Dossier d'étude critique

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DOSSIER D’ÉTUDE CRITIQUE

BERNARD-ESPINA Inès BTS design d’espace 2012-2013

L’Image en mouvement dans l’espace

Vers une matérialisation du virtuel?


Sommaire

Introduction à l’étude

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Qu’est-ce que le virtuel?

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Le virtuel et l’image  Le virtuel et la réalité Le prisme du virtuel

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Mise à distance du monde physique par le numérique – 12 Déréalisation

Changement de la perception de l’espace  Modification dans le rapport au temps  Changement de la perception du corps

Le virtuel comme matériau artistique- Se resituer dans le monde physique.

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Utilisateur-Spectateur  18 Prendre conscience de la matière face à l’image virtuelle  20 Virtuel comme possibles  22

Pour conclure  Bibliographie Oeuvres citées

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Photographie de couverture: 1 minute 69 , Bodyscape, performance, 2012

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Introduction à l’étude VIOLA Bill, Two Women, 2008.

L’utilisation de la vidéo dans l’espace, de l’image en mouvement (qu’elle soit analogique ou numérique) dans des œuvres plastiques, des scénographies théâtrales ou des installations événementielles urbaines, se fait de plus en plus fréquente. Cette surenchère d’écrans et d’artifices numériques montre bel et bien que l’expansion de ces technologies, accessibles à tous modifie nos possibilités d’actions et notre perception du réel. Nous nous situons entre deux mondes, matériel et virtuel parmi lesquels nous circulons aisément en permanence.

Mais la banalisation de l’image numérique, l’acceptation du virtuel comme prolongement naturel du monde physique, réel, pousse à s’interroger sur l’impact que cette image peut avoir sur notre rapport à l’espace physique, corporel et temporel. Quelles sont les limites redéfinies par l’image? Quelle réelle valeur d’innovation l’image virtuelle numérique apporte-t-elle à la notion de virtualité, notion déjà présente dans l’idée même d’image ?

La dimension poétique dont était revêtu ce passage fragile entre monde réel et monde virtuel à la naissance de l’art vidéo laisse place de plus en plus à une dimension de maniement technologique, le développement de l’interactivité questionnant la part de matérialité donné au virtuel, poussant le spectateur vers une perte de ses repères. Il peut entrer dans l’image, la modifier, et celle-ci peut influer sur ses postures à la manière d’une interaction matérielle. Sa confrontation à l’image va-t-elle lui faire oublier un instant la matérialité de son corps ou au contraire la lui faire ressentir davantage, le renvoyer à celle-ci ? Quelles sont les modifications apportées par le numérique dans le ressenti du virtuel, défini depuis Aristote comme un état, un degré du réel ? L’image, matérialisée par le support sur laquelle elle se projette, perdelle son caractère virtuel ?

MUYBRIDGE Eadweard, Zoopraxiscope, 1885

VIOLA Bill, The Passing, 1991

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Il faut d’abord s’interroger sur le sens du virtuel dans une perspective historique, son lien avec l’image en mouvement et son évolution avec l’apparition du numérique. Puis nous verrons en quoi cette matérialité croissante nous pousse vers une dématérialisation de notre présence au monde et enfin que l’outil numérique apparaît avant tout comme matière, matériau mis en œuvre pour détourner le réel.

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Qu’est-ce que le virtuel? Le virtuel et l’image Dans la définition première du virtuel, dérivant du latin scolastique « virtualis » de « virtus », vertu, force (terme apparu en 1503) cet adjectif signifie « qui n’existe qu’en puissance, par opposition à actuel et à formel, qui est à l’état de simple possibilité dans un être réel ou, au sens le plus courant, qui a en soi toutes les conditions nécessaires à sa réalisation. Possible, potentiel.»1. Cependant, Deleuze, dans Différence et répétition, opère une distinction entre ce qui est de l’ordre du possible et le virtuel. Le possible apparaît comme ce qui a une seule possibilité d’actualisation, il est déjà constitué mais se tient dans les limbes. C’est un réel fantomatique, latent. Contrairement au possible, statique et déjà constitué, le virtuel apparaît comme le noeud de tendances ou de forces qui accompagne une situation, un événement, un objet ou n’importe quelle entité et qui appelle un processus de résolution par l’actualisation. Selon cette définition, le virtuel apparaît comme un degré du réel non encore actualisé, matérialisé, entre semi-existant et donnant sur tous les possibles, similaire à la virtualité de l’arbre contenu dans la graine2. Cet exemple montre bien le lien étroit que le 1 LITTRÉ Emile, Dictionnaire de la langue française, Tome 6, «Virtuel», Encyclopédia Britanica Inc, Chicago, 1994 2 DELEUZE Gilles, Différence et répétition, Epiméthée, Paris, 2000

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virtuel entretient avec l’actuel, la graine actuelle est virtuellement un arbre mais elle est surtout condition d’accomplissement de celui-ci. Originellement le virtuel trouve donc sa source dans l’actuel, comme l’image numérique trouve sa source dans la mise en place de codes, de données numéraires, de programmation préalable instaurant une possibilité d’existence. Or, l’image virtuelle générée par le numérique telle qu’elle nous apparaît est bel et bien actualisée par le biais de l’image elle même. Le faceà-face généré avec le virtuel est matérialisé par son support. La notion de virtualité ne porte donc pas sur la mise en place technologique nouvelle permettant de créer un pont entre deux mondes, un actuel et un virtuel, mais bien sur la virtualité portée par l’image elle-même, existant dans toute image et que le numérique permet d’affirmer comme représentation, composition préétablie de cette virtualité. Ce qui pousse en réalité à s’interroger sur ce que toute image peut avoir de virtuel, et qui va au delà de toute considération technologique. Ainsi, le reflet dans le miroir apparaît aussi comme virtuel.

