toitures.Achevée entre 1298 et 1331, sa haute flèche en tuf, un des plus anciens exemplaires d’un type régional en faveur jusqu’au XIXe siècle, est devenue une marque emblématique du paysage urbain grenoblois.

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Grenoble, ville capitale du Dauphiné et siège de Parlement Fin du XVIIe siècle Attribué à Aveline, dessinateur-graveur Eau-forte sur papier 25,8 x 36,2 Collection Musée dauphinois, 95 15 3.

Cette vue élargie de la ville n’est pas sans nous rappeler le Vray portraict de Pierre Prévot, réalisé en 1572. On reconnaît la ville dans son enceinte antique, les faubourgs médiévaux et le clocher de l’église Saint-André. Pourtant, de nouveaux motifs nous donnent à voir une représentation plus moderne de la ville. Au premier plan, le nouveau cour, où se déplacent d’aimables promeneurs, évoque le cours SaintAndré aménagé vers 1680. Au second plan, l’enceinte bastionnée rappelle l’œuvre de Lesdiguières édifiée durant le grand siècle. Pourtant, intra-muros, les principaux édifices de la ville construits au XVIIe siècle comme le palais du duc de Lesdiguières ou celui de son épouse Marie Vignon, sont singulièrement absents. Cette gravure semble être le résultat d’un travail de composition réalisé à partir de sources anciennes croisées avec des informations relevées sur le site. Sans doute faut-il voir dans cette belle image un travail d’édition, plus soucieux de la qualité d’exécution que de la justesse de la figuration. Les alentours sont constitués d’une suite d’éléments naturels organisés, et les montagnes, sous la forme de collines arrondies, offrent au spectateur un horizon lointain et dégagé.

Aveline Les Aveline forment une dynastie de graveurs, d’éditeurs et de marchands d’estampes installée à Paris. Pierre (1656-1722) puis Antoine Aveline (1691-1743) se spécialisent dans les vues topographiques des grandes villes françaises et européennes. Antoine s’établit, avant 1738, rue Saint-Jacques à Paris, à l’enseigne « Reine de France ». Sa veuve Marie-Madeleine (active de 1743 à 1762), puis sa fille Marie-Anne (active de 1762 à 1782), conservent cet atelier pour perpétuer l’édition des gravures et principalement des vues d’optique.

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Vue de Grenoble Première moitié du XVIIe siècle Jean de Beins Encre et aquarelle 36 x 61 Titré en haut au centre, dans un phylactère : « Paisage [sic] de Grenoble » Collection British Library, Londres, Add 21117 ff. 49v – 50.

Réalisé par Jean de Beins, ce dessin non dépourvu de qualité artistique offre une vision de Grenoble prise d’un point de vue élevé, à proximité du couvent des dominicaines de Montfleury à Corenc. À l’image de la ville défendue contre toute incursion militaire, une forteresse de montagnes protège la vaste plaine grenobloise, arborée et cultivée, que traverse le cours sinueux de l’Isère, rejoint en aval de la ville par le torrent du Drac. Sont aisément reconnaissables sur l’image, le tracé de la nouvelle enceinte Lesdiguières jusqu’à la porte Très-Cloître (1593) et, à l’intérieur des remparts, la cathédrale et le palais ducal situé derrière le clocher Saint-André, dans l’axe du pont au jacquemart. En rive droite, fermant le faubourg, la nouvelle porte Saint-Laurent achevée en 1615. Cette représentation de Grenoble est empreinte de force, de prestige et de majesté, à l’image des portraits du duc de Lesdiguières alors véhiculés.

Jean de Beins Ingénieur, cartographe et géographe du roi Henri IV puis de Louis XIII, Jean de Beins (1577-1651) conduit, au début du XVIIe siècle, sous l’impulsion du duc de Lesdiguières, l’édification d’un système défensif appelé à remplacer le rempart antique devenu inopérant, afin de rendre la cité inexpugnable. Sur un tracé polygonal, la nouvelle enceinte réalisée en rive gauche (1591-1620) compte six bastions, trois portes et une citadelle installée dans la tour de l’Ile qui domine l’arsenal.Tout aussi extraordinaire par l’ambition du projet, est construite en rive droite une grande muraille dominée par la tour de la Bastille qui, du quartier Saint-Laurent à la porte de France, enclôt le mont Rachais. Ces travaux d’ampleur marquent la place essentielle qu’occupe la ville dans le royaume de France, et son rôle de clé de voûte dans le dispositif militaire qui commande la défense des Alpes et la paix de la province.

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Veue [sic] du pont de Grenoble Première moitié du XVIIe siècle Israël Silvestre Plume, encre brune, aquarelle et pointe de plomb sur papier 10,9 x 21,7 Titré en haut à gauche : « Veue du pont de Grenoble » Collection musée du Louvre Département des Arts Graphiques, inv. 33007, recto.

Pour les voyageurs, en cette première moitié du XVIIe siècle, le pont de Grenoble (à l’emplacement de l’actuelle passerelle Saint-Laurent) ne doit pas manquer d’étonner par sa monumentalité. C’est l’unique passage entre les deux rives de l’Isère, permettant l’accès au centre de la ville ou le départ vers l’avant-pays dauphinois. Reconstruit en pierre au Moyen Âge, après avoir été en bois, il est doté d’une tour dite au jacquemart surmontée d’une horloge et d’un clocher, et d’une chapelle placée sous le vocable de Notre-Dame. C’est sur les piles de ce pont de pierre, détruit par une inondation en 1651, que seront lancées des arches de bois. Le pont redeviendra alors, et jusqu’en 1837, le « pont de bois ». Cette vue, plus connue en estampe, est un dessin préparatoire pour l’épreuve de l’eau-forte.

Israël Silvestre Dessinateur et graveur du roi en 1662, puis maître de dessin du dauphin et des pages des Grandes et Petites Écuries en 1667, Israël Silvestre (1621-1691) devient conseiller du roi à l’Académie royale de peinture et de sculpture en 1670, sous les recommandations de Charles Lebrun (1619-1690). Né à Nancy en 1621, il présente très jeune une disposition pour les arts. Il rejoint son oncle, Israël Henriet ( ?-1661) à Paris. Peintre médiocre mais excellent dessinateur, il vit du commerce prospère d’estampes, éditant en particulier celles de son ami Jacques Callot (1592-1635). En route vers l’Italie, il s’arrête à Grenoble vers 1643-1644. On lui doit plusieurs images de la ville.

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Passer le pont L’opportunité d’établir un pont permanent sur l’Isère, chose impossible sur 40 km à l’amont comme à l’aval, fit naître Grenoble. Tout un réseau routier convergea vers chacune des extrémités de la traversée, contre laquelle bourgeonna la cité. L’emplacement du passage est fixe depuis au moins la fin du XIe siècle, même si l’ouvrage lui-même a été rebâti à de multiples reprises, suite aux dégâts causés par les inondations, avant de devenir la passerelle Saint-Laurent. Emblématique de la ville, il fut très souvent représenté dans les différents états consécutifs à ces travaux : pont de bateaux ou suspendu, de pierre, de métal ou de bois… Sur son tablier passait une artère vitale, parfois rue bordée de maisons, parfois abritée tout du long par une toiture d’ardoise, longtemps barrée d’une porte défensive. La présence d’une chapelle et d’une haute tour ornée d’un riche jacquemart, évoquant un beffroi, accentua un temps son rôle urbain. Une correspondance nette peut être établie entre, d’une part, le développement du tissu urbain et des fortifications et, d’autre part, la multiplication des ponts. Le franchissement originel fut en effet doublé d’un second au XVIIe siècle (« pont de pierre », depuis Marius-Gontard), à l’initiative de Lesdiguières, et trois furent édifiés dans la seconde moitié du XIXe siècle (ponts de la Citadelle, de la porte de France et de l’Ile-Verte). C’est à cette époque qu’apparurent aussi les premiers passages en dur sur le Drac desservant la ville, quoique situés extra-muros.

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Gratianopolis – Grenoble Vers 1645 Attribué à Israël Silvestre Eau-forte sur deux feuilles de papier collées 30 x 49,6 Collection Musée dauphinois, 95 15 11.

