Catalogue "Rome: matière et mémoire" - exposition de Giovanni Buzi, Enghien, février 2015

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Rome: matière et mémoire exposition de peinture de Giovanni Buzi

Espace Potentiel Enghien février 2015 1


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Mémoire et matière La vie est fugace, fragile, imprévue. Sans crier gare, ses éclairs viennent strier le ciel. Le travail de Giovanni Buzi aspire à recueillir les gouttelettes de cet ouragan, à leur rendre ausitôt la liberté pour les offrir à votre soif. C’est un travail nourri d’instants, entrecoupé de multiples césures, d’aller-retour sans repentir ni regret. C’est cela la matière: la chaîne infinie des métamorphoses, des vies sédimentées en roches, l’éros qui propulse les ascètes, l’alchimie des noirs et blancs qui éclatent comme un fruit trop mûr en mille reflets moirés, étincellants. Seul compte l’échange des regards entre le spectateur et ce qui a pu éclore sur les supports les plus divers : papier, toile, panneau d’armoires éventrées, plexiglas. Pour Giovanni Buzi, vivre c’était peindre. Même aux moments les moins attendus : un plat qu’on déguste, les étals multicolores de fruits sur des marchés au Mexique, l’extase baroque de Sainte-Cécile dans une église du Trastevère, les cris perçants des prisonniers de la roue à la foire du Midi. Il peignait en lisant : la mélopée des cimetières d’Isaac Babel, les ocres et les verts des terres arides de Guimarães Rosa, le murmure des crépuscules romains de Carlo Levi. Il peignait constamment en écrivant. Si peindre, c’est vivre, le résultat ne peut décorer un salon comme ces épouvantails chamarrés prédestinés à être exposés dans un musée. Il ne peut être que fragment, prémonition, tentative ou hybrides échappés des nuits de la raison. Il doit pouvoir être broyé, brûlé, découpé pour que la danse incessante de la matière ne prenne fin et puisse briser les certitudes bien établies. Il vous demande un regard ouvert, libéré des doctes références, prêt à enclencher un rire ou un haut le cœur selon votre humeur du moment. 3


Dans ce travail, Rome occupe une place toute particulière. Elle a été une étape de sa conquête de la liberté. Elle est restée la palette des couleurs. Ses murs irréguliers pouvaient annoncer toutes les formes. Chacune de ses places a vu se superposer tour à tour des temples, des thermes, des marchés et des ruines. Toutes contiennent les lieux innombrables où les humains ont créé, adoré et déchu des dieux comme autant de caricatures d’eux-mêmes. Rome et ses anges, ses bûchers, ses couchers de soleil, et ses statues dont les ombres reprennent vie la nuit à la recherche du plaisir. Laurent Vogel

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Giovanni Buzi: notes biographiques 10 mars 1961 - naissance à Vignanello (province de Viterbe) en Italie. 1979 - part vivre à Rome. 1984 - diplômé de l’Académie des Beaux-Arts de Rome. 1991 - licencié en Histoire de l’Art contemporain à la faculté de lettres de l’Université «La Sapienza» de Rome. Thèse : «Le groupe Cobra. 19481951». Ses recherches sur le groupe Cobra se poursuivent avec la publication en 2002 d’un essai «Le mystère des logogrammes de Christian Dotremont». Il passe le concours d’agrégation pour l’enseignement en 1992 et s’installe à Bruxelles peu après. Enseignant de langue et culture italiennes, entre 1992 et 1998, à la Fondations 9, Bruxelles et à l’Enichem, Nivelles et, à partir de 1999, au Parlement Européen. Il a également donné des cours d’Art contemporain à l’Académie des Beaux-Arts de Bruxelles à partir de 2005. Ecrivain, il publie en 1999 son premier roman «Faemines», une recréation satirique et joyeuse de la vie gay à Rome au début des années ’80. Suivent trois romans consacrés à son village natal, son enfance et sa mère: «Il Giardino dei principi» (1999), «Agnese» (2005) et «Agnese ancora» (2008). Il publie des recueils de récits: «Fluorescenze» (2004), «Sexe, horreur et fantaisie» (2005) et «Alchimie d’amore» (2006) ainsi que plusieurs plaquettes inspirées par des séjours au Mexique et en Tunisie, et par Rome. D’autres romans conjuguent une écriture picturale et le goût pour l’étrange, l’horreur ou le mystère («Uragano» en 2008 et «La Signora della maschera d’oro» en 2009). Il publie de nombreux récits, de la poésie et du théâtre dans des recueils collectif. Il reçoit plusieurs prix littéraires. Son activité de peintre connaît une première période essentiellement figurative, très marquée par Rome, avec une prédilection pour des paysages au crépuscule, des processions baroques, des anges et des statues. Différentes expositions présentent cette partie de son travail : notamment, en 1986 l’exposition personnelle « Memoria » au Centre culturel 5


