Continuara ou (à suivre) ou ... de Loreto Martinez Troncoso

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[J’attends l’ouverture des portes avec le public.]

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Je retrouve Pedro qui, surpris, dit : « ¡Estás aquí ! Je croyais que tu ne viendrais pas, vu ce que tu as écrit dans le programme ! »

« Je me souviens que quelqu’un m’a dit, ou plutôt m’a rappelé… un jour, que ‹ l’art était avant tout un rendez-vous. › Et comme pour un rendez-vous soit tu arrives avant, soit tu arrives en retard, soit tu arrives au moment juste. Mais aussi tu peux ne pas arriver parce que tu t’es trompé de lieu. En même temps, peut-être qu’un rendez-vous est là où on ne l’attend pas… »


(Et ça me fait penser à une pièce de André Guedes : Faraway Friend. Les spectateurs rentrent un à un dans un espace vide avec une fenêtre, où rien ne semble se passer. Si il / elle s’approche de la fenêtre pour regarder la vue, il / elle rencontrera quelqu’un à une autre fenêtre, de l’autre côté de la rue, qui regarde. Cette autre personne, un ami lointain, salue le spectateur, qui peut-être lui répondra avec son salut. Le titre de cette pièce vient d’un autre titre : Farwell to Faraway Friends, un projet de Bas Jan Ader de 1971, une photographie prise dans le paysage du côté de l’océan où l’artiste apparaît en faisant face au / en regardant le coucher de soleil.) [On rentre et on s’assoit les uns à côté des autres.] [La lumière change. Je me lève et je monte sur scène pour me mettre en / de face de ou / et faire face, à.]

Bon. Bonjour à tous. Comme il est écrit quelque part et pour ceux qui ne me connaissent pas, mon prénom c’est Loreto. Avant de commencer j’aimerais remercier Blanca, Ion et Cristina pour m’avoir élue. Et je dis « élue » parce que c’est comme ça que s’intitulait l’email qu’ils nous ont envoyé il y a plus d’un an : « les élus », où ils nous communiquaient qui allait être produit par Mugatxoan. Et aussi pour m’avoir fait confiance jusqu’au dernier moment, puisque jusqu’à il y a à peu près quatre jours ils n’avaient aucune idée de ce que j’allais faire ici ce soir. 16

Bon, je pourrais vous parler en galicien, mais vu que je ne suis pas trop habituée à le parler, j’ai peur que finalement vous ne compreniez pas ce que je dis ni les uns ni les autres. Donc, je vais parler en castillan et je vais essayer de le faire de la façon la plus claire possible. Aussi… j’aurais pu vous parler sans micro mais c’est vrai que quand on entend sa voix on se sent un petit peu plus protégé. Ce n’est pas que vous m’intimidez beaucoup, mais si, un peu. Et je dis intimideis (intimider en castellano sans vouvoyer) et non intimiden (intimider en castellano en vouvoyant)… parce qu’ici on se sent un peu comme à la maison, non ? Nous sommes à Porto, dans l’auditorium C’est ce que je me disais quand j’étais en train de de la Fundação Serralves ; préparer cette intervention. Que vous n’étiez pas un il fait sombre du côté public comme les autres ou du moins comme ceux du public, mais j’arrive auxquels j’ai l’habitude de me confronter. Pas très encore à le voir ; la scène souvent mais de temps en temps, ce qui est déjà est éclairée d’une lumière suffisant. assez ténue et chaude. Tout d’abord, ma mère et mes sœurs, qui assistent pour la première fois à ce que je fais. Quelquesuns / certains d’entre vous sont dans la même situation que moi il y a deux ans. D’autres, vous avez assisté avec moi aux workshops de Mugatxoan il y a deux ans ici à Serralves et à Arteleku. D’autres… on s’est rencontrés ici. D’autres, vous travaillez ici. D’autres, on s’est rencontrés ailleurs et vous êtes venus ici pour voir ce que je fais. Soit parce que vous ne l’avez jamais vu, soit parce que vous l’avez déjà vu avant et vous voulez voir ce que je fais maintenant. Ou peut-être simplement par amitié. D’autres, vous venez ici souvent ou de temps en temps voir ou assister à ce que ce centre vous propose parce que

Je me souviens de ma jambe gauche tremblant, tout en bas, au niveau de ma cheville. 17 Je porte des talons aiguilles et en même temps que je parle, je me dis para mis adentros : mais pourquoi tu as mis ces putain de chaussures ? Aussi mon bras gauche qui tient le microphone tremble. Je le serre fort contre mon cœur (oups ! lapsus d’écriture : corps) pour qu’il tremble moins ou… pour que ça ne se voit pas ou… en tout cas, pour qu’il ne me déstabilise pas trop. Ces gestes, volontaires ou malgré moi, m’ont toujours accompagnée (entre autres, rougir). Je me souviens qu’un jour, en sortant de la salle, quelqu’un m’avait parlé de mon bras droit. Plus précisément, de ma main droite. À ce qu’il paraît, elle avait passé tout son temps fermée, serrée, en poing. Ce quelqu’un croyait que ce geste était fait exprès. « Ça met une tension… ! » (et moi qui croyait être immobile… qui croyais ne rien faire…)


ça vous intéresse ou simplement par curiosité. Peutêtre quelqu’un est ici par hasard, mais ça c’est moins probable. Peut-être que je me trompe en me disant que vous n’êtes pas un public comme les autres. Pourquoi vous ne le seriez pas ? Moi ? Je suis aussi de ces publics exigeants qui, à peine sortis d’une salle ou d’un espace d’exposition, ont toujours quelque chose à dire. J’ai été exigeante il y a deux ans avec les pièces qui ont éte produites par Mugatxoan. J’ai été exigeante avec les pièces qui n’ont pas été produites par Mugatxoan.  J’ai été exigeante avec les présentations de mes camarades. J’ai été exigeante avec les artistes avec qui j’ai travaillé. J’ai été exigeante avec des expositions, projections, et conférences auxquelles j’ai assisté… Mais en vous imaginant différents je me sentais plus à l’aise. Je me sentais plus… libre. Bon, je ne sais pas si « libre » est le mot juste ou le… mot. Mais vous imaginer différents me permettait de laisser un peu de côté cette… colère qui de plus en plus s’exprime dans ce que je fais et aussi dans ce que je dis. Peut-être que c’est cette colère qui fait que mon travail est plus « un travail malade et non un travail esthétique » comme me l’a dit la directrice d’un centre d’art de Paris, dans son bureau il y a deux mois. Et qui a suggéré que je devrais peut-être penser à faire autre chose. Qu’il n’était jamais trop tard.

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Je ne dirai pas son nom parce que ce n’est pas le lieu ni le moment de le faire… mais vous pouvez imaginer la tête que j’ai faite quand j’ai entendu ça. Bon, peutêtre vous ne pouvez pas l’imaginer mais j’étais en train de préparer cette intervention et ce commentaire ne m’aidait pas trop. Peut-être c’est pour ça que j’avais pensé à vous parler de ce pessimisme, nihilisme ou… négativisme dans lequel je me trouvais à ce moment-là. À vous faire une liste de mes dernières lectures : Le Suicide. Suicides exemplaires. Suicides : histoire, techniques et bizarreries de la mort volontaire, de ses origines jusqu’à nos jours. L’Esthétique du suicide. La Tentation nihiliste. Van Gogh, le suicidé de la société… À vous lire un extrait du Procès Verbal où Adam écrit à sa chère Michelle : « Voilà comment j’ai rêvé de vivre depuis des temps. (…) Quand j’ai décidé d’habiter ici, j’ai pris tout ce qu’il fallait, comme si j’allais à la pêche, je suis revenu la nuit, et puis j’ai balancé ma moto à la mer. Comme ça, je me faisais passer pour mort, et je n’avais plus besoin de faire croire à tout le monde que j’étais vivant, que j’avais des tas de choses à faire pour me garder vivant. »

Il a décidé de vivre seul, dans une maison abandonnée. « De temps en temps, je vais en ville acheter de quoi bouffer, parce que je bouffe beaucoup, et souvent. On ne me pose pas de questions, et je n’ai pas J’avais pensé aussi vous citer Baudrillard qui a dit : trop à parler ; ça ne me « Apprenons à disparaître. » À Duchamp qui a dit : gêne pas parce qu’on m’a « En anglais c’est mieux qu’en français : will go under- habitué à me taire depuis ground », quand on lui a demandé : « Où est-ce qu’on des années, et que je va ? » Et qui a répondu : « Le grand homme de demain pourrais facilement passer ira sous terre. Il faudra qu’il meure avant d’être connu. pour un type sourd, muet, Il se sera caché toute sa vie pour échapper à l’em- et aveugle. » prise du marché, complètement mercantile, si j’ose dire. » Aux Présence Panchounette qui ont dit dans « Poi… Invece venne il 19 silenzio, ed io ero molto contenta. Il parco é pieno di silenzio fatto di rumori. Se metti un orecchio contro una corteccia di un albero rimani cosí per un po. Alla fine senti un rumore. Forse dipende da noi. Ma io preferisco pensare che sia l’albero. In quel silenzio ci sono stati dei colpi strani che disturbavano il paesaggio sonoro intorno a me. Io non volevo dirlo. Ho chiuso la finestra ma quelli continuavano ; sembrava di impazzire. Io non vorrei dire suoni inutili ; vorrei poterli scegliere durante la giornata. E cosi le voci, le parole, quante parole vorrei ascoltare… non puoi sottrarti… non puoi fare altro che subirle… come subisci le onde del mare quando ti distendi a fare il morto. »


un entretien à Art Press : « On arrête parce qu’on s’emmerde. » Aussi à un des frères Tanner qui a suivi une logique très simple : « Ce travail est une merde, j’arrête. » À… Pavese qui dit : « On décide de disparaître quand un amour, un amour quelconque, nous montre notre nudité, notre misère, notre néant. » À Oblomov qui préfère rester chez lui, couché, à rien faire, parce que, comme il le dit : « Ne sont-ils pas plus endormis que moi tout en restant assis ou en s’agitant tous les jours comme des mouches ? » À Hedwing qui dit : « C’est presque de la haine ce que je sens pour ces personnes qui secouent la tête quand quelqu’un commet un acte libre. » À une voix qui m’a chuchoté un jour : « Autrefois, ils étaient heureux parce qu’ils ne savaient pas pourquoi ils étaient heureux. Aujourd’hui on ne l’est plus parce que tous les jours on nous explique notre bonheur. » À Rodrigo García qui dit : « Vous êtes tous des fils de pute. » Et tous ceux qui répondent : « Oui ! Oui ! Vous avez raison… encore ! Refaites-le moi encore… »

« Le monde est une illusion, une scène de théâtre où nous avons tous des phrases à dire et un rôle à jouer. Certains acteurs, Mais bon… à quoi bon vous parler de ça. Et comme reconnaissant qu’ils quelqu’un a dit un jour : « Ce dont tu ne peux pas parsont dans une œuvre, ler, il faut le taire. » Donc… je vais le taire. En même continueront malgré temps, qui n’a pas un jour rêvé de disparaître ? Et j’ai tout de jouer ; d’autres, dit « rêvé » parce que si ça n’avait pas été un rêve on scandalisés de découvrir ne serait pas ici. qu’ils participent à une mascarade, essaieront Mais bon. J’imagine que la dernière des choses dont de quitter aussi bien la vous avez envie maintenant, c’est d’entendre une scène que l’œuvre. Ils se « petite artiste » en train de vous parler de ses « protrompent. Ils se trompent blèmes d’artiste ». J’imagine que vous êtes venus ici parce qu’il n’y a rien en pour voir quelque chose, quelque chose de nouveau dehors du théâtre, aucune ou quelque chose de différent. Ou quelque chose qui vie alternative ne nous vous fasse réfléchir ou pas. Quelque chose qui vous attend. Le spectacle, émeuve ou vous divertisse. Mais, si vous aviez voulu comme dans le théâtre kafkaïen d’Oklahoma est, pour ainsi dire, le seul à figurer à l’affiche. 20 Et la seule chose que l’on puisse faire, c’est de continuer à jouer son rôle, mais peut-être avec une nouvelle conscience, une conscience comique. » Enrique Vila-Matas, Journal volubile, 2009.

seulement vous divertir vous ne seriez pas venus ici. Ce qui ne veut pas dire que vous n’allez pas vous divertir. Ou ce qui ne veut pas dire que vous n’êtes pas en train de vous divertir ou que vous ne vous êtes pas déjà diverti. Mais il paraît que ça ne doit pas être mon problème. C’est ce que m’a dit une copine pendant la pausecafé de nos trois heures de ménage dans une braderie. Elle m’a dit : « Surtout il ne faut pas que t’oublies que ce que tu fais tu le fais tout d’abord pour toi… » Et elle a dit : « Il faut que tu t’amuses. Si on ne s’amuse pas ce n’est pas la peine de le faire. » Donc… pourquoi pas faire ce que j’avais pensé faire ? [Dirt de The Stooges commence.]

Parler soi, parler de soi ¿hablar de uno mismo o hablar uno mismo? habla hablar h hablar con su propia voz con voz propia hablar con voz propia cuando la voz provenga de tu propia boca boca vocalizar (al hablar articular) articular claramente las vocales, consonantes y sílabas de las palabras para hacerlas inteligibles : « cuando hablo para que se me escuche me esfuerzo más en vocalizar »

sí, pero cómo encontrar su propia voz entre 21 todas estas voces que habitamos y nos habitan (…) dejar de vivir la vida de todo el mundo


(Ce qui importe c’est faire quelque chose de ce qu’on a fait de nous.)

Ooh, I been dirt    And I don’t care Il y en a qui disent que j’aime bien décevoir. Ooh, I been dirt    And I don’t care Cause I’m burning inside I’m just a yearning Il y en a qui pensent que j’ai un coté punk-anarchiste et que ça me inside and I’m the fire o’ life va beaucoup mieux qu’à ceux qui portent des crêtes sur la tête et des épingles dans les oreilles. Il y en a qui disent que je suis une trangresora prêt-à-porter. Yeah, alright Il y en a qui estiment que je ne suis pas politiquement correcte. Ooh, I’ve been hurt Il y en a qui disent que ce que je fais est très français. And I don’t care Ooh, I’ve been hurt Il y en a And I don’t care qui pensent que je suis un homme parce que mon prénom finit par « o ». Cause I’m burning inside Il y en a qui disent que je suis I’m just a dreaming this life une femme Almodóvar. And do you feel it? Said do you feel it when you touch me? Said do you feel it when you touch me? Il y en a qui disent que je travaille sur la société du spectacle. There’s a fire Well, its a fire 22

Il y en a qui disent

Yeah, alright

Oohrrrr ! qu’ils ne m’ont jamais vu nue.

Il y en a qui rattachent pas mon travail avec mon physique. Il y en a qui pensent que ce que je fais n’est pas de l’art contemporain. Oh, babe   with love  ! Il y en a qui ne disent rien. It was just a burning    inside Il y en a qui disent que ce que je fais c’est bien. It was just a    burning    Just a dreaming Just a dreaming    Just a dreaming    Just a Il y en a qui pensent que ce que je fais est trop conceptuel. dreaming   Just a dreaming    Just a dreaming Il y en a qui pensent que je me suis trompée de porte. And do you feel it? Said do you feel it when you touch me? Said Il y en a qui disent que je suis une fataliste. do you feel it when you touch me? There’s a fire. Well it’s a fire. Il y en a qui disent que je suis trop jeune pour avoir une dépression. It was just a dreaming It was just a dreaming It was just a dreaming It was just a dreaming Il y en a qui disent que ce que je dis est banal… [Dirt finit.]

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«… à tous» devient ici «à toi». Toi, qui tiens ces mots entre tes mains. Toi, lectrice lecteur Toi imag(in)é(e). Toi désiré(e)… Ça fait 5 ans que je dis donc des banalités et presque deux que je dis : « Quelque chose de possible sinon j’étouffe. » 1 ans, 4 mois et 13 jours que je dis que… : « Artiste, que je sois artiste ou pas, que ce que je fais soit de l’art ou pas, ça ce n’est pas moi qui le décide. » 7 mois et 15 jours que je dis : « Je n’ai fait que ce qu’on attendait de moi. » 4 mois et 28 jours que je dis : « Faisons autre chose. » 2 mois et 1 jour que je dis que « plus je parle moins je parle »…

Avec toi, je reprends la lecture de ces mots dits. Avec toi… en pensamiento y sentimiento. <> <> ^ *

(Temps) Aujourd’hui, 10 avril 2015, je peux dire (que) : « Ça fait presque 6 ans que je ne parle pas. »

Un «toi» qui phonétiquement est/peut être aussi un toit.

Je ne sais pas si vous sortirez de la salle en sachant pourquoi vous êtes rentrés. Ni moi non plus. J’espère ne pas avoir trop déçu ceux qui s’attendaient à assister à un striptease, comme il était prévu dans le programme. En tout cas, merci beaucoup de votre attention.

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1. Parler de là où j’en suis? (…) Je ne peux écrire qu’en étant, qu’à partir de ce que je suis, je sens, aujourd’hui. Mais qui suis-je? Je ne suis pas ce que j’ai été hier… je ne serai pas ce que je suis aujourd’hui… Je (ne) suis (qu’)un carrefour des différents moi. Je suis ce que je sens. (–?) Oui. Mais mes affects, ne sont-ils pas une construction? Un comment sentir, percevoir, éduqué? À reproduire? Que je reproduis… Des affects qui se contredisent la plupart du temps avec ce que je suis, avec ce que je sens et avec ce que je veux être, sentir. (–?) Je suis en continue contradiction. Je continue une contradiction! Je suis… (Et me vient en tête la seule phrase dont je me souviens d’une chanson que j’ai beaucoup écoutée quand j’étais adolescente: Soy un accidente. Je suis un accident; me vient en tête une autre phrase que j’ai entendue lors d’une des mes dernières lectures. [Je vais la chercher. Temps: entre 12h32 et 12h35]: «J’ai été une sale parenthèse» – inscription que Chaïdana voulait graver sur sa tombe.

