Éclectiques, la lettre de Freelance France Japon

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エクレクティック

TOKYO D'ici et d'ailleurs

東 京 をちこち 5

> TOKYOLFACTIF

10 > FAST FOODS’ TOKYO 13 > KANDA - JIMBOCHO

numéro

1

I

N o v e m b r e 2010

I

couverture

Martin Faynot

Numéro 1

26 > 地図から消えたランド・マーク 55 > LE PEUPLE DU TRAIN


SOMMAIRE

5

TOKYOLFACTIF P A R L I O N E L D ERSOT

10

FAST FOODS’ TOKYO

13

KANDA - JIMBOCHO

26 29 38

P A R M I C HA E L GOLDBE RG P A R M A R T I N F AYNOT

地図から消えたランド・マーク P A R Rits u ko Cor die r

TOKYO, YORU P A R J É R É M I E SOU TEY RAT

TOKYO - LAUSANNE P A R Rits u ko Cor d ier

43

SHIBUYA CROSS

55

LE PEUPLE DU TRAIN

P A R Séb as tien Leb èg ue P A R Géraldine Ou diN

60

BULLES DE TEMPS

66

FREELANCE FRANCE JAPON

P A R LUDO V I C B RUNEA U X Q U’ E ST -C E QUE C’E S T ?

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エクレクティック

EDITORIAL

par Lionel Dersot et Géraldine Oudin (traduction Ritsuko Cordier)

Envisagée, remisée, relancée puis oubliée, miraculée et finalement mise sur orbite, voici enfin venu le premier numéro de la revue FFJ. Mais avant d’évoquer le thème de ce nouveauné, il n’est pas inutile d’abord de planter le décor et dire quelques mots sur Freelance France Japon.

企画されたものの、先送りとなり、いざ再開かと思いきや、半ばすっぽ かされ、 それが何の青天の霹靂か軌道に乗り、 ついに日の目を見たのが、 このソーシャルネットワーク・フリーランス・フランス・ジャポン(FFJ)の 機関誌第1号です。産声を上げたばかりの創刊号のテーマに移る前に、 伏線を張るべく、FFJについて一言触れておきましょう。

FFJ favorise échanges et rencontres entre professionnels indépendants exerçant dans la sphère francophone-japonaise, quelle que soit leur activité. Parce qu’indépendance ne rime pas forcément avec isolement. Parce qu’information et engagement font la force. Chaque membre de FFJ apporte sa pierre à l’édifice et bénéficie de la diversité des expertises et des expériences qui font la richesse de ce réseau.

FFJは、業種を問わず、日本とフランス語圏諸国間に関わる業務に従 事しているフリーランサーの連携と交流を支援します。なぜならば、 フリ ーであることが必ずしも孤立を意味するわけではないから。なぜならば、 情報とコミットメントが原動力を生み出してくれるから。なぜならば、各 メンバーがネットワークに貢献することで、FFJ のメリットでもある専門 知識と経験の多様性を共有することができるから。

Faut-il préciser que cette initiative n’a aucun précédent ? Et pourtant, le succès qu’elle rencontre depuis sa création en avril 2008 prouve la validité du modèle. Dans ce premier numéro d’Éclectiques, nous avons laissé carte blanche aux contributeurs avec pour seul thème l’expression « Tokyo, d’ici ou d’ailleurs». Certains y vivent depuis de plus ou moins longues années, d’autres viennent de s’y installer. D’autres encore l’ont quittée pour toujours ou pour un temps, mais aucun ne peut lui échapper. Pour tous, ces deux syllabes ont une résonnance particulière. C’est une explosion des couleurs, des sons et des odeurs que chacun a exprimé à sa façon. Nous vous offrons donc Tokyo de midi à quatorze heures, espérant que ce joyeux éclectisme saura vous inspirer. Vous êtes invités à feuilleter, lire, visionner, et pourquoi pas entrer en contact avec FFJ. Un grand merci à toutes celles et ceux qui rendent cette gageure possible.

あえて補足するなら、 このイニシアティブには先例がありませんでし た。 とはいえ、2008年4月の創設以来、FFJが成し遂げてきた快挙はそ のモデルの有効性を立証しています。 本誌、エクレクティックの第1号では、テーマを 『東京をちこち』の一点 に絞り、各寄稿者に自由に表現してもらいました。東京でそれなりに長 い年月を過してきた人もいれば、そこで暮らし始めたばかりの人もいま す。 また他の人たちは、恒常的、 または一時的に東京から離れてはいます が、その誰にとっても東京は忘れられない場所となっています。 すべての 寄稿者にとって、 「トウ・キョウ」の2音節は、特別な響きを持っています。 それは、各人が自己流で昇華させた様々な色、音、匂いの炸裂なのです。 このように本号では、バラエティーに富んだ切り口の「東京」をお届け しつつ、 この賑やかな折衷様式(エクレクティズム)が、読者の皆さんにイ ンスピレーションを与えてくれることを願います。 これらの写真やイラス ト、テキスト、動画をご覧いただいたうえで、FFJにコンタクトして下さっ ても構いません。最後に、 この無謀な企画を実現に導いてくれたすべて の人びとに大いなる感謝の意を表します。

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02 - F r e e l a n c e F r a n c e J a p o n E clectiques


TOKYOLFACTIF Les phéromones de la ville

PAR LIONEL DE R SO T INTERPRETE

«The first charm of Japan is intangible and volatile as a perfume.» Glimpses of Unfamiliar Japan, Vol 1, Lafcadio Hearn (1871)

«

Parfum de sésame © Lionel Dersot

Ma première journée en Orient» (On My First Day in the Orient) est le premier texte du recueil «Glimpses of Unfamiliar Japan». C’est un texte fondateur de l’imaginaire occidental, de l’emprise onirique visuelle du Japon sur la psyché à l’ouest d’ici. Vous avez tous lu Lafcadio Hearn, même sans l’avoir lu, car sa vision a nourri une multitude de chroniqueurs après lui. Elle continue en filigrane à parfumer l’impalpable, même si le qualificatif de «mystérieux» affublé au Japon est maintenant confiné surtout dans la propagande marketing des agences de voyages. Lafcadio Hearn est le plus japonisé des Occidentaux. Rebaptisé Yakumo Koizumi en adoptant la nationalité japonaise, il étreindra à bras le corps le dernier pays de ses périples internationaux comme son havre identitaire, sauf quand l’envie lui prenait parfois malgré tout de dévorer un bon Porterhouse steak saignant. Ses histoires de fantômes spectres japonais restent la première référence de son œuvre. Les Pokémons sont aussi issus du même bestiaire fantastique, de cette richesse inouïe de créatures qui circulent encore aujourd’hui dans les ruelles, les campagnes, les collines boisées, les montagnes, dans et autour des temples, bref, partout. «Ma première journée en Orient» est traduit en français, et ce chapitre est d’ailleurs le titre du

livre. Dans la notice de l’éditeur on lit la banale accroche suivante : «Tout le séduit et le surprend : couleurs, odeurs, bruits... «. Il est à se demander si l’éditeur a bien lu Hearn. La séduction est là certes, et pas qu’un peu, mais massivement visuelle. Dans ce récit saturé de contentement d’être là, ici et maintenant en vie, Hearn décrit une journée en mouvement dans Yokohama, quittant avec un mépris à peine voilé la zone européenne - un symptôme de rejet classique - pour une plongée orgasmique, tiré en pousse-pousse, dans la «ville japonaise», donc la vraie. Il se décrit jouissant du formidable kaléidoscope visuel où dominent la clarté de l’azur du printemps, la blancheur du mont Fuji au loin, l’absence en cette fin de 19e siècle de bâtiments hauts aidant à voir loin. Il passe ainsi allégrement de la vision panoramique aux plans rapprochés. Cette journée située dans un Japon maintenant disparu ne manque pas de faire vibrer à l’unisson le lecteur contemporain, car la texture de l’air, ce crissant palpable printanier, la pureté au scalpel de la lumière sont des caractéristiques qui perdurent. Se perdre volontairement dans les ruelles une fois estompée la fascination pour un quelconque grand passage étoilé permettant à des vagues de piétons de traverser dans un quartier connu pour être célèbre, est en quelque sorte partir à la recherche des restes rares de ce que