Avec cette composition, Israël Silvestre propose une vision intéressante de la ville au milieu du XVIIe siècle. La planche de forme rectangulaire, disposée dans un format oblong, est judicieusement utilisée par l’artiste pour y glisser ses trois images titrées. Dans la partie supérieure, il offre le panorama d’une ville majestueuse, Gratianopolis (ville de Gratien, empereur romain) Grenoble. Cette dernière y apparaît bien protégée derrière ses remparts, d’où émergent de beaux édifices comme les clochers de Saint-André, celui de NotreDame ou encore la porte de Bonne. Nouvellement taillé dans la falaise du Rabot, apparaît le passage entre le rocher et le cours de l’Isère qui permet désormais de sortir de la ville par la porte de France. Dans la partie inférieure de la planche, à droite, I. Silvestre offre une vue détaillée du Palais de Madame la Conestable de Lesdiguières a Grenoble, construit en 1615, dont les belles façades, surmontées de hautes toitures pentues, s’ouvrent sur le fleuve. Comme saisie d’une fenêtre de la résidence, I. Silvestre dépeint sur l’image de gauche, Perspective d’une partie de Grenoble. Prosp : Eines Stücks der Statt Grenoble, une vue harmonieuse du cours de l’Isère, de ses embarcations et, sur la rive droite, le quartier Saint-Laurent et le couvent des Visitandines édifié en 1621. Le pont qui relie les deux rives guide notre regard vers la montagne du Saint-Eynard, nettement reconnaissable. Ce dernier point de vue n’est pas sans rappeler celui qui sera choisi deux siècles plus tard par les peintres paysagistes.

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Bateaux et radeaux Jusqu’en 1957, l’Isère fut considérée non seulement comme flottable mais comme navigable depuis la Savoie. Rien d’étonnant donc à ce que Grenoble ait été, au moins depuis le Moyen Âge quoique de façon irrégulière, à la fois un port d’escale, un péage fluvial (au niveau du pont) et un point de rupture de charge. Sans oublier l’approvisionnement de ses marchés par cabotage. La ville compta longtemps une confrérie de bateliers, dont la fête annuelle était plutôt tapageuse. Ils pilotaient les cyselandes (ou seysselandes), les savoyardeaux et les lizerons, aux noms tirés de leurs chantiers de construction (Seyssel, Izeron), qui abordaient au port de la Madeleine en rive gauche, et à celui de la Roche en rive droite. Les vastes radeaux de bois à destination des arsenaux, bien plus nombreux, s’amarraient plutôt vers la Graille. Vins, fonte et fer, ardoises, cuivre, chanvre, briques et tuiles partaient vers l’aval tandis que la laborieuse remontée tirait sel et blés. Seule la foire de Beaucaire ajoutait vaille que vaille quelques voyageurs à ces marchandises.

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Grenoble Fin XVIIe-début XVIIIe siècle Anonyme Eau-forte sur papier découpé 18,5 x 27,5 Collection Musée dauphinois, 95 15 5.

Cette vue gravée de Grenoble illustre la diffusion du panorama d’Israël Silvestre et plus généralement de la technique de l’eau-forte qui, avec la parution en 1645 du premier manuel pratique et théorique, Traité des manières de graver d’Abraham Bosse (1602-1676), s’est affirmée comme un art à part entière. Le graveur a repris le paysage lointain de la ville en enrichissant le premier plan de scènes de genre plus travaillées. Tandis que l’on assiste à une scène de vendanges, dans la plaine, les flots énergiques du Drac (légendé à tort comme étant l’Isère dans l’image de Silvestre) accompagnent le regard du spectateur jusqu’à l’entrée de la ville. À gauche du chemin emprunté par les chasseurs, la nature sauvage se révèle dans un visage humain émergeant de la végétation. La finesse des traits et la précision graphique illustrent tout le savoirfaire du graveur qui reste encore inconnu.

À l’aube de l’industrialisation, les Grenoblois rêvèrent d’un canal de navigation jusqu’à Vizille puis tentèrent sans lendemain un service régulier par bateaux à vapeur avec le Rhône. Les quais nouveaux furent dotés d’embarcadères et d’anneaux d’amarrages, des bateaux toueurs se halant à une chaîne transféraient la pierre à ciment ou les blocs d’enrochement des digues en amont. Mais le train finit par l’emporter.

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Le quai de la Graille à Grenoble Seconde moitié du XVIIIe siècle Jacques-André Treillard Mine de plomb et lavis d’encre sur papier 41,5 x 55,5 Titré et signé en bas au centre : « Vuée de Grenoble dessiné du nord de Lizère du cotté de la Grallie par J-A Trelliard » Collection Lucien Strazzaboschi, Grenoble.

La composition du paysage, le point de vue choisi et la précision rappellent les vues topographiques du XVIe siècle. Dans la partie supérieure gauche, Treillard décline le caractère défensif de la ville avec la porte de France et son faubourg, les remparts, la Bastille et le fort Rabot tandis que, dans la partie inférieure, c’est la vision d’une ville monumentale et ouverte qui prédomine. En aval de Grenoble, sur la rive gauche de l’Isère, à proximité de la porte de la Graille, accostent les embarcations chargées des matériaux lourds ou des marchandises nécessaires aux besoins de la cité. Jacques-A.ndré Treillard nous en donne un aperçu avec, sur les barques, le bétail de boucherie, le bois pour la construction, les tonneaux contenant la boisson... Le fourmillement des personnages traduit l’intense activité fluviale essentielle à la vie quotidienne de la cité.

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Jacques-André Treillard Peintre-graveur, Jacques-André Treillard (1712-1794) travaille à Valence, sa ville natale, auprès de Mgr Milon puis, dès 1749, à Lyon, dans l’entourage du célèbre architecte Germain Soufflot. De 1757 à 1763, il parfait ses connaissances dans les cours princières italiennes. Installé à Grenoble en 1763,Treillard crée et dirige l’école publique et gratuite de dessin de Grenoble. C’est à cette période qu’il exécute un répertoire singulier, Prospectus de Treize des plus belles vues de la province du Dauphiné, publié en 1769.


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Première vue de Grenoble prise de l’Ile-Verte Seconde moitié du XVIIIe siècle Pierre-Alexandre Parizot Lavis d’encre sur papier 47,6 x 74,4 Titré en bas au centre : « Première vue de la ville de Grenoble prise de l’Ile-Verte en face de l’église St-Laurent et sur la gauche de l’Isère » Collection Bibliothèque municipale, Grenoble, Pd 4 (2008) Rés.

Pierre-Alexandre Parizot Peintre à l’huile et miniaturiste, dessinateur et graveur au burin, Pierre-Alexandre Parizot (1750-1820) réalise de nombreuses vues de villes et quelques portraits*. Extrait de Jacques-André Treillard 1712-1794. Peintre dauphinois, Marianne Clerc, Pug, La Pierre et l’Écrit, 1995. p. 152, note n° 88. *

Est-ce, comme la légende le laisse penser, une première vue prise [...] depuis l’Ile Verte ? Toujours est-il que Parizot nous offre un point de vue très original de la ville, en cette seconde moitié du XVIIIe siècle, pris du nord de la ville, en rive gauche de l’Isère, qui sera fréquemment illustré par les peintres un siècle plus tard. Au premier plan, de jeunes privilégiés bavardent et se détendent dans cet espace calme et vierge de toute habitation, l’Ile Verte, ainsi nommé pour sa végétation abondante et sa position au cœur d’un méandre de l’Isère. Un pêcheur et son chien au bord de l’eau, mais aussi une bergère et son troupeau un peu plus éloignés donnent à cette scène une atmosphère bucolique. Prenant le parti de représenter cette scène animée avec un souci affirmé du détail, notamment dans les costumes des personnages, P.-A. Parizot confère à cette scène une certaine impression de familiarité : on reconnaît aisément la ville, avec la tour de l’Ile qui se détache, le faubourg dominé par le clocher de l’église Saint-Laurent, ou encore la silhouette des Trois Pucelles et le Moucherotte.

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Seconde vue de Grenoble vers la porte de la Graille Seconde moitié du XVIIIe siècle Pierre-Alexandre Parizot Lavis d’encre sur papier 47,6 x 74,4 Titré en bas au centre : « Seconde vue de la ville de Grenoble prise des bords de l’Isère vers la porte de la Graille » Collection Bibliothèque municipale, Grenoble, Pd 4 (2007) Rés. (Acquis avec le concours du FRAB Rhône-Alpes)

Réalisé à partir de la même technique, de dimensions et de présentation similaires, ce lavis d’encre brune est le pendant du dessin précédent. Cette seconde vue est prise à l’opposé de l’Ile-Verte, toujours en rive gauche de l’Isère, au niveau du quai de la Graille. Le point de vue évoque celui de Treillard dans Vuée de Grenoble (cat. n° 7). Cette veduta, paysage urbain avec, au premier plan, des éléments relevant de la représentation de la vie quotidienne, rappelle également les vues de ville de Joseph Vernet (1680-1770). Des petites embarcations meublent le plan d’eau tandis que, dans les deux tiers supérieurs du papier, le ciel déploie ses fastes donnant à cette vision une dimension aérienne. Selon Vernet, les ciels sont les principales sources de lumière donnant une sensation de clarté et de grandeur au motif de la cité. Parizot met en image le souci du détail et la noblesse de l’endroit renouant ainsi avec la tradition des « portraits » de ville.

