En compagnie des grecs extrait

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B C a complété une formation en lettres classiques en  et un doctorat de philosophie en . Professeur à l’Université de Sherbrooke depuis , il enseigne la philosophie ancienne, l’esthétique et le grec ancien. Ses travaux de recherche portent sur Socrate, Platon et le développement de l’éthique dans l’Antiquité. M F enseigne la philosophie au Collégial du Séminaire de Sherbrooke depuis 2008. Il est titulaire d’une maîtrise en philosophie de l’Université de Sherbrooke. Ses intérêts portent notamment sur la question de la tragédie. Son mémoire de maîtrise traite de l’idée du tragique dans la philosophie de Nietzsche.

EN COMPAGNIE DES GRECS UNE INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE

UNE INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE

S’initier à une discipline intellectuelle à part entière comme la philosophie constitue une aventure fascinante sur les plans de la connaissance et de l’expérience. C’est à cette aventure que nous convie le présent ouvrage qui n’est ni une étude d’histoire de la philosophie ancienne ni un traité d’argumentation, mais un parcours menant des grands textes philosophiques aux manières d’argumenter et de raisonner. À la différence des autres ouvrages, celui-ci permet d’aborder la philosophie par les textes et de découvrir les auteurs à travers leurs pages les plus fameuses. Il off re un large éventail d’extraits adaptés à l’enseignement collégial, sans se limiter à Socrate, Platon et Aristote qui en sont les noms les plus célèbres. Des commentaires explicatifs accompagnent les extraits choisis. Plutôt que des interprétations élaborées et doctrinales, ils servent d’abord à guider la lecture et à off rir une vue d’ensemble du contexte sociohistorique des différentes époques. Puisque l’ouvrage est principalement destiné aux étudiants, il comprend un appareil pédagogique complet qui permet de s’initier graduellement à la pratique de l’argumentation philosophique. Un guide méthodologique présenté en annexe fournit des explications sur la dissertation philosophique. Celles-ci sont illustrées d’un exemple de dissertation. Pour compléter, une somptueuse iconographie, des cartes géographiques et une frise chronologique viennent enrichir la trame narrative. L’étudiant découvre ainsi, chapitre après chapitre, une histoire vivante, s’éveille à l’amour des textes et à la discussion et prend conscience du rôle déterminant que joue la philosophie dans la compréhension du sens et des enjeux de l’existence humaine.

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UNE INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE

EN COMPAGNIE DES GRECS

EN COMPAGNIE DES GRECS

Benoît Castelnérac Mathieu Fortin

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F I D E S

Préface de Luc Brisson

ÉDUCATION

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en compagnie des grecs Une introduction à la philosophie

Choix des textes et commentaires

Mathieu Fortin et Benoît Castelnérac Traductions du grec ancien

Benoît Castelnérac


Table des matières Table des matières

introduction

XVI

La philosophie, un amour du savoir et de la sagesse  XVII • Aperçu du parcours  XX À propos de ce livre  XXI

XX

CHAPITRE I P LES POÈTES

Les poètes et leurs mythes 1

Homère 2 • Hésiode 2 • Sophocle 3

1.1 Les mythes et les mystères de la nature 3

Hésiode et l’origine du monde 4

b À RETENIR  7

Ulysse et les secrets de la nature 7

b À RETENIR  11

1.2 L’homme subjugué 11

Le pouvoir de la séduction 12

b À RETENIR  15

La naissance des humains et leur « chute » 15

b À RETENIR  19

Œdipe et la fatalité tragique 20

b À RETENIR  25 b PHILOSOPHER PAR SOI - MÊME  26

Penser par le mythe 26 • Le mythe comme explication 26 • Mythe et histoire 27 • Mythe et religion 29 b MATIÈRE À RÉFLEXION  31

Le discours mythologique 31 32

CHAPITRE II P LES PREMIERS PHILOSOPHES

Le miracle grec 33

Du mythe à la science 35

Parménide 37 • Héraclite 38 • Anaxagore 38 • Xénophane 38

2.1 Les principes de la connaissance 39

Parménide et les chemins de la recherche 39 Le poème 39 • Les opinions 40 • Les voies de la connaissance 42 b À RETENIR  44

Héraclite et l’explication rationnelle 44 Héraclite et le logos 45 • Il n’est pas aisé de connaître 46 • La contradiction 48

b À RETENIR  49

2.2 De quoi le monde est-il fait ? 49

Héraclite, philosophe du Devenir 49 Le fleuve 49 • Le soleil 51 b À RETENIR  52

xii

Anaxagore et la constitution physique du monde 52

t a b l e de s m a t i è r e s


Devenir et anéantissement 53 • Substances premières 53 • Tout est dans tout 55 L’Intellect 55 • Empédocle et Démocrite 57 b À RETENIR  59

2.3 Le développement d’une pensée critique 59

Héraclite, critique des opinions reçues 60 Xénophane, critique des mythes 61 Parménide, critique des contradictions 63

b À RETENIR  65 b PHILOSOPHER PAR SOI - MÊME  66

Soulever des problèmes et définir des concepts 66 La problématisation 66 • La conceptualisation 67 • Définir les concepts 68 b MATIÈRE À RÉFLEXION  71

Les premiers philosophes 71

72

CHAPITRE III P LES SOPHISTES

Les sophistes et leur mouvement 73

Protagoras 77 • Gorgias 77 • Hippocrate 78 • Platon 78 • Sextus Empiricus 78

3.1 Protagoras et le savoir pratique 79

Le sophiste, un enseignant 79 • Le relativisme 81 • La subjectivité 84

b À RETENIR  85

3.2 Hippocrate : ce qu’est la technique 85

Méthode de la science médicale 86 • Réponses à un sophiste 87 La connaissance et le hasard 89 • Le savant contre le sophiste 91 b À RETENIR  93

3.3 Gorgias et la puissance du discours, l’Éloge d’Hélène 93

Préambule 96 • La cause 98 • Hélène violentée 98 • La puissance du discours 99 L’emprise du discours 99 • La force des opinions 100 • Rhétorique et médecine 101 b À RETENIR  103 b PHILOSOPHER PAR SOI - MÊME  104

Gagner sa cause, éviter les sophismes 104 Vérité et langage 104 • Le débat 105 • Les sophismes 106

b MATIÈRE À RÉFLEXION  111

Les sophistes 111 112 CHAPITRE IV P SOCRATE

Socrate et son histoire 113

Aristophane 115 • Platon 116

4.1 Le Socrate d’Aristophane, un étrange sophiste 117

La rencontre de Socrate 118 • Les misères de Strepsiade 121

b À RETENIR  124

4.2 La sagesse de l’ignorance 125

Un rapport particulier au savoir 125 • La philosophie de Socrate 126 Les paroles de la Pythie 127 • Socrate s’attire des ennuis 128 b À RETENIR  130

Table des matières

xiii


4.3 L’activité philosophique : la mise en examen 130

Ménon et les abeilles : la définition 130 • Socrate et la réfutation 132 Socrate la torpille : les effets de la réfutation 133 b À RETENIR  135

4.4 La nécessité d’une recherche morale 136

S ocrate l’embêteur 136 • Ce que l’on doit faire : s’améliorer 138 Contre la rhétorique 139 • Nul ne fait le mal sciemment 142 b À RETENIR  144 b PHILOSOPHER PAR SOI - MÊME  145

Savoir s’ interroger 145 b MATIÈRE À RÉFLEXION  147

Le questionnement socratique 147

148 C HAPITRE V P PLATON ET ARISTOTE :

PROPOS SUR LA CONNAISSANCE

Platon, Aristote et leur héritage 149

5.1 Platon et la science 151

La leçon de Diotime 151 Une fausse opposition 152 • Le philosophe et l’ intermédiaire 153 Désir et immortalité 154 b À RETENIR  157

Le dialecticien et les formes intelligibles 157 L’allégorie de la caverne 158 Éducation, dialectique et progression dans la connaissance 162 Les formes intelligibles et les niveaux de la connaissance 164 Le dialecticien et le fondement des sciences 166 b À RETENIR  169

5.2 Aristote, l’évolution des connaissances et la science démonstrative 169

La recherche de connaissance et l’évolution des sciences 171 Origine et développement du savoir 171 • Expérience, technique, science 172 La science du philosophe 176 Le questionnement et la démonstration scientifiques 178 b À RETENIR  181

La logique des déductions 181 La prémisse 182 • La déduction 183 • La première figure 183 b À RETENIR  185 b PHILOSOPHER PAR SOI - MÊME  186

Développer une argumentation philosophique 186 Structure 187 • Cohérence 188 • Justification 188 b MATIÈRE À RÉFLEXION  190

Platon et Aristote : la connaissance 190

192 C HAPITRE VI P PLATON ET ARISTOTE :

PROPOS SUR LA MORALE ET LA POLITIQUE

La sagesse du savant 193

La république 193 • Éthique pour Nicomaque 194

xiv

t a b l e de s m a t i è r e s


6.1 Les pensées de Platon sur la morale et la politique 196

L’âme et sa division en parties 196 Le principe de contradiction 196 • La partie désirante et rationnelle 199 La vigueur morale 200 • Les parties de l’ âme et leur vertu 202 b À RETENIR  203

La cité idéale de La république 204 Aperçu de la cité idéale 204 • Le gouvernement des philosophes 209

b À RETENIR  212

6.2 Aristote et la recherche du bonheur 212

Pour une éthique des caractères 212 La recherche du bien : morale et politique 212 Les caractères et les genres de vie : objets de la morale 214 Le juste milieu 217 • Le sage 219 b À RETENIR  221

Aristote et la science politique 222 La pédagogie 222 • Les constitutions 223 Les différences entre Platon et Aristote 224 b À RETENIR  225 b PHILOSOPHER PAR SOI - MÊME  226

Penser la morale et la politique 226 La finalité 226 • Réalité ou utopie ? 227 b MATIÈRE À RÉFLEXION  229

Platon et Aristote : morale et politique 229

230 CHAPITRE VII P LES MORALISTES

La philosophie à l’époque hellénistique 231 Philosophie et soin de l’ âme 232 • Épicure 234 • Plutarque 235 Théophraste 236 • Marc Aurèle 236

7.1 Épicure 237

Philosopher à tout âge 237 • La nature du plaisir 238 • Le sage épicurien 241

b À RETENIR  241

7.2 Plutarque 242

b À RETENIR  244

7.3 Théophraste 244

Le dissimulateur 245 • Le présomptueux 246 b À RETENIR  247

7.4 Marc Aurèle 248

Aimer le tout 248 • Le refuge intérieur 251 • Stoïcisme et épicurisme 254

b À RETENIR  254 b PHILOSOPHER PAR SOI - MÊME  255

Exprimer une pensée philosophique 255

b MATIÈRE À RÉFLEXION  257

Bien vivre selon les moralistes 257

conclusion  258 • annexe méthodologique  260 • bibliographie  XX • index  XX

Table des matières

xv


Chapitre

II

LES PREMIERS PHILOSOPHES

Les ruines du temple de Poséidon, cap Sounion, sud d’Athènes (Ve siècle av. J.-C.).