Dans La Vie et demie*, page 76, édition Points, marquée avec le petit coin en haut plié. En essayant de la retrouver, je suis tombée sur un autre petit coin plié: «C’est bien qu’il y ait encore de la place pour être seul. Quand le monde sera mort là-bas, on en aura encore ici. Ici: comme j’ai du mal à dire ce mot. Je le trouve dur. Trop dur pour moi. On dirait qu’il va m’arracher des morceaux de gorge.» C’est par rapport à la solitude que j’avais marqué le premier passage qui m’a interpelé, qui a résonné en moi, au tout début de ma lecture. Cette fois-ci le coin est plié en bas: «Où est-elle? Tu vas le dire ou bien je te mangerai cru. Le docteur pensa à ce jour de mai où son père se tua en lui laissant une phrase dans les oreilles: ‹J’ai assez d’arguments pour tuer la vie.› Il voulait et avait essayé de la haïr, mais la haine, c’est finalement trop vaste pour un père que vous avez surpris en flagrant délit de peur. La solitude. La solitude. La plus grande réalité de l’homme c’est la solitude. Quoi qu’on fasse. Simulacres sociaux. Simulacres d’amour. Duperie. Tu es seul en toi. Tu viens seul, tu bouges seul, tu iras seul, et…» – et en recopiant ces mots m’est à nouveau revenu quelque chose que Soares (se) disait. Quelque chose comme: «On n’est jamais assez seul pour être tranquille».**) Et puisque le je est insaisissable, je m’arrêterai dès aujourd’hui et je regarderai, écouterai la constellation que nous/je sommes/suis, autour et en moi. * De Sony Labou Tansi qui, dans un entretien, parle de son écriture: «Le problème fondamental pour moi réside dans la question suivante: comment trouver mon langage 25

à moi, à l’intérieur d’une langue certes étrangère, mais qui m’appartient, comment accéder, comment trouver mon rêve, la dimension de mon rêve à l’intérieur d’une réalité quelle qu’elle soit?» ** En parlant à un ami de ce souvenir, je retrouve le passage: «(…) estamos sempre em presença nossa, (…) nunca estamos sós, para que possamos estar à vontade.» Et lui qui aime l’exactitude me répond: «(…) nous sommes en présence de nous-mêmes, nous ne sommes jamais si seuls que nous puissions prendre tout à fait nos aises.» Bernardo Soares, Le Livre de l’intranquilité, trad. Françoise Laye, éd. Christian Bourgois, Paris, 1999, p. 408.

2. Et c’est une fois de plus Oblomov qui m’est revenu en tête ces derniers jours. Quand j’ai repris la lecture de De la marche de Henry David Thoreau. Je me demande si ce texte est extrait d’un autre bouquin. De mémoire, peut-être mauvaise mémoire, La Désobéissance civile est extrait de Walden ou la vie dans les bois. De la marche aussi? Je me le demande. Je n’ai pas de quoi vérifier… Et si c’était le cas, j’aurais aimé ne pas le faire. Travailler avec, à partir de sa propre matière, sa matière première, ne pas vérifier, ne pas justifier, ne pas s’expliquer: travailler avec ce qu’on est. (Mais) Je suis tentée de me relever et d’aller chercher dans le livre si ce n’est pas indiqué quelque part, et je préfère/décide de rester avec mon, mes souvenirs. Souvenirs de ce que j’ai lu… (Ma lecture écrit son écriture. La lecture écrit l’écriture. Je suis persuadée que si tu le lisais, de mémoire,


tu n’écrirais pas la même chose que moi. Écriture d’une écriture? Écriture de mémoire, d’une mémoire. Écriture d’une pensée, à deux, à trois, à plusieurs voix.*) En se baladant, il, Henry, pense à ces commerçants qui passent leurs matinées et leurs après-midis les jambes croisées, comme si leurs jambes avaient été faites pour être assises. Lui qui pense que nous sommes faits pour nous mettre debout et marcher. Lui qui, tous les jours, marche entre quatre et cinq heures dans les bois, à travers les collines, à travers les champs (pour, comme il le dit, entretenir sa santé physique et intellectuelle, libéré de toute contingence matérielle). Lui qui ne peut pas rester seul dans sa chambre… et qui dans son écriture se souvient d’avoir visité… un écrivain(?) qui était absent et dont la femme lui avait dit: «Voici sa bibliothèque. Son bureau est en plein air.» Il lui arrive aussi de se balader avec son bureau dans la tête. Parfois, il se retrouve tellement hanté par son travail qu’il n’est pas là où son corps se trouve. À l’instant où je te l’écris, moi aussi je ne suis pas là où je suis – et en te l’écrivant, à nouveau j’entends les cigales et le vent. Je relève la tête. Je regarde autour de moi: lumière, couleurs, chaleur. Une mouche vient de se poser sur moi. Une… deux fois. Elle aurait pu se poser une troisième fois. Elle a hésité quelques instants et, petit à petit, pppppsssssssshhhh… elle a disparu. Je me souviens que ces notes on les avait appelées: «Écrire avec les pieds».

je crois… mardi (si mon souvenir se souvient bien de la dernière fois où j’ai eu affaire à un calendrier ou à une montre). Dernières et seules nouvelles venues d’ailleurs**: aujourd’hui il fera deux degrés de plus qu’hier. À ce qu’il paraît, nous sommes en alerte rouge pour quelques jours. En même temps, il y a un petit vent qui me rafraîchit sous l’olivier. Pendant que les cigales cigalent… Pendant que les grillons grillonnent… De temps en temps, une chouette, le chant des oiseaux et le vent. Peu importe quel jour nous sommes***. * Le souvenir de ma lecture écrit son écriture. Dans l’acte même de la lecture, on écrit. Si mon souvenir se souvient bien, c’est Marguerite Duras qui disait que lire c’est écrire. Mais, et si ce n’est pas elle? Je me souviens d’un entretien où Enrique Vila-Matas racontait qu’il avait cité Duras pas exactement comme elle avait écrit. Et qu’après lui, d’autres l’ont citée comme lui l’avait écrit. Duras est devenue ainsi quelqu’un d’autre. D’elle est née une autre voix. Quand lire c’est écrire, c’est prendre, devenir une autre voix; c’est lire, écrire un autre devenir. ** On est remontés au village après quelques jours de solitude. Personne ne vient ici, sauf un aprèsmidi, une famille est venue se rafraîchir dans la petite rivière où ce matin on a laissé tremper culottes et chaussettes pendant une baignade paisible. *** Est-ce pas ça que cherche(r) (la notion

que ce n’est je (suis venue) ici? Perdre de) le temps.

Notes que je commence à t’écrire aujourd’hui, 26

3. À Porto, il n’y a pas très longtemps, un nouveau graffiti est apparu dans les rues, quelques temps après le vote d’une loi qui les interdit et les punit. Sauf ceux qui sont considérés comme «art». Je m’imagine bien les «effaceurs de graffiti», assis sur leur pot de peinture blanche, cigarette au bec en train de se demander: «Hei, João, achas que isto é arte ou não?» Le dessin de la silhouette d’un «être» qui court derrière le dessin d’un cœur qui s’en va. ¿Quién busca el corazón? Y… por qué buscarlo. Est-ce que nous sommes en manque? De corazón? (…) – Et toi, tu te sens seul? – Très bien! [Quelque temps après] Si je me sens seul? – Um hum? – Non.

4. À nouveau, je reprends la lecture de De la marche – une grande envie de la relire me saisit. À l’intérieur, il y a un marque-page, carte postale des éditions Allia, où j’ai dû noter lors de ma première lecture: I don’t know where I am going but somebody will. «Nos expéditions ne sont que des périples qui nous ramènent le soir auprès de l’âtre d’où nous étions partis. La moitié de la promenade consiste à revenir sur nos pas.»

5. L’immobilité n’implique pas forcément du non mouvement. On parle de voyage immobile (à ce qu’il paraît, Roussel a écrit ses Impressions d’Afrique sans mettre un

pied dehors). C’est en lisant Enrique Vila-Matas que j’ai entendu pour la première fois parler de voyage immobile. Il parlait du Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre. Il n’y a pas si longtemps, j’avais repris ce voyage pour retrouver un passage où il décrit sa chambre en mesurant la distance qui sépare les murs et tout ce qui se trouve entre avec ses pas. Du mur à la table il y a… (la chambre de Maistre c’est una celda, une cellule, puisqu’on lui a infligé de rester là pendant quarante-deux jours). À l’instant où je t’écris, je suis dans une chambre. Dans une chambre qui n’est pas à moi. À la Residência Baixamar, où je dessine ce que je vois allongée sur le dos au lit. Je dessine le plafond, je dessine les coins, la perspective depuis ce point de vue… Je dessine (depuis) le regard du dormeur. La serviette, après la douche, a été posée sur la télévision qu’à l’instant elle cache. À côté, un ventilateur. De l’autre côté, une porte donne sur une petite terrasse où il y a un lavabo. Elle est ouverte. Une petite brise rentre et gonfle le rideau vers l’intérieur. Mais la chaleur reste lourde. Je pourrais aussi me mettre à la mesurer: x pas par x pas. Cela signifierait relever le lit contre la paroi. Je reste allongée, cette fois-ci sur le ventre. J’allume une cigarette et je me mets à imaginer cette chambre avec le lit debout, à la verticale, tête au sol et pieds en l’air.

6. (Les flots, les mouvements, les vagues irrégulières, arythmiques de la pensée me font voyager d’un endroit/ lieu à l’autre. Entre pensées, entre souvenirs, entre lectures et écritures,

entre états, entre émotions… d’âme. Entre âmes… Du plus ou moins rationnel au plus ou moins émotif, comment rendre lisibles, sentibles les/ses/tes émotions?)

Y me pregunto: Y para cuándo un cortocircuito entre la razón y el corazón. Y por más que me rompo la cabeza menos consigo… Bufh! La cabeza, tanta cabeza… – me hace pensar a la imagen de un hombre que tenía una cabeza tan, tan grande que tenía que sugetársela con las manos para poder caminar (y no bascular). Et je me demande: à quand un court-circuit entre la raison et la passion? (Ici, la traduction littérale serait cœur, mais comme un ami me le disait l’autre jour, quand, en traduisant, tu doutes entre une chose et la poésie, choisis la poésie!) Et plus je me casse la tête, moins j’arrive à… Bufh! La tête, tellement de tête… – ça me fait penser à l’image d’un homme qui avait une tête tellement, tellement grande qu’il devait la tenir dans ses mains pour pouvoir cheminer (et ne pas basculer). «Comment (Je veux!) revenir à mes/ses sens?» PLUTÔT MOURIR D’AMOUR QUE VIVRE MORT!

<> <> ^ 0

À toi, qui avec tes yeux parcours ces mots et qui en même temps, sens et respires. <> <> ^ – 27

7. «Ce sont les astres qui commandent. Maintenant, avec cette histoire d’aller sur la lune, ils ont brisé les astres et tout. Et on ne sait plus s’il pleut, s’il ne pleut pas… C’est ainsi la vie», Mário.

8. You know? That. The real thing is action! dit le tee-shirt d’une femme qui vient de rentrer dans la tasca.

9. À Tenência, nous avons rencontré un monsieur qui parlait français. Il avait vécu en France vingt ans, si je me souviens bien. Il avait travaillé chez Seat. Et aussi dans les champs de betteraves. C’était en 68. Il nous a raconté que pendant deux mois il n’avait pas eu de nouvelles de sa famille. Il n’y avait pas de téléphone, et comme c’était la grève, il n’avait pas pu recevoir ni envoyer ses lettres. Ça m’a fait penser aux lettres que Geoff n’avait pas envoyées à sa chère Yvonne. Elle qui s’était arraché le cœur à lui écrire… Arracher son intérieur… l’intérieur de Chaïdana, dans La Vie et demie, du nom de l’hôtel où elle est partie. («Il faut partir» lui avait dit le fantôme de son père, et il le lui avait inscrit dans une main avec de la couleur, sang, noir.) Arracher son intérieur, je ne me souviens pas vraiment: arracher? craquer? «son intérieur craqué comme un os dans la bouche d’un chien». Ce monsieur qui n’avait pas eu de nouvelles de sa famille pendant deux mois, nous racontait ça entre —> 44


Chère Loreto, Je sais que je te parle ici en public, c’est-à-dire que je m’adresse à toi et en même temps je sais qu’on nous écoute, du coup je parle plus fort pour qu’ils m’entendent, eux, vous. Plus fort ça veut dire ici, tout dire, enfin tout ce qui est possible, ne pas laisser de zone d’ombre, tout éclairer à la lumière du langage, essayer de tout dévoiler, se servir des phrases pour ouvrir les rideaux. Si personne ne nous écoutait j’irais plus vite, j’irais plus doucement, j’aurais envie d’être plus proche de toi, j’aurais envie de combler le vide qui nous sépare de choses implicites. Mais là je n’essaie pas de réduire la distance qui nous sépare puisque c’est à travers elle que je te parle. C’est grâce à cet espace ouvert que je me tiens en face de toi, peutêtre que ce texte essaie justement de mesurer la bonne distance entre nous, peut-être que cet objet, ce livre qu’on partage, nous partage, peut-être qu’il nous sépare, pour qu’on puisse se voir. Dans ton expo à la Ferme du Buisson je ne comprenais pas très bien ton côté Michael Asher, ta façon de découper, de trouer, de déplacer les murs, de révéler des espaces cachés, je comprends mieux maintenant, tu fais de la place comme le caractère destructif de Benjamin, tu traces des lignes de fuite, tu ouvres des perspectives. Ta première « prise de parole » et les suivantes sont sans doute aussi des façons d’ouvrir quelque chose de possible dans le langage, dans l’espace, dans le temps, dans la vie « pour qu’on n’étouffes pas ». Tu cherches à libérer nos gestes, et pour ça tu dois créer de nouveaux espaces, des espaces libres, inconditionnés, des espaces qui nous permettent de bouger autrement, des espaces où les conséquences de nos gestes se perdent. Je crois que c’est ce que j’aimerais faire ici aussi, ouvrir un nouvel espace pour l’écriture, forcer la fermeture du livre, ouvrir les pages au pied de biche. Créer de la liberté, c’est-à-dire du jeu entre les lignes, entre les phrases, les mots, les lettres, entre l’écriveur et le lecteur, entre le corps et le langage. Les textes sont faits de tous ces espaces, de ces entre-deux, de ces délais. La première fois que j’ai assisté à une de tes « prise de parole », c’est cette incroyable alliance du corps et du langage, de l’homme et de la technique, que j’ai vue, tu étais une statue Chyséléphantine, Goldorack en pleine transformation. 28

Je me fais depuis quelques années une famille, une fraternité invisible. Pour l’instant il y a toi, Jochen Dehn (quand je vous ai associés dans mon esprit j’ignorais que vous vous connaissiez déjà), Patrick Corillon, Jean-Yves Jouannais et David Antin. Une famille dans laquelle je n’ai pas encore tout à fait le droit de cité, ma famille idéale, celle qui est sortie du livre, celle qui remonte à la tradition orale. L’écrivain est un enfant dans l’histoire, l’homme parle depuis beaucoup plus longtemps qu’il n’écrit. Je suis un écrivain obsédé par la troisième dimension, je vous envie d’écrire avec l’air, j’ai la nostalgie du temps où rien n’était encore écrit, où tout ce qui a été écrit vivait encore avec moi et circulait entre nous. Faire c’est toujours faire quelque chose en moins. Mon camarade de cellule Daniel Foucard dit souvent qu’écrire c’est s’enfermer, je pense qu’il a raison : n’importe quelle œuvre est un traité d’incarcération volontaire. N’empêche que je suis Fabrice dans La Chartreuse de Parme, je te regarde à travers les murs de ma prison, près de ta volière, douloureusement libre. Je suis heureux dans ma prison parce que c’est de là que je te vois le mieux mais il me faut encore trouver le moyen de te parler, un moyen de faire sortir les phrases de la prison de mes livres. Ça me fait bizarre de citer tous ces noms de gens qu’on connaît toi et moi devant tous ces gens qu’on ne connaît pas. Vous, vous voyez cette conversation à travers le trou de serrure du livre et vous connaissez le nom de nos visages. D’habitude je balance pas comme ça le nom des copains en public ! ! Mais comme tu m’invites chez toi, j’ai l’impression de pouvoir me permettre des choses, je peux me comporter autrement que dans mes livres. Je me rends compte que d’habitude je fais le travail inverse du tien, j’essaie de décontextualiser tout ce que je dis, je fais en sorte qu’il y ait le moins de références temporelles ou culturelles possibles, je veux que tout soit là, pour que le lecteur ne se sente pas exclu, qu’il puisse arriver les mains vides, je vise ce qu’on a plus le droit de viser, l’universel. Ça m’a d’ailleurs beaucoup touché que tu cites les moralistes français, Chamfort, Joubert. C’est incroyable que nous ayons à ce point la même bibliothèque ! Je suis heureux d’être chez toi, dans ton livre. Aussi parce que tu me donnes cette liberté de faire autre chose. On ne répond à la liberté que par le désir et je te parle ici de mon désir de parler.