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La grande aventure alpine de Turner Après s’être fait connaître en tant que dessinateur et aquarelliste topographe en Grande-Bretagne, Joseph Mallord William Turner profite de la paix d’Amiens pour entreprendre son premier voyage en France pendant l’été 1802*. Grâce au soutien de ses mécènes, il peut organiser un voyage confortable et s’offrir la précieuse collaboration d’un guide suisse. Il choisit un itinéraire conventionnel en direction des Alpes italiennes qui rappelle celui des anciens Grands Tours** ; cependant, le contexte politique difficile l’oblige à se diriger vers la Suisse. Le point de départ de cette aventure alpine est Grenoble où il séjourne quelques jours.Turner en profite pour visiter la Chartreuse et découvrir les trésors pittoresques de ce massif. Il poursuit son périple vers le duché de Savoie puis Genève, avant de se rendre à Chamonix pour découvrir le Mont-Blanc et les glaciers alpins. De là, il franchit les cols en direction du Val d’Aoste puis Martigny dans le Valais. Il redescend ensuite la vallée du Rhône jusqu’au lac Léman pour obliquer vers Berne puis Zurich. Il réalise des esquisses d’après nature qu’il rehausse de tons et de couleurs à la craie ou à la gouache. Ces dessins, souvent légendés, lui serviront de base pour réaliser en atelier des œuvres, aquarelles ou huiles sur toile, plus abouties destinées à des clients fortunés ou à des projets d’édition. Les dessins issus de ce premier voyage, conservés à la Tate Britain à Londres, nous offrent une vaste iconographie romantique sur la ville et la montagne en ce début de XIXe siècle. Ils sont aussi à la source de quelques-unes des plus belles œuvres de cet artiste de génie. *

Voir à ce propos : David Blayney Brown, « Le Grand Tour de Turner : les Alpes et la Suisse en 1802 », in Turner et les Alpes, Fondation Gianadda, 1999, pp. 9-32.

** Le Grand Tour était un long voyage effectué au XVIIIe siècle par les jeunes aristocrates britanniques, destiné à parfaire leur éducation. Leurs principales destinations étaient la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et surtout l’Italie.

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Grenoble from the river Isère; the citadel to the left and the Old Bridge to the right Grenoble vue de l’Isère ; la citadelle à gauche et le vieux pont à droite 1802 Joseph Mallord William Turner Craie, gouache et crayon sur papier brun 21,5 x 28,2 Tate, legs Turner 1856. D04507.

Arrivant à Grenoble depuis l’ouest par l’ancienne route de Lyon, Turner entre dans la ville par la porte de France. Comme saisie depuis une embarcation qui s’apprête à remonter le cours de l’Isère vers le nord, cette œuvre offre une séduisante vision topographique de la ville, attachée non seulement à la description des édifices situés en rive droite du fleuve, mais aussi à la transcription de l’activité fourmillante qui se développe sur le cours d’eau. Au loin se dessine une imposante chaîne de montagnes. L’ensemble est noyé dans la lumière puissante d’un après-midi d’été dont l’atmosphère est suggérée par une succession de hachures, de tirets, de parties laissées en réserve et rehaussées de peinture blanche. Cette simplicité du traitement confère à ce dessin réalisme et poésie.

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Grenoble: The Wooden Bridge over the river Isère Grenoble : le pont de bois sur l’Isère 1802 Joseph Mallord William Turner Crayon, craie noire et gouache sur papier brun 21,4 x 28,4 Tate, legs Turner 1856. D04506.

Cette vue, prise cette fois en amont du vieux pont (le pont de pierre), nous conduit au cœur de la cité, au point de passage historique entre les deux rives, symbolisé par le pont de bois. À gauche, les immeubles du faubourg Saint-Laurent plongent leurs fondations directement dans le fleuve. À droite se profile le centre urbain d’où émergent, dans une perspective peu réaliste, le clocher de Saint-André et celui de la cathédrale et, au loin, la tour de l’Ile. Au second plan, les cimes enneigées de Belledonne marquent la première rencontre de Turner avec les massifs d’altitude. Le premier plan est investi, cette fois encore, de nombreuses embarcations au dessin flou, qui semblent s’agiter au rythme des eaux calmes et lumineuses. Aux lignes horizontales du premier plan (bateaux, support du pont) s’opposent les verticales de l’architecture des quais et des immeubles. La ville qui se dessine entre ciel, eau et montagne est baignée d’une douce atmosphère vaporeuse. En 1824,Turner réalise, à partir de cette esquisse, une aquarelle raffinée, intitulée Grenoble Bridge, 1824, aujourd’hui conservée au Baltimore Museum of Art (Maryland).

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Grenoble from the South, with St-André and the Old Town to the Right : on the Left, the Bastille and the Peaks of le Néron, Charmant Som, and Mt St Eynard; and the Peak of Mont Blanc in the Far Distance to the Right Grenoble vu du sud, Saint-André et la vieille ville sur la droite ; sur la gauche la Bastille et les cimes du Néron, du Charmant Som, et Mont St-Eynard ; au loin, à droite, la cime du mont Blanc 1802 Joseph Mallord William Turner Crayon, craie noire et gouache sur papier brun 21,5 x 28,2 Tate, legs Turner 1856. D04508.

Lors de ce premier voyage dans les Alpes,Turner emploie simultanément plusieurs carnets de dessin. Celui consacré au Saint-Gothard et au MontBlanc et celui titré Grenoble présentent les œuvres les plus abouties, traduisant une vision picturale des paysages qu’il découvre. La montagne inspire à Turner un sentiment romantique prenant le pas sur une vision topographique que pourrait laisser imaginer la légende du dessin. Le massif de Chartreuse aux sommets adoucis et aux pentes herbeuses semble ici parsemé de pics et de falaises qui surplombent la ville de manière terrifiante. Par opposition, sur la gauche, la Bastille offre des versants lisses, parcourus par la muraille de l’enceinte fortifiée. Au centre de la plaine, se dessine une silhouette de Grenoble, reconnaissable à ses édifices. Si l’on se fie au titre donné à l’œuvre, on peut deviner dans le lointain le sommet du mont Blanc. Or, si l’illustre montagne est visible par beau temps depuis les points hauts de la ville, la Bastille, elle, ne peut être aperçue depuis la vallée. Faut-il voir dans ce titre une intention de Turner de marquer Grenoble comme la porte d’entrée dans les Alpes et le passage obligé vers le mont Blanc, montagne mythique pour l’artiste anglais ? Garde-t-il ce souvenir mêlé de la ville et du plus grand des sommets ? Ou est-ce une volonté stylistique de souligner la topographie de Grenoble, ville plate cernée par le massif alpin ? Il ne faut pas oublier également que ses œuvres étaient destinées au commerce de l’art anglais.

Joseph Mallord William Turner Peintre paysagiste anglais, Joseph Mallord William Turner (1775-1851) entre à l’Académie royale de Londres en 1789, et en devient membre en 1802. C’est à cette même date qu’il entreprend son premier voyage en Europe. De 1817 à 1845, il traverse régulièrement la Manche afin de mener à bien son projet The Rivers in Europe, un guide sur les principaux cours d’eau européens. En 1820, son voyage en Italie instille dans son œuvre de nouveaux intérêts liés à l’histoire, la culture et la lumière de ce pays. Il réalise par ailleurs de nombreuses autres séries topographiques comme Vues pittoresques de l’Angleterre et du Pays de Galles (1825-1839). En 1844,Turner est nommé vice-président de l’Académie royale. Il décède en 1851 à Londres, laissant près de 300 peintures à l’huile et 20 000 dessins et aquarelles qui constituent une part importante de la collection de la Tate à Londres.

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Vue de Grenoble 1819 Ignace-Antoine Melling Lavis d’encre brune sur papier 41,9 x 63,4 Signé en bas à droite « Melling » et daté au dos « 1819 » Collection particulière.