Français Saint-Louis à Rome, une exposition collective la même année à la Galerie « Haut Pavé » à Paris, une exposition au Festival des Deux Mondes à Spolète en 1989. Une deuxième période, entre 1995 et 2004, est principalement abstraite: il découpe une partie de sa production antérieure et compose plus de 800 fragments en retravaillant à partir du collage de morceaux d’œuvres figuratives. Les Fragments font l’objet de différentes expositions en Belgique, aux Pays-Bas et en Italie entre 1995 et 2006. Entre 2004 et 2009, il peint des accouplements entre des êtres hybrides ou monstrueux qui proposent de multiples déclinaisons du Sexe, de l’Horreur et de la Fantaisie. Une soixantaine de ces tableaux sont reproduits avec des récits dans un recueil trilingue publié par les Editions Roberto Massari en 2005. Dans une interview publiée en 2004, il commente ce travail : «Quand je parle d’hybride, il ne s’agit pas d’aliens, de petits hommes verts. C’est nous qui ne nous regardons pas assez, qui n’avons pas envie de découvrir certaines choses en nous. Il y a, par exemple, notre partie animale, à laquelle je m’intéresse beaucoup, car même l’esprit, la raison est une espèce d’organe qui s’est développé, un peu trop, ou trop mal, ou peut-être pas assez, comme un membre atrophié des êtres humains. Quand Primo Levi a dit «Après Auschwitz il n’y a plus de poésie possible» , il avait tout à fait raison. Mais ce qui était fini, c’était une certaine façon de voir la poésie, puisqu’il a continué à écrire ». En 2009, alors qu’il savait que la mort pouvait ne plus tarder, il peint plusieurs centaines de Visages comme autant de regards interrogateurs suspendus entre la vie et la mort. Giovanni Buzi est mort à Bruxelles le 17 mars 2010.

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Tête : fragment d’un corps Dans l’essence de sa sphéricité, la tête est un thème qui accompagne l’ensemble du parcours artistique de Giovanni Buzi. Fantasme privé du corps, il est en quête d’un espace pour vivre, d’une question à laquelle répondre. Les années romaines ont orienté cette recherche vers la composition de grandes têtes où le rouge d’un baroque romantique et sombre se conjugue à l’expression sensible et pure de la ligne étrusque. Les deux profondes racines du peintre : Rome et l’Étrurie. Au cours des années suivantes passées à Bruxelles, les images de l’univers de Buzi, amenées à un extrême accomplissement formel, font la conquête de la couleur. Ce sont des années de réflexion et d’analyse sur l’itinéraire personnel. De grandes toiles à peine achevées, exécutées avec une grande diversité de techniques et de couleurs, sont impitoyablement découpées, hachées et réduites à de petits morceaux. Chaque morceau renferme en soi la mémoire du tout. Impuissant dans sa tentative de retour à l’unité des origines, il pleure sa solitude en restant l’unique survivant ou alors il s’accorde avec d’autres, dans un ensemble nouveau et différent. La beauté pure de l’image ne réussit plus à satisfaire la profondeur de l’esprit : il faut qu’elle soit détruite pour que puisse renaître, dans une myriade de chaos, l’épaisseur plus intense d’une réalité nouvelle. Encore des têtes. Maintenant elles sont petites et colorées. Ce sont les dernières années, les derniers mois même : ce thème qui lui a toujours été cher revient de manière constante. Il brille désormais avec des touches de couleur et avec l’intense luminosité du blanc. Des visages qui parlent de l’amour pour l’art, de la vérité d’une recherche, de l’intensité d’une vie. De tout cela subsiste le souvenir dans la mémoire … L’œuvre continue à se raconter elle-même et à dire autre chose encore. Paolo Raffaeli