Chapitre II

Le miracle grec

Il faut attendre le Ve siècle avant J.-C. pour que les mots « philosophe » et « philosophie » fassent leur apparition. La rupture entre les discours mythologique et philosophique est intervenue avec ceux que l’on appelle les « premiers philosophes ». Ces « penseurs à temps plein » ont consacré leur vie et leurs voyages à la connaissance. Grâce à un usage très répandu de l’écriture, une véritable culture philosophique a vu le jour. Les premières traces écrites d’un discours rationnel de type scientifique nous viennent des textes des « premiers philosophes ». Les causes exactes expliquant l’apparition de ceux-ci sont inconnues, mais il est certain que plusieurs changements historiques intervenus au VIe siècle av. J.-C ont profondément transformé l’organisation de la vie dans la Grèce ancienne. Les cités se développent grâce à une activité économique de plus en plus intense. Après être longtemps demeurées sous la domination des Perses, de nombreuses cités grecques acquièrent une certaine indépendance à l’égard des influences politiques extérieures. Les guerres d’indépendance des cités grecques témoignent d’une volonté d’autonomie, mais il faut attendre la victoire des forces grecques à Marathon en 490 av. J.-C. pour parler d’un relatif équilibre des forces entre les cités grecques et les puissances d’Asie Mineure. À l’intérieur même des cités grecques, une évolution notable se produit en ce qui concerne la justice. Autrefois, la justice était administrée par le roi de chaque cité. Le roi détenait le pouvoir sur l’ensemble de la cité et arbitrait les différends entre ses sujets. Ce pouvoir autoritaire et personnel du roi est progressivement délaissé pour un système plus démocratique où les citoyens prennent les décisions en commun. On voit alors apparaître des codes de lois, qui étaient parfois gravés sur les murs des villes. Les droits de chaque citoyen, mais aussi le statut des étrangers et des esclaves sont définis et en principe connus de tous. Ils ne dépendent plus d’une seule personne, mais de la loi qui sera peu à peu conçue comme une entité abstraite, universelle et permanente. Au cours de la même période, les mathématiques et les sciences en général connaissent un essor considérable. L’astronomie, l’architecture, la médecine, les arts et bien d’autres domaines profitent de cette effervescence. Il devient possible de prédire des phénomènes comme les éclipses, et la connaissance grandissante de la géométrie appliquée et de quelques principes de physique mécanique fournit la démonstration que la nature obéit à certaines constantes au moyen desquelles il est maintenant possible de prédire et de construire. La médecine et la mathématique théorique connaissent des progrès notables, ce

Les premiers philosophes

33


Les lois de la cité étaient parfois gravées sur les murs de la ville, comme à Gortyne en Crète (Ve siècle av. J.-C.).

qui repousse par le fait même les frontières de l’inconnu. Athènes, mais aussi d’autres endroits comme Éphèse, Délos, la Sicile, voient fleurir des temples et des statues qui, encore aujourd’hui, sont admirés comme des joyaux d’architecture. Les écrits des premiers philosophes participent d’un vaste mouvement qui a été nommé le « miracle grec », phénomène qui provoque encore aujourd’hui une fascination quant au mystère planant autour des causes exactes de cet « évènement ». La naissance de la philosophie provient sans doute de la grande diversité des idées proposées par les savants de l’époque, des débats qu’ils avaient entre eux, et des progrès liés aux connaissances sur la nature. Il est permis de penser que l’arrivée des premières bibliothèques et des premières écoles alliant recherche et enseignement révèle un intérêt croissant pour la connaissance. La philosophie de cette époque pourrait ainsi être présentée comme issue de l’effervescence des progrès de la science. La principale activité des premiers philosophes consistait plus précisément en la recherche d’un fondement rationnel pouvant expliquer l’origine du monde, la manière dont il s’est développé et les éléments qui le constituent. Parménide, Héraclite, Anaxagore et d’autres penseurs que nous rencontrerons au cours de ce chapitre sont souvent regroupés sous le terme de 34

ch a pitr e ii


p­ résocratiques, ce qui signifie « penseurs qui viennent avant Socrate ». Mais pourquoi limiter ces auteurs à un rôle préparatoire à la philosophie de Socrate ? La raison en est que certains historiens ne croient pas que la philosophie véritable ait commencé avec ces penseurs qui, le plus souvent, écrivaient sous forme poétique comme leurs prédécesseurs. Bien que Socrate ait joué un rôle central dans l’apparition de la philosophie telle que nous la connaissons aujourd’hui, nous allons voir que les textes des premiers philosophes sont pourtant l’expression d’un questionnement bien différent de celui des poètes. De même, certains appellent ces premiers philosophes les physiologues, les « philosophes de la nature ». Thalès de Milet a été le premier à adopter cette approche faite de sciences exactes et de réflexion sur la nature du monde : il prétendait que l’eau était l’élément originel du monde et il aurait jeté les bases de la géométrie en Grèce. Il est vrai que la pensée des premiers philosophes porte sur le monde conçu comme un ensemble dirigé par des principes immuables, ce qui convient relativement bien à la conception actuelle de la nature comme un ensemble régi par des lois constantes et universelles. Cette description est parfaitement adaptée aux cas de Thalès, d’A naxagore, d’Empédocle ou de Démocrite (section 2.2 : « De quoi le monde est-il fait ? »). Mais comme nous le verrons plus loin, la réflexion des premiers philosophes portait aussi sur les fondements des connaissances (section 2.1) et a donné lieu à une série de critiques adressées à l’endroit de leurs prédécesseurs et de leurs contemporains (section 2.3). Par là, ils vont plus loin que la recherche portant sur les lois de la nature. En outre, à voir l’influence déterminante qu’ils ont eue dans le développement de la philosophie, ils méritent pleinement le nom de « premiers philosophes » que l’on peut préférer, pour ces raisons, à l’expression plus réductrice de « philosophes de la nature ».

Du mythe à la science Pendant cette période, les textes témoignent d’une vision plus scientifique du monde et les mythes perdent une grande partie de leur valeur explicative. La force de persuasion des mythes diminue dans la mesure où les dieux suffisent de moins en moins pour représenter les forces de la nature de manière satisfaisante. Par exemple, les philosophes de l’école de Pythagore (né à Samos vers 580 av. J.-C.) croyaient que la réalité était constituée d’une structure mathématique et que, conséquemment, il était nécessaire de recourir à cette science pour connaître le monde. Cela ne veut pas dire que les pythagoriciens n’avaient pas de religion, car pour eux la perfection mathématique du monde Les premiers philosophes

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s’accordait avec sa divinité, mais la science du calcul jouait un rôle central dans leur représentation du monde. Les premiers philosophes étaient engagés dans la quête d’une connaissance la plus exacte et la plus proche possible de la réalité. En plus de revendiquer l’indépendance de l’humain par rapport aux dieux, ils ont tenté de définir les principes fondamentaux de la nature et de la connaissance. Sans nier la présence de forces supérieures et divines, ces philosophes soutenaient qu’elles n’interviennent pas de manière arbitraire dans le monde, contrairement à ce que suggéraient les histoires des poètes. Ils avaient conscience que les hommes sont livrés à eux-mêmes pour combler leur désir de savoir. Les premiers philosophes avaient pour objectif de définir les principes de la nature : les lois naturelles et les éléments fondamentaux qui expliquent le fonctionnement du monde. Bien que l’objectif reste essentiellement le même que celui poursuivi par le discours mythologique, les moyens d’y parvenir diffèrent. Les poètes exposaient la nature du monde et illustraient les relations entre les choses et entre les humains au moyen d’un vocabulaire très imagé. Ce mode d’explication était très évocateur et efficace pour donner un sens aux mystères de la nature, mais il n’était pas sans défauts. Nous verrons plus loin que les premiers philosophes critiquent avec sévérité la mise en images du monde par le poète. Ils tenteront en effet de minimiser le recours à des forces inconnues, à des principes non définis ou à des idées qui ne sont pas appuyées par un raisonnement critique. Il faut ainsi affirmer que les premiers philosophes font preuve d’une démarche consciente pour fonder de manière critique et rationnelle la vision du monde qu’ils proposent. Pour les premiers philosophes, le savant plongé dans ses pensées est à la recherche de la vérité. Il est animé d’un désir d’exactitude. Il s’intéresse à ce qui cause les erreurs et les illusions qui égarent le savoir humain. La réflexion et l’argumentation, l’observation des phénomènes et la critique des raisonnements sont les principales activités de ces savants, comme elles le sont encore de nos jours. Il est probable que leurs explications tentaient de couvrir le plus grand nombre de sujets possible, allant des origines du monde à la société humaine. Expliquer ce que nous pouvons savoir devait sans doute mener à déterminer ce que nous pouvons et devons faire. Nous allons nous concentrer ici sur leur vision du monde naturel et de la connaissance, mais il faut mentionner que ces penseurs avaient aussi des théories sur la morale et la politique, moins bien connues cependant, et que nous ne pourrons qu’effleurer au passage. 36

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La Grèce aux VI et V siècles avant J.-C. La Grèce aux VI et V siècles avant J.-C. MER NOIRE

EUROPE Macédoine Abdère

EUROPE Illyrie

Samothrace

Macédoine Chalcidique Abdère

Illyrie

Épire Épire

Chalcidique

Mer de Marmara

Thessalie

ASIE MINEURE Mer Égée

Thessalie

Athènes

PéloponnèseAttique Péloponnèse

Lesbos ASIE MINEURE

Attique Eubée

Mer Ionienne

Thrace

Samothrace

Mer Égée Eubée

Mer Ionienne

MER NOIRE Mer de Marmara

Thrace

Chio Chio

Athènes

Clazomènes

Clazomènes

Ionie ASIE

Lydie Ionie Samos

Samos

Îles des Cyclades

Colophon Éphèse

Milet

Milet

Cos

Îles des Cyclades Cos

Crète

5050

100100 kmkm

Lydie

Colophon Éphèse

Rhodes

00

ASIE

Lesbos

Crète

Gortyne

Rhodes

Gortyne

Centre géographique Centrede géographique de la civilisation grecque la civilisation grecque

Parménide Le premier des auteurs que nous aborderons se nomme Parménide (environ 515-450 av. J.-C.). Il est l’auteur d’un poème philosophique et le fondateur de l’école d’élée, une ville qui était établie dans le sud de l’Italie actuelle. On sait que sa doctrine a exercé une influence marquante sur la pensée de l’époque, en Grèce et dans l’ensemble de la Méditerranée. Il se serait rendu à Athènes une fois dans sa vie et y aurait rencontré Socrate. Ses écrits conjuguent un style poétique et une analyse rationnelle. Avocat de la philosophie de l’Être, Parménide soutient que la réalité est immuable, indivisible et éternelle. Il est l’un des premiers auteurs à montrer un intérêt spécifique pour les raisonnements nécessaires au discours scientifique. Les premiers philosophes

37


Héraclite Contrairement à Parménide, Héraclite (535-475 av. J.-C.) défend la prédominance du Devenir, c’est-à-dire le fait que le monde est emporté dans un mouvement continu de création et de destruction. Il a passé la majeure partie de sa vie à Éphèse, ville située en Anatolie, à l’est de la Méditerranée, dans l’actuelle Turquie. À l’inverse de la démarche de Parménide, l’approche d’Héraclite consiste à s’interroger sur la réalité à partir de certaines constatations tirées de la nature : les différentes oppositions comme celles entre les notions de vie et de mort, de bien et de mal, et celle entre les éléments fondamentaux tels que l’humide et le feu. Tout comme Parménide, il a lui aussi laissé une œuvre fortement énigmatique et aussi inspirée que la poésie.

Anaxagore Anaxagore de Clazomènes, dont les dates de naissance et de mort sont incertaines, est né vers 500 ans av. J.-C. et serait mort vers 428. Le seul ouvrage qu’il semble avoir écrit indique la présence de plus en plus marquante des domaines que sont la cosmologie et la physique au sein du discours philosophique. En plus de s’intéresser aux phénomènes naturels, il était le conseiller du grand stratège Périclès. Considéré comme l’un des premiers à avoir implanté la philosophie à Athènes, sa vision du monde lui a valu, comme plus tard à Socrate, de sévères accusations d’impiété qui l’ont forcé à s’exiler.