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Ce fichier dans mon ordinateur s’appelle Supernova. Ce qui m’a le plus marqué la première fois que je t’ai vue « prendre la parole » c’est l’incroyable densité de ton corps. Ce qui m’a tout de suite fasciné c’est ta façon d’essayer d’absorber l’espace, d’absorber l’espace à l’intérieur de ta parole. De le retourner comme un vortex ou une cellule pour créer un autre univers ou un autre organisme. Tes performances ne sont pas des expériences esthétiques ce sont des expériences de physique quantique. Les Supernova disparaissent en créant des mondes. J’essaie aussi d’écrire comme ça, je crois. Je voudrais que chacune de mes phrases puisse absorber l’univers. Comme toi, mes fragments sont solides jusqu’à l’implosion, j’écris au frein à main. C’est une question d’éthique, je me dis que c’est mon travail de résumer le monde pour que les lecteurs puissent partir avec et s’en servir ailleurs. Au début je disais naïvement et fier de moi aux éditeurs que j’écrivais pour que les gens arrêtent de lire, que j’étais un bon dealer, que je voulais que les lecteurs aient leur dose le plus vite possible pour qu’ils puissent fermer le livre et aller faire autre chose, dans la vraie vie en 3 dimensions. Ca me fait penser à ta dernière « prise de parole » au Palais de Tokyo, tu as donné puis retenu ta parole pour qu’on puisse choisir de partir, pour nous libérer, pour nous faire rentrer dans un monde anti-spectaculaire où la déception est émancipatrice. Tu arrêtes de parler comme j’arrête d’écrire pour laisser une trace en avant. Tu arrêtes de parler comme j’arrête d’écrire pour que les autres reprennent la parole, pour que les mots continuent à circuler entre nous, pour qu’ils continuent à nous articuler. On est des mineurs de fond, on ramène la matière première à la surface de nos sentiments, à l’air libre de l’espace public. J’ai compris maintenant que c’est difficile à comprendre pour un éditeur ou un programmateur, c’est pourtant tellement évident qu’on ne travaille pas pour captiver les gens mais pour les libérer.

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Ce qui est remarquable quand tu parles c’est ta façon d’abolir le temps. De nous faire lâcher les piquets que l’on plante dans le passé et le futur pour vivre dans la tente de l’être. (Si on se parlait maintenant, si je vous parlais on pourrait entendre, on pourrait se douter, ou on pourrait entendre chacun comme on veut : le retard de la tente ou de l’attente. Mais j’écris, alors je suis obligé de faire toutes ces phrases pour le dire.) Je sais maintenant ce que tu fais quand tu restes devant nous, droite comme une plante verte, tu replis le temps autour de nous pour qu’on puisse l’ouvrir quand tu seras partie. Tu mets le présent à vif. Voilà l’extraordinaire puissance de ta parole, voilà ce que j’envie dans les 3 dimensions de ta littérature, moi je ne fais que graver des mots sur la vitre du présent et j’y colle mon front en attendant que le train me ramène à la maison. Toi quand tu prends la parole tu tires sur le système d’alarme et tout s’arrête dans le bruit fracassant de ton poing serré. Rien d’autre n’aura lieu que le lieu, rien d’autre ne passera que le temps. Nous cultivons notre force d’inertie comme d’autres leur jardin. J’envie ton courage et ta force d’essayer de retenir le temps à main nue, moi il me faut changer de corps, je dois me retirer derrière celui, éternel, des lettres de l’alphabet, disparaître. Des écrivains, comme des prostitués, on réclame toujours plus de corps. Tu poses la seule question : Comment disparaître derrière sa présence ? Disparaître pour faire apparaître le reste. Je devrais peut-être m’adresser plus aux lecteurs qu’à toi, mais je crois que j’aime vraiment cette façon de te parler. Tu me disais que je me servais de toi pour leur parler, mais je ne suis pas sûr, je me demande si ce n’est pas l’inverse, je crois que je me sers de vous, lecteurs, pour lui parler. Vous savez, comme ces gens tellement timides qu’ils font tout d’un coup des choses incroyables en public, comme ces gens qui vont à la télé dire à leurs proches ce qu’ils n’osent pas leur dire chez eux, comme ces enfants qui envoient leurs copains parler à leur place à l’autre bout de la cour de récré. Je crois que cette lettre ouverte est une façon d’oublier l’impudeur, de trouver la pudeur, de faire cette déclaration, de dire que j’ai été touché, profondément, et que c’est pas souvent. C’est une façon très bavarde de dire : quand je l’ai vue quelque chose en moi a cédé comme une résistance au monde, mon corps et mes sens s’en souviennent et s’en servent tous les jours. Une façon très bavarde de dire : ces mouvements que les autres libèrent en nous sont les seuls échanges qui valent la peine, une façon très bavarde de dire seul devant tout le monde et le plus fort possible : je t’aime. Cette lettre voudrait être celle qu’on devrait tous prendre le temps d’écrire à ceux qui ont un jour réussi à nous toucher, à nous faire respirer plus profondément l’air qui nous sépare… Fabrice Reymond

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Le 11 oct. 2014 à 16:50, Alexandru Balgiu a écrit : Loreto, Je ne connais pas encore le conte de Sophia, mais il me semble, par le biais de ces rencontres fulgurantes que tu partages avec nous, qu’un silence peut être secoué. Qu’il ne devrait pas être pensé comme une paroi sèche qui isole mais comme matière à humecter et à prendre entre les mains, une communication intime qu’il s’agit de façonner, un recueillement conscient et généreux qu’il s’agit de revendiquer. Et ce, non sans le secours de la parole, mais par le biais d’autres voies, d’une autre attention, d’espaces autres. Cet espace d’un silence ressaisi a peut-être à voir avec cette mer que tu recherches, ce~tte mer dont l’expérience nous conduirait à reconsidérer notre rapport au monde, au savoir, aux éternels oubliés, à l’écriture… un~e mer loin de taire.

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Un~e marée de pages et de lectures qui m’agite et me porte depuis notre rencontre, à bord avec Bartleby et ses compagnons, qui, se refusant au volume jusqu’au bout, ont récemment engagé une mutinerie contre toute autorité de reliure (cette colle chaude ne pouvant les retenir très longtemps prisonniers).


Quant à l’espace littéraire, il ne tient plus que par la muqueuse glacée du pelliculage, à la fois mer protectrice et scellé ambivalent du livre, apprêté pour son mouillage.

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Au fond de l’eau, je retrouve une amphore lestée de papiers, marquée « Archibald Olson Barnabooth ». Traces d’une vie ballonnée, borborygmes bouillonnants de la pensée dont on peut s’étonner qu’ils n’aient jamais réussi à maintenir l’amphore à flot. Un tas de lettres confuses interrogeant le refus et le silence, une tentative de correspondance qui ne connaît que son commencement. Ce nom me disait bien quelque chose, je n’y associais jusque là qu’un journal intime, quelques poèmes et un conte… Ayant remonté cette amphore à la surface, contenant instable et recouvert de glyphes, je m’attelle à déchiffrer ces fragments imbibés : il y est question d’un ami arpenteur, d’envois sans réponse, de diogènes de la littérature, de la lumière éblouissante réfléchie par la neige et le Cosmos.


Connaissais-tu cet emploi amusant et évocateur, en référence aux marges intérieures et extérieures d’une page, qu’on appelle en édition « petit fond » et « grand fond » ? Bises, Alex

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[J’accueille le public à la porte, pendant l’entrée.] Andy Kaufman, sortie un à un. Andy Kaufman a fini un de ses spectacles en disant : « I want to thank each and everyone of you », une des adresses les plus conventionnelles et ritualisées d’un entertainer à son public. Il performe cette expression (qu’est-ce que le langage dit à ma place ?). Il descend de la scène et serre la main de chacun des spectateurs en disant à chaque fois : « Thank you ! Thank you ! Thank you ! … » (ce qui prend encore une heure). Et en cherchant à trouver Mon premier livre de lecture, cité à l’intérieur du livre que je tiens entre les mains, je retrouve une carte de visite : « ORTHOPHONISTES Rééducation de la voix, de la parole, du langage et de la déglutition. (…) Toulouse » (¡¿? !)

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La phrase dit : « Dans la cour, il y a cinq platanes. » 41 Mais, est-ce que c’est comme ça que ça se passe ? dans la cour    platanes cinq (l’ordre des choses) (le désordre des choses) (les désordres des choses) (des ordres des choses) (des ordres, des choses) (Et ça me fait penser à Joyce, qui, je crois, disait qu’il pouvait passer toute une journée à écrire une « , » pour à la fin de la journée finir par l’enlever.)


Lecture pendant ma résidence de deux mois dans une des loges des Laboratoires d’Aubervilliers de Andy Kaufman : Wrestling with the American Dream où Florian Keller parle de littéralisme, d’endurance, de transgression et de résistance et de ses limites, de la mort du sujet et de la multiplicité de la personne, de la self-castration et du kamikaze comic… « (…) Le terme semble tout a coup, et de manière assez dérangeante, approprié dans le sens très littéral de son implication suicidaire. Du point de vue des risques qu’il a pris durant ses performances, il a vraiment été ‹ un homme cherchant à tout prix la destruction de lui-même en public ›. On peut interpréter toute sa carrière comme une série de morts symboliques [Quand il ne reste personne, je ferme la porte derdans le domaine de la rière moi.] comédie, ou encore, dans le monde du spectacle américain au sens large. » Réouverture du livre au chapitre 3 « The Postmodern Escape Artist » : « Je est un autre. » Arthur Rimbaud « Andy Kaufman is me. I’m Andy Kaufman. » Andy Kaufman Je me rappelle de et vais à l’instant écouter Borges y yo qui commence en nous disant : « C’est à l’autre, à Borges, que les choses arrivent. »

[Je me dirige vers la scène, devant eux. Au passage, je décroche le microphone de son pied qui se trouve au tout devant de la scène, pas centré. Je continue ma marche, je suis au niveau du sol. Eux, ils sont sur des gradins. Nous sommes dans une salle noire. Je cherche une position. (Trouver une / sa place.) La prendre. (Presque en déséquilibre sur cette ligne invisible de ce quatrième mur qui nous sépare.) Je m’y tiens. Et je commence à parler tout en restant immobile, verticale, comme un i.]

Je suis une cible.

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Bon, mais… Bonsoir à tous. J’aimerais vous remercier d’être venus jusqu’ici ce soir. Et je dis « jusqu’ici » parce qu’il paraît que « venir ici » n’est pas si évident que ça. C’est ce que m’avait dit François quand il m’avait proposé d’être au programme avec Antonia. Il m’avait dit : « À deux c’est mieux que toute seule. » « Les gens ont du mal à se déplacer jusqu’ici, tu sais. En plus on te connaît pas… » Et « en plus un 20 décembre » m’ont dit quelques personnes qui sont… beh ! du coup pas là. Ils m’ont dit : « C’est vraiment une très mauvaise date, eh ! Tout le monde sera déjà rentré chez soi. » Bon mais… apparemment pas tout le monde. Vous êtes assez nombreux, même très nombreux. Et ça… m’imprisonne. Oui. J’ai commencé à m’impressionner il y a exactement 15 jours, quand j’ai entendu dire que le 20, la salle serait pleine, que c’était le dernier soir de l’année et qu’il risquait d’y avoir beaucoup de monde. Et je voudrais aussi remercier François Piron de m’avoir proposé de faire une résidence ici, il y a de ça… 1 an et demi à peu près. Il m’avait dit : « J’aimerais t’inviter à faire quelque chose avant mon départ. » Quand j’ai entendu ça, ça m’a rendue… très contente. Peut-être par… reconnaissance ? Peut-être, même sûrement. Mais qu’est-ce que je pouvais bien faire, je me suis demandé. Et je me le suis demandé jusqu’à il n’y a… même pas une semaine ? Je lui avais dit : « J’aimerais que ma résidence aux Laboratoires soit comme… un retrait. » Je ne sais pas s’il avait compris ce que j’étais en train de lui dire… en même temps ce n’est pas aussi abstrait que ça. Mais bon. Je pense qu’aujourd’hui il comprend un peu plus. 43


Ça fait 7 ans que je parle et presque 5 que je me confronte à un public comme vous. Plus de 2 que je dis : « Quelque chose de possible sinon j’étouffe. » 1 an, 9 mois et 2 jours que j’ai dit que : « Artiste, que je sois artiste ou pas, que ce que je fais soit de l’art ou pas, ça, ce n’est pas moi qui le dit. » Et que j’avais été félicitée par… Et que j’avais été sélectionnée dans… achetée par… pistonnée par… au… Que j’avais été considérée comme artiste française pour… par… Que j’avais été recommandée comme artiste « digne du plus grand intérêt » par… et par… Et que ma candidature avait été retenue grâce à… et à… Et qu’on m’invitait pour le dire, pour que je vienne dire leur nom…

Affronter son propre cas. « Je n’ai jamais inventé d’histoires. Je n’ai pas d’imagination. Tout ce qu’il y a dans mes livres est arrivé. On pourrait donc dire que tout ce que j’écris est autobiographique. Que mes livres racontent ma vie. Or, il n’en est rien, Ça fait 1 an, 1 mois et 5 jours que j’ai dit que je ne parce que telle n’a jamais fais que ce qu’on attend de moi, que je ne suis qu’une été mon intention. Vouloir conformiste, une clown, une pute… et que je ne suis raconter sa vie, c’est dire : pas la première et que je ne serai pas la dernière. Et ‹ Moi, voilà comme je suis. › qu’on l’a déjà dit, et qu’on l’a déjà fait… Moi je. C’est ce que Deleuze appelait la manie du ‹ sale 10 mois et 17 jours que j’ai dit : « Faisons autre petit secret ›. La prétention chose. » 7 ans et 10 jours que j’ai dit que plus je parle à ériger ses fantasmes en moins je parle… 5 mois et 13 jours… qu’on m’a dit performances de portée que mon travail est plus un travail malade qu’un trauniverselle. Écrire en vail esthétique… et que je fais ma psychanalyse et partant de mon propre cas, que je fais ma thérapie… et que je devrais peut-être ça n’a jamais consisté à me penser à faire autre chose, qu’il n’est jamais trop tard. raconter, mais à le décrire, le re-présenter pour essayer 5 mois et 13 jours que je parle de… cette « colère » d’y voir plus clair. Il n’est qui s’exprime de plus en plus, dans ce que je fais et pas question de dire ce qui dans ce que je dis. s’est passé pour moi mais d’essayer de comprendre Que je fais une liste de mes dernières lectures : Le comment telle ou telle Suicide. Suicides exemplaires. Suicides : histoire, chose a pu se produire comme elle s’est produite. Ce ne sont pas des confidences, mais plutôt 44 des descriptions de situations. Des leçons d’anatomie, des rapports de détective privé. » Emmanuel Hocquard dans sa lettre « Privé / public » du 10 novembre 1999 dans P.I.S.E & LOVE, octobre-décembre 1999, École des Beaux-Arts de Bordeaux.

techniques et bizarreries de la mort volontaires, de ses origines jusqu’à nos jours. L’Esthétique du suicide. La Tentation nihiliste. Van Gogh, le suicidé de la société… Que je cite Baudrillard qui a dit : « Apprenons à disparaître. » Duchamp qui a dit : « En anglais c’est mieux qu’en français : will go underground » quand on lui a demandé où est-ce qu’on allait. Ce à quoi il a répondu : « Le grand homme de demain ira sous terre, il faudra qu’il meure avant d’être connu. Il sera caché toute sa vie pour échapper à l’emprise du marché, complètement mercantile, si j’ose dire. » Les Présence Panchounette qui ont dit dans un entretien à Art Press : « On arrête parce qu’on s’emmerde. » Un des frères Tanner qui a suivi une logique très simple : « Ce travail est une merde, j’arrête. » Pavese qui a dit : « On décide de disparaître quand un amour, un amour… quelconque nous montre notre nudité, notre misère, notre néant… » Oblomov qui préfère rester chez lui, couché à rien faire parce que, comme il le dit : « Ne sont-ils pas plus endormis que moi tout en restant assis ou en s’agitant tous les jours comme des mouches ? » Hedwing qui dit : « C’est presque de la haine ce que je sens pour ces personnes qui secouent la tête quand quelqu’un commet un acte libre… » Une voix qui m’a chuchoté un jour : « Autrefois ils étaient heureux parce qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient heureux. Aujourd’hui on ne l’est plus parce que tous les jours on nous explique notre bonheur. » Rodrigo García qui dit : « Vous êtes tous des fils de pute… » Et tous ceux qui répondent : « Oui, oui, oui tu as raison, encore, on en veut encore. »

De : fabrice.reymond A : loretomartineztroncoso Objet : Re : À toi Date : 20 août 2015 (…) Et la version postmoderne : La population mondiale ne cesse d’augmenter, pourtant notre univers est de moins 45 en moins habité. Le monde est une pièce de théâtre sans spectateurs, les dieux ont quitté la salle depuis longtemps. Sans le suspense du regard de l’autre, le monde fonctionne, maintenant, seul et sans intention. Impudiques, nous continuons à faire le spectacle alors que la salle s’est rallumée et que plus personne ne nous regarde. Cela dit : Dans la vie, il faudrait accepter qu’il suffit d’avoir écrit un vers, chanté une chanson, serré une main…


Je me souviens que quelqu’un avait ri dans la salle. (« Quelqu’un dans la salle comprend le castillan » je m’étais dit.) Je me souviens d’avoir téléphoné à ma mère. À Porto, quelques mois plus tôt, c’était la première fois qu’elle allait assister à ce que je faisais (depuis les loges de Serralves) : « Tu sais ? Dans quelques jours tu vas m’entendre dire des choses que tu n’aimerais peut-être pas (m’)entendre (dire). Mais ne t’inquiète pas, ‹ l’art d’exagérer est, à mon sens, un art de surmonter, de surmonter l’existence. Supporter l’existence, et grâce à l’exagération, la rendre possible. › » Je me souviens la première fois que j’ai senti que les rires étaient moins collectifs (un rire par-ci, un rire par-là…).