Dès 1819, Melling entreprend, avec sa fille Adèle, un voyage dans toute la France . Il passe notamment à Sisteron et Digne. De son séjour grenoblois, il ramène un panorama pris de la route qui conduit au Rabot. Ce dessin réunit les spécificités de l’artiste : point de vue en hauteur, dessin minutieux et recherche de réalisme dans la perspective. Ce panorama offre une vue de la rive gauche de l’Isère, avant l’édification des quais. À droite, en aval du pont de bois, sur une berge aménagée, se dessine le port de la Madeleine (actuelle place de Bérulle) où accostaient les embarcations légères chargées de l’approvisionnement de la ville. Quelques constructions émergent de la ville comme la tour de Clérieu (rue Chenoise), le clocher de la cathédrale Notre-Dame ou encore les silhouettes de Saint-Joseph ou de Saint-Louis, sans rapport toutefois avec la présence imposante du clocher de l’église Saint-André. Hors les murs, le cours Saint-André (actuel cours Jean-Jaurès), bordé d’une plantation arborée, nous conduit à travers la plaine du Drac, vierge de tout aménagement visible.

Ignace-Antoine Melling Originaire de Lorraine, Ignace-Antoine Melling (1763-1831) grandit dans une famille d’artistes à la cour de Bade en Allemagne. Après avoir vécu à Constantinople, Melling connaît un grand succès en publiant ses vues pittoresques de ville. Artiste voyageur, il a pour commanditaires la sultane Hadigé, l’impératrice Joséphine et Louis XVIII, qui le fait peintre paysagiste de la chambre et du cabinet du roi.

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Panorama de Grenoble

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Grenoble, vue prise au-dessus de la Bastille

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siècle Anonyme Lemercier, Bénard et Cie, imprimeurs Publié par Prud’homme, libraire à Grenoble Lithographie sur papier de Chine appliqué 34,5 x 100,9 Collection Musée dauphinois, 95 15 176.

Alfred Guesdon, dessinateur Springerlin, lithographe Jacomme et Lancry, imprimeurs Lithographie sur papier 39 x 55,2 Extrait du Voyage aérien de France, Paris, 1848. Planche n° 54. Collection Musée dauphinois, 95 15 44.

Le genre du panorama se développe dès 1850. Jouant sur l’horizontalité, à la fois par le format oblong mais aussi par des lignes directrices fortes, le dessinateur met l’accent sur l’étendue de la ville et le site qui l’environne. Prise à proximité du couvent Saint-Marie-d’en-Haut que l’on devine sur la gauche, cette lithographie présente une vue qui rappelle le panorama de Melling, toutefois saisie dans un cadrage un peu différent. Au premier plan, le dessin minutieusement exécuté des toitures du quai Perrière donne vie à cet ensemble. Le cours de l’Isère est désormais endigué grâce à la construction, sur la rive gauche, d’un quai et d’une voie qui permet de circuler le long du fleuve et de remonter la ville du sud au nord, depuis la porte Créqui jusqu’à la place des Cordeliers (place de Bérulle) et le pont Saint-Laurent. Pour pallier la disparition du port de la Madeleine, un quai de débarquement a été aménagé en amont du pont de pierre, face à l’entrée du jardin de ville.

Marquée par le siège des armées austro-hongroises en 1815, la ville de Grenoble exigeait une protection plus efficace que celle de la vieille enceinte Lesdiguières. Les travaux débutent, sous la Restauration, par la reconstruction des fortifications de la Bastille qui s’étendront de 1824 à 1847. En 1832, le projet est lancé d’agrandir l’enceinte de la plaine qui doit englober, vers le sud, les faubourgs Très-Cloître et Saint-Joseph. Le chantier, démarré en 1840, permettra de doubler la superficie de la ville intra-muros. Cette vue prise depuis une banquette de tir, située en partie supérieure des fortifications de la Bastille, donne à voir les travaux considérables qui ont présidé à la mise en œuvre, dans une forte pente et un dénivelé conséquent, des murailles Haxo. Pointé en direction de la vallée de l’Isère, le canon protège la ville de toute incursion pouvant venir du duché de Savoie (annexé à la France en 1860) et symbolise la puissance militaire de Grenoble.

Joseph-Rose Lemercier Muni de son brevet de lithographe parisien en 1828, Joseph-Rose Lemercier (1803-1887) crée son atelier ; celui-ci deviendra un lieu de production réputé au XIXe siècle. En 1852, il développe, avec l’aide de ses collaborateurs, un nouveau procédé de photolithographie en réussissant les premiers reports photographiques sur pierre*. Voir sur ce point le catalogue d’exposition du musée d’Histoire de Marseille auquel nous sommes redevables pour nombre de biographies intéressant les auteurs et éditeurs d’estampes. Morel-Deledalle M. (dir.), La ville figurée. Plans et vues gravées de Marseille, Gênes et Barcelone, Éditions Parenthèses et Musées de Marseille, 2005, p. 135. *

Alfred Guesdon Architecte, peintre et lithographe parisien,Alfred Guesdon (1808-1876) réalise de nombreux recueils sur des vues de ville, dont les relevés sont, pour la plupart, pris en montgolfière. Il travaille aux lithographies de L’Italie à vol d’oiseau (1849) et de L’Espagne à vol d’oiseau (1854) ainsi que pour celles du Voyage aérien en France publié en 1848. De son atelier sortent de nombreuses vues de ville, notamment celles de Nicolas-Marie-Joseph Chapuy*. *

Morel-Deledalle M., 2005, p. 134.

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Vue sur Grenoble depuis le château de Bouquéron Première moitié du XIXe siècle Chevalier de Bouffret Lavis d’encre brune sur papier 21 x 18 Signé en bas à gauche : « Le chev. de Bouffret » Collection particulière, ancienne collection du docteur Joseph Flandrin, Grenoble.

Sur la droite de l’image, le château de Bouquéron à Corenc se dresse sur son éperon rocheux aux pentes boisées. En contrebas, dans la plaine, au pied d’une falaise abrupte qui laisse imaginer quelques aménagements sur son flanc, Grenoble n’est qu’une succession de toitures parmi lesquelles se détache le clocher Saint-André. Au-delà de la ville, la chaîne du Vercors est représentée sans grand souci de réalisme. Le dessin rapide peut sembler un peu naïf au regard de la représentation du château ou de la ville, cependant le traitement du premier plan, riche en détails et savamment coloré par les différentes nuances de l’encre, révèle toute l’habileté de l’artiste.

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Chevalier de Bouffret Peintre paysagiste de l’école française du XIXe siècle, dont on connaît peu le travail, le chevalier de Bouffret expose au Salon en 1810 et 1812. Il réalise de nombreuses vues des environs de Paris.

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Saint-Martin-de-Vinoux, le Rabot et la porte de France Première moitié du XIXe siècle Chevalier de Bouffret Lavis d’encre brune sur papier 16,2 x 23 Collection particulière, ancienne collection du docteur Joseph Flandrin, Grenoble.

Cette seconde vue de Bouffret est prise à l’entrée ouest de Grenoble, comme le laissent supposer les édifices identifiables tels la tour Rabot, la muraille de la fortification Lesdiguières qui rejoint la porte de France et, au loin, le pont de pierre. Le point haut où se trouve l’artiste est plus difficile à situer. À la manière du précédent lavis, le premier plan, modelé par un jeu d’ombre et de lumière, apporte toute la perspective au paysage. Plus richement détaillé, il s’équilibre avec un horizon plat incarné par le profil incertain des montagnes.

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Inauguration de la pose de la première pierre du pont de pierre 1839 Bache Aquarelle sur papier 28 x 47 Signé et daté en bas à gauche : « Bache 1839 » Collection Jean-Louis Vaujany, Grenoble.

Commencé par Lesdiguières en 1621 et interrompu à sa mort, le pont de pierre (par opposition au pont de bois) est terminé par Charles de Créqui en 1671. Cette passerelle, longtemps nommée pont de pierre mais aussi pont Créqui, pont de l’Hôpital et, depuis le début du XXe siècle, pont Marius-Gontard, est reconstruit et élargi en 1838-1839, sous l’impulsion du maire de la ville, H ugues Berriat. Le peintre choisit de représenter un moment symbolique du chantier qui débute les travaux de pose du tablier du pont. Le fourmillement de la foule est rendu par une succession de points symbolisant les visages, mais aussi par la présence des drapeaux qui s’agitent dans les airs. Les quatre personnages sur la berge invitent le spectateur à contempler ces festivités.

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Vue de Grenoble depuis le quai de la Graille 1841 Bache Aquarelle sur papier 29 x 48 Signé et daté en bas à droite : « Bache 1841 » Collection Jean-Louis Vaujany, Grenoble.