Le miroir est support, où « l’image virtuelle est une image dont les points se trouvent sur le prolongement géométrique des rayons lumineux, elle est réelle, existe »3 c’est le reflet. Vient alors l’idée d’une représentation inversée du monde, comme l’évoque Lewis Carroll en faisant passer Alice de l’autre côté du miroir, où ce que l’on voit du couloir «si on laisse la porte de notre salon grande ouverte ce que l’on en voit ressemble fort à notre couloir à nous, mais plus loin il est peut-être tout différent»4. Une dimension d’inconnu, d’innattendu se présente dans l’image virtuelle, inssaisissable. Comme le dit Borges, les miroirs prolongent «ce monde vain et incertain», le reflet créant un «théâtre discret» nous faisant sentir que l’homme est reflet et vanité.5 Un positionnement de l’homme face à l’image virtuelle existe depuis toujours, le renvoyant à sa condition humaine. Le virtuel se rapproche également de l’ordre de l’illusion, de ce « leurre qui subsiste même quand on sait que l’objet n’existe pas »6 du trou3 BERTHELOT Jacques, MOINGEON Marc, Dictionnaire de notre temps, Hachette, Paris, 1989 4 CARROLL Lewis, Tout Alice, trad. fr. Henri Parisot, GFFlammarion, Paris,1979 5 BORGES Jorge Luis, Obras completas, «Los espejos», Emecé Editores, Buenos Aires, 1974 , p.814 «Prolongan este vano mundo incierto/En su vertiginosa telaraña; /A veces en la tarde los empaña/ El hàlito de un hombre que no ha muerto.» 6 KANT, Anthropologie d’un point de vue pragmatique, trad.fr.,Michel Foucault, Paris, Vrin, 1988,p.34

ble de la perception de l’espace, de ce qui aurait pu être une chose mais apparaît comme étant une autre.7 Le virtuel est donc lié à la notion de tromperie, présente philosophiquement dans l’image dès Platon et l’allégorie de la caverne, où des hommes enchaînés se contentent de la contemplation de leur ombre sans accéder à la vérité, confondant l’ombre de l’objet et l’objet réel au sens de l’objet « vrai », hors de la caverne. Ces hommes ne s’aperçoivent pas de leur condition réelle, ici représentée physiquement par les chaînes, et se projettent complètement dans une forme de vie illusoire.8 L’apparition du numérique, comme représentation virtuelle de ces ombres, l’instaure-t-il comme création d’un monde parsemé d’illusions qui nous semblent effectivement être le prolongement de notre monde physique ?

7 DE MEREDIEU Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Larousse, Paris,2008 8 PLATON, La République, Livre VII,GF-Flammarion, Paris, 2002 ci-dessus: Jeff Wall, Picture for women, Centre

Pompidou, Paris ,1979/

MAGRITTE René , La reproduction interdite (Portrait d’Edward James), Museum Boymans van Beuningen, Rotterdam,1937

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Le virtuel et la réalité KUNTZEL Thierry, Echolalia, vidéo couleur, 1980

Ci-contre: MÉLIÈS, Le voyage dans la lune 1902 Descartes met en doute la valeur de vérité de ce qui est perçu lorsqu’il considère qu’un «malin génie» fausse sa perception du monde.En évoquant les automates se dissimulant sous des «chapeaux et des manteaux» qu’il peut percevoir à sa fenêtre il s’interroge sur la fiabilité de ce que ses sens perçoivent comme étant réel 1. Il semble évoluer ainsi dans un monde fait d’illusions, déréalisé, où il contemple un spectacle qui lui est extérieur et dont il ne peut pas être certain qu’il est vrai. Il est intéressant de faire un parallèle entre cette sensation de mise à distance, de doute des sens face aux données physiques qui nous entourent et les expériences de réalités virtuelles où un monde est reconstitué de toutes pièces et dans

1« Que vois-je de cette fenêtre sinon des chapeaux et des manteaux qui peuvent couvrir des spectres ou des hommes feints qui ne se remuent que par ressorts ? » DESCARTES, Œuvres de Descartes, Méditations métaphysiques, C. Adam et P. Tannery éds., Paris, Vrin, 1996, t. t.IX/1, p. 25.

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lequel un utilisateur équipé de lunettes et de capteurs évolue. D’une part Descartes doute de la réalité, de l’autre le visiteur de réalité virtuelle accepte l’illusion, et se projette dans tous ces artifices. Il évolue dans le monde comme le ferait un spectateur au théâtre, pouvant agir sur l’environnement de la scène qui se produit sous ses yeux (nous verrons par la suite que par le développement de l’interactivité cela devient aujourd’hui possible). Un parallèle peut ainsi se créer entre théâtre et réalité virtuelle. Dans les deux cas le spectateur ou l’ « habitant » de l’espace virtuel accepte de se prêter à l’illusion, à une représentation du réel mise en espace par un metteur en scène ou un opérateur de réalité virtuelle.

Antonin Artaud va encore plus loin en faisant se rejoindre théâtre et alchimie : «le théâtre comme l’ alchimie s’appuie sur certains fondements communs à tous les arts et qui dans le domaine spirituel imaginaire aspirent à une efficacité analogue à celle du procédé qui dans le domaine physique permet d’obtenir réellement de l’or.» Le théâtre est porteur d’une réalité transformée, « Le théâtre devient un double non pas de la réalité quotidienne mais d’une autre réalité, dangereuse (...) Tous les vrais alchimistes savent que le symbole alchimique est un mirage, comme le théâtre est un mirage.Et cette perpétuelle allusion aux matériaux et au principe du théâtre que l’on trouve dans quasiment tous les livres d’alchimie doit être comprise comme l’expression d’une identité entre le plan où évoluent les personnages, les objets, les images et en général toute la réalité virtuelle du théâtre et le plan purement fictif et illusoire où évoluent les symboles de l’alchimie.» 2 Le virtuel peut être ainsi actualisé dans l’illusion créée par la scène. Le cinéma ajoute à celle-ci toutes les techniques du montage. Dans les trucages réalisés par Méliès3, l’image en mouvement apparaît comme un moyen de détourner le réel, de jouer avec les codes du 2 ARTAUD Antonin, Le théâtre et son double, Idees/ Nrf/Livre de Poche , Paris,1966 3 MELIÈS Georges, Un homme de têtes, 1898 (ci-contre)