Xénophane On ne connaît que très peu de choses sur ce penseur qui serait né à Colophon à la fin du VIe siècle et mort en 475 av. J.-C. Il semble avéré qu’il aurait passé une partie importante de sa vie en Sicile et dans le sud de l’Italie. Quelques fragments de ses poèmes montrent qu’il s’intéressait à plusieurs questions qui touchaient à la religion, à la nature de la réalité, à la connaissance, mais aussi à la société et à la politique. L’extrait que nous présentons à la page 62 provient sans doute de ses Satires et montre un esprit prompt à critiquer la pensée de ses contemporains. Au cours de ses nombreux voyages, Xénophane aurait remarqué que les croyances religieuses diffèrent d’un peuple à l’autre et dépendent d’une représentation subjective de la divinité. L’une des particularités de ce philosophe consistait à défendre un système du monde où il n’existait qu’un seul dieu.

38

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2.1 Les principes de la connaissance Parménide et les chemins de la recherche Quels sont les principes à la base de la connaissance ? Le poème de Parménide tente d’expliquer, en des termes parfois mythologiques, la différence entre ceux qui possèdent un réel savoir et ceux qui ignorent. Pour ce faire, il opère une distinction entre ce qui est, ce sur quoi porte le discours vrai, et ce qui n’est pas, ce sur quoi porte le discours erroné. Parménide commence son poème par une présentation imagée d’un jeune homme en quête de connaissance. Ce jeune homme est instruit par Justice, une déesse qui lui explique comment atteindre la vérité.

Le poème Parménide, Sur la nature, fragments 1 et 2 Le chemin de la connaissance Les juments me transportaient aussi loin que mon courage pouvait aller. Elles m’ouvraient la voie, car elles m’emmenaient sur le chemin si réputé de la divinité, ce chemin qui transporte le savant en tout lieu. […] Des jeunes filles montraient le chemin. […] C’étaient les Héliades, qui avaient quitté la demeure Sculpture représentant un jeune homme (VIe siècle de la nuit pour entrer dans la lumière, et de leurs av. J.-C., Musée archéologique d’Athènes). Les jeunes mains elles écartaient le voile de leur front. C’est à hommes et les jeunes femmes étaient un thème fréquent dans la sculpture de l’époque classique. cet endroit que se trouvent les portes de la nuit et du jour. […] De ces portes, Justice aux mille châtiments détient les clés qui les ouvrent et les ferment. Les jeunes filles l’ont séduite par de douces paroles : elles prirent soin de persuader Justice d’en retirer pour elles le verrou d’un geste leste. […] La déesse m’accueillit avec attention, de sa main elle prit ma main droite, elle dit ces paroles qu’elle me destinait : « Jeune homme, réjouis-toi, toi qui voyages avec des guides divines, et qui arrives, transporté par des chevaux, à notre demeure ! Car ce n’est pas un destin malheureux qui t’a incité à partir par ce chemin, qui est à l’écart du sentier ordinaire des humains, mais la justice et la règle. Il Les premiers philosophes

39


te faut tout apprendre, autant le cœur inébranlable et bellement circulaire de la vérité que les opinions des mortels, dans lesquelles ne se trouve aucune vérité. Mais tu apprendras aussi cela : que toute opinion doit être mise à l’épreuve, en examinant toute chose par rapport à toutes les autres. Viens donc, je vais parler. Recueille ce discours que tu auras appris : les seules voies possibles de la recherche sont, l’une, penser que c’est et qu’il est impossible que ça ne soit pas – c’est le chemin de la persuasion, et il va en effet vers la vérité – l’autre voie est penser que ce n’est pas et qu’il est nécessaire que ça ne soit pas. Je t’annonce que cette [deuxième] voie est un chemin tout entier dépourvu de persuasion. En effet, tu ne saurais connaître ce qui n’est pas (car il ne peut être accompli) ni le dire non plus.

À bien des égards, Parménide emprunte le langage de poètes comme Homère et Hésiode. Le jeune homme mis en scène dans cet extrait a reçu le privilège d’emprunter un char divin, qui le mène aux portes du jour et de la nuit. Les guides qui lui montrent le chemin sont les Héliades, les filles du Soleil. En passant de l’obscurité à la lumière, elles symbolisent le passage de l’ignorance à la connaissance. Les portes, situées entre le jour et la nuit, et contrôlées par les déesses Justice et Équité, symbolisent quant à elles la différence entre le monde des humains et celui des dieux. La connaissance est présentée comme quelque chose de rare et de très précieux. Remarquons que le savoir est dispensé par des personnages féminins.

Les opinions

Parménide donne un visage féminin à la justice et à la vérité. Sculpture représentant une jeune femme (VIe siècle av. J.-C., Musée de l’Acropole, Athènes).

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Le jeune homme se trouve au point d’équilibre du monde. Ce lieu mythologique veut illustrer que le monde repose sur des vérités. Ces vérités sont immuables et dépassent de beaucoup les humains. Il n’est pourtant pas impossible de les connaître, et Parménide prétend pouvoir exposer une méthode qui mène à certaines vérités. Par exemple, la « justice divine » représente l’idée que certaines lois ne peuvent être contournées. Comme l’avait défendu Hésiode, cette notion de justice est inscrite dans la nature, puisque le monde est parfaitement bien organisé selon des lois. Mais Parménide indique


aussi le moyen de connaître, c’est-à-dire qu’il propose une méthode à suivre pour cheminer vers la connaissance. Voici ce qu’a dit en premier la Déesse au jeune homme : Il te faut tout apprendre, autant le cœur inébranlable et bellement circulaire de la vérité que les opinions des mortels, dans lesquelles ne se trouve aucune vérité. (Lignes 18 à 21)

Premièrement, la connaissance, c’est en effet savoir faire la différence entre ce qui est vrai et ce qui relève d’une opinion. La connaissance, c’est-à-dire savoir que quelque chose est vrai, est bien différente de l’opinion, soit de croire que quelque chose est vrai. Celui qui sait peut donner des preuves et avancer une explication. Et quand nous sommes persuadés de savoir quelque chose, il est très difficile de nous faire changer d’idée. L’opinion, quant à elle, fonctionne dans l’à-peu-près. Avoir une opinion, c’est avoir une vague idée de ce qu’est une chose. On se dit : « Peut-être est-ce ceci qui est vrai, ou peut-être plutôt cela. » Prenons un problème quelconque, comme ce qu’il faut faire pour soigner une maladie ou gagner une partie d’échecs. Seul le spécialiste saura trouver la solution à tout coup. Celui qui n’a qu’une opinion se trompera souvent, et s’il saura peut-être deviner ce qui est vrai, il ne sera pas en mesure d’expliquer pourquoi il a parfois raison, d’autres fois tort. La Déesse ajoute ensuite : [...] toute opinion doit être mise à l’épreuve, en examinant toute chose par rapport à toutes les autres. (Lignes 21 et 22)

Ce point est très important. Pour faire la distinction entre le savoir et l’opinion, il est essentiel de mettre toute opinion à l’épreuve, c’est-à-dire de vérifier en profondeur si ce que nous disons est vrai. Il est en effet nécessaire, malgré que nous soyons parfois persuadés d’avoir raison, que la connaissance soit toujours vérifiée, et ce, le mieux possible. Cela implique de toujours pouvoir justifier par des preuves la différence entre une opinion et une connaissance. On comprend pourquoi c’est la Justice qui instruit le jeune homme : pour Parménide, connaître, c’est pouvoir justifier ce que l’on dit. Le savoir fonctionne comme la justice. Pour prononcer une accusation, il faut apporter des preuves ; il en va de même pour affirmer que l’on sait quelque chose. Les premiers philosophes

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Les voies de la connaissance Nous trouvons ensuite l’exposé de deux voies de la connaissance. Chercher à connaître quelque chose peut se faire en deux directions opposées qui sont décrites comme les « voies de la recherche » : la première voie consiste à « penser que c’est et qu’il est impossible que ça ne soit pas – c’est le chemin de la persuasion, et il va en effet vers la vérité » ; la deuxième voie consiste à « penser que ce n’est pas et qu’il est nécessaire que ça ne soit pas » (lignes 24 à 27). Cette formule un peu étrange convient particulièrement bien pour décrire le fonctionnement de la connaissance qui implique l’affirmation de l’existence de quelque chose ou sa négation. Selon la première voie, la recherche consiste en effet à penser que « c’est et qu’il est impossible que ça ne soit pas ». Autrement dit, nous devons chercher si ce que nous pensons non seulement existe (« c’est »), mais existe de plus par nécessité (« il est impossible que ça ne soit pas »). Lorsque nous disposons d’un savoir, nous pouvons affirmer qu’une chose existe et donner les raisons pour lesquelles il est nécessaire qu’elle existe. De manière très générale, cela veut dire tout d’abord que la connaissance porte sur un objet qui est. La connaissance doit s’appliquer à quelque chose qui existe, qu’il s’agisse de choses concrètes comme la terre, le soleil, la nature en général, ou de choses plus abstraites comme les nombres ou les lois de la physique. Parménide établit ici une équivalence entre dire « c’est vrai » et « ça existe ». Si je dis, par exemple : « Il est vrai que la terre est ronde », je pense que la terre existe et qu’il existe bien une courbe à la surface de la terre faisant en sorte qu’elle a la forme d’une sphère. Mais il ne suffit pas d’affirmer que la chose existe et qu’elle a telle ou telle qualité. Il faut aussi pouvoir dire : « Il est impossible que ça ne soit pas. » C’està-dire que la chose doit exister « par nécessité » : il est impossible qu’il en aille autrement. Pour continuer avec le même exemple, nous devons pouvoir dire : « Il est nécessaire que la terre existe et qu’elle soit de forme ronde plutôt que carrée, plate ou d’une autre forme. » Comme le précise Parménide, l’existence d’une chose et la nécessité de son existence sont les deux conditions de la persuasion, les deux conditions permettant de convaincre que ce que l’on dit est vrai. C’est aussi le chemin à suivre pour atteindre la vérité. La seconde voie consiste à « penser que ce n’est pas et qu’il est nécessaire que ça ne soit pas ». C’est-à-dire qu’au contraire de la vérité qui porte sur quelque chose qui existe nécessairement, l’erreur porte sur quelque chose qui n’existe pas et pour laquelle l’impossibilité d’exister est une nécessité. Lorsque nous

