Wastburg - Extrait

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coins de Wastburg pendant trois jours pleins. À partir de là, personne ne pouvait prétendre qu’il n’était pas au courant. « La taxe sur les jardins passe à deux gelders. » Il était tellement consciencieux, son père, qu’il entrait même dans chaque taverne qu’il croisait, pour être certain que le message passe bien. C’est qu’il ne fallait pas que ce gosier-là devienne sec, car il faisait vivre toute une famille. « On recherche, pour meurtre, Jarbner, dit le lardoireux. Dix gelders de récompenses, dix… » Ça avait été moche de le voir en fin de carrière, même plus capable de dégoiser. Il ne pouvait même pas se plaindre à haute voix, tellement sa gorge avait foutu le camp. La dernière phrase à peu près d’aplomb qu’il avait prononcée, c’était pour faire jurer à Kleen que jamais il ne s’égosillerait pour annoncer le détail du prix de la vie. Les soirs de solitude, Kleen s’allongeait sur le toit de La Gaudriole, un bordel loritain. Là, il sortait une chignole de son pochon, et patiemment, il jouait du vilebrequin jusqu’à ce que la mèche perce le plus discret des mouchards. Alors il fermait un œil et ouvrait l’autre bien grand en plongeant son quinquet sur les scènes les plus plaisamment dégradantes de tout le quartier. La sagesse populaire disait les Loritaines bien plus cochonnes que les Waelmiennes : Kleen en avait la confirmation tous les soirs, en regardant défiler les michetons et les positions salaces dans ce temple du pain de fesses. Il voyait même régulièrement monter les gardes de service qui passaient se faire donner du plaisir gratuitement. Et il se disait qu’un jour, il ne se déballonnerait pas...

Kleen chercha une maison bourgeoise et grimpa lestement jusqu’en haut de la cheminée, où il baissa ses braies et ses culottes pour s’asseoir confortablement sur la souche, le cul bien calé dans le trou. C’était devenu un de ses plaisirs solitaires : crotter généreusement chez ceux qui le regardaient autrefois de haut, avec le secret espoir qu’à la première flambée de l’année, la merde tombée dans l’âtre empesterait les beaux appartements de ces rupins. De son trône improvisé, il admira la vue. Les toits couverts de mousse qui rendait certaines toitures particulièrement glissantes. Les faîtes sur lesquels il jouait à l’équilibriste. Les mâts sans voile des rafiots arrimés au port. La tour des majeers, seul édifice à dépasser la médiocrité des autres, qui se dressait par-dessus tout, tel un

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arbre à haut fût dominant de quelconques broussailles. Un petit vent le fit frissonner tandis qu’il se rhabillait, sa petite affaire terminée. Lui qui trouvait déjà rasantes les nuits de cette fin d’été, il se demanda ce que ça serait en hiver, lorsque les bourrasques lui feraient perdre l’équilibre, lorsque les ardoises seraient couvertes de givre et qu’il faudrait cavaler après des truands. Si seulement la Garde achetait la tour des majeers : depuis les hauteurs du monument qui chatouillait les nuages à foudre, il serait enfantin de surveiller tous les quartiers de la cité tout en restant les miches au chaud. Mais la tour demeurait fermée, même en l’absence de majeers à Wastburg. Kleen reprit sa ronde, profitant que les toits se touchaient presque dans certaines ruelles étroites pour passer d’un district à l’autre. Être seul et n’avoir personne à qui parler lui permettait au moins de respecter la promesse faite à son paternel de ne pas s’user sottement les cordes vocales. Sans trop y croire, il retourna à sa mission première : se mettre à l’affût près des demeures pleines aux as, avec l’espoir de voir passer la bande qui en voulait au pactole des gros pontes wastburgiens. Qui serait la prochaine victime ? Le juge ? Un des maesters ? Quand même pas le burgmaester lui-même ? Kleen gravit un mur de briques en s’aidant d’une corde à nœuds, un souvenir de son ancienne vie qu’il gardait enroulée autour de ses reins, et se faufila dans l’entrée d’un grenier où il s’assit pour avoir une vue sur la Laiterie, la propriété de Strink, le maester du quartier. Il prit en main son lance-pierre et tendit l’esgourde à la recherche d’un miaulement ou d’une roucoulade. Combien d’heures encore avant l’aube ? Quel dommage que je ne porte pas la tenue de gardoche au grand jour. Lors de la signature de son contrat, il avait beaucoup misé sur l’effet qu’aurait l’uniforme sur ses voisins. Il espérait marquer des points auprès de la marieuse qui officiait par chez lui, et changer ainsi de catégorie. Ce n’est pas qu’il avait quelque chose à reprocher à Lizba, la fille du bourreau, elle était mignarde avec ses tresses blondes, et puis elle était encore pucelle, elle. Du moins, personne n’osait faire du gringue à la môme d’un gars qui aimait briser des tibias à coups de barre en fer et était même payé pour le faire en public. Pour autant, Kleen ne se voyait pas reprendre la charge de bourreau.


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