Il y en a qui m’ont plus trouvée drôle du tout, comme si ce que je faisais ou ce que je disais je le faisais ou je le disais pour faire rire. Il y en a qui m’ont conseillé de lire Le Rire de Henri Bergson, que ça… irait mieux. Il y en a qui ont dit que j’avais muy mala ostia. Il y en a qui m’ont demandé si je n’avais pas peur que quelqu’un, en sortant de la salle, commette un acte libre. Il y en a qui n’ont rien dit. Il y en a qui ont trouvé que j’étais sinistre… que je ne laissais aucune porte ouverte. Il y en a qui m’ont dit que j’avais une épaule plus haute que l’autre et que je devrais faire attention parce que je pouvais avoir des problèmes plus tard avec mes hanches. Il y en a qui ont dit que je représentais le mythe de l’artiste… Du coup, j’ai passé 12 heures par jour pendant 2 mois, ici, assise sur une chaise. Devant une table, devant mon ordinateur… incapable d’écrire, de prononcer un seul mot. À regarder une enveloppe qu’une copine m’a prêtée et qui dit, là où on écrit l’adresse de son destinataire… : « This then is the proposition. Imagine… to disappear completely and never be found. » À me demander si j’ai vraiment envie de disparaître. Si. Mais est-ce que ce n’est pas encore une façon de… plaire ? De vous charmer ? Et pourquoi j’ai répondu à l’invitation de Nathalie Quintane alors, à écrire un texte pour la revue dont elle fait partie. Et à l’invitation de Jean-Marc Chapoulie à venir clôturer l’espace qu’il a eu pendant un mois au Palais de Tokyo. 46

Et à sa femme pour faire quelque chose autour de… J’ai passé 12 heures par jour… À penser à Joubert qui se demandait dans ses Carnets : « Mais… quel est mon art ? Que produit-il ? Que fait-il naître et exister ? Qu’est-ce que je prétends et qu’est-ce que je veux faire en l’exerçant ? Être reconnu ? Seule ambition de tant de gens. » À Chamfort qui disait : « Presque tous les hommes sont des esclaves parce qu’ils n’ont pas le courage de dire ‹ non ›. » Et qui disait : « Pourquoi je ne publie pas ? Parce que… j’ai peur de mourir sans avoir vécu. » Chamfort qui a amené le NON tellement loin que le jour où il a cru que la Révolution Française l’avait condamné, il s’est tiré une balle, qui lui a cassé le nez et lui a vidé l’œil droit. Et qui, toujours en vie, s’est arraché la chair avec un couteau… Et, dans un bain de sang, a retourné l’arme dans sa poitrine et, après s’être ouvert les jarrets et les poignets, s’est écroulé au milieu d’un véritable lac de sang. À ses dernières paroles : « They tried to get me. I got them first ! » « Ils ont essayé de m’avoir. C’est moi qui les ai eus. » À l’actrice Lupe Vélez, dite la Bombe mexicaine, qui voulait réussir « une sortie en beauté » et qui s’est fait livrer chez elle une centaine de corbeilles de fleurs, maquiller et coiffer par les meilleurs spécialistes d’Hollywood, servir en solitaire un repas composé de tous les plats épicés de son pays natal… et qui, après avoir avalé un tube de Senocal et être montée dans sa chambre pour attendre la mort couchée dans une pose très étudiée sur une couverture 47

À l’instant, une voix à la radio (me / nous) chante : Hoje é o primeiro dia do resto da tua vida. Aujourd’hui c’est le premier jour du reste de ta vie.


– « Un homme de 57 ans, à 9h10 du matin, est rentré dans le bar La Cuina de l’Anna, et sans dire un mot, a tiré mortellement sur le chef de l’entreprise de construction pour laquelle il travaillait, et sur son fils. ‹ Il est rentré, il a tiré et il est parti sans dire absolument rien ›, nous indique le patron du bar. Après être sorti du bar, il s’est dirigé avec sa voiture à la succursale de Caja Mediterránea où il a mis fin à la vie du sous-directeur et de l’une des employées. Avec son fusil pointé vers le sol, il est sorti et il s’est rendu à la police en disant : ‹ Maintenant, je suis satisfait. › » Coupure de presse, 14 décembre 2010, Olot, Girona

Tu dors ? Est-ce que tu rêves ? Tu es heureux-se ? Malheureux-se ?

brodée, vêtue d’une robe en lamé or et parée de tous ses plus beaux bijoux… fût prise d’une subite nausée qui l’a poussée à courir vers ses toilettes où, commençant à vomir, elle a glissé sur les dalles de marbre et s’est fracassée la tête sur la cuvette où elle a été finalement retrouvée. À Emily qui, tout petite, a dit à son père : « Je sais ce que je veux être : philosophe. » Et à son père qui lui a répondu : « – Non. » « – Pourquoi ? » « – Parce que les philosophes se suicident. »

Tu es romantique ?

À penser à un cordonnier vénitien qui s’est construit sa croix et qui, après s’être coupé le sexe et l’avoir jeté par la fenêtre, s’est crucifié et, grâce à un système mécanique qu’il avait construit, sa croix et lui ont basculé en avant, traversé la fenêtre et sont demeurés suspendus pendant une journée sur la façade de la maison… jusqu’à ce que les voisins viennent le décrocher.

Quel est ton désir ?

À Scapolo qui disait : « Je ne suis plus d’ici. »

Comment tu vis ? Comment… tu te débrouilles avec la vie ?

Qu’est-ce que tu vis ? Qu’est-ce que tu sens ?

À Christine Chubbock, journaliste américaine qui, invitée en direct à un programme de télévision, a sorti un revolver de son sac et, avant de se faire sauter la cervelle, a dit aux spectateurs : « Vous allez assister à une première. »

Quelques extraits de ma liste sauvegardée dans À rigoler en lisant dans Le Suicidé : « N’importe comle dossier « projets en ment mais vivre. Quand on coupe la tête à un poulet, cours / actes de liberté » : il continue à courir dans la cour, la tête coupée. » – « Cher Monsieur, Je lis dans le journal de À l’expression anglaise « Get a life » qui pourrait vouce matin que vous auriez loir dire en français quelque chose comme : « Trouveaffirmé être disposé à toi une vie ». ‹ offrir 1000$ pour tirer un coup de fusil sur un anarchiste ›. Je vous demande ou de prouver 48 que votre proposition est sincère ou de retirer cette affirmation, qui est indigne – je ne dirais pas d’un sénateur, mais d’un être humain. Je suis persuadée que le monde serait un bien meilleur endroit s’il n’y avait ni roi, ni empereurs, ni présidents, ni princes, ni juges, ni sénateurs, ni représentants, ni gouverneurs, ni maires, ni placiers. Je pense que ce serait tout à l’avantage de la société si, plutôt que de faire des lois, vous faisiez des chapeaux – ou des manteaux, ou des souliers ou quoi que ce soit d’autre qui puisse être utile à quelqu’un. Toutefois, si vous voulez faire feu sur un anarchiste, cela ne vous coûtera pas 1000$. Il vous suffira de payer votre déplacement jusque chez moi (mon adresse est indiquée plus bas) pour pouvoir me tirer dessus, sans rien avoir à débourser. Je n’offrirai aucune résistance. Je me tiendrai debout devant vous, à la distance que vous déciderez et, en présence de témoins, vous pourrez tirer. Voltairine de Cleyre, Philadelphie, 807, Fairmount Avenue 21 mars 1902 »

À penser à Anatole qui aurait bien aimé être funambule mais qui se disait : « Et pourquoi s’exhiber si pendant tes mouvements les plus dangereux, le public ferme les yeux quand tu es en train de frôler la mort ? »

– « Un cadre supérieur d’une usine de papier, après avoir été licencié et avoir passé deux ans sans retrouver de travail, peut-être à cause de ses À un jeune homme que j’ai entendu un jour dire : cinquante ans, décide de publier une offre « Mon grand secret c’est que ne je suis jamais là. » d’emploi et de tuer tous Mais bon, pourquoi vous ennuyer avec ma petite his- les candidats qui lui toire privée. C’est vrai que… j’aurais pu en profiter de semblent avoir les mêmes cette grande salle, des tapis noir, des rideaux, des qualifications que lui. » Histoire racontée par lumières, du son… Marie, à la campagne (elle venait de lire [Et Estranha forma de vida de Amália Rodrigues Le couperet de Donald commence. Très bas. Quand elle commence à chan- Westlake). ter, je baisse le microphone – je ne vais pas leur chanter. À un moment donné, je remonte le micro- – Network, Sidney Lumet, phone et je me remets à parler / reprends la parole.] 1976. Un présentateur du journal télévisé interrompt une émission de sa chaîne pendant une nuit d’orage : « Inutile de vous dire que les choses vont mal. Tout le monde le sait. C’est la crise. Tout le monde est au chômage ou a peur de perdre son emploi. Le dollar ne vaut rien. Les banques sont ruinées. Les commerçants ont une arme à portée de la main. Personne ne sait quoi faire. Ça n’en finit pas. On sait que l’air est irrespirable. 49 Que la bouffe est immangeable. Nous sommes assis devant la télévision tandis qu’un présentateur annonce que 15 homicides et 63 crimes violents ont été commis, comme si c’était normal. On sait que les choses vont mal. Pire que ça. Elles sont insensées. Tout devient insensé, alors on ne sort plus. On reste assis à la maison et petit à petit notre monde se rétrécît. Et tout ce qu’on dit c’est : ‹ S’il vous plait, fichez-nous la paix au moins dans notre salon. Du moment que j’ai mon grille-pain et ma télé, je ne dirais rien. Juste, laissez-nous tranquilles ! › Mais je ne vous laisserai pas tranquilles. Je veux que vous vous mettiez en colère. Pas de manifestations ou d’émeutes. Je ne veux pas que vous écriviez à votre député parce que je ne saurais pas vous dire quoi lui écrire. J’ignore quoi faire avec la crise, l’inflation, les russes et les crimes dans les rues. La seule chose que je sais, c’est que vous devez d’abord vous mettre en colère. Vous devez dire : ‹ Je suis un être humain, bon sang. Ma vie a de la valeur. › Alors je veux que vous vous leviez maintenant. Je veux que vous vous leviez tous de vos chaises. Levez-vous sur le champ et allez à la fenêtre, ouvrez-la, passez-y la tête et criez : ‹ Je suis en colère et je ne vais plus accepter ça. › »


Souviens-toi que la maîtrise n’est pas tout. Souviens-toi que tu saignes, que tu sens et ressens.

Foi por vontade de Deus   Que eu vivo nesta ansiedade Peut-être que le moment est arrivé… Que todos os ais são meus Que é toda minha a saudade De se sauver…    D’arrêter les discours… Foi por vontade de Deus… De ne plus être là. Que estranha forma de vida ! Tem este meu coração De prendre toutes les affaires et de les jeter à la mer. Vive de vida perdida    Quem lhe daria o condão De se sentir… lejos de todo. Que estranha forma de vida… De se perdre. Coração independente Coraçao que não comando De perdre son temps, vu que perdre son temps… es la unica manera de ser libre, hoy. Vives perdido entre a gente    Teimosamente sangrando De plus penser… ya que « penser » lo complica todo. Coração independente… Eu não te acompanho mais De regarder ce que je ne regarde plus. D’arrêter de vivre la vie de… todo el mundo. Pára, deixa de bater De parler à voix haute.    De parler en mon nom. Se não sabes onde vais  Porque teimas em correr? De ne plus se prendre au sérieux et de se prendre plus au sérieux. Eu não te acompanho mais ! De ne rien faire. De ne rien faire sans avoir la mauvaise conscience de ne rien faire. Se não sabes onde vais    Cor deixa de bater ! De ne plus avoir à parler, à s’expliquer… 50

Eu não te acompanho mais ! De dire… « non ». De dire… « non ». De faire la seule chose qui me reste à faire… Baiser. [Je pose le microphone par terre et je pars derrière, derrière la scène.]

[Je ne reviens pas pour les applaudissements.]

51 Et je ne suis pas revenue pour, depuis la première fois que je me suis confrontée à.


autres, tandis que Luisa s’occupait de lui remettre en marche son téléphone et lui expliquait comment l’utiliser pour qu’il puisse appeler sa fille qui était à Vila Real de Santo António, à la plage, avec ses enfants, les petitsenfants du monsieur. Un de ses petits-enfants, à l’âge de huit ou neuf ans, lui avait dit: «Papi! Ici je respire bon.» Aussi Charles, un portugais-français nous avait raconté que son fils, à l’âge de huit ans, lui avait dit au bord de la ribeira de Foz de Odeleite: «Ici, c’est le paradis.» Ce monsieur qui n’avait pas eu de nouvelles de sa famille pendant deux mois, avait un très beau sourire et de l’humour. Il m’a tout de suite fait penser à mon grand-père. Par son humour… «– Boa tarde, senhor. Está mais fresquinho…» «– Ah sim? Acha que estou mais fresquinho? Será que estou sem camisola» (Rires). Ainsi se promenait mon grand-père. En débardeur d’intérieur blanc, pantalon clair et bretelles.

≈ Incêndios florestais. No distrito de Viseu, mais de 600 bombeiros em ação ≈ On est restés encore un jour à Carbões. En fin d’aprèsmidi, on est remontés à Tenência, voulant boire, voulant manger.

≈ Os correios acabam de chegar à taberna da sobrinha de Glória. ≈ L’homme, le postier, en partant vers sa camionnette après avoir posé une lettre sur le comptoir, a dit: «¡Até amanhã!» C’est qu’il va revenir demain? Estce que le courrier arrive jusqu’ici en camionnette tous les jours? Ou est-ce qu’est c’est juste

la formule des adieux? Até amanhã… c’est aussi une façon de ne pas dire adieu. Luisa n’était pas là. Nous avons suivi les cloches des moutons. Nous voulions les suivre mais nous avons eu peur de distraire le chien qui devait s’occuper d’eux. Nous sommes restés là, à les regarder réapparaître au loin, dans la colline, sous un olivier. Nous sommes restés là, à côté du monsieur aux moutons. Il les surveille à l’oreille. Il nous l’avait indiqué en pointant de son doigt son oreille droite. Avant de lui avoir parlé, nous avons cru qu’il nous disait que lui aussi était sourd. Aussi sourd que le vieux monsieur au chapeau de paille à qui on a demandé depuis la route où trouver un café à Álamo. Sa maison était perchée sur une colline. De loin, nous avons cru qu’il ne nous écoutait pas. Doucement, il s’est dirigé vers une fenêtre de sa maison. Il est rentré demi-corps à l’intérieur et il a changé les fréquences de sa radio en essayant de l’éteindre pour nous entendre. Il l’a finalement éteinte et il s’est dirigé vers nous en pointant son oreille, je ne me souviens pas si c’était la droite ou la gauche, peu importe. Après deux, trois phrases échangées par rapport au café du prochain village, il nous a demandé d’où on venait. «– Eu sou galéga e ele é francês.» «– E como fazem para falar entre os dois?» «– Falamos em francês.» «– Eu falo alemão.» «– Ele também.» Ils ont parlé ensemble quelques instants en allemand. Il avait aussi vécu une vingtaine d’années en Allemagne, je me souviens de n’avoir compris que ça de leur conversation. En partant, il nous a dit: «– Boa viagem.» 52

On a pensé, et pas seulement à ce moment-là, mais aussi à beaucoup d’autres, à tous ces gens qui, il n’y a pas si longtemps que ça, se déplaçaient à pied. À l’instant je me souviens de la sœur de ma tante et de son mari, qui étaient des commerçants et qui partaient de Vigo à Valença à pied pour acheter ce qu’ils revendaient: des draps, des serviettes, des nappes… Aussi je me souviens de l’histoire à pied de la femme du comte du village, que nous avait racontée l’homme qui n’avait pas eu de nouvelles de sa famille pendant deux mois. La femme du comte était partie. Un soir, les amis de son mari étaient venus à la porte de sa nouvelle maison, chacun avec une cloche de bœuf, un cencerro, pour faire du bruit, pendant la nuit. Il a pris du plaisir à nous raconter que la femme était restée enfermée. «Hoje já não é como antes. Faz parte da vida!» C’est la même expression que disait tout le temps Charles.

Partis pour une nouvelle rencontre, on s’arrête au bord de la route. Des cyclistes passent, une voiture avec un vieux monsieur au volant hésite entre s’arrêter ou pas pour nous prendre. Nous soupçonnons les deux femmes qui sont avec lui de lui dire: «Não!» On voit s’approcher une fourmi géante. Vite. Elle avance vite. On parle d’écriture, de récit. D’un art du récit et non pas d’œuvres. Créer du lien, être à l’écoute des rencontres, sur place. In-situ. De fiction et d’autofiction. De comment rendre visible/lisible un art de l’invisible. De l’impossibilité et du non-vouloir illustrer, décrire (?) son travail, l’expliquer.

«Et ainsi va la vie!» disait Mário à la fin de chaque petite histoire, chaque petite conversation, à Laranjeiras. Quelle arrivée! Quel village! Arrivée après avoir dormi à la sortie d’Alcoutim, sous un olivier. Dormir sous la lune à la belle étoile. Douche le matin avec le système d’arrosage du potager (on est arrivés difficilement à faire sortir l’eau de ce long serpent vert). Petit déjeuner aux sandwiches de Sanlúcar de Guadiana. Village de l’autre côté du fleuve, côté Espagne, côté Disneyland (faux bois pour faire des rambardes, faux parasols en paille pour le projet d’une plage fluviale à Sanlúcar). Nous sommes arrivés, soit trop tôt soit trop tard pour la course d’ânes. Sandwiches au fromage et anchois, au lomo, au lomo adobado, et au poulet avec de la sauce barbecue.

≈ Arte em Vila Nova de Cerveira. A crise é o tema da Bienal que conta com 300 artistas ≈

À la description j’ai pensé hier quand

≈ Turismo de natureza. Mais de 1 milhão de euros investidos em… ≈

Dans les images je crois reconnaître la tête de Marina Abramović, sûrement dans une vidéo où elle mange, mâche, quelque chose que je n’arrive pas à identifier.

≈ Festival de vidéo-arte. Jardins de Lisboa recebem projeções de vídeo ≈ Le commissaire est soustitré en portugais, comme le commissaire de la Biennale de Vila Nova de Cerveira.

≈ Colecionador de sons. Dedica-se, há 5 anos, à recolha das paissagens

sonoras do campo. Fonografía rural. O Objetivo é preservar a memória. ≈ L’objectif de cette phonographie rurale est de préserver la mémoire. À l’image: une rivière, une vache, des gens au bord de plages fluviales, un homme qui fait des pompes – je me demande comment on préserve la mémoire phonographique d’un homme qui fait des pompes.