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commettons une erreur, nous pensons quelque chose qui n’existe pas. « Penser que ce n’est pas », cela veut dire identifier une erreur. Il faut alors nier l’existence de cette chose. Si nous savons qu’il s’agit d’une erreur, nous sommes en mesure de dire pourquoi il est impossible que cela existe. Comme c’était le cas avec « c’est vrai » et « ça existe », nous trouvons une équivalence entre dire « c’est faux » et « ça n’existe pas ». Par exemple, « Il est faux que la vie existe sur la lune » revient à dire « La vie sur la lune n’existe pas » et « Il est impossible qu’elle existe », parce qu’il n’y a ni eau ni oxygène sur la lune, qui sont les conditions nécessaires pour la vie. S’il y avait de la vie sur la lune, nous aurions nécessairement pu constater son existence avec nos instruments d’observation et lors des explorations effectuées à sa surface. Cette seconde voie de la recherche, celle de l’erreur, est indispensable au savoir, puisqu’elle sert à déceler ce qui est faux quand vient le temps de vérifier les opinions, comme nous l’avons vu plus haut. Mais cette seconde voie ne peut mener, à elle seule, à la connaissance. Pour Parménide, dire que quelque chose n’existe pas, cela revient à dire que cette chose est impossible. Pour en revenir à notre exemple, nous apprenons bien quelque chose lorsque nous savons qu’il n’y a pas de vie sur la lune, mais cette connaissance est très limitée, puisqu’elle ne permet pas de connaître ce qu’est la lune, ce qu’il y a sur sa surface et dans son sol, ni ce qu’est la vie, quelles sont les causes de la vie, etc. Pour affirmer une vérité quelconque à propos de la lune, il est inévitable de se prononcer sur ce qu’elle est ; on ne peut se contenter de dire ce qu’elle n’est pas. Comme nous le verrons dans la dernière section de ce chapitre, le principe de contradiction stipule qu’il faut « écarter sa pensée » d’une position où l’on se trouverait à dire en même temps qu’une chose existe et qu’elle n’existe pas. La philosophie de Parménide fait grand cas de ce principe : il faut éviter de prononcer un discours qui se contredit, sous peine de subir les foudres de la critique. Selon la pensée de Parménide, le seul véritable sujet de notre connaissance est l’Être. S’il y a quelque chose de réel dans le monde, quelle est cette « chose » ? À cette question, Parménide répond que c’est l’Être, qui, selon lui, ne connaît aucune altération, aucun mouvement et qui est éternel et parfait. Son contraire, le non-être, est tout simplement impensable et indicible (lignes 28 et 29). Il est difficile de savoir si l’Être de Parménide désigne le monde physique ou plutôt une réalité abstraite, mais Parménide pose, dans son poème, un jalon important dans la discussion portant sur la nature de la réalité

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Le discours sur l’« être » ou la « réalité » est ce qu’on appelle l’ontologie. Il consiste à préciser ce qu’est l’existence : y a-t-il des êtres éternels ? Les choses ont-elles une existence stable ou plutôt changeante ? Quels sont les types d’êtres et leurs qualités propres ? Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? Les figures marquantes de l’histoire de la philosophie à partir de Parménide se sont donné pour tâche d’apporter des réponses à ces questions d’ontologie. Ce genre de question peut aussi porter sur la nature d’une chose en particulier. À propos de l’être humain, nous pouvons chercher à définir l’humain comme être. Nous tentons alors de définir sa réalité propre, universelle et éternelle. L’être de l’humain existe-t-il ou, autrement dit, y a-t-il quelque vérité ou réalité commune et stable dans tous les êtres humains ?

À retenir 1

Parménide fait observer que la connaissance se fonde sur l’affirmation et la négation (dire ce qui est et ce qui n’est pas).

2

Il est essentiel d’examiner les opinions des humains afin de distinguer ce qui est vrai (ce qui est) de ce qui est faux (ce qui n’est pas).

Héraclite et l’explication rationnelle Tout comme Parménide, Héraclite élabore une critique du savoir qui distingue la connaissance de l’opinion et qui insiste pour faire du savoir une chose hors du commun. Nous présenterons d’abord les premières lignes de son poème sur la nature des choses et nous expliquerons ensuite quelques éléments de sa pensée sur la connaissance.

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Héraclite et le logos Héraclite, Sur la nature, fragment 1 Le raisonnement Le raisonnement qui existe pour toujours, les hommes n’en ont pas l’intelligence avant de l’entendre et aussi après l’avoir entendu une première fois. Toute chose au monde qui devient le fait selon le Raisonnement que je vais présenter, mais les hommes paraissent ne pas en avoir l’expérience, lorsqu’ils font l’expérience des paroles et des actions dont je fournis l’explication, en isolant chacune d’entre elles selon sa nature, et en énonçant comment elle est.

Le mot logos peut se traduire de différentes manières en français : argumentation, discours, raisonnement. Dans l’extrait qui précède, Héraclite présente un raisonnement (logos) qui existe pour toujours. Dans l’ontologie d’Héraclite, ce logos prend le rôle d’une entité réelle suprême, tel un dieu qui régnerait sur l’ensemble de la réalité. À propos de ce raisonnement, il est possible de se demander si Héraclite désigne par ce terme le discours vrai sur le monde ou les lois de la nature. Héraclite semble se donner pour tâche d’accorder son raisonnement avec l’ordre du monde. Mais un humain peut-il vraiment comprendre ou énoncer la loi qui dirige l’univers ? Ce raisonnement est par ailleurs une explication rationnelle irréfutable selon Héraclite. Son discours prétend être vrai de tout temps et pour toute situation. C’est un trait commun à tous les philosophes de l’A ntiquité, qui associent de manière étroite vérité et éternité. Pour ces philosophes, la vérité sur la nature du monde ne devrait connaître aucune exception. Aucun contre-exemple ne devrait survenir dans le temps. Aucune autre vérité ne devrait pouvoir remplacer la vérité. Le logos devient ainsi réel : il fait partie des principes constitutifs du monde. La philosophie d’Héraclite s’attache à plusieurs sujets comme la nature, la pensée, le langage ou la société, et prétend expliquer comment chaque chose « se produit », c’est-à-dire comment elle apparaît, existe et finit par disparaître. Cet aspect de la pensée d’Héraclite est très différent de la pensée de Parménide. Pour ce dernier, la vérité devait porter sur ce qui est et sur ce qu’est l’existence. Héraclite est au contraire un penseur du devenir ; comprendre quelque chose, c’est savoir comment cette chose se produit, autrement dit comment elle devient ce qu’elle est, à travers ses qualités, ses capacités, sa nature propre. Le raisonnement d’Héraclite convient à un monde qui est dans un processus de constant changement. Ainsi, le raisonnement reste toujours le même, mais, Les premiers philosophes

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sans cesse en train de naître et de périr, les objets qui constituent le monde sont plongés dans un processus continu de génération et de destruction.

Il n’est pas aisé de connaître Autre point important, et qui concerne la manière de lire la philosophie : Héraclite reconnaît que la plupart des lecteurs auront du mal à le comprendre. Il affirme en effet dire la vérité, mais un genre de vérité dont ses lecteurs font si rarement l’expérience qu’il leur faudra du temps avant de comprendre ce qu’il veut dire. Nous apercevons ici qu’Héraclite fait une distinction entre la possession de la vérité et la vérité elle-même : si la vérité existe toujours dans le raisonnement, elle est difficile à saisir pour les humains. Ainsi, la réalité des choses échappe aux hommes qui ne savent en parler convenablement. Inexpérimentés, ils s’expriment sans avoir fait le travail de recherche. Cette manière hautaine de parler du savoir a pour but de forcer le lecteur à comprendre des idées qui sont le résultat d’une réflexion soutenue. Comme Parménide, Héraclite conçoit l’atteinte de la sagesse comme un long parcours. Or, contrairement à l’image qu’en donne Parménide avec la rencontre d’un mortel et d’une déesse, la quête de la connaissance n’est pas pour Héraclite aussi douce et légère ; c’est un chemin long et ardu demandant un investissement qui rapporte souvent peu. Pour Héraclite, les philosophes sont comme des chercheurs d’or. Héraclite, Sur la nature, fragment 22 À la recherche d’or, ils retournent beaucoup de terre, et en trouvent peu.

Fouiller, creuser, approfondir, explorer : ces synonymes de la recherche indiquent que la connaissance est une aventure et qu’il faut rester prudent pour distinguer ce qui est une vraie connaissance (une pépite), de ce qui n’a aucune valeur (un tas de terre). Toute recherche exige un effort soutenu, fait appel à une volonté qui ne craint pas de surmonter les difficultés. En effet, à l’image du labeur éreintant des chercheurs d’or, les philosophes seront des enquêteurs sur une foule de choses.

(Héraclite, Sur la nature, fragment 35) Ils espéreront, comme les chercheurs d’or, récolter un savoir aussi rare que précieux. Il faut donc faire l’apprentissage d’une foule de sujets et s’adonner longtemps à la recherche. 46

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Un savant digne de ce nom ne devrait jamais limiter ses expériences. Il doit s’engager dans de multiples voies de recherche dans l’espoir d’en retirer quelque chose, même si ces voies le mènent bien souvent nulle part. Parménide et Héraclite étaient d’accord sur la différence entre l’opinion et le savoir. C’est cependant avec Héraclite que nous voyons le mieux à quel point distinguer le savoir de l’opinion suppose un long travail de renseignement et de critique. Pour ces raisons, le savoir possède aux yeux d’Héraclite un statut d’exception dans la société. Car il est donné à tout le monde de prononcer des jugements sur les choses telles qu’elles nous apparaissent et d’avoir du bon sens. Mais il est bien moins facile, et bien plus rare, de connaître la réalité des choses telles qu’elles sont, surtout lorsque ces vérités sont nouvelles et surprenantes. En continuant la comparaison avec les chercheurs de métaux précieux, Héraclite estime que le savoir bien réfléchi d’une seule personne qui sait vaut à lui seul les opinions de milliers d’autres.

Héraclite, par Johannes Pauwelszon Moreelse (1602-1634). Héraclite, « le philosophe qui pleure », désespère de la condition humaine. Ce portrait forme un diptyque avec celui de Démocrite du même artiste (voir p. 57) (Rijksmuseum, Amsterdam).

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Héraclite, Sur la nature, fragment 49 Un seul vaut pour moi des milliers et des milliers, quand il est le meilleur.

Il est permis de penser que cette singularité de la connaissance confère au philosophe un rôle particulier par rapport à la société. Tout en comparant la majorité des mortels à des dormeurs, Héraclite confie au sage, à l’homme éveillé, la difficile responsabilité de défendre les vérités universelles contre les opinions particulières.

La contradiction Par un aspect central de sa pensée, la théorie d’Héraclite diffère de celle de Parménide. Nous avons vu plus haut que ce dernier concevait la vérité comme nécessairement non contradictoire. Pour Héraclite au contraire, le monde est tout entier constitué de contradictions. Pour connaître une chose ou une notion, il est nécessaire d’apercevoir la contradiction présente derrière son unité apparente. Héraclite, Sur la nature, fragment 88 Pour chacune des choses, être vivante ou morte, éveillée ou endormie, jeune ou vieille, cela revient au même, puisque celles-ci se changent en celles-là, et celles-là de nouveau se changent en celles-ci.

Comment interpréter ces paroles magnifiques et pourtant étranges ? Comment est-il possible qu’« être jeune » revienne au même qu’« être vieux » ? Selon Héraclite, pour comprendre le monde, il faut comprendre le lien indissociable que chaque qualité entretient avec son contraire. En effet, puisqu’on ne saurait être jeune sans vieillir tous les jours, pas plus qu’on ne saurait vieillir sans avoir été jeune, la jeunesse et la vieillesse sont des notions qui s’impliquent mutuellement. On ne peut les définir l’une sans l’autre. Il est évident que toute chose qui est à un certain moment vivante, éveillée, jeune, finit toujours par devenir morte, endormie, vieille à un autre moment. Ainsi, derrière l’unité qui caractérise chaque chose (un individu, un élément de la nature) se trouvent des qualités qui s’opposent. D’une part, Héraclite reliait cela à la nature elle-même, qui est, selon lui, constituée d’éléments physiques en opposition (par exemple, le sec et le feu s’opposent constamment à l’humide et au liquide). D’autre part, cela souligne

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que le sens de notions comme la « mort » ou la « jeunesse » n’est pas simple, mais repose chaque fois sur une notion contraire qui entre dans sa définition. Nous sommes donc dans l’impossibilité de comprendre une notion sans connaître son contraire. Cela revient à dire qu’on ne saurait être totalement jeune ou totalement vieux, mais qu’on est toujours à la fois plus ou moins jeune et plus ou moins vieux. Héraclite défend exactement l’inverse de Parménide sur ce point : plutôt que de tenter d’éviter à tout prix la contradiction, son ontologie est fondée sur la présence de contradictions dans le monde.