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Hearn, et d’autres plus contemporains comme Nicolas Bouvier, ont vu ou voulu voir d’abord. La graphie en particulier est un élément qui fascine Hearn, cet équilibre extraordinaire d’échafaudage de traits qui immobiles semblent se disputer dans le champ visuel, pour être chacun mieux en vu que les autres. Cette sensation ne dure que le temps où aucun encore n’émet qui un sens, qui un son, dans le discours intérieur à soi. La capacité de lire les signes même partiellement sonorisera à jamais leur vue. Mais qu’en est-il des odeurs? Elles semblent dès le début parties pour être à l’honneur, la volatilité des souvenirs associée à l’impermanence d’un parfum. Il n’en sera rien, ou presque. Hearn se laisse submerger avec extase par la vue des choses et des gens. La courbe de la voute plantaire surtout féminine le laisse pantois, et est occasion d’introduire la dimension auditive dans ce festin de l’œil, avec des claquements de geta multiples sur quai en bois. C’est un autre pied, le sien qui, déchaussé, ne fait que signaler en passant la séduction érotique de la texture d’une vaste surface de tatami, le terme de ce revêtement n’apparaît pas, mais on le devine, évitant hélas de glisser plus lentement et dans la profondeur introspective que mérite le sujet, à savoir l’aspect fondamental de cette découverte onirique et sensuelle que permet une culture qui impose parfois le déchaussement, de rendre au pied de l’étranger enfin libéré de ses chausses, la sensation du toucher, sens exclusivement remisé en Occident à la main. Soit dit en aparté, cette fascination fétichiste laisse brièvement apparaître ce qui se trame à chaque fois dans ce style de récit, apparemment sage et enthousiaste relation de voyage, en fait une pornographie déguisée qu’est le mouvement dans l’espace de la ville nouvelle et offerte, mouvement de lieu en lieu sans aucun intermède ni répit, du matin au soir, faramineux laps de temps au bout duquel le touriste surhomme finit épuisé, courbaturé, mais saturé de bonheur, effondré seul sur le lit défait de la chambre de son hôtel. Mais l’olfactif dans tout cela? Il n’apparait ni dans la description abondante de la perspiration tout aussi abondante du tireur de son pousse-pousse, le dénommé Cha, ni vraiment ailleurs. La saturation

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visuelle des ruelles rendrait-elle Hearn anosmique? Jamais n’est-il fait mention des nourritures, sources et vecteurs d’effluves pour le moins peu familiers qu’il doit croiser, à une époque où l’on vend encore abondamment dans les rues des villes. Tout au plus, dans le premier temple visité, alors que le pied libéré sent avec aise la peau de ce sol tatamisé, l’odeur que Hearn dénote enfin n’est pas celle pourtant remarquable de ce tapis végétal tressé, mais les effluves sans surprises de l’encens. Même le thé offert par le bonze, même la sucrerie accompagnatrice ne mérite de remarques olfactives ou gustatives. De cette sucrerie, il ne retient que le caractère imprimé en relief, la vue de celui-ci annihilant tout autre sens. C’est toujours le visuel qui règne, comme dans la vie courante, à qui il donne le la en s’imposant. Il est par contre presque surprenant qu’une autre référence olfactive parmi les trois relevées dans la quinzaine de pages de ce texte porte sur l’effluve émanant du tapis neigeux de pétales de cerisiers - nous sommes au printemps n’est-ce pas - vision incontournable dont la valeur odoriférante est pourtant extrêmement ténue. Certes, le texte est une sorte de commande, pas un article écrit sur le motif. Il s’agit d’une remémoration un peu tardive et coupable, une réponse en décalé à l’injonction de Basil Hall Chamberlain, un des premiers japanologistes anglophones qui durera, qui a conseillé fortement au nouveau venu Hearn de noter ses premières impressions d’un pays dont tous les voyageurs de l’époque rapporteront la bouleversante beauté. On peut les croire sur parole, les estampes faisant foi. Hearn se plie donc, mais un peu tard, à l’exercice, et démontre sans surprise la primauté, le totalitarisme parmi les cinq sens de la vue. Bien sûr, se remémorer n’est pas expression de la vérité à supposer qu’elle existe, sujet du bac. La remémoration est classement, tri et associations de choses vues et imaginées, de sons à la rigueur, mais rarement d’odeurs. L’olfactif est peu en odeur de sainteté dans les réminiscences écrites. Est-ce par défaut d’expressions? Du plus loin qu’il me souvienne, il y a une bonne trentaine d’années, la dimension olfactive est inséparable de la rencontre avec le Japon, mais


Odeurs de printemps © Lionel Dersot

d’une manière plus générale, avec l’ailleurs, avec l’Asie, à commencer par un restaurant à la soupe visqueuse près de Maubert-Mutualité, repère disait-on de pro-vietnamiens du Nord, mais bien avant encore une épicerie arabe en haut de Belleville, où l’on vendait vraiment des épices. Et le parfum du halva. Ailleurs que chez soi a toujours été avant tout des parfums. De ma première journée à Tokyo, il reste la chaleur normalement exacerbée d’un mois de juillet, ma tenue inadéquate pour un climat inconnu, arrivant à l’aéroport de Narita où ma famille d’accueil vient me chercher. Il reste ce jour même les courses en fin d’après-midi avec la maîtresse de maison près de la station Daitabashi dans Setagaya, les stands où les brochettes d’anguilles et de poulets grillent, et ça n’est pas jour de fête, mais jour normal, et le supermarché n’a pas encore totalement vaincu la présence visuelle, mais aussi sonore, et surtout olfactive de la nourriture qui est apprêtée à même la rue. Il faut ajouter en vrac et associer à ce premier jour d’autres jours qui suivront, le fabuleux plat de sashimi du premier soir, la texture du tatami et son odeur dans la chambre à coucher, cette découverte du sol comme surface sensible, qui est aussi un retour vers l’enfance où le sol et le jeu sont en prise directe. L’olfactif tient de la vue, mais

oh combien du toucher aussi. Sans vouloir, car c’est impossible, être exhaustif, on ajoutera l’odeur de l’encre des premiers cours de calligraphie, et l’odeur des placages de bois dans les pièces, celles du bain, car l’olfactif est aussi indissociable de l’ouïe, le bruit et le silence de l’eau. Mais aussi toutes les senteurs artificielles et de synthèse qui font que tout, du savon au shampoing en passant par le désodorisant des toilettes était nouveau. Et dehors les odeurs végétales en plein Tokyo, et plus tard quand l’automne vint, l’incroyable parfum sucré d’Osmanthus fragrans (kinmokusei). Mais on s’y fait, on se fait à tout, et le visuel prend le dessus. L’olfactif est certes devenu largement hyperlocalisé depuis, l’hygiénisme et le marketing aidant. Un supermarché est une expérience olfactive tamisée en comparaison de n’importe quelle ruelle marchande avec des étals au vent. Cherchez l’odeur, y compris incommodante, pour y trouver une forme de vie non lissée, d’où le contentement des marchés de plein air. Ailleurs, contenus dans des présentoirs brillants et proches de l’hermétisme parfait, les aliments dans les sous-sols de grands magasins sont confinés à chaque stand pour que les effluves évitent de trop se mélanger. Leur mise en valeur est avant tout visuelle. On voit, mais on renifle de plus en plus difficilement. Puis un jour, mais la transition est progressive, l’anosmie s’installe. On n’imagine pas ce qu’est l’anosmie. Le handicap est jugé banal, voire même suspect, à tel point que les sentants ne pouvant plus vous sentir se lâchent parfois de remarques où il est bien vu de ne répondre que par un sourire gêné. Vous êtes un rabat-joie, ou peut-être secrètement un exhausteur de leur contentement en regard de votre surdité olfactive, et partant, votre sens du goût en berne. Imagine-t-on dire à un aveugle devant une somptueuse estampe: «tu ne sais pas ce que tu rates!». Oserait-on même penser griffonner sur un papier à un malentendant : «le Gagaku, c’est sublime!»? L’anosmique lui a droit, sous les regards désolés des compatissants, à des flèches du type : «tu ne peux pas savoir comme ça sent bon». Et comme le goût est à au moins 90% une sensation rendue possible par l’odorat, s’entendre dire que le sanma grillé est délicieux