temps et de l’espace, de le fragmenter, de le recomposer, de l’inverser par l’intermédiaire de l’image donnée pour « vraie » puisque témoin direct du réel, supposé le retranscrire tel quel. Le spectateur est alors confronté à une image retravaillée dans le but de le troubler, l’image devenant support malléable de création et de trucages n’ayant dans ce cas rien de numérique, reposant sur des actions physiques, mécaniques de découpage et collage de bandes. Le montage incluant le numérique semble tendre vers cette recherche d’actualisation de l’invisible, de l’imaginaire, et de la «réalité dangereuse» de matérialisation de celle-ci par le biais de l’image filmique. Thierry Kuntzel modifie l’image vidéo en jouant sur la disparition et l’apparition de la vision, tendant vers une forme de matérialisation par la variation d’intensités lumineuses. Dans Echolalia4, l’oeil doit reconstruire l’image à partir de la faible réminiscence de la représentation. Parfois l’une des silhouettes disparaît presque entièrement. L’oeil du spectateur devient l’écho, le miroir de la vidéo qui existe par le travail d’interprétation qu’il en fait. Le spectateur réalise ainsi un travail de montage intérieur, le menant vers ce qui porte la réalité de l’image.

4 KUNTZEL Thierry, Echolalia, exposition «Deux éternités proches», Le Fresnoy, 2010 (image ci-dessus)

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Le prisme du virtuel

Dire que par l’apparition du numérique ou de l’analogique l’homme a commencé à sentir davantage l’image, à entrer dans l’image, s’avère erroné lorsque l’on constate que dès la préhistoire une immersion dans l’image en mouvement s’est faite. La peinture rupestre qui, par les vibrations créées par la lumière du feu sur les parois, voyait s’animer les représentations peintes de scènes de chasse et autres, donnait une impression quasiment magique de l’espace par la figuration.1 1 «À Chauvet, sur le panneau des chevaux, les préhistoriens ont remarqué que si l’on place les lampes à huile au sol et qu’on les déplace, le jeu d’ombre et le vacillement de la flamme produisent un effet saisissant : l’animal semble se déplacer sur la paroi. Il faut imaginer que tout cela se passe au fond d’une grotte, dans l’obscurité, exactement comme dans la « salle obscure » d’un cinéma : les ombres et lumières sont projetées sur la paroi et le regard se trouve capté par l’écran (qui occupe tout le champ de vision). La grotte est aussi un lieu où l’écho joue un rôle important : un chant, un son de tambour ou une voix accompagnaient l’observation et devaient contribuer à rendre les effets visuels encore plus troublants.» AZÉMA Marc, La Préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe, Errance, 2011. 10

Dans le mouvement de l’image se trouvant face à soi, le corps peut se projeter. Peut-être la virtualité de l’image est-elle due à l’aspect imprévisible qu’engendre le mouvement, à la vibration qui le rend presque vivant, faisant basculer la représentation dans un espace-temps qui est le notre. Le mouvement de l’image retranscrite semble la rendre plus vraie, répondant aux codes d’espace temps dans lesquels nous sommes plongés tout en les détournant. La tavoletta de Brunelleschi, dispositif optique pour représenter plus fidèlement le réel, comporte ce passage dans la sphère du virtuel, de l’image dédoublée . « Il semblait que c’était le vrai lui même que l’on voyait » dit Manetti, théoricien de la Renaissance insistant sur le trouble généré par cette soudaine ubiquité rendue possible par l’image2. 2 DEMEREDIEU Florence, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, Larousse, Paris,2008

Cette machinerie ayant pour but de mieux représenter la perspective, cela nous amène à un autre questionnement: La recherche de justesse d’un regard sur le monde, s’est cristallisée avec l’apparition de la perspective, comme le précise Anne Cauquelin, par laquelle notre œil se conforme à voir le monde tel qu’il est représenté au travers des tableaux, influençant la compréhension et la vision que nous avons du paysage3. A la manière de la révolution créée dans la vision du monde survenue avec la perspective, l’image virtuelle nous metelle face à une nouvelle vision de l’espace ? De la même manière que la perspective a ouvert des possibles d’illusions et de trompe l’œil, troublant volontairement les repères du spectateur, le numérique ouvre sur de nouveaux champs d’illusionnisme. Les dioramas de Louis Daguerre au XIXeme siècle mettent en condition des spectateurs, soumis au mouvement de plaques tournantes sur lesquels défilent des paysages peints en perspective sur des panneaux, jouant avec des éclairages successifs créant d’une certaine manière le premier type d’installation, bien matérielle celle-ci, relevant de la mécanique.

3 CAUQUELIN Anne, L’invention du Paysage, Quadrige, Paris,2000

Ces dioramas trouvent leur écho dans l’image de synthèse, cette confusion de l’espace, ce trouble du rapport à l’image en mouvement donnant un nouveau prisme au travers lequel voir et représenter le monde. Ainsi le Musée Virtuel de Jeffrey Shaw4 (ci-dessus) s’apparente-t-il à ces trompe-l’oeil où le corps du spectateur est impliqué dans un mouvement. Le visiteur assis sur un fauteuil face à un moniteur parcourt, comme dans un vrai musée, une exposition virtuelle et y découvre tableaux, sculptures et films aussi virtuels que le bâtiment. Cette installation combine image en mouvement numérique modélisée et mouvement du corps. L’image zoome et dézoome lorsque le fauteuil s’approche ou s’éloigne de l’écran. Le développement des technologies dans notre vie quotidienne génèrent ainsi de nouvelles possibilités de représentation, mises en scène dans des installations artistiques. Quelle nouvelle lecture de l’espace en découle? L’espace physique réel semble-t-il de plus en plus irréel ou au contraire, par contraste avec l’espace virtuel où nos actions sont limitées prend-il à nouveau sens ?

