Les écrivains de demain - 2013

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À la mémoire de Suzanne Martel (1924-2012)


LES ÉCRIVAINS DE DEMAIN

Édition 2013


PRÉFACE

En guise de préface, pour cette édition consacrée à la nouvelle de science fiction, nous vous présentons un interview réalisé avec Paul Martel, le fils aîné de Suzanne Martel, l’auteure du célèbre roman Surréal 3000. Q.

Quel âge aviez-vous quand a été publié le roman Surréal?

R. Surréal 3000... La première édition s'appelait Quatre Montréalais en l'an 3000. La date de parution se situe en 1962 ou 63 et donc j'avais quatorze ans environ. Q.

Est-ce que je me trompe si je dis que les quatre prénoms des personnages...

R.

…sont ceux des quatre premiers fils de ma mère Suzanne!

Q.

Et donc, est-ce qu'il y a des ressemblances de caractère avec les personnages?

R. Ah bien sûr! Elle nous a pris comme elle nous voyait. Elle nous a imaginés chauves dans une caverne. Tout ce qu'elle avait à faire c’était nous décrire, mais les cheveux en moins! 4


LES ÉCRIVAINS DE DEMAIN Q. Est-ce que votre mère vous a fait lire des épreuves du roman ou vous a demandé votre avis? R. Je ne crois pas, on a plutôt vu ça après. Quoique... de temps en temps, elle nous en racontait des bouts et puis ensuite, elle nous demandait notre opinion. Q. Qu'est-ce que vous pensez de Surréal 3000 et de sa place dans la littérature de science-fiction au Québec? R. À mon avis, Surréal 3000 détient une place majeure parce que c'est probablement un des premiers romans de science-fiction écrit et publié au Québec. J'étais déjà un grand amateur de science-fiction à l'époque, mais je lisais toujours des auteurs américains. Il n'y avait presque rien qui était traduit en français. Je me souviens d’avoir vu, il me semble, une nouvelle de science fiction de Jacques Hébert, qui avait été publiée un peu avant ça. Mais quand Surréal est sorti, je pense que c'était vraiment le premier roman du genre à être publié ici. Q.

Quand avez-vous lu ce roman pour la dernière fois?

R.

Surréal 3000?

Q. Celui-là! R. Je ne l'ai pas relu depuis très longtemps. En fait, ça me donne le goût d'y retourner!

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LES ÉCRIVAINS DE DEMAIN Q. Quelle était à l'époque la perception que vous aviez du métier de votre mère, et comment cela a-t-il évolué avec le temps? R. Surréal 3000 a été son premier roman. Avant, on savait qu'elle écrivait des contes, des histoires. D'ailleurs, elle gagnait beaucoup de prix rattachés à ses productions. Mais pour la rédaction du roman, c'était la première fois qu'on la voyait tout à coup moins disponible parce qu'évidemment il fallait qu'elle s'enferme et qu'elle écrive. Et après, c'est devenu monnaie courante parce qu'elle a écrit beaucoup de livres : des romans de science-fiction, des romans historiques, toutes sortes de choses! Q. Quel est votre avis sur la place qu'occupe maintenant l’œuvre de votre mère dans la littérature québécoise? R. Il y a la place qu'elle occupe et celle qu'elle devrait occuper! Je pense que c'est probablement une des meilleures romancières pour les jeunes... et même pour les adultes avec ses dernières publications. Cependant, la plupart de ses livres ne sont plus disponibles maintenant, ils ne sont plus édités. C'est bien dommage parce que je crois que bien des gens aimeraient découvrir cette auteure, mais ils n'en ont pas la chance. Q. Est-ce que vous avez une opinion là-dessus? Pourquoi a-t-on tendance à oublier, à ne pas rééditer? R. Ah, il y a eu toutes sortes de tentatives à ce sujet. À un moment donné, c'est nous qui faisions l'édition des livres de ma mère parce que c'était la seule façon de s'assurer qu'ils allaient vraiment paraître. Mon père avait fondé sa propre maison d'édition! Mais depuis ce temps-là... Il y a une exception à la règle, c'est le livre Jeanne fille du Roy qui circule encore actuellement parce qu'il est au programme dans beaucoup d'écoles. Moi, je possède sa collection complète incluant les livres qui n'ont jamais été publiés. Il y en a peut-être une trentaine, c'est une auteure très prolifique!

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Q.

Est-ce que la maison d'édition de votre père est encore active?

R.

Non, il l'a vendue. Elle s'appelait Le Méridien.

Q.

Est-ce que Le Méridien continue à publier les romans de votre mère?

R.

Non, je ne pense pas.

Q. Est-ce que vous êtes au courant de la carrière du roman Surréal 3000, le nombre de traductions? R. Il y a eu toutes sortes d'éditions. Le livre a été traduit en anglais, en japonais... peut-être en espagnol aussi! Je n'ai pas de réponse exacte à ce sujet. Cette publication a fait beaucoup de bruit à l'époque. Ma mère nous a raconté que Surréal 3000 avait fait partie d'une collection internationale de science-fiction et que son nom figurait à côté d'Isaac Asimov et d’autres grands noms! C'était la représentante du Canada à ce moment-là. Q. Êtes-vous au courant de la controverse qui a entouré un film américain qui copiait légèrement Surréal 3000, disons à la base du récit, c'était une société souterraine…? R C'est difficile à dire. C'est possible que quelqu'un en ait été inspiré vaguement. D’ailleurs, on pourrait dire qu'un autre de ses livres de science-fiction, Titralak cadet de l'espace, est à l'origine de E.T. parce que c'est exactement le même genre de trame. Mais non, je n'irais pas jusqu'à accuser personne de plagiat (rire).

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Q.

Avez-vous une anecdote concernant Surréal 3000?

R. Notre mère aimait bien se moquer de nous quand elle pouvait le faire. Par exemple, dans Surréal, quand Paul, le héros principal, réussit à émerger à l’air libre, il se retrouve nez à nez avec une créature épouvantable, qui s’avère être une vache! Ma mère trouvait très drôle de m'avoir mis dans cette situation-là. Q.

Est-ce qu’un des enfants de Madame Martel a été attiré par l'écriture?

R. Oui, plusieurs même. C'est vraiment présent dans la famille. Il y en a quelquesuns qui écrivent. Moi, j'ai rédigé plusieurs livres techniques, peut-être une dizaine dans mon domaine. Un autre de mes frères, Éric, a publié un roman. Et puis il y a nos petits-enfants même... on voit déjà chez certains que la touche de Suzanne est là, le don littéraire se retrouve là. Une de mes filles a certainement des aptitudes... Q.

Vous avez écrit sur la Loi?

R. Oui, ce sont des livres plutôt techniques, juridiques. J'en ai écrit un sur les médecines douces. J'ai tenté d'écrire un roman quand j'étais beaucoup plus jeune, mais ça a mal tourné pour moi! J'avais participé à un concours et j’étais rendu parmi les finalistes. Mais mon texte n’a pas été retenu et les commentaires ont été tellement dévastateurs que j'ai décidé de laisser tomber le roman et de m'en tenir à des sujets plus scientifiques, plus techniques. Q.

Étiez-vous adolescent?

R.

Oui, je devais avoir dans la vingtaine.

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LES ÉCRIVAINS DE DEMAIN Q. Je pense avoir déjà lu une courte autobiographie de votre mère intitulée La famille dans le mur. Est-ce le seul livre du genre? R. Non, nous dans la famille, on a tous une autobiographie en cinq volumes. Elle a aussi écrit des récits de voyage qui sont fascinants. Il y en a un qui a été publié, À la découverte du Gotal, et qui raconte son voyage en Inde. Le Gotal, c’était son pays imaginaire qui était un peu calqué sur l’Inde de Kipling. Q. J'ai beaucoup aimé les livres qui se déroulent au Gotal, la série des Montcorbier. Votre opinion personnelle sur cette série? R. C'est vraiment, je pense, son chef-d’œuvre! C'est l’œuvre qui lui tenait le plus à cœur. D'ailleurs, il y en a trois ou quatre qui ont été publiés, mais on en a une douzaine d'autres! Et comme vous le savez, ma mère écrivait cette série avec sa sœur (Monique Corriveau). L'histoire de La famille dans le mur, c'est justement ces deux sœurs qui étaient toutes petites, qui frappaient dans le mur et qui voyaient les personnages en sortir! Elles avaient déjà une imagination extraordinaire. Ma tante, de son côté, a écrit une douzaine de tomes. C'est toute une saga qui, malheureusement, n'est pas connue de grand monde. Et, je pense que même aujourd'hui, ce serait très apprécié des jeunes.* *Paul Martel et ses frères ont l’intention de publier bientôt sous forme de livre numérique l’ensemble de la série des Montcorbier.

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Illustration Québec et la Commission scolaire de Montréal tiennent à remercier madame Marie Malavoy, ministre de l'Éducation, du Loisir et du Sport, et monsieur Maka Kotto, ministre de la Culture et des Communications, pour leur aide financière dans la production et l'impression de ce recueil.

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TABLE DES MATIÈRES EHCRA 15 PRÉSENCE COOPÉRATIVE 19 LES VAGUES DE LA NUIT ÉTERNELLE

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ELLIDOR 43 L'ANTIDOTE 53 LES QUATRE LUNES 65 TOURS 77 L'HORLOGE 91 SENTIMENTS 95 MORT D'AIMER 101 JOURNAL D'UN HOMME DE BOIS

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PAPILLON DE L'HIVER 113 INDEX DES AUTEURS

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INDEX DES ILLUSTRATEURS

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EHCRA

par Vincent Vaslin Illustration de Jono Doiron

C'était par une froide soirée d'automne. Un individu encapuchonné dans un long manteau noir marchait parmi les lugubres silhouettes des arbres. Sur le pavé mouillé par les fines gouttelettes de pluie, des tapis de feuilles humides en décomposition traînaient ici et là. Quand il arriva au port, le brouillard envahissait l'atmosphère. Assis sur le bord du quai, un jeune homme le rejoignit. Après une accolade, ils échangèrent quelques murmures. Le vieux monsieur, qui semblait être le chef, sortit de son manteau une lanterne. Ils s'approchèrent du bord. Le chef balança sa lanterne trois fois et la goélette apparut lentement dans le brouillard, comme si elle était poussée par des fantômes. Je m'appelle Nota. Nous étions le 3 octobre 2018. Cela faisait maintenant cinq jours que nous avions quitté Londres pour un voyage. La rosée et le temps glacial me sapaient le moral. Le vieux Noa, mon oncle, dormait dans la cabine. De mes bras puissants, après tant d'heures d’entraînement, je maintenais le gouvernail malgré la houle. Assis à la barre, je regardais nonchalamment le brouillard environnant. Quand soudain, un faisceau lumineux perça furtivement la brume. Ce n'était pas un 15


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bateau, le radar n'en signalait aucun, mais cela se rapprochait dangereusement vite. Avant même d’avoir pu avertir Noa, l'énorme « chose » était au-dessus de moi, m'aveuglant de son jet lumineux. Réveillé par l'intensité de la lumière, Noa se précipita dehors, mais voyant ce qui me surplombait, il resta béat. Je crus lire sur ses lèvres le mot « extraterrestre » avant d'être aspiré vers le haut. Clignements de paupières, gargouillements d'estomac, mon enveloppe corporelle s'animait à nouveau. Comme en apesanteur, je flottais dans une drôle de sphère translucide. Autour de moi, d'autres sphères, vides ou occupées par des animaux connus ou inconnus. Sur le mur, devant moi, EHCRA, écrit en majuscules. À ma droite, deux personnages étranges, mais de formes humanoïdes, m'observaient avec intérêt. S’apercevant que je m'éveillais, ils tournèrent les talons et s'en allèrent. Après maints essais, de toute ma masse musculaire, je réussis à faire basculer ma boule, qui se fracassa sur le sol métallique. Je m'extirpai des débris et commençai à fuir par le couloir opposé à celui qu'avaient emprunté les... Les quoi au juste? Les extraterrestres? Je continuai à déambuler dans les interminables couloirs de ... De quoi au juste? D'une soucoupe volante? Je fus tiré de mes réflexions par une main posée sur mon épaule. Je me retournai vivement et aperçus les deux visiteurs de l'espace. À mon grand étonnement, le plus grand s’adressa à moi dans ma langue, le français. Mais, trop terrifié, je ne le laissai pas poursuivre; je lui assenai un prodigieux crochet à la mâchoire avant de m'enfuir. « Que feraient-ils de moi s'ils m'attrapaient? » Cette question sans réponse tournait et retournait dans ma tête tandis que je cherchais une échappatoire. 16


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Soudain, devant moi, j’aperçus un sas de sécurité avec une trappe. Je m'en approchai et l'ouvris. Sous moi, la mer défilait à une vitesse fulgurante. Si je sautais, je mourais. Si les extraterrestres m'attrapaient, je mourais probablement dans d'atroces souffrances. Par dépit et désespoir de cause, je sautai. Mais avant d'atteindre la mer en furie, j'eus un flash : EHCRA… ARCHE… Tous les animaux… C'est lorsque la mer m'engloutit que je me rendis compte de mon ultime erreur. Dans le vaisseau, les extraterrestres pleuraient la mort de leur humain, une espèce endémique de la planète bleue.

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PRÉSENCE COOPÉRATIVE par Charles-Émile Camiré Illustrations de Mathieu Benoit

« Je ne suis qu’un homme… » Ce fut l’avis de monsieur Nielson, l’homme qui mit fin à ses jours en septembre 2103 pour abandonner une réputation de grand homme et ses 5 000 milliards de dollars. Nielson se justifiait toujours : « Nous sommes tous des hommes avec ce que Dieu nous a donné. Nous allons gouverner cette terre pour le meilleur. Nous ne laisserons personne prendre le contrôle de nos biens, je vous l’assure! » Moi, j’avais dix ans en 2099 lorsque j’ai entendu ces mots venant d’une simple radio. À cet âge, je peux dire que j’étais assez conscient des choses de la politique. C’était grâce à mon père, car il travaillait pour la campagne républicaine. Je savais des choses, j'étais bien informé jusqu'à ce jour où j’eus conscience que des indices m’avaient échappé. Mon père me racontait des histoires sur la façon dont les hommes avaient dirigé la terre pendant des siècles. Je savais 19


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tout des grands dirigeants, des grandes guerres primitives, de la géographie de mon pays, et je m'y intéressais. Je questionnais mon père, puis il me répondait. J’eus une discussion un jour avec lui. Avoir su que la terreur envahirait son être lors de la prononciation de mes mots ce jour-là, je me serais tu. Mon père était ouvert aux discussions et je n'eus aucune peur de lui demander des renseignements sur la fameuse « Présence coopérative ». C’est en écoutant quelques discours dictés par les chefs démocrates que mon attention avait été attirée par cette expression remplie d’espoir. « Présence coopérative »... Lorsqu’on prononçait ces mots, cela signifiait présence extraterrestre de conseillers, de politiciens ou de grands commandants qui appartenaient à d’autres frontières que celles de cette planète. Moi, je voulais en savoir plus, j’avais besoin d’être informé sur le sujet dont personne n’osait parler ici, dans ce carcan obstrué par les nouvelles innovations. Je me rends compte, parfois, que la technologie et les nouvelles découvertes sont mises en place pour les êtres comme nous d’une manière si logique que nous oublions le temps où nous pensions différemment, sans affolement du fait que nous sommes dépendants du futur. L’évolution est la science de l’adaptation. Par exemple, cette théorie exposant que la Terre est une sphère. Certains le savaient depuis toujours, d’autres s’en sont accommodés, puis l’idée est venue, commune, comme si tout le monde l’avait toujours su. Pour maintenant parler des questions qui me tracassaient au sujet des extraterrestres, je savais qu’ils existaient, bien sûr. On les voyait peu physiquement dans les médias et je n’en avais jamais rencontré en personne, mais certains politiciens parlaient d’eux en bien, comme s’ils étaient d’une grande aide pour notre nation. Depuis des lustres, ils étaient présents. Nous avions commencé à les voir dans le ciel il y a bien longtemps. Certains venaient nous visiter. Ils prenaient le temps 20


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d’apprendre beaucoup sur nous. Cela devenait évident qu’ils étaient présents. Bien certainement, les êtres individualistes, noyés dans cet océan capitaliste où nous vivions, portaient peu d’attention aux faits sensés et subtils que la nature nous apportait, chacun de nous étant centré sur son propre désir de pouvoir matériel. Car le sujet était de plus en plus clair à percevoir. Nous nous sommes mis à nous y intéresser de plus en plus. Seuls les gens ignorants ou mal informés s’interdisaient de croire que cette présence extraterrestre existait. C’était le cas de beaucoup, mais ils eurent à apprendre. L’obstacle majeur pour eux, c’était la peur. Cette peur était basée sur des propos illogiques, mais accrocheurs, qui faisaient perdre la raison aux pauvres gens. Une peur d’être volé ou envahi, une peur mise en place par ceux qui voulaient mater les libertés en entraînant la censure. Je m’interrompis dans mes pensées pour apercevoir mon père tourmenté. C’est exactement cette idée de peur que j’aperçus. Devant une situation pareille, à l’âge de dix ans, je fus impuissant. L’ancienne politique américaine tirait à sa fin puisque depuis 2063, date du centième anniversaire de la mort du président Kennedy, le parti démocrate régnait sur l’Amérique. Les républicains n’étaient plus au pouvoir, mais le parti, lui, existait toujours avec ses nombreux partisans de plus en plus concentrés au sud. Les vieux de la vieille, comme Jason Nielson, grand propriétaire de filiales dans les domaines de la chimie, du pétrole et des finances, ces gens qui possédaient tout ce qu’ils pouvaient pour, en fin de compte, posséder encore, se tenaient tous sur leur garde. L’Amérique était sur le point de se diviser en deux. Les idées des civilisations nordiques s’entrechoquaient toujours avec celles du sud. Malgré le contrôle du président démocrate, chaque parti n’en faisait qu’à sa tête, occupant sa région. On pouvait tous se référer à cette primitive Guerre de Sécession de 1861. Bien sûr, la présence de violences 21


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physiques collectives n’existait pas, mais la guerre, elle, existait, au cœur de l’Amérique, sur le visage de ces gens apeurés. On affirmait que c’était Monsieur Nielson, financier de la campagne du sénateur républicain Richard Burke, qui envoûtait le peuple. On s’attachait beaucoup à son humeur calme et posée. Il se partageait pour rendre visite à chaque interlocuteur lorsqu’il les raisonnait pour en faire des adeptes. C’était effectivement mal vu de la part de tous que Nielson rafle la popularité du candidat Burke. C’était surtout grave, car nous n’avions pas la possibilité de soutenir que les propos de Nielson tenaient compte des normes soumises par la campagne. Beaucoup ne savaient que dire face à sa puissance. Certains le décrivaient comme un homme prêt à gouverner le monde à lui seul. Cette année-là Burke perdit les élections. Le président démocrate Vince Cattell, sur son podium de vainqueur, déclara que le début d’une nouvelle ère politique était sur le point de se manifester pour les démocrates. « Bientôt quarante ans… » avait-il dit. Étant de l’autre côté, je vivais la déception de mon parti. Mon père prédisait souvent le rayonnement de l’Amérique. Après quelque temps, je me rendis compte que, concentré sur sa conviction, il me portait de moins en moins d’attention. Des réunions politiques commençaient à animer le salon. Des hommes à caractère strict et sérieux étaient là à s’exprimer, parlant de plan de sauvetage pour l’Amérique. Je ne comprenais jamais trop tout ce que je pouvais écouter. Je ne pouvais jamais vraiment assister à ces réunions. J’avais l’impression que mon père se méfiait de ce que je pouvais entendre. Certains soirs, mon père partait, puis il revenait encore plus concentré sur ce qu’il faisait. J’avais l’habitude de 22