En 1841, le pont de pierre est achevé et dessert les deux rives. Cette fois, l’artiste se place en rive gauche de l’Isère au point de déchargement des bateaux qui convoient des matériaux pour la ville, ici du bois d’œuvre. En amont du débarcadère, précédée par une passerelle qui enjambe le Draquet (un bras du torrent du Drac qui alimente les fossés de l’enceinte avant de se jeter dans l’Isère), est représentée la porte Créqui. Celle-ci n’a pas encore, à cette date, fait l’objet des réaménagements prévus dans le cadre de la construction de l’enceinte Haxo. À la modernité du pont de pierre, s’oppose l’archaïsme des fortifications édifiées au XVIIe siècle. Le travail pictural est semblable à celui de la première aquarelle. Façonné par des effets de lumière, le premier plan est richement détaillé, tandis que l’horizon semble noyé sous les rayons du soleil, simplifiant les contours des quais et des bâtiments.

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Vue d’une porte de Grenoble. Département de l’Isère Premier tiers du XIX siècle Guyot, dessinateur Aubert, graveur Ostenvald, éditeur Eau-forte sur papier 15,7 x 22 Collection Musée dauphinois, 95 15 29. e

Eugène-Pierre Aubert fils Graveur au burin et à l’eau-forte, Eugène-Pierre Aubert fils (1789-1847) travaille essentiellement sur le thème du paysage. Il réalise des vues d’Italie, d’Espagne, des côtes de France pour le Dépôt général de la Marine française, ainsi que des paysages d’après les œuvres de Joseph Vernet*. *

Voir Morel-Deledalle M., 2005, p. 131.

Dans la série de vues prises aux abords immédiats de Grenoble, le dessinateur a choisi à son tour de représenter l’entrée de la ville, en rive gauche. Au centre de l’image, la porte de la Graille (ou Créqui), construite en 1674 dans l’extension de l’enceinte Lesdiguières par le duc de Créqui, est un bel édifice composé « d’une arche à deux toises (4,10 m) » et d’un logis pour la garde. Signalé par la cheminée fumante, il est représenté de manière pittoresque. Dans le passage voûté, d’un fin trait de plume se dessinent des personnages, un passant échangeant avec les hommes chargés de la garde. Les portes sont des sujets conçus à la fois comme cadre de la vie quotidienne et comme symbole. Lieux de passage, elles rythment la vie des Grenoblois qui, chaque soir jusqu’en 1850, doivent prendre garde à la fermeture des portes annoncée par le sing de la cloche de Saint-André. La construction du paysage est savamment orchestrée autour des zones d’ombre et de lumière qui viennent délimiter les différents plans et renforcer la massivité de la porte.

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Pont suspendu sur l’Isère Vers 1840 Victor-Désiré Cassien, dessinateur C. Pegeron, imprimeur Lithographie sur papier de Chine appliqué 30,1 x 41,5 Collection Musée dauphinois, 95 15 46.

La force de cette lithographie n’est pas due à la représentation de la ville mais à l’atmosphère qui se dégage dans la moitié supérieure du dessin. Les épais nuages gris qui dévalent les pentes du Saint-Eynard viennent comme une menace vers la cité, en direction du point central de la composition, le pont Saint-Laurent. Cassien met ainsi en avant la nouvelle passerelle suspendue qui succède, en 1837, au pont de bois emporté à de multiples reprises par les crues de l’Isère. Comme dans la plupart de ses dessins, des personnages viennent délicatement habiter et donner vie au paysage. Par son histoire et par la vue qu’il offre sur la place de la Cymaise (ou Cimaise), sur le pont et sur le Saint-Eynard, ce site sera beaucoup repris par les artistes, et plus particulièrement par les peintres romantiques de la première moitié du XIXe siècle.

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Victor-Désire Cassien Grenoblois, épris de voyages,Victor-Désiré Cassien (1808-1893) dessine et peint sur le motif, rendant avec sensibilité le relief et la vie des paysages. Successivement dessinateur, photographe, commerçant itinérant et peintre, il participe à la diffusion d’images du Dauphiné. Il est l’illustrateur de nombreux ouvrages tels que l’Album du Dauphiné initié au côté d’Alexandre Debelle (4 volumes, 1835-1839). Cette réalisation va très profondément marquer les artistes contemporains, mais aussi toute une frange d’érudits et d’amoureux du Dauphiné.


Vivre près de l’eau L’Isère traversait la ville. Le Drac la menaçait et la protégeait par ses sautes d’humeur et de changement de lit. Le Draquet et le Verderet l’enserraient avant d’y être inclus. Nul doute donc que ruisseaux et rivières étaient omniprésents dans le quotidien des Grenoblois de jadis, y compris de l’eau pour boire. En partie détournés dans les fossés de l’enceinte, ils renforçaient les défenses tandis que leur cours normal actionnait les moulins, fixes ou flottants, et emportaient bon nombre d’immondices, dont celles des latrines qui les surplombaient. La lavandière y jouait du battoir sur le linge à laver et invectivait à l’occasion le galopin maladroit, venu puiser deux seaux pour l’ouvrage de son artisan de maître. À moins qu’elle ne taille une solide bavette près du tombereau où s’entassaient sable et gravier destinés à la bâtisse. Pour passer d’une rive à l’autre, hommes et bêtes recouraient volontiers au bac à traille qui coupait droit, accroché à son filin. Gare alors aux esquifs montant et descendant le courant ! Sur les berges, parfois recoupées de rangées de pieux, le pêcheur relevait sa senne ou sa ligne, sans risque d’être gêné par les très rares baigneurs.Tantôt l’Isère devenait scène de spectacle et le tout-Grenoble s’entassait sur ses rives lors d’un concours d’aviron. Tantôt la Bastille s’illuminait de lampions, explosait en feux d’artifice, et l’on aurait été bien en peine de puiser de quoi éteindre un incendie dans la rivière, couverte de barques bondées de spectateurs.

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Grenoble. Dauphiné Avant 1837 Louis Haghe, dessinateur William Day et Louis Haghe, lithographes Lithographie sur papier 36 x 53,3 Extrait du Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, Dauphiné, Isidore Taylor, Charles Nodier, direction éditoriale, Paris, Firmin Didot, 1854. Collection Musée dauphinois, 95 15 1.

Incarnation parfaite du genre du pittoresque en France au XIXe siècle, l’album du baron Taylor (Bruxelles, 1789 – Paris, -1879) et de Charles Nodier (Besançon, 1780 – Paris, -1844), Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France, va profondément marquer la production éditoriale française. Cette publication, étendue sur près de soixante ans (1821-1878), se compose de vingt et un volumes et a demandé la participation d’une centaine d’artistes dont le dessinateur-lithographe Louis Haghe. Cette estampe offre une vision inédite de Grenoble avant 1837, date de la construction du nouveau pont Saint-Laurent, suspendu, qui remplace l’ancien pont de bois. Placé en contrebas de son motif, Haghe dépeint avec beaucoup de réalisme la passerelle, les trois piliers en pierre et le tablier en bois qui la composent. Au premier plan, des tailleurs de pierre échangent avec les occupants de l’embarcation arrimée aux pieux d’amarrage. Le choix du point de vue, la massivité donnée au pont ainsi que le sentiment de grandeur du mont Rachais participent aux sentiments d’admiration et de fascination inspirés au spectateur.

Louis Haghe Peintre d’histoire, de scènes de genre mais aussi de vues de ville et d’intérieurs, Louis Haghe (Tournai,1806 – Stockholm, 1885) est également lithographe et illustrateur d’album. Élève à l’Académie de Tournai, il participe très jeune aux premières productions lithographiées de la cité organisées par le chevalier de la Barrière et par Dewasme. Il part s’établir en Angleterre vers 1823 où son atelier va connaître une grande prospérité grâce à l’impression d’ouvrages luxueux.Très apprécié à Londres, il devient le premier peintre du roi, premier peintre de la reine Victoria et président de la Royal Society of Painters in Water-Color.

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Grenoble Première moitié du XIXe siècle Lord Monson, dessinateur Louis Haghe, dessinateur-lithographe Lithographie sur papier Extrait de View in the department of the Isere and the High Alps, Londres, Dalton, 1840. Planche n° 3. Collection Lucien Strazzaboschi, Estampe ancienne, Grenoble.