4 SHAW Jeffrey, Le musée virtuel, 1991, Installation numérique interactive, Collection du ZKM-Medienmuseum, Karlsruhe, Allemagne

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Mise à distance du monde physique par le numérique – Déréalisation Changement de la perception de l’espace Le face-à-face permanent avec l’image numérique, par son développement dans les nouvelles technologies, provoque un nouveau rapport à l’espace. D’une part les informations divulguées sur internet donnent la sensation de connaitre l’intégralité de la planète, réduisant considérablement la sensation des distances et modifiant la manière d’appréhender le paysage et notre position dans celui-ci. Lorsque dans un épisode de la série Ma sorcière Bien aimée datant de 1965 Samantha propose à Darrin de pouvoir avoir le souvenir de tous les lieux visités sans y aller physiquement1, il semblerait qu’il y ait dans cette réplique une prophétie de ce que sera google earth dans notre quotidien.D’autre part, au delà de ces considérations pratiques déjà trop orientées dans une certaine lecture du réel, il apparaît surtout que l’espace dans lequel nous nous situons n’est plus simplement matériel, physique mais se déplace dans la sphère du virtuel. Le terme « virtuel » répond alors à la définition plus tardive qu’on lui donne dans le langage courant : « se dit d’un lieu, d’une chose, d’une personne etc. qui n’existent pas matériellement 1 Bewitched «A Is for Aardvark» saison 1 épisode 17 «I have an idea wich can save us a lot of time. I can arrange first to have the memory of all those places so we don’t have to leave at all!» 14 janvier 1965

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mais numériquement dans le cyberespace. Une bibliothèque virtuelle, une boutique virtuelle, un musée virtuel etc. sont des espaces virtuels, car on y évolue sans avoir besoin de s’y rendre physiquement. Un monde virtuel est généralement associé à des images 3D »2 . Cette acceptation d’un «cyberespace » existant comme prolongement de notre espace physique montre déjà une modification de la vision de celui-ci, fragmenté. Les différents états du réel coexistent sur un même plan, cet état « virtuel » étant actualisé via son support. En effet comme nous l’avons vu, le virtuel semble de plus en plus tangible, matériel, comme réalité double dans laquelle les projections mentales et corporelles ont autant de vérité que celles du monde physique, entrainant une confusion entre l’espace vécu et l’espace mental projeté, lieu de socialisation et d’information dans le cas du réseau internet. L’utilisateur voit ses projections mentales actualisées dans un monde virtuel agissant sous forme de données numériques qui

2 Office Québécois de la langue française, Le grand dictionnaire terminologique, Définition de « virtuel », 2002

démultiplient son champ d’action dans des mondes immatériels. Il devient utilisateur de ce que Pascale Weber qualifie d’«espaces flous», établissant un parallèle entre la détermination des fonctions dans un espace physique et l’absence de celles-ci dans un espace virtuel. « Chaque espace est déterminé par la multiplicité des utilisations que l’on en fait. L’histoire de cette appropriation (occupation, transformation, détournement, aménagement, ergonomie) nous permet de définir des modes de relation à notre environnement, d’échapper aux limites tangibles dessinées par le regard ou par les murs pour tout reconstruire. Espace extensible et rétractable3». L’espace physique se transforme ainsi en espace mental, capable peut-être de définir un nouveau mode d’architecture, d’appréhension de l’espace, perdant l’idée de franchissement de barrières physiques pour devenir « espace et connexion à la fois.». «Construire consiste à imaginer une géométrie habitable, des passages, des interconnexions .» A la manière des réseaux et interconnexions numériques la frontière entre le privé et le public se brouille « le foyer est-il devenu une cellule sans mur ? » s’interroge Pascale Weber. 3 WEBER Pascale (artiste, conceptrice de dispositifs de projections et d’environnements multimédiatiques), De l’espace virtuel, du corps en présence, «Espaces flous et interconnexions» (table ronde),Presses universitaires de Nancy, collection «Epistémologie du corps», 2010

Les urbanistes, architectes, sociologues et artistes s’intéressent à un habitat « à l’image des individus dont on exige souplesse et adaptabilité : espace nomade, mobile, reconfigurable ». L’espace physique généré par le contact avec le monde virtuel, tendrait donc à devenir de plus en plus impalpable, sans frontières et dépassant les limites physiques corporelles. Ce type de construction est-il réellement actualisable ou reste-t-il dans la sphère du virtuel ? Cette visualisation d’une possibilité de construction se fondant sur des données virtuelles ne démontre-t-elle pas plutôt l’existence d’une confusion entre réalité physique et connexions numériques ?

-Ci-dessus Immémorial, Rew’, simulation d’ installation de Pascale Weber, Marseille, 2012

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Modification dans le rapport au temps De par cette réduction de la sensation de l’espace, la sensation du temps apparaît également modifiée dans notre rapport au monde. Ainsi, l’utilisateur du cyberespace voit-il son temps fragmenté entre deux mondes. Cela est criant dans des dispositifs numériques comme Second Life où les «personnages virtuels, clones ou fantastiques (peuvent) se décliner à l’infini et ceci uniquement grâce au temps (qui leur est consacré)». «Ainsi, combien de notre temps désirons nous consacrer à une deuxième vie?» s’interroge Nathalie Magnan1. Un temps parallèle au notre s’établit, dans lequel il faudrait aussi justifier d’une présence presque schizophrène, où se retrouve cette idée d’ubiqüité, de projection du corps sous un nouvel aspect.

En art, par les possibilités offertes au travers du montage vidéo ou par ce nouvel espace-temps qu’est le cyber espace « une très nette opposition s’opère aujourd’hui entre le direct et le différé» comme le présente Florence De Mèredieu,2 expliquant que les installations permettent de faire exister des temporalités diverses dans un même espace. Elle prend pour exemple l’oeuvre de Nam June Paik Moon is the oldest TV3 où défilent sur douze écrans en simultané douze lunaisons complètes, dont le décalage permet d’afficher douze narrations de lunaisons différentes. Cette idée de mise en parallèle de plusieurs temps existe déjà dans la littérature fantastique. Borges dans Le jardin aux sentiers qui bifurquent fait coexister des temporalités multiples.