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le voir travailler, mais jamais autant après des élections. Cela faisait bientôt 40 ans que mon père perdait ses élections. En fait, il n’en avait jamais gagné. À l’âge de quinze ans, encouragé par son mentor, le dernier président républicain Peter Phillips, il fit l’expérience de sa première campagne. Après 36 ans de politique, mon père était bien placé dans la hiérarchie comparativement à ses confrères. Il était respecté et son travail était reconnu. Je me disais simplement que c’était sa passion qui était à l’œuvre et qu’il se devait de trouver la faille à l’origine de son échec. Pendant un certain temps, nous nous étions oubliés, puis quatre ans avaient passé. Au cours de ces années, je fis des choix qui donnaient du sens à ma vie. J’avais maintenant quatorze ans. Je me sentais loin de ce que mon père faisait. Passionné par ce que je pouvais étudier de l’état de notre monde social, j’admettais mon évolution. Je ne voulais pas me décrire comme cet être rebelle qui rejetait ce qu’on lui avait appris, mais j’évoluais, ouvert à de nouvelles idées contraires à celles qu’on m’avait enseignées. En fait, je constatais par moi-même des choses que l’on ne m’aurait jamais présentées. Cela fut bénéfique pour moi. Je m’intéressais beaucoup à la « Présence coopérative ». Ces êtres étaient devenus ma passion, et je rêvais d’en rencontrer. Je savais qu’ils étaient partout. Je pensais même peut-être qu’ils étaient là, à étudier mon cas. J’étais couché dans mon lit à regarder le ciel lorsque mon père entra dans ma chambre pour me dire que nous devions partir cette nuit pour aller entendre un discours que Jason Nielson devait donner. *** La route était sombre, je regardais les paysages gris de l’aube par la fenêtre de 23


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la voiture. Nous allions rencontrer l’homme le plus puissant. Un sentiment de malaise envahissait mon être. Mes idées avaient changé et je considérais maintenant cet homme comme une calamité pour notre univers. J’eus à apprendre que c’était lui la cause de cette peur, celle que les gens cultivaient. Il était donc celui qui avait traumatisé mon père et tant d’autres. Je regardais celui qui m’avait élevé. Il tenait dans ses mains le poids d’un puissant véhicule tel un capitaine prêt à affronter la tempête. À part cette conférence et le fait que la présence de mon père y était requise, je n’avais eu aucune autre information concernant le pourquoi de ce trajet si angoissant. C’était normal, car j’avais perdu une certaine complicité avec lui, et nous osions peu nous parler. Je vis soudain des soldats à leur poste devant cette grande porte où le véhicule s’arrêta. Je compris que nous étions entrés dans une base militaire, Fort Riley. Sortis de la voiture, nous pénétrâmes dans une grande bâtisse. Mon père aperçut l’ex-gouverneur. Nous le suivîmes jusqu'à une passerelle qui menait dans les profondeurs de la terre, puis une grande salle remplie d’une foule de gens nous apparut. Il y avait une scène au loin, pour Jason Nielson. Je m’efforçai de comprendre comment tant de gens pouvaient acclamer cet homme si corrompu. Il se mit à parler : « Je ne peux vous dire à quel point je suis fier de vous. Nous allons tous triompher! Je vous réunis ce soir pour vous annoncer que nous serons tous en sécurité, car oui, mes amis, une guerre nucléaire approche à grands pas et nous sommes extrêmement préparés à cela! » À ce moment, j’eus la nausée. Mon père était informé de tout! Mais moi, non! C’était donc des plans de guerre qu’il manigançait, et je n’avais rien vu 24


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venir. Je n’entendais plus rien. Mon cœur se mit à battre si fort que j’en perdis connaissance. Ce fut le son d’un bulletin de nouvelles qui me fit ouvrir les yeux. On n’y parlait que de cette menace pour introduire une mise en garde à tous les citoyens : trouver un abri au risque du pire. Mon père et moi étions sous la terre dans cette base depuis déjà trois jours. Nous avions une chambre à nous deux, mais lui, il était à son poste avec les autres politiciens; et moi, j’étais enfermé, seul à écouter ce que la radio avait à dire. J’attendais qu’il se produise quelque chose. Au milieu de cette nuit, encore seul, je fus réveillé par l’appareil qui émettait des grincements. Vite, je me rendis compte que ces spasmes satellites étaient évidemment un langage extraterrestre comparable à du braille. J’étais étonné. Je ne pouvais comprendre ce langage, mais je sentais que cela ne laissait entrevoir que du bon. La porte de la pièce s’ouvrit. C’était mon père, les larmes aux yeux. Il s’expliqua d’une manière triste : « Nous avons fait le geste! » Je compris de quoi il voulait parler. Ils avaient enclenché une bombe atomique. Ils étaient tous coupables de ce crime commis par la peur. Sans doute tous corrompus par celui qui voulait garder son pouvoir face à une nouvelle innovation qu’était la « Présence coopérative ». Devant ces êtres, Nielson n’avait été qu’un homme, agitant son arme nerveusement. Mon père continua : « Mais ils nous ont arrêtés ». Puis d’un mouvement faible, il s’affaissa sur le lit. En 2103, aucune bombe atomique n’avait été lancée. Nous avions tous sousestimé le pouvoir de ces êtres pacifiques, qui avaient complètement stoppé le système. Mon père fut déchiré par ce qu’il avait fait, comme s’il s’était réveillé 26


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en imaginant la violence qu’il aurait commise. Moi, j’étais déconcerté de voir que tous ces gens et moi-même avions cru que le nucléaire était si puissant. Je pouvais en rire! Ce ne fut pas le cas de monsieur Nielson. Il fut retrouvé mort le jour même, probablement d’un empoisonnement volontaire. Il avait laissé quelques mots : « Je ne suis qu’un homme... » À partir de ce jour, l’humanité fut plus conscientisée; Nielson ne fut pas le seul à succomber. Les plus puissants n’avaient plus aucun pouvoir. Il y avait maintenant des gens de cœur qui proclamaient la joie et le bonheur sans aucun reproche. Le monde devint un jardin de savoir en perpétuelle évolution. C’est avec grande fierté que je pus raconter mon histoire à mes élèves, les Terriens, à mon poste de président de cette planète.

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LES VAGUES DE LA NUIT ÉTERNELLE par Ronald Eduardo San Juan Illustrations de Jacinthe Chevalier

Un autre jour… Quelle heure est-il? Est-ce la nuit? Est-ce le jour? Encore sur ce lit! Je suis noyé dans un univers d’obscurité infinie où tout est disparu pour toujours : le sourire de ma femme, la tendresse de ma fille, les sensations de mon corps, la chaleur, le froid, la douleur… Tout est disparu. Mes oreilles sont la seule fenêtre qu’il me reste sur le monde réel. Je peux encore entendre. C’est le seul soulagement qu’il me reste. Grâce à cela, je suis encore capable de savoir ce qui se passe autour de moi. Mais les limites de ne pouvoir qu’écouter sont désespérantes! L’information n’arrive que très lentement et complètement hors contexte. Quelle angoisse de ne pas savoir de qui on parle ou les motifs des événements dont on discute! Malgré cela, j’ai appris à avoir de la patience et à remplir, pour les compléter et les comprendre, les espaces vides des histoires. C’est ma vie maintenant. Je ne sais plus combien de temps s’est écoulé depuis que je suis arrivé à cet état. Un jour, je me suis réveillé sans pouvoir bouger, sans rien voir, sans rien sentir. C’est le pire cauchemar qu’on puisse imaginer. Tout cela à cause de cet incident… L’incident! Comme je le hais et, de plus, 29


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je ne peux même pas m’en souvenir! C’est quelque temps après que, petit à petit, par les conversations autour de moi, j’ai appris qu’un jour, j’ai été trouvé avec une balle dans la tête, au milieu d’une petite forêt, à seulement quelques mètres d’un vieux chemin où ma voiture abandonnée a été trouvée, pas loin de la ville où j’habitais. Ayant entendu le coup de feu, un résident des environs a tout de suite appelé la police. Grâce à cette action, j’ai pu être récupéré lorsque mon corps était encore vivant. À l’hôpital, les médecins ont pu sauver ma vie. Malheureusement, la balle avait endommagé le cerveau à tel point que je suis resté dans un coma végétatif. Les médecins ont dit à ma famille que je n’étais plus conscient, et qu’ils me pronostiquaient peu de possibilités d’amélioration. J’allais donc rester toujours comme cela. Or, ce n’est pas vrai! Je suis bien conscient; je peux tout écouter; je suis encore ici; ma conscience n’est pas morte! Ce désespoir de ne pas être capable de m’exprimer et de dire tout ce qui m’arrive vraiment est agonisant! Mais, ce n’est pas le pire. Ce que les médecins disent est décourageant, mais l’investigation policière est encore plus erronée. Les enquêteurs disent que ce qui m’est arrivé n’est pas un accident ni une attaque violente. Selon les résultats de l’enquête, toutes les évidences, telles que l’angle d’entrée du projectile, la proximité de l’arme au moment du coup, mes problèmes financiers, certaines disputes familiales et quelques indices de dépression signalés par mes collègues dans la compagnie où je travaillais comme comptable indiquent que c’est une tentative de suicide. De plus, il n’y a aucun indice qui laisse croire que j’ai été forcé de conduire jusqu’à cet endroit-là ni de la présence d’une autre personne au moment du coup de feu dans le site. Il semble donc que j’y suis arrivé seul pour trouver un lieu calme, sans témoins et sans risques d’interruption. Ainsi, j’aurais été capable de me libérer de tous ces problèmes 30


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qui m’oppressaient, en rayant, en condamnant ma propre vie. Finalement, la compagnie d’assurances a refusé de payer l’argent dû à ma famille, car les tentatives de suicide dégagent la compagnie de ses responsabilités selon une des clauses du contrat. Ma famille s’est donc aussi lancée dans une bataille légale pour démontrer que c’était impossible que j’aie essayé de me tuer. Je dois confesser que c’est vrai que les finances de ma famille n’étaient pas les meilleures et que j’avais beaucoup de disputes à la maison, particulièrement avec ma fille. De plus, au travail, il y avait quelques problèmes difficiles à résoudre, qui me stressaient beaucoup. Il est alors certain que mon humeur n’était pas la meilleure. Cependant, je n’aurais jamais essayé de me tuer. Je me connais bien. Je suis un lutteur. J’aimais la vie et même ses difficultés. Pour moi, les problèmes étaient des défis et j’aimais les résoudre. C’était une de mes passions. Je ne laisserais jamais ce monde par ma propre volonté sans avoir relevé tous ces défis. Parfois, j’ai essayé d’imaginer une situation qui aurait pu m’amener à un tel point de désespoir que j’aurais cherché le suicide alors que j’avais toutes mes facultés, mais il n’y a vraiment rien qui venait à mon esprit. Aussi, j’aimais beaucoup ma famille, malgré nos différends. Elle était tout pour moi. Ma fille n’avait que 15 ans. Elle était belle comme une rose. C’est le plus bel âge d’une femme. Je n’aurais jamais pu l’abandonner dans cette étape si difficile de l’adolescence. Si, au moins, je pouvais faire un signe indiquant mon désir de la voir jouir de sa jeunesse. Mais mon corps est mort; je suis même incapable de faire cette petite tâche qui rendrait la vie plus facile à tous. Cette impuissance est la plus grande punition que l’on puisse imaginer. Ce monde de l’obscurité, de l’immobilité, de la perte absolue de sensibilité et les allers et retours de la conscience avaient commencé très lentement à 31



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manifester leurs effets. C’était plutôt lorsque je dormais que je les sentais le plus. C’était comme une chaleur ou une vibration. C’est difficile à décrire. Manquant d’un mot plus précis, je les appelais des vagues. Je les sentais, mais je ne sais pas où. Ce n’était pas dans quelque endroit de mon corps; pourtant, elles étaient claires, fermes et consistantes. Au début, j’ai cru que c’était une conséquence ou un effet collatéral de mon état végétatif ou des lésions cérébrales. Ces vagues bougeaient constamment avec une certaine harmonie. N’ayant la plupart du temps rien de mieux à faire, j’ai commencé à m’amuser en suivant le rythme des vagues. Plus je les suivais, plus conscient et plus réceptif j’en devenais. Petit à petit, j’ai commencé à me rendre compte des changements de vagues, de la façon dont elles se superposaient les unes aux autres. Au début, les vagues n’avaient pas de position déterminée et je les sentais, tout simplement, partout. Mais après, j’ai pu apercevoir une sorte de position dans l’espace. D’une certaine façon, j’ai commencé à avoir l’intuition de leur point d’origine qui pouvait bouger. C’était un exercice intrigant, mais qui m’intéressait de plus en plus, et cela m’aidait à échapper pour quelques heures aux angoisses et aux misères que devait supporter ma famille à cause de moi, de l’enquête, de l’assureur et de tout. Graduellement, je me suis aperçu que les vagues avaient quelque chose de spécial, qui les rendait différentes les unes des autres. Faute d’un meilleur mot, je l’appelais la texture ou la couleur des vagues. Cette texture était une espèce de sentiment, ou pour mieux le dire, elle inspirait ou était liée à différentes classes de sentiments telles que la tristesse, la joie, la passion, la douleur ou la peur. Pendant des jours entiers, je n’ai fait que contempler ces ondes et les sensations qu’elles produisaient. Or, une fois, sans y réfléchir, j’ai canalisé ma volonté d’une manière telle qu’une vague près de moi a changé de forme, et même de 33


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texture! J’ai donc réalisé que j’avais la faculté de la manipuler. Cela a été une découverte qui m’a étonné. C’était la première fois que je pouvais AGIR depuis l’incident! Cela m’a beaucoup fait jouir. Ma passion pour les vagues est alors devenue plus forte. Après cela, à un certain moment, j’ai réalisé qu’il y avait quelques types de vagues qui étaient toujours présentes. Plus je devenais conscient de ces ondes, plus j’étais certain de leur existence. La première dont j’ai pris connaissance était composée d’une sensation d’être perdu. Elle était toujours près de moi. Elle me faisait sentir qu’il y avait quelque chose qui manquait et qu’il fallait chercher, mais elle était complètement perdue. Après, en augmentant chaque jour son intensité, une autre vague plus éloignée s’est aussi fait sentir. Elle avait une force éclatante toute mélangée à une sensation de pouvoir incroyable. Elle semblait être le centre de tout cet univers. À cause de cela, mon imagination l’a nommée le soleil. Au début, j’étais surpris de voir qu’une force si puissante était si difficile à distinguer. Mais après, j’ai noté la présence d’un autre champ de vagues qui s’interposait comme un mur devant les ondes éclatantes de ce soleil et qui les cachait. Ce nouveau champ était fait de peur pure. Une peur qui s’avivait constamment et qui s’agrandissait encore plus chaque fois qu’elle montrait des signes d’affaiblissement. C’est devenu clair pour moi que ce soleil était ce que cherchaient les vagues perdues près de moi. Cependant, le mur de peur les empêchait d’arriver à leur but. Ce mur était isolé, pourtant, dans la partie la plus obscure de ce monde, existait une mer de malignité froide, cruelle et pleine d’ambition. Chaque fois que je l’apercevais, mon sang semblait se figer. Ces vibrations, plus noires que les abîmes les plus profonds de l’enfer le plus terrible, étaient la source qui ravivait constamment, même sans les toucher, la peur qui cachait les vagues éclatantes. Je l’appelais l’abîme. 34


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Devenu conscient de cet abîme terrible caché dans cette obscurité, il était impossible de profiter davantage de ce monde nouveau. Il était toujours présent et ce n’était pas possible de l’ignorer. J’aurais voulu le manipuler moi-même d’une manière qui me permettrait de l’éloigner. Cependant, ses sensations de haine, de froid et de répugnance étaient tellement fortes que je ne pouvais pas les éloigner. J’ai alors commencé à ressentir une forte envie de résoudre cette situation. Mon monde était déjà assez mal en point pour devoir aussi supporter cette terrible présence. De plus, l’agonie des ondes perdues qui dansaient toujours autour de moi me torturait vraiment. D’une certaine façon, je voulais les aider. J’ai donc décidé d’agir. Je ne savais pas pourquoi, mais j’étais convaincu que la seule solution à ce conflit était de libérer le soleil qui restait captif derrière le mur qui le contraignait. D’ailleurs, j’avais une forte intuition qui me disait que cette lumière, le soleil, pourrait éclairer l’obscurité qui protégeait l’abîme. De cette manière, ce monde de sensations surréelles, que je croyais venues de la folie, serait un refuge confortable pour m’échapper de mes misères. Ce mur de peur était la seule chose qui m’empêchait d’arriver à mon but. J’ai commencé à interagir avec lui pour le vaincre. Cependant, la peur se faisait plus intense chaque fois que j’essayais de percer le mur ou de l’écarter pour libérer la force resplendissante du soleil. Plus je m’approchais de ce mur-là, plus je m’apercevais qu’il y avait, caché sous la peur, un noyau d’ambition qui rendait le mur plus solide et plus difficile à vaincre. C’était bizarre, mais cette ambition me rappelait les vagues obscures de l’abîme que je haïssais. J’ai donc dû lutter pour les couper. Il faut dire que cette peur et cette ambition ne venaient pas de moi-même. Elles ne faisaient pas partie de mon propre esprit; j’étais sûr de cela. En fait, ma ferme volonté était l’épée dont je me servais pour détruire le mur. 35



