Flanders (i) Magazine #32 - edition française

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EN

FRANÇAIS

4. LENNY VAN WESEMAEL

6. MANU RICH

Toutes les couleurs de Bruxelles

Bilall Fallah (g) et Adil El Arbi

Adil El Arbi et Bilall Fallah portent à l'écran Black, roman à succès de Dirk Bracke. Une histoire d'amour moderne sur fond de guerre entre bandes urbaines. Préparez-vous à être secoués ! .1

Notez bien ces noms : Adil El Arbi et Bilall Fallah. Ils sont les deux nouveaux espoirs du cinéma belge. Des espoirs qui transcendent les langues - le premier est plutôt francophone, le second flamand - et les genres : ils rêvent d’un « cinéma d’auteur avec une qualité technique hollywoodienne ». Pour les parrainer dans leur début de carrière, ils ont deux « jeunes » aînés qui ouvrent la voix : Michaël R. Roskam (Bullhead) et Nabil Ben Yadir (La marche). Et un grand frère d’adoption, Hans Herbots, réalisateur du long métrage Bo et The Beast (De behandeling) mais aussi de la série internationale The Spiral - dont l’intrigue couvrait six pays européens et faisait appel à la participation du public. Black, leur deuxième long métrage, adapté du roman éponyme de l’écrivain à succès Dirk Bracke, s’annonce comme une version moderne de Roméo et Juliette, sur fond d’affrontements entre deux bandes urbaines. « Ou plutôt Juliette et Roméo », rectifie Adil El Arbi. Car l’héroïne de Black est Mavela, une jeune fille de quinze ans, membre de la bande des « Black Bronx », qui fait la loi dans le quartier africain de

8. LAURA VANDEWYNCKEL

PAR

Alain Lorfèvre PHOTOs Jo Voets

Bruxelles, surnommé Matonge. Mais Mavela va affronter un dilemme lorsqu’elle tombe amoureuse de Marwan, de la bande rivale des « 1080 » (référence au code postal de Molenbeek, commune (ou arrondissement) de Bruxelles). FRÈRES DE CINÉMA Des frères réalisateurs, on en connait beaucoup - dont les Dardenne, bien sûr. Des couples aussi. Mais Adil El Arbi et Bilall Fallah, respectivement 26 et 29 ans, s’ils ont réalisé un court métrage précisément intitulé Broeders (Frères, en flamand), n’entretiennent aucun de lien de parenté. Ils se sont rencontrés à Sint-Lukas Bruxelles, grande école de cinéma flamande de Belgique. « Le premier jour », rigole Bilall Fallah. « Nous étions les deux seuls à détonner au milieu des étudiants arty... » Plus que cette différence, c’est leur sensibilité commune - en cinéma, mais aussi en littérature - qui les a rapidement amené à collaborer. Les prémices de Black remontent à cette époque, se souvient Bilall : « J’ai lu Black de Dirk Bracke au lycée. Adil m’a dit qu’il rêvait interview


contient des erreurs - nous n’avions même pas de scénario abouti - mais c’est pour apprendre que nous l’avons tourné. » Un des acquis fondamentaux, à cet égard, concerne le casting et le travail avec les comédiens. Si, comme dans Image, les deux réalisateurs ont tenu à travailler avec des non professionnels, ils ont pu cette fois mener un casting en profondeur. « Nous avons auditionné quatre cent cinquante candidats, issus d’un peu partout en Flandre, Bruxelles et la Wallonie. » Au final, seize d’entre eux - de 15 à 28 ans - ont été retenus pour incarner

Photos : Black

d’adapter ce roman. » « Dirk Bracke écrit pour des adolescents, explique Adil El Arbi. Il a un style très fluide et très imagé. Quand on lit ses livres, on visualise tout de suite ce qui se passe. » Et puis, le contexte du roman touchait de près les deux futurs réalisateurs : « Nous avons grandi dans un monde similaire. Nous avons l’expérience des bandes urbaines de Bruxelles. Beaucoup de gens en entendent parler mais ignorent tout de leur réalité. Dirk Bracke, lui, a très bien cerné leur fonctionnement, leur raison d’être. » Décidés à porter Black à l’écran, les deux amis envoient il y a trois ans un courriel enthousiaste à Dirk Bracke. Mais l’écrivain leur répond que c’était trop tard : un autre réalisateur flamand, Hans Herbots avait déjà acquis les droits d’adaptation. Pas découragés, Adil et Bilall contactent alors le réalisateur. « Nous avons eu la chance qu’il apprécie notre travail. Il nous a associé au projet, nous permettant de donner notre avis sur le scénario de Nele Meirhaeghe. » Mieux : Hans Herbots propose que le tandem soit présent durant le tournage. « Hans a perçu que interview