1DeCAYEUX Agnès, GUIBERT Cécile (sous la direction de), Second Life, Un monde possible, essai, Les petits matins, Paris,2007 , p.82

2, Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne et contemporain, p 531

3 Nam June Paik Moon is the oldest TV, 1965-1992 (ci-dessous)

«Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image incomplète, mais non fausse, de l’univers tel que le concevait Ts’ui Pên. A la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent pendant des siècles embrasse toutes les possibilités. Nous n’existons pas dans la majorité de ces temps; dans quelques-uns vous existez et moi pas;dans d’autres moi et pas vous; dans d’autres tous les deux. Dans celui-ci, que m’accorde un hasard favorable vous êtes arrivé chez moi; dans un autre, en traversant le jardin, vous m’avez trouvé mort; dans un autre je dis ces mêmes paroles mais je suis une erreur, un fantôme.»4 Ces trames de temps se voient ainsi actualisées aujourd’hui par le biais du support de l’image. La vidéo devient médium de transmission en direct, à la manière des caméras de surveillance, tandis que le montage pouvant en découler, se rapprochant du cinéma, peut mettre en avant des décalages influant sur notre perception des rythmes, créant un nouvel espace-temps.

4 BORGES Jorge-Luis, Fictions, «Le jardin aux sentiers qui bifurquent», Gallimard, Paris,1983, p.103

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Dans certaines installations vidéo, comme celles de Dan Graham un jeu s’opère par des décalages temporels entre ce qui relève du corps physique, actuellement présent et de ce qui relève de l’image de celui-ci, trace fantôme d’un passage décalé avec le lieu.5 En jouant sur cette temporalité décalée le corps est mis à distance par son image, toujours présente après le départ du spectateur, donnant une nouvelle lecture de sa présence dans l’espace. L’utilisation du direct, insistant sur la simultanéité de deux actions, l’une présente physiquement et l’autre représentée par l’image trouve pleinement son actualisation par le biais de la web cam, utilisée pour rendre présents dans un même lieu deux corps à distance. Un réel et l’autre fantômatique, fantasmé. Ainsi dans Ophélie de la compagnie Quebracho Théâtre ce dispositif est employé pour faire cohabiter des personnages séparés.6 Cela interroge sur le rapport au corps et à sa matérialisation par l’image.

5 GRAHAM DAN Two Rooms/ Reverse Video Delay, 1974 (schéma ci-dessus) 6 Quebracho Théâtre, La Vie amoureuse sécrète d’Ophélie de Steven Berkoff -Mise en scène de Monica Espina, Centre d’Art Contemporain du Château de Chamarande, 2005 (photographie ci-dessus)

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Modification dans le rapport au corps

Modification dans le rapport au corps

« On est jamais impliqué totalement dans une activité car on reste connecté à d’autres, cela pose le problème de la fatigue et du temps de repos (...). En réalité nous ralentissons notre activité, nous nous mettons en veille, restant disponible à toute sollicitation extérieure subite et impromptue. Or c’est par la fatigue que se manifeste souvent le corps… l’espace flou serait alors un espace sans abri ni refuge, sans retraite possible, dans lequel les rythmes biologiques du corps sont niés jusqu’à son exténuation.1» La plongée dans ces mondes virtuels, ces espaces flous, pousse à une forme d’hypnose, de déni de son corps, de perte de conscience de sa matérialité et de ses limites.

1 WEBER Pascale, De l’espace virtuel, du corps en présence, «Espaces flous et interconnexions»

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Déjà Orwell en 1950 imagine cet aspect omniscient de la présence du virtuel dans la vie quotidienne, poussant le corps dans des retranchements hors du champ de vision d’un télécran pour trouver un espace de liberté.2 Ainsi, une modification de la position du corps dans l’espace est révélée. Cette modification peut être liée au regard que l’on porte sur l’écran, considérant l’espace en deux dimensions. Cela est rendu visible en danse, lorsque des danseurs doivent retrouver un mouvement à partir d’un document vidéo. Le corps est désorienté comme le constate François Raffinot, chorégraphe3 «Après avoir regardé la vidéo, les danseurs pouvaient reproduire le mouvement dans l’autre sens, en se dirigeant vers la gauche alors que dans l’impro ils évoluaient vers la droite, par exemple. 2 ORWELL George, 1984, Gallimard, Paris, 1950 «Le télécran recevait et transmettait simultanément. Il captait tous les sons émis par Winston au dessus d’un chuchotement très bas. De plus, tant que Winston demeurait dans le champ de vision de la plaque de métal, il pouvait être vu aussi bien qu’entendu.(...) Winston restait le dos tourné au télécran. Bien qu’un dos, il le savait, pût être révélateur, c’était plus prudent.»p.13 ci-contre image extraite du film réalisé en 1984 par Michael Radford. 3 Auteur de À force de s’appuyer sur la barre on devient un homme du milieu. Entretiens avec Olivia Jeanne Cohen. Editions Séguier, Archimbaud, SACD, 2003.

Pas trop de problème de profondeur par rapport à eux-mêmes mais parfois (rarement mais c’est arrivé) vis-à-vis des autres : on mettait un certain temps à s’apercevoir qu’un tel n’était pas devant l’autre mais derrière.(...) Au bout d’un certain temps d’autres mécanismes, «de défiance», se mettaient en place et les danseurs se mettaient à douter à tout instant de faire les choses dans le bon sens. C’était curieux parce que c’était le cadrage, «le document» qui troublait : s’ils n’étaient pas dans le champ, ils reconstituaient assez facilement leurs mouvements en développant leurs souvenirs de l’impro réelle» Le positionnement de notre corps dans l’espace dépend alors de l’image que nous avons de celui-ci et se voit troublé lorsque la troisième dimension en est retirée. Par le développement du cyberespace, brouillant les frontières entre réalité et illusion, le rapport à l’autre est lui aussi modifié. Une confusion apparaît entre le réel et le fictif dans la sphère du virtuel, par la conception «d’agents virtuels», avatars animés capables de mener une multitude de conversations simples simultanément. Ce principe est paradoxalement défini sur wikipédia comme un moyen d’ « améliorer l’expérience client par l ‘humanisation de la relation avec les internautes en temps réel à travers un dialogue interactif. L’agent virtuel donne la sensation d’un réel contact humain à l’internaute».