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Les tableaux de Buzi, plages de sable et océans en feu, ne se déploient pas dans l’abstrait, mais dans le sensuel. D’abord, comment ne pas admirer dans chacun d’eux l’éblouissant mouvement qui les anime ? Avec la trace laissée dans la matière-couleur par le pinceau, griffure ou caresse du peintre, oui, la couleur y est comme balayée par un félin, avec une douceur qui traverse l’espace chaud des cuisses, des fentes, des sexes, des dos, des ventres. Françoise Lalande

Ce qui m’a frappé dans les dessins du présent recueil, c’est le rapport probablement inconscient mais très étrange avec l’art de l’héraldique. Tous ces anges me font penser à d’anciens blasons, voire également aux chapiteaux sculptés des églises romanes. Le rapport à la mythologie saute aux yeux. Olivier Duquenne (sur la série «Sexe, horreur et fantaisie»)

Les songes et les impulsions amènent cet Italien à penser et à réaliser sa peinture au-delà de l’expérience de la couleur. Ce rêve acquiert chez Buzi la corporalité du geste. Il découvrit la fragmentation comme explosion et synthèse de sa peinture. Quand il se mit à découper ses tableaux, il s’émerveilla de la jouissance d’une libération que provoquait en eux le dépècement et le calme de leurs retrouvailles dans une nouvelle structure. La narration de la couleur, de la forme qui à certains moments eut des références corporelles s’étend maintenant comme si elle voulait embrasser l’univers . Ana Isabel Pérez-Gavilán Les Fragments ont leur origine dans plusieurs de mes œuvres figuratives de dimensions plus vastes. Un jour, regardant l’une d’elles, j’ai senti comme une force qui se libérait derrière la surface, puissante et autoritaire, elle voulait briser le papier comme s’il s’était agi de verre. Je voyais les éclats, les fragments de l’œuvre se projeter dans l’espace, errer, se superposer, non pour se disperser et disparaître, mais comme à la recherche d’une unité nouvelle. Giovanni Buzi 8


Nella notte di Roma - Dans la nuit de Rome (1982)

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Angelo - Ange (1992)

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Statua romana - Statue romaine (1993)

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Roma: due teste - Rome: deux tĂŞtes (1986)

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Angelo - Ange (1991)

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Fragment n째 571 (1996)

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Fragment n째 829 (2003)

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Fragment n째 591 (1997)

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Fragment n째 328 (1998)

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Ibrido incinto - Hybride enceint (2005) de la série «Sexe, horreur et fantaisie» 18


Pantera - Panthère (2004) de la série «Sexe, horreur et fantaisie» 19


Angelo in picchiata - Ange en chute libre (2005) de la série «Sexe, horreur et fantaisie» 20


Viso - Visage (2009)

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Piccola testa bianca - Petite tĂŞte blanche (2009)

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Viso assorto -Visage absorbĂŠ (2009)

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Ricordi - Souvenirs (2004, modifiĂŠ en 2009)