nous pouvions apporter un cachet d’authenticité, parce que nous maîtrisons cet univers : nous sommes de la même génération que les personnages, nous avons les mêmes origines et nous connaissons le langage de la rue. » De fil en aiguille, l’évidence s’impose : le film doit être réalisé par Adil El Arbi et Bilall Fallah. DÉCORS ET ACTEURS AUTHENTIQUES Entretemps, les deux réalisateurs se sont fait la main sur leur premier long métrage, Image. « C’est le fruit d’un heureux concours de circonstances. Notre court métrage Broeders a remporté le VAF Wildcard Fiction », un prix à destination des étudiants en cinéma,

décerné par le Fonds Audiovisuel de Flandre (VAF), doté de 60 000 euros. « Nous nous étions promis que si cela arrivait, nous réaliserions notre premier long métrage avec cette somme. » Sorti à l’automne 2014 en Flandre et à Bruxelles, Image dépeint la confrontation d’une journaliste avec la réalité des « quartiers » euphémisme belge pour les zones urbaines désargentées. Ancré dans la réalité bruxelloise, le film a été tourné en un mois à peine, sans préparation. « Cela nous a permis d’apprendre le métier sur un plateau, notamment la direction d’une équipe et des acteurs pendant trente jours. Et aussi l’expérience du tournage dans les décors réels, sur les lieux mêmes de l’action. Le film

les principaux protagonistes des deux bandes rivales. « Ce sont peut-être des amateurs, mais ce sont des vrais acteurs » s’enthousiasme Adil El Arbi. « Ils ont une authenticité, car ils connaissent la rue, comme leur personnage, qui compense largement leur manque d’expérience. » Cette fois, Adil et Bilall ont eu le temps de préparer le film en amont avec leurs comédiens, durant deux mois de répétitions. Même investissement concernant les repérages et les préparatifs de tournage, étalés sur trois mois. Ce qui n’était pas un luxe, selon les intéressés : « Le scénario est complexe, parce qu’il faut faire exister ces deux bandes urbaines. Le film comprend beaucoup de .2


scènes - environ cent cinquante - et de lieux de tournage différents. » Les deux réalisateurs tenaient à cette ampleur. « L’histoire se partage entre les deux quartiers de Bruxelles dont sont issus les bandes : Matonge, le quartier africain, et Molenbeek. Nous voulions tourner sur place, dans les vraies rues, les vraies galeries, les vraies stations de métro, mais ce n’est pas forcément simple. Les habitants sont méfiants vis-à-vis des caméras car ils ont toujours peur des stéréotypes que l’on va véhiculer sur eux... » SCORSESE, SPIKE LEE ET MEIRELLES Le cinéma des débuts de Martin Scorsese et Spike Lee vient instantanément à l’esprit quand on regarde Image, et les premières images de Black. Même énergie, même connaissance intime du milieu dépeint, même authenticité des dialogues - jusque dans cette caractéristique très bruxelloise d’un multilinguisme débridé : dans Black, on parle indifféremment flamand, français, arabe et lingala. Et tel Spike Lee avec Brooklyn ou

Martin Scorsese avec Little Italy, Adil El Arbi et Bilall Fallah se sont fixés un double objectif dans la représentation du troisième rôle principal de leur film : Bruxelles. « Nous voulions que les habitants reconnaissent les lieux et les identifient. Mais il était important aussi pour le spectateur nonBruxellois et, surtout, étranger, que ces lieux existent et soient évocateurs. » Ils prennent en exemple, une scène issue du roman. « Elle se déroule rue de la Longue Vie, à Ixelles, dans le quartier de Matonge. Dirk Bracke y faisait référence dans son roman - cette rue est surnommé le « couloir de la mort ». Il s’en dégage en effet une ambiance très marquante. C’est un vrai décor de cinéma. Il était hors de question pour nous de ne pas y tourner. » Ce souhait d’authenticité n’exclut pas la quête esthétique. « On a recherché une qualité de production internationale. On aime Bruxelles, c’est notre ville, et on veut la rendre sexy dans sa réalité. » Certaines scènes donnent effectivement l’impression d’avoir été tournées