La description était le medium des objectivistes américains qui ne voulaient pas donner un avis, leur avis, leur jugement sur ce qui se passait, mais plutôt dire, écrire, décrire comment les choses s’étaient passées. J’aimerais relire Le Musicien de Reznikoff. Je me souviens qu’il y a un homme seul. Descriptions des paysages, lui se dirigeant vers la mer dans un train. Souvenir d’une de ses déambulations, en ville, suivi par un chien errant. Entre Carbões et Odeleite nous avons été accompagnés par deux libellules aux ailes transparentes avec une tâche sombre sur chacune de leurs ailes. Je ne marche pas seule. Nous sommes deux. Être deux, être à deux. Elles nous ont accompagnés jusqu’à l’endroit où la rivière se sépare en deux. Dans l’une, nous nous sommes baignés et puis l’autre, nous l’avons suivie jusque-là où nous sommes maintenant. Aujourd’hui, je sais quel jour nous sommes. Le 22 août 2013, marque mon téléphone que j’ai rallumé il y a quelques… heures, maintenant. Mais quel jour de la semaine? La nièce de Glória, accoudée à son comptoir, se touche la poitrine, puis le visage. 53

Sans sortir un son, sa bouche dit: «Que calor!» Elle me regarde… «É insuportável!» avec un tout petit «chorro de voz».

Chorro de voz est une expression en castillan qui veut dire en français: flot de voix. Dans ma tête, chorro de voz me dit: choro de voz; en portugais choro veut dire: pleurs, pleurs de voix.

Choro de voz résonne dans ma tête comme un pleurs de voix, comme je pleure de voix. La sueur de mes doigts, touchant les papiers pendant que j’écris, fait baver les mots; est-ce qu’à force de suer elles finiraient par disparaître? Suer les mots, les faire transpirer, baver, en baver. En baver des mots. En baver les/des mots. Suivre leur cheminement, leurs flots, leurs pleurs, leur tâtonnement. En suivre. En subir. Cafés Delta. Palpitations. Tachycardies.

10. « (…) mais dans l’esprit, toujours, il reste une porte ouverte (…) pour l’entrée et la réception de l’imprévisible, l’acceptation peureuse de la foudre jamais tombée sur soi, pour l’éclair s’attaquant toujours à la rue d’à côté, pour le désastre frappant si rarement à l’heure vraisemblablement désastreuse (…) » « Parfois sous le tonnerre, il y a quelqu’un d’autre qui pense pour vous, met à couvert les meubles de votre porche mental, ferme et verrouille la fenêtre de l’esprit contre ce qui


semble épouvantable moins comme une menace, que comme une sorte de viol de l’intime des cieux, un fracas démentiel là-haut, une manière de scandale que n’ont pas le droit d’observer de trop près les mortels : (…) » « (…) et ce fut par cette porte mentale qu’Yvonne, toujours en équilibre sur le tronc, perçut la menace : quelque chose n’allait pas. »       alors

11. Au bord des escaliers qui montent vers la porte du cimetière, il y a un panneau où il est écrit à la main en peinture noire: Por favor, não colher as flores. S’il vous plaît, ne pas cueillir les fleurs. Accrochées au rosier, il y a des roses en plastique rose. À la plante de margaritas, des marguerites jaunes fluo.

12. Le temps n’attend personne.

13. (Temps)

14. (Silence)

15. «On a envie de te prendre dans les bras et te dire que tout va bien» il y en a qui m’ont dit quelques temps plus tard. Et je me souviens que ma petite nièce a dit: «Elle est partie une fois de plus sans dire au revoir.»

C’est ici, en disant ces paroles, qu’elles ont commencé à devenir ma propre fiction. En les suivant littéralement, ces… dernières paroles, je suis partie, sinon de todo, en todo caso de aquí. Sí. Partie… «en dehors de ce monde».

16. «Mais ici ou là-bas, c’est toujours la même chose. Tu es toujours poursuivie par tes ombres», m’a dit un jour mon ami Jochen. Tu partiras et tu sentiras que tu es plus jeune, plus forte… Mais ici ou làbas, tu finiras par sentir toujours les mêmes choses et à nouveau tu ressentiras le même désir, la même nécessité. Partir. Mais partir pour aller où? Pourquoi ne pas rester et être?

17. POLBO Á FEIRA Ingrédients: poulpe, gros sel, pimentón doux et pimentón piquant, eau. Commencer par lui retourner la tête pour le tuer. Une fois mort, le frapper une trentaine de fois pour rendre sa chair plus tendre. Dans une casserole, de préférence en cuivre, mettre de l’eau à bouillir (en quantité suffisante pour qu’une fois le poulpe dedans, il reste couvert). Entre temps, retirer les tripes de sa tête, sa bouche, ses yeux et bien frotter les ventouses. Quand l’eau commence à bouillir, asustar o polbo, «faire peur au poulpe», en le prenant par la tête et en le plongeant dans l’eau bouillante trois, cinq ou sept fois de suite (on peut remarquer comment ses tentacules commencent à friser). «Trois, cinq ou sept fois?» C’est la 54

question courante quand à table, en famille et/ou entre amis (et/ou connus et/ ou inconnus) on mange du polbo á feira. «– Combien de fois tu as fait peur au poulpe?» «– Trois.» «– Ah bon?» «– Moi cinq.» «– Mais non, il faut lui faire peur sept fois!» Cette technique d’asustar o polbo empêche que sa fine peau et ses ventouses pendant et après la cuisson, ne se décollent des muscles. Après lui avoir fait peur, le laisser cuire entre trente et quarante-cinq minutes (selon son poids) ou jusqu’à sentir son attendrissement en le piquant avec une fourchette. Quand il n’est ni trop tendre ni trop ferme, le laisser se reposer dans l’eau chaude pendant quelques minutes. On peut l’accompagner de cachelos, pommes de terre galiciennes qu’on cuit dans l’eau rosée du poulpe. Après ce repos, sortir la bête de l’eau, la couper en rondelles en faisant danser le ciseau. Servir dans une assiette, de préférence en bois. Saupoudrer de gros sel, de pimentón doux et/ou piquant (selon les goûts) et bien arroser d’huile d’olive vierge. Piquer quelques cure-dents… et hop! Polbo á feira à table. (À différentes occasions, je suis sortie avec un poulpe, un crabe, une saucisse de Toulouse, une caisse d’huîtres… Une huître, quand tu la manges, tu l’avales tout de suite ou tu la mords avec tes dents avant de l’avaler?)

18. ¡No hay quien lo entienda! D’un coup il fait chaud, d’un coup il fait froid. Et bah! Si c’est comme ça, je vais mettre une chemise pour simuler qu’il fait encore chaud, ou en tout cas, pour que la température de mon corps ne baisse pas. (cœur)

Ça fait du bien finalement ce nuage. Je m’allonge. Je le regarde… Ce sont deux nuages, qui, depuis mon point de vue, sont en train de se fondre, si ça se trouve ils ne font que se croiser. Mais je préfère les imaginer se rencontrer, sous le regard du soleil.

19. Je note tout ce qui me vient en tête. «D’un coup de tête», d’où elle vient cette expression?

de se retenir, ça serait aussi la fête, la fête du frissonnement du plaisir anal.

23. «¡Alégrate de tus sufrimientos!» Jodorowsky «– Quelle est la marque de la liberté réalisée? – Ne plus rougir de soi.» Nietzsche

24. Et je devrais y voir plus clair, je me dis. 20. Plutôt le faire que le dire: «– Chérie, tu devrais mettre de la crème!» (je te la mets, moi, ta crème.) «Quand dire c’est faire.» Est-ce qu’un jour j’ai vraiment compris ce que ça voulait dire? À part de le répéter, l’énoncer, comme un perroquet. Perroquet, répéter: ça rime!

21. Bégaiement de la tête? Non. Bégaiement du cœur. Quand j’écris…

22. Ça serait la fête! Une grande fête, si chacun déféquait là où il est, au moment même où il a envie de le faire. Plutôt que d’avoir à dire: «Je vais aux toilettes». S’excuser et laisser l’autre avec ses mots dans sa bouche. Mais on peut décider de rester et de se retenir et de sentir ses selles glisser et déglisser à l’intérieur; sentir sa chair de poule, les pores de sa peau se dilater et son corps frissonner. (…) Si tout le monde décidait

«It’s always night, or we wouldn’t need light.» Thelonious Monk

Debería de saber quién soy. Mi yo se unificaría. Pero, ¿esta unión me es désirable, deseable/deseada? Mieux vaux vivre à tâtons, je veux dire, en touchant, en prenant le temps de, petit à petit découvrir, sentir, de près. Renifler, déguster, avancer ou dévier, se promener dans la vie par ses sens, le sentir, le touché*. Je pense au rat, amiga tan querida por mujeres y hombres de todo el mundo, qui avance par les stimulus de sa moustache et de sa queue. Ne pas tout voir. Ne pas vouloir tout voir, tout comprendre, tout saisir. Ne pas se distancier, voler, s’envoler. Vouloir rester collé. «Se coller à quelque chose» dit l’expression, s’entêter, s’intoxiquer. (…) * «¡Quisiera callarme!» escribí hace un par de días. «Hablar con mi cuerpo, mi mirada, mis caricias, mi piel, mi olor, mi respiración, mis suspiros, mis silencios, mis llenos y mis vacíos.» «Je voudrais/ j’aimerais me taire!», j’ai écrit il y a pas si 55

longtemps que ça. «Parler avec mon corps, mon regard, mes caresses, ma peau, mon odeur, ma respiration, mes soupirs, mes silences, mes pleins et mes vides.»

25. Regarder depuis une certaine hauteur pour avoir la prétention de tout percevoir? Percebeiro. Le percebeiro est celui qui va à la pêche, donc qui pêche des percebes*, crustacés qui poussent au pied des falaises. Là où la mer vient se frapper contre les rochers. Perceves? Tu vois? Tu entends? (en portugais). Toutes ces voix, les voix dos percebeiros**, descendre au bord de la mer/mort pêcher les percebes que tu mangeras assis à une table en face de l’enfant/celle ou celui à qui tu expliqueras comment le manger, en lui disant de bien faire attention de ne pas faire gicler la gicle orange-rouge du percebe au moment de le pincer et de lui enlever la peau. Tu as vu à quoi il ressemble, ce percebe sans peau? * Pouce-pied. ** Quelques témoignages au bord des falaises: «– Percebeiro, c’est cueillir des pouces-pied comme moyen de vie. Un métier que je ne voudrais pas pour mes enfants.» «– C’est mon moyen de vie.» «– Si je devais allez aux percebes, je n’aurais pas les couilles.» «– Pouah! C’est un travail très dur.» «– Travailler ici, c’est pas facile, non, pas facile du tout. On joue notre vie tous les jours quand on vient, tu sais? L’histoire c’est qu’on ne pense jamais qu’on va mourir, parce que sinon on ne sort même pas de la maison. Mais on joue notre vie alors que notre profession n’est —> 106


Lore Gablier « Que la parole déclenche des actes et des gestes. » J’ai souvent repensé à cette phrase dite au téléphone un soir de décembre 2010, au moment où l’on s’apprêtait à travailler ensemble pour cette édition. Je m’interrogeais à cette époque sur la façon d’élaborer une rencontre de performance, en partie parce que cela suppose de convoquer un public et que je cherche à éviter qu’une telle convocation n’induise chez lui un comportement similaire à celui qu’il endosserait au théâtre : attente doublée d’un retrait passif, où ce qui advient, ce qui a lieu est vécu « entre parenthèses », entre le moment où la salle est plongée dans le noir et les applaudissements. Quant à toi, ce qui te préoccupait alors et te préoccupe encore aujourd’hui a trait à la place du performeur, au silence, au retrait.

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Pour moi la performance excède largement le moment de sa représentation ou de son exécution : il y a un avant et il y a un après de la performance, et ceux-ci en sont tout autant constitutifs. Cela, tu l’avais déjà compris depuis longtemps, toi qui, à tes débuts, avais choisi de prendre la parole sur scène, à l’issue d’un spectacle de danse, après les applaudissements, alors que le public commençait à quitter la salle. Il s’agissait déjà là d’une tentative de rompre avec le dispositif scénique, d’ouvrir une brèche dans laquelle prendre la parole et interroger la manière même dont elle arrive et peut être dite. Depuis lors, tu as imaginé nombre de situations à partir desquelles une question s’est faite jour : Comment renvoyer au public son propre « être là » ? Cette question traverse l’ensemble des textes que tu nommes « prises de parole » et que tu écris en réponse à des invitations qui te sont faites d’intervenir dans un espace et en un temps donnés.

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Aujourd’hui, tu choisis de publier tes prises de parole, de les partager cette fois non plus avec un auditeur, un spectateur, mais avec un lecteur. D’où vient ta décision et qu’implique-t-elle ? Loreto Martínez Troncoso La première fois que je me suis adressée directement en chair et en os c’était effectivement à la fin du spectacle de Michel Schweizer, Kings, présenté à l’occasion du Festival Mettre en Scène à Rennes en 2001. Ma prise de parole consistait à décrire la situation et entre les lignes, elle posait la question : qu’est-ce qu’on fait là ? À un moment je disais : « Si je suis ici c’est parce que vous êtes là. » Je disais : « Si je suis ici c’est parce que je suis rentrée par-là (une entrée qui mène sur scène) et pas par-là (une entrée qui mène aux gradins). » Description qui peut faire / qui me fait aujourd’hui sous-entendre la question : quelle est la différence entre toi et moi ? « Et comme je suis ici, vous attendez quelque chose de moi, mais je ne sais pas ce que vous attendez. » Dans Ouest France, quelques jours après ma première apparition, quelqu’un avait écrit : « À la fin, il y a une femme triste et banale, qui s’est trompée de porte et a fait son numéro, c’est-à-dire, rien. » Alors, que… je parle ! C’est déjà quelque chose.


C’est à ce moment que j’ai commencé à désirer intervenir dans des moments transitoires, des moments à personne. Et c’est seulement après coup que je me suis posée la question : quelle place reste possible pour la parole – parole qui est geste – dans des contextes qui ont des rituels assez précis et que, malgré nous, nous répétons et que, par cette répétition, nous construisons et continuons à construire ? Il y a eu, après, différentes tentatives d’ouvrir des brèches. Je me souviens du jour où j’ai pris la parole à l’issue des discours officiels lors de l’inauguration du centre d’art bétonsalon à Paris. À la fin, un des élus est venu me voir et m’a dit : « – Au début, on croyait que vous n’aviez pas le droit de parler.  » « – … ? » « – Parce qu’on pensait que vous étiez une spontanée. » Il y a eu dans ces tentatives le désir d’« être là où on n’attend pas ». Et puis, une fois qu’on y est, comment « être là d’une façon qu’on n’attend pas ». Et, plus récemment, je me suis demandée : « comment continuer à (y) être sans y être ». Question qui m’amène à faire l’expérience de cette édition. Publier ces prises de parole c’est venir habiter l’espace d’un livre avec ces questionnements : d’où on parle ? Comment et à qui on s’adresse ? Comment continuer à être là ? C’est aussi le désir de continuer à les partager, sans qu’il s’agisse d’une documentation. Pour leur donner… un autre devenir ?

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Selon toi, quelle forme de transposition permettrait à celui ou celle qui recevra ces paroles après coup, d’en faire l’expérience au présent, indépendamment du contexte dans lequel tu les as initialement adressées ?

59 En publiant ces paroles on sait que cette question se pose, qu’elle est problématique et le restera : s’adresser à un destinataire qui évidemment n’est pas le même – vu que ce n’est pas pareil d’être entendu et d’être lu, d’être entendu publiquement par un certain nombre de personnes et d’être lu par une seule personne. Sauf si, et je tiens à ça, on considère ces moments de prises de parole publiques comme une lecture à voix haute d’une pensée, d’un intérieur, d’une tête qui se mettrait à monologuer. Ces paroles ne sont pas improvisées, elles sont écrites en pensant à un moment de visibilité / lisibilité d’une pensée en mouvement. Elles sont écrites en pensant à un ici et maintenant. Un ici et maintenant qui est un futur, imag(in)é. Une parole qui est dite publiquement à un moment donné, dans un lieu, à une date et une heure précises, à vous et avec vous. Une parole qui, le jour où elle sera lue et non plus entendue, deviendra aussi publique, dans un lieu précis, à toi, pour toi, mais sans toi. Elle devient une parole écrite, parole pour l’autre mais parole sans l’autre. Un « autre » potentiel qui n’est plus là physiquement devant, avec moi. Le jour où on lira cette publication est aujourd’hui un futur que nous projetons et à partir duquel nous revisitons un passé non pas pour savoir vers où nous allons mais où nous sommes.