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cette année est un coup de pic parmi la multitude des dards du quotidien, y compris le toast que l’on laisse brûler sans le savoir, sauf la vue d’une fumée ou le souvenir toujours trop tardif d’avoir fait griller du pain, ou des mochi. On s’habitue à vous, à votre deuil sensoriel détourné au mode comique, comme celui de se vanter de pouvoir manger dans une décharge au milieu de la baie de Tokyo sans être le moins du monde incommodé. On s’ébahit sans fin de votre tour de main à la cuisine où vous régnez étrangement, prétendant le bonheur, ne goûtant jamais en cours de cuisson, à quoi cela servirait?, et de réussir malgré ce silence des narines, tous les plats, ou presque. L’anosmique peut être cuisinier, mais comme certains musiciens germaniques, sans en entendre les notes. Certains de vos proches souvent pourtant craquent, car c’est à croire que vous le faites exprès d’être insensible à cette fameuse bouteille qu’on vous a offert. En pays d’anosmie, les piquettes et les châteaux se valent et c’est malheureux, sauf pour le parfum de banane chimique du Beaujolais nouveau, sauf pour le piquant d’un Awamori trop jeune. Et puis l’anosmie s’en va. On vous a charcuté, on vous a rendu à vie l’ORL synonyme d’enfer, de torture moyenâgeuse. On vous en a aussi donné pour cinq ans avant une probable rechute, désolé, la médecine a ses limites et la physiologie ses mystères. Elle ne s’est pas trompée pour une fois la médecine. Cinq ans de bonheur après, le voile revient, puis un jour l’anosmie se réinstalle. Ça respire, mais ça ne sent plus rien. On a oublié tout ce temps de sonder le problème, car en clamant avec extase au miracle du retour des goûts et des odeurs, on les a en fait réintégrés dans la lucidité molle du quotidien face aux stimuli, dès lors surtout qu’ils ne sont pas visuels. Le tofu est de nouveau rien d’autre qu’un machin mou et déprimant. Un jour, vous repartez au purgatoire de la chirurgie qui a évolué un peu en mieux, mais pas assez, sinon que cette fois-ci, mais sans s’engager sur une durée précise, la médecine se contente de vous citer les statistiques de récidive, que les chances de rester nosmique à vie sont très minces. Profitez-en. On le savait, on avait tout lu

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sur Wikipedia dans le lit de l’hôpital. Une fois sorti, il s’agit donc de profiter de cette fenêtre d’opportunité. Réintégrer l’olfaction et sa copine le goût cette fois-ci dans une exception du quotidien. Se lever le matin en se disant que c’est le dernier jour olfactif de sa vie. Se pincer non pas pour accumuler des souvenirs impossibles, mais être en garde permanente sur l’air du temps, ses odeurs s’entend. Les goûts et les odeurs se distinguent des images et des sons dans le sens où ils ne peuvent être remémorés qu’à partir de la sensation présente du goût et de l’odeur. Un Proust au nez bouché n’aurait pas fait tout un monde d’une simple madeleine. L’anosmie est de ce fait une forme de deuil permanent que vous traînez dans les rues du Tokyo, l’endeuillé s’accrochant sans trop y croire aux textures pour compenser. Il pense herbes de Provence, mais ne peut qu’imaginer le chant des cigales. Le sansho n’est qu’une poudre vaguement amère pour poisson mou et gras vaguement sucré. Tokyolfactif, le nom changera, est un projet de voyages touristiques haut de gamme, à Tokyo et dans les environs, dont le vecteur de découverte est l’odeur, les odeurs du Japon, naturelles, composites, de synthèse, toutes les odeurs, bonnes ou mauvaises (un peu seulement), étranges, irrésistibles ou pas, et tous les arts, l’artisanat associés directement ou pas aux effluves, toute la vie qui bouge autour de ces odeurs. Ce projet cherche des partenaires dans le tourisme pour le concrétiser. Un périple dans Tokyo dont le fil directeur sont des phéromones, des molécules odorantes, des

Bouillon de Nouvel-An © Lionel Dersot


fragrances, ne s’organise pas de la même manière qu’une visite touristique classique, même si au bout du compte seront sollicités et satisfaits bien plus que dans un voyage organisé ordinaire tous les sens. Penser les sources olfactives japonaises de façon lucide et distinctive comme destinations de voyages est un exercice de prise de conscience aigüe du quotidien, même pour un résident de longue date, tout simplement parce qu’on sort dans les rues pour voir, pas intentionnellement pour sentir. Mais une fois cette attention portée aux effluves, toutes narines écartées, bombées comme des voiles et sillonnant les rues, on va de surprise en surprise, on croit souvent retomber en anosmie, alors qu’en fait, ce sont les sources d’odeurs qui massivement ont quitté les rues, sauf dans les ruelles de quartiers de plaisirs. Ces rues peuvent être ainsi redécouvertes sous cette dimension si éphémère que sont les odeurs, à chasser dans les intérieurs des boutiques, les

ateliers, dans l’attention du moment sollicité par la multitude des signaux visuels et auditifs dont il faut empêcher la domination. Quand l’attention est donnée à la valeur olfactive, les boutiques d’articles de calligraphie de Jimbocho, celle multicolore des peintures traditionnelles en poudre près de Mitsukoshi, le marchand d’encens à Ginza, celle spécialisée dans la bonite râpée pas loin, la boutique de miso de Kichijoji, plus rare au centre-ville, un dernier fabriquant de tatami, ou exceptionnel en zone urbaine, un fabriquant de baignoires en cyprès hinoki, tous ces lieux marqueurs olfactifs du Japon qui composent une palette immatérielle et sensible à jamais d’y être venu, d’y être allé, d’en être parti, reprennent sens et vie. Tokyo s’offre alors encore une fois dans une nouvelle dimension, celle de ses parfums, de ses arômes, de ses phéromones.

«Mais quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.» Marcel Proust, Du côté de chez Swann. Notes : 1. Pour un autre périple haletant d’une journée pleine de sensations dans une ville enfin atteinte, lire dans un genre, une époque et sur un lieu différents, mais avec des ressemblances remarquables, First Sunday in Paris, dans le livre Letters to Emil par Henry Miller. 2. Voir au musée d’Art Asiatique de Berlin l’extraordinaire estampe en rouleau de plus de 12 mètres intitulée Kidai Shoran, détaillant une rue marchande d’Edo. On peut s’en délecter aussi à Tokyo, dans le couloir du métro en sous-sol à la station Mitsukoshi-mae, qui longe le grand magasin Mitsukoshi. 3. On peut facilement trouver sur Internet l’intégral gratuit de Glimpses of Unfamiliar Japan, Vol 1 de Lafcadio Hearn, mais rien ne remplace un livre papier dans le futon, une main caressant le tatami.

Lionel Dersot réside à Tokyo depuis 1985. Il a été interprète, traducteur et journaliste scientifique. Il est plus que jamais interprète d’affaires entre le japonais, le français et l’anglais pour des entreprises commerciales et technologiques de passage. Il est enseignant en interprétation japonais-français, et agent de liaison pour des entreprises non résidentes. Il est arpenteur urbain dans Tokyo, et guide parfois des visiteurs qui veulent y découvrir autre chose, en particulier la vie quotidienne, l’architecture et l’artisanat, la province dans le tissus de la mégapole et toutes les nourritures qui viennent avec. Il conçoit ainsi des visites thématiques, et a même de rares clients qui en redemandent. Il écrit sans cesse quand il ne lit pas, prend des photos comme tout le monde pour ses blogs, s’intéresse à la dynamique des réseaux professionnels et a créé Freelance France Japon pour mettre la théorie en pratique. Il pense qu’il devrait un jour se remettre à la guitare jazz, et dans une autre vie devenir cuisinier et Italien. http://www.lioneldersot.com Freelance France J a p o n -

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FAST FOODS’ TOKYO

P A R M I C HA E L G OL D B E RG

V ID E A S T E

«

Fast Foods’ Tokyo” (soit le Tokyo des fast-foods, et non les fast-foods de Tokyo), est une petite œuvre que j’ai réalisée il y a déjà 27 ans (en 1983). Les caméras vidéo et la bande (3/4 pouces) étaient moins perfectionnées que de nos jours; c’est un petit miracle d’avoir réussi à la jouer et à la copier sur support numérique.