« On a recherché une qualité de production internationale. On aime Bruxelles, c’est notre ville, et on veut la rendre sexy dans sa réalité. »

Black-themovie.com Adil et Billal sur flandersimage.com

sous des cieux bien plus cléments que « le ciel si bas » chanté par Jacques Brel. « Nous avons tourné en juillet-août et nous avons poussé la chaleur des images. On cherchait à donner une sensation de canicule - comme si c’était l’été le plus chaud qu’on ait connu en Belgique. » L’étalonnage d’un plan suggère une autre référence, revendiquée par les deux auteurs : La Cité de Dieu de Fernando Meirelles : « C’est un de nos films cultes. Et il réussit quelque chose de très difficile : parler d’une réalité dure et violente, mais sans tomber dans le misérabilisme » commente Adil dont le résumé vaut note d’intention : « C’est une fiction authentique avec de la grandeur dans la mise en scène. »

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interview


PAR

Nick Roddick, traduction Alain Lorfèvre PHOTO Bart Dewaele

Terre promise Quand le Pape visita la Belgique, le père de Lenny Van Wesemael y vit l’opportunité de faire rapidement fortune. Trente ans plus tard, la jeune scénariste et réalisatrice s’empare de ces faits pour façonner son premier long métrage, Café Derby - un regard rétrospectif drôle, émouvant et tendre sur les événements de ce lointain été.

En mai 1985, le pape Jean Paul II se rendit en Belgique. Il salua les foules depuis sa papamobile et célébra des messes en plein air en divers endroits, dont un dans la périphérie de Gand. « Ce fut tout une affaire » se souvient la scénariste­-réalisatrice Lenny Van Wesemael, qui centre Café Derby, son premier long métrage, autour de cette visite à Gand. Ce fut une étrange période, se remémore­-t­-elle. «  On n’imaginerait plus cela aujourd’hui... 150 000 personnes ont surgi pour le voir. Tout le monde hurlait : c’était Photos : Café Derby

interview

dément. C’était comme s’il avait été une pop star ! » Van Wesemael n’avait que quatre ans à l’époque. Ses souvenirs sont un peu diffus. Mais les archives télévisuelles de cette visite sont intégrées dans Café Derby, même si le passage du Pape est à peine plus qu’un prétexte à l’intrigue principale du film. Celle­-ci se concentre sur un doux rêveur nommé Georges, un marchant ambulant qui multiplie les aventures commerciales, toujours à l’affut d’un bon coup et convaincu de savoir vendre n’importe quoi à n’importe qui. Georges voit ses

rêves se concrétiser le jour où il repère un vieux café sur l’itinéraire du Pape. Et il décide que c’est la chance de sa vie. Les gens auront faim et soif, autant en quête de nourritures terrestres que spirituelles. Le Café Derby - sous les auspices de Georges, bien sûr - ne peut qu’être voué au succès. Alors Georges entasse sa femme et ses cinq enfants dans son break fatigué et embarque pour la Terre Promise... L’été du Café Derby commence. RÉALITÉ ET FICTION Pour Van Wesemael, cette histoire est plus qu’une note de bas de page des années 80 : elle appartient à son histoire familiale. Son père a agit exactement comme Georges lors de la visite papale en 1985. Est­-il arrivé à ses fins dans la réalité ? « Je ne peux vous répondre » glousse­-t­-elle, «  parce qu’alors je devrais vous raconter toute l’histoire. Mais je peux dire que tout ne s’est pas déroulé comme prévu. » La réalisatrice de 33 ans ne fait pas tout une histoire