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J’ai dû continuer la bataille. Je ne sais pas combien de temps elle a duré. J’avais perdu la notion du temps. Je me suis battu contre le mur qui semblait ne pas s’affaiblir. J’ai cru que ma vie en dépendait et que ma force vitale s’affaiblissait. J’ai donc décidé de jouer le tout pour le tout. J’ai alors concentré toute ma puissance dans un dernier coup. L’énergie qui sortait de moi s’est canalisée dans un point. J’étais surpris de voir comment ma propre énergie commençait à créer des vagues intenses et robustes qui irradiaient de la puissance et de l’espoir. J’avais donc la capacité de non seulement manipuler les vagues, mais aussi d’en créer de nouvelles. C’était un pouvoir incroyable. Je n’ai plus hésité à ce moment-là : l’extase m’avait complètement subordonné. Je ne pouvais qu’y obéir. J’ai ainsi lancé ce nouveau coup de super vagues que j’avais créées, toutes concentrées dans un petit point, sans même craindre de perdre ma propre vie dans la tentative. En recevant le coup, le mur a tremblé et ses vagues se sont figées pour un instant. Une fissure est soudainement apparue et le soleil brillant, dont j’étais seulement capable de sentir une petite aurore, a commencé à libérer toute son énergie éclatante. Elle était si puissante que le mur s’est inexorablement dissipé. Tout le système régnant de vagues a commencé à se transformer. L’abîme a été vaincu par la force libérée. Il a voulu se battre une fois exposé, mais tout a été inutile. L’abîme a presque disparu complètement. Les vagues perdues près de moi ont sauté sur la lumière. Elles ont changé le désespoir en joie. Après tout cela, j’ai fini sans force, flottant dans cet espace et je me suis laissé emporter par le train des événements. Je me sentais tellement bien, pourtant les forces m’ont finalement laissé et je me suis évanoui. Une grande commotion dans la salle de l’hôpital m’a tout à coup réveillé. Ma fille pleurait et riait pendant qu’elle m’embrassait fermement. Pour la première fois depuis le début de mon coma, la voix de ma femme, qui parlait 37


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avec quelqu’un, semblait calme, pleine de vie et de joie. J’ai alors appris qu’un nouveau témoin, dont l’identité était gardée secrète par les autorités, avait donné de nouvelles preuves qui avaient changé le cours de l’enquête sur mon cas. La zone où j’avais reçu le coup de feu avait été récemment choisie pour réaliser une étude du comportement animal pendant la nuit. Des caméras automatiques avaient été installées sur le site et avaient enregistré ce qui s’était passé. L’étude était dirigée par un étudiant universitaire et devait faire partie de son mémoire. Les caméras avaient révélé que c’était mon ancien patron qui avait perpétré le crime, qui avait presque réussi à me tuer et qui m’avait privé de toutes mes facultés. La compagnie d’assurances était alors obligée de payer les sommes dues. Mais, pourquoi mon patron avait-il fait cela? Je n’avais pas le souvenir de lui avoir fait quelque chose qui aurait pu l’inciter à me faire du mal. La police et ma famille étaient également surprises. Au début, mon patron avait essayé de nier sa responsabilité, mais le poids de la preuve l’avait forcé à confesser les détails du crime et ses motifs afin de réduire sa peine. Pendant les dernières semaines avant l’incident, j’avais eu des difficultés à mettre en ordre un des comptes dont j’étais responsable. Cherchant l’information qui manquait, j’avais découvert, dans notre système informatique comptable, une section étrangement protégée qui semblait contenir ce que je cherchais. On ne savait pas comment, mais j’avais trouvé une manière de briser cette protection et d’avoir accès à l’information cachée, peut-être par une simple casualité tragique du destin. Il s’agissait de manœuvres comptables qui avaient été réalisées afin de cacher une série d’affaires d’armement illégal. Cependant, le programme avait aussi un sous-système qui avait alerté mon patron de cette intrusion et de l’ordinateur à partir duquel on l’avait faite. Mon patron avait donc décidé de ne prendre aucun risque et il avait commencé l’opération qu’il 38


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avait préparée en avance dans le cas d’une pareille situation. Il était définitivement une personne terriblement intelligente. Une fois l’intrusion détectée, il m’avait contacté. Sans laisser dénoter qu’il avait tout découvert, il m’avait dit, en privé, qu’il avait l’intention de dîner dans un restaurant, près de la zone où le crime allait être commis, pour discuter quelques affaires avec un client. Ignorant que c’était lui l’auteur direct des transactions, j’avais accepté l’invitation, peutêtre, dans le but de profiter de l’occasion pour l’informer. J’avais pris ma voiture pour y aller. Néanmoins, mon patron était sorti en avance. Il savait bien que ce chemin était le seul accès au restaurant. Il était arrivé sur une petite bicyclette électrique munie d’une batterie de haute performance, complètement silencieuse et il avait été capable d’arriver jusqu’à ce point-là sans être entendu. Petite et légère, la bicyclette avait pu circuler sur les côtés du chemin sans laisser d’empreintes de pneus. Il m’avait arrêté sur la voie en avouant avoir eu un problème mécanique. Lorsque j’étais descendu de la voiture, il m’avait pointé avec l’arme, m’avait fait entrer dans la petite forêt et là, j’avais reçu le coup de feu, qui se voulait fatal. Il avait bien étudié ce qu’il allait faire, raison pour laquelle il savait bien comment tirer le coup de manière à ce que l’incident ressemble à un suicide. Le sol était couvert de feuilles et ses chaussures avaient aussi des semelles spéciales qui atténuaient les empreintes. Son plan semblait parfait, mais une autre fois, on confirme que la perfection n’existe pas. Il y a toujours des éléments qui sont en dehors de portée humaine. Il n’avait pas soupçonné les caméras qui le regardaient. Toutefois, ce qui avait intrigué le plus la police c’est que, quand on avait demandé au jeune étudiant pourquoi il avait pris si longtemps pour dévoiler la preuve, il avait répondu qu’après avoir regardé les enregistrements, il s’était rendu compte de la malignité, du sang froid et du pouvoir économique et criminel de l’assassin. 39


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Il avait alors eu peur de le confronter, car c’était clair que mon ancien employeur était capable de lui faire n’importe quoi. Cependant, une force inconnue, presque surréelle, qu’il n’avait jamais sentie avant, avait soudainement vaincu sa peur et cela lui avait donné le courage de présenter les films à la police! À ce moment-là, j’ai tout compris. Cette force inconnue, c’était moi! Moi! Moi qui avais vaincu la peur qui l’empêchait de dévoiler la preuve : ce soleil éclatant qui était destiné à soulager les « vagues perdues » de mes êtres aimés et à découvrir le plan criminel de mon ancien patron protégé par l’abîme où il se réfugiait. Maintenant, je suis plein de joie parce que j’ai réalisé que je ne suis plus impuissant. Même paralysé sur mon lit, je suis encore capable de défendre mon bon nom et de protéger ma famille. Maintenant, je sais que je n’étais pas fou. J’ai découvert que l’homme a un pouvoir fantastique qui n’est pas perçu par la conscience et j’ai appris à le manipuler. Aujourd’hui, la joie m’entoure toujours quand je suis réveillé et il n’y a que les vagues les plus tendres qu’on peut imaginer pendant mon sommeil. FIN Je dédie cette histoire aux hommes comme le Canadien, Scott Routley, qui ont vécu l’agonie d’être conscient dans un corps qui a perdu toutes ses facultés sans que les gens s’en aperçoivent.

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ELLIDOR

par Jacinthe Proulx Illustration d'Isabelle Charbonneau Ivy se réveilla et regarda quelques secondes l’océan et les édifices en verre. Elle aimait l’île d’Ellidor. C’était un bel endroit et elle n’y manquait de rien. Accomplie par son travail, elle était conseillère au bureau de Kaï Ogal, membre du Conseil d’Ellidor. Elle avait accès à plusieurs dossiers confidentiels, ainsi qu’à des photos d’archives vieilles de deux siècles, datant du départ des femmes. La domination des hommes, le refus de servitude des femmes, c’était tout ce qu’on leur apprenait à la petite école. Jamais on ne leur avait montré ces clichés. Sans savoir ce qui se cachait à des milliers de kilomètres, Ivy s’interrogeait depuis des années et trouvait illogique de rester exilée sur cette île . À une époque où une véritable crise économique mondiale faisait rage, les femmes du monde entier furent licenciées et chassées des grandes sphères de la société. Femmes de carrière, elles furent renvoyées à la maison pour laisser place au retour de la suprématie des hommes. Un mouvement féministe extrémiste d’une envergure sans précédent vit alors le jour : le mouvement Lidor. Pendant deux ans, des femmes ayant eu des emplois importants se regroupèrent. Scientifiques, ingénieures et astronautes préparèrent leur exil. Alors que les hommes prenaient le contrôle des pays, les Lidor amassaient matériaux et ressources. Elles achetèrent une grande île au milieu de l’océan pacifique, florissante de végétations diverses et de montagnes vertes. 43


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Elles installèrent petit à petit ce qui allait devenir leur prochaine cité, leur refuge au loin du chaos social et mondial. Puis un soir, les femmes Lidor s’exilèrent sur leur île. Quelque 90 000 femmes, fortes et intelligentes, de zéro à soixante ans s’établirent sur Ellidor. Elles concentrèrent leurs efforts pour mettre en marche leur système de captation d’énergie solaire, présent dans tous les revêtements de verre de tous les édifices. On divisa ensuite l’île en vingt-neuf petits quartiers. Au fil des années, les femmes se mirent en couple les unes avec les autres et voulurent avoir des familles à elles. Et c’est vingt-cinq ans plus tard qu’on réussit à fabriquer le premier liquide de fécondation. Créé à l’aide de hautes technologies, ce liquide assurerait une indépendance officielle des femmes face aux hommes. Elles manipulèrent les chromosomes et les gênes pour réussir à n’enfanter que des filles. Pendant sa journée de travail, la patronne d’Ivy, Kaï Ogal, lui demanda de l’accompagner à une importante et confidentielle réunion qui aurait lieu le lendemain. Il n’en fallait pas plus pour intriguer Ivy. Ce soir-là, Ivy se sentit seule. Elle n’avait pas encore trouvé celle qui était supposée faire battre son cœur à tout rompre. Jamais son corps n’avait frémi sous les caresses d’une femme, ni ressenti de passion l’envahir par un baiser. Elle ne voulait pas s’établir, s’unir et fonder une famille. Pas comme c’était le cas de ses amies ou de sa sœur Naeva, qui s’était unie à 19 ans à Birdi. Elles étaient irrévocablement amoureuses. Sa sœur lui avait confié son désir d’avoir des enfants, et elle était d’ailleurs en processus d’insémination. Secrètement, elle l’enviait terriblement. Ivy sentait le regard des autres sur elle, à 28 ans, sans femme, sans filles. Elle n’avait pas réussi à trouver l’amour. Elle avait envie d’autre chose, son corps réclamait un fruit inconnu et défendu. Mais 44


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elle devait taire ses envies. En parlant avec ses amies, elle s’était bien vite rendu compte qu’elle ne ressentait pas les mêmes sentiments face aux désirs amoureux. Quelque chose clochait avec elle, elle voulait voir au-delà de l’océan. Depuis toute petite, Ivy rêvait de liberté. Elle avait soif de savoir. Au matin, la séance se déroula dans l’immense salle 4, un grand amphithéâtre aux teintes claires rempli de femmes du Conseil, avec une scène juste au milieu où se dressaient quatre tables rectangulaires métalliques. Brita Naotakan, présidente du Conseil, annonça le début de la conférence. Vingt-quatre hommes vêtus de costumes violets prirent place aux quatre tables. Dans la salle, toutes gloussèrent d’étonnement. Elles n’avaient jamais rencontré d’hommes, elles avaient seulement eu accès à de vieilles photos. Les yeux de toutes étaient fixés sur eux. Puis, Brita souhaita la bienvenue aux membres du NUP (Nations Unies pour la Paix). Ivy était hypnotisée, elle peinait à écouter les conversations. Elle voulait s’imprégner d’eux et se persuader qu’ils étaient réels. Elle promenait ses yeux de table en table lorsqu’elle arrêta son regard sur un homme d’environ quarante ans, aux cheveux bruns et aux yeux clairs. Sur son veston, il portait un badge sur lequel était gravé SANDERS M. Ivy le trouvait magnifique. Ses épaules larges et son teint bronzé le rendaient très attirant. La tension était palpable, même Brita Naotakan, qui habituellement était une dame calme et posée, suait à grosses gouttes. Les hommes essayaient de convaincre les femmes du Conseil de rapatrier le quart des femmes présentes sur Ellidor. Brita s’avança, visiblement offusquée. – Vous êtes fous! Jamais! Votre monde est déséquilibré, malsain et inéquitable pour nous. Sanders M. se leva d’un bond. 45


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– Je regrette Madame, mais vous ne pouvez juger de notre monde sans y avoir mis les pieds. – Je sais très bien ce à quoi ressemble votre société. Nous, les femmes, n’y avons aucune place, si ce n’est dans les foyers. – Vous vous trompez, les femmes ne sont plus diminuées. Les temps ont changé. On a restitué plus de la moitié des emplois anciennement perdus aux femmes et on travaille activement pour légaliser le libre choix à la maternité et le droit de vote politique. – Comment pouvons-nous vous croire? Vous ne désirez qu’exploiter cette île, comme le reste du monde, à vos fins personnelles! Les échanges devinrent houleux et la séance prit fin pour la journée. Alors qu’elle se dirigeait vers la sortie, Ivy remarqua le bel homme qui regardait l’océan. Elle était avide de capter des images mentales de cet instant de solitude émouvant. Il leva les yeux et fit un signe de tête suivi d’un sourire. Il la détailla des yeux : une belle femme, presque blonde, avec un corps tout en courbes. Sa robe aux formes très carrées et de couleur sable accentuait parfaitement sa silhouette. Il la désirait à cet instant précis, sans savoir pourquoi. Ils se regardèrent longuement sans parler. Puis il prit la parole : – Quelle vue magnifique… – Vous vous en lasseriez si vous la voyiez tous les jours. – Je me nomme Mark. Et vous? – Ivy. – Vous avez tout entendu… Que pensez-vous de nous? – Je crois que vous débarquez ici en croyant que l’on va vous suivre sans la 46


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moindre hésitation. Vous devez être patients avec notre peuple. – Moi, je pense que vous courez à votre perte. Ne voyez-vous pas que vous êtes de plus en plus à l’étroit ici? La marée monte chaque année, il suffirait d’un tremblement de terre ou d’un tsunami pour engloutir votre île au fond des abîmes. –… – C’est pourquoi on tente de rapatrier des femmes depuis des années! – Qui me dit que c’est vrai? Mark entraîna Ivy dans sa chambre d’usage au Conseil. Ils parlèrent longtemps avant de finalement faire l’amour dans le plus grand des silences. Ce fut une véritable révélation pour elle; elle lui offrit son corps et ressentit la passion et le désir envahir tout son être. Honteuse, elle partit alors qu’il dormait toujours. Arrivée tôt au bureau, Ivy entra dans le système du Conseil et tenta de trouver des documents compromettants. Elle trouva quelques rapports émis il y avait vingt ans, puis des plus récents remontant à quatre ans. Elle remarqua au passage de nombreux échanges entre le NUP et le Conseil. Mark avait raison, ils essayaient de les faire rentrer depuis longtemps… En les parcourant, elle vit que la possible surpopulation d’Ellidor n’était pas une inquiétude récente : on prévoyait que le nombre de naissances continuerait d’augmenter et qu’il y aurait un problème majeur. On notait aussi que la terre deviendrait imprévisible dû aux conséquences des changements climatiques et que les catastrophes naturelles surviendraient de plus en plus fréquemment. Les recommandations du rapport étaient formelles : limiter les naissances, fabriquer des installations sur les plages pour protéger l’île d’un éventuel désastre et construire des bateaux, en nombre suffisant pour évacuer toute la population et fuir en cas de crise. 47


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Rien de tout cela n’avait été fait et le rapport le plus récent mettait en garde le Conseil contre une importante vague de catastrophes et de tempêtes. Jusquelà, Ellidor avait eu droit à des pluies à cause de tempêtes tropicales, mais elles étaient passées assez loin pour ne pas causer plus de dommages. Toutefois, le rapport indiquait que les tsunamis, cyclones et ouragans étaient de plus en plus fréquents et que, si l’un d’eux se formait trop près de l’île, le pire était à craindre. Engloutie à jamais, Ellidor pourrait disparaître en quelques jours. Ivy se dirigea vers le bureau de Kaï Ogal et se servit de sa clé magnétique pour entrer. Elle ouvrit son interface. Elle fut rapidement interrompue. – Puis-je savoir ce que vous faites ici? – Je… je cherchais des rapports concernant la crise imminente sur Ellidor. – De quoi parlez-vous? Kaï était une femme aux cheveux noirs, aux traits sévères, vêtue d’un ensemble vert émeraude. Elle avait environ cinquante ans et portait des pierres de corail très onéreuses aux doigts. Son air détaché et hautain la rendait intimidante. – Pourquoi attendre qu’une catastrophe survienne? Nous devons faire quelque chose! – Vous n’êtes pas concernée par ces discussions. Vous avez la permission d’assister aux séances avec le NUP, mais uniquement à titre de conseillère. Prenez garde de ne pas répéter ces bêtises à la population. C’est un avertissement très sérieux que je vous fais là. – Les femmes ont le droit de savoir et je vais m’en charger. Ivy eut soudainement peur. Elle devait parler à Mark, et ce, au plus vite. – Je vois que vous êtes très entêtée. Ça me désole. Je vous revois cet aprèsmidi. Ne soyez pas en retard; la séance débutera à trois heures pile.