L’album paraît en février 1840, un an avant la mort de Lord Monson. Aucun de ses dessins originaux n’a été retrouvé, seules les lithographies de Haghe nous donnent l’idée du travail accompli au fil de son parcours, depuis les rives de l’Isère jusqu’aux vallées des Hautes-Alpes. Dans la collaboration qui unit les deux artistes, chacun occupe sa place : Monson réalise des croquis sur le vif, repris ensuite en atelier par Haghe (il connaît bien le Dauphiné !) qui les reporte sur la pierre lithographique en y ajoutant des figures au premier plan. Louis Haghe, comme William Turner, préfère les vues animées de cabanes, de bateaux et autres figures, employés essentiellement pour donner une échelle et une mesure à l’immensité du site montagneux.

Frederick John Monson Après des études à Oxford, Frederick John Monson (1809-1841) entreprend plusieurs voyages en Europe, notamment en France et en Italie, pour acquérir des objets d’art. Il découvre le Dauphiné en 1834 et réalise de nombreux dessins pendant son séjour, qui serviront à illustrer l’album View in the department of the Isere and the High Alps. L’attrait de Lord Monson pour le Dauphiné s’explique par la présence des montagnes qu’il affectionne tant et par l’intérêt qu’il porte à l’histoire et à la présence de communautés protestantes dans le Trièves et dans les Hautes-Alpes.

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La porte de France et Rabot 18 octobre 1845 Diodore Rahoult Crayon et rehauts de craie blanche sur papier brun 15,5 x 35,9 Daté en bas à gauche : « 18 8bre 1845 » Collection Bibliothèque municipale, Grenoble, (Fonds Eugène Chaper), R. 90514(1) – Rés. N° 48.

Cette vue d’ensemble représentant la porte de France, prise en rive gauche, en aval de l’actuelle place de la Bastille, est minutieusement étudiée. L’Isère est dessinée au premier plan avec une partie de la ville, d’où émerge le clocher de l’église Saint-André. Une subtile lumière éclaire l’œuvre, adoucissant considérablement la composition. Cette vue de Grenoble se fait délicate et précise avec une concentration sur le détail, dans la lignée des paysages représentés par Rahoult. L’emploi du crayon et du papier coloré, la touche légère et vaporeuse et le caractère quelque peu sauvage du massif rappellent les dessins rehaussés de Turner.

Diodore Rahoult Très attaché à sa région natale, le Dauphiné, qu’il représenta toute sa vie, Diodore Rahoult (1819-1874) est un artiste au caractère original. Il débute sa formation auprès d’un peintre grenoblois, Horace Mollard, de 1837 à 1838, avant de se rendre dans le célèbre atelier parisien de Léon Cogniet, en 1843, pour parfaire ses connaissances*. Son grand œuvre reste l’illustration d’un texte en patois de Grenoble, Grenoblo Malhérou, publié en 1733 par Blanc La Goutte, qui conte avec verve les malheurs de la ville. Complété des dessins de Rahoult, l’ouvrage connaît une nouvelle édition en 1860. On lui doit aussi, avec son ami de toujours, Henri Blanc-Fontaine, le décor mural du musée-bibliothèque de Grenoble nouvellement construit. Sa peinture intéresse les scènes de genre, ainsi que les sujets galants. Un certain romantisme et une grande sensibilité émanent de ses toiles, lumineuses et vivantes. Voir à ce propos : Sélina Quantin, Diodore Rahoult (1819-1874), catalogue des peintures, Grenoble, Université Pierre Mendès France, volume 1, master 1, septembre 2006. *

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Vue de Grenoble, l’Isère, la porte de France et le Fort Rabot Dernier tiers du XIXe siècle Anonyme Crayon rehaussé de couleur 21,6 x 28,7 Collection Bibliothèque municipale, Grenoble, Pd 4 (254).

En cette fin de XIXe siècle, la ville a changé, les fortifications pittoresques du XVIIe siècle ont cédé la place aux aménagements de la nouvelle enceinte Haxo. En rive droite, la Bastille connaît, en 1877, une extension et un réaménagement des fortifications qui modifient le précédent tracé et déplacent l’entrée de la ville plus à l’ouest, sur l’actuelle route de Lyon. La porte de France perd alors sa fonction défensive et connaît de nouveaux aménagements. Au réalisme de la représentation et à la justesse de la perspective s’ajoute un emploi délicat de la palette des couleurs qui témoigne de la grande habileté du dessinateur. Le camaïeu des gris s’exalte au contact des rehauts de craie blanche et bleue.

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Vue de l’Isère et de la porte de France Dernier tiers du XIXe siècle Anonyme Crayon rehaussé de couleur 24 x 28,7 Collection Bibliothèque municipale, Grenoble, Pd 4 (255).

Pendant du premier dessin, cette vue, prise en rive gauche, offre une perspective sur le quartier de la porte de France avec, au loin, le massif du Néron. Le premier plan, occupé par l’élégante balustrade qui témoigne de l’aménagement récent du quai, introduit un effet puissant de perspective. Sur la rive droite, se distingue un bâtiment à portique, le nouveau corps de garde de la porte de France, refait avec l’enceinte Haxo. La porte de France au toit à comble mansardé est désormais détachée de la falaise, et des voies de circulation sont aménagées de part et d’autre de son pavillon.

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Grenoble, vue prise de l’abattoir Seconde moitié du XIXe siècle Gustave Margain, dessinateur-lithographe Allier, père et fils, imprimeur Lithographie sur papier 21 x 29,9 Collection Musée dauphinois, 95 15 65.

Cette vue de la rive gauche de l’Isère, prise à la hauteur de l’actuelle place Hubert-Dubedout, nous renseigne sur les aménagements de ce quartier dans les années 1860. Le quai de la Graille, qui sera aménagé en 1870, est encore un chemin herbeux au bord duquel est installé l’abattoir municipal. On doit à Hugues Berriat, maire de Grenoble entre 1835 et 1842, cette initiative, après avoir interdit aux Grenoblois d’égorger les porcs sur le domaine public* Au second plan, les travaux de la nouvelle porte Créqui (lancés vers 1845) sont achevés et l’on voit se dessiner l’édifice composé de deux passages sous voûte et d’une toiture terrasse. De l’autre côté du fleuve, des immeubles sont nouvellement construits au pied de la falaise de la Bastille, sur cette voie qui deviendra le quai de France vers 1870. Margain compose avec la lumière qui apporte à l’ensemble une atmosphère douce et sereine. À la scène rurale du premier plan, s’oppose le traitement minimaliste du minéral.

Gustave Margain Dessinateur, lithographe et photographe, Gustave Margain développe son activité à Grenoble entre 1860 et 1880. En 1878, il vend l’atelier de photographie (qu’il partage avec Jaeger) à un autre artiste isérois,Victor-Désiré Cassien. Il expose ses estampes des environs de la ville ainsi qu’une de ses pierres lithographiées au Salon de Grenoble de 1853.

Voir à ce propos l’article à paraître : Bourgeois René, Les maires de Grenoble et la vie de la cité (1800-1914). *

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Grenoble, vue du Fort Seconde moitié du XIXe siècle Gustave Margain, dessinateur-lithographe Allier, père et fils, imprimeur Lithographie sur papier 21,2 x 29,3 Collection Musée dauphinois, 95 15 47.

Cette lithographie présente une vue inédite de Grenoble, prise hors les murs. Margain s’est arrêté sur les terrains vierges, situés en bordure du cours Saint-André (actuel cours Jean-Jaurès) que l’on reconnaît à gauche par l’allée d’arbres. Les casernes du Rabot, les dispositifs défensifs de la Bastille et les fortifications rappellent néanmoins que Grenoble reste une place forte. Le traitement de l’atmosphère, comme envahie d’une lumière lunaire, est une des caractéristiques de l’art de Gustave Margain. Irradiant l’ensemble du paysage, elle progresse en intensité, passant d’un premier plan aux teintes grises à un fond lumineux et clair. Les lignes de fuite formées par les frondaisons et le volume des glacis à droite viennent renforcer cette vision. La scène au premier plan des deux enfants gardant les moutons participe à traduire l’atmosphère douce et calme d’un bel d’après-midi d’été.

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Place Bayard à Grenoble Seconde moitié du XIXe siècle Nicolas-Marie-Joseph Chapuy, dessinateur Charles-Claude Bachelier, lithographe Lemercier, imprimeur Ch.Vellot, éditeur Lithographie sur papier 35,6 x 47 Collection Musée dauphinois, 95 15 43.

Nicolas-Marie-Joseph Chapuy Dessinateur et lithographe d’architecture et de paysage à Paris, Nicolas-Marie-Joseph Chapuy (1790-1858) est spécialisé dans les paysages urbains.