“Fast Foods’ Tokyo” est une capsule témoin du temps où le “prêt-à-manger” homogène multinational risquait de faire disparaître la bouffe traditionnelle Japonaise vite préparée - sushi, tachigui soba, takoyaki, oden, yakitori, eki-ben, yaki-imo, nadonado. Qui a gagné? Je ne connais pas les statistiques. Une chose est sûre en tout cas, les jeunes japonais sont plus habitués au goût du conbini (supérette en japonais) que du kaiseki ryori. Nous avons peut-être moins d’accès à la cuisine traditionnelle Nippone, mais la qualité moyenne du “business lunch” reste excellente. Vivent bien (et longtemps) qui mangent bien!

Pour voir la vidéo, cliquez ici ou sur l’image.

«À la fin d’un documentaire dans la série Hello Nippon sur un cadreur/réalisateur barbu qui vit depuis longtemps au Japon, on le voit de loin, des rizières à perte de vue, qui dit : «Je vais être enterré au Japon.» La NHK aimait beaucoup cette déclaration. «Je me demande pourquoi.» http://www.ivw.co.jp

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Fast Foods’Tokyo, 1983 © Michael Goldberg

Cliquer sur l’image pour visualiser la vidéo

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KANDA - JIMBOCHO PAR MART I N F A Y NO T I L LUST R A T EUR

Extérieur et intérieur d’une salle de jeux invraisemblable. Si les machines n’étaient pas allumées, on pourrait la croire à l’abandon depuis vingt ans, tant elle est peu entretenue ! © Martin Faynot

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Yaguchi shoten : une typique librairie de Jimbocho avec ses étagères à l’extérieur du magasin © Martin Faynot 14 -

hkjkljmdlkh 1982 © dumont


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Deuxième étage du fameux bouquiniste Tokuma shoten © Martin Faynot Freelance France Jap o n -

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Un des quelques cafés «kissaten» dont l’atmosphère n’a pas changé depuis les années cinquante. © Martin Faynot Freelance France Jap o n -

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Nikolaido : une église orthodoxe au cœur de Tokyo © Martin Faynot

Escalier très étroit montant au deuxième étage de Tokuma Shoten (presque entièrement dédié à la littérature française !) © Martin Faynot Freelance France Jap o n -

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Une maison (habitée) penchant naturellement ! © Martin Faynot

«Saboru», une institution de Jimbocho, un café unique en son genre. © Martin Faynot Freelance France Ja p o n -

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Au milieu de la rue Suzuran : gyozas, cuisine russe et file d’attente ! Š Martin Faynot 24 - F r e e l a n c e F r a n c e J a p o n -


K

anda-Jimbocho, quartier de Tokyo historique s’il en est, m’a inspiré cette série de dessins.Célèbre pour ses bouquinistes et ses cafés surannés, il est surnommé le Quartier Latin de Tokyo. A juste titre, vue la proximité de l’Université Meiji. En outre, à l’image du Quartier Latin «original», Jimbocho a connu des affrontements entre étudiants et «CRS» lors des mouvements étudiants similaires à ceux de mai 68 en France. Voici donc une sélection de dessins réalisés lors d’une exposition s’étant tenue au cœur de KandaJimbocho fin 2009. Les dessins noir et blancs sont des croquis rehaussés de gris numériques, tandis que les dessins en couleur sont des compositions entièrement numériques réalisées à partie de photos et de croquis. J’ai volontairement modifié les éclairages, ajouté, transformé voire supprimé certains éléments pour accentuer les spécificités de chaque lieu.

MartinFaynot est illustrateur-graphiste. Vivant à Tokyo depuis 2002, il s’efforce de la représenter à travers croquis et dessins, tout en expérimentant différents styles. Au quotidien, Martin travaille en tant qu’illustrateur freelance pour divers éditeurs japonais (Asahi, Nobunkyo, Surugadai, Hakusuisha, Seibido, Benesse, Aeon). Occasionnellement, il réalise également storyboards et character design dans le domaine de l’animation. http://www.cafemarutan.com http://twitter.com/BaronMarutan

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地図から消えたランド・マーク La diachronie d’un lieu

P A R Rits u ko C o rdi e r

T ra d u ctrice

表紙イラスト 『神保町』、 マルタン・フェノ©

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東京

に立寄る機会があれば、 ここ だけは必ず足を運びたい、 と いう場所があるとすれば、間 違いなく御茶ノ水~神田駿河台~神保町界隈 だろう。

一番最初の記憶は、 80年代の半ばまで日 本最長だった、東京メトロ千代田線新御茶ノ 水駅構内の地下エスカレーターだ 。東京医科 歯科大で検査を受けた結果、幸い軽い病状で はあったが要入院の診断を受け、ホームと改 札を結ぶこの長いエスカレーターに乗ってい る数分間、子どもながらも一抹の不安を募ら せていたときのことを、 まるで昨日の出来事の ように覚えている。 千葉県の片田舎の中学校に通っていたと き、不条理な校則にがんじがらめだった学校 生活の憂さ晴らしをなすべく、週末になるとよ く、医科歯科大とはちょうど南北正反対の駿 河台下から神保町に入り、白山通りの岩波ホ ールあたりまでをふらふらしに来ていた。映画 鑑賞の前後に、全国でも珍しい洋書専門古書 店や、新刊書籍を扱っていたが、隣近所を古 本屋に囲まれて当世のベストセラーとは縁が 薄そうに見えた東京堂書店、画材店などが織 り成す独特な世界を傍観していた。 ミロンガに通い始めたのは、大学に入って からだ。戦後を代表する作家のひとり、武田泰 淳の妻だった、随筆家、武田百合子が中央公 論社から出されていた雑誌マリ・クレール・ジ ャポンにエッセイを連載していて、その作品を 読み出したことがきっかけだった。戦後復興 期に、 ミロンガの前身だったランボオでバーメ イドとして働いていた百合子さんが武田氏と 知り合った、 というエピソードはつとに有名で ある。入口のドアを押すと、昼とも夜ともつか ない店内の空間に吸い込まれて行く。ここで

アルゼンチン・タンゴを聴いていると、自分が どこの国のどの時代にいるのかも、 どこから来 たのかでさえ、忘れてしまったような気分にな れる。 さらにJR神田駅方面に足を伸ばす。幼い頃 のある日、母の手に引かれて、神田須田町2丁 目、万世橋のたもとまで連れられて来たこと がある。母方の祖母の実家が、現在、 レストラ ンの万世ビルがある場所に昭和23年まであ った。須田町界隈は、昭和20年3月10日の東 京大空襲の火の海を奇跡的に逃れたのであ る。祖母の旧姓は「染谷」で、実家は神田川の 河川水を用いる染色工場を営んでいた。明治 時代末期(1910年代)のことである。1995年 1月にその祖母が他界した時、体調不良で葬 儀を欠席したわたしは、後日、寒の戻りの冷た い向い風に逆らいながら、なんともやるせな い気持ちで駿河台から万世橋を目指した。そ の途中、須田町1丁目にある甘味処「竹むら」 で、御社が創業した頃の界隈の様子を聞き出 そうと立ち止まったが、当時の事情に詳しい ご隠居は留守中であった。 その数年後、フランス国内を転々とするう ちに、パリの南70キロにあるフォンテンヌブ ローでクリーニング店の2階に間借りをした ことがある。その大家兼経営者の老女は、当 時、既に70歳を超えていたと思うが、屋号が クリーニング店(Pressing)ではなく、昔なが らの Teinturerie(産業革命由来の職人技法 を受け継ぐ、いわば漂白・染み抜き専門の高 級クリーニング店)を謳っていることが自慢の ひとつだった。彼女の父親は、1920年代にサ ン・ジェルマン=アン=レーの同業者のもとで 徒弟修業を積んだのち、 フォンテンヌブローで 独立開業を果たした。 この話を聞いて、真っ先 に祖母と万世橋のことが浮かび上がった。今 はこの Teinturerieも存在しない。