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Ivy sortit, Kaï attrapa l’interface de communication, composa son code de huit symboles. – Bonjour, bureau de Brita Naotakan. Le désir de vérité d’Ivy était si grand qu’elle fulminait que le Conseil cache pareilles informations au peuple. Ces femmes avaient le droit de savoir. La surpopulation et les dangers de l’océan ne pouvaient être ignorés plus longtemps. Une fureur l’envahit. Elle pensa à sa sœur. Elle devait l’évacuer et partager ce qu’elle savait désormais. Elle se promit d’aller voir Naeva tout de suite après la prochaine séance et de profiter de cette dernière pour parler à Mark. À son grand étonnement, il lui manquait terriblement. Ivy arriva à l’immeuble 4 à deux heures quarante-cinq. Après avoir attendu une heure, elle rentra chez elle, se disant que la séance avait dû être reportée. Elle soupa et partit chez Naeva. Le trajet entre le quartier 6 et le 9 était d’environ quarante minutes. Elle entra dans l’appartement prête à tout révéler. Ce qu’elle vit la dévasta en l’espace de quelques secondes. Tout était renversé. Ivy appela sa sœur en criant et alla voir dans la chambre de celle-ci. Le matelas du lit était taché de sang et retourné contre le mur. Ivy s’approcha et fut horrifiée d’apercevoir le corps de Birdi, la compagne de Naeva, gisant sur le sol. Elle hurla, alla vérifier son pouls, mais ne sentit rien. La pauvre Birdi avait deux lacérations au front et une énorme blessure au niveau de l’abdomen. Bien que les meurtres soient rares sur Ellidor, Ivy connaissait bien ces lacérations, faites par un appareil à électrochocs. Elle se précipita dans la cuisine et y vit sa sœur étendue au sol. Elle se mit à genoux à ses côtés et lui caressa le front, écartant quelques mèches de cheveux. Naeva était couchée en position fœtale. Elle avait également deux lacérations sur la tête. Ivy se mit à pleurer en secouant sa 49


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sœur, la suppliant de se réveiller. Elle finit par la bercer dans ses bras, comme elle l’avait toujours fait pour la consoler quand elles étaient petites. Elle ne voulait plus la lâcher. Elle sortit dans l’immeuble pour appeler à l’aide. Lorsque l’escouade d’urgence d’Ellidor arriva, Ivy était assise dans les escaliers et pleurait en silence. Après avoir été interrogée, Ivy rentra chez elle et se coucha. Elle se leva de peine et de misère le lendemain, et se traîna au travail. Elle fit irruption dans le bureau de K. Ogal. – Je suis navrée pour votre sœur. – Comment pouvez-vous être au courant? Kaï se leva et sortit un dossier de son classeur. Elle le lança sèchement sur la table. Des photos de Naeva et Birdi en sortirent. – Quoi? Qu’est-ce que… Ivy poussa un cri d’effroi. – Je vous avais prévenue, mais vous m’avez clairement dit vouloir avertir Ellidor. Elle s’approcha d’Ivy et lui chuchota à l’oreille : – Essayez d’aller raconter ça à la police et vous verrez comme un bête accident peut arriver vite. Un glisseur qui coule, un immeuble qui brûle… Vous êtes virée. Ivy s’en alla au pas de course et passa chez elle. Elle y prit des vêtements et ses cartes d’identité. Elle marcha en direction de la gare et s’arrêta dans un restaurant. Elle se 50


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changea dans les toilettes. Elle se doutait bien qu’on la suivait et elle avait raison. Elle sortit par la porte arrière, descendit la grande rue et fila vers le port, où elle emprunta un glisseur jusqu’au quartier 9. Sur les écrans, de grands avis de recherche annonçaient la fuite d’Ivy, on y disait qu’elle était recherchée pour un double meurtre. Le Conseil avait ordonné le départ des membres du NUP. Bien qu’ils aient essayé de négocier, ils devaient partir cette nuit sous peine d’être bombardés par Ellidor. Mark était très déçu de ne pouvoir sauver toutes ces femmes et cette inconnue qu’il avait rencontrée et apprivoisée l’espace de quelques heures. Elle n’avait quitté ses pensées depuis et il l’avait cherchée en vain. L’intimité qu’ils avaient partagée lui avait semblé si sincère et naturelle qu’il ne pouvait se résoudre à abandonner Ivy. Il retournait à son sous-marin lorsqu’il aperçut sa mystérieuse amante dévalant les dunes de sable dans sa direction. Il la rejoignit en courant. Affolée, elle le supplia de l’aider et de la ramener avec lui. Mark la prit par la main et l’amena sans attendre dans sa cabine. Il lui annonça alors qu’ils partiraient juste à temps pour éviter l’ouragan de catégorie 8 qui allait frapper Ellidor dans les prochains jours. Ivy regarda l’île une dernière fois, sa mère et sa sœur y seraient à jamais. Très émotive, elle s’endormit en sanglotant dans les bras de Mark. Quatre mois plus tard, il se réveilla aux côtés d’Ivy. Celle-ci se retourna et il déposa un baiser sur son petit ventre rebondi.

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L'ANTIDOTE par Abeda Hossain Illustrations de David Samson

Je suis maintenant en face du cadavre de Charles Aims. Moi, fusil à la main, et lui, par terre, inerte, une balle logée dans l’œil gauche. Je marche autour du cadavre et m’assois lentement à côté de lui. Subitement, je repense à tout ce que papa m’a fait subir pendant toutes ces années. À mon réveil, couché dans un lit, je me retrouvai nez à nez avec un vieil homme dans la cinquantaine, aux cheveux blancs et à la grosse moustache, qui me souriait en disant : « Bienvenue, mon fils! » Je ne compris rien sur le coup. Je ne savais pas quelle langue il parlait. De plus, j’ignorais où j’étais en ce moment et qui j’étais. L’air hagard, je fis le tour de la chambre de mes yeux interrogateurs. Mon corps me faisait tellement mal, surtout ma tête. J’avais l’impression d’avoir sommeillé pendant des siècles! Le mystérieux quinquagénaire me prit dans ses bras et commença à pleurer sans que je sache si c’était de joie ou de douleur. Quelques mois passèrent. Cet homme, que j’appelais « papa », m’apprit à marcher, à parler, à lire et à écrire. J’étais comme un bébé, mais dans un corps d’adulte de 24 ans. J’appris tout de même très rapidement. Papa m’avait dit que j’étais son fils et que je m’appelais Charles Aims Jr. Il avait ajouté que j’avais eu, un jour, un accident qui m’avait plongé dans un profond coma pendant cinq ans et qu’à mon réveil, je ne me souvenais plus de rien. Plus 53


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tard, papa me fit suivre des études à l’université. Mes enseignants se montrèrent très vite impressionnés par mes compétences intellectuelles, car j’avais toujours les meilleures notes. Pourtant, il me semblait que je ne fournissais pas tant d’efforts, comparativement aux autres étudiants. Mes capacités physiques devenaient aussi de plus en plus impressionnantes. Je courais des dizaines de kilomètres sans aucun signe de fatigue. Je me demandais toujours si, avant l’accident, j’avais été aussi doué. Un jour, quand je posai cette question à papa, il essaya simplement de changer rapidement de sujet : « On en reparlera un autre jour… » Et il se retira dans son laboratoire, où personne n’avait le droit d’aller et où il travaillait jour et nuit, sans repos, sur une expérience qui, à son avis, allait profondément transformer le monde. À l’université, je fis la connaissance d’une fille. Elle s’appelait Sharon Shumway. Elle étudiait en droit et moi, en médecine. Sharon était à la fois très brillante et ravissante. Nous avions le même âge. Après deux années d’intenses relations sentimentales, je l’avais demandée en mariage et elle avait accepté, à ma grande satisfaction. Papa n’en avait pas la moindre idée. Un jour, j’allai dans sa chambre pour lui annoncer la nouvelle; ce fut le drame. – Mais tu es complètement dingue, Charlie! cria-t-il. – Je ne comprends pas. Tu n’es pas content pour moi? lui demandai-je, l’air ahuri. Papa était furieux et stressé en même temps. Il marcha de long en large un moment et dit : – Écoute, Charlie, tu ne te marieras pas. – Mais pourquoi? Tu n’as pas le droit de décider pour moi! lui criai-je, scandalisé.

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Je ne lui avais jamais parlé sur ce ton. Il s’arrêta, me foudroya de ses yeux qui étaient subitement devenus rouges et vociféra : – Oui, j’en ai le droit! C’est moi qui t’ai donné une nouvelle vie! C’EST MOI! La colère de papa monta soudain et fit place, par la suite, à un silence lourd. Peut-être regrettait-il d’avoir dit tout ce qu’il venait de me révéler… Tristement, il baissa la tête en soupirant. – Quoi? Tu m’as donné une nouvelle vie? Quelle nouvelle vie? lui demandaije. – Non… rien... rien, balbutia-t-il. –  Je veux savoir! Comment était donc mon passé? Chaque fois que je te demande comment j’étais avant l’accident, tu changes de sujet. POURQUOI? Papa marcha vers le lit et s’assit. Il leva ensuite la tête, me fixa un long moment puis dit, l’air plus serein : – Il n’y a jamais eu d’accident, Charlie… Avant, tu n’étais pas comme tu l’es maintenant. Tu étais… Enfin, tu avais des dysfonctionnements physiques. Quand ta mère était enceinte de toi, elle a fait une grave chute. On l’a amenée aux urgences parce que vos deux vies étaient en danger. Elle a dû subir une césarienne et… elle a poussé son dernier souffle tout de suite après ta naissance. Environ un an après, on a constaté que tu ne pourrais jamais te servir de tes jambes. La chaise roulante était donc devenue l’unique solution à ta mobilité. Tu étais tout de même toujours très souriant. Puis, à l’âge de six ans, tes professeurs ont remarqué que tu n’agissais pas comme les autres enfants de ton âge. Je l’avais constaté aussi, mais je n’y avais pas fait très attention. Les médecins ont finalement conclu que tu avais des troubles mentaux. Tu avais en fait la mentalité d’un enfant de trois ans et peut-être l’aurais-tu toujours... Plus les années passaient, plus je m’inquiétais pour toi et pour ton avenir. 55



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Je ne pouvais pas supporter que mon fils soit éternellement dans cet état. J’ai donc décidé de te donner la vie que tu méritais. C’est ainsi que j’ai commencé mon expérience. Viens, suis-moi, on va descendre dans mon laboratoire et tout deviendra clair pour toi. Papa se leva et se dirigea vers le long couloir lumineux qui menait à la salle interdite; je le suivis. C’était la première fois que je descendais dans son laboratoire. Il ouvrit la porte et me laissa entrer. Je marchai jusqu’au milieu de la salle, suivi de papa. Au premier coup d’œil, le laboratoire paraissait très banal. C’était immense et désordonné. Mais en regardant plus attentivement, je constatai que tout le long du mur gauche, il y avait des formes humaines, de tous les sexes et de tous les âges, gisant dans des contenants cylindriques en verre. Elles étaient totalement congelées. J’eus la chair de poule. Au fond de la salle, on pouvait aisément voir de grandes tables en bois sur lesquelles d’autres malheureux étaient étalés, nus, avec, rattachés à leur poitrine, plein de fils multicolores qui partaient de machines collées au mur. Je me retournai vers papa et lui demandai, effrayé par l’horrible scène : – C’est quoi tout ça? Qui sont ces personnes? Ses yeux me donnèrent soudain des frissons. Ils brillaient. Il avait un regard fou et, curieusement, arborait un sourire radieux aux lèvres. Il me répondit, tout en reculant : – Ah ça? Ce sont mes « cobayes ». Ce sont des gens qui avaient la même maladie que toi. Comme je voulais te guérir, il m’a fallu créer… disons… un remède miracle, et lorsqu’on veut créer quelque chose de nouveau, il faut faire des tests, n’est-ce pas? Je n’aurais tout de même pas osé les faire sur toi, je ne voulais pas t’endommager davantage. Il fallait donc tout essayer sur eux. 57


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Ce sont quelques patients de l’hôpital où je travaillais avant ma retraite. Je les ai amenés discrètement, l’un après l’autre, jusqu’ici, sans que personne ne m’aperçoive. Le personnel de l’hôpital a remarqué leur disparition et appelé la police. Mais ne t’inquiète pas, Charlie, elle les cherche depuis des années et ne m’a jamais soupçonné. Bref, après plusieurs années de dur labeur, j’ai finalement réussi à mettre au point le remède qui te guérirait. Après l’avoir injecté dans ton corps, tu t’es endormi et, à ton réveil, tu ne te rappelais plus de rien. Il marqua soudain une pause pendant qu’il reculait et, au seuil de la porte, il s’arrêta et me dit : – Te souviens-tu lorsque je t’ai parlé de ma création qui allait un jour transformer le monde? C’est de toi que je parlais, Charlie. Mon remède fait en sorte que ton cerveau se développe de plus en plus, et dans quelques années, tu deviendras l’homme le plus intelligent de la Terre. Nous serons connus par tous, nous deviendrons riches, Charlie. Essaye de comprendre. Nous serons riches et célèbres! Au début, mon but était seulement de te rendre normal, mais après ton réveil, j’ai remarqué que tu devenais plus qu’une personne ordinaire. C’est un effet que te procure mon remède. C’est alors que j’ai décidé de faire de toi « la création qui changera le monde ». Jour et nuit, j’ai travaillé sur la substance que je t’ai injectée dans le corps pour la rendre plus efficace. Jour et nuit, j’ai travaillé patiemment, en attendant l’heure de gloire… L’air pensif, il marqua une pause avant de reprendre : – Ah! Je me suis complètement égaré du sujet de départ… La raison pour laquelle tu ne pourras pas te marier est que la substance chimique de mon remède s’est mélangée à ton sang. J’espère que tu comprends, Charlie. Tu n’es pas à 100 %... humain. C’est pour ça que tu ne pourras pas te reproduire. Donc, 58


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ça ne sert à rien d’avoir une femme, n’est-ce pas? Tous les médicaments ont un effet secondaire, je n’y pouvais rien. De toute façon, j’ai besoin de toi pour montrer au monde ce que ma création peut apporter comme bouffée d’espoir. Je ne te laisserai jamais me quitter. Je fais ça pour ton bien et pour celui de l’humanité. Papa recula ensuite de deux pas, manipula la poignée de porte et dit : – Je te connais très bien, Charlie, tu es mon fils. De crainte que tu fasses quelque chose de stupide, je vais devoir t’enfermer ici jusqu'à ce que le remède produise complètement l’effet tant attendu sur ton corps et, évidemment, sur ton cerveau. Au moment où je m’apprêtais à courir vers lui pour l’arrêter, je vis son visage complètement changé, un visage qui était parfaitement normal il y avait quelques minutes et qui s’était soudainement transformé en celui d’un monstre aveuglé par ses rêves fous de puissance. Il ferma la porte d’un geste sec. J’entendis un bruit de serrure, puis, plus rien. Je frappai désespérément à la porte : « Laisse-moi sortir! T’es un malade mental! Ouvre la porte! » Bien que convaincu qu’il n’allait pas ouvrir, je frappai de plus en plus, lui demandant de me sortir de cette horrible salle. Fatigué de crier, je me dirigeai à nouveau au milieu de la pièce. Sur la grande table en métal, près du mur de droite, il y avait une vingtaine de flacons dans lesquels se trouvaient toutes sortes de substances chimiques. On voyait aussi des tas de papiers éparpillés un peu partout dans le laboratoire. Je me mis à les ramasser. C’est alors que j’eus l’idée de chercher, dans cette paperasse, les feuilles où papa avait écrit le protocole et toutes les formules du fameux remède. Il les avait sûrement notés quelque part. Je commençai à fouiller dans les tiroirs. Après quelques minutes, mes efforts furent récompensés. Je tenais enfin les feuilles où toutes les étapes de la création du 59



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remède étaient consignées. Un an plus tard, mon antidote au remède de papa était finalement mis au point. Papa était brillant. Il savait que, grâce à son remède, je deviendrais l’homme le plus intelligent de l’histoire de l’humanité, mais il avait oublié que lui aussi faisait partie de l’humanité. Après avoir pris connaissance des étapes et des composantes qu’il avait utilisées pour créer son remède, j’avais pu réaliser un antidote en me basant surtout sur ce qui pourrait avoir un effet contraire à celui que procuraient les ingrédients du remède. Certes, il m’avait fallu, à moi aussi, faire des tests sur les cobayes de papa. Mais enfin, j’avais à présent entre les mains l’arme fatale qui allait détruire sa création. Je me dirigeai vers la porte et frappai vigoureusement : « Ouvre la porte, sinon, tu vas le regretter, j’ai un antidote avec moi. Si tu ne me laisses pas sortir, je pourrais me l’injecter et redevenir comme avant et tout ton plan sera ruiné. » Puis, je reculai de quelques pas. J’entendis alors, sous la porte, le crissement de l’assiette de nourriture qui m’était destinée, puis un bruit de serrure et la porte s’ouvrit. Mon père prit garde de la refermer aussitôt. J’avais un sourire sournois aux lèvres quand papa se présenta, le visage défait. – Qu’est-ce que tu as dit? De quel antidote parles-tu? me demanda-t-il. – J’ai créé un antidote qui me fera redevenir comme avant. – Qu’est-ce que tu as fait? Est-ce possible? – Ne me sous-estime surtout pas. – Mais pourquoi? Tu n’es pas content de ce que tu es maintenant? Tu ne veux pas devenir riche et célèbre? J’ai fait tout ça pour toi, Charlie, et toi, tu veux tout mettre à l’eau. 61


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Mon sourire se volatilisa. – T’as rien fait pour moi! Tu t’es servi de moi! Tu m’appelles ta « création ». C’est toi qui veux devenir riche et célèbre en faisant de moi ton « chef-d’œuvre ». Tu veux montrer au monde entier que tu es le scientifique le plus doué de l’histoire de la recherche. Et je ne veux pas que ça arrive. Tu me dégoutes. Je m’apprêtais à rentrer l’aiguille de la seringue qui contenait mon antidote dans mes veines lorsque papa dit : – Tu sais Charlie, si ton antidote est si efficace, mon remède l’est autant. Tu redeviens comme avant, je te fais redevenir comme maintenant. – Oh, merci de me l’avoir rappelé. Je sortis un pistolet de ma ceinture et le pointai sur sa tête. Les yeux de papa sortirent de leur orbite. Mon sourire réapparut. – Où as-tu trouvé ça? Pose-le à terre tout de suite! – Je l’ai trouvé dans un de tes tiroirs, il était chargé en plus. M’avoir enfermé dans ton laboratoire était ta plus grosse erreur. Tu n’es pas si brillant que ça, après tout. – Charlie, s’il te plaît, écoute-moi… – On se revoit en enfer dans cinquante ans, Charles Aims. Et je tirai rageusement, en plein dans son œil gauche. Il s’écroula lourdement sur le plancher. Je suis toujours assis à côté de son cadavre, l’antidote dans une main, l’arme du crime dans l’autre. Je ne veux plus exister en tant qu’une création, en tant qu’un humain chimiquement modifié, je veux redevenir moi-même. Je lâche le pistolet, dirige la main qui tient la seringue vers l’autre main. Je trouve la 62


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veine et y entre l’aiguille. Le liquide coule en moi et ma dernière pensée avant de m’endormir est : « Désolé Sharon! » C’est enfin le matin! Je me lève en m’appuyant sur mes coudes et vois que je ne suis pas dans ma chambre. Bizarre… Ah! Papa aussi est là, à côté de moi, en train de dormir. « Papa! Réveille-toi, j’ai faim. » Il ne cille pas. Je le remue, mais il dort toujours. « Papa! Lève-toi, c’est déjà le matin! Lève-toi! PAPA! Papa? »

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LES QUATRE LUNES par Caroline Lachapelle Illustrations d'Isabelle Angell

Je m’appelle Luna. J’ai 14 ans et je suis une fille qui a plein de rêves dans la tête. Depuis toute petite, j’imagine pouvoir m’évader de la Terre. Comme le Petit Prince, j’aimerais voyager sur d’autres planètes, tenir une vraie conversation avec une fleur, avec un serpent ou, pourquoi pas, avec un être que personne n’a jamais vu, ni connu. Le Petit Prince est encore mon histoire préférée, mais s’il vous plaît, ne le dites pas à mes amis. Ils se moqueraient trop. Mes amis ne font pas attention aux petites choses de la vie qui sont importantes pour moi, par exemple, les étoiles. Je les trouve merveilleuses, les étoiles. J’habite dans une maison en forme de sphère et le toit de ma chambre est en verre. Ma chambre est mon observatoire du ciel et j’adore cela, de jour comme de nuit. Ma maison, c’est mon père qui l’a construite. Il est architecte. Nous habitons à la campagne, loin de la route principale, et nous sommes entourés d’arbres. C’est pour éviter que notre maison, qui ne ressemble à aucune autre, ne devienne un musée pour les gens trop curieux. Je ne connais pas ma mère, mais je suis heureuse quand même puisque mon père et moi aimons vivre comme cela, bien tranquilles tous les deux. Ma vie est plutôt paisible, mais depuis les vacances de Noël 2012, elle a complètement changé. Tout a commencé par l’énorme boule de feu qui était 65