La virtualité de la relation se limitant à une sensation de réalité, une illusion, une tromperie. Cette sensation d’humanisation de l’informatique est criante dans le dispostif de la chatbot, où une discussion est entreprise avec l’ordinateur qui par un mécanisme de traitement automatique du langage formule des questions en rapport avec les mots de la phrase formulée par l’utilisateur réel. Ce principe est détourné par la compagnie I could Never be a dancer, dans la performance d’ouverture de la Gaîté Lyrique en 2010 (photogaphies ci-dessus). Les performers uniformément habillés en agents d’accueil vont à la rencontre du public afin de poser quelques questions en tête à tête. Le spectateur, piégé, répond à des interrogations formulées à partir des éléments de ses propres réponses; questions qui le poussent justement vers d’autres questionnements à chaque fois plus profonds. L’agent virtuel est ici un humain simulant être une machine se disant être un humain. Cela pose la question de la limite entre matérialité de l’émetteur et virtualité du langage permettant cette confusion. L’idée de l’automate développée par Descartes4, l’illusion qu’il entraine, le doute face à sa réelle humanité se concrétise aujourd’hui sous cette forme. Il est possible de discuter avec un être inhumain. 4 DESCARTES René, Méditations métaphysiques

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Le virtuel comme matériau artistiqueSe resituer dans le monde physique Utilisateur-Spectateur On peut constater que les nouveaux codes du réel (en partie constitués de données virtuelles numérisées) ancrés dans notre quotidien et définissant notre présence au monde sont réutilisés en art, devenant motif et support de création. Par des détournements de la fonction de la télévision, instrument de démultiplication d’images, Nam June Paik dans TV Cello , fait passer l’image télévisuelle dans le monde musical, par un détournement: une fonction artistique est donnée à un outil provoquant un regard passif du spectateur, le menant sur un terrain de questionnement, de remise en cause de cette société de l’image.

Ainsi, le passage de l’analogique au numérique peut aussi être support actuel de création. Après l’art vidéo des années 70-90, apparaissent -par le développement du cyberespace- de nouvelles sources d’inspiration, de nouveaux outils de création.On passe ainsi d’une aliénation de l’homme produite par le numérique à une ouverture vers de nouveaux horizons de création. Il semble en effet y avoir une différence dans la perception du virtuel, de l’image numérique, en mouvement dans un cyberespace ayant une visée fonctionnelle dans laquelle l’utilisateur se projette entièrement au quotidien, subissant une quasi dépendance, et la perception de l’image lorsque l’on est simple spectateur/acteur de celle-ci, dans des dispositifs artistiques. Face à l’œuvre il devient possible de porter un nouveau regard sur ce qui la compose.

Un regard émerveillé sur les troubles que peuvent causer les illusions et effets d’optique menés par le virtuel. Ainsi, une compagnie comme 1minute 69 travaille sur l’illusion, le trompe l’oeil, avec des projections créées sur des façades, devant lesquelles le spectateur accepte de se laisser prendre au jeu de l’illusion.1 Cette configuration de l’image virtuelle prend appui sur le monde physique allant jusqu’à une modification de la perception du réel, l’espace bidimensionnel de la façade se transformant, se fragmentant, se décomposant par le biais de l’image virtuelle. Ce travail de projections sur des façades s’apparente cependant quelques peu, dans la manière dont la place du spectateur est traitée à celle des évènements de feux d’artifices, où l’attente du spectaculaire se fait sentir. Le spectateur reste ainsi extérieur à l’oeuvre, sa place par rapport à l’oeuvre a peu d’importance. On s’éloigne dans ce cas de l’art cinétique où la place du spectateur face à l‘oeuvre est ce qui détermine, constitue son existence. 1 1 minute 69, Mapping video, carré Amelot, La Rochelle, 2012 (photographie ci-contre)

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Nam June Paik, TV Cello, 1971

Dans d’autres réalisations numériques on retrouve ce principe, allant même plus loin : la place du spectateur dans l’oeuvre pouvant influer sur l’aspect de l’oeuvre elle-même. Il peut la modifier, la recomposer. Le précurseur de cette notion d’interaction avec le spectateur dans l’art vidéo est Bruce Nauman qui en 1985 propose au visiteur de créer son propre montage à partir de séquences proposées, tournées avec des acteurs.2 Le spectateur devient scénariste de l’action. Le développement de l’art numérique interactif lui pemet aujourd’hui d’interférer jusque dans le spectacle qui se déroule sous ses yeux. La compagnie TPO illustre ce parti-pris dans la pièce Babayaga3: chaque spectateur reçoit, en entrant dans la salle, un pendentif en forme d’os qui cache une puce électronique permettant d’interagir, au cours de la représentation, sur les éclairages et les projections lumineuses. Un rapport à l’oeuvre au delà du visuel, incluant le tactile se met en place, bien différent du rapport traditionnel existant jusqu’alors avec l’oeuvre. Ainsi, par le virtuel même il est possible de revenir à la pleine sensation de la matérialité de l’espace, des possibilités d’emprises que l’on a sur celui-ci. 2 Processus renouvellé dans Mapping the Studio II, 2001 (image ci-dessus) 3 Compagnie TPO, Babayaga, Paris, Théâtre National de Chaillot, du 20 au 28 février 2013

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Prendre conscience de la matière face à l’image virtuelle GUPTA Shilpa, Shadows, MAC/VAL, Vitry sur Seine, 2007

Avec l’apparition de la vidéo et de l’image retravaillée numériquement, des expérimentations sur le temps et le rythme sont menées par les vidéastes. Bill Viola, par l’utilisation de ralentis comme dans The greeting 1, rend hommage à une oeuvre picturale et la matérialise, l’actualise dans un laps de temps semblant infini. Face à ces vidéos le corps se replace, attend, jouant comme face à des bandes de Bruce Nauman sur la durée et une forme d’ennui. Cela peut s’étendre au film expérimental, pous1 VIOLA Bill, The Greeting,1995, réalisé d’après la Visitation de Pontormo, 1528

sant le spectateur vers une perception de son propre corps par rapport au film. Le corps participe de l’expérience d’un espace-temps hypnotique. Michael Snow dans Wavelength,-film de 45 minutes se résumant à un zoom avant très lent, vers le reflet d’une pièce où quelques actions quotidiennes se déroulent- éprouve les limites de la concentration du spectateur face à l’image. L’esprit de celui-ci fluctue entre l’écran et ses pensées. Son corps se repositionne lorsqu’il se détache de l’image hypnotique. Dans Blue, (1993) le dernier long métrage de Derek Jarman, une voix off raconte, accompagnant un fond bleu. La couleur et le son donnent au spectateur un autre rapport au texte, donné à voir plus qu’à entendre, par la couleur amenée par l’écran.