de l’enracinement du film dans son vécu - elle fut un des cinq enfants qui apparaissent dans le film (en réalité, ils furent six) - mais souligne que Café Derby n’en est pas moins une oeuvre de fiction. « Oui, c’est autobiographique » ditelle, « mais pas totalement. Mon père était bizarre : il cumulait les boulots. Il tenait un café, mais était aussi représentant de commerce sur les marchés. Mais c’est cette histoire de faire fortune qui m’a réellement inspirée. » La réalisatrice décrit le scénario comme une « dramédie » sur les événements survenu durant l’été 1985. « J’ai exploité la réalité mais je l’ai triturée » explique­-telle. « J’ai parfois un peu forcé le trait... Mais je ne me moque pas de mon père. Durant l’écriture, j’ai découvert beaucoup de chose à son sujet, ce qui fut très intéressant pour moi car il est mort lorsque j’avais 11 ans. J’ai entendu beaucoup d’histoires sur son compte et je voulais découvrir qui il était, découvrir ses bons côtés. Et c’est ce que fait .4


Sara, le plus jeune personnage : elle observe son père. » STYLISME, DANSE ET RÉALISATION Lenny Van Wesemael a grandi à Gand, où se déroule le film, et désirait à l’origine suivre des études de stylisme. Et puis elle a découvert le cinéma. « Au lycée, j’ai joué dans quelques courts métrages » préciset­-elle. « Je trouvais l’atmosphère sur le plateau réellement magique et j’ai voulu passer à l’acte. Je ne voulais pas être devant la caméra, mais derrière. » A l’âge de 19 ans, Van Wesemael est donc entrée à l’école de cinéma à Gand. Ce fut difficile, confie-­telle, mais ça valait la peine. « J’ai beaucoup appris mais c’était ardu ; vous recevez énormément de critiques - ce qui est une bonne chose parce que vous apprenez à y faire. » Une décennie plus tard, la leçon s’est révélée utile en certaines occasions. Après son diplôme, dit-­elle, « cela n’a pas toujours été simple. J’ai essayé de réaliser un autre court métrage, mais je ne trouvais pas l’argent. Alors j’ai décidé de le tourner par mes propres moyens. L’origine du monde était un film qui se déroulait entièrement dans des toilettes : c’était des petites scènes, des choses intimes... Quelques scènes d’amour. Je l’ai réalisé sans argent et j’en suis très heureuse. » La danse est une autre discipline de prédilection qui fournit le thème du court métrage de fin d’études de Lenny Van Wesemael, Dance With Me. « La danse est une passion » précise­-t-­elle, « et je pense qu’il faut faire des films sur ce que vous aimez ou que vous détestez. J’ai dansé dans une troupe. C’était quelque chose de très important pour moi à l’époque. Il n’y avait pas que le cinéma qui comptait à mes yeux. » Mais le cinéma l’a emporté, même si la danse arrive juste derrière. .5

Après L’origine du monde, Van Wesemael a signé le court métrage Dancing With Travolta, un film de 19 minutes joyeux, chorégraphié avec minutie, sur une jeune fille qui essaie désespérément de remporter une compétition qui lui permettra de réaliser la promesse du titre. Mais pour avoir une chance de gagner, elle doit renouer avec un ancien petit ami, qu’elle honnit, mais qui se trouve être le meilleur danseur de la ville. L’EFFET IMPENS Achevé en 2010, Dancing With Travolta fut la première collaboration complète entre la réalisatrice et Dirk Impens, producteur aguerri au sein de Menuet Film (La Merditude des choses, Alabama Monroe). Ce dernier avait été impressionné par les travaux d’étudiant de Van Wesemael. « Il m’a toujours soutenue. J’ai collaboré beaucoup avec sa société, dirigeant notamment des auditions » précise-t­-elle. « Il m’a toujours dit : « Tu dois faire un film ». Et donc nous avons fait Dancing With Travolta ensemble. » Environ un an plus tard, elle a entamé le long processus d’écriture et de développement qui mena à Café Derby - qu’Impens produit également tandis que son cousin Ruben est à la caméra. L’aboutissement en fut un tournage de 27 jours, à Wondelgem, dans la banlieue de Gand, 29 ans après les événements reconstitués dans le film. Six semaines de tournage, c’est peu pour un film d’époque, de surcroît comptant un grand nombre d’enfants parmi les comédiens. « Ce ne fut pas une sinécure », reconnaît Lenny Van Wesemael, « mais nous étions très bien préparés. Ruben (qui avait déjà mis en image deux de ses courts métrages) a un regard très critique et nous avons discuté de tous les aspects. Nous avons beaucoup répété avec les comédiens avant