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Promenades romaines I Je vois une ombre se glisser dans une ruelle. Est-ce un jeu, une plaisanterie de la lumière ? Je la suis. Des crépis crevassés, des portes closes. Des fragments de statues éclatées capturés par une façade aux rares fenêtres. D’un balcon descend une somptueuse chevelure de géraniums rouge sang. La ruelle est déserte. Je passe la main sur le mur tiède. Sur les ombres colorées d’une fresque quelqu’un a tracé avec une pointe effilée des mots désormais illisibles. Je suis ce tatouage avec les doigts cherchant à en déchiffrer chaque lettre, à en retrouver le sens. L’eau et le vent ont consommé, mutilé les signes. Toute interprétation est vaine. Deux taches sombres sur un ovale feraient penser à des yeux, un regard qui perce le mur. Une silhouette céleste laisse parfois découvrir la couleur chair du crépi, le blanc de la chaux, le rouge sombre des briques. Au fond, une apparence de paysage avec des nuages roses et des feuillages d’arbres. Le graffiti incertain d’un r, suivi par un t plus lisible et un é. Qui a pu le tracer, quand, et pourquoi sur une fresque ? Quel message? Son nom, celui d’une personne aimée, une imprécation, une prière, une date. Ou ce n’est que l’invocation d’un dieu païen sur le spectre d’une Madone... Ce graffiti reste incompréhensible, illisibles la chair, les étoffes, le ciel. Derrière un angle, ondule l’ombre que je croyais perdue. Je cours derrière et me retrouve sur une place silencieuse, contenue par un périmètre irrégulier. Inondée de lumière. Un rayon oblique tranche un bâtiment austère : la moitié de la façade demeure dans une pénombre violacée, l’autre s’offre nue comme une pêche dépouillée de sa peau. La pulpe rose orange rend visible la moindre fibre, le moindre grain. 25


Les persiennes closes, le portail barricadé. L’on devine le silence des chambres vides, l’odeur de la poussière, le ranci des murs. Peut-être sous les housses blanches le mobilier massif est déjà pourri. Il suffirait d’ouvrir une fenêtre et un courant d’air désagrégerait les planches en noyer, les motifs entaillés et les volutes dorées, les assemblages des fauteuils et des armoires. Tout s’écroulerait dans une dissolution sourde, dans une cascade de fine poussière reluisant çà et là des argents des miroirs. Les housses se soulèvent, fatiguées de couvrir des sarcophages de richesses putréfiées, elles s’animent de l’essence laiteuse des fantômes et retombent sur un pavement de mosaïques de marbre. Solitaire, au fond d’une enfilade de salons, dans une brume de poussière, il reste une statue drapée, le bras levé vers l’horizon en un geste vague. La place est déserte. Où se trouvent les gens, ces millions de personnes qui vivent à Rome ?

Tout bruit a disparu. Tout se tait dans un silence tranquille, à peine voilé par un bourdonnement étouffé. Je m’approche d’un portail ouvert. J’entre dans un vestibule aux hautes colonnes, j’avance et je me retrouve dans une vaste cour. Le crépi a une couleur chaude, dorée, à peine atténuée par un ton verdâtre. Des fontaines et des jets d’eau jaillissent des murs entre les arbres, les plantes et les marbres sculptés qui imitent des rochers. L’eau tombe à verse et est recueillie par des vasques de pierre recouvertes d’une couche de mousse. Des nymphes sourient entre le vert et les jets d’eau. Des monstres marins font surface montrant des serres de rapace et des queues de serpent. D’une fenêtre ouverte, je vois passer une ombre ; ou ce n’est qu’un souffle de vent contre les tentures... Je m’assieds sur un banc. A un coin, à quelques mètres, la moitié de la tête d’une statue colossale brisée par une explosion, une chute vertigineuse ou un coup de canon... Dans une niche du marbre somnole un chat aux taches couleur rouille. Combien de temps suis-je resté assis ? Trois minutes, trois heures... Le cours du temps ici n’existe pas. Hypnotisé par l’éternel mouvement de l’eau, par les sourires de pierre, par les regards blancs, captif des trames vertes, il ralentit, il s’arrête. Il reste suspendu comme un insecte vivant pris dans une toile d’araignée. 26