SNOW Michael, Wavelength, 1967

ERLICH Leandro, Le cabinet du psy, 2005

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Dans les installations lumineuses, colorées de Yann Kersalé (ci-dessus) le spectateur est confronté à l’image envahissant l’espace dans ses trois dimensions, le perdant dans un espace de lumière où il ne peut que se rattacher à l’identification matérielle de son environnement. L’image peut donc donner au spectateur les limites de son corps, de son ressenti, de ses perceptions, (et cela est aussi rendu perceptible face aux films d’horreur) mais le contraire peut également se produire. C’est par la place du corps du spectateur dans l’oeuvre que celle-ci existe, que ses limites d’actualisation se définissent. Le cabinet du psy de Leandro Erlish présente sans aucune technologie numérique toute la «virtualité» pouvant exister dans une oeuvre, trouvant son actualisation avec l’arrivée du spectateur. C’est par le reflet du spectateur dans une vitre que la scène peut avoir lieu, présentant un caractère aléatoire, faisant partie du virtuel, de l’ouverture vers tous les possibles. Le spectateur fait exister l’oeuvre et rentre en elle par la projection de sa propre image, voyant d’une certaine manière son fantôme dans la scène proposée de l’autre côté de la vitre. Il se met ainsi en scène, prend conscience de ses mouvements inversés et en joue pour mettre en place une scénette, ou se retire. Ce dispositif permet aussi de voir le contraste s’opérant entre la scène matérielle, physique et le reflet afin de l’«habiter».

Comme l’évoque Bill Viola «Vous êtes directement à l’intérieur-plus: vous êtes dans la pièce, dans l’image qui est projetée sur vous et qui tourne autour de la salle. C’est comme un plongeon dans l’eau: pour voir l’oeuvre, il faut se mouiller.»2 Cette intrusion physique dans l’oeuvre est encore plus flagrante dans l’expérience des réalités virtuelles, par les modélisations dans lesquelles à l’aide de capteurs et de lunettes il est possible de déambuler, en oubliant son environnement et en se projetant dans un univers entièrement construit pouvant être perçu au travers les mouvements du corps. Sans avoir mis en place un dispositif tel, Jeffrey Shaw dans La ville lisible utilise le corps comme condition de visibilité de l’oeuvre, où, par le mouvement de rotation des pédales, l’image se déploie, jouant sur la fatigue du spectateur et lui rappelant sa condition physique. Dans l’installation Shadows de Shilpa Gupta, (ci-dessus) le visiteur, transformé en ombre, module l’espace. Il se voit lentement enseveli sous les ombres de déchets, dans une allégorie de la situation humaine face à la pollution, la surabondance de déchets. Par le biais du numérique c’est donc aussi le spectateur qui construit l’image, en prenant conscience des mouvements de son propre corps. 2 VIOLA Bill, à propos de sa pièce Récit tournant lentement, 1992

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Virtuel comme possibles

Le monstre des H.

Bodyscape La démangeaison des ailes

Par l’apprentissage de l’utilisation des logiciels dès le plus jeune âge1, et la connaissance de plus en plus poussée des techniques infographiques, chacun est capable de réaliser des images virtuelles, de les actualiser de cette manière sur un support. Cet emploi du virtuel gravite encore entre volonté d’illusionner et volonté de vérité, montrant les rouages, les mécanismes de la construction de l’image en direct. L’image virtuelle devient ainsi oscillation entre semi-existence dépendant de médiums technologiques et lieu d’illusion, où peuvent se développer tous les possibles. 1 comme le montre le workshop réalisé par la compagnie 1 minute 69 à la Gaîté Lyrique Picture your interactive self en juin 2012.

Ainsi, le label Anti VJ2 soutient la recherche et le développement des pratiques artistiques numériques, poussant les artistes à un perfectionnement de leurs outils et de leurs créations. Ils cherchent à «sortir de l’idée de projection sur un écran, d’amener les projections dans le monde qui nous entoure, de projeter sur des bâtiments, des structures, des matériaux transparents et en 3D aussi»3 . Ce label semble privilégier la création d’espaces de l’ordre de l’illusion d’optique, du trompe l’oeil. Ainsi Joanie Lemercier dans l’installation Eyjafjallajökull conçue en 2010, choisit de jouer sur les ombres et les lumières se déplaçant sur un dessin de la topographie du volcan afin d’aller vers «ce qui peut modifier le réel». «Deux principaux éléments rentrent en compte dans la percption de l’espace autour de nous: la 2 http://www.antivj.com «ANTIVJ is a visual label initiated by a group of European artists whose work is focused on the use of projected light and its influence on our perception.» 3 Propos de Nicolas Boritch directeur du label http://www.antivj.com/empac vidéo du projet de Joanie Lemercier, Eyjafjallajökull, China Museum of Digital Arts, Décembre 2011 (ci-contre)

stéréoscopie et les principales sources de lmière et d’ombres portées. Les ombres donnent la sensation de la 3D et nous permettent de connaître la distance entre nous et les objets autour». dit-il. Cette confusion, cette volonté de troubler les repères, de donner à voir quelque chose d’irréel se retrouve dans d’autres créations poussant vers l’illusion d’une image sans support. L’image virtuelle projetée sur un corps en mouvement comme l’utilise la compagnie «1 minute 69» devient matière permettant au corps de sembler immatériel4. Dans ce sens l’image virtuelle s’actualise dans un ballet d’ombres et de lumières laissant planer un doute sur la réalité, la matérialité du support. C’est là une nouvelle lecture que l’on peut avoir du corps fantômatique, pris entre deux mondes. L’image virtuelle, créatrice d’illusions, suppose une connaissance préalable, une anticipation minutieuse des éléments servant son actualisation, sa projection face à un public. Il semble intéressant de considérer l’outil virtuel comme un prolongement de l’expérimentation de techniques, donnant à voir ses rouages, permettant des formes d’improvisation en direct apportant du sens.