« je pense qu’il faut faire des films sur ce que vous aimez ou que vous détestez. » le début du tournage. Réaliser un film peut être parfois difficile, mais, parfois aussi, des instants de grâce surgissent. » L’un de ces instants de grâce survint lorsque l’histoire familiale céda la place à un film autonome, grâce à deux éléments clés du casting, prépondérants. D’abord le choix, dans le rôle de Georges, de Wim Opbrouck, un acteur accompli, connu essentiellement pour son travail sur les planches, mais fort d’un quart de siècle d’expérience en télévision et au cinéma. Ensuite celui de la débutante Chloë Daxhelet, qui joue Sara. Elle est non seulement l’avatar, enfant, de la réalisatrice, mais c’est à travers son regard que les spectateurs découvrent les événements en général et Georges en particulier. Pour des raisons évidentes, le rôle de Georges fut particulièrement difficile à attribuer. « Ce fut compliqué pour moi parce que j’ai écrit avec une personne en tête. Mais lorsque j’ai auditionné Wim, Georges est soudain devenu un personnage et j’ai pu me

détacher de la figure réelle qui se cachait derrière lui. Je crois qu’il est primordial de ne pas laisser la réalité prendre le pas sur la fiction. » Trouver la Sara idéal fut tout aussi complexe. « J’ai pris beaucoup de temps aux auditions et rencontré énormément d’enfants » explique la réalisatrice. « J’ai terminé avec six enfants que j’aimais vraiment. J’ai passé près de six mois à travailler avec eux. J’ai fini par bien les connaître, en particulier Chloë. Cela m’a pris du temps mais ça marche : elle est fantastique. » Café Derby partira à la rencontre du public en 2015. Et après ? « Je veux faire un autre film » confie­-t­-elle «  mais je veux prendre mon temps. Je me sens tellement impliquée dans celui­ci que je ne peux penser à rien d’autre pour l’instant. »

Café Derby sur flandersimage.com Lenny Van Wesemael sur flandersimage.com interview


Nous sommes tous des réfugiés

PAR Alain Lorfèvre PHOTO bart dewaele

Le réalisateur de documentaire Manu Riche passe à la fiction avec Hôtel Problemski, une « tragédie absurde » adaptée d’un roman de l’auteur de La merditude des choses, Dimitri Verhulst.

Durant l’automne 2015, le réalisateur Manu Riche et l’équipe de tournage d’Hôtel Problemski ont investi un décor de tournage peu commun dans le centre de Bruxelles : le 10e étage de la tour BNP Paribas. Face au palais des Beaux-Arts, signé Victor Horta, ce cube de verre, de fer et de béton, aux fenêtres teintées, est caractéristique de l’architecture interview

fonctionnelle des années 60-70. Lors du tournage, seul deux étages de ce siège administratrif étaient encore en activité. « Au nôtre, il n’y avait déjà plus d’eau courante. Les toilettes ne fonctionnaient plus » se souvient Manu Riche. L’équipe déco du film a conservé le mobilier typé des lieux, n’ajoutant que quelques lits et matelas pour métamorphoser les anciens

bureaux en hôtel « Problemski », squatté par des réfugiés de toutes origines. Pour le réalisateur, le lieu incarne parfaitement le propos de son film : « C’est la métaphore du monde contemporain. Face à la faillite économique d’un système, notre modèle se retrouve à la dérive. Les personnages du film sont sur un radeau, ils n’ont plus vraiment de but, de direction. Il y a quelque chose d’un peu absurde dans ce décor d’une ancienne banque et la situation dérisoire des personnages ». Hôtel Problemski est perçu à travers le regard de Bipul (Tarek Halaby), un exilé qui vient d’un putain de village oublié au fin fond du « Nulle-partistan ». » Amnésique, Bipul a posé ses valises dans ce centre depuis longtemps. Il fait désormais partie des meubles, accueillant et aidant les nouveaux arrivants. Mais, en dehors de son ami afghan Maqsood (Gökhan Girginol), il évite de trop se lier et prend la vie comme elle se présente, avec pragmatisme et cynisme. Jusqu’au jour où il fait la connaissance de Lidia (Evgenia Brendes), qui rêve d’atteindre Londres. RÉALITÉ ET FICTION Hôtel Problemski est l’adaptation d’un roman écrit en 2003 par l’auteur flamand à succès Dimitri Verhulst, déjà auteur de La merditude des choses, porté à l’écran par Félix Van Groeningen en 2009. « Verhulst a deux grands axes dans son travail d’écrivain : les