II Le ciel est haut et les pierres brûlent. Je m’arrête à côté d’une fontaine encastrée dans le mur. Un masque crache un jet froid dans une coquille de marbre jauni. Je laisse couler l’eau dans mes mains, le long des bras. Je la jette sur mon visage, je passe mes mains froides derrière la nuque. Je m’appuie aux bords du coquillage de marbre, me penche et je bois de l’eau glacée. III Au crépuscule, une procession défile lentement. Serpent lumineux qui se déroule le long du Tibre. Une partie du ciel s’allume d’orange rosé pour se dissoudre dans un rouge sombre. Le reste est déjà envahi par les ombres. Le château Saint-Ange en arrière plan est une énorme masse violacée à peine éclairée par les torches fixées à intervalles réguliers le long des murs. Au sommet la statue de l’Ange en train de dégainer son épée s’agite à la lueur de dizaines de cierges plantés à ses pieds. Un choeur accompagne le calme flux du fleuve. Des eaux sombres, haletantes. Je sens venir, mêlées au gargouillis des eaux, les rumeurs lointaines d’une armée en marche. Les pas sur le pavé, le piaffement des chevaux, des cris, des hurlements, le grincement des armes, les trompes, le pas muet des prisonniers. Je demeure suspendu contre le parapet de la terrasse du Janicule entre la ville et le ciel. Dans le labyrinthe des rues, je vois disparaître les derniers flamboiements de la procession. Un vent tiède porte l’odeur des pins. A mes pieds s’enfonce la masse informe d’arbustes et de pierres. Plus bas, les premières constructions, çà et là des lanternes jaune ocre. Remontant avec le regard, sans fin, Rome s’étend lumineuse. L’on devine quelques façades d’églises, un monument antique, un obélisque, le coquillage chaud d’une place, des palais sombres et massifs. Au fond, un énorme bloc de marbre blanc, marbre qui repousse la patine du temps et semble dressé en honneur de la plus puissante et terrible des 27


divinités. C’est l’autel de la patrie, il ne renferme aucun dieu, seulement les dépouilles anonymes d’un jeune homme mort à la guerre. Derrière moi, le jaillissement d’une fontaine. Je me retourne ; ce n’est que le vent. Des chemins parmi les arbres. Des dizaines de fantômes pétrifiés, des bustes. Un chien errant renifle la terre. Il lève son museau, tourne la tête, me regarde un instant, puis disparaît dans l’obscurité. IV Au crépuscule, une couleur or glisse le long du fleuve, sur les rues et les places. Le vert des jardins, l’azur du ciel se délayent. Le marbre des statues prend un ton chaud, couleur chair. Pour peu elles sembleraient reprendre vie. Une poitrine respire, une jambe fléchit. Une tête se tourne. Regard de pupilles vides. Une déesse descend du piédestal et chemine dans les allées d’un jardin. Elle s’arrête en haut d’une terrasse et regarde la ville, les plis de sa tunique légère agités par le vent. Deux lutteurs reprennent leurs jeux sur l’herbe. Un cheval galope entre les lauriers-roses. Une statue d’empereur reluit dans sa cuirasse de bronze. Il fait errer son regard sur les ruines de la Ville Eternelle, vers la chaussée défoncée de la Via Sacra, les palais, les arcs de triomphe écroulés, les colonnes des temples brisées à terre. Un jeune dieu ailé s’éveille au-dessus d’une colonne. Un saut et il plane parmi les ruines, se pose à côté de fragments de chapiteaux, de frontons, de pilastres. Recueille un éclat et s’envole au loin. La lumière dorée se dilue lentement en transparences célestes d’une clarté irréelle. Les statues perdent ce souffle de vie, la chair redevient pierre. D’ici peu les ombres de la nuit couvriront hommes et dieux. 28