コルディエ律子は、1995年以来、欧州在住の日仏語翻訳者。 フランス留学では言語学を専攻。現在はスイスのヌ ーシャテルで時計産業に従事する傍ら、コスモポリタン文化を基調とする伝統に触発され、多文化主義のコンテ クストで日本文化の紹介をあらゆる角度から試行錯誤中。国際関連ニュースを渇望する日本人のために、電子版『 ル・モンド・ディプロマティーク・ジャポン』の編集に参加している。

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TOKYO, YORU

PAR JÉRÉMIE S OUT E YRA T P H O T O G R A P HE

L

a nuit tombe tôt au Japon. Dès 18h, Tokyo s’illumine. Dans les rues de Shinjuku, les néons scintillent. Les boutiques des magasins nous font de l’œil. Tapie dans l’ombre, l’architecture des années 80 retrouve sa place. C’est l’heure du grand spectacle, celui qui nous fait croire que l’on vit dans un film. Les salarymen se ruent dans les izakaya, la faune des bars à hôtes et hôtesses racole, les jeunes en yukata se dirigent vers le matsuri du quartier. Le vernis se fissure, les émotions reprennent le dessus. Entre deux avenues, dans les quartiers calmes, seuls quelques lampadaires épars éclairent les ruelles. C’est l’heure du retour à la maison. Puis place au silence, le clap de fin : Tokyo s’endort.

Sumidagawa, 2009 © Jérémie Souteyrat

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Shinjuku, 2010 © Jérémie Souteyrat

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Jingumae, 2010 © Jérémie Souteyrat

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Shinjuku, 2010 © Jérémie Souteyrat

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Roppongi, 2009 © Jérémie Souteyrat

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Shinjuku, 2010 © Jérémie Souteyrat

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Shibuya, 2005 © Jérémie Souteyrat

Yoyogi, 2009 © Jérémie Souteyrat

Daizawa, 2009 © Jérémie Souteyrat

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Sumlidagawa, 2009 © Jérémie Souteyrat

Jérémie Souteyrat est un photographe français installé à Tokyo. Après des études et un début de carrière d’ingénieur, en manque de créativité et d’indépendance, il décide de se consacrer exclusivement à la photographie en 2009. Il travaille depuis avec les plus grands noms de la presse française et européenne et réalise des portraits ou des reportages pour Le Monde, Libération, Télérama, Elle ou Les Inrockuptibles. Jérémie collabore également tout les mois avec le mensuel Zoom Japon dont il réalise les photos de couverture. http://www.jeremie-souteyrat.com

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TOKYO - LAUSANNE En souvenir de Mme Geneviève Roulin, ancienne conservatrice de la Collection de l’Art Brut à Lausanne 1.

P A R Rits u ko C o rd i e r

T ra d u ctrice

M

a première visite lausannoise remonte à mars 1996 sous la neige. Je n’avais jamais mis mes pieds dans un pays francophone autre que la France auparavant. Le souvenir de ce premier voyage reste très frais dans ma mémoire, après avoir fait plusieurs détours par ce même lieu.

Je n’avais qu’une idée en tête : visiter la Collection de l’Art Brut, qui réunit des œuvres d’Art créées par les auteurs marginaux et rencontrer Mme Geneviève Roulin qui m’avait impressionnée lors d’une conférence organisée dans un musée tokyoïte en octobre 1993, à l’occasion de la première exposition publique consacrée à ce courant artistique sur l’Archipel. Elle y avait exposé le concept des valeurs chères à l’Art Brut en opposition totale avec celles du capitalisme du marché d’Art et sa conviction, farouchement libre mais très humaine, en cet anti-musée établi au cours des années 1970 dans le quartier de Beaulieu à Lausanne sous l’égide de Jean Dubuffet. Elle s’y était engagée en tant qu’assistante de M. Dubuffet avec tout l’enthousiasme de ses vingt ans et 20 ans après, toujours avec ce même enthousiasme, elle représentait une collection résolument audacieuse faisant fi de tous les codes

conformes aux règles de la société soi-disant civilisée. En 1994 depuis Tokyo, je lui adressai un courrier accompagné de quelques dessins d’une amie sans aucune formation en art, réalisés par un travail minutieux hors du commun et suscitant la surprise de tous ceux qui les regardaient. Ainsi, quelques correspondances d’ordre plutôt formel précédèrent notre rencontre. Deux ans plus tard, cela faisait 6 mois que j’étais en France et désormais Lausanne n’était qu’à quelques heures de trajet en TGV. Dès mon arrivée, j’appelai la Collection depuis la cabine téléphonique de l’auberge de jeunesse pour demander si Mme Roulin serait disponible pour me recevoir. Le rendez-vous étant fixé au sur-lendemain, je sillonnai pendant deux jours les rues de Lausanne, une vraie curiosité topographique où de grands ponts enjambent un dédale de petites rues pavées qui y sont reliées par des pentes dont le point culminant offre une vue imprenable sur le lac. En deux jours, deux inconnus m’abordèrent dans la rue ; l’un, un frontalier Français résidant à Evian qui traversait le lac Léman deux fois par jour, au petit

Pont Bessière et la ligne de métro M2, urbanisme futuriste du passé au présent. © Ritsuko Cordier

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matin et à 4 heures de l’après-midi, pour se rendre à son travail sur Lausanne. Il descendait la pente vers le quai d’Ouchy pour prendre son bateau avec d’autres pendulaires. L’autre personne, une Lausannoise à l’allure élégante, me parla du multilinguisme couramment pratiqué en Suisse même dans les relations privées, sans prétention ni snobisme, une coutume cosmopolite qui m’étonna beaucoup. Elle quittait le pont Bessière pour descendre en direction de la Place St.-François. Au bout de 48 heures, la ville commença à prendre dans ma tête une dimension comparable à celle du château d’eau à deux tours juxtaposés de la fameuse gravure en trompe l’œil dessinée par Mauritz Cornelis Escher. Le trolleybus qui partait du centre vers le quartier de Beaulieu montait la pente telle une chenille multicolore sur un manège de fêtes foraines. Il faisait très froid ce matin où Mme Roulin m’accueillit dans son bureau de la Collection. En percevant dans mon attitude gênée face à sa générosité naturelle le comportement erratique et velléitaire propre aux jeunes gens, elle se montra tout particulièrement ouverte et me parla énergiquement d’un projet d’exposition qu’elle venait de terminer pour le compte d’une entreprise mécène de Tokyo, ainsi que de son prochain voyage en Amérique du Nord pour une série de conférences à donner l’été suivant. Elle répéta que c’était presque un miracle qu’elle se trouvait à Lausanne en ce momentlà pour m’accueillir et qu’elle en était vraiment heureuse, puis insista pour déjeuner avec moi, ce qui n’avait pas eu lieu, car ma timidité me poussa à trouver un quelconque prétexte pour regagner le centre-ville. Ce fut le dernier jour de ce premier voyage à Lausanne et la dernière fois que je la vis. Par la suite, nous avions correspondu encore deux fois sur un ton beaucoup plus amical et plus intime. C’est à ce moment là que j’ai enfin compris qu’elle ne m’avait pas invité au restaurant par courtoisie, mais qu’elle était vraiment sensible à autrui. Voici un extrait de sa lettre datée du 26 août

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1998, témoignage frappant de son amitié et de sa perspicacité sur le sort bouleversant du monde à la veille du passage au millenium :

« Chère Ritsuko, (…) Oui, je suis toujours occupée. De plus en plus même. Je reviens du Niger où je suis allée pour rencontrer un artiste, un marabout qui peint sur des planches coraniques. Un marabout qui peint ses protestations. En 1985, le (vice n.d.a.) président américain Bush devait faire une visite au Niger. Le gouvernement nigérien, avec l’idée de rendre le pays plus présentable, a mis en prison tous les prophètes et les individus qui auraient pu protester lors de cette visite. Mais une tempête de sable a empêché l’avion présidentiel de se poser et cette visite n’a donc jamais eu lieu. Le problème, c’est que le gouvernement nigérien a oublié pendant quatre mois de libérer les prisonniers. Ce marabout peint donc avec obstination cette histoire. Ce voyage a été une expérience très forte. Ces gens, bien que criant famine, restent beaux, joyeux, solidaires et généreux. J’ai le sentiment très inconfortable que nous, les occidentaux, vivons comme des imbéciles, laids et égoïstes, qui ont vendu leur âme, au cas où en aurait jamais eu une. Il faut que je digère et trouve un nouvel équilibre. (…) »