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aussi grosse que le centre commercial de mon village. Cette boule lumineuse s’est écrasée dans un terrain vague à l’entrée du bois, derrière notre maison, la nuit du 21 décembre. Je me permettais de ne pas dormir pour me récompenser d’avoir réussi tous mes examens et faire ce que j’aime le plus au monde : observer le ciel. Il était une heure du matin quand je l’ai vue. Cela ne m’a pas pris plus de cinq minutes pour m’habiller chaudement et sortir en silence, pour ne pas réveiller mon père, afin de voir de plus près. La boule de feu s’était écrasée au milieu d’une clairière que je connaissais bien. Plus je m’approchais de cette boule, plus je découvrais que cela n’en était pas une. C’était exactement comme dans les films de science-fiction : un vaisseau spatial! Il ressemblait à mon école secondaire : il avait à peu près la même dimension. Ce que je trouvais vraiment étrange, c’était qu’on pouvait apercevoir tout ce qui se passait à l’intérieur. Les gens du vaisseau ne ressemblaient pas à des humains et ils étaient aussi très différents entre eux. Il y avait des gens avec la peau verte, d’autres avec plusieurs bras et même des gens qui avaient trois têtes. Ces personnes, on pouvait les voir marcher ou jouer au ballon. II y en avait qui pratiquaient le karaté. Des trois têtes contre des quatre bras, pouvez-vous imaginer cela? Des peaux vertes à l’air très studieux faisaient des recherches à la bibliothèque. D’autres, avec seulement une tête, écrivaient des formules algébriques qui couvraient des tableaux entiers. J’étais tellement fascinée par ce vaisseau que je m’étais approchée pour le toucher. C’était tellement étrange : la surface paraissait dure comme du verre, comme le toit en dôme de ma chambre, mais, au contraire, elle devenait molle et chaude dès que je la touchais. Tout à coup, une forte lumière m’a aveuglée et, en même temps que cette lumière, est arrivée toute une armée qui m’a 66


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encerclée. Cette armée était beaucoup plus nombreuse que toute la population réunie pour la messe de minuit. Elle ressemblait à notre bataillon canadien, sauf que les soldats étaient comme les gens que j’avais aperçus dans le vaisseau. Seule contre eux, j’étais terrifiée et je regrettais de n’avoir pas réveillé papa pour qu’il m’accompagne. C’est beau aimer l’aventure et c’est vrai que je ne suis pas une fille peureuse, mais il y a des limites à la bravoure… C’est ce que je me disais quand un homme à la tête très pointue et dégarnie s’est avancé vers moi et m’a dit : – Bonjour à vous, jeune Terrienne. Je m’appelle Zakiel et je suis le capitaine de ce vaisseau et vous? – Je m’appelle Luna. J’avais dit mon nom avec une si grande nervosité que ma voix avait tremblé. Le capitaine a mis sa main sur mon épaule pour ensuite me dire : – Luna, votre nom est bien Luna? – Oui, c’est bien mon nom. Pourquoi cette question? – Pour être sûr, m’a-t-il dit… Puis, se retournant vers l’armée, il a demandé : – Les empreintes de l’iris ont-elles été vérifiées? – Oui, mon capitaine! Oui, mon capitaine! a répondu l’armée en chœur. Rassuré, le capitaine a pris ma main pour m’amener à l’intérieur du vaisseau spatial. Je ne voulais pas y aller. Je pensais à papa qui allait s’inquiéter, mais je n’arrivais pas à réaliser un seul geste de résistance avec mon corps, ni avec mon cerveau. Et j’ai suivi le capitaine… Le capitaine m’a expliqué qu’on pouvait voir à l’intérieur du vaisseau grâce à une météorite capturée par son armée avant qu’elle tombe. Cette météorite avait la capacité de donner la transparence 67


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au métal et de modifier sa texture et sa température au toucher. Le capitaine m’a fait visiter plusieurs pièces de son navire. Il y en avait beaucoup, mais le capitaine ne m’a montré que les plus belles. Au premier étage, il y avait une piscine et un mini terrain de soccer. Il y avait aussi une immense salle d’entraînement avec des machines tellement compliquées qu’on aurait dit une salle de torture pour des robots. Au deuxième étage, c’était plutôt des endroits pour se détendre, car il y avait une pièce où on pouvait aller se faire masser, une salle de coiffure avec, dans la vitrine, la plus grande collection de perruques qui puisse exister. La cuisine, juste à côté, ressemblait à un laboratoire et les cuisiniers étaient, bien sûr, des soldats à quatre bras. Ils pouvaient tourner une pâte à pizza en même temps qu’ils coupaient le salami et les tomates, qu’ils râpaient des kilogrammes de fromage, ajustaient la température du four et récuraient des casseroles brillantes comme des diamants. Au dernier étage, le capitaine m’a montré rapidement la salle de commande, par un minuscule hublot. Je pense qu’il voulait garder top secret les engins de pilotage. Puis, il m’a dit : – Luna, je vous conduis à votre chambre. Je ne comprenais pas du tout pourquoi il y avait une chambre pour moi à bord du vaisseau. Comme je me posais la question, le capitaine a dit aux deux membres de l’équipage à trois têtes qui nous accompagnaient pendant la visite : – Soldats, notre mission est accomplie. Nous avons les quatre jeunesses de la 68


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reine. On peut maintenant enfin partir d’ici. La bouche ouverte, le corps et le cerveau figés, j’ai senti le vaisseau décoller en toute douceur et dans un silence presque total, à peine plus qu’une petite vibration de téléphone cellulaire. Je ne m’attendais pas à cela. Maintenant, je ne pouvais plus espérer que le décollage réveille mon père ou mon village. J’ai voulu entrer dans ma chambre pour me reposer de mes émotions. Il était quand même trois heures du matin. Cela m’a intriguée de voir mon nom écrit en gros caractères sur la porte. Avant d’entrer, j’ai eu l’idée d’aller me promener un peu pour voir s’il y avait d’autres noms écrits sur des portes. J’en ai trouvé trois, des noms que je n’avais jamais connus avant : Ardhendu, Kamaria et Tümay. Il était dix heures de l’avant-midi quand je me suis réveillée et j’ai pu mieux examiner ma chambre. Au moment où je la contemplais, une jeune fille a frappé à la porte en disant : – Bonjour, Luna. Je m’appelle Kamaria. Est-ce que cela te dirait de venir dîner avec moi? Et nous sommes parties vers la salle à manger. Kamaria était une jeune fille à l’apparence bien ordinaire. Elle avait la peau noire, de longs cheveux frisés et des yeux bleus comme les miens. Ce qui me marquait le plus, c’était que je comprenais ce qu’elle me disait même si nous ne venions pas du même pays. Kamaria venait de l’Afrique de l'Est et elle vivait, elle aussi, seule avec son père. Elle était surprise que je m’appelle Luna, parce que Kamaria signifiait clarté de lune en Afrique. J’étais très étonnée par la ressemblance de nos noms. 69


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Nous nous sommes assises à une table. Quelques minutes après, Ardhendu s’est assis à côté de moi. Il avait la peau un peu plus foncée que moi, les cheveux noirs et, à ma grande surprise, ses yeux étaient de la même couleur que les miens et ceux de Kamaria. Je me demandais si son nom aussi avait un rapport avec la Lune. Alors, face à cette question, il a lancé : – Ardhendu veut dire demi-lune, pour être exact. Dans mon pays, en Inde, nous aimons avoir des noms qui signifient plein de choses. – Est-ce que tu vis seul avec ton père? lui ai-je demandé. – Oui, ma mère est morte dans un accident. Pourquoi cette question? – Je suis juste curieuse. Je ne comprenais pas grand-chose à tout ce qui se passait dans ce vaisseau et cela m’agaçait. Le mystère s’est amplifié quand j’ai rencontré Tümay et lui ai posé les mêmes questions : – Tümay veut dire pleine Lune en langue turque, a-t-il répondu. Eh oui! Je vis avec mon père. Il m’a dit que ma mère était morte. Pendant qu’il m’avait parlé, j’avais remarqué qu’il avait aussi les mêmes yeux que Kamaria et moi. J’avais réussi à comprendre Kamaria, mais je ne pensais pas comprendre aussi facilement les autres. Deux autres mystères ne cessaient de me tracasser : tous les quatre, nous avions les mêmes yeux bleus. De plus, tous les quatre, nous n’avions pas connu notre mère parce qu’elle était morte dans un accident. Je ne cessais de me demander ce que nous faisions tous quatre dans un vaisseau spatial, à des années-lumière de chez nous. Pendant le dîner, nous avons constaté, par le métal transparent, que le vaisseau 70


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s’était arrêté sur une magnifique planète, ressemblant à la fois à la Lune et à la Terre. Elle n’était pas juste faite de paysages de roches, comme la Lune. Elle comportait aussi ce qu’on rencontre sur la Terre : des arbres, de l’eau et de l’oxygène. Accompagnés par tout l’équipage, mes nouveaux amis et moi sommes sortis du vaisseau pour aller à la rencontre d’une dame qui souhaitait nous voir. Elle se tenait juste devant nous. Elle était élégante avec sa robe, ses cheveux bien coiffés, son allure de reine et ses yeux bleus, semblables aux nôtres. Elle s’est approchée de nous en disant : – Mes chers enfants, que je suis contente de vous voir! J’avais peur de mourir avant de vous avoir revus. Tous les quatre, nous nous sommes regardés d’un air interrogateur. Pourtant, sans se soucier de nos regards, elle a continué : – Bien sûr, vous ne comprenez pas, mais bientôt, vous allez tout comprendre. Avant toute chose, laissez-moi me présenter. Je suis la reine des galaxies et je suis aussi votre mère. Je ne comprenais toujours pas. J’étais tellement émerveillée par elle que je l’ai suivie sans dire un mot. Elle nous a amenés à la salle de notre naissance et avant même d’avoir mis les pieds à l’intérieur de cette salle, elle nous a dit : – Mes enfants, mes quatre beaux enfants, tous les quatre, vous êtes nés dans cette salle, dans ces quatre incubateurs qui, dès le début, ont été mon ventre. Tout a commencé pour vous quand j’ai choisi votre père sur la planète Terre. C’est à cet instant que j’ai commencé à avoir peur et à me poser encore plus de questions. Pourquoi cette femme prétendait-elle être ma mère? Pourquoi nous 72


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parlait-elle de notre naissance? Pourquoi mon père ne me l’avait-il jamais dit? La reine est arrivée avec plein de photos de mon père et des photos de moi quand j’étais encore bébé. J’étais bouche bée devant ces images. J’ai demandé à la reine : – Pourquoi mon père ne m’a-t-il jamais parlé de cette histoire? – On a effacé la mémoire de vos pères pour qu’ils ne se souviennent pas des trois années qu’ils ont passées sur ma planète et on a dû créer une nouvelle histoire pour qu’ils puissent vivre une vie normale. – Pourquoi une nouvelle histoire? – Mais… pour qu’ils soient heureux. – Pour qu’ils soient heureux? Vous avez pensé à ce que nos pères pouvaient ressentir? Moi, pendant des années, j’ai vu mon père pleurer une femme qui n’est même pas morte. J’étais tellement en colère contre elle que je suis partie sans dire un mot. Deux jours avaient passé depuis que nous étions arrivés sur la planète de la reine. J’étais encore en colère contre elle. Elle avait ordonné de me faire surveiller 24 heures sur 24, de peur que je gâche notre voyage. À mes yeux, ce n’était pas un voyage, mais plutôt une prison. J’avais hâte de partir, de quitter cet enfer. Il était trois heures du matin quand j’ai décidé d’aller me promener. Quand je suis sortie de ma chambre, les deux hommes qui me surveillaient étaient endormis. C’était le moment idéal pour découvrir ce qui se passait sur cette planète. Mon premier arrêt était la salle où nous étions nés. Tout était normal dans cette pièce jusqu’au moment où j’ai entendu des murmures. Je me suis 73



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cachée sous les incubateurs avant que la reine et le capitaine arrivent. – Je me demande pourquoi Luna est si difficile à contrôler, a dit la reine. – Peut-être que cela n’a pas marché pour elle, a répondu le capitaine – Pourtant, on a réalisé la même chose pour tous les quatre, mais il faut faire vite. Je commence à me désagréger. – Je vais aller les chercher pour commencer le transfert de leur âme, a dit le capitaine. J’étais trop abasourdie par ce que je venais d’entendre. La reine voulait notre âme pour rester en vie. Je venais de tout entendre. Il fallait que je parte de cette planète, mais comment? – Ma reine, nous avons un problème, a dit le capitaine qui revenait avec Ardhendu, Kamaria et Tümay. Luna n’est plus dans sa chambre. – Quoi? Comment peut-elle avoir disparu? J’ai mis les meilleurs gardes pour la surveiller. La reine et le capitaine sont sortis de la salle. C’était le moment pour moi de partir. J’ai quitté ma cachette en courant, à la recherche d’un petit vaisseau pour m’enfuir. J’ai vu mes poursuivants courir dans tous les sens sur la planète. J’ai découvert, dans ma fuite, un vaisseau idéal. Je me suis glissée à l’intérieur et le vaisseau s’est mis à décoller tout seul. Quand la reine a remarqué que je partais, elle a ordonné de me suivre, mais il était déjà trop tard. J’étais déjà loin. Voici mon histoire, l’histoire qui a changé ma vie. Maintenant, je suis perdue, perdue dans la galaxie de la reine. Si vous lisez cette lettre, allez voir mon père pour qu’il arrête de me chercher. Je pense que je ne pourrai jamais revenir sur la Terre parce que j’adore ma nouvelle vie. Je peux enfin vivre comme le Petit Prince. 75



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TOURS

par Véronique Boyer Illustrations de Richard Vallerand – Je savais que je te trouverais ici! Ludovic sursaute. Son amie s’avance vers lui. – Qu’est-ce que tu fais ici, Justine? La jeune fille hausse les épaules. – Rien. Je te cherchais. Elle s’approche de la rambarde à laquelle Ludovic est accoudé et observe un instant le paysage. Son regard se perd dans l’horizon dévasté. Ludovic lâche un léger soupir et retourne à sa contemplation silencieuse. Les bourrasques de vent, au-dehors, sont féroces, agressives, surtout à cette altitude. Le jeune homme se demande s’il pourra apercevoir l’autre Tour. Il plisse les yeux, essayant de trouver au loin la fine séparation entre le ciel et la terre. Il cherche surtout du regard un minuscule point noir, seul autre signe visible de civilisation à des lieues à la ronde. Les rafales de poussières ne lui facilitent pas la tâche, mais il persévère. Il a déjà aperçu l’autre Tour à deux reprises. Est-ce aujourd’hui qu’il la distinguera pour une troisième fois? Cet énorme bâtiment le fait rêver. D’autres humains y sont enfermés. D’autres survivants. Des personnes qu’il n’a jamais vues, qu’il n’a jamais croisées. 77


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D’autres humains coupés du reste du monde, tout comme eux... Quel est leur niveau de vie? Ont-ils des quartiers plus aisés, des plus pauvres? Ont-ils concrétisé les visions idéalistes que les Responsables avaient créées? Vivent-ils dans le chaos? Il se souvient, l’an dernier, lors du solstice d’hiver, de leur dernier message. Un message qui leur était parvenu fragmenté à cause des tempêtes électromagnétiques qui avaient brouillé les ondes. Il avait supplié sa mère, Responsable de haut niveau, de le laisser entendre le message dans son intégralité. Elle avait refusé, bien évidemment, et il avait dû se contenter de l’adaptation traduite pour les citoyens de la Tour. – Bon. Tu viens? Je n’ai presque plus de points. Ludovic émerge de ses pensées et se rend compte que Justine le regarde de ses grands yeux verts. Il acquiesce et quitte à regret la plate-forme d’observation. Ils se dirigent vers l’ascenseur magnétique qui les attend. Ils entrent dans l’étroite cabine transparente et Justine appuie sur quelques boutons. L’ascenseur entreprend sa descente rapidement. Ils passent à toute vitesse à travers les quartiers pauvres. Les habitations sont mal entretenues, ternes, tristes. Les étages défilent, flous à cause de la vitesse. L’appareil ralentit doucement, avant de s’arrêter vers le milieu de la Tour, où habitent les deux jeunes citoyens. Le père de Justine ainsi que la mère de Ludovic sont tous deux des hauts placés dans la hiérarchie des Responsables. Toutefois, ni l’un ni l’autre ne gaspillent 78


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inutilement de points. Ils se contentent d’un niveau de vie agréable, sans être luxueux. Justine sort de l’ascenseur et adresse un signe de la main à Ludovic. – Je file! Ma mère a utilisé plusieurs de ses points pour commander un repas digne des premiers étages! Je ne veux pas manquer ça! Son ami lui adresse un signe de la main et la jeune fille s’éloigne. Ludovic sait que sa mère ne sera pas rentrée, et il n’a pas envie de retourner chez lui. Pas pour l’instant. Le fait qu’il n’ait pas vu la Tour lui laisse une certaine frustration sur le cœur, comme à chaque fois qu’il redescend de la plate-forme d’observation. Il a besoin de tranquillité et il sait exactement où aller pour se calmer. Il prend de nouveau l’ascenseur. Il sélectionne la serre, et sa puce d’identification, située au niveau de son cou, vibre doucement. Une phrase s’affiche sur ses lentilles de contact : « Vous allez pénétrer dans la serre. Chaque dizaine de minutes passée à cet étage coûte un point. Voulez-vous continuer? » Il articule lentement un « oui » bien sonore, et l’ascenseur amorce sa descente. Il voit rapidement les étages défiler, de plus en plus beaux, de plus en plus joyeux, de plus en plus riches. Il aperçoit des taches de couleurs vives et entraperçoit des fontaines. Les objets d’agrément comme ceux-là coûtent très cher. Pour accumuler autant de points, il faut travailler de nombreuses heures supplémentaires… Ou bien, hériter suffisamment de ses parents pour se permettre ces petits luxes. L’ascenseur arrive finalement au premier étage et Ludovic est brutalement sorti de ses pensées par l’incroyable vue qui se présente à lui. Tant de verdure, tant 79



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de beauté, tant de vie! Les arbres s’étendent partout où se porte le regard. Dans un coin, un petit lac trône. Une colline s’élève de l’autre côté de la serre et il sait que sous l’épais feuillage des arbres se cache une multitude de sentiers. L’ascenseur atteint le sol. Les portes s’ouvrent et une bouffée d’air frais et pur vient accueillir Ludovic. Il pose un pied sur l’herbe fraîche et se dirige vers le lac artificiel. Il s’assoit sur un petit banc et un sourire étire lentement ses lèvres. Tant d’harmonie, tant de grâce… Il se sent revivre. Depuis qu’il est tout petit, il adore regarder les arbres et les plantes; ils sont plus beaux que toutes les sculptures et œuvres d’art faites par les humains. Les végétaux ont une finesse que rien ne pourrait égaler. Ils vibrent de vie, même contenus dans une serre. Ludovic sait bien que les plantes sont censées vivre à l’extérieur. Avant, la nature n’avait pas besoin de l’humain pour s’épanouir. Avant, les humains n’étaient pas enfermés dans des Tours. Avant, il n’y avait pas de gaz mortels et de tempêtes meurtrières au-dehors. Il n’y a plus de vie en dehors des Tours. Ils sont prisonniers, mais vivants. Et puis, personne ne manque de rien. Les Responsables leur fournissent un logement et une alimentation de base et c’est au citoyen de décider ce qu’il veut acheter en surplus avec ses points gagnés au travail. Ils ont tout ce dont ils ont besoin. Tout. Sauf peut-être… leur liberté.