récits à caractère autobiographique, comme La merditude..., et ceux traitant de sujets contemporains ». Hôtel Problemski appartient à cette catégorie », précise Manu Riche. Le réalisateur avait découvert le sujet à travers un article écrit par Dimitri Verhulst bien avant le roman. « J’avais lu dans le quotidien De Morgen son reportage sur son expérience vécue au sein d’un centre d’accueil de réfugiés. » Le traitement original du sujet frappe Manu Riche. « Verhulst s’intéresse aux âmes, aux gens. Il sort du stéréotype du réfugié. Il a cette capacité à rapprocher de notre expérience ces gens qu’on s’évertue à faire paraître différents. » Le roman Hôtel Problemski permet à l’écrivain de transcender encore plus le sujet. « Ce qui m’intéressait, résume le réalisateur, c’était de traiter le sujet d’une façon disons « normale ». Ce n’est pas un film sur les réfugiés : c’est un film sur des gens qui attendent d’être à nouveau considérés comme les autres. » Réalisateur issu du documentaire, Manu Riche prend une distance pragmatique par rapport au « réel ». « Tous les réalisateurs documentaires savent qu’il y a un énorme travail de mise en scène, pas sur le tournage, mais sur le regard, sur le montage, sur les choix qui sont faits. C’est du cinéma, de la narration. » Né en 1964 à Hasselt, formé à l’école du théâtre, Manu Riche s’est orienté vers la réalisation documentaire à la fin des années 1980, intégrant l’équipe

Tarek Halaby (gauche) et Manu Riche

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Hôtel Problemski

« Ce n'est pas un film sur les réfugiés : c'est un film sur des gens qui attendent d'être à nouveau considérés comme les autres. » de la célèbre émission Strip-tease. « Je me suis totalement retrouvé dans Strip-tease » explique Manu Riche, frustré à l’époque par le sentiment que le théâtre s’était « institutionnalisé » et devenait « de plus en plus déconnecté du quotidien ». Crée en 1985 par Marco Lamensch et Jean Libon sur la RTBF, la chaîne publique belge francophone, puis diffusée à partir de 1992 en France sur la troisième chaîne, Strip-tease a bouleversé les normes du documentaire. L’objectif des créateurs était de s’effacer pour laisser s’exprimer les protagonistes. Loin des grands sujets internationaux ou de société, l’émission traitait du quotidien, de la vie de tous les jours, miroir tendu aux spectateur - que résumait .7

bien le slogan « Strip-tease : l’émission qui vous déshabille ». Au début des années 2000, Manu Riche explore les relations entre réalité et fiction - ou, plutôt, le storytelling cher aux communiquants politiques - dans Baudouin Ier (2001) et L’homme qui n’était pas Maigret (2003), consacré à Georges Simenon, figure mythique de la littérature belge. « Pour moi la fiction est une autre forme de documentaire » précise Manu Riche. « Je ne fais pas le séparation entre les deux. Ce qui m’importe, c’est de trouver une réalité dans l’image. (...) Parfois, même, un sujet a priori documentaire sera mieux servi par la fiction qu’en documentaire, parce qu’il y a des réalité que l’on ne peut pas approcher. »