À retenir 1

La connaissance s’acquiert après une longue enquête, dont les résultats s’opposent à la connaissance ordinaire des humains.

2

Héraclite affirmait que nous devons saisir le logos, c’est-à-dire le raisonnement qui explique la vérité du monde.

3

Pour Héraclite, la réalité est constituée de contraires qui s’opposent.

2.2 De quoi le monde est-il fait ? Héraclite, philosophe du Devenir Héraclite s’est beaucoup intéressé à la nature. Il la concevait comme un perpétuel engendrement. Voici, résumés en ces deux images du fleuve et du soleil, les éléments principaux de sa conception du monde physique.

Le fleuve Pour Héraclite, comprendre ce qui caractérise le monde, soit le devenir perpétuel, demande d’élever sa pensée à la compréhension de l’unité des contraires. La dynamique des oppositions du monde naturel implique l’idée que toute chose est instable. Cette célèbre théorie du mouvement perpétuel est traduite par la non moins fameuse image du fleuve. Les premiers philosophes

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Héraclite, Sur la nature, fragment 91 Il est impossible d’entrer deux fois dans le même fleuve.

Le sens de cette affirmation énigmatique est que, en un certain sens, le fleuve dans lequel plongent les baigneurs n’est jamais le même. Nous pouvons donner un nom à ce fleuve, nous en connaissons le tracé, les sources et l’embouchure, mais lorsque nous disons entrer dans un fleuve, nous signifions « entrer dans les eaux de ce fleuve ». Les eaux sont elles-mêmes toujours en mouvement, et leur circuit est impossible à préciser de manière définitive. Où commence le fleuve ? Où s’arrête-t-il ? Les noms de lieux, qui servent à indiquer où commence le fleuve, par où il passe et où il finit, sont fixes et comme immobiles, tandis que l’eau est elle-même toujours mouvante, n’a pas d’origine définie ni de limite claire. Les eaux du fleuve passent à travers la source, comme elles continuent toujours au-delà de l’embouchure. Pas plus que l’embouchure n’est la fin du fleuve, la source n’est l’origine de son eau. Cette idée est développée dans un fragment plus complet qui exprime la même idée de manière plus complexe.

Fresque de la tombe du plongeur. Peinture sur pierre trouvée dans une tombe à Paestum (Italie), en 1968 (Musée archéologique national de Paestum, Ve siècle av. J.-C.).

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Héraclite, Sur la nature, fragment 99 Dans les mêmes fleuves, nous entrons et nous n’entrons pas, nous sommes et nous ne sommes pas.

L’idée que défend Héraclite est la suivante : si le fleuve est désigné de manière fixe (par son nom, par exemple, ou en prenant pour référence une plage ou un cap d’où plonger), alors on peut dire que nous entrons et que nous sommes dans le même fleuve, dans un seul et unique fleuve. Mais ce fleuve reste-t-il identique à lui-même ? Comme nous l’avons vu avec le fragment précédent, il est possible d’affirmer que le fleuve est toujours différent, car il est, par son essence, un ensemble toujours en mouvement. Pour cette raison, nous n’entrons pas dans le même fleuve, nous ne sommes pas dans le même fleuve ; nous sommes toujours dans un nouveau fleuve, dans un fleuve toujours différent. Le fleuve symbolise l’écoulement, la fluidité incessante qui ne connaît pas la stabilité. Nous ne pouvons entrer deux fois dans un même fleuve, puisqu’à notre deuxième entrée il ne sera plus le même, sa nature et sa constitution auront changé. Cette phrase paradoxale a sans doute choqué plus d’un lecteur. Héraclite avait justement commencé son poème en disant que les hommes ne paraissent pas avoir l’expérience des choses qu’ils expliquent (voir p. 45). Héraclite souhaitait aiguiser notre compréhension des choses : il invitait son lecteur à concevoir les choses tant à partir de leur stabilité que selon leur mouvement propre. Les propos d’Héraclite sur le fleuve sont à prendre comme une « expérience de pensée » qui nous amène à concevoir la nature non pas selon son apparente fixité et stabilité, mais comme un ensemble animé par les principes fondamentaux que sont le mouvement et le changement.

Le soleil Ainsi, toutes les choses sont semblables au fleuve, c’est-à-dire qu’elles ne se retrouvent jamais deux fois dans un même état. Ce processus d’écoulement continu fait de la nature un devenir perpétuel. Le monde est tout entier animé par une génération et une destruction continues. Ce mouvement dans la nature force le penseur à ne pas se méprendre sur la stabilité des choses. Elle n’est qu’apparente, selon Héraclite. On aperçoit dans le fragment suivant que ce principe du devenir perpétuel du monde pouvait s’appliquer aux objets qui sont pourtant toujours identiques selon notre point d’observation et notre expérience sensorielle. Les premiers philosophes

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Héraclite, Sur la nature, fragment 6 Le soleil n’est pas uniquement nouveau chaque jour, mais il est, toujours et continuellement, nouveau.

Un mythe grec voulait que le soleil meure et renaisse chaque jour. De même, nous pouvons penser que, chaque jour, le soleil est « nouveau », c’est-à-dire qu’il n’est pas le même qu’hier, au sens où une nuit s’est écoulée entre hier et aujourd’hui. Héraclite poursuit l’idée jusqu’à ses ultimes conséquences : en réalité, le soleil est lui-même constitué d’un mouvement qui lui est propre, celui du feu. Tout comme le fleuve, le soleil est animé par ce mouvement incessant et ce que nous désignons comme « le soleil » est ainsi constamment en train de se renouveler, comme le font les eaux du fleuve. Lorsque nous parlons du soleil, nous comprenons tous ce que cela veut dire, mais pour Héraclite, cela masque le fait que le soleil est, comme toute chose, un objet dont la nature n’est pas fixe. L’ontologie d’Héraclite est diamétralement opposée à celle de Parménide. Ce dernier parlait d’un être immuable et éternel, tandis qu’Héraclite conçoit le réel comme un ensemble constamment en devenir. Nous verrons dans le chapitre V comment Platon a tenté de réconcilier leurs deux points de vue [voir la section 5.1 p. XXX et 5.2 p. XXX].

À retenir 1

Pour Héraclite, le monde physique est entraîné dans un mouvement perpétuel.

2

Pour Héraclite, les apparences sont trompeuses : rien dans le monde ne reste identique ou stable.

Anaxagore et la constitution physique du monde Selon Anaxagore, le monde ne se trouve pas entraîné dans un devenir perpétuel, mais il est plutôt constitué d’une matière stable et est organisé par une seule 52

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cause (l’Intellect). Anaxagore soutient que le monde n’a pas eu de commencement et ne peut être anéanti.

Devenir et anéantissement Anaxagore, Sur la nature, fragment 17 Ce qu’est le devenir Les Grecs ne conçoivent pas de manière exacte le devenir et l’anéantissement. Car aucune chose ne devient ni n’est anéantie, mais c’est à partir de choses déjà existantes que toute chose se compose, puis se divise. Et, pour être correct, il faudrait dire « se composer » au lieu de « devenir » et « se diviser » au lieu de « s’anéantir ».

Pour Anaxagore, le changement s’explique par le fait que les choses se composent, se désagrègent et se recomposent à l’infini. Le « devenir » devrait plutôt être conçu comme une dynamique constante au cours de laquelle les éléments de la matière s’assemblent entre eux ou se séparent. Ce changement perpétuel se fait à partir d’une matière originelle indestructible et immuable. Il n’y a donc pas de naissance ni de destruction au sens où la matière pourrait surgir du néant ou disparaître complètement. Même si les choses qui constituent le monde passent d’un état à un autre et même si cette transformation est continue, Anaxagore défend l’idée que la matière demeure identique. Cette manière de concevoir le monde comme un tout non créé et indestructible annonce le principe fondamental de la chimie ou de la physique moderne voulant que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ».

Substances premières La question du rapport entre l’être et le devenir est centrale pour les auteurs de l’époque. Anaxagore tente d’y répondre avec l’idée des substances premières qui peuvent, en s’alliant entre elles et en se séparant, former toute la diversité des choses qui existent. Voici une explication venant d’un auteur de l’Antiquité dont nous ne connaissons pas l’identité exacte. Cet auteur semble juger sévèrement la pensée d’Anaxagore. L’extrait explique cependant très bien comment Anaxagore tentait de passer de la division à la composition pour expliquer comment le devenir se fait au moyen d’un mécanisme continu de division et d’association.

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Auteur anonyme (Anaxagore, fragment 10) Division et composition Anaxagore, découvrant l’antique théorie que rien ne devient à partir de ce qui n’existe pas, supprima le devenir et mit la division à sa place ; il poussait en effet l’audace jusqu’à dire que, d’une part, toutes les choses sont mêlées aux autres et, d’autre part, que leur croissance s’effectue au moyen de la division. Ainsi, dans la même semence se trouvent cheveux, ongles, veines, artères, nerfs et os, qui sont invisibles à cause de la petitesse des parties, mais qui augmentent au gré d’une lente division. Car, disait-il : « Comment se pourrait-il que le cheveu fût engendré à partir du non-cheveu et la chair à partir de la non-chair ? »

Anaxagore avait envisagé un processus qui permettait d’expliquer la croissance par une sorte de tri, où différentes parties d’une seule et unique substance universelle s’agglomèrent entre elles. Son modèle, comme souvent chez les Grecs, est inspiré de l’étude de la biologie. La substance commune (le sang, par exemple) recèle en elle toutes les matières possibles. Elle se divise en différentes substances qui soutiennent la croissance des os, des tissus et des différents organes des corps vivants. Anaxagore tente de répondre à la question suivante : « Comment une chose pourrait-elle en devenir une autre, si elle n’était pas auparavant contenue dans la première ? » Reprenons l’exemple du cheveu. Ce cheveu, à un moment ou à un autre, n’était pas, il est devenu, c’est une évidence. Toutefois, le cheveu n’est pas venu de nulle part. La matière devait contenir ce cheveu. Pour qu’il puisse être tel qu’il est devenu, il faut nécessairement qu’il ait eu une quelconque existence dans un état antérieur. C’est en ce sens qu’il est impossible de dire que le cheveu a « commencé à être ». La matière représente les conditions de possibilité de toutes les choses de la nature, qui sont contenues et prévues en elle. Bien que chaque chose n’ait pas toujours existé et n’existera pas toujours sous une forme identique et immuable, chaque chose est néanmoins présente et préparée dans la matière. Les propriétés qui sont caractéristiques d’une chose (un cheveu blond ou brun, lisse ou frisé) sont contenues dans l’état précédent de la matière, sans toutefois être perceptibles ou réalisées à un certain moment. Cette intuition d’A naxagore a été étonnamment confirmée par la découverte et le décryptage de l’A DN, qui est une sorte de code présent dans chacune des cellules de l’être vivant et « programmant » l’ensemble des caractéristiques héréditaires qui influeront directement sur l’état du corps entier au cours de sa vie. 54

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Tout est dans tout Pour défendre sa position, Anaxagore doit postuler que les choses qui constituent le monde ne sont pas radicalement distinctes les unes des autres. Pour qu’une chose puisse « sortir » d’une autre où elle était auparavant contenue, il faut que chaque chose contienne en elle des parties de toute chose. Anaxagore, Sur la nature, fragment 4 La substance originelle Avant que les éléments ne se dissocient, ils étaient tous semblables et aucune couleur n’était visible ; en effet, le mélange de toutes les choses entre elles empêchait de les distinguer : le mélange de l’humide et du sec, du chaud et du froid, du brillant et de l’obscur. La terre se trouvait en abondance de même qu’un nombre illimité de semences qui n’étaient pas semblables les unes aux autres. D’ailleurs, aucune des autres choses n’était semblable à aucune autre. Les premiers éléments se trouvant dans cet état, il faut envisager que toute chose soit contenue dans l’ensemble du monde.