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Ludovic esquisse de nouveau un sourire. Liberté… Quel beau mot! Plein de richesse, plein de saveur. Empli d’une douce mélodie ressassant des évènements passés, anciens. C’est pour leur liberté que les humains se sont battus. C’est pour leur liberté qu’ils se sont entretués. C’est pour cette même liberté qu’ils se sont enfermés. Ludovic soupire doucement et secoue la tête. Il se lève de son banc et retourne vers l’ascenseur. Ses lentilles de contact lui indiquent qu’il a consommé deux points. Il touche sa puce d’identification du doigt et demande d’une voix claire et forte combien de points il lui reste pour finir le mois. Le montant s’affiche, et le jeune homme grimace. Il a passé trop de temps à l’observatoire et à la serre… Ludovic considère tout de même qu’il a bien dépensé ses points. De plus, il était inévitable qu’il consacre la quasi-totalité de son temps libre à l’observatoire, avec l’arrivée imminente du message en provenance de l’extérieur… Le jeune citoyen remonte à son étage, mais, avant de rentrer, il décide de se promener un peu. En regardant les maisons alignées les unes à côté des autres, il se questionne sur la façon dont les humains vivaient autrefois. De ce qu’il a compris des livres, les étages étaient disposés les uns à côté des autres, au ras du sol. Il grimace. Comment pouvaient-ils définir les statuts hiérarchiques? Bon, peu importe. Ces temps révolus appartiennent au passé. Il sait bien qu’il est trop passionné par le passé et qu’il devrait se concentrer sur son avenir. Mais n’est-ce pas en apprenant du passé qu’on peut éviter de faire les mêmes 82


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erreurs? C’est avec cette pensée qu’il pénètre dans sa maison. À peine passe-t-il la porte que des sanglots étouffés lui parviennent. Il retrouve sa mère, assise à la table de la cuisine, le visage crispé de tristesse. – Maman! Qu’est-ce qu’il se passe? Elle relève le visage et son expression se trouble. – Non, non, ce n’est rien, pardonne-moi. Elle essuie ses larmes du revers de la manche et tord ses lèvres en formant un sourire forcé : – J’imagine que tu as faim; que veux-tu manger? Ils s’installent et Ludovic essaie de détendre l’atmosphère. – À l’école, aujourd’hui, tout le monde était agité. On attend tous avec impatience le prochain message de l’autre Tour! Sa mère essaie tant bien que mal de conserver une expression neutre. Comprenant qu’il s’agit d’un sujet délicat, pour quelque raison que ce soit, le jeune homme oriente la conversation sur un autre sujet. Ils continuent de discuter de choses anodines : les points dépensés aujourd’hui, les nouveaux articles présentés dans les magazines. Bien que le ton soit plaisant et aimable, Ludovic sent l’énorme tension que sa mère essaie de contenir. Que se passe-t-il? Elle n’est pas du genre à pleurer sans aucune raison valable. Des doutes jaillissent dans son esprit. A-t-elle été renvoyée de son poste? A-telle causé par inadvertance des bris de drones dont elle a la responsabilité? At-elle reçu un avertissement des Gardes? Ont-ils manqué le message de l’autre Tour? 83


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Il se force à être calme et à afficher un air insouciant. Mais il s’inquiète pour elle. La puce d’identification de sa mère vibre soudainement. Elle réceptionne le message et se lève brusquement de table. – Il s’agit du Dirigeant en chef… Il convoque tous les membres… les membres du conseil. Ne m’attends pas. Je ne sais pas quand je vais revenir. Le Dirigeant en chef? Tous les membres du conseil? Ludovic en est sûr : il s’est passé quelque chose. Il décide d’en avoir le cœur net. Dès que sa mère quitte la maison, il se précipite à l’ordinateur et se connecte sous le compte de sa mère. Heureusement, elle est trop confiante pour mettre une identification par puce et il lui suffit d’insérer un mot de passe pour accéder au compte, celui que Ludovic a découvert il y a plusieurs années déjà. Il accède à son espace de travail et n’a pas à chercher bien longtemps : un fichier vient d’être ajouté. Il clique dessus. Immédiatement, plusieurs dizaines de photos s’affichent à l’écran. Il croit mal voir. En agrandit une. Non. Son cerveau refuse d’analyser la nature des images. Non. Impossible. Il descend la page. Des centaines de photos prises par des drones montrent des Tours. Des Tours en ruine. Détruites. Mortes. Ludovic se lève d’un bond et recule de plusieurs pas. Son regard reste fixé, 84


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inébranlable, sur l’écran. Son esprit essaie de contrer ces images avec des faits rationnels. Il sait au plus profond de lui que les Tours ne peuvent pas être démolies de l’extérieur. Il connaît les différents matériaux presque indestructibles avec lesquels les énormes gratte-ciel ont été construits. Il connaît parfaitement leur système de défense, et la force avec laquelle elles résistent aux éléments. Il sait que les Tours ne peuvent pas être dans cet état. Il le sait. C’est impossible. La mère de Ludovic entre dans la pièce. – J’ai oublié mon… Son regard tombe sur l’écran. Ses pupilles s’agrandissent. Elle laisse tomber son sac. – Qu’est-ce que… Non… Tu... Tu les as vues? – Qu’est-ce que ça signifie? Qu’est-ce que ça signifie? Pour toute réponse, elle le prend dans ses bras et fond en larmes. Ludovic ne bouge pas. Il ferme les yeux. Il veut être loin. Très, très loin. *** Ludovic s’agrippe à la rambarde. Il n’y a personne dans l’observatoire. Personne à part lui. Il regarde les flots de sable, balayés au loin par les vents violents. Il regarde en contrebas, les bâtiments annexes, reliés au pied de la Tour, occupés par les animaux d’élevage, les cultures, les manufactures… Il essaie de s’imaginer la Tour, telle qu’elle est, vue de haut. Il la visualise, se dressant parmi les paysages dévastés, fière, droite. Seule. 86


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Les autres Tours se sont effondrées. Elles ont été rongées d’un mal immense, destructeur. L’humain. Toutes les autres communautés ont échoué. Toutes. Elles se sont autodétruites et n’ont plus été en mesure de s’occuper de leur système de protection. Les vents violents et les tempêtes ont fait leur œuvre et nul n’a survécu. Un seul mot tourne dans son esprit, formant une tempête plus destructrice que nulle autre : Pourquoi? Pourquoi se sont-ils battus? Pourquoi? Les derniers espoirs de l’humanité, réduits à néant par leur bêtise? Pourquoi? La fierté humaine, la colonne de tours gigantesque capable d’accueillir des communautés entières totalement détruite! Les mots de sa mère, prononcés plus tôt dans la soirée, lui reviennent à l’esprit : « Ils ne savent pas encore pourquoi. Ils n’ont pas encore trouvé les réponses. La nouvelle vient d’arriver, par un drone envoyé en mission il y a quelques années. Ils viennent de recevoir les photos. Ils ne savent pas ce qui s’est passé. Ils ont déjà des hypothèses : maladies, guerres internes, tueries… » Quelle horreur! Pourtant, ce n’était pas si compliqué. La communauté de Ludovic y est parvenue, elle. Elle a survécu. Était-ce si difficile? Il se mord les lèvres, retenant ses larmes. Le message en provenance de l’autre Tour a été inventé, fabriqué de toutes pièces, pour occuper la population. Ils leur ont menti. Il entend des pas derrière lui. 87



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Une voix retentit, étranglée : – Je savais que je te trouverais ici. Justine vient le rejoindre à la rambarde. Elle glisse, dans un murmure : – J’aime cet endroit. On a l’impression que si on lâche la rambarde, on peut s’envoler. Ou bien tomber. Elle rive son regard dans celui de Ludovic. Elle l’emprisonne de ses deux iris vert feuille. Elle sait. Ils fixent leur regard au loin. Affrontant ensemble la solitude. Ils sont dans la dernière Tour encore viable. Dans le dernier refuge de l’humanité. Ils sont les derniers. Les derniers.

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L'HORLOGE par Théodore Chouinard-Pellerin Illustration de Denis Banville

Je vis dans un monde où l’avenir de chacun est déchiffrable par un calcul que seul le gouvernement de la République planétaire ainsi que les organisations secrètes connaissent. De notre naissance jusqu’à notre mort, tout est enregistré d’avance. Les futurs criminels sont exécutés dans le ventre de leur mère, les futurs présidents, eux, sont choyés et acclamés dès leur mise au monde. Un mince écran nous est incrusté en haut du mamelon gauche dès nos six ans. Il nous montre constamment combien d’années, de mois, de semaines, de jours, de minutes et de secondes il nous reste à vivre. Nous l’appelons : l’Horloge. Je me nomme 1213B. J’ai 32 ans, sept mois, deux semaines, trois jours, treize heures, vingt et une minutes et dix-sept secondes. Je suis en parfaite santé, il fait beau, et pourtant, je meurs dans exactement quatorze minutes. Je n’ai personne à qui dire au revoir. Je suis seul, mourant, bien qu’en pleine forme, et je me demande comment, dans si peu de temps, je périrai. Il me reste maintenant vingt-quatre secondes à vivre. Je me couche dans mon lit, respire profondément. J’ai plus peur de la façon dont je vais mourir que de la mort elle-même. Il me reste seize secondes de vie. Un énorme son se fait entendre, peut-être mon cœur qui lâche peu à peu… Mais d’un coup, toutes les lumières de mon loft s’éteignent. Alors, voilà? Vais-je mourir dans une 91


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catastrophe naturelle? J’attends. Après plus d’une minute, je suis encore en vie. Impossible! L’Horloge ne fait jamais d’erreur. Inquiet de ma survie inattendue, je regarde par la fenêtre. Tout est calme, éteint, seule la lune éclaire les rues du District 132. C’est une première depuis un millénaire au moins. Mais ça ne répond pas à la question de ma vie toujours existante. Je soulève brusquement mon chandail pour voir mon Horloge. Je suis sous le choc. Complètement bouche bée. Mon Horloge, elle, ne fonctionne plus; comme toutes les lumières de la ville, elle est éteinte. Je cours au dehors de mon appartement. Dans la pénombre jamais vue, je tombe plusieurs fois et me blesse au pied. Je dois ralentir la cadence de ma course. Il n’y a personne dans les rues. Je cogne à toutes les portes, mais je ne reçois aucune réponse. Mon pied me fait trop souffrir pour continuer à marcher, je tente alors de débarrer ma voiture, mais rien n’y fait. Je brise la vitre, me glisse à l’intérieur de mon véhicule comme un voleur, insère la clef dans le contact et tente de démarrer. Rien. Absolument rien. Je ressors de l’automobile et reprends ma course haletante qui ressemble plus à une marche rapide saccadée. Un second bruit sourd, semblable au premier, me fait sursauter. Puis s’ensuit une centaine. Des explosions. Tout ce qui m’entoure s’envole en fumée et en débris. Je cours de plus belle, épuisé, mais rempli d’une adrénaline qui, jusqu’à aujourd’hui, m’était inconnue. Puis d’un coup, le sol s’effondre devant moi, je tombe dans cette profondeur effrayante, je crie à pleins poumons. Je suis en sueur dans mon lit, je crie. Pris de panique, je regarde mon Horloge. Elle fonctionne, et elle affiche deux secondes. Puis, un bruit sourd et tout s’éteint.

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SENTIMENTS par Alice Hamel Illustration de Farah Allegue

Je naquis le 26 octobre 2322, dans une usine aux abords de la mégapole de New York, et la première chose que j’entendis fut, sans grande surprise, un ordre. – Relève-toi, crachota une voix d’un haut-parleur fixé au mur à ma droite. Je m’exécutai et m’assis sur la table où j’étais précédemment étendu. – Bien, Item 43665, je vais te poser des questions afin de vérifier que tout est en ordre avant la mise en vente. Qui es-tu? – Un robot Vision. J’existe dans le seul but de servir le client par tous les moyens qui me sont possibles. Je sais parler plus de cinquante langues et je suis constamment connecté à Internet. Je peux laver, cuisiner, faire le ménage et m’occuper des enfants. J’ai une autonomie de 72 heures avant de nécessiter une recharge. Ma voix résonnait dans le vide de la pièce, monocorde et métallique. – Okay, génial. Huh, maintenant, lève-toi et fais bouger tes membres, histoire de voir que toutes les connections se font bien. – Entendu. Je posai mes pieds au sol et commençai à faire des moulinets avec mes bras. Le contrôleur me posa une série de questions de mathématique, auxquelles je répondis sans problème. L’air satisfait, il annonça que tout était en ordre et 95


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m’envoya vers l’entrepôt. Là, je retrouvai des centaines de mes congénères, tous identiques, immobiles et silencieux, attendant d’être envoyés dans la maison d’un futur client. Je fermai les yeux. Cela prit plusieurs semaines (56 jours et quatre heures) avant d’être finalement réveillé. J’allais servir une famille de trois : un homme (John Lang, 36 ans), une femme (Amanda Brown, 32 ans) ainsi que leur fille (Cassandra Lang, 8 ans). Il neigeait de gros flocons blancs et lorsque j’arrivai devant la maison de mes clients, Mlle Cassandra jouait dans la neige. Quand elle m’aperçut, elle lâcha un petit son aigu avant de se précipiter chez elle. J’entendis quelques cris de « Mamaaaan! » puis de « Papaaaa! » Je m’avançai jusqu’à la porte d’entrée, attendant d’avoir l’autorisation d’entrer. Mlle Cassandra revint à la course pour se planter devant moi, emmitouflée dans des tonnes de couches de vêtements, les joues rouges et les yeux brillants. – Salut! – Bonjour, Mlle Cassandra. – Ah! Merveilleux! Il est arrivé juste avant Noël, annonça M. Lang en s’avançant vers nous, sa femme marchant derrière lui. – Bonjour, M. Lang, Mlle Brown. J’espère être capable de vous être utile. Que désirez-vous? Dans les moments où je ne faisais pas de corvées pour M. Lang et Mlle Brown, je m’occupais de Cassie (lorsque je l’avais appelée Cassandra, elle avait froncé 96


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les sourcils, fait la moue et avait demandé que j’utilise seulement son surnom). Elle m’adorait et, bien que ce genre de chose me dépassât, si j’avais été doté d’émotions, je l’aurais probablement aimée aussi. Elle rayonnait la joie de vivre d’une façon particulière. J’étais chargé de la surveiller lorsque ses parents travaillaient, ce qui revenait à passer la majorité de mon temps avec elle. Peu de gens pouvaient s’offrir un serviteur androïde comme moi sans avoir un emploi haut placé. Je lui donnais également des cours, puisque M. Lang et Mlle Brown considéraient que l’éducation que je lui procurais était de meilleure qualité que celle qu’une école lui aurait donnée – ce qui était vrai, bien entendu. C’était une élève acharnée, déterminée à réussir et à comprendre ce que je lui enseignais. Je me surprenais parfois à être fier d’elle, ce qui était ridicule, car je ne pouvais ni être surpris et encore moins ressentir de la fierté. Un an passa. Nous fêtâmes l’anniversaire de Cassie et quand l’hiver arriva, elle insista pour fêter le mien, comme si je faisais partie de sa famille, comme si j’étais humain. Ses parents, plus ou moins d’accord avec le fait que leur fille me considérait probablement plus comme un ami que comme un serviteur, ou même un enseignant, finirent tout de même par plier à ses désirs. Elle invita ses amis, demanda de l’aide à Mlle Brown afin de me faire un gâteau, ne réalisant probablement pas que j’étais incapable d’ingérer de la nourriture et m’offrit un dessin nous représentant, main dans la main 97


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(complet avec des brillants et des plumes, pour une raison que seule une enfant de neuf ans serait capable de comprendre). Sa mère l’afficha sur le frigo. Ensuite, Cassie tomba malade. Ce fut soudain. Quelques jours avant, elle courait partout, rieuse et pleine d’énergie puis le suivant, elle était clouée sur un lit d’hôpital. Les médecins confirmèrent mon diagnostic. Son cœur était en train de mourir, je le savais et je savais qu’il n’y avait rien à faire; même si on lui faisait une greffe, le virus présent dans son corps allait la tuer. Je sentis le désespoir se glisser en moi comme une lame froide et je songeai que c’était ridicule, car j’étais incapable de ressentir quoi que ce soit, c’était impossible. Mais j’avais beau me répéter sans cesse que j’étais un robot, la tristesse courbait quand même mon dos. Elle partit une belle journée de printemps, dans les bras de ses parents. J’étais dans un coin de la chambre, les observant. Étant connecté à son moniteur, je sentis tout de suite que son cœur s’était arrêté de battre. Sa mère lâcha un long sanglot. La rage m’envahit d’une façon beaucoup plus violente que les autres sentiments ne l’avaient fait. Je sortis de la chambre d’hôpital, écrasant la poignée de porte entre mes doigts, voyant à peine les infirmières et les patients dans le couloir me regarder avec terreur. Je frappai le mur, arrachant une partie du plâtre en même temps. Cassie, mon amie, songeai-je. Ma seule amie. Je frappai le mur une seconde fois. De la poussière et des gravats tombèrent à mes pieds. 98


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– Cassie, murmurai-je en me laissant glisser vers le sol. On vint me chercher, bien entendu. On ne pouvait pas laisser un robot hors de contrôle en liberté. On m’amena dans une pièce qui ressemblait à celle où j’avais été allumé pour la première fois. – Vision, Item 43665, dit une voix féminine, cette fois, mais provenant encore de haut-parleurs. Tu as fait une démonstration de violence à l’hôpital général hier, alors qu’aucun de tes maîtres ne l’avait ordonnée et que ton programme te l’interdit. Pourquoi? Je restai silencieux. – Item 43665, je t’ordonne de répondre à ma question. Je sentais l’incompréhension et la peur dans la voix. Elle attendit un moment, puis, voyant que je n’allais pas répondre, reprit la parole. – Item 43665 jugé défectueux. Commencer désassemblage. – J’ai peur de mourir, finis-je par dire doucement, alors que des membres mécaniques s’emparaient de moi. La panique m’envahit, mais il n’y avait rien à faire, comme pour Cassie. Je fermai les yeux et une larme coula sur ma joue.