CASTING INTERNATIONAL C’est précisément le cas avec Problemski Hôtel. « Aborder la situation des réfugiés par le biais de la fiction m’offrait la liberté de développer des thèmes et des sentiments que je ne parviendrais pas à saisir dans la réalité. L’humour et l’ironie que Dimitri utilise dans son roman permettent une distanciation. » Pour écrire le scénario, le réalisateur a retrouvé le Britannique Steve Hawes, qui collabora avec lui sur L’homme qui n’était pas Maigret (2003), une réflexion documentaire sur la course aux armes nucléaires. « Steve est un scénariste chevronné, qui a très bien compris le fond et l’esprit du livre. Tout comme moi, il a apprécié l’approche directe et frontale du sujet, dénuée de misérabilisme. » Héritage de son parcours documentaire, Manu Riche a attribué les rôles à des comédiens ayant un parcours de vie similaire à celui des personnages. « Le casting fut long parce que nous cherchions des comédiens ayant une nationalité ou des origines similaires aux personnages. « Tarek Halaby qui interprète Bipul est danseur au sein de Rosas, la compagnie de la chorégraphe Anne Theresa de Keersmaeker. « Il est né en Palestine, a été exilé en Jordanie, puis à Dubaï, avant de se retrouver à Chicago et de finir par atterrir en Belgique. Forcément, il a trouvé des échos de sa propre histoire. » Son ami Maqsoon est joué par le comédien et metteur en scène de théâtre Gökhan Girginol, d’origine turque. Quant à Lidia, Manu Riche a découvert Evgenia Brendes. « Elle a quitté le Kazakhstan il y a dix ans et a fait ses études au Conservatoire à Anvers. C’est une future grande comédienne européenne » assure le réalisateur, qui a adapté le C.V. des personnages à celui des comédiens. CRÉER DES SITUATIONS Ce recours à des acteurs peu

familiers du cinéma fut un atout pour le cinéaste. « Je n’ai pas vraiment filmé de la manière dont je filme des personnes réelles » précise Manu Riche. « Je dirige, mais pas trop. Je préfère créer des situations et capturer un moment. J’évite d’intervenir. J’ai travaillé presque exclusivement en plan séquence. Cela permet aux comédiens de se laisser aller dans la scène, dans l’instant. » Résolu à « transgresser » la frontière entre fiction et documentaire, Manu Riche insiste malgré tout sur le premier terme pour qualifier Hôtel Problemski. « Je n’ai pas envie de m’enfermer dans un format » ajoute-t-il. « Je ne veux pas que l’on me dicte la forme que doit prendre un documentaire ou une fiction. Je crois qu’il faut trouver une forme pour chaque projet, chaque sujet. Et essayer de trouver sa vérité par la mise en scène. » Steve Hawes et lui ont gardé deux références à l’esprit durant la production d’Hôtel Problemski, deux films qui furent parfaitement ancré dans un réalité de leur époque, tout en la transcendant par un ton décalé : « Vol au dessus d’un nid coucou (1975) de Milos Forman pour le huis clos et l’enfermement et M.A.S.H. (1970) de Robert Altman pour l’humour subversif. » Comme ces films, souligne-t-il, Hôtel Problemski respire l’air du temps. « Nous sommes tous des réfugiés » médite le réalisateur, « car on ne sait plus trop où on va, comme Bipul. » C’est une « tragédie absurde » - un peu comme un En attendant Godot réaliste. Et pour achever de nous mettre en appétit, Manu Riche livre une dernière clé : « Ce sera aussi un conte de Noël, la déclinaison de la très vieille histoire du Christ, revue par Dimitri Verhulst et Manu Riche ! »

www.timescapes.com Manu Riche sur flandersimage.com interview


LE PARADIS EN STOP MOTION

PAR

DIDIER STIERS

Le court-métrage d’animation réalisé par Laura Vandewynckel en guise de travail de fin d’étude lui aura plutôt porté chance : Het Paradijs (Le Paradis) lui a valu l’une des six VAF Wildcards annuelles et une sélection à la Cinéfondation du Festival de Cannes. « Des hommes des deux côtés de l’océan sont en route, à la recherche du meilleur endroit sur terre. Pendant leurs voyages, ils se croisent, sans jamais se rencontrer. » Pour les uns et les autres, ceux venus d’Occident et ceux du TiersMonde, le terme « paradis » n’a pas tout à fait le même sens. Ce sont deux voyages, justement, en Indonésie et en Chine, qui ont inspiré Het Paradijs à la jeune femme. Une jeune femme qui avait jusque là pour préoccupation d’être une « anti touriste ». Pas question pour elle de prendre part au tourisme de masse mais bien de voyager éthique, écologique. Impossible et donc frustrant, a-telle dû constater. « Déjà de par le simple fait de se rendre sur place, d‘y aller en avion, c’est une manière d’enfreindre quelques-unes de ces règles éthiques. Et puis, on arrive dans un pays en développement et on a l’impression de faire partie des riches. On imagine voir la vie authentique, et on prend des photos, ce qui casse un peu les choses aussi. » En clair, ces expériences ont aussi suscité chez elle des interview