Selon Anaxagore, à l’origine, le monde était comparable à un chaos, à un mélange de toutes les substances premières, avant que commence le processus de division et de discrimination qui explique le « devenir ». On peut dire qu’à l’origine les choses ne possédaient pas encore de propriétés ni de limites. La matière composait un tout indistinct, où toutes les qualités étaient confondues. Tout ce qu’on peut distinguer maintenant dans le monde était mélangé et indistinct.

L’Intellect Anaxagore suppose qu’une opération de séparation est nécessaire pour que les choses commencent à se distinguer les unes des autres et à créer des composés toujours plus complexes et organisés. Il postule ainsi l’existence d’une force organisatrice, une action qui met en ordre le monde de manière progressive à partir d’un point donné dans l’univers. Cette force existe séparément de la matière et sert à expliquer le mouvement. Anaxagore nomme Intellect cette force qui domine le monde. Anaxagore, Sur la nature, fragment 12 L’Intellect, roi du monde Toute chose possède en partage une partie du tout ; l’Intellect est quant à lui illimité, il règne sans partage et n’est mélangé à aucune autre chose, mais

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ne dépend que de lui-même. Si en effet il n’était pas indépendant, mais était mélangé à autre chose, il participerait de toutes les choses s’il était mélangé à une chose quelconque, car chacune des parties [du monde] se trouve en toute chose comme je l’ai dit précédemment ; et le mélange de toute chose avec toutes les autres ferait obstacle à l’Intellect, si bien qu’il ne pourrait exercer son règne sur aucune chose aussi bien que s’il ne dépendait que de lui-même. Car il est la plus subtile et la plus pure d’entre toutes les choses, il fonde toute espèce de connaissance et lui confère une grande force. Aussi, en toute chose, petite ou grande, qui possède une âme, l’Intellect est ce qui règne sur l’ensemble. L’Intellect a exercé son règne sur tout ce qui l’entourait, afin d’y établir son pouvoir. Au tout début, il commença à étendre son pouvoir à partir d’un espace réduit, mais il l’étend sur plus de choses, et continuera de l’étendre sur plus de choses encore. Et qu’ils soient mélangés, distincts ou divisés, l’Intellect connaît tous les éléments.

Puisque la matière, qui était à l’origine indistincte et sans qualité propre, ne peut servir d’explication au mouvement ordonné qui a produit une œuvre aussi belle et harmonieuse que le monde, et puisque le hasard ne peut non plus fournir une explication satisfaisante pour la compréhension du monde, Anaxagore suppose la présence de l’Intellect, force agissante qui peut étendre son action à toute chose. L’action de l’Intellect se décrit comme celle d’un principe souverain qui impose ses lois à l’ensemble du monde. Selon Anaxagore, le monde est régi par une structure rationnelle qui l’organise, mais qui en permet aussi la connaissance. Tout son raisonnement est ainsi fondé sur la possibilité d’avoir une connaissance exacte du monde physique : pour que nous puissions faire usage de notre intelligence afin de comprendre le monde, il est nécessaire que le monde soit lui-même fondé sur un principe rationnel. Ce principe se distingue d’une force divine parce qu’il n’est pas personnifié et ne témoigne d’aucune volonté. Cette cause physique agit de manière uniforme et constante partout où elle se trouve. Cette cause doit pourtant être différente du reste de la matière. Anaxagore suppose que, si l’Intellect participait à l’ensemble des éléments du monde, s’il n’était qu’une autre partie du tout, il devrait, comme le reste, être mélangé à toute chose. Comme dilué dans l’ensemble, il perdrait son efficacité. Au lieu de cela, Anaxagore pose l’Intellect comme un principe séparé, capable de se déplacer partout (« subtil ») et dans lequel n’entre aucun mélange (« pur »). Ce

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principe dirige l’ensemble du monde. Il s’étend non seulement à la matière, mais aussi à tout être pourvu d’une « âme », c’est-à-dire à tout être vivant. L’existence de l’Intellect est aussi visible dans le règne animal. La vie animale semble être une machine parfaitement bien ajustée à ses conditions d’existence. En effet, l’observation des animaux montre que leurs actions suivent une certaine organisation qui leur permet de survivre. Pour ces derniers, cela ne suppose pas forcément la possession d’une vie consciente ni d’un langage comme c’est le cas pour l’homme. On peut cependant noter que la vie animale dépend d’un ordre qu’il est possible d’expliquer au moyen de notre intelligence.

Empédocle et Démocrite Il est nécessaire de mentionner deux autres noms qui auront une grande influence dans le développement des théories physiques dans la Grèce ancienne. Tout d’abord Empédocle d’Agrigente, selon qui le monde est constitué de quatre éléments matériels (eau, terre, air, feu) et de deux principes actifs

Démocrite, par Johannes Pauwelszon Moreelse (1602-1634). Démocrite, « le philosophe qui rit », une influence majeure de la philosophie hédoniste (voir section 5.1 p. XXX). Ce portrait forme un diptyque avec celui d’Héraclite (p. 47). (Rijksmuseum, Amsterdam).

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(la rivalité et l’amitié). Ce système rappelle celui d’Anaxagore, qui faisait la distinction entre la matière et son principe d’organisation. Au lieu de l’Intellect, Empédocle proposait la rivalité et l’amitié, ce qui rappelle les mythes sur l’origine du monde comme celui d’Hésiode. Les théories d’Empédocle seront abondamment discutées par les physiciens, les philosophes ou encore les médecins. Les classifications d’éléments étaient fréquentes à l’époque, et nous avons gardé un vocabulaire pour parler du comportement humain qui s’en inspire. On pensait ainsi que la « colère » (du grec khôlê, « bile ») était provoquée par un fluide circulant dans le corps humain. La mélancolie (de melas, « noire », et khôlê) désignait la « bile noire », le fluide qui cause la tristesse et la déprime. Plus tard, au IVe siècle av. J.-C., ce sera au tour de Démocrite d’Abdère de bâtir une théorie physique, qui est la première forme de ce que nous connaissons encore aujourd’hui sous le nom d’« atomisme ». Selon Démocrite, la matière est composée d’« atomes », à savoir, des parties minuscules et indivisibles se déplaçant au hasard dans le vide. Bien évidemment, l’atomisme a connu des progrès décisifs depuis sa redécouverte par Gassendi en 1649. Et même pour Gassendi, les avancées de la science contemporaine dans la connaissance de la matière étaient inimaginables. Il reste impressionnant de voir combien les théories de Démocrite sont encore discutées dans le cadre des expériences actuelles de la physique. N’est-il pas remarquable que les premières discussions sur la nature du monde physique aient eu pour résultat la production d’un modèle théorique dont les prémisses se trouvent au centre de la science actuelle ? Cela montre entre autres choses que le travail de recherche ne se faisait pas en vain, même s’il ne s’effectuait qu’à travers l’exercice de la pensée, de la discussion et de l’observation à l’œil nu.

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À retenir 1

Les théories sur la nature et la composition de la matière originelle étaient nombreuses et variées dans la Grèce antique. Anaxagore propose l’existence d’une seule substance originelle. Empédocle pose quatre éléments fondamentaux. Démocrite parle quant à lui d’atomes : une multitude d’éléments infiniment petits, indivisibles et indestructibles.

2

Le monde est constitué, selon ces premiers philosophes, d’un agrégat de matière première qui contient en elle toutes les caractéristiques physiques des éléments.

3

Selon Anaxagore, le devenir et l’anéantissement se font par division et association des substances élémentaires entre elles.

4

Selon les premiers philosophes, l’ordre du monde est rationnel, car il obéit à des principes susceptibles d’être compris.

2.3 Le développement d’une pensée critique Cette présentation sommaire de la pensée des premiers philosophes serait incomplète sans une présentation de l’aspect critique de leur pensée. Trait relativement nouveau avec les premiers philosophes, nous voyons apparaître de plus en plus de passages où les auteurs s’en prennent à des poètes ou à d’autres philosophes et leur reprochent une vision de la réalité qu’ils estiment erronée. Nous touchons ici à un élément fondamental de la pensée philosophique, à savoir la capacité d’effectuer une critique rationnelle de la pensée d’autrui. Ils ne cherchaient pas à dénigrer ou à démolir de manière autoritaire les théories adverses, mais souhaitaient indiquer les zones d’ombre qui restaient à expliquer et à distinguer les explications valables des explications à rejeter. Qu’elle soit dirigée contre autrui ou contre soi-même, la critique sert à mettre en évidence quand, pourquoi et dans quelle mesure la pensée n’offre pas une explication satisfaisante. Les premiers philosophes

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Héraclite, critique des opinions reçues Un premier ensemble de ces critiques concerne les opinions, c’est-à-dire les jugements qui ne reposent pas sur un savoir, mais plutôt sur une impression qui n’a pas été dûment vérifiée et critiquée. Héraclite formule cette mise en garde : ce que fait ou dit un homme nous renseigne sur ce qu’il est, et non pas sur ce qu’il faut faire ou penser. Si la nature de chaque individu diffère, il est compréhensible que les apparences du monde diffèrent pour chacun d’eux. Il y a, selon Héraclite, une tendance que l’on pourrait dire naturelle à attribuer aux choses des caractéristiques qui ne correspondent pas à ce qu’elles sont, mais bien plutôt à la manière dont nous les sentons. Ainsi, selon le point de vue où l’on se place, la mer peut paraître hostile ou accueillante, essentielle pour la vie ou infecte au goût. Héraclite, Sur la nature, fragment 61 La mer La mer, salutaire et mortelle, La mer, eau la plus pure, eau la plus souillée, Pour les poissons, potable et salutaire, Pour les humains, imbuvable et mortelle.

Les paires de termes opposés sont un trait typique de la pensée d’Héraclite. Contrairement à l’idée voulant que la mer, étant dangereuse et impropre à la consommation, soit un élément impur, Héraclite trouve un exemple où d’autres êtres vivants ont une relation avec la mer contraire à celle qu’ont les hommes. La mer se présente alors comme quelque chose de parfaitement pur, sans laquelle il est impossible de vivre, ce qui jette un doute sur les défauts que l’on pourrait lui attribuer. Héraclite souligne qu’il est possible de donner à une même chose des qualités contraires selon le point de vue que l’on adopte. La critique fonctionne ici en élargissant le point de vue du lecteur pour lui faire prendre en compte l’ensemble des qualités d’une chose, et non pas seulement les caractéristiques qui l’intéressent au détriment des autres. C’est l’une des raisons expliquant pourquoi les philosophes doivent constamment résister à leurs dispositions premières et naturelles, à leurs préjugés ainsi qu’à la tradition. Il ne s’agit pas de soutenir que tout jugement est mauvais en lui-même, mais de rappeler que les jugements représentent chaque fois une vision partielle de la réalité.

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Comme la société est fondée sur une culture commune et partagée de génération en génération, la majorité a plutôt tendance à tout faire selon la tradition, qu’elle suit de manière aveugle. Héraclite se montre critique par rapport à cette manière de concevoir ce qu’il faut faire selon la coutume. Héraclite, Sur la nature, fragment 74 Il ne faut pas être tel père tel fils, ou en bref, faire selon la tradition.