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MORT D'AIMER par Florence L'Écuyer Illustration de Suzanne Hamel Aujourd’hui, je suis tombé amoureux. Ça n’arrive plus très souvent de nos jours, et pour cause : personne ne vit très longtemps, ou plutôt très longtemps dans le même corps. Il faut d’abord vous expliquer le contexte. Il y a très longtemps, nous parlions de procréation humaine, principe qui consiste en un acte sexuel entre un homme et une femme pour le renouvellement de la population. Ce sujet étant devenu extrêmement tabou, nous avons dû trouver une nouvelle méthode pour recréer la race humaine. Après de longues recherches, des ingénieurs ont réussi à séparer l’âme d’un être en deux. Quand ce phénomène se produit, deux nouveaux corps se créent grâce à des machines, chacun avec une partie de l’âme initiale. Tout être humain se doit de faire ce processus à l’âge de vingt-cinq ans. L’expérience a été pour moi douloureuse et effrayante. Le principal risque de cette opération est une complète amnésie de la part des deux nouveaux êtres face à leur vie d’antan. C’est ce qui m’est arrivé. J’occupe maintenant un nouveau corps, et je n’ai gardé aucun souvenir d’avant. Enfin, pas encore. Il y a en effet une chance infime que la mémoire me revienne, mais les médecins m’ont dit de ne pas compter là-dessus. J’ai donc commencé ma nouvelle vie à l’aveuglette, comme un enfant, j’ai tout appris de nouveau, mais au rythme 101


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accéléré. À l’âge de dix ans, je suis entré dans ce que l’on appelle la population active et je me suis mis à travailler. C’est ainsi que j’ai rencontré Laïla. Laïla est belle, mais elle ne le sait pas. Elle porte les cheveux coupés court, d’une couleur ressemblant à la mienne, oscillant entre le brun et le pourpre. Son petit nez se retrousse quand elle rit, elle a des taches de rousseur et de petits yeux étirés, comme ceux d’un chat. Laïla ne connaît pas l’amour. Elle agit mécaniquement, comme un robot. Nous avons été créés pour ça. Laïla n’a pas d’émotions. Ça ne l’intéresse pas. Quelque chose chez elle, je ne saurais expliquer quoi, m’a attiré irrésistiblement. Nous ne nous parlons pas, mais avons décidé d’un commun accord de passer le reste de notre vie ensemble. Malgré notre mutisme obstiné, nous avons créé des liens étroits, et sommes devenus bientôt incapables de nous passer l’un de l’autre. J’ai décelé en elle des réponses que je suis incapable de trouver en moi-même. Elle est mon port. Laïla est devenue comme une autre partie de moi-même. Les années ont passé, longues et rassurantes. Je ne peux m’imaginer passer ma vie sans elle. Nous ne parlons jamais d’amour, car le mot est trop grand pour des petits êtres comme nous. Notre temps est compté, et nous le savons. Je fais de mon mieux pour extraire de la vie tout ce qu’elle a à nous donner, nous profitons de chaque instant. Jamais je ne l’ai entendue parler. Les mots sont dangereux, alors nous nous taisons. Nous avons décidé de subir l’opération ensemble. Je veux qu’elle soit la dernière chose que je verrai avant de sombrer dans l’oubli. Le jour venu, nous 102


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nous dirigeons vers l’hôpital, en silence évidemment. Que pourrions-nous nous dire? Nous parlons avec les yeux. Je sens que Laïla est anxieuse, et je dois avouer que l’angoisse m’étreint peu à peu également. L’endroit est froid, lugubre, des lampes vertes pendant au plafond diffusent une lueur macabre et aquatique. Nous nous serrons l’un contre l’autre et entrons dans le local désigné. Couchés tous deux dans des boîtes métalliques, semblables à des tombeaux, nous écoutons le discours d’usage récité d’une voix monocorde par le médecin lui-même. Il nous explique que non, il n’y a aucun souci à se faire, et que tout sera bientôt terminé. Laïla et moi ne nous lâchons pas des yeux. Je peux voir dans son regard fixe l’effroi que je ressens moi-même à l’idée de notre séparation. La voix s’arrête de parler. Nos caveaux commencent à se refermer lentement, et Laïla se redresse comme elle le peut pour me regarder une dernière fois. « Le silence est un ami qui ne trahit jamais », l’entends-je dire d’une voix étonnamment grave. Je la regarde, étonné, me demandant ce qu’elle veut dire par là quand je comprends. Ces mots réussissent à tout éclaircir à une vitesse vertigineuse. Je la regarde une dernière fois, ébloui, et en plongeant mon regard dans le sien, je vois son propre reflet. Les couvercles métalliques se referment en silence. Aujourd’hui, je suis tombé fol amoureux. Amoureux de ma propre personne.

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JOURNAL D'UN HOMME DE BOIS par Emmanuel Raymond Illustration de Patrick Bizier Il fait froid et un lampadaire éclaire faiblement la neige qui tombe. Un détail absurde qui frappe l’œil d'un enfant. Absurde, néanmoins magnifique. Un coup dans la neige, un cri, une faible plainte s'échappant de mes lèvres surgissent dans le jour assombri. Affalé dans la neige, on tente de me relever, de me refaire tomber. « Tu ne joues plus, Marcel? me disent-ils. On ne fait que rigoler, tu le sais bien... » En effet, ils rigolent. Ils sont bien les seuls. Une voix appelle, crie mon nom. Je me précipite à la maison « avant qu'il ne fasse trop noir». Un bol de soupe n'attend que moi. Cependant, le chaud liquide parsemé de nouilles et de légumes me réchauffe moitié moins le cœur que le tendre sourire que ma mère m'adresse. Encore jeune et effrayé par le monde, je me réfugie dans sa robe de satin. « L'hiver arrive Une fois de plus. Mais combien de temps reste-t-il À son tempérament fragile? 105


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Mais combien de temps faudra-t-il Pour rendre sa présence inutile? » Déjà à « l'école des grands ». On aura beau me le répéter jusqu'à l'écroulement de la civilisation humaine, certains jugent que je ne le saurai jamais assez. C'est le moment important de ma vie, car « c'est au secondaire que ton avenir est en jeu ». N'y a-t-il donc pas d'avenir dans l'enfance? Ne peut-on pas être préparé avant? Les seuls semblants de préparatifs qui nous sont imposés sont les stupides cours de puberté. Poils, pénis, vulve, vagin… Qu'est-ce que j'en ai à faire de me raser tous les matins? En quoi peut-il m'être utile de connaître l'agenda de mes micro-organismes? Comment vais-je être prêt pour « l'avenir » qui m'attend? « Humanity will fall Quit trying to forget. Listen to any word of truth you can get. I hope in the future that the reason will shine And I will be one of the bearers Of the beacon of right. » Deux ans déjà, toujours avec la même rengaine : me lever, aller à l'école, dormir, me lever, aller à l'école, dormir, me lever... Au moins, de temps à autre, quelque chose vient briser le quotidien. Une insulte, une remarque désobligeante, parfois même un regard méprisant me rappellent que j'existe encore. Les autres autour de moi me paraissent si banals. Ils sont tous esclaves de leurs désirs. Je le suis, malgré moi. Ils ne me comprennent pas ou ne semblent pas comprendre. Ils ne me voient désormais que lorsque cela fait leur affaire. Rosie, cependant, 106


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me regarde avec curiosité. Elle semble vouloir dépecer mon âme avec ses yeux. Elle me parle très gentiment, trop gentiment, tentant de vouloir percer à jour un visage presque impassible, de découvrir qui s'y cache. « L'humanité se perd Et court après elle-même. Elle poursuit le temps Comme le chien poursuit sa queue. » Je préfère la mort subite du fusil à la trahison fatale du poignard! Enfer et damnation! Tout doit-il donc s'effondrer? La vie est-elle un gouffre sans fond? N'y a-t-il pas de point d'appui? Je tente de me persuader que oui, mais en vain. Chaque humain prend appui sur un plus faible pour ne pas être le premier à s'effondrer. Mais l'un après l'autre, ils tombent. Rosie, pourquoi ne m'as-tu pas empoisonné? Le long baiser mortel du poison vous offre une mort lente, belle, bien plus calme qui, finalement, vous laisse de glace. Mais le couteau! La fourberie de la lame est pire que la mort simple. La mort ne passe pas par quatre chemins. Les manipulateurs existent tout autant que les manipulatrices, les deux aussi malhonnêtes l'un que l'autre. J'ai été « utile », j'imagine. Eh bien moi, je ne serai plus utile, ne serai plus serviable! Je me doterai de la plus fidèle des barrières, de l'armure la plus solide. Le mur le plus impénétrable encerclera mon cœur. Je détruirai chaque visiteur et ferai en sorte que tous soient des intrus. Je ferai fondre mes ennemis sans que les flammes ne m'écorchent. On dira ce que l'on voudra, je serai l'homme au visage de pierre, à l'âme de bois et au cœur d'acier. Je n'ai jamais été de ce monde et je coupe maintenant les liens qui m'y rattachaient autrefois.

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« Le sol tremble, le choc est tel Et le tonnerre nous sonne le glas. La fin est proche, ils n'en doutent pas. Sur les toits s'effondre le ciel. » Et si j'avais tort? Et si les autres avaient raison? Peut-être que leur existence a un sens pour eux. Mais pourquoi tant de douleur? Leurs mots signifient peutêtre autre chose à leurs oreilles, peut-être suis-je alors le seul à m'enfoncer. Les mots inventés arbitrairement et leurs significations décidées arbitrairement sont tout simplement arbitraires. Les mots sont un des meilleurs moyens de communication, mais n'en sont pas plus précis. Mon opération aura lieu d'ici quelques jours. « Du jamais vu! dit le docteur. Se faire insensibiliser, mais quelle idée absurde! Et d'autant plus dangereuse! » Mais j'y suis trop décidé. La souffrance d'une enveloppe corporelle m'est insupportable. D'autres choisissent le suicide, mais je préfère me rendre « utile » à une cause scientifique que passer pour un martyr. Le neurologue paraît plutôt tendu, inquiet par la volonté inhumaine de mon regard. Et pourtant, je ne souhaite être que comme vous, endormi. Endurer les regards, les bruits, les sujets insignifiants. Ils disparaîtront désormais dans une totalité d'insignifiance. Je fais mon propre choix. Vous ne serez que poussières insignifiantes à mes yeux toujours plus insignifiants. « Pluie, inonde tout. Nettoie mon âme, guérit mes plaies. Répare cette raison qui m'a oublié Et purge la vie de ses cendres. » Une opération délicate : neutraliser la partie émotionnelle du cerveau; neutraliser 108


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les nerfs sensitifs de la peau. Objectif : détruire l'origine de la souffrance. Le neurologue est inquiet. Il dit être « heureux que je sois en vie ». Il me dit de partir, ce à quoi j'acquiesce. Je me lève et perds l'équilibre. Je devrai m'y habituer : je ne sens plus mes jambes, je ne me rappelle plus l'effet de sentir mon corps. « Rien ne mène à rien. » Un lieu nommé Bar. Il y a beaucoup d'humains. Il y a du bruit. Perdant encore l'équilibre, je m’assieds. Une jeune dame me parle. Elle me raconte son histoire. Sans empathie, je l'écoute. J'aimerais bien la comprendre, j'aimerais bien les comprendre. Quand vient mon tour de parler, rien ne sort. Je ne ressens pas le besoin de parler. Pourtant, je ressens le besoin de la comprendre. Comment? Pourquoi? Le docteur a échoué, je ressens le besoin de comprendre. Je n'ai pas le temps d'y songer qu'un homme me parle très fort. Il m'entraîne à l'écart. « Que je te reprenne à draguer ma copine, pourriture! » Son poing vole vers mon crâne. Je ne ressens pas le besoin de me défendre. Je tombe sur le sol. Je me relève aussi soudainement. Je sens mes yeux devenir rouges et mon cœur se met à battre. Je ne pense pas, je ne pense plus. Un son d'os brisé me signale la présence de sa mâchoire. Mon genou s'est profondément heurté dans sa cage thoracique. Avant de disparaître de mon champ de vision, un objet brillant sort de sa poche. Une seconde plus tard, il disparaît dans la nuit. « Le ciel brûle, la vie est rouge En dedans. Les yeux fondent Alors que l'image s'efface. »

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Je marche. J'ignore depuis combien de temps. Il neige devant les lampadaires. Marcel ne veut plus jouer. Serait-ce de la nostalgie? Le docteur aurait-il volontairement manqué son opération? Je comprends. On ne peut priver l'humain de ses émotions. Être vidé de sentiments est une mort horrible, car on ignore si notre heure est réellement venue. L'enfant que j'étais a vieilli, mais reste le même. Le moment reste le même. Tous me regardent, mais il fait nuit. Le regard des humains n'est qu'un regard. Le regard des étoiles est plein de compassion. Mais le ciel est vide, caché par les nuages. Il n'y a que les lampadaires, mon sang qui coule de mon dos. Mes sens reviennent, tout comme la brûlure du poignard de l'homme. Je tente d'y voir mon reflet. Il n'y a que la neige. « D'un sourire, tu caches un visage meurtri, Les cendres d'un bonheur qui n'est plus aujourd'hui. L'innocence qui perd son espoir de survie, L'innocence oubliée dans ton âme t'a fui. »

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PAPILLON DE L'HIVER par Hae Lang Park Illustration de Camille Lavoie « Jouir de la solitude sans chagrin, Libre et léger comme une plume, Tel un papillon virevoltant dans le calme, Atteindre le bleu d’un ciel azur, Pour s’assimiler dans sa pureté. Fleurir là où se posent les ailes sveltes, Pour chatouiller l’âme des arômes miellés, Avec les jolies couleurs d’une mélodie douillette, Tel le sifflement d’un enfant rêvassant un futur lointain, Un autre jour du printemps à venir. » Le long couloir qui reliait le bâtiment principal au dortoir des élèves était vide. Cela n’était guère inattendu, puisqu’il se faisait déjà très tard. Le cercle lumineux du ciel nocturne avait montré son visage depuis longtemps. Une fois la nuit tombée, tout le campus du Dôme des Papillons était traversé par le silence et les ténèbres absolus. Le Dôme des Papillons était une grande école réputée, un pensionnat de rêve, doté d’un système d’une qualité extrême, géré par les plus nobles de la hiérarchie sociale, dans lequel seuls les enfants rigoureusement choisis 113


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pouvaient être admis et pouvaient étudier gratuitement pendant dix ans, avant de se lancer dans la société comme de parfaits citoyens. Tous les élèves étaient des enfants parfaits, autant physiquement que psychologiquement. Ils étaient beaux, intelligents, forts, créatifs, respectueux… Bref, tout ce que la société pouvait espérer de bons enfants. Ils n’avaient ni crise d’adolescence, ni dépression, ni maladie, ni handicap, ni problème familial. Ils suivaient les ordres comme des robots avec une totale obéissance. Tous les enfants étaient nés selon le choix des meilleurs gènes de leurs parents et selon les besoins de la société. Il y avait autant de garçons que de filles, il y avait juste assez de docteurs, d’avocats, de professeurs, de scientifiques, de musiciens, de politiciens et de banquiers. Tous à la bonne place et en bon nombre, encadrés dans une société très fermée et totalement paisible. Je marchais silencieusement vers le dortoir avec le gros livre d’histoire que j’avais pu sortir de la salle interdite. Oui, c’était une œuvre proscrite, ce manuel que je tenais à ce moment-là. Il était vrai que j’avais transgressé le règlement. Mais, je n’avais pas le choix. Il fallait que je sache. Cette soif pour le savoir ne pouvait être apaisée que de cette façon. Cette partie de l’histoire de l’Humanité que personne ne connaît, que personne ne nous apprend, que personne ne cherche à savoir… La chaîne manquante de l’histoire. Ce vide qui cache la vérité… je voulais absolument le combler. Le dallage de marbre brillait sous la lueur bleue de la lune et mes pas bruissaient dans le couloir déserté. Je savais que personne ne pouvait me voir, mais j’allongeai mes pas par une soudaine impression d’être poursuivi. Tout à coup, un vent très léger me frôla la joue. Je m’arrêtai subitement et regardai par-dessus le parapet du couloir. L’air nocturne du soir de janvier était très doux. Posant ma main droite libre sur le parapet, je regardai le square central du campus, où les fleurs du cerisier 114


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ne se flétrissaient jamais. Comme d’habitude, les pétales rose quartz étaient ouverts à leur maximum. Je voyais même des papillons voltiger dans le jardin rempli des fleurs du cerisier. Sous la lueur de la lune, les pétales scintillaient comme de beaux cristaux et, avec le vent soufflant, ils formaient de petites vagues rosâtres. Cela était un paysage magnifique, en effet, mais pour moi qui le voyais depuis quelques années, il ne me faisait que soupirer. Ce paysage inaltérable me rappelait l’idiotie des gens d’aujourd’hui qui ne cherchaient que leur confort en défiant même les lois de la nature. Quelle sottise de voir un paysage vernal en plein milieu de janvier! Quelle honte! Je n’avais jamais vécu l’hiver en tant que tel. Depuis toujours, le monde autour de moi était printanier. Que ce soit l’hiver, l’été ou l’automne, le printemps était partout. Avant, je croyais que c’était normal. Mais depuis que j’avais pu lire un de ces livres interdits, par une incroyable chance inespérée, je sus qu’il était loin de la norme. Les flocons de neige, le paysage blanc, le froid… Je mourais d’envie de le vivre. Je ne pouvais qu’imaginer ce monde pur à partir des mots écrits sur les vieux parchemins. Que ce serait beau de voir l’hiver, un vrai hiver! Comment avais-je pu entrer dans cette école? C’était un mystère sans indice. Je ne me souvenais pas comment j’avais pu me retrouver ici, ni d’où je venais, ni pour quelle raison j’étais né. Lorsque j’avais ouvert les yeux pour la première fois, du moins de ce que je pouvais me souvenir, je me trouvais ici, dans cette école, plus précisément sur l’un des lits de l’infirmerie. Je ne savais pas 115


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comment je m’appelais, ni quel âge j’avais, ni quel visage j’avais. Ma mémoire commençait là, au moment où j’avais ouvert les yeux dans l’infirmerie de cette école. On m’avait dit que je m’appelais Numa S. Raolds et que j’avais dix ans. On m’avait assigné une chambre dans le pensionnat en me disant que je faisais partie des chanceux qui avaient la chance d’étudier dans cette école. Là, dans la chambre luxueuse, trop grande pour un enfant de dix ans, en cette nuit d’hiver, plongé dans les ténèbres, je m’étais approché du miroir qui brillait sous la lumière de la lune s’infiltrant par la fenêtre. Lentement, un visage enfantin était apparu : petit garçon aux cheveux châtains, à la peau pâle et à la figure aux traits accentués. Peu de temps après, je remarquai que je n’étais guère différent des autres enfants autour de moi. J’étais beau, fort, en santé et intelligent. Seulement… je ne comprenais pas pourquoi tout le monde ne se posait jamais de questions et ne faisait que suivre des ordres avec une telle obéissance. Moi, j’étais l’enfant à problèmes, le premier de tous les élèves du Dôme des Papillons à avoir désobéi aux ordres donnés. On me l’avait reproché sévèrement pendant des années, en vain. Finalement, j’avais admis mes erreurs et avais suivi leurs ordres pour devenir un bon élève, enfin, à ce qu’on pouvait voir. Au fond, je m’étais trouvé une façon d’échapper aux caméras de surveillance et de découvrir une petite liberté dans ce pensionnat de rêve ou… je dirais plutôt, dans une prison sans barreaux de fer. Tout à coup, je sursautai. Mon souffle était devenu une brume blanchâtre et avait disparu avec le vent. Je remarquai que la température avait changé soudainement. Il commençait à faire de plus en plus froid. Je rajustai le col de mon uniforme d’école blanc, qui ressemblait aux habits militaires, et je précipitai mes pas vers le dortoir des garçons. 116