La place Bayard, ou place Saint-André, symbolise depuis le Moyen Âge l’exercice du pouvoir civil. Du passage des dauphins de Viennois, nous reste l’église collégiale Saint-André contre laquelle sont venues s’accoler des maisons de boutiquier. Dans son prolongement, en bout de place, on distingue une aile de l’ancien palais du duc de Lesdiguières qui abrite, à la date de cette lithographie, l’hôtel de ville et la préfecture. Au premier plan à droite, l’ancien palais du Parlement, devenu depuis la Révolution le palais de justice, n’a pas encore connu les agrandissements conduits à la fin du XIXe siècle. L’artiste peint avec minutie les riches décors architecturaux de la façade du bâtiment. On distingue l’abside en saillie qui abrite la chapelle gothique du palais construite à la fin du XVe siècle et, dans son prolongement, l’aile Renaissance, révélée par un jeu d’ombre, datée de la fin du XVIe siècle. Pour parfaire cette évocation de la grandeur passée de la ville, Chapuy dessine avec minutie la statue du preux chevalier Bayard, noble dauphinois, mort en 1524 durant les guerres d’Italie.

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Place Grenette à Grenoble Seconde moitié du XIXe siècle Alphonse Maugendre (1809-1895), dessinateur-lithographe Auguste Bry, imprimeur Lithographie colorée sur papier 25,5 x 33 Extrait de La Salette, album composé de huit vues dessinées d’après nature, accompagné d’un texte descriptif de Mr. L’Abbé, 1863. Planche n° 1. Collection Musée dauphinois, 95 15 212.

Cette estampe colorée est la première planche de l’album qui propose à ses lecteurs un voyage illustré à destination du sanctuaire de NotreDame de la Salette, près de Corps. Maugendre débute le périple avec une vue de la place Grenette, d’où partent diligences et omnibus vers les diverses destinations iséroises. Autrefois place des foires et des marchés (aux grains notamment d’où son nom de la place de la Granaterie puis Grenette), elle devient au milieu du XIXe siècle, le cœur de la cité marchande et touristique. Autour de la place sont disposés boutiques, hôtels et commerces divers reconnaissables à leur devanture. La physionomie de cette belle place pavée a peu changé, on reconnaît le château d’eau et les immeubles qui l’entourent avec, au dernier plan, la silhouette imposante du mont Rachais et en retrait celle du Saint-Eynard. Au début du XXe siècle, le percement de la rue de la République autorisera aux véhicules une sortie rapide de la ville en passant par la place Notre-Dame.

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Grenoble Septembre 1821 John Claude Nattes Mine de plomb et encre noire sur papier 20,6 x 28,5 Titré et daté en bas à gauche : « Grenoble. 7bre 1821 » Collection particulière.

Pendant le voyage qui le conduit à Grenoble de septembre à octobre 1821, cet artiste « anglais » réalise de nombreuses vues de la ville, dont une partie se trouve conservée à la bibliothèque de Grenoble. Sa sensibilité d’artiste, mais aussi le regard distancié que lui confère son origine anglaise, l’amènent à représenter des sites qui n’avaient suscité jusque-là que peu d’intérêt. Il nous offre ici une vue du vaste hôtel particulier du duc de ClermontTonnerre, érigé au XVIIe siècle sur un des bastions de l’enceinte Lesdiguières. Cet édifice deviendra, en 1761, la résidence de l’officier commandant de la place militaire de Grenoble. Il sera détruit au milieu du XIXe siècle, pour faire place aux édifices construits autour de la nouvelle place d’Armes, actuelle place de Verdun. Au second plan, sont esquissées en quelques traits les pentes du SaintEynard qui dominent le couvent de Montfleury à Corenc.

John Claude Nattes Dessinateur topographe et l’un des premiers aquarellistes anglais, John Claude Nattes (1765-1839) n’aura de cesse de voyager en Grande-Bretagne, mais aussi en Italie et en France où il séjourne notamment à Lyon, Grenoble, Montpellier et Toulouse ; voyages dont témoignent de nombreux dessins et livres de paysage, comme Scotia depicta ou Bath, illustrations : vues de la ville d’après des dessins de John Claude Nattes, publié à Londres en 1805 et 1806. « Élève de Monsieur Dean », il expose assez régulièrement à l’Académie royale de Londres, entre 1782 et 1814. Il est considéré par ses contemporains anglais comme un représentant de la « vieille topographie architecturale »*. Cette biographie s’appuie sur le travail de recherche de Jean-Claude Richard et John Aldred, « John Claude Nattes (1765-1839), aquarelliste et « anglais » compagnon de Jean-Marie Amelin (1785-1858), et Victor Ferdinand de Nattes (1795-1881), directeur du musée Fabre de Montpellier (1837-1881) (I) ». Extrait de Études heraultaises, n° 30-31-32, 1999-2000-2001, pp. 199 à 213. *

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Eglise Saint-Roch Octobre 1821 John Claude Nattes Mine de plomb et encre noire sur papier 20,9 x 28,4 Titré et daté en bas à gauche : « Eglise de S-Roche à Grenoble 8bre 1821 » Collection particulière.

Situé près de l’ancienne chapelle Saint-Roch, cet édifice est le dernier vestige de « l’hospital des Infez » (infectés), fondé au XVe siècle, qui accueillait les lépreux hors les murs. Implantée dans la boucle que décrit l’Isère autour de l’Ile-Verte, presque sur la berge, la chapelle transmet son nom au cimetière municipal voisin qui s’étendra sur son emplacement en 1884. Le travail sur le motif est fait en deux temps, après avoir rapidement esquissé les formes du paysage, Nattes reprend et détaille le premier plan à l’encre de Chine. Il laisse en réserve le papier beige utilisé comme une couleur à part entière, hachures « ondulées » et lignes sinueuses courtes permettant de mettre en perspective les arbres et l’architecture de la chapelle, motifs principaux du croquis.

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Moulin de l’Ile Saint-Joseph à Grenoble Isidore Dagnan, dessinateur et lithographe Ducarme, lithographe Lithographie sur papier 29,5 x 41 Extrait de Sites pittoresques du Dauphiné, quarante études dessinées d’après nature et lithographiées par Dagnan, ouvrage dédié à S.A.R., Madame la Duchesse de Berry, Paris, 1828. Planche n° 27. Collection Bibliothèque municipale, Grenoble, Fonds Bouchayer, Pd 4 (269).

Isidore Dagnan s’est laissé séduire par le charme de ce moulin et son installation hydraulique sur le canal dérivé des eaux du Verderet qui traverse encore, au XIXe siècle, le faubourg Saint-Joseph (actuel quartier du même nom). Dagnan rajoute au pittoresque du lieu, une touche poétique avec une scène de lessive au bord du ruisseau.

Isidore Dagnan Originaire de Marseille, Isidore Dagnan (1790-1873) réside plusieurs années à Lyon où il s’enrichit de l’expérience des artistes de la ville. Il se fait connaître par ses vues de ville, Lyon, Avignon, Paris, en poursuivant la tradition des védutistes du XVIIIe siècle. Il enseignera son art à son jeune élève, Jean-Alexis Achard, de 1824 à 1830 à Grenoble. Le souci du réalisme, la finesse du dessin, des coloris et de la lumière, ainsi que l’émotion qui se dégage de ses œuvres définissent l’art de cet artiste. Les lithographies de l’album Sites pittoresques du Dauphiné illustrent l’intérêt de Dagnan pour le thème de l’eau et celui des moulins parmi lesquels il représente celui de Voiron (planche n° 14), de Choranche (planche n°17) et de Pont-en-Royans (planche n° 32).

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Grande rue du faubourg Saint-Joseph à Grenoble Première moitié du XIXe siècle Jacques-Hippolyte Vanderburch, dessinateur-lithographe Lemercier, imprimeur Berrieux, éditeur Lithographie sur papier 22,4 x 30,5 Collection Jacques-Antoine Biboud, Grenoble.

Cette belle lithographie nous montre un autre point de vue très rural du faubourg Saint-Joseph. Une grange, un muret et des maisons à deux étages bordent le chemin empierré de la Grande-Rue. Au cœur du quartier se dresse le clocher de l’église Saint-Joseph construite en 1697 à l’initiative de Mgr Le Camus. Elle sera rasée après la Première Guerre mondiale pour être remplacée par l’église du même nom, toujours présente en ce lieu, mais disposée dans une orientation différente. À propos du faubourg, Stendhal racontait en 1835, dans la Vie de Henry Brulard : « Les environs de Saint-Joseph étaient occupés par des terres à chanvre et d’infâmes routoirs...» Dans les années 1840, ce quartier de Grenoble, jusque-là hors les murs, est entouré par la nouvelle enceinte Haxo qui protège la ville.