V J’entre dans une église. Odeur de cire fondue, encens, moisissure et fleurs fanées. Des chandelles allumées. Mes pas résonnent sur le pavement, sur les pierres tombales usées, réduites à la gravure de corps allongés, les mains écrasées à la hauteur de la poitrine, le creux d’un anneau. Un bénitier dans un coin. Bloc unique de marbre sculpté. Des amours nus qui se poursuivent avec des grappes de raisins dans les mains. L’eau stagne verdâtre. Des colonnes de granit rouge. Des chapiteaux et des feuilles stylisées. Sur les murs, des chapelles fermées par des grillages noirs. Une fenêtre latérale simule la descente d’une lumière surnaturelle, un faisceau clair qui se projette sur un autel. Au centre, un grand tableau noirci. Une agitation d’ombres silencieuses. Des bustes encastrés dans des niches. En dessous, des plaques tombales gravées. La statue grandeur nature d’une sainte. Le regard tourné vers le haut, un bras replié sur la poitrine, l’autre abandonné le long du vêtement agité par un vent invisible. Dans une urne, le corps de cire peinte d’un Christ mort posé sur un velours violet. Dans l’or de l’autel principal, entre les colonnes à torsades et volutes, la statue d’une Madone en lévitation. Un squelette dansant, moqueur, montre une clepsydre de marbre, la poussière bloquée dans son flux d’un globe à l’autre. Une porte latérale s’ouvre sur une cour intérieure. Un escalier descend vers une crypte aux murs dénudés. De nombreuses colonnes, les chapiteaux sont des blocs de pierre. Sur l’un d’eux l’on aperçoit le corps tordu d’un démon. Encore un escalier. L’odeur de l’humidité et du moisi augmente, celle de l’encens des fleurs disparaît. Les murs que longe l’escalier s’animent de figures entourées de bordures de lignes et de courbes. A un coin, 29


le visage d’une jeune fille. Les cheveux ramassés sur la nuque, l’incarnat rosé, deux grands yeux noirs. La moitié de sa joue est rongée par une tache blanc verdâtre. Un labyrinthe de boyaux étroits. Parfois s’ouvre une chambre. Sur le pavement une mosaïque, un poisson stylisé et des lettres. Quelques voies du labyrinthe sont barricadées et demeurent dans une complète obscurité. Un écho sourd, continue en provient comme si une foule se trouvait à quelques mètres au delà du mur. Une série de chambres s’emboîtent, les murs couverts de fresques. Des figures géométriques imitent la couleur des marbres verts, orange, rouges. Une chambre vous donne l’impression d’être dans un jardin. Sur les quatre murs, des arbres et buissons fleuris contre un ciel transparent. Sur le fond, de toute part, l’on devine, parfumée, la mer. Giovanni Buzi

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Bibliographie des livres de Giovanni Buzi Plaquettes bilingues en français et italien Noir Blanc, Bruxelles, 1995 Eaux Turquoise, Bruxelles, 1996 Lumières géométriques, Bruxelles, 1996 Promenades romaines, Bruxelles, 2001

Recueil de récits Fluorescenze, Ed. Il Filo, 2004 (en italien) Sexe, horreur et fantaisie, Ed. Massari, 2005 ((en français, italien et anglais, accompagné de reproductions de peinture) Alchimie d’amore e di morte, Ed. Tabula Fati, 2006 (en italien) Le Dieci morti di Tran Silvana, Ed. Il Foglio, 2011

Essais sur l’art Le mystère des logogrammes de Christian Dotremont, Atelier 11, 2002 (en français) William Turner in Etruria, Ed. Massari, 2004 (en italien) Visi, Ed. CNAD Gierut, 2009 (en italien)

Romans en italien Faemines, Ed. Croce, 1999 Il giardino dei principi, Ed. Massari, 2000 Agnese, Ed. Tabula Fati, 2005 Agnese, ancora , Ed. Akkuaria, 2008 Uragano, Ed. Delos Books, 2008 La Signora dalla Maschera d’Oro, Ed. Il Foglio, 2009 Sangue, garofano e cannella (écrit avec Cinzia Pierangelini), Ed. Arduino Sacco, 2011

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Il a été tiré 250 exemplaires de cette plaquette à l’occasion de l’exposition «Rome: matière et mémoire » organisée à Enghien en février 2015. Les textes italiens ont été traduits par Laurent Vogel. Les photos des pages 14 et 15 ont été prises par Christophe Louergli. 32


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