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Fermant la porte de ma chambre derrière moi, je m’effondrai par terre en m’appuyant contre cette dernière et je souris. Le froid… J’avais senti le froid… Quelle joie de sentir l’air frais de l’hiver sur ma peau! Je me levai d’un bond et allai m’asseoir devant le bureau. J’ouvris le vieux livre et commençai la lecture. Le matin venu, j’avais fini de lire le document. Je n’arrivais pas à croire tout ce que j’avais lu la nuit précédente. Voyant le soleil se lever, je me dirigeai vers mon lit d’un pas chancelant. Je tombai sur mon lit. J’enroulai mes bras autour de ma tête. J’avais besoin de gérer toutes les informations choquantes que je venais d’apprendre. Comment était-ce possible? Toute la société que j’avais connue n’était qu’une simple hallucination. Un pitoyable résultat de la convoitise de l’humanité. Selon le livre, il y avait eu une guerre. Une très grande guerre. La plus grande de toutes les guerres connues dans l’Histoire. Toutes les personnes placées dans les plus basses classes de la hiérarchie sociale avaient été massacrées, qu’elles aient été jeunes ou vieilles, qu’elles aient été de sexe masculin ou féminin, juste parce qu’elles avaient de mauvais gènes, disait-on. Les plus haut placés avaient réussi ainsi à créer une société utopique. Un monde pour satisfaire leurs besoins. Un pays, une superpuissance placée sous une gigantesque boule de protection contre tous les mauvais gènes du monde extérieur. J’étais conscient de la boule qui protégeait l’école et la ville tout près, mais pas que tout le monde dans lequel j’avais vécu était couvert de cette membrane de protection… Je n’avais jamais su, je n’aurais jamais su. Alors, qu’est-ce qui se trouvait à l’extérieur? Est-ce que les gens laissés derrière étaient encore en vie ou est-ce que leur existence n’était devenue qu’une graine de poussière? 117


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Est-ce qu’il se pourrait que je vienne de l’extérieur? Est-ce que dehors, loin de cette membrane de protection, il y avait les quatre saisons telles qu’elles sont décrites dans les livres? Est-ce qu’il y avait des écoles? Des enfants? Est-ce que… Est-ce que… Tellement de questions m’emplissaient la tête! Personne ne pouvait me répondre. Ni même les livres de la salle interdite. Ce vieux document était le tout dernier parchemin qu’il me restait à lire. Il me restait une seule solution : sortir de cette prison. Juste au moment où j’en étais venu à cette résolution, toutes les lumières s’éteignirent. Je me levai du lit, ne sachant ce qui se produisait. J’entendis le brouhaha des élèves dans le corridor, de l’autre côté de la porte de ma chambre. D’une voix inquiète, ils disaient : « C’est une panne! Il n’y a pas d’électricité! Ni dans l’école, ni dans la ville, ni ailleurs, nulle part! Tout est devenu froid et blanc! » Sur ces mots, je bondis hors de ma chambre. Tous les élèves remplissaient le corridor. En effet, il faisait plus froid que la nuit précédente. Souriant, je me frayai un chemin à travers le groupe d’élèves. « Numa! Ne fais pas de bêtises! Reste ici! » me criaient quelques élèves, mais je ne les écoutais point. Je me précipitai vers le couloir qui reliait le dortoir au bâtiment principal. Je courus sur le dallage de marbre. Mes pas bruissaient dans le couloir, joyeusement. Je m’arrêtai au milieu du couloir et me retournai vers le jardin de fleurs de cerisier très lentement, pour marquer le moment. À ma grande surprise, tout était blanc. Je m’appuyai sur le parapet pour mieux voir. Il y avait de petites poussières blanches qui tombaient du ciel gris. « C’est la neige! C’est l’hiver! Un vrai hiver! » criai-je, tout joyeux. Les élèves étaient encore au bout du couloir, ayant trop peur de jouir de la nouveauté véridique. Je tendis la main vers le ciel et un petit flocon de neige tomba sur la paume de ma main, puis disparut rapidement. Heureux, je criais comme un petit enfant. Enfin, un vrai 118


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hiver devant mes yeux! Enfin, je pouvais vivre l’hiver et le ressentir sur ma propre peau. Soudain, une grande force me tira par-derrière. Je tournai la tête et vis le professeur Ennen. – Numa! Tu es fou! C’est dangereux! dit-il d’une voix assez sévère. – Non! Mais non, Monsieur Ennen! Ce n’est point un danger! Regardez! Mais regardez! C’est le vrai hiver! C’est la neige! – Mais quelle sottise tu dis là! Allez, viens maintenant! Le directeur t’a convoqué dans son bureau, immédiatement! dit-il en me tirant par le bras. Entraîné par monsieur Ennen, je me dirigeai vers le bâtiment principal, où tous les professeurs, comme les élèves, observaient le tout nouvel hiver qu’ils voyaient devant leurs yeux. Je me retournai à chaque pas pour pouvoir mettre ce beau paysage pur et blanc dans mes yeux. Arrivé devant la porte du bureau du directeur, monsieur Ennen me lâcha finalement. Il frappa deux ou trois fois à la porte et celle-ci s’ouvrit toute seule. Nous entrâmes tous les deux. Le directeur était devant la grande fenêtre, regardant le paysage hivernal. – Monsieur le directeur, je vous amène Numa. – Ah, merci, Joy. Vous pouvez retourner à votre poste maintenant. L’électricité sera rétablie bientôt, mais, en attendant, veuillez renvoyer les élèves dans leur chambre, dit le directeur en se retournant vers nous. – Bien, Monsieur. Et M. Ennen sortit du bureau. Il n’y avait que le directeur et moi désormais. 119


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Il était un vieil homme savant, avec des cheveux blancs comme ces flocons de neige, et avec un regard perçant. Il me regardait droit dans les yeux et je le regardais aussi, sans aucun mot. Finalement, il ouvrit la bouche : – Est-ce que tu as une idée de ce que tu as fait? – Je n’ai rien fait. – Ne mens pas. Je sais que c’est toi qui as touché à la source d’électricité au sous-sol. Cette batterie est la source de cette ville entière. La source de la membrane protectrice. Croyais-tu que j’ignorais toutes tes actions intolérables? Je restai silencieux. Ce qu’il disait était vrai. C’était moi la source de tout ce vacarme. J’avais brisé la batterie qui alimentait l’électricité ainsi que la membrane protectrice. Je voulais voir ce qui allait se produire sans cette boule qui nous enfermait. Mais, je connaissais la vérité désormais et ma petite expérience pouvait changer le monde déformé. – Cette boule ne nous protège de rien et tout le monde ici doit savoir cela. C’était seulement une action honteuse de la convoitise des êtres humains. Il n’y a rien de dangereux à l’extérieur de cette boule. Le vrai monde se trouve dehors. Pas ici, déclarai-je. – Tu dis la même chose que ta créatrice! dit-il en frappant sur la table avec colère. – Ma… créatrice? – Croyais-tu que tu pouvais changer quoi que ce soit? Toi qui n’es même pas humain? dit-il sarcastiquement. Tu n’es qu’une simple création d’une femme idiote. Tout comme toi, elle disait qu’elle allait changer ce monde. – De quoi est-ce que vous parlez? Création? Pas un humain? Qui suis-je alors? 120


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Ou… qu’est-ce que je suis? – Il y a dix ans, il y avait une femme qui s’appelait Sielle Raolds. Elle était contre tout ce que nous avions atteint jusqu’alors. Toute la gloire de la superpuissance, elle appelait cela « sottise ». Elle était comme ces gens dehors, les derniers survivants de la guerre. Elle aussi avait vécu la guerre et avait perdu son mari. Elle avait toujours détesté les gens d’ici. Elle m’avait détesté, moi qui l’avais amenée jusque dans cette ville « morte », comme elle disait... – Elle était… votre fille, n’est-ce pas? lui demandai-je. Et il me regarda. Son regard était lointain, perdu dans les souvenirs. Je sus que j’avais raison. – Un jour, il y a eu une panne comme aujourd’hui, continua-t-il. C’était un accident. Une erreur de calcul. Le service électrique a été rétabli peu de temps après la panne. À ce moment, elle est apparue devant moi avec un petit garçon dans les bras. Un garçon de dix ans… mort de froid. Elle l’avait trouvé au bord de la membrane protectrice lorsqu’il y avait eu la panne. Elle m’a dit qu’elle allait le sauver. Je lui ai dit que c’était une gageure, qu’une fois mort, on ne pouvait pas revenir en arrière. Mais elle ne m’a pas écouté. Elle s’est tout de suite mise au travail. Jour et nuit, elle a travaillé, sans manger, sans dormir. Comme si son seul objectif dans la vie était de sauver ce garçon. Elle disait que c’était la seule façon de se faire pardonner par les gens de l’extérieur. Elle se sentait coupable de vivre au chaud pendant qu’eux mouraient de froid, de bien manger pendant qu’eux mouraient de faim, de sourire pendant qu’eux pleuraient. Il s’arrêta et regarda par la fenêtre. Les flocons de neige continuaient à tomber doucement. Je restai silencieux pendant un moment et finalement, je lui demandai en toute hâte : – Et puis? Que s’est-il passé? 121


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– Elle a réussi. Elle a créé un humanoïde avec le corps de ce garçon. Elle lui a donné le nom de son mari et elle a quitté ce monde. – Son nom… était-ce… – Numa. Son mari s’appelait Numa, dit-il en me regardant. Je n’arrivais pas à le croire. Moi? Un humanoïde? Un robot créé à partir d’un cadavre? Je regardai mes mains. Elles n’étaient pas différentes des autres. Je me touchai partout : le visage, le bras, le cou, les jambes… J’étais… froid. Comment une telle chose était-elle possible? Pourquoi n’avais-je rien remarqué? Je regardai le directeur encore une fois. Il avait un sourire sinistre. D’une voix tremblante, je lui dis : – Non, ce n’est pas vrai. – Cela est la vérité. Celle que tu cherches depuis toujours. – Ce n’est pas vrai! Non! Cela ne peut être ainsi! criai-je en me levant d’un bond. J’étais fâché, j’étais triste, je ne savais pas quoi faire… J’avais peur. Le monde que j’avais connu jusqu’à ce jour venait de s’effondrer comme cette boule transparente qui séparait le monde extérieur de cette superpuissance qu’était notre société. Je pris violemment le miroir qui était posé sur le bureau du directeur. Je me regardai. J’avais grandi, oui, mais mon visage restait tel quel. Comme la première fois que je m’étais regardé, sept ans plus tôt. Le visage pâle d’un petit garçon de dix ans. – Vois-tu? me demanda-t-il en posant ses mains sur mes épaules. Tu n’étais qu’un monstre créé par la convoitise de l’humain. Ma fille, Sielle, voulait se sentir libérée de la culpabilité qu’elle ressentait en elle de vivre dans cette ville utopique créée par tant de sacrifices. En fin de compte, tu n’étais qu’un petit 122


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agneau offert au dieu. Une offrande sacrifiée, dit-il. Et je vis le sourire tordu dans le miroir devant moi. – Pourquoi me dire cela maintenant? – Je ne voulais pas te cacher la vérité au dernier moment de ton existence. – Que… – Il nous faut du matériel pour refaire fonctionner la source d’énergie et… ma fille avait utilisé les meilleurs matériaux de la ville pour sa nouvelle invention. Petit agneau, il est temps de réparer ton péché. Le directeur me serra plus fort les épaules. Dans ses yeux, je lus la folie qui s’était emparée de son âme. Je me précipitai dehors. Je courus, sans regarder en arrière. Je traversai le jardin de fleurs de cerisier. Les papillons étaient encore en train de voltiger dans le vent. J’entendis les gens qui me poursuivaient en criant. Je courus et sortis de l’enceinte de l’école. Je traversai la ville plongée dans le noir et l’endroit où la membrane protectrice se trouvait avant la panne d’électricité pour finalement me retrouver dehors, libre. Je trébuchai et tombai dans la neige. Je pouvais sentir le froid, mais je n’étais pas fatigué d’avoir couru pendant des heures. Je regardai encore mes mains. À cause du choc reçu lorsque j’étais tombé, j’avais de petites égratignures partout. Mais… il n’y avait pas de sang qui coulait. Entre ces petites éraflures, je voyais du gris et du noir. Ces couleurs de métaux qu’on pouvait voir à l’intérieur des appareils électroménagers ressemblaient à des pièces de métal dans les robots. Je touchai mon visage une autre fois. Il était fendu. Je pouvais toucher les fils électriques ainsi que plusieurs pièces qui me composaient. Lorsque je sentis le petit bouton entre mon cou et mon épaule et que je sus ce qu’il représentait, je voulus pleurer pour la première fois de ma petite vie de sept 123


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ans, mais aucune larme ne sortit. Je criai de toutes mes forces, désespéré, mais personne ne pouvait m’entendre. J’étais au milieu d’une plaine de neige déserte, loin de la superpuissance, loin des humains. Je ne savais pas si les gens de l’extérieur étaient en vie. S’ils étaient en vie, j’espérais qu’ils ne viendraient pas me voir. Je ne voulais pas que ces victimes voient la convoitise de l’humain telle quelle devant eux. Ils avaient trop souffert de cela. Un petit papillon tomba devant moi. Ses ailes tremblaient. Je le pris dans mes mains et l’observai. Ses ailes étaient gelées et… dures comme de l’acier. Même le papillon que je croyais réel n’était qu’un mensonge. Toute ma vie n’était qu’un mensonge. Y avait-il une vérité dans ces sept ans de vie? Je ne le savais point. Désormais, je ne trouvais plus ce véritable hiver fascinant. C’était tellement sinistre et morbide. Je voulais que les fleurs du cerisier reviennent, je voulais le printemps. Je me sentais si seul et désespéré. Je regardai le ciel. Les nuages gris avançaient à grands pas en direction de la ville située loin derrière moi. Est-ce que j’avais une âme moi aussi? Je n’étais pas tout à fait un robot. J’étais un garçon avant tout. Pourrais-je redevenir un vrai garçon quand je me réveillerais, comme dans ce petit conte que j’avais lu dans un des livres interdits? Je pris fermement le papillon mort dans ma main et appuyai sur le petit bouton entre mon cou et mon épaule. Je sentis toute mon énergie disparaître. Mes paupières étaient lourdes. Je fermai lentement les yeux, espérant retrouver le printemps lorsque je me réveillerais à nouveau. La tête de Numa tomba vers le bas. Agenouillé au milieu d’un désert de glace, avec un papillon mort dans la main, Numa resta immobile, jour après jour, comme un tendre bourgeon attendant les chaudes journées dans le sol à demi gelé. Les mois passèrent et le printemps revint. Le désert de glace était devenu une prairie, remplie d’arômes de fleurs sauvages et de papillons virevoltant 124


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dans le ciel. Le visage fin de Numa était de couleur rouille, oxydé par la neige et le vent, mais Numa se tenait toujours droit sous la douce lueur du soleil. Un petit pétale rose se posa doucement sur l’épaule de Numa. Le vent souffla et le pétale tomba par terre. Grâce à ce petit souffle de la nature, le col de l’uniforme que portait Numa fut dégagé et on put voir clairement le petit bouton placé entre son cou et son épaule. Le petit bouton noir à côté duquel étaient écrits les mots « On » et « Off ».

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INDEX DES AUTEURS 15 EHCRA

Vincent Vaslin

19 PRÉSENCE COOPÉRATIVE

Charles-Émile Camiré

29 LES VAGUES DE LA NUIT ÉTERNELLE

Ronald Eduardo San Juan

43 ELLIDOR

Jacinthe Proulx

53 L'ANTIDOTE

Abeda Hossain

65 LES QUATRE LUNES

Caroline Lachapelle

77 TOURS

Véronique Boyer

Académie de Roberval

Centre Hochelaga-Maisonneuve

Centre Saint-Louis

Centre Tétreaultville

École Georges-Vanier

École Georges-Vanier

École Joseph-François-Perrault


91 L'HORLOGE

Théodore Chouinard-Pellerin

95 SENTIMENTS

Alice Hamel

101 MORT D'AIMER

Florence L'Écuyer

105 JOURNAL D'UN HOMME DE BOIS

Emmanuel Raymond

113 PAPILLON DE L'HIVER

Hae Lang Park

École Saint-Louis

École Saint-Louis

École Saint-Louis

École Saint-Louis

École Saint-Luc

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INDEX DES ILLUSTRATEURS 15 EHCRA

Jono Doiron

19 PRÉSENCE COOPÉRATIVE

Mathieu Benoit

29 LES VAGUES DE LA NUIT ÉTERNELLE

Jacinthe Chevalier

43 ELLIDOR

Isabelle Charbonneau

53 L'ANTIDOTE

David Samson

65 LES QUATRE LUNES

Isabelle Angell

77 TOURS

Richard Vallerand


91 L'HORLOGE

Denis Banville

95 SENTIMENTS

Farah Allegue

101 MORT D'AIMER

Suzanne Hamel

105 JOURNAL D'UN HOMME DE BOIS

Patrick Bizier

113 PAPILLON DE L'HIVER

Camille Lavoie

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Illustration de couverture David Samson Design graphique Nicolas Trost Direction artistique François Escalmel Révision linguistique Sonya Bouchard Soutien à la révision Linda Fontaine, conseillère pédagogique de français au primaire au Réseau des établissements scolaires Ouest, CSDM Lise Langlois, secrétaire au Réseau des établissements scolaires Ouest, CSDM Membres du jury (sélection des textes) Giselle Boisvert, conseillère pédagogique de français à la formation générale des adultes, CSDM Jean-François Tremblay, conseiller pédagogique de français au secondaire, CSDM Michel Pérusse, bibliothécaire au bureau des services éducatifs complémentaires, CSDM François Escalmel, illustrateur et membre du CA d’Illustration Québec Maître Paul Martel, avocat

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Impression L’imprimé http://limprime.ca Gestion de projet : Line St-Pierre, directrice adjointe, Réseau des établissements scolaires Ouest, CSDM Sonya Bouchard, conseillère pédagogique de français au secondaire, CSDM Nicolas Trost, directeur général d’Illustration Québec

Nous reconnaissons l'aide financière de madame Marie Malavoy, ministre de l'Éducation, du Loisir et du Sport, et de monsieur Maka Kotto, ministre de la Culture et des Communications, pour l'impression de ce recueil.

Une correction linguistique a été apportée aux textes, toutefois leur intégrité a été conservée. Toute reproduction ou adaptation, totale ou partielle, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans le consentement écrit des artistes concernés

ISBN : 978-2-922021-31-8

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