4 1 minute 69 , Bodyscape, performance, 2012 (ci-dessus)

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Montrer la mise en place de l’illusion, la considérer comme une prise de risque technique, donne à l’oeuvre un aspect inachevé, bricolé, en cours de développement. Cela permet de ne pas la figer dans une forme finie, de la laisser évoluer au rythme des techniques. L’image est créée face au spectateur en direct. Des compagnies théâtrales comme Quebracho Théâtre ou Vivarium studio jouent sur ce décalage entre l’illusion pouvant être créée par l’apport de l’image virtuelle et les rouages matériels, techniques, qui la constituent. Ainsi dans Le Monstre des H.5 des incrustations vidéo sont faites en direct sur le plateau, le spectateur pouvant avoir une double lecture de l’image finale retravaillée: la vision directe, physique, de la situation et la projection fictive engendrée, insistant sur l’apport donné au réel par la matière virtuelle. De la même manière dans La démangeaison des ailes6 un contraste s’opère entre un acteur vieillissant muni de capteurs, et la projection 3D, la retranscription virtuelle de son corps sur un écran derrière lui, où des ailes lui poussent, rendant visible une image mentale éloignée du réel mais trouvant sa source dans celui-ci, les mouvements du corps virtuel suivant ceux du comédien. 5 Quebracho Théâtre, Le Monstre des H. Château de Blandy les tours Seine-et-Marne, 2011 6 Vivarium studio,La démangeaison des ailes,2004

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Pour conclure

Le virtuel existe donc depuis toujours sous la forme d’images mentales, de projections ou d’illusions créées par la nature et dont l’homme a cherché à connaître les mécanismes afin de les reproduire et de jouer sur la perception. Ces images virtuelles se matérialisent sur un support et détournent ainsi la matière actuelle, déjà existante et la font vaciller vers des possibilités d’interprétation autres. Par le biais du développement du numérique, ces images possibles,(engendrant des confusions entre ce qui est réel et actualisé et ce qui est réel et virtuel, de l’ordre de l’illusion) sont devenues réalisables de toutes pièces. Elles semblent se détacher de plus en plus de la matière, car elles ne trouvent plus leur source dans l’actuel, mais dans des codes mathématiques composés par l’homme. Ces images et projections, représentées dès la préhistoire par le mouvement de la lumière, proviennent d’un besoin naturel de rendre visible ce que l’esprit, l’imagination suggère.

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C’est finalement par la mise en espace des images obtenues au travers la mise en place de codes, que cette illusion peut toujours s’opérer. L’image devient matériau lumineux composant l’espace. L’image virtuelle ouvre sur tous les possibles mais se trouve aussi toujours marquée par une semi-existence, naviguant entre projection mentale et image, représentation de celle-ci. La banalisation de ce rapport permanent au numérique considéré aussi réel que le monde physique pousse l’homme dans ses retranchements d’ être semi-existant, l’éloigne de son corps et trouble ses repères du temps. Il se situe dans un espace sans limites, proche de celui immatériel de la pensée. Cette confusion est donc entraînée par la nouvelle lecture du monde offerte par le numérique, qui matérialise les mondes virtuels sur des supports physiques dans lesquels notre esprit, notre corps, notre espace-temps se projette.

L’art accompagne cette nouvelle lecture du monde, et certains artistes détournent les outils proposés pour les employer dans le but de faire reprendre conscience de son corps au spectateur. Le spectateur va devenir condition d’existence de l’oeuvre, en actualisant les codes mathématiques par le biais de l’interactivité. Il devient acteur et peut interagir avec l’oeuvre de la même manière qu’il interagit avec le cyberespace: de manière intuitive, testant en permanence ses limites, naviguant entre ses possibles. L’image virtuelle en tant que projection mentale se matérialise donc au travers des supports numériques. L’image numérique, considérée comme virtuelle bien qu’actualisée pour être rendue visible, par les interactions quelle propose devient matière grâce à laquelle le spectateur va pouvoir percevoir son espace, replacer son corps, prendre conscience de ses capacités physiques.

Faire apparaître des images en rendant leur mécanisme de fabrication invisible rend criantes les possibilitées engendrées par la création de toutes pièces que suppose une image numérique. Par la propagation de la maîtrise des outils technologiques et leur présence permanente dans notre vie quotidienne, tout type d’images peuvent être créées par tous, et l’illusion poétique que comprenait ce passage entre image et réalité se trouve réduite à une mise en oeuvre technique. Ainsi, c’est en sortant du rapport traditionnel à l’écran que l’image numérique peut vivre pleinement son caractère illusionniste, nous détournant des codes de représentation bidimensionnels auxquels notre oeil s’est si vite habitué. C’est aussi en montrant les mécanismes mis en oeuvre pour obtenir cette image et en rendant l’illusion explicable que nous pouvons nous situer dans une vision de perpétuelle évolution de l’oeuvre, d’humilité face à l’image produite.

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Bibliographie

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WEBER Pascale, Immémorial, Rew’, simulation d’ installation, Marseille, 2012 1 minute 69 , Bodyscape, performance, I-R-L performances – Mercoeur 2011 1 minute 69, Mapping video, carré Amelot, La Rochelle, 2012 Bewitched «A Is for Aardvark» saison 1 épisode 17, 14 janvier 1965 (série télévisuelle)

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