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Grenoble (Isère) Avant 1837 Jean-Louis Tirpenne, dessinateur Jules-Alexandre Monthelier, dessinateur Adam, dessin des figures Senefelder, imprimeur Lithographie sur papier 31,5 x 48 Collection Musée dauphinois, 95 15 103.

De toutes les images dont nous disposons sur la ville pour la première moitié du XIXe siècle, le point de vue que nous offre ici Tirpenne est sans doute l’un des plus originaux. Comme placé sur une barque qui descendrait le fleuve, le spectateur entre dans la ville par le nord pour assister à une partie de baignade qui se déroule, hors les murs, sur les berges, de part et d’autre de l’Isère. Au-delà s’étend la cité dans son enceinte du XVIIe siècle. En rive droite, le faubourg Saint-Laurent dont l’accès est fermé par une porte monumentale. En rive gauche, la citadelle et l’arsenal, construits dans le périmètre de la tour de l’Ile, guident le regard vers le pont de bois et le cœur de Grenoble, marqué par la présence du clocher Saint-André. Au loin, la silhouette du Vercors offre un arrière-plan qui contraste avec la vision très plate de la ville.

Jean-Louis Tirpenne Lithographe, peintre, écrivain, Jean-Louis Tirpenne (1801- ?) est initié à la fois à la peinture de paysage et aux techniques de photographies. Il est accepté au Salon de Paris en 1831. Il collabore comme dessinateur ou lithographe à de nombreux albums de voyage, dont celui du baron Taylor sur le Dauphiné. Il excelle dans les vues de monuments, de sites pittoresques ou de paysages. On lui doit un magnifique dessin à la mine de plomb, conservé à la Bibliothèque nationale de France, représentant le château de Vizille, et des vues de Grenoble lithographiées datées de 1830.

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Grenoble vue prise du Polygone Juillet 60 Rosalba Laurens Dessin à la mine de plomb et rehauts de craie blanche sur papier 31,6 x 48,6 Titré et daté en bas à gauche Collection bibliothèque Inguimbertine, Carpentras

Grenoble est, jusqu’en 1860, une place forte essentielle dans la défense des Alpes. De nombreux artistes ont représenté ses fortifications, mais c’est une jeune femme qui offre une vue de soldats déployés sur le terrain d’entraînement du polygone d’artillerie de Grenoble. Nous sommes ici à l’amorce de la presqu’île formée par la confluence du Drac et de l’Isère.Au second plan, un train de marchandises rappelle que Grenoble est, depuis 1858, relié par une gare PLM aux grandes villes de France. Au loin, on distingue l’imposante citadelle naturelle et fortifiée de la Bastille, au pied de laquelle se niche la cité d’où émerge la flèche sommitale de Saint-André.

Rosalba Laurens Fille unique de J.-J.-B. Laurens, Rosalba* (1828-1886) apprend au contact de son père la finesse de la technique du crayon et l’expression du romantisme. Elle se spécialise dans la représentation de paysages et de bouquets, usant avec bonheur du dessin et de l’aquarelle. Le prénom même qu’il a donné à sa fille fait référence à la célèbre pastelliste italienne Rosalba Cariera, encore très célèbre durant le XIXe siècle. *

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Ile-Verte à Grenoble à la fin de l’automne Deuxième tiers du XIXe siècle Jean-Joseph-Bonaventure Laurens Aquarelle sur papier 30,9 x 22,4 Collection bibliothèque Inguimbertine, Carpentras.

Cernée par l’aridité du paysage, la ville se développe en frise derrière l’épais mur de son enceinte. Le chemin qui se déploie au premier plan guide le regard jusqu’au profil du clocher Saint-André et celui, plus massif, de la tour de Clérieu. L’aspect compact et sombre de la cité s’oppose à l’élan rendu par certains éléments architecturaux (toiture, flèche, fleuron) et à la verticalité des arbres nus. Cette sensation est renforcée par le dessin des pentes du massif du Vercors et par l’emploi du support sur la hauteur. Au premier plan, une femme et un enfant donnent vie au paysage créant l’illusion de la profondeur. Le caractère terreux et pauvre donné à la nature, ainsi que la neige sur les sommets annoncent l’arrivée de l’hiver et du froid.


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Grenoble vieux cartier Très-Cloîtres Deuxième tiers du XIXe siècle Jean-Joseph-Bonaventure Laurens Aquarelle sur papier 23,4 x 31,2 Titré en bas, à gauche Collection bibliothèque Inguimbertine, Carpentras.

Déjà en 1793*, le colonel Palys, directeur du Génie, se plaint que « le grand obstacle à la mise en état des fortifications est constitué par la présence des maisons qui occupent le rempart et particulièrement celles des faubourgs Très-Cloitres et Saint-Joseph... ». Il faut croire que la puissance militaire n’a pas vaincu le génie domestique puisque, soixante ans plus tard, les maisons, comme celles que Laurens nous donne à voir, construites sur la demi-lune de l’enceinte, sont toujours là. On reconnaît quelques traits de l’architecture dauphinoise avec ces toits à deux pans, formés d’une grande avancée en forme d’auvent, soutenue par des madriers. Le jaune ocre des façades, relevé de touches blanches, donne vie à cet ensemble embelli par le talent de l’artiste. *

Mercier, 1976, p. 181.

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Jean-Joseph-Bonaventure Laurens Peintre, aquarelliste, lithographe et musicien, Jean-JosephBonaventure Laurens (1801-1890), natif de Carpentras, est un artiste autodidacte. Grand voyageur, il accumule de nombreux croquis pris sur le motif dont il réalise des aquarelles en atelier. Il participe comme illustrateur à la publication de différents ouvrages comme Voyage pittoresque et romantique dans l’ancienne France (volume du Languedoc) ou encore l’Album du Chemin de fer de Lyon à la Méditerranée. La bibliothèque Inguimbertine de Carpentras conserve aujourd’hui l’essentiel de son œuvre : près de 20 000 pièces, dessins ou aquarelles, intéressant des portraits féminins, des paysages et des sujets archéologiques.


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Les quais de Grenoble, l’Ile-Verte et le Fort de la Bastille 27 septembre 1883 Johan Barthold Jongkind Crayon et aquarelle sur papier 17,5 x 22,5 Signé et daté en haut à droite : « Jongkind 27 sept 83 » Collection Musée de Grenoble, 26 77 Ro.

Cette vue, prise dans un axe nord-sud depuis les berges de l’Isère, située à hauteur du quartier de l’Ile-Verte, offre un point de vue inédit de Grenoble, désormais ceinturée par les fortifications Haxo. En rive droite se dégagent les casemates qui masquent la vieille porte SaintLaurent tandis qu’une puissante muraille protège les aménagements de la Bastille. Au premier plan, le cours du fleuve dirige le regard vers la ville, dont les édifices sont esquissés en quelques coups de pinceau. En rive droite, au-delà du pont de la Citadelle, se développent les immeubles construits sur le quai nouvellement aménagé ; au loin, la silhouette du Vercors ferme la perspective. L’horizon est bas, et le ciel lumineux laisse imaginer un lever de soleil sur la montagne. L’immensité du ciel, la touche légère et nerveuse et la transparence des couleurs confèrent à cette vision douceur et harmonie. La lumière est le sujet principal de cette vue de ville dans la lignée du travail développé par William Turner et de la sensibilité impressionniste.

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Johan Barthold Jongkind Après avoir suivi les cours de dessin de l’Académie des Beaux-Arts de La Haye et ceux de son maître, Andreas Schelfhout, peintre paysagiste de renom, Johan Barthold Jongking (1819-1891) arrive à Paris en 1846 et poursuit son apprentissage auprès d’Eugène Isabey, spécialiste de marine. Il commence à peindre des vues de ville deux ans plus tard, thème qui deviendra récurrent dans son œuvre. Les ponts, les quais, les fleuves, mais aussi les monuments offrent des sujets qui l’inspirent tout au long de sa vie. Il débute au Salon de Paris en 1848 et obtient, en 1852, l’unique distinction officielle de sa carrière, une médaille de 3e classe. De 1862 à 1865, il se rend régulièrement en Normandie où il retrouve ses amis, Eugène Boudin et Claude Monet. Il découvre le Dauphiné en 1873 en compagnie de Joséphine Fesser. À partir de 1877, il effectue de fréquents séjours à La Côte-Saint-André avant de s’y installer. Il s’éteint en 1891 à l’hôpital de Saint-Égrève.


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