À l’évidence, une telle pensée ne devait pas plaire à tout le monde, et il est tout aussi certain que les coutumes ne sont pas mauvaises en soi. Au-delà de l’aspect provocateur de sa critique, Héraclite s’attaque aux actions ou aux pensées qui seraient entièrement déterminées par les relations familiales ou traditionnelles. Selon lui, il faut toujours se mettre à la recherche d’un savoir universel, du raisonnement qui englobe toute chose, afin de ne pas sombrer dans l’arbitraire des opinions humaines, qui sont comparables aux jeux des enfants (fragment 70).

La pensée d’Héraclite, celle d’un homme réservé et solitaire qui n’a vraisemblablement eu ni maîtres ni disciples directs, est en ce sens un encouragement à apprendre par soi-même.

Xénophane, critique des mythes Parmi les premiers philosophes, Héraclite n’est pas le seul à critiquer l’étroitesse et la partialité des opinions. Les penseurs de la Grèce ancienne avaient relevé les importantes variations existant entre les croyances et les coutumes des différents peuples. L’idée se trouve exprimée chez Hérodote, un historien qui a remarqué les différences importantes existant, par exemple, entre les diverses manières d’honorer les morts. Xénophane avait noté la même chose au cours de ses voyages : les cultures et les traditions sont relatives aux différents peuples de l’humanité. Il critiquait la façon dont les humains représentaient les dieux à travers la poésie, mais aussi à travers la peinture et la sculpture.

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Banquet des dieux. Ganymède verse du nectar à Zeus, sous l’œil bienveillant de Hestia, déesse du foyer. Détail d’une coupe servant à boire, comme celle que Zeus tient dans sa main (VIe siècle av. J.-C., Musée archéologique de Tarquinia).

Xénophane, Satires, fragment 15 Contre l’anthropomorphisme

Mais si les bœufs avaient des mains, et les lions aussi, et si grâce à leurs mains ils dessinaient et faisaient des statues comme le font les humains, les chevaux dessineraient la silhouette des dieux identique à celle des chevaux, et les bœufs une silhouette identique à celle des bœufs, et ils leur feraient un corps tel que les dieux eux-mêmes auraient un pelage.

Le texte de cette satire met en évidence avec humour que les dieux du discours mythologique sont une création humaine. C’est ce qu’on appelle la critique de l’anthropomorphisme, du grec anthrôpos (« homme ») et morphê (« forme »). Suivant cette critique, il ne s’agit pas d’abord de se prononcer sur l’existence ou l’inexistence des dieux, mais plutôt de se demander pourquoi ils devraient posséder telle qualité plutôt que telle autre. Autrement dit, pourquoi 62

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faudrait-il que les dieux aient une forme humaine et des désirs semblables aux nôtres ? Selon Xénophane, les humains attribuent des qualités aux dieux en fonction de ce qu’ils sont. S’ils créent des dieux à leur image, c’est qu’ils en sont matériellement capables. Mais il est permis d’imaginer que, si les chevaux, ou toute autre espèce animale, étaient dotés des talents nécessaires pour ériger des statues et composer des récits, ils en feraient tout autant. Les dieux des bœufs posséderaient donc des traits bovins, ou du moins ils ne ressembleraient pas à ceux dépeints par les humains. La critique de l’anthropomorphisme affirme que le contenu du mythe dépend de celui qui le produit. Xénophane et plusieurs auteurs de l’époque ont aperçu le fait que l’humain projette sur la réalité une partie de sa subjectivité. Comme certains autres fragments de Xénophane le montrent, cette critique était accompagnée d’un discours philosophique qui fournissait des arguments appuyant l’existence d’un dieu unique et dépouillé de la panoplie de traits physiques et psychologiques que les poètes avaient attribués aux dieux dans leurs récits fabuleux. C’est précisément la possibilité de critiquer le mythe de manière dévastatrice qui poussait le philosophe à chercher une meilleure explication. Le monothéisme de Xénophane était une solution à plusieurs problèmes d’ordre logique, puisque l’idée qu’un dieu puisse être vulnérable ou changer de forme physique mène à des contradictions.

Parménide, critique des contradictions Nous ferons pour finir allusion à un principe qui aura une très grande postérité dans l’histoire de la science. Il s’agit du « principe de contradiction », qui sera abondamment utilisé par les philosophes qui suivront. Chez Parménide, ce principe se présente de la manière suivante : Jamais tu ne saurais contraindre à être ce qui n’est pas, mais de cette voie de la recherche écarte ta pensée. (Parménide, Sur la nature, fragment 7)

Voici donc ce que serait une contradiction : dire que ce qui n’existe pas existe, affirmer l’existence d’une chose qui n’existe pas. Car, en effet, le mensonge et l’erreur supposent d’attribuer une réalité à ce qui n’en a pas ; ainsi, propose Parménide, quiconque profère un mensonge ou est plongé dans l’erreur se trouve à contraindre à exister ce qui n’existe pas. Le problème souligné par Parménide vient du fait que, lorsque l’on se contredit, la même chose devrait Les premiers philosophes

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à la fois exister et ne pas exister. On remarque que cette idée est contradictoire : soit une chose existe, soit elle n’existe pas. Elle ne peut être les deux en même temps. Le principe de contradiction stipule donc qu’il faut « écarter sa pensée » d’une position où l’on se trouverait à dire qu’une chose à la fois existe et n’existe pas. La philosophie fera un usage approfondi de cette règle de la pensée : il faut éviter de prononcer un discours qui se contredit, sous peine de subir les foudres de la critique. Il semble en effet que les premiers philosophes aient été d’accord pour affirmer que des propos contradictoires ne peuvent passer pour une marque de savoir. La contradiction discrédite immédiatement celui qui l’énonce ; cela est vrai autant du discours scientifique que des discours politiques ou des discours tenus devant les tribunaux. En cherchant à respecter ce principe, Parménide s’est trouvé à énoncer des positions très paradoxales, qui ont été abondamment discutées parmi ses contemporains et ses successeurs. Selon Parménide, il est impossible de parler d’un commencement de l’Être sans se contredire. Ainsi, pour éviter d’attribuer à la fois l’existence et l’inexistence à la même chose, Parménide affirme que l’Être ne peut avoir été engendré. Plus problématique encore, l’Être est hors du temps. Le temps physique n’a aucune réalité pour Parménide, puisque la distinction entre passé, présent et futur suppose de tomber dans une contradiction. Parler du passé revient à dire que n’existait pas ce qui existe maintenant. Parler du futur, c’est supposer qu’une chose va se passer qui n’existe pas encore. Parménide veut éviter toutes les contradictions de ce genre. Cela voulait aussi dire qu’il était impossible de parler du commencement, du changement ou même du mouvement sans énoncer une contradiction. Un disciple de Parménide, Zénon d’Élée, a pris la défense de son maître en proposant une série de paradoxes. Par exemple, si on admet qu’à chaque instant la distance à parcourir peut être divisée par deux, une flèche lancée n’atteindra jamais la cible, et même un coureur comme Achille ne parviendra pas à rattraper une tortue partie en avance. Ces « petits problèmes » mathématiques se sont taillé une place de choix dans l’histoire des mathématiques et de la physique. D’une manière générale, le principe de contradiction est partout présent dans l’histoire de la philosophie et de la science en général. Cela peut se comprendre, puisque le sens de toute affirmation en dépend. Si j’affirme que telle chose est froide, je veux aussi dire qu’elle n’est pas chaude. Si telle explication est vraie, une explication contraire ne saurait être vraie en même temps. 64

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Comme l’a montré Aristote, le simple fait de parler suppose que l’on accepte le principe de contradiction : on ne peut imaginer un langage où ce que l’on dit signifierait aussi le contraire. Si je dis « blanc », je ne peux signifier « noir » à moins de rester toujours incompris lorsque je dis « blanc ».

À retenir 1

La philosophie comporte une dimension critique qui met en question les opinions et les jugements.

2

Le principe de contradiction joue un rôle central dans la pensée philosophique. Les contradictions ne peuvent être admises sans aucune forme d’explication ou de justification.

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b P H i l o s o p h e r pa r s o i - m ê m e Soulever des problèmes et définir des concepts La problématisation À la lumière du questionnement des premiers philosophes, il apparaît clairement que philosopher, c’est l’art de poser de bonnes questions. En effet, la philosophie consiste d’abord et avant tout à soulever des problèmes. Les réponses varient souvent d’un philosophe à l’autre et les questions philosophiques perdurent depuis des siècles et des siècles, puisque chaque génération d’humains doit comprendre, dans son propre contexte, le sens de ces questions fondamentales et les réponses que l’on peut y apporter. La pratique du questionnement philosophique ressemble beaucoup à la discussion entre deux personnes. Voyons comment cela fonctionne. Un premier niveau de questionnement porte sur les mots eux-mêmes. Que l’on pense au « désir », ou aux « principes » de la connaissance ou de l’agir humain. Il est essentiel d’apercevoir que la compréhension des mots « désir » et « principe » n’est pas évidente. Voilà pourquoi il faut commencer par s’interroger sur le sens des mots. Au cours d’une discussion, on communique des idées qu’il faut tenter de partager avec notre interlocuteur. Pour ce faire, il faut pouvoir répondre à une série de questions sur le sujet de la discussion. Par exemple, si nous parlons du soleil, nous devons savoir répondre à la question : « Qu’est-ce que le soleil ? »

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On donne alors la définition du soleil : « C’est l’étoile située au centre de notre système solaire. » De la même manière, pour faire une explication philosophique sur un sujet quelconque, il faut pouvoir répondre à une série de questions élémentaires : de quoi parlons-nous ? Cette chose existe-t-elle vraiment ? Est-ce qu’elle peut changer ? Se détruire ? Un premier niveau de questionnement consiste simplement à pouvoir donner la définition d’une chose, à tenter d’en décrire l’existence et les principales qualités. Un philosophe sera toujours attentif à donner de bonnes définitions et à décrire avec précision la réalité des différentes choses dont il parle. Supposons maintenant qu’au cours d’une discussion nous devions répondre à une question du genre : « Est-il juste de trahir un ami ? » Indépendamment de la réponse que nous souhaitons apporter à cette question, il faut pouvoir se poser les bonnes questions à ce propos, puisque la réponse ne peut reposer sur une simple opinion. Pour répondre à la question : « Est-il juste de trahir un ami ? », il est nécessaire de poser la question de la valeur de l’amitié : est-elle une valeur supérieure à toute autre, ou certaines choses, comme une cause politique ou l’amour, ont-elles plus de valeur à nos yeux ? La problématisation consiste donc : 1) à interroger le sens des mots que nous


employons afin d’apporter des définitions ; et 2) à réfléchir à des questions en sachant reconnaître les difficultés auxquelles nous pouvons faire face dans l’argumentation. À bien y penser, toute opinion que nous serions susceptibles de défendre peut faire l’objet d’une problématisation de ce type. L’interrogation philosophique remonte ainsi à des questions fondamentales sur le monde ou le sens de la vie. Ces questions fondamentales ont pour caractéristique d’être des « questions ouvertes ». Par exemple, il n’y a pas de réponse définitive à la question : « Qu’est-ce que la vérité ? » Il n’y a pas non plus de réponse universelle et éternelle à une question sur la valeur de l’amitié ou le sens de la vie. Mais cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas moyen de penser à ces questions de manière constructive : on peut montrer toute l’importance de savoir ce qu’est la vérité ou la valeur de l’amitié, et aussi expliquer la difficulté à répondre de manière définitive à ces questions. En résumé, l’exercice de la dissertation philosophique revient à s’engager dans la discussion pour tenter de fournir la meilleure réponse possible à une question d’ordre philosophique. Voilà pourquoi il est essentiel de bien avoir cerné la question avant de commencer à y répondre. La conceptualisation On peut présenter la pensée humaine comme un composé de différents « concepts ». Si la plupart du temps

nous pensons à des choses particulières, la compréhension que nous avons du monde demande l’intervention de concepts qui nous permettent de reconnaître et de nommer les choses qui nous entourent. Nous voyons ainsi des choses individuelles, comme un cercle, tel homme ou telle femme, quelque chose de beau, mais nous savons aussi reconnaître que tous les cercles ont des traits en commun, de même que tous les humains, ou toutes les choses que nous trouvons belles. En philosophie, le cercle, la beauté, la justice s’appellent des concepts. Les concepts sont ainsi des objets particuliers de notre pensée. Le concept désigne pour le philosophe une réalité conçue de manière aussi objective et exacte que possible. Savoir comprendre et expliquer un concept est un trait essentiel d’une bonne argumentation philosophique. Nous avons vu dans le premier chapitre que les poètes avaient une manière particulière de véhiculer le sens des concepts. Les dieux Abîme, Ciel, Cronos, Désir, Zeus, Héra, etc., peuvent être interprétés comme une personnification des concepts. Prenons Zeus, ce « maître des dieux » qui personnifie la justice : en prenant le trône de son père Cronos, Zeus a aussi hérité du rôle d’arbitre dans les querelles entre les dieux. Zeus ­illustre ainsi le fait que la justice est toute-puissante et qu’elle constitue l’ordre du monde. Comme nous le verrons plus loin chez Platon, en décrivant la naissance d’un dieu nommé « Désir »,