Considérer l’ensemble de tes écrits – tes prises de parole, donc, mais aussi une pièce sonore, des textes publiés dans des revues, des fragments et des notes – nous a permis de revenir sur le processus d’une écriture qui, comme tu le dis, « digère avec le temps


ce qui a été et aurait pu être dit, écrit, noté avant et entre temps ». Nous avons finalement choisi de publier trois textes que tu as écrits entre 2006 et 2009 : Por el momento sin título, Sans titre pour l’instant et Finalmente ¿con o sin título?. Il s’agit de trois prises de parole autonomes mais qui poursuivent le cheminement d’une pensée, un questionnement, une inquiétude. Ensemble, elles forment un texte toujours suspendu, repris et augmenté au fil de différentes interventions. Un texte qui cherche à saisir le flot d’une pensée qui se déploie dans un continuum sans fin et qui ne s’est pas encore coagulée. Si ces prises de parole suggèrent un impossible achèvement, comment poursuivre ce geste, celui même de l’écriture, dans l’espace de l’édition ? Les publier c’est partager ce processus, un processus d’écriture, un cheminement. Mais qu’est-ce que ça signifie reprendre ces paroles ? Serait-ce réécrire ? Serait-ce continuer à écrire à l’intérieur de ces paroles ? Reprendre ces paroles, ce serait (se) relire et / pour continuer à écrire. À partir de, entendre ces nouvelles voix qui, aujourd’hui, viennent dialoguer avec. En marge… En note… À deux, trois, quatre… multiples voix. Et entre les deux, trois, plusieurs langues, qui m’habitent et que j’habite… Ouvrir ces espaces autour, les marges, les notes, c’est ouvrir des chemins de fuite, des sorties possibles, des espaces à habiter – je me souviens qu’on avait donné comme nom à notre document de notes : « Écrire avec les pieds ». Dès le départ, il y a eu l’envie de faire l’expérience d’un livre qui serait en train de se faire. Et qui serait infini ? Je pense à la relecture d’un livre qu’on a annoté et souligné. Quelques temps après, on le relit et on n’aurait pas souligné ceci ou cela. On aurait souligné juste avant ou juste après ou… Et si je le reprends plusieurs fois et à plusieurs moments, peut-être que je finirai par souligner tout le livre ? À quel moment on arrête, on décide d’arrêter cet infini. Comment…

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Ces trois prises de parole marquent aussi une transition dans ton rapport à l’écriture et au contexte d’énonciation. C’est en effet avec Por el momento sin titulo que tu commences à te demander s’il ne vaudrait pas mieux disparaître, ne plus être là. Questionnement qui te poursuit encore dans Sans titre pour l’instant où tu dis : « Peut-être que le moment est arrivé… de se sauver… d’arrêter les discours… de ne plus être là. De prendre toutes les affaires et de les jeter à la mer. De se perdre. » Mais il y a là une contradiction qu’il te faut sinon résoudre, du moins affronter : tu dis vouloir disparaître, pourtant, tu continues à être là, comme tu le dis si bien dans Finalmente ¿con o sin título?, « dereitiña como unha pranta », « droite comme une plante ». Dans Por el momento sin título, c’est la première fois que je parle directement du désir et / ou de la nécessité de ne plus être là. Cette question, cependant, n’est pas seulement liée à la présence physique mais plutôt, et surtout, à l’acte même de dire. Dans cette prise de parole, je finis par compter le temps qui s’est écoulé depuis que j’ai commencé à parler, et je consigne ce que j’ai pu dire depuis. Mais / Et à quoi

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bon tous ces mots ? Quelle est la nécessité de (continuer à) parler et de (continuer à) se répéter ? C’est ce que peut sous-entendre ce compte à rebours. Me revient à l’esprit cette anecdote : je venais de faire lire à quelqu’un le texte de ma prise de parole précédente, et cette personne m’a dit : « On dirait que tu es en train de faire tes adieux. » Cette prise de parole avait été programmée le dernier jour du festival 100 Dessus Dessous mais j’avais décidé d’apparaître la semaine précédente. Ce geste transpirait une inquiétude : quand est-ce qu’on est et quand est-ce qu’on n’est pas ? Là. J’avais déjà commencé à mettre en question ma présence, ma parole, et leur nécessité. À force d’être là et de vouloir tout dire, est-ce qu’on ne finit pas par ne rien dire ? Au moment de formuler Por el momento sin título… Déjà le titre m’est venu de l’obligation de répondre à un programme plus de trois mois à l’avance. Titre, durée et quelques lignes de présentation. Cette difficulté m’a amenée à proposer un texte fait de « notes de travail ». À d’autres occasions, j’ai même daté le texte du jour de l’envoi. Quand est-ce que les choses sont formulées, quand sont-elles, quand peut-on les rendre publiques et les recevoir ? Où étions-nous et où sommes-nous ? Ce sont des questions qui me hantent toujours. (J'ai l’image d’une bande-dessinée de Calvin et Hobbes, où Calvin reçoit une lettre qu’il s’est écrit lui-même, c’est-à-dire, de son « je » passé à son « je » futur. Hobbes lui fait remarquer que c’est dommage parce qu’il ne peut pas répondre. Dans une deuxième lettre Calvin passé écrit à Calvin futur : Dear future Calvin. I wrote this several days before you will receive it. You’ve done things I haven’t done. You’ve seen things I haven’t seen. You know things, I dont’t know… – et là j’ai envie de rajouter : tu as senti des choses que je n’ai pas senties.)

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Chez toi, les titres occupent une place importante. J’ai écrit : « Por el momento sin título est un texte qui précède celui que j’ai entendu prononcer aux Laboratoires d’Aubervilliers, sous le nom de Sans titre pour l’instant. Non pas un « moment sans titre », donc, mais une quête sans nom. » Je crois que pour moi, tu as, à ce moment-là, opéré un glissement, ou bien atteint un point de non-retour : tu te trouvais devant un paradoxe, celui de vouloir disparaître tout en continuant à être là. En quelque sorte, dans toutes les prises de paroles qui ont suivi, tu as cherché à nommer cette disparition, sans pourtant y parvenir. Car, en effet, comment dire sa disparition ? Comment y parvenir si l’on disparaît réellement ? Voilà peutêtre pourquoi j’ai parlé de « quête sans nom » : car il s’agit bien là d’une quête que l’on ne peut nommer, qui tend vers l’effacement, sans jamais pouvoir l’atteindre. D’où sans doute ton humour, nécessaire pour confronter la disparition, la mort. Je me souviens du moment où j’ai commencé à écrire ma première prise de parole. Comme je rencontrais des difficultés à écrire en castillan, j’ai pris dans ma bibliothèque un livre que je n’avais pas lu et qui était là, dans l’attente d’être, lu. Dès que je l’ai ouvert, une voix se / me disait dans les premières lignes : ¿De

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dónde viene tu pasión por desaparecer ? (D’où vient ta passion pour disparaître ?) Ce livre raconte l’histoire d’un écrivain qui nourrit une profonde aversion pour le pouvoir et la « grandeur » littéraire – c’est-àdire, son milieu – et qui part sur les traces de Robert Walser. Suivre son destin était pour lui une façon de se retirer du monde comme Walser l’avait fait à l’intérieur de son écriture qui est devenue de plus en plus petite jusqu’à presque disparaître dans ses microgrammes. Walser avait même choisi de passer du stylo au crayon dont le trait, la trace, est plus proche de la disparition. Et je ré-ouvre le livre que j’ai entre mes mains à la recherche d’une image que j’ai déjà vue de Robert Walser : une image en noir et blanc où on voit ses pas dans la neige de l’avant à l’arrière-plan là où on l’a trouvé, mort. Je ne retrouve pas l’image. J’avais dû la voir ailleurs. Et, en feuilletant le livre, je m’arrête sur l’intitulé du chapitre IV : Escribir para ausentarse. Écrire pour s’absenter.

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Le 20 décembre 2006, j’assistais pour la première fois à une de tes prises de parole, aux Laboratoires d’Aubervilliers. Installée dans les gradins, je faisais face à un espace vide, sombre, seulement occupé par ton corps. Tu portais un pull rouge vif, tes cheveux blond pâle relevés et tes mains agrippées au micro. Tu nous parlais de sorties, d’échappatoires, de suicides. Tu citais Vila-Matas, Dostoïevski, Pessoa et bien d’autres. Tu nous racontais des histoires, des anecdotes, dont une avait alors particulièrement retenu mon attention. C’était l’histoire d’une actrice mexicaine qui, pour se donner la mort, avait préparé une mise en scène à sa mesure : exubérante et fastueuse. La pauvre avait fini accidentellement le crâne fracturé sur la cuvette des toilettes. Une mort dont je ne sais aujourd’hui si je m’en souviens du fait de l’avoir entendu racontée ce soir-là ou de l’avoir lue ultérieurement. Évidemment, ce dont je me rappelle de l’histoire de l’actrice mexicaine diffère largement du texte original, du moins en ai-je davantage retenu une impression, et oublié les détails. Aujourd’hui, mon souvenir est plus précis, et mon impression a tendance à s’estomper. Or, c’est notre impression qu’on aimerait retenir et habiter. Peu importe qu’elle s’éloigne de la réalité d’une situation à laquelle on a pu assister : dans l’impression, la situation reste vivante. Et les textes entendus trouvent un souffle. C’est pourquoi, publier tes prises de parole c’est prendre le risque de perdre cette relation propre à l’oralité. Cette ambivalence de la mémoire où des couches de souvenirs viennent se superposer, c’est quelque chose que tu as toi-même cherché à explorer au travers d’une publication antérieure.

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C’est la seule publication que j’ai réalisée comme trace d’une de mes prises de parole. Celle-ci était intitulée Je m’ai inventé une vie d’artiste. Un jour on se dit : je veux être artiste et on se le répète tous les jours en se disant : un jour je me suis dit je veux être artiste. J’avais demandé par mail aux personnes que je connaissais et qui avaient été là, d’écrire (à partir de) leur souvenir de ce moment et aussi de faire circuler ma demande auprès d’autres. Il s’agissait là pour moi de voir si les choses, les personnes, les mots dits devenaient autre chose. Ces traces ont


aussi été publiées dans cette édition. Qu’est-ce qui reste dans un souvenir ? Qu’est-ce qui reste d’un vécu ? Que devient-il ? Où est l’œuvre, si tant est qu’on soit dans un contexte dans lequel on parle d’œuvre ? On ne pourrait jamais garder un moment et le rendre exhaustivement. Où passent les odeurs, par exemple, la température, les écoutes, les respirations et les jambes de mes voisins ? Les impressions et les sensations ? Et s’il s’agit d’impression, comment imprimer les impressions, les imprégnations, les états d’esprits, les tensions, les émotions ? « Je vous vois et vous me voyez. J’ai une certaine conception de vous et vous de moi. Je vois votre comportement et vous voyez le mien, mais je ne vois pas, je n’ai jamais vu, et ne verrai jamais votre expérience de moi, pas plus que vous ne pouvez voir mon expérience de vous (…). Je ne peux pas voir l’expérience de votre expérience, ni le contraire. Nous sommes l’un et l’autre des hommes invisibles » écrit Ronald Laing dans La Politique de l’expérience humaine. Si la trace ne peut pas tracer l’expérience, il faut donc qu’elle devienne une expérience en soi, un nouveau geste. Un paysage nouveau à habiter.

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PE TIT FON D

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Le dos est brisé. Une à une, les pages glissent de la couverture pelliculée qui n’est plus qu’un prétexte. Tu poursuis la lecture de Bartleby & Compagnie tout en ruminant sur cette décomposition à l’œuvre. {A} Une fente s’était creusée dans la colle hotmelt dès l’apparition de Robert Walser, à la quatorzième page. La porte à deux battants s’était ouverte et Walser avait fait son entrée dans cette Chambre d’Écriture pour Oisifs où tu te trouvais. Il s’était assis à son vieux tabouret, comme à l’accoutumée, afin de poursuivre ses travaux de copiste, sans jamais lever la tête ni t’adresser la moindre parole. Silence, à la pâle lueur de pétrole. Ainsi, tu l’avais observé pendant quelques lignes, lui ne faisant qu’un avec son bureau, un bartleby cramponné en pied de page. La colle hot-melt n’offre pas la garantie d’une reliure durable. Gravé au plafond de cette Chambre d’Écriture, à la manière des merveilleuses poutres inscrites de la bibliothèque de Montaigne, tu avais lu ce fragment du Pas au-delà : « Le silence n’est pas le refus de paroles : silencieux de toutes les paroles, de leur atteinte, de leur entente, de ce qui dans la moindre parole ne s’est pas encore développé en façons parlantes. » Tu t’étais empressée de copier cet extrait dans les espaces vacants de la marge dans la paume de ta main et ce faisant, tu l’avais lu une nouvelle fois. Copiste à voix haute. Robert Walser s’était arrêté d’écrire, cette fois assourdi par les syllabes ardentes. La colle hot-melt durcit très vite. Ainsi, Robert Walser était parvenu au bout. Tu avais dû sortir précipitamment, c’est-à-dire refermer le livre, suspendre les annotations, replier sur lui-même ce territoire de crayon. Tu t’étais retrouvée seule, avec autour de toi de l’eau à perte de vue. Pellicule brillante sans discontinuité. Tu avais longuement conversé avec Archibald Olson Barnabooth à propos de ses voyages en mer. Des trois tours du monde qu’il avait accomplis. De ce que ça fait que d’être en pleine mer pendant des jours et des jours, avec rien autour de soi, que l’horizon. Il avait dit : c’est comme quand tu fais tourner une pièce de monnaie, elle tourne sur elle-même. Il t’avait raconté les tempêtes, et les nuits de brouillard où tu ne vois même pas devant toi. Même pas le bout de ton bateau, mais tu entends la voix de ton accompagnant, et tu lui demandes s’il est là.

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GOUT TIÈ RE

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{A} « Qui es-tu ? » — « Le refus de discourir, de pactiser avec la loi d’un discours. » — « Préfères-tu les larmes, le rire, la folie immobile ? » — « Je parle, mais je ne parle pas dans ton discours : je t’empêche de parler parlant, je t’oblige à parler ne parlant pas ; il n’y a pas de secours pour toi, pas d’instant où te reposer de moi qui suis là dans tous tes mots avant tout tes mots. » — « J’ai inventé le grand logos de la logique qui me protège de tes incursions et me permet de dire et de savoir en disant selon la paix des paroles bien développées. » — « Mais, dans ta logique, je suis là aussi, dénonçant l’oppression d’une cohérence qui se fait loi et je suis là avec ma violence qui s’affirme sous le masque de ta violence légale, celle qui soumet la pensée à la prise de la compréhension. » — « J’ai inventé l’irrégularité poétique, l’erreur des mots qui se brisent, l’interruption des signes, les images interdites pour te dire et, te disant, te faire taire. » — « Je me tais et, aussitôt, dans le creusement du jour et de la nuit, tu m’entends, tu ne fais que m’entendre, n’entendant plus rien, puis entendant partout la rumeur qui maintenant est passée dans le monde où je parle avec chaque mot simple, les cris de torture, les soupirs des gens heureux, le tourbillon du temps, l’égarement de l’espace. » [M. Blanchot] {B}

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G R A N D FON D

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Le livre n’a jamais été relié. Ton exemplaire de Bartleby & Compagnie est un bloc de feuilles où tu pioches, une à une, les pages dans lesquelles tu souhaites t’aventurer. Alors que tu progresses dans cette lecture, un deuxième bloc grandit, celui des pages qui viennent d’être lues, des mots qui viennent d’être quittés. {B} Archibald Olson Barnabooth avait embarqué sur son « Parvenu », vaisseau blanc, vierge de toute inscription. Tu avais décidé de retourner l’ouvrage et de changer le sens de lecture, amusée par cette difficulté à maintenir le bloc d’équerre. Un groupe de lecteurs s’était retrouvé sur l’embarcadère, pour assister à ce nouveau départ. Les premières feuilles que tu avais retournées s’étaient froissées sous le poids du tas manipulé. Des grognements sourds s’étaient échappés, comme provenant de l’estomac et des entrailles. Barnabooth ne s’était pas retourné, sa jeune silhouette avait aussitôt disparu dans les plis du yacht. Chiffonnements (dans le sens contraire de celui de la fibre du papier). Plaintes de la chair modifiée. Borborygmes : voix, chuchotements irrépressibles des organes. La seule voix humaine qui ne mente pas. Après tout, quel bonheur tu avais ressenti à t’affranchir de toute forme de reliure ou de conditionnement ! Monter à bord de plein pied, être à flot sans cérémonial ni protocole. Tu avais imaginé qu’il serait bon de massicoter le dos de tous les livres, de remettre les mots en liberté. Que cela aurait été simple, il n’aurait fallu enlever que quelques millimètres et le bloc aurait été libre… Un « bloc », cela t’avait semblé davantage appartenir au lexique des tombeaux et des stèles funéraires. Et quelle place pour la voix ? « Les mots que je m’apprête à prononcer ici ont leur volonté bien à eux », avait lu Barnabooth au large, « ils sont plus forts, plus puissants que moi, et je crois bien qu’ils ont envie de dormir, ou qu’il leur plaît de ne pas être ce qu’ils sont, comme s’ils pensaient que coïncider avec eux-mêmes manquait de sel, et inutile de les réveiller, ils ne réagissent pas à mon : « –Debout ! » ». Achevant le mot, « Debout ! », Robert Walser avait posé son crayon, comme si cette injonction lui était adressée. Robert Walser s’était arrêté d’écrire, cette fois assourdi par les syllabes ardentes. Y a-t-il aussi des borborygmes dans les organes de la pensée ? Peut-on les entendre, à travers l’épaisseur de la boîte crânienne ?

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[De l’autre côté d’un mur, je commence à leur parler ; tout près de leur tête, ils entendent ma / une voix qui leur parle au casque, comme une voix venue d’ailleurs.]

Je me souviens que quelqu’un m’a dit, ou plutôt m’a rappelé… un jour, que « l’art était avant tout un rendez-vous. » Et comme pour rendez-vous soit tu arrives avant, soit tu arrives en retard, soit tu arrives au moment juste. Mais aussi tu peux ne pas arriver parce que tu t’es trompé de lieu. En même temps, peut-être qu’un rendez-vous est là où on ne l’attend pas… Ainsi je commençais ça fait aujourd’hui exactement 2 ans, 10 mois et 20 jours… moins quelques plus ou moins 3 heures… Por el momento sin título (pour le moment sans titre)… A unos… 140 km d’ici, en la 78

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fronterita, où on m’a dit…, si je me souviens bien, pour… la première fois, que j’étais une pessimiste. Oui. Ça fait presque 10 ans que je parle et à peu près 5 ans que j’ai dit : « Quelque chose de possible sinon j’étouffe. » 4 ans, 3 mois et 3 jours que j’ai dit que « artiste, que je sois artiste ou pas, que ce que je faisais était de l’art ou pas, ça, ce n’était pas moi qui le décidais. » 3 ans, 8 mois et 6 jours que j’ai dit que « je n’avais fait que ce qu’on attendait de moi. Que je n’étais que… une conformiste, une clown, une pute… Et que je n’étais pas la première… Et que je n’étais pas la dernière… » 3 ans, 4 mois et 19 jours que j’ai dit : « Faisons autre chose… » 3 ans et à peu près 2 mois que j’ai écrit que… « Je devais me taire quand on me disait de parler et que je devais parler quand on me disait de me taire. » Mais, est-ce que se taire ce n’est pas aussi parler ? Un jour, j’ai écrit : Je devrais apprendre à me taire. Ne pas finir mes phrases, manger les mots, manger mes mots, manger les mots des autres…

2 ans et 11 mois… qu’on m’a dit que mon travail était plus un travail malade qu’un travail esthétique. Et que peut-être je devrais faire autre chose, que… il n’était jamais trop tard. 2 ans, 10 mois et 21 jours que j’ai parlé pour… la première fois, de cette colère qui malgré moi s’exprimait de plus en plus dans ce que je faisais et dans ce que je disais.