À la fin de cette lettre, elle me demandait de lui tenir au courant de ma visite chez mes beaux parents à Morteau situé seulement à quelques kilomètres de la frontière suisse, afin d’organiser un déjeuner ensemble. Ce n’est qu’en juin 2007 que j’ai appris son décès survenu six ans plus tôt. Je venais de m’installer en Suisse, étant bien résolue cette fois-ci à m’ouvrir à son amitié et à lui offrir la mienne. Je restais sans voix face à cette nouvelle et la ville de Lausanne m’a paru soudain déserte. Il n’y a pas longtemps encore, j’étais à Lausanne


pour sentir l’été s’en aller. Les citadins bronzés en habit de vacances étaient peu nombreux en ce dernier week-end d’avant rentrée scolaire. Quand je croise les dames de la soixantaine sonnée aux cheveux blancs coupés très courts, j’ai l’impression de suivre dans le sillage de Mme Roulin. Je suis certaine que si elle était encore là, elle m’aurait conduite à ces ponts offrant différentes

perspectives sur la ville, la meilleure façon de s’en apercevoir. Un train nommé Tokyo-Lausanne express, dans lequel je suis montée un jour lointain à Tokyo, dont le terminus n’est ni Tokyo, ni Lausanne, continue son chemin vers une destination inexplorée… 1 : 11, Avenue des Bergières, 1004 Lausanne, Suisse, www.artbut.ch

Pont Bessière ses obélisques.

avec

© Ritsuko Cordier

Ritsuko Cordier est traductrice français-japonais et vit en Europe depuis 1995. Son penchant pour la langue française découverte au Japon l’a menée vers les sciences du langage puis à l’horlogerie suisse. Installée à Neuchâtel en Suisse, où l’esprit cosmopolite est bien ancré depuis des générations, elle s’engage de plus en plus dans différents projets culturels locaux et sur internet pour favoriser la présence de la culture japonaise dans un paysage multiculturel. Pour les Japonais assoiffés des informations dans le domaine des affaires étrangères, elle participe à la rédaction de l’édition électronique Le Monde diplomatique Japon.

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Passeport pour Tokyo Déambulation sous Tokyo Jidai

Elytis © 2010 Couverture © Sébastien Lebègue

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SHIBUYA CROSS Extraits de

PASSEPORT TOKYO Déambulation sous Tokyo Jidai

PAR Sébas tien L ebè gu e

Reporter graphiq u e - P HO T O G R A P HE

Passeport pour Tokyo, déambulation sous Tokyo Jidai“ (Édition Elytis © 2010) est une

pérégrination dans la capitale nippone. Elle est illustré par des croquis faits sur le vif, des photographies et des textes annotés ou manuscrits. Mon voyage est inscrit dans un présent, mais il se veut intemporel : vivant à Tokyo, le récit ondule entre 2005 et aujourd’hui. Mais aussi, parce que le temps n’existe pas dans l’ouvrage, j’accompagne mon récit par des textes choisis, pour la plupart, dans une période des premières arrivées des français sur le sol Japonais : à la fin de l’Ère Edo et au début de l’Ère Meiji. Les parallèles entre les illustrations présentes et les textes passés offrent une vision croisée souvent ambigüe mais avec une cohérence troublante. Elle laisse au lecteur une libre interprétation des sensations que procure la ville et permet de s’approprier, par mon regard interposé, les différentes étapes du parcours présenté.

«Tokyo se vit dans l’instant car elle évolue sans cesse ; elle se détruit, se reconstruit, la ville est une masse organique qui se déploie et qui mue à chaque saison. Les peaux architecturales, les modes vestimentaires, les lieux en vogue basculent mais toujours, l’identité perdure : Tokyo est une ville

qui ne vieillit pas. Aussi, parce que l’absolument immanquable n’existe pas – je dirais presque au contraire, si cela était possible, que le tout est à voir – la déambulation à Tokyo peut être infinie, dans le temps comme dans l’espace. Il n’y a pas de parcours type, il n’y a pas d’itinéraire à conseiller ou à déconseiller, il n’y a pas d’horaire à préférer. Le parcours est une ronde perpétuelle autour de ce centre, cœur géographique, cœur symbolique de Tokyo ou du Japon, que chacun pourra cheminer à sa guise. Tous se plairont à y flâner, dans une étendue vaste et démesurée, le plaisir des sens n’aura cesse de naviguer…» Le passage choisi ci-après offre une vision extrapolée d’un de mes lieux préférés de Tokyo : Shibuya. Je présente de façon décalée cette sorte de corne d’abondance électrique, populaire, sonore et visuelle. Ce carrefour est connu de beaucoup, filmé et photographié à l’infini, dessiné aussi. Mon regard se porte alors sur un parallèle entre une volonté descriptive et un imaginaire flottant entre présent et passé, légende et réalité. Un croisement se fait, je parle des tokyoïtes du lieu, de fluidité de mouvement, d’espace, de sens assaillis, ou d’une bataille moyenâgeuse....

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« Je ne bouge plus. Je suis assis aux abords d’un carrefour, je note. En ce moment, à quelques mètres de moi, les véhicules tracent des trajectoires fluides et rapides pour profiter de la signalisation bleue. Je ne les entends pas. Les sons commerciaux de Tokyu Shibuya jaillissent de toutes parts et couvrent le bruit des moteurs. Les écrans géants placés en façade ou au sommet des bâtiments me font lever la tête. Ils inondent l’espace où je me trouve par leurs scintillements et leur sonorité. Les publicités crient au plus fort

leur slogan dans une cacophonie générale, les musiques électroniques gaies et entraînantes rythment les annonces, des explosions de lumières jaillissent des vidéos jusque sur les écrans voisins. Face à moi, un immeuble tout entier fait office de moniteur. Et comme si cela ne suffisait pas à captiver les passants, les architectures laissent s’envoler des papillotements de trames de néons, panachés du spectre tout entier et se démultipliant à l’infini dans les façades vitrées. Je suis cerné, j’ai l’impression d’être au cœur d’une arène. »

« L’auteur n’a jamais, en aucun sens, photographié le Japon. Ce serait plutôt le contraire : le Japon l’a étoilé d’éclair multiples ; ou mieux encore : le Japon l’a mis en situation d’écriture. Cette situation est celle-là même où s’opère un certain ébranlement de la personne, un renversement des anciennes lectures, une secousse du sens, déchiré, exténué jusqu’à son vide insubstituable, sans que l’objet cesse jamais d’être signifiant, désirable. » L’empire des signes - Roland Barthes

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Passeport pour Tokyo Déambulation sous Tokyo Jidai

Elytis © 2010 Extrait - Shibuya © Sébastien Lebègue

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« Sur les trottoirs aux angles du carrefour, tous s’agglutinent. Les piétons font office de gladiateurs aux allures de samurai et se préparent à l’affrontement. Chacun tient sa position, regarde fixement vers le trottoir opposé et attend l’extinction du pictogramme rouge. Ils patientent, tel Hachiko qui attendit le retour de son maître en ce même emplacement pendant près de dix années. Sa statue de bronze s’érige à la sortie de la gare depuis 1934 et génère une affluence pour saluer le Chuken, chien fidèle. Le passage au bleu ne prendra pas si longtemps, les troupes continuent de s’assembler. Les espaces sont comblés par les nouveaux assaillants déposés par les va-et-vient des rames de trains. Non loin, sur le pont métallique qui

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enjambe la voie routière, je perçois les wagons éclairés, combles de futurs piétons. D’ici, où que mon regard se porte, les circulations sont denses et multi-transversales, la dynamique est continue. Seule la pause obligée aux abords du carrefour suggère un répit physique, lui-même très vite pris en relais par les flux sonores et lumineux. En retrait, le remous est ininterrompu. Les gens viennent de toute part, sortent de la station de métro, des rues adjacentes ou des ensembles commerciaux. Certains passent d’un quai de gare à des galeries marchandes enterrées proposant des nourritures les plus appétissantes. D’autres, sacs en mains, sautent de commerces en commerces, d’étages en étages, d’affaires en af-