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issu de l’union d’un père nommé Richesse et d’une mère nommée Pauvreté, la prêtresse Diotime tente d’expliquer le sens du concept de désir. Le désir se trouve au milieu, entre l’abondance et le dénuement : nous possédons la ressource permettant de satisfaire notre manque, et pourtant, le manque revient sans cesse. Dans les mythes, la personnification à travers une « histoire de famille » est une manière efficace de définir les différents concepts que nous utilisons pour penser. Cette façon de faire n’est pas une explication scientifique, mais elle n’est pas non plus dépourvue d’efficacité. Les sophistes, que nous étudierons dans le chapitre suivant, insistent quant à eux pour montrer comment les concepts sont dépendants du langage qui les véhicule. En effet, il est possible de percevoir chaque concept comme étant issu de conventions liées à l’utilisation du langage. Les utilisateurs d’une langue qui font partie d’une même culture s’entendent de manière implicite sur le sens d’un concept. Le concept devient alors la signification du mot « désir », « soleil », etc., pour telle ou telle personne, dans des circonstances précises. Il existe un consensus tacite autour du sens de chaque concept et l’on peut remarquer que ce consensus varie selon les peuples et les époques. C’est donc que la société humaine joue un rôle non négligeable dans la production de concepts et l’évolution de leur sens. Ces concepts ne sont pas entièrement naturels ou réels, au sens où ils auraient

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une nature indépendante de nous. Ils sont le produit d’une pratique humaine subjective dans laquelle entre une bonne part d’arbitraire. La recherche de définitions et d’explications va de pair avec la naissance des premières théories philosophiques. Les philosophes tentent de résister à la subjectivité du mythe et à l’arbitraire des conventions du langage. Dans une argumentation philosophique, il convient de produire des définitions aussi précises que possible des concepts que nous employons. Par exemple, on pourrait définir le désir comme une force d’attraction des êtres vivants entre eux. C’est une définition qui précise que le désir est une pulsion commune aux êtres vivants. Définir les concepts Il n’est pas aisé de définir un concept puisque, même s’il s’agit toujours d’une abstraction, ce dernier sert à désigner une réalité : que ce soit une chose comme une table, un objet théorique comme le cercle ou une valeur morale comme la pudeur, le concept doit correspondre à la réalité qu’il désigne. On pourrait dire ainsi que conceptualiser, c’est opérer un découpage dans la réalité. Pour que la discussion philosophique soit possible, la définition des concepts ne doit pas laisser place à l’ambiguïté. Si, en discutant avec un ami, j’affirme : « Je me suis acheté une table », mon interlocuteur se représente sans difficulté l’objet dont je parle en utilisant le concept de table, et il n’est


pas n ­ écessaire de définir autrement ce qu’est une table. À l’inverse, si je dis : « Pierre et Kevin sont des amis très proches », le concept d’amitié renvoie à une réalité qu’il n’est pas toujours aisé de définir et qui peut être différente dans mon esprit et dans celui de la personne à laquelle je m’adresse. La définition d’un concept peut se faire suivant deux aspects : selon l’extension de ce concept ou selon sa compréhension. L’extension d’un concept définit simplement toutes les choses que le concept englobe. Par exemple, l’extension du concept de chien englobe tous les chiens de toutes les races qui existent. Pour définir ce concept en extension, nous pourrions énumérer différentes races : le labrador, le bouvier bernois, le schnauzer, etc., qui sont tous des chiens. La compréhension d’un concept renvoie aux caractéristiques propres à toutes les choses que ce concept désigne. Pour définir le concept de chien en compréhension, nous pourrions dire qu’il s’agit d’un animal à quatre pattes, domestiqué, possédant des canines saillantes, etc. Notez que l’extension et la compréhension d’un concept sont inversement proportionnelles. Plus l’extension d’un concept est vaste, plus sa compréhension est faible. À l’inverse, plus l’extension d’un concept est limitée, plus sa compréhension est grande. Prenons par exemple le concept d’« humain » : ce concept possède une très large extension. Pour cette rai-

son, lorsque vient le temps de définir l’humain en compréhension, la tâche est loin d’être facile. Par contre, s’il s’agit du concept de « Québécois », celui-ci renvoie à des individus qui possèdent certains traits en commun qui ne sont pas partagés par le reste de l’humanité, ne serait-ce que le fait de vivre sur le territoire du Québec. La compréhension de ce concept est d’autant plus précise que son extension est limitée. De même, la signification de « René Lévesque » possède une très faible extension, car ce concept ne s’applique qu’à une seule personne. Nous pouvons cette fois énumérer une longue liste de caractéristiques ne s’appliquant bien entendu pas au reste des Québécois ou encore moins au reste de l’humanité. « René Lévesque » était un journaliste et un homme politique souverainiste, c’était un brillant orateur et un fumeur, etc. Contrairement aux concepts de mathématique et de géométrie, les concepts comme la justice ou la volonté sont beaucoup plus sujets à interprétation, et des divergences importantes existent entre nos différentes manières de les définir. Cela s’explique en partie par le fait que, en mathématique, nous opérons dans un monde théorique et dépouillé de tout autre objet que ceux à l’étude, tandis que la morale et la politique portent sur un domaine d’action qui est intimement lié à nos désirs, à nos sensations et à notre culture. Cela s’explique aussi par le fait que les concepts de morale et de politique portent sur des situations pratiques

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dont les ­caractéristiques ne cessent de changer. La justice est une idée, mais chaque situation est différente ; la compréhension de la justice devrait s’appliquer en principe à une série de décisions justes toujours adaptées à un contexte particulier. Il n’est pas aisé de savoir distinguer ce qu’il est juste de faire dans chacun des cas qui se présentent, même si l’on peut avoir une idée relativement claire de la justice. Même si l’on doit toujours tenter de définir les concepts moraux et politiques que nous employons, il faut reconnaître que les définitions seront sans doute limitées, et il ne serait pas surprenant qu’elles

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s’empêtrent devant certains obstacles, voire même qu’elles doivent être modifiées. Nonobstant cette difficulté, le discours rationnel ne peut fonctionner sans recourir aux concepts, même dans le domaine de la morale et de la politique. Il semble bien souvent que la conceptualisation implique un mélange d’objectivité et de subjectivité. Pour penser, argumenter, disserter, il est malgré tout nécessaire de définir et d’expliquer les concepts que l’on utilise. Car sans cet effort, le risque est grand d’être incompris ou d’introduire des confusions dans ce que l’on dit.


b M at i è r e à r é f l e x i o n Les premiers philosophes 1

Parménide et Héraclite défendent des positions radicalement opposées sur la question de l’être et du devenir. Si le fondement de la réalité est le devenir, un être ne saurait être identique à lui-même. Pour Héraclite, il est difficile de dire quelque chose de vrai à propos d’une chose qui change continuellement.

Croyez-vous que la présence du devenir dans le monde nous empêche de tenir un discours vrai sur ce qui nous entoure ?

2

En cherchant à expliquer la nature par ses principes fondamentaux, les premiers philosophes ont largement contribué au développement de la pensée rationnelle. Ils ont donné l’impulsion à une interprétation plus scientifique du monde.

En quoi le discours rationnel représente-t-il un gain par rapport au discours mythologique ?

3

La critique a joué un rôle central dans la pensée des premiers philosophes. Elle pouvait porter sur la conception des dieux ou sur toute autre opinion mal fondée. En effet, si les opinions des humains sont diverses et changeantes, il convient de ne donner aveuglément notre assentiment à aucune d’entre elles. Il faut faire preuve d’esprit critique.

Quels avantages entraîne cet esprit critique dans la vie de tous les jours ?

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B C a complété une formation en lettres classiques en  et un doctorat de philosophie en . Professeur à l’Université de Sherbrooke depuis , il enseigne la philosophie ancienne, l’esthétique et le grec ancien. Ses travaux de recherche portent sur Socrate, Platon et le développement de l’éthique dans l’Antiquité. M F enseigne la philosophie au Collégial du Séminaire de Sherbrooke depuis 2008. Il est titulaire d’une maîtrise en philosophie de l’Université de Sherbrooke. Ses intérêts portent notamment sur la question de la tragédie. Son mémoire de maîtrise traite de l’idée du tragique dans la philosophie de Nietzsche.

EN COMPAGNIE DES GRECS UNE INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE

UNE INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE

S’initier à une discipline intellectuelle à part entière comme la philosophie constitue une aventure fascinante sur les plans de la connaissance et de l’expérience. C’est à cette aventure que nous convie le présent ouvrage qui n’est ni une étude d’histoire de la philosophie ancienne ni un traité d’argumentation, mais un parcours menant des grands textes philosophiques aux manières d’argumenter et de raisonner. À la différence des autres ouvrages, celui-ci permet d’aborder la philosophie par les textes et de découvrir les auteurs à travers leurs pages les plus fameuses. Il off re un large éventail d’extraits adaptés à l’enseignement collégial, sans se limiter à Socrate, Platon et Aristote qui en sont les noms les plus célèbres. Des commentaires explicatifs accompagnent les extraits choisis. Plutôt que des interprétations élaborées et doctrinales, ils servent d’abord à guider la lecture et à off rir une vue d’ensemble du contexte sociohistorique des différentes époques. Puisque l’ouvrage est principalement destiné aux étudiants, il comprend un appareil pédagogique complet qui permet de s’initier graduellement à la pratique de l’argumentation philosophique. Un guide méthodologique présenté en annexe fournit des explications sur la dissertation philosophique. Celles-ci sont illustrées d’un exemple de dissertation. Pour compléter, une somptueuse iconographie, des cartes géographiques et une frise chronologique viennent enrichir la trame narrative. L’étudiant découvre ainsi, chapitre après chapitre, une histoire vivante, s’éveille à l’amour des textes et à la discussion et prend conscience du rôle déterminant que joue la philosophie dans la compréhension du sens et des enjeux de l’existence humaine.

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UNE INTRODUCTION À LA PHILOSOPHIE

EN COMPAGNIE DES GRECS

EN COMPAGNIE DES GRECS

Benoît Castelnérac Mathieu Fortin

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En compagnie des Grecs-couv-Choix.indd 1

F I D E S

Préface de Luc Brisson

ÉDUCATION

14-02-28 2:16 PM


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