Extrait Du bon usage du jardin zen - Éditions Ulmer

Page 1

erik borja du bon usage du jardin zen Photographies Paul Maurer Ă Pierre Rabhi, jardinier humaniste

2


avant-propos

C

ertains événements en apparence anodins laissent en nous des traces profondes à même d’influencer à jamais le cours de notre existence. En 1961, j’avais 20 ans et j’effectuais mon service militaire en Algérie. Mon régiment de cavalerie était cantonné dans le sud oranais, sur les hauts plateaux dominant la dépression saharienne. Dans cette région montagneuse et aride, le soleil, dès les premières heures de la matinée, répandait une violente lumière et la réverbération, sur le sol surchauffé, produisait des ondes de chaleur, rendant l’horizon indistinct et mouvant. Le ciel éblouissant, hostile, semblait vouloir nous écraser, nous réduire en poussière. Aussi, c’est avec soulagement que nous assistions à la fin du jour, à l’apparition à l’Orient des premières étoiles. La nuit venue, l’altitude et l’extrême sécheresse de l’air favorisaient une visibilité exceptionnelle de la voûte céleste. L’air était transparent et quand l’obscurité avait aboli le paysage alentour, le ciel s’offrait à nous en une perception tridimensionnelle, et je prenais plaisir chaque soir à contempler le nez en l’air ce spectacle scintillant. Par une nuit chaude et sans lune, en attendant mon tour de garde, je m’étais allongé sur le sol, bras et jambes écartés. Du sable sur lequel j’étais étendu émanait la chaleur accumulée durant la journée et tout mon corps en était irradié. Dans cet étrange état de quiétude et de vacuité, je percevais la terre comme un organisme vivant, comme le corps protecteur d’une mère. Je regardais le mouvement des étoiles, envahi par un profond vertige et la sensation tangible d’un basculement du monde. Le ciel n’était plus au-dessus de moi mais en dessous et seule l’attraction terrestre empêchait mon corps d’être aspiré par le vide. La terre, noyée dans l’ombre, l’espace interstellaire remplissait tout mon champ visuel. Pour la première fois, probablement du fait de la position de mon corps et de la disposition de mon esprit, je ressentais physiquement et psychiquement cette réalité cosmique, l’unicité de l’univers. Le vertige peu à peu dissipé, une profonde émotion m’a submergé, un moment de grâce, de communion, de plénitude. Je prenais conscience du sens obscur du monde, de mon appartenance à ce Tout qu’est la Nature où l’infiniment petit et l’infiniment grand se conjuguent en une seule et même entité. Ce fut comme la révélation d’une vérité qui m’avait échappée, réalité occultée jusqu’alors par le dogme créationniste des religions bibliques. J’ai revécu cette expérience exaltante des années plus tard, au Japon dans les monastères bouddhistes Zen. Comme en écho à cet épisode algérien, j’ai éprouvé la même sidération ressentie au bord du désert, un « lâcher prise » de tout mon être dans la contempla-

tion des jardins de méditation. Imprégnés de spiritualité, ces espaces métaphysiques nous dévoilent l’invisible, l’essence même de la nature ici sublimée, transcendée par l’homme en une œuvre d’art qui en exprime le caractère sacré, et l’universelle harmonie. Je n’avais, jusqu’à mon voyage à Kyoto, qu’une perception limitée, aux images et aux textes, de la culture japonaise et particulièrement de l’art des jardins dont la beauté formelle me fascinait. Je découvrais en les visitant un art total, un espace singulier, dans lequel on s’immerge, tous les sens en éveil. Les éléments fondamentaux qui constituent la nature sont ici empruntés, coordonnés, utilisés pour la création du jardin. Le minéral, l’aquatique, le végétal, les flux d’énergies telluriques et cosmiques, toutes ces entités primordiales par l’interaction de leur agencement dans l’espace, agissant sur notre réceptivité, amplifient notre perception sensorielle. Ils nous ouvrent au monde flottant du rêve éveillé, où le réel et l’imaginaire se confondent dans le temps suspendu d’une méditation contemplative. Au-delà de leurs formes, ces jardins m’apparaissent comme des sanctuaires dédiés à la nature, des lieux où, en osmose avec elle, le jardinier vit sa pratique comme une ascèse. L’action créatrice nourrissant sa spiritualité, le révèle à lui-même et l’ouvre à l’universel. Spectateur émerveillé par la beauté du monde, par l’infinie diversité des formes de vies qui le composent, je suis habité depuis l’enfance par le besoin d’exprimer et de transmettre, au filtre de mon imaginaire, ce que je ressens, ce que je perçois des mystères et des splendeurs de la nature. L’impact émotionnel ressenti dans ces jardins a renforcé mon intérêt pour ce concept, cette possibilité d’expression proche de ma sensibilité. C’est avec la ferveur et l’innocence d’un néophyte que je me suis engagé sur cette voie, sans autre bagage que mon intuition et la somme des impressions vécues au Japon. Je ne soupçonnais pas la difficulté et la complexité de cette démarche, le bouleversement qu’elle susciterait sur le cours de mon existence et le sens qu’elle donnerait à ma créativité dans son rapport au monde. Quarante années se sont écoulées depuis le premier coup de pioche, la première pierre posée, le premier arbre planté. Un jardin est né dont l’histoire se confond avec la mienne. Il illustre mon parcours initiatique, un long cheminement au plus près de la Nature et de son enseignement. L’œuvre qui en résulte, dans sa création, a contribué à mon épanouissement et à celui de mes compagnons de route qui au cours des années m’ont aidé à matérialiser mes rêves d’harmonie et de communion avec la nature mère, à l’origine de toutes choses.