L’attente avant la traversée © Sébastien Lebègue

faires. Ils empruntent des sous-sols ou les extérieurs jusqu’aux destinations désirées, voire opportunes. On vient ici pour le plaisir, pour un rendez-vous entre ados, pour une détente dans un kissaten*, ou pour un repas pris à n’importe quelle heure. Plus haut, plus loin, les amoureux profitent de l’intimité pratique des love hotels, pour poursuivre ensuite vers les salles de concerts ou des salles de jeux. Shibuya offre un éventail d’activités, mais un passage obligé pour apprécier le lieu est ce carrefour où tout le monde temporise encore. Salarymen en costumes noirs et cravates discutent de leur journée avant de se relaxer dans un izakaya*. Des écoliers en uniforme ou adolescents aux cheveux structurés et aux tenues stylisées trouveront

le dernier accessoire fantaisie. Certains restent en retrait, disciplinés, dans une zone qui leur est réservée, ils s’attardent à fumer. Entre amis, en couples, personnes seules, hommes, femmes, âgés ou non, le tout Tokyo semble réuni face à moi, mais pour lors, le feu est au rouge et tous, nous attendons en ordre rangé. Le temps est suspendu. »

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Les lumières et les sons © Sébastien Lebègue

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Rencontres © Sébastien Lebègue

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Taxi parano - les lumières me suivent. © Sébastien Lebègue

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« Il est tard, le temps semble avoir fondu sous les sonorités de Tokyo. Les musiques de Shibuya ne veulent pas dormir. Je me laisse porter, envoûter par le lieu, par l’alcool et par la bonne humeur. Leur karaoké se poursuivra sans doute jusqu’au matin, mais pour l’heure, je suis fatigué. Je déambule au hasard des rues pour me trouver à nouveau à Shibuya cross.

les sirènes de l’Odyssée, je parviens à m’échapper et me réfugie dans un taxi pour rentrer à l’hôtel.

Les affichages et les sons publicitaires jaillissent toujours, abondants et perpétuels. Sous leurs vagues assaillantes qui veulent me capter et me retenir telles

Je dormirai dans du bleu, du rouge, du vert. »

Nous franchissons des voiles d’illuminations aussi denses qu’un brouillard. De toutes parts, toutes les vives couleurs des soleils artificiels nous poursuivent et nous irradient.

« “Des tourbillons de foule et de feu, une coulée de lumière dans une féerie de dorures ; une horde orgiaque brandissant par milliers des emblèmes mystiques et des lanternes multicolores ; une bacchanale immense se déroulant entre deux rangées d’hétaïres parées comme des idoles… J’ai vu tout cela… Je me suis mêlé à tout cela. Maintenant il me semble que j’ai rêvé.” Ludovic Naudeau, Tokyo, 1905. »

Extraits des textes L’empire des signes - Roland Barthes - éd. du seuil, coll. points essais - 2005 Voyage au Japon – Anthologie des textes français de 1858 – 1908 - Patrick Beillevaire - éd. Robert Laffont coll. Bouquins - 2001

Passeport pour Tokyo, Déambulation sous Tokyo Jidai - Sébastien Lebègue - Éditions Elytis © 2010 Disponible en librairie ou par internet à partir de fin octobre 2010, puis sur Tokyo à partir de début décembre 2010 en contactant directement l’auteur par courriel à contact@sebastienlebegue.com.

Sébastien Lebègue est un reporter graphique et photographe, français installé à Tokyo. Il enseigne les arts appliqués pendant une dizaine d’années avant de choisir l’indépendance professionnelle fin 2007. Son travail personnel artistique l’oriente vers une recherche d’une image mémoire que l’on pourrait comparer à la matrice de nos souvenirs. Il tente de quérir un moyen de toucher le moment et de présenter sur un support ses rencontres et partages, ses découvertes culturelles, les moments de vie simple où les sens sont en éveil. Cela, il le traduit sous diverses formes : des carnets dessinés et annotés, reportages graphiques et photographiques, qu’il propose en lecture ou en espace lors de ces expositions. http://www.sebastienlebegue.com

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LE PEUPLE DU TRAIN

PAR G érald ine O u di n

T R ADUC T R I C E E T I N T E R P R È T E D E L I A IS O N

A

ppropriations, rejets, infiltrations, interprétations et détournements sont autant de stratégies et de mécanismes qui font que la ville finit toujours par échapper à ceux qui voudraient la maîtriser pour appartenir à ceux qui y vivent, comme la forêt tropicale engloutit en un instant la route qu’on a voulu y ouvrir, et qu’on y ouvrira à nouveau, peut-être selon un autre tracé. On a décrit ces interstices comme stériles. Ils me semblent particulièrement propices à la vie et à l’établissement de liens sociaux, à Tokyo comme ailleurs.

Ecrasées par la modernité © Géraldine Oudin

A Strasbourg, j’étais une inconditionnelle du vélo, été comme hiver. Dans le Paris de l’avantVélib, la folie des automobilistes m’avait poussée à abandonner mon fidèle deux-roues et j’avais découvert le plaisir de la marche à pied. Le centre de Paris est une jolie miniature que l’on peut traverser en quelques enjambées. Tokyo en revanche, même limitée à ses 23 arrondissements centraux, est bien plus étendue. Après un premier contact plutôt rural avec le Japon, j’ai emménagé en plein cœur de la capitale et suis immédiatement tombée amoureuse de cette ville immense. Vivant à deux pas de la gare de Shinjuku, il m’était très facile de me rendre

rapidement à n’importe quel quartier de Tokyo. Les principaux centres n’eurent bientôt plus de secrets pour moi. Tout du moins, c’est ce que je pensais. Un beau matin, après avoir flâné dans l’un des mes quartiers favoris, ma nature a repris le dessus. Combien de temps me faudrait-il pour rentrer à pied ? Par où passer ? Il devait bien exister des raccourcis. J’avais beau être armée de ma fidèle boussole, j’ai vite réalisé que je ne connaissais la ville que dans ses grandes lignes, au sens propre comme au figuré. Comme la plupart des habitants de la mégalopole, je dépendais du train et du métro et n’avais pas la moindre idée de la façon dont ces lieux s’articulaient entre eux dans la réalité. Ma perception de l’espace reposait presque uniquement sur la carte des transports en commun, qui est loin de refléter la réalité géographique. Le quartier où je résidais et les lieux que je fréquentais existaient pour moi comme autant d’îlots émergeant ça et là dans un océan aux eaux opaques. Il était temps de plonger. Motivée par l’envie irrépressible de percer le mystère de ces zones floues, de ces non-lieux, j’ai pris l’habitude de longues marches dans ces intervalles, sans autre but que de m’approprier la

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ville : c’est au cours de l’une d’entre elles que j’ai fait une découverte insolite, découverte qui s’est muée en longs mois de recherches. Il est bien connu que les nombreuses voies ferrées surélevées de Tokyo n’abritent pas que restaurants et autres izakayas bien connus du salaryman en quête d’un peu de détente sur le chemin du retour. Elles accueillent une infinie variété d’activités, du convenient store aux boutiques branchées en passant par les ateliers, espaces de stockage en tous genres, studios de tatouage, de photographe ou encore de voyante, sans oublier parcs, espaces de jeux, école maternelle et autres juku. On y voit parfois, même si cela reste relativement rare, la petite cabane bâchée de bleu d’un SDF. Mais il y a un autre usage de ces espaces que la plupart des habitants de Tokyo ignorent, et que j’ai découvert ce jour là. Un visage de Tokyo que les fidèles usagers du train ne peuvent apercevoir, puisqu’il se terre sous leurs pieds à une distance suffisante des gares pour passer inaperçu. Des dizaines, des centaines de familles habitent sous la voie ferrée, en toute légalité. J’ai tout d’abord rencontré quelques résistants qui, en instance d’expulsion, refusaient de quitter les logements qu’ils avaient occupés pendant plus de vingt ans. Quelques mois plus tard, il ne restait plus que quelques traces de peinture sur un pilier. Le couchant qui donnait des teintes jaune orange aux petites façades sous la voie ferrée n’éclairait plus que les reflets des vitres du train qui poursuit ses allers-retours comme si de rien n’était. Comme pressenti, j’avais été le témoin modeste de la fin d’un monde. De ce monde aujourd’hui, ne subsiste qu’un squelette aux côtes régulières, dont les insectes auraient impeccablement nettoyé les entrailles. Rien ne distingue plus à présent les espaces qui accueillaient des logements de ceux qui, plus loin, étaient occupés par divers commerces, car de tous ces lieux la vie s’est retirée. Les étages, les escaliers n’étaient qu’un fragile cartilage. Disparus les vélos des enfants, les fleurs, les compteurs