sentiments peu agréables, qui l’ont marquée, et ce sont eux qui ont été à la base de son scénario. POUPÉES DE CIRE Il aura fallu à Laura Vandewynckel une bonne année pour finaliser les 5’40’’ que dure Het Paradijs, dont un bon bout de temps passé à procéder à des essais de matières, y compris de la cire d’abeille ! En soi, une expérience bien particulière là aussi, mais dans un autre genre ! « J’ai vécu recluse dans un studio sombre à l’école, sans voir personne, jusqu’à en devenir socialement perturbée » raconte-t-elle en riant. « J’étais seule avec mes poupées, dans l’obscurité et la chaleur. » Le film a été joliment éclairé par Johanna Vanhaecke. « Elle vient du « live », elle a travaillé sur des plateaux et elle a donc apporté du matériel lourd. Quand on se retrouve sous des projecteurs 2K, la température peut vite monter. » Mais d’ajouter que ça collait plutôt bien aux conditions tropicales du film ! Vous l’aurez compris, elle n’est pas du genre à se simplifier la tâche. Elle a d’ailleurs été la seule de

sa promotion à travailler en stop motion, avec des poupées. Les raisons sont multiples, à commencer par son intérêt pour la scène : avant l’animation, elle a étudié le théâtre pendant trois ans – dont deux au RITS. « J’aime vraiment beaucoup la scénographie. Travailler avec des poupées, c’était pour moi comme faire du mini-théâtre, à ceci près que les poupées sont un peu plus maniables que les acteurs » lâchet-elle en riant . Ajoutez encore qu’elle aime bricoler, modeler et… qu’elle ne tient pas en place ! « C’est vrai qu’avec la stop motion, on est debout et on bouge toute la journée. C’est finalement aussi quelque chose de physique, et je trouve ça fantastique. » S’il se dégage une personnalité des protagonistes de son film, c’est peut-être aussi parce qu’elle considère la stop motion comme la forme la plus artisanale de l’animation. Même si l’on dit de ceux qui travaillent avec des poupées ou des figurines qu’ils sont un peu dingues… « C’est aussi une lutte permanente contre la gravité : ces poupées doivent rester debout. Chaque soir, je devais avoir terminé mes prises de vues parce que quand je revenais le lendemain matin, rien n’était en place comme la veille… Et oui, rester seule toute la journée pendant des semaines, c’est plutôt dingue ! » STAGE CHEZ BEAST Laura Vandewynckel en a aujourd’hui terminé avec le RITS, a déjà effectué un stage dans un théâtre de marionnettes et

a, pour l’heure, enchaîné avec celui que propose le VAF, très justement baptisé « de werkvloer op ! » (qu’on pourrait traduire par : « direction : l’entreprise ! ») L’initiative s’adresse aux détenteurs d’un bac récemment obtenu dans le domaine de l’animation ou à ceux qui n’arrivent pas à s’intégrer dans le circuit professionnel par manque d’expérience. La possibilité la tentait, et à 29 ans, la voilà aujourd’hui stagiaire chez Beast Animation (La bûche de Noël, Oh Willy, Dimitri in Ubuyu), où elle travaille sur l’adaptation en série pour enfants de Rintje, du Néerlandais Sieb Posthuma. « Je fabrique les accessoires qui doivent meubler les décors » précise-t-elle. « Je découvre plein de nouveaux matériaux, et pendant que je suis là, j’apprends aussi comment se met en place une telle production. Ce sont des journées passionnantes. » Elle pourra en profiter un peu plus que prévu puisqu’elle restera un mois de plus chez Beast, cette fois comme employée, le temps que la construction des décors soit terminée. « Ce que le VAF fait pour l’animation et stimuler les gens sortis des études, je trouve ça très bien. J’ai l’impression d’avoir eu pas mal de coups de pouce. » Il lui reste désormais à honorer sa Wildcard, soit un budget de 60.000€ et un coach qui vont l’aider au développement et à la réalisation de son prochain projet. « Je vais commencer à lire, m’informer, faire en sorte d’acquérir des bases solides pour réaliser un nouveau film. J’ai hâte de me lancer là-dedans, de rassembler du matériel neuf. »

Paradise

Laura Vandewynckel travaille sur Le Paradis

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