On devrait nous apprendre à nous taire plutôt qu’à (nous) parler. 80 Et j’ai écrit : Silence à force de se taire ? Ou silence à force de trop parler. Silence à cause de l’impossibilité de vraiment dire ? Ou de ne pas s’inquiéter de tout le temps dire. Bégaiement par peur ? Ou par étranglement de sincérité. Mais quelle sincérité ? Peut-être qu’on (en) parle trop mais qu’on (n’en) dit pas assez ? Ou qu’on ne dit pas « assez ! »

Que j’ai fait une liste de mes lectures : Le Suicide. Suicides exemplaires. Suicides : histoire, techniques et bizarreries de la mort volontaire depuis ses origines jusqu’à nos jours. L’Esthétique du suicide. La Tentation nihiliste. Van Gogh, le suicidé de la société… Que j’ai cité Baudrillard qui disait : « Apprenons à disparaître. » Duchamp qui disait : « En anglais c’est mieux qu’en français : will go underground » quand on lui a demandé… où on va ? Ce à quoi il a répondu simplement : « Le grand homme de demain ira sous terre. Il doit mourir avant d’être connu. Il se cachera toute sa vie pour échapper à l’influence du marché, complètement mercantile, si je peux me permettre. » Présence Panchounette qui ont dit dans un entretien pour Art Press : « On arrête parce qu’on s’emmerde. » Aussi un des frères Tanner qui a suivi une logique très simple : « Ce travail est une merde j’arrête. » Pavese qui dit : « On décide de disparaître quand un amour, un amour quelconque, nous montre notre nudité, notre misère, notre… nullité. » Oblomov qui préfère rester à la maison, allongé à ne rien faire, parce que, comme il le dit : « Ils ne sont pas plus endormis que moi, même en restant assis ou en s’agitant tous les jours comme des mouches ? » Hedwing qui dit : « C’est presque de la haine ce que je ressens pour ces personnes qui secouent la tête quand quelqu’un commet un acte libre. » Une voix qui m’a chuchotée un jour : « Autrefois ils étaient heureux parce qu’ils ne comprenaient pas pourquoi ils étaient heureux. Aujourd’hui on ne l’est plus parce que tous les jours on nous explique notre bonheur. » Rodrigo García qui dit : « Vous êtes tous des fils de putes. » Et tous ceux qui répondent : « Oui, oui, oui tu as raison, encore, on en veut encore. »

(J’ose presque pas le dire, mais) Aujourd’hui, je pense que je ne pourrais plus faire l’éloge du « ne rien faire », vu que de plus en plus « ne rien faire » nous est imposé. « A alternativa é emigrar » a publiquement déclaré le premier ministre du Portugal, il y a pas si longtemps que ça : « L’alternative c’est d’émigrer. (…) Au lieu de rester dans la ‹ zone de confort ›, allez chercher du travail au-delà des frontières. (…) Vous pouvez fortifier votre formation, connaître d’autres réalités culturelles… » « Ça fait partie de notre histoire, de notre culture », il y en a qui ont rajouté. « Notre tradition et notre histoire montrent que nous avons toujours eu une vision universaliste. (…) 81 Et je n’ai aucun problème avec ça. Je rencontre des portugais partout et j’en ressens un grand orgueil. Nous n’exportons plus que des footballeurs. Nous exportons aussi des scientifiques, des peintres, des artistes plasticiens. Nous avons cette capacité. C’est ça le grand bien d’un petit pays. » (Silence) Silence aussi à force de rester bouche ouverte. Sans avoir rien qui puisse sortir de la gorge. Et ainsi devenir une gorge énorme à force de ne plus pouvoir se prononcer.


Qu’est-ce qu’on dit et qu’est-ce qu’on tait ? Qu’est-ce qu’on tait quand on dit et qu’est-ce qu’on dit quand on se tait ?

Il y en a qui ne m’ont plus trouvée drôle du tout, comme si ce que je faisais ou ce que je disais je le faisais ou je le disais pour faire rire. Il y en a qui m’ont conseillée de lire Le Rire de Henri Bergson, que ça… irait mieux. Il y en a qui ont dit que j’avais muy mala ostia. Il y en a qui m’ont demandé si je n’avais pas peur que quelqu’un en sortant de la salle commette un acte libre. Il y en a qui n’ont rien dit… Oui, ça fait exactement 2 ans, 6 mois et 1 jour que j’ai parlé de Joubert qui se demandait dans ses Carnets : « Mais, quel est mon art ? Que fait-il naître et exister ? Qu’est-ce que je prétends et qu’est-ce que je veux faire en l’exerçant ? Être reconnu ? Seule ambition de tant de gens. » 2 ans, 6 mois et 1 jour que j’ai parlé de Chamfort qui disait : « Presque tous les hommes sont des esclaves parce qu’ils n’ont pas le courage de dire non ! » Et qui disait : « Et pourquoi je ne publie pas ? Parce que j’ai peur de mourir sans avoir vécu. » Chamfort qui a amené le « non » tellement loin que le jour où il a cru que la Révolution Française l’avait condamné, s’est tiré une balle, qui lui a cassé le nez et lui a vidé l’œil droit. Et qui toujours en vie s’est arraché la chair avec un couteau… Et dans un bain de sang, a retourné l’arme dans sa poitrine et après s’être ouvert les jarrets et les poignets s’est écroulé au milieu d’un véritable lac de sang. De l’actrice Lupe Vélez, dite « la Bombe mexicaine », qui voulait réussir « une sortie en beauté » et qui s’est fait livrer chez elle une centaine de corbeilles 82

de fleurs, maquiller et coiffer par les meilleurs spécialistes d’Hollywood, servir en solitaire un repas composé de tous les plats épicés de son pays natal… et qui après avoir avalé un tube de Senocal et être montée dans sa chambre pour attendre la mort couchée dans une pose très étudiée sur une couverture brodée, habillée avec une robe en lamé or et parée de tous ses plus beaux bijoux… fût prise d’une subite nausée qui l’a poussée à courir vers ses toilettes où, commençant à vomir, elle a glissé sur les dalles de marbre et s’est fracassée la tête sur la cuvette où elle a été finalement retrouvée.

« O tempo não corre depressa quando o observamos. Sente-se vigiado. Mas tira partido das nossas distracções. Talvez haja mesmo dois tempos, o que observamos e o que nos transforma. » « Le temps ne va pas vite Et de Christine Chubbock, newswoman américaine quand on l’observe. qui, invitée en direct à un programme télévisé, a sorti Il se sent tenu à l’œil. un revolver de son sac et qui, avant se faire sauter la Mais il profite de nos cervelle, a dit aux spectateurs : « Vous allez assister distractions. Peut-être à une première ! » y a-t-il même deux temps, celui qu’on observe et celui Et… d’Anatole qui aurait bien aimé être funambule qui nous transforme. » mais qui se disait en même temps : « Pourquoi s’exhi- Albert Camus, Carnets II. ber si, pendant tes mouvements les plus dangereux Extrait récupéré dans le public ferme les yeux quand tu es en train de frôler le carnet de notes que la mort. » j’ai commencé le 25 juillet 2015, recopié pendant une Oui, 2 ans, 6 mois et 1 jour que j’ai dit à voix haute de mes dernières lectures. que peut-être le moment était arrivé. De se sauver. Pendant A Sociedade D’arrêter les discours. De ne plus être là. De prendre do Cansaço ? La société toutes ses affaires et de les jeter à la mer. De se sen- de la fatigue ? tir… lejos de todo. De se perdre… Et ainsi suivent mes notes : De perdre son temps, sans avoir la mauvaise Est-ce que c’est ça qui conscience de le perdre. De ne plus avoir à parler, à me / nous fait m’ / nous s’expliquer… pendant qu’on entendait au loin Amália ébranler ? (Ne pas pouvoir Rodrigues chanter Estranha forma de vida… contrôler / ou la peur de ne pas pouvoir vivre quelque chose qui nous 83 échappe, qu’on méconnait ; ne pas pouvoir vivre en acceptant de vivre en expéri[m]ençant.) Cette / notre / ma (propre) transformation. (…) Entre ces deux temps, l’abîme. (Plus loin.) « La vie est plus courte que ce que nous croyons. » Ce qui me fait penser à l’histoire d’un homme qui vivait cinq minutes dans le futur (à retrouver dans La vitesse des choses de Rodrigo Fresán). Ça ne lui servait pas à gagner à la loterie, par exemple. Cinq minutes c’était trop court pour ça. Ça lui servait à peine à savoir s’il allait pleuvoir ou pas. À savoir si une personne aimée allait lui téléphoner pour lui offrir ou lui mentir ce qu’il attendait depuis bien cinq minutes. À savoir comment allait se dénouer un film ou un livre. Mais, à ce qu’il paraît, cet homme qui vivait cinq minutes dans le futur, on ne l’a pas cru le jour où il est sorti dans la rue en criant que le monde était arrivé à sa fin. En même temps, ceux qui l’ont entendu, n’ont pas eu beaucoup de temps pour se moquer de lui. (Histoire notée dans le document « Écrire avec les pieds ». [Plus loin aussi : « Les années passent très vite, mais ce qui est le plus effrayant, c’est la rapidité à laquelle passent les minutes. »] )


Et ça fait exactement 1 an, 5 mois et 21 jours : je suis partie.

En me disant : On doit aller quelque part. On doit trouver quelque chose.

Loin. Si, pas de tout, parce que pour commencer j’ai traîné mon corps avec moi, en tout cas d’ici. Pela estrada fora, par la route dehors… Quand je lisais Livro do desassossego… Quand je lisais Portugal, hoje. O Medo de Existir…

1 an, 5 mois et 21 jours…

En pensant à un homme qu’un jour j’ai entendu dire : « Mon grand secret est que je ne suis jamais là, ici, maintenant, jamais. »

Après avoir parcouru 4 419 kilomètres… avoir passé un total de 1 140 h à finalement faire… pas grand chose. En me demandant :  À quoi bon tourner autour du pot ? Pourquoi des centaines de kilomètres si c’est ici qu’on doit faire face au temps qui ne s’arrête jamais ? Et il y en a qui disent : « Oui, mais continue. Oui ! Ce que j’ai atteint en m’en allant je l’ignore. Et Et ne regarde pas en bas, je ne sais pas si un jour je cesserai de l’ignorer. Et parce que si tu rencontres peut-être que vous avez raison, quand vous dites l’abîme, tu tombes. que ce n’est que… une fois de plus, une… fuite, une Tu tombes si tu regardes. » fausse tentative. Mais la question on l’a déjà posée : Comment s’en sortir sans sortir ?

En pensant à tous ceux qui me demandaient qu’estce que j’étais allée faire là et… andas à procura de qué? En me demandant… constamment : Où vous seriez ? Et qu’est-ce que vous seriez en train de faire maintenant ? En pensant à une femme qui m’a dit un jour : « Hoje, estou mesmo com vontade de matar alguem. » (…) Esta insatisfação Não consigo compreender Sempre esta sensação Que estou a perder Tenho pressa de sair Quero sentir ao chegar Vontade de partir P’ra outro lugar

En pensant… à vous… et à tous ceux qui m’ont habitée et m’habitent pendant ce tourisme infini. En pensant… à David Locke qui a décidé de prendre l’identité d’un mort et qui a dit : « J’ai tout abandonné. Ma femme, un fils adopté, une belle carrière… » Il a dit : « Ça n’a pas d’explication, n’est-ce pas ? » En me disant que ceci ne pouvait pas continuer éternellement. Cette frénésie, ces courses d’un lieu à l’autre.

Vou continuar a procurar o meu mundo, o meu lugar Porque até aqui eu só Estou bem Aonde não estou Porque eu só quero ir Aonde eu não vou Porque eu só estou bem Aonde não estou Porque eu só quero ir Aonde eu não vou Porque eu só estou bem Aonde não estou (instrumental) (…)

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Et après 4 mois moins 7 jours je suis revenue. (Petit silence)

[Je commence à sortir, avec un poulpe à la main ; je descends les escaliers, vers le balcon ; on entend les pas] Toi, qui dans La mort morte nous dit : « Comme un funambule à son ombrelle je m’accroche à mon déséquilibre. »

(Je me souviens que quelqu’un avait pris le poulpe pour un foulard.)

[J’apparais « comme ça », au balcon ; je reste immobile, en face de.] « (…) l’après-midi, regarder depuis la terrasse olympienne et observer 85 la misère du monde… Que ferait-il ? Il tournerait le dos au cosmos. Il ne voudrait plus rien avoir à faire avec lui. Il se replierait dans le monde intermédiaire, il quitterait même l’Olympe, parce qu’on en voit beaucoup trop depuis ce point élevé – (…) Il ferait savoir qu’il est mort. À présent, (…) ? Une phrase de Cioran me vient à l’esprit. Il dit quelque part que l’unique signe indiquant à coup sûr que quelqu’un a tout compris serait de le voir se mettre à pleurer comme un éperdu. » Lu dans Essai d’intoxication volontaire, conversation entre Peter Sloterdijk et Carlos Oliveira. Oui, mais combien de pleurs silenciés ? Je… ne veut pas / plus pleurer. Il / Je veut agir. (Temps) Il faut partir / être parti pour revenir.


« On peut remarquer que les plantes peuvent se maintenir en vie sans se déplacer. Elles puisent leur nourriture directement dans le sol, à l’endroit où elles se trouvent. Et grâce à l’énergie du soleil, elles transforment cette matière inanimée qui est dans le sol, en leur propre matière Oui, depuis… je me demande si continuer à être vivante. » Extrait de Mon ici, comme ça, comme on dit dans ma terra galega : oncle d’Amérique d’Alain « dereitiña como unha pranta », droite comme une Resnais, 1980. plante. Et c’est marrant parce que j’ai toujours eu envie de me présenter comme ça, en disant : « Bonsoir, je suis ici droite comme une plante. » Mais… en même temps, il est vrai que pour qu’une plante soit bien droite elle doit être ou… très vivante ou très morte. (Petit silence) Et pour quoi faire? Il y en a qui disent… (Petit silence) Je préférerais ne pas… disent quelques-uns. (Petit silence) Il y en a aussi qui disent que… « On doit parler quand on a quelque chose à dire de plus cher que le silence. » Et d’autres qui disent : « Tu parles toujours à partir d’un silence contre lequel tu te brises. Il n’y aura jamais eu, derrière et devant nous, que le même silence. Le premier. »

(Grand silence)

Et j’ai pensé à Soares qui écrivait : « Je suis l’intervalle de ce que je suis et de ce que je ne suis pas. De ce que je rêve et de ce que la vie a fait de moi. » Qui écrit : « J’existe sans le savoir et je mourrai sans le vouloir. » (Petit silence) Il y en a qui disent que… la question n’est pas de savoir qui on est, mais en quoi nous voulons ou en quoi « – Não receies nada. A verdade é que eu já não nous sommes en train de nous convertir… sei muito bem quem sou… Ou sei, mas não quero (Silence) ser mais o que fui, quero Ça fait quelques minutes, quand j’étais là-bas… de esquecer-me de tudo até l’autre côté, je me demandais qu’est-ce que vous ao momento em que entrei neste café », dit Al Berto seriez en train de penser de tout ça. dans Lúnario. Je me le demandais et je me le demande à chaque « – Es matador arrastrar fois que je sais que nous allons nous… rencontrer (?) tras de sí lo que uno ha (« ren » – « contrer »… de contre : en face de… tout sido », lui répond Wolf dans La hierba roja. contre, tout près… ici et maintenant…) Oui, je me demandais et je me demande à chaque fois, qui vous serez et combien vous serez.

Ça fait… je ne sais plus combien de mois, j’ai entendu un announcement qui nous disait en anglais : « En signe de solidarité avec les évènements récents dans le monde, durant la prochaine minute, n’arrêtez pas de faire l’activité que vous êtes en train de faire. »

Je me demandais si je ne serais pas ou si je ne finirais pas finalement par être en train de parler seule.

Et je me souviens que je m’étais dit : « Ce que j’aimerais faire, en étant vraiment moi en le faisant. »

(Très petit silence)

Un je qui dit, qui est un autre, n’est pas un autre qui ne veut pas dire je, 86 n’est pas un autre qui ne dit pas je.

Ca pourrait être un bon titre, finalement… Je serais (ou nous serons) en train de parler seule ? Ou… Soliloquerais-je ou soliloquerons-nous ensemble ?

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Je me demande : Et la solitude, c’est un choix ou c’est… malgré ? (Silence)

(Petit silence) Mais peut-être que vous avez raison, peut-être que ce n’est, une fois de plus, ni le lieu ni le moment pour parler de tout ça.

Je me le demande et je ne sais pas si finalement je pourrai savoir ni quand ni combien de fois je me le demande…

Peut-être que c’est le moment de sortir et de prendre un peu d’air frais.

Aujourd’hui, 21 juin 2009, jour le plus long et nuit la plus courte, je me demande d’où vient ou vers où va cette manie que j’ai de compter le temps.

[Plus ou moins par ici, je m’arrête et à un moment donné je lâche le poulpe.]

Je me demande si à force de vouloir tout dire à voix haute je ne suis pas en train de me tromper (et plus je me chauffe la tête moins j’arrive à savoir si… vers quoi…).

(Temps)

Je me souviens qu’un ami m’a dit un jour : « Ferme les yeux et tu verras ! » (Silence) [J’ouvre la grande porte qui donne vers l’extérieur et je marche vers l’horizon.] (Un horizon qu’on ne peut pas atteindre mais qu’on ne peut pas quitter.)