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d’électricité d’eau et de gaz. Plus de boites aux lettres ni de poubelles bien alignées. L’endroit est un peu lugubre, comme si la vie l’avait quitté au moment où sont tombes avec les murs. Il ne me reste que quelque photos et vidéos, images de trop mauvaise qualité à mon goût et qui se retrouvent pourtant d’un seul coup comme propulsées au rang de documents historiques. Quand je pense à Tokyo depuis Perth, où l’espace est si présent qu’il en devient presque écrasant,


Une maison comme les autres Š GÊraldine Oudin

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Bouillon de Nouvel-An © Lionel Dersot

le désert est à nos portes et que les distributeurs où la maison individuelle avec piscine est la règle plus que l’exception, où on a largement le temps de mourir de soif en attendant le bus parce que automatiques de boissons font aussi cruellement défaut que les transports en commun, je pense à une grande ruche bourdonnante, pleine de vie. Et c’est l’image de ces petites alvéoles nichées sous la voie ferrée et les sourires de ceux qui m’y ont accueillie que je revois. PS : Une poignée d’autres sites éparpillés dans la capitale, mais aussi à Kyoto ou à Osaka, fourmillent toujours de vie. Les plus isolés sont aussi les moins vulnérables. Et puis il y a les nouveaux, ceux dans lesquels une compagnie de chemin de fer loge ses propres employés, à l’abri des regards, sur des terres moins convoitées…

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La structure après démolition des logements © Géraldine Oudin

Logements de fonction © Géraldine Oudin


Bientôt happée par le vide ? © Géraldine Oudin

Traductrice et interprète de liaison française, Géraldine Oudin a vécu cinq ans au Japon avant de partir l’année dernière à la découverte de Perth, en Australie Occidentale. Diplômée du département d’études japonaises de l’université de Strasbourg et de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), elle se spécialise dans les sciences sociales et humaines, la littérature, les arts et l’adaptation de sous-titres. Sa devise : « Précision et élégance ».

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BULLES DE TEMPS

P A R LUDO V I C BRU N E AUX

P H O T O G R A P HE

J

e suis arrivé à 12h50 et je me suis posté devant les portillons automatiques pour mieux la voir. A 12h59, j’ai reçu ce message : « Désolée de te faire attendre, 15 minutes de retard ». Je me retrouve à ne pas savoir que faire. Trop court pour commencer quoi que ce soit. Je cherche une autre place pour ne pas rester planter au milieu des fleurs, lieu de rendez-vous habituel. Enfin je trouve un bout de mur sur lequel m’appuyer entre l’intérieur et l’extérieur de la gare. Je m’attarde sur tous ces gens qui ont l’air content de se retrouver, et qui s’en vont.

Doko iku no ? © Ludovic Bruneaux

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どこいくの? Freelance France Ja p o n -

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どうやっていくの?

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Je sens la chaleur du soleil sur ma joue droite. La lumière m’éblouit un peu. J’appuie ma tête contre le mur. Mon regard est attiré par les inscriptions posées sur les murs. La variété d’écriture est plaisante à regarder, et garde encore un peu de mystère. Une jeune femme fine, et élégante file avec ses

longues jambes parmi les gens d’un pas preste. Le ciel japonais d’hiver, qu’il est beau et agréable. Ce bleu limpide et frais. Mon regard s’étend dans cette couleur, rebondit contre les parois des immeubles, pour enfin plonger dans cet espace vierge et vide. Je retrouve ce moment passé ensemble à marcher sur la plage au début de l’année.

Doko iku no ? © Ludovic Bruneaux

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- « Excuse-moi de t’avoir fait attendre ! Je suis vraiment désolée », me dit-on. - « Ce n’est rien », dis-je. (Ah ces Japonais qui n’arrêtent pas de rabâcher «O matase shimashita». J’ai bien envie de leur dire que ce n’est rien de faire attendre, que je suis content). - « Ca va ? Tu as l’air tout bizarre », me dit-elle. - « oui, oui, ça va, ça va », dis-je en atterrissant lentement du ciel de mon attente. J’aimerais ajouter : « Faites-moi attendre ! Mais peut-être serai-je parti avec ma rencontre. Faitesmoi attendre ! laissez-moi ce temps ! » - « Qu’est-ce que tu veux manger ? Aussi, je dois m’en aller à 14 heures », me dit-elle. - « Comme tu veux ! » Et nous revoilà repartis.

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Histoire en images © Ludovic Bruneaux

Ludovic Bruneaux pratique la photographie depuis son arrivée à Paris pour l’université. Séchant les cours de la fac, il avait du temps pour découvrir cette capitale. La photographie lui permettait de justifier ses pérégrinations. Quelques années ont passé, et il est arrivé à Tokyo : nouvelle capitale, mais même pratique. Il ne pouvait plus sécher étant professeur. Seulement, son sac contenait toujours la boîte à images. De retour à Paris, il conjugue professionnellement l’enseignement et la photographie.

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, la lettre de Freelance France Japon Numéro 1 Novembre 2010 Directeur de la publication : Lionel Dersot / lionel.dersot@japan-interpreters.com Rédacteur en chef : Sébastien Lebègue / contact@sebastienlebegue.com Directeur artistique : Jérémie Souteyrat / jsouteyrat@gmail.com Contributeurs : Ritsuko Cordier, Martin Faynot, Michael Goldberg, Géraldine Oudin, Le contenu du magazine est interdit à la reproduction sans l’accord des auteurs. Prochain numéro : Mars 2011

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FREELANCE FRANCE JAPON Q U ’ EST C E QU E C ’ ES T ?

Freelance France Japon est un projet sans aucun équivalent de fédérer des professionnels indépendants pratiquant dans la sphère francophone-japonaise. Il n’existe aucune fédération, association ou regroupement de la sorte. Depuis avril 2008, Freelance France Japon a pour ambition de favoriser les contacts entre professionnels indépendants de métiers divers, au Japon et ailleurs, générer ainsi une dynamique pouvant déboucher sur de nouvelles opportunités de travail et d’échanges professionnels, et développer et renforcer les légitimités professionnelles de chacun à travers la communication publique et privée sur des thèmes de métiers, de professions et de professionnalisation, dans la sphère francophone-japonaise. Plus prosaïquement, FFJ a pour ambition à travers la collégialité de créer un centre d’attraction générant de nouvelles opportunités professionnelles pour ses membres. L’ambition est donc clairement et volontairement axée vers le développement d’une visibilité commune au bénéfice des activités professionnelles de chacun. Il s’agit bien d’une collégialité ancrée dans le réel, et pas un vœu pieux. FFJ n’est pas seulement une communauté en ligne mais bien plus une communauté dans la vraie vie qui organise des réunions professionnelles et occasions de réseauter, en particulier à Tokyo. FFJ est ouvert en priorité à la participation de professionnels proactifs, capables de contribuer à la dynamique du réseau. L’inactivité est au détriment de tous. Résider au Japon n’est pas une condition, mais posséder une expérience professionnelle acquise avec le Japon, les domaines japonais et francophones est une condition essentielle. Les conditions d’inscriptions sont visibles sur le site. FFJ rassemble 26 professionnels de l’audio-visuel, l’interprétariat, les arts graphiques, etc.... Un annuaire simplifié est disponible ici. Pour plus d’informations et suivre les discussions en ligne du réseau : http://freefrajap.ning.com

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