Novembre 1988. Me voilà assis pour la troisième fois devant le Ryoan-ji, et malgré la petite foule de lycéens qui m’entoure, l’émotion est toujours la même. Son intensité abolit toutes les interférences en les intégrant comme composantes de l’instant vécu, la présence chuchotante de ces jeunes gens ajoute à la poésie du moment un souffle d’énergie joyeuse. Je suis sur un petit nuage… 4

5


Jardin de méditation, 32

Jardin de thé, 52

Jardin promenade, 72

Jardin du Dragon, 92

Jardin méditerranéen, 118

Jardin privé, Corse, 138

Jardin privé, Neuilly-sur-Seine, 150

Jardin privé, Paris, 156

Bambouseraie d’Anduze, 166

Jardin privé, Lausanne, 170 Jardiniers, 184 Portrait de Paul Maurer (par Serge Renaudie), 186 Lexique, bibliographie, 190 Deus sive Natura, 191 Remerciements, 192 6

7

Collection privée, Paris, 182

sommaire

Jardin d’accueil, 22

autres jardins

le jardin zen

Avant-propos, 4 Introduction, 8


ci - dessus  : Une lanterne de pierre de style Oribe du Maître Nishimura symbolise la présence de l’homme dans l’univers. À l’origine stèle funéraire, les moines jardiniers zen les ont empruntés car réceptacles de l’esprit du défunt, elles jouent un rôle protecteur de la résidence. Un podocarpus et un rhaphiolepis l’accompagnent de leur feuillage persistant.

Le Tsukubai ou pierre à ablution est aussi un emprunt aux pratiques religieuses. Les fontaines de purification à l’entrée des temples ou des sanctuaires bouddhistes ou shintō. Ici, ce filet d’eau symbolise la vie, mais permet aussi de se rafraîchir ou à l’aide d’une petite louche, d’humidifier les pierres pour en révéler la couleur avant l’arrivée des visiteurs.

à droite  :

28

29


Jardin de méditation

8 7 4 3 1

5 2

6

1/ Pierre bateau – granit. 2/ Petite île tortue — Ophiopogon japonicus ‘Minor’, cotonéaster. 3/ Île grue — enrochement de pierres basaltiques, bambous nains au sol, pin sylvestre taillé en nuage. 4/ Grande île tortue, massif de bruyères, Lonicera nitida, fusains, pin blanc du japon et pins sylvestres taillés en nuage. 5/ Les berges de « l’étang » sont soulignées par des rochers aux arêtes vives, et les végétaux taillés en masses compactes. 6/ Un genévrier (Juniperus x media) taillé, provenant de la pépinière Christian Coureau, émerge d’un enrochement évoquant le Vercors tout proche. 7/ À l’arrière du jardin sec se profilent plusieurs conifères taillés en nuage du jardin de thé qui le contourne. 8/ Au fond du jardin de thé, le cèdre, premier arbre planté en 1973, filtre et fragmente les rayons du soleil levant qui caressent le jardin.

Dans cette vision inversée, une vue de l’étang alimenté par une source à l’angle nord-est de la maison. Ce miroir d’eau reflétant le ciel éclaire la partie la plus ombrée du jardin de méditation à l’arrière de la zone de gravier. 38

39


Jardin de thé

ci - dessus  : Sur le versant sud du jardin de thé, un passage permet de rejoindre le chemin qui descend vers la rivière sous la cascade de fleurs de glycine au mois de mai.

Vue de la maison depuis le jardin de thé au printemps. Le pommier à fleurs dialogue avec le pin sylvestre et « l’aube aux doigts de roses » caresse et colore de ses rayons le junipérus bleu et les fleurs du pommier. Instant suspendu, poésie de l’éphémère cher aux Japonais exprimée ici magnifiquement par le talent de Paul Maurer.

à droite  :

56

57


Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.