Me vient à la tête l’image d’un présentateur de télé qui finissait toujours son émission avec un grand sourire et en disant : « ¡É a vida! » C’est la vie ! Comme s’il nous disait : « C’est là-bas, dehors, loin. » Comme s’il nous disait : « C’est comme ça, donc, continuez avec vos vies parce que la vie continue. » — ¡Evidentemente! 88

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(Bon) À ce moment-là j’avais pensé faire un hommage à tous ceux qui disent et qui ne disent pas… À ceux qui, en France, m’annoncent comme française… m’annoncent comme espagnole, en Espagne, comme française. Dans la péninsule comme galicienne et en Galice comme étrangère. trébuche trébuche trébuche trébuche ferme ta bouche petite tréb crêve ta bouche – pour une trêve trêve-toi, bouche bouche ta trêve bouchonne ta trêve bouche-la

[Les différents niveaux de terrain me font à moitié trébucher ; petit à petit on perd la connexion avec la voix, les mots deviennent de plus en plus entrecoupés.] Et je pense à Al Berto qui disait dans O Medo, La peur, quelque chose comme : « Je sais que je vais donner à mon corps tous les plaisirs qu’il me demande. Je vais l’utiliser, je vais l’user jusqu’à la limite supportable pour que la mort ne trouve rien quand elle viendra. » Bon, je ne sais pas si vous êtes toujours là… En tout cas, merci beaucoup pour votre attention. [Pendant que je disparais dans le paysage, Te quiero puta de Rammstein sonne à l’intérieur de l’espace. On perd complètement le signal. À la fin, au casque, il ne reste que du bruit blanc.]

(Aujourd’hui, j’aurais fait plutôt entendre, en crescendo, Este silêncio de Camané.)

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« Le risque fait partie du rythme 1 » Anja Isabel Schneider C’est happé par une myriade de sons que l’on pénètre dans Ent( r )e, l’exposition personnelle de Loreto Martínez Troncoso au Centre d’art contemporain de La Ferme du Buisson. Depuis les installations sonores d’où résonne la voix de l’artiste jusqu’aux sons produits par les mécanismes de ces interventions architecturales, les différents rythmes des œuvres non seulement ponctuent l’exposition mais permettent également d’appréhender plus largement Ent( r )e comme un espace de et pour l’écriture.

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De fait, Ent( r )e est aussi une écriture de l’espace, du mouvement, où le corps est à la fois présent et absent. Au rez-de-chaussée, une phrase est projetée, en lettres floues, sur un large écran : « Il y a quelque chose qui m’affecte, j’ai besoin de réagir. » Cette nécessité de (ré)agir se retrouve dans nombre des œuvres de l’artiste, y compris les récents films, installations et pièces sonores, venus s’ajouter aux premières performances ou « prises de parole » (avec / sans parole), dans lesquelles Loreto Martínez Troncoso s’adresse à un public à un moment et dans un espace donnés, en y engageant pleinement le (para)texte de l’exposition – en lui-même un champ spatial – « de sorte à le présenter / à le rendre présent 2 » . La pratique de Loreto Martínez Troncoso commence et finit avec le langage. Si le langage constitue le matériau de ses œuvres apparemment immatérielles,

1   «  The risk is part of the rhythm » (le risque fait partie du rythme) est une phrase empruntée à Edwin Denby dans « Forms in Motion and in Thought » Salmagundi, n O 33-34, printemps-été 1976, p. 115. 2    « Plus que d’une limite ou d’une frontière étanche, [le paratexte est ici] un seuil (…). ‹ Zone indécise › entre le dedans et le dehors, une zone non seulement de transition, mais de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au service (…) d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente (…). » Gérard Genette, Seuils, Éditions du Seuil, Paris , 1987, p. 8.

Ent( r )e (ré)-adresse de manière intrinsèque la notion de présence, et par conséquent celle d’absence, au travers de thèmes tels que la disparition ou la perte. Dépouillé de sa parenthèse, le titre de l’exposition devient ente3, qui signifie « être » en espagnol, alors que la préposition française « entre » indique un état transitoire, un intervalle, un entre-deux. Ici, l’expérience visuelle essentiellement corporelle fait partie intégrante de la conception et de la mise en espace de l’exposition. Elle aiguise notre perception de nous-mêmes (inscrits) dans l’espace, non sans provoquer disjonctions et sentiments de malaise. Comme le jeu des multiples (re)lectures du titre de l’exposition le suggère, Ent( r )e est d’abord une invitation à « entrer », physiquement et mentalement, dans un lieu, un état, à la rencontre d’une œuvre aux limites du langage. Témoignant du goût de l’artiste pour les références denses et les textes fragmentés, une « table-autel » en bois porte les cicatrices d’écrits, parmi lesquels figurent des thèmes, des allusions, des jeux de mots marquants : « hanter », « ent(r)e », « pénétrer », « sortez »… et quelques mots en espagnols, parmi lesquels « corazón » (cœur). À travers cette accumulation de mots, parfois placés en miroir, parfois superposés, des pistes intertextuelles se dessinent fugitivement. D’abord accessoire de performance, la table sert aussi, à la manière d’un palimpseste, de liaison entre mots et œuvres, dedans et dehors, intériorité et extériorité, mouvement et sensation.

3    En espagnol les verbes ser et estar peuvent être traduits par « être, exister » (ser) ; « être là, dans un certain état » (estar).

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« Mise-en-espace / mise-en-rythme 4 »

« Ton fort, ton faible, silence 8… »

D’un bout à l’autre de Ent( r )e, des espaces intermédiaires se créent, qui révèlent des zones liminales d’existence. Dans le parcours chorégraphique que l’exposition propose, le « pas » – à la fois physique et imaginaire – peut être vu comme l’un de ses leitmotivs. Un mur se déplace lentement d’avant en arrière. Les sons que produit sa mécanique résonnent tels des pas de flamenco, suivant un rythme constant et irrégulier. Comme Georges Didi-Huberman le note dans ses écrits sur Israel Galván : « Souvenons-nous que le pas est un mot de l’espace qui s’ouvre : le pas qui permet d’avancer, la passé ou le passage qui permettent de franchir, voire de transgresser 5. » Avec audace et finesse, Loreto Martínez Troncoso ouvre littéralement l’espace au travers d’interventions in situ6. Ce faisant, elle dissout les limites préétablies et confère aux éléments architecturaux une présence sculpturale, intensifiant notre appréhension de l’espace et du mouvement : entre brèches et occlusions, entrées, ouvertures, escaliers, seuils, niveaux supérieurs ou inférieurs, le visiteur erre dans l’espace et le traverse7. Intrinsèque à l’acte de parler, d’écouter, d’écrire, de respirer, de marcher, de s’interrompre… le rythme se mesure toujours à l’aune de notre rapport au monde.

Si le « rythme rend notre monde musical », comme le suggère Didi-Huberman dans « Risque / Rythme9 », comment alors s’y accorder ou non ? Entraînés par leur rythme, s’accorde-t-on au son des pas enregistrés que l’on suppose être ceux de l’artiste ? Étrangement présente et absente à la fois, Loreto Martínez Troncoso habite l’espace des interstices de ce que l’on perçoit et de ce qui a déjà disparu, ce qui n’est plus là. Mots, chuchotements, rythmes tremblants, respirations et palpitations, émanent de l’intérieur et des replis de l’architecture altérée. C’est pourtant dans les moments silencieux et immobiles, où « les mots sont retenus », qu’elle créée des zones de contact avec et pour le visiteur. Ici, « le langage se calme, devient respiration (Hauch)10. » Dans la danse contact, la priorité est donnée à l’acte d’écoute, à la capacité de répondre à l’autre, au-delà des points de contact physiques. De même, l’acte d’écoute dépasse largement les mots. Espace intime de résonnance affective, Ent( r )e réinvestit la rencontre avec l’autre de rythmes, de risques, de pulsations et de tensions. Et, pour sentir, ou plutôt pour « saisir un rythme, il faut avoir été saisi par lui, il faut se laisser aller, se donner, s’abandonner à sa durée11. »

4   Georges Didi-Huberman, Risque / Rythme, une conférence dansée avec Israel Galván, http://vimeo.com / 65249661. 5   Georges Didi-Huberman, Le Danseur des solitudes, Les Éditions de Minuit, Paris, 2006. 6    La référence à d’autres pratiques artistiques paraît inévitable ici. Prenons pour exemple les pièces altérant les surfaces murales de Joëlle Tuerlinckx ou Karin Sander ainsi que les building cuts de Gordon MattaClark auxquels Loreto Martínez Troncoso fait clairement référence. 7    Le mouvement ici doit être entendu comme un mouvement « d’approximation dans la perception comme dans la connaissance ». Liliane Louvel, « The Spatio-Rhythmic Sharp » dans Poetics of the Iconotext, Ashgate Publishing, Farnham, p. 175.

8   Georges Didi-Huberman, Risque / Rythme, une conférence dansée avec Israel Galván, http://vimeo.com / 65249661. 9   ibid. 10       Éliane Escoubas, Imago Mundi – Topologie de l’Art, éd. Galilée, Paris, 1986, p. 238. 11       Henri Lefebvre avec Catherine Regulier-Lefebvre, Éléments de rythmanalyse : Introduction à la connaissance des rythmes, éd. Syllepse, collection Explorations et découvertes, Paris, 1992.

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même pas cataloguée comme une profession dangereuse, n’est-ce pas?» «– Attendre les soixante-cinq ans pour prendre sa retraite? C’est au ministère d’y travailler, c’est lui qui doit bouger la fiche. C'est pour la plupart des femmes de soixante-cinq, soixantequatre, soixante-trois ans qui sont dans ce collectif de percebeiros de Corme (Costa da Morte, Côte de la Mort) et elles doivent être ici dans ces conditions… Sans être reconnues dans cette profession dangereuse… Et sans reconnaissance des maladies typiques de cette profession… Ici, par exemple, une femme enceinte doit continuer jusqu’à ses huit mois dans ces conditions là?! Une seule inattention, c’est une personne morte. Alors, nous allons toujours en groupe parce que si jamais quelqu’un crie les autres entendent… Et tu vois, ils courent pour y échapper.» «– Oui, une toute petite étourderie, les gens meurent.» «– Ici on doit courir. Même pas courir, on doit voler.» «– Peur? La peur, nous on la laisse à la maison. Sinon, on ne descend même pas, tu vois? C’est comme les toreros.»

26. Nous sommes lundi. Nous sommes au pied de la Serra da Estrela. Je pense à notre retour bientôt. À nos représentations, nos vies de représentations, revenir à notre vie comédienne. (Aucun désir de) Va-et-vient entre le dehors, le hors et le dedans, le dans. On ne la quitte pas vraiment, la co-media. (Retour. Mais est-ce qu’on revient? Plutôt on devient.)

27. (…) À la recherche, escarbar, gratter, les murs, les surfaces pour aller voir ce que je ne vois pas, ce que je ne vois plus. Gratter jusqu’à perdre, s’arracher, ses/les ongles. Escarbar et observer cette matière qui s’accroche à mon corps/cœur, à ma présence, à mon existence. (Aller à la recherche de) Un monde souterrain, un monde parallèle, un monde qui murmure écarté, pour revenir à la surface.

<> <> ^ ~

À toi, qui as ce livre entre tes mains, qui parcours avec tes yeux ces traces, qui entends dans toi une voix qui accompagne les mouvements de tes yeux. À toi, qui pendant cette lecture, le plus probablement «silencieuse», écoutes l’écho intérieur de ces paroles fantômes. <> <> ^ ∆ 28. (Temps)

29. Porto, jeudi 26 septembre 2013 Amore, En allant travailler, j’ai pris dans mon sac, pour lire dans le métro, La magia de los sentidos* de David Abram. J’avais commencé à le lire il y a quelques temps. Dans le métro, pour ne pas lire linéairement, j’ai relu 106

la «table des matières» et je suis tombée sur un chapitre qui s’intitulait, s’intitule: El olvido y el recuerdo del aire. «L’oubli et le souvenir de l’air». Je suis allée les retrouver, l’oubli et le souvenir, et j’ai lu – c’est en citation après le titre, avant son texte (et là je traduis du castillan au français): «Asseyons-nous ici… dans la plaine ouverte, que nous ne puissions voir ni clôture (ce qui me fait penser à la lecture** à voix haute entre Picoitos et Pomarão, à l’ombre sous un arbre, pendant une marche sous 40º) ni route. Sur la terre, sans couvertures, sentons avec notre corps la terre et les bourgeons naissants. Que l’herbe soit notre matelas, avec son aspérité et sa douceur. Soyons comme les pierres, les plantes et les arbres. Soyons animal, pensons et sentons comme des animaux. Écoute l’air. Tu peux l’entendre, tu peux le sentir (d’éprouver), tu peux le sentir (d’odorat), tu peux le savourer. Woniya wakan, l’air sacré, qui renouvèle tout en un un souffle. Woniya, woniya wakan, esprit, vie, souffle, renouvellement, ça signifie tout ceci. Woniya, on s’assoit ensemble, sans se toucher, mais il y a quelque chose là, on le sent entre nous, comme une présence. Un bon moyen de commencer à penser à la Nature, à parler d’elle. Encore mieux, lui parler, à elle, aux fleuves, aux lacs et aux vents***.» En le traduisant, au fur et mesure j’ai eu envie de dire, ça résonne de plein de choses. Mais, là, en arrivant au vent, j’ai envie de te le souffler comme ça: «À un moment il faut les taire, (toutes) ces/ses voix.» * Livre dédié para quienes están en peligro de extinción, à tous ceux qui sont en danger d’extinction.

** «Pour l’heure, dans ces alentours, la majeure partie de la contrée n’est pas propriété privée; le paysage n’appartient à personne, et le marcheur jouit d’une liberté relative. Mais sans doute un jour viendra où il sera cloisonné en soi-disant terrains d’agrément, dans lesquels seuls quelquesuns goûteront un plaisir restreint et exclusif – quand se multiplieront les clôtures comme des pièges pour les hommes et autres machines inventées pour les confiner sur les routes publiques; quand marcher sur la surface de la terre créée par Dieu sera interprété comme le fait de pénétrer sur un terrain privé sans autorisation. Jouir d’une chose exclusivement va en général de pair avec le fait de se priver soi-même du plaisir qu’on pourrait en tirer. Profitons des opportunités qui nous sont offertes avant que viennent les mauvais jours.» Henry David Thoreau, De la marche.

31. Porto, domingo 13 de octubre del 2013 Hoy, he caminado por la calles como una sombra sin cuerpo*. * Aujourd’hui, j’ai cheminé dans les rues comme une ombre sans corps.

32. (continuará) / (à suivre)

*** Il finit, après la nature, les fleuves, les lacs et les vents: «como a nuestros parientes», «comme à nos parents». Parientes, parents, dans le sens de lien familial qui ne se réduit pas à la mère et au père, mais ça, tu dois le savoir, moi, je viens d’appendre que c’est le même mot. Ça m’a fait penser à quand j’avais pris entre mes bras un grand pin, et je l’avais senti, à nouveau, il était revenu, mon grandpère. Il est toujours là. Parents qui sont nos ancêtres. (Birago Diop, dans Les Souffles, commence en disant: «Écoute plus souvent les choses que les êtres.»)

30. (Temps)

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(Continuar Á) ou En Chemin ou … 15

25, 52, 106

41

Loreto Martínez Troncoso Prise de parole Por el momento sin título du 7 juillet 2006 à la Fondation Serralves (Porto, Portugal) qui fait suite à celle du 1er juillet 2006 à Arteleku (San Sébastien, Espagne), dans le cadre de la résidence Mugaxoan 2005-2006. Marges Écrites entre août 2013 et octobre 2015. Loreto Martínez Troncoso Notes Fabrice Reymond

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Alexandru Balgiu

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Loreto Martínez Troncoso Prise de parole Sans titre, pour l’instant du 20 décembre 2006 aux Laboratoires d’Aubervilliers. Marges Écrites entre août 2013 et octobre 2015. Lore Gablier et Loreto Martínez Troncoso

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Loreto Martínez Troncoso Prise de parole Finalmente, ¿con o sin título? du 21 juin 2009 à LABoral, Centro de Arte y Creación Industrial (Gijón, Espagne), dans le cadre du programme Mugatxoan09. Marges Écrites entre août 2013 et octobre 2015. Anja Isabel Schneider

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(Continuará) ou en Chemin ou … a été initiée en 2011, à l’occasion d’une résidence à Arteleku (San Sébastien, Espagne) proposée par Mugatxoan. Elle fait également suite à l’exposition personnelle de Loreto Martínez Troncoso, Ent( r )e, présentée au Centre d’art contemporain de La Ferme du Buisson du 13 octobre 2012 au 13 janvier 2013 (Noisiel, France). Elle a été réalisée avec le soutien de Eremuak, de la Ville de Paris – département de l’Art dans la Ville, du Centre national des arts plastiques (aide à l’édition) et du Ministère de la Culture et de la Communication. Coédition Ed. Spector, Centre d’art contemporain de la Ferme du Buisson, Mugatxoan Conception éditoriale Lore Gablier, Loreto Martínez Troncoso et Béatrice Méline Design graphique SA*M*AEL Samuel Bonnet & Maël Fournier-Conte Images Samuel Boche (captures vidéo / plage de Costa da Caparica), Loreto Martínez Troncoso (p. 16, 18, 79, 89), François Olislaeger (p. 51), Lore Gablier (p. 82), Alexandru Balgiu (p. 34, 36, 38),  Aurélien Mole (pp. 92-105) Traduction espagnole Nadia Barrientos et Loreto Martínez Troncoso Traduction de l’anglais de The Risk is part of the Rhythm Béatrice Méline et Lore Gablier Remerciements Julie Pellegrin, Céline Bertin, Ion Munduate, Blanca Calvo, Jean-Max Colard, Francisco Salas (Galería PM8, Vigo, Espagne), Nadia Barrientos, Luc Assens, Anne-Laure Belloc, Pascal Simon Impression Geers Offset (Gand, Belgique) Tirage 1000 exemplaires ISBN : 9 782953 344967 Direction de la publication Béatrice Méline et Hervé Coqueret, Ed. Spector www.projet-hypertexte.com Distribution Les presses du réel (France, Belgique, Luxembourg, Suisse) Idea Books (Reste du monde) www.lespressesdureel.com www.ideabooks.nl



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