JA 2643 du 4 septembre 2011

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Grand angle Libye certes la condition fondamentale de sa survie au pouvoir, mais elle avait son revers létal. Les Libyens avaient fini par faire de lui la source unique de tous leurs problèmes, éducatifs, sanitaires, judiciaires. Les inégalités, la corruption, la morgue des comités révolutionnaires, la quasi-impossibilité pour le citoyen lambda d’obtenir un visa pour voyager, l’immigration incontrôlée d’Africains traités comme du bétail, et jusqu’aux dépôts d’ordures qui jonchaient les rues et les autoroutes, tout cela lui était attribué. Être libyen n’était plus depuis longtemps une fierté, mais un stigmate entretenu par la peur et la dissimulation. C’est ce sentiment d’autodépréciation, alimenté par les déclarations hallucinantes de mépris éructées à l’encontre des rebelles par Kaddafi, son fils Seif et sa fille Aïcha au début de l’insurrection, qui explique pourquoi la haine du « Guide » et de sa famille aura été jusqu’au bout le principal moteur de cette révolution. Et qui explique également pourquoi cette dernière demeurera inachevée tant que le despote n’aura pas été débusqué. Pour que la Libye chasse ses démons du passé, le besoin d’exorcisme collectif est tel que, à tout prendre, mieux vaudrait que le tyran soit jugé à Tripoli plutôt que dans le cadre aseptisé de la CPI – même si ce procès risque d’être dévastateur pour certains. SOLITUDE. Aujourd’hui, Ubu est nu. Dans son immense solitude, peut-être égrène-t-il la liste amère de ces étrangers, chefs d’État, Premiers ministres, députés, hommes d’affaires, consultants,

Reconnaissance progressive du Conseil national de transition France 10 mars Qatar 28 mars Sénégal 28 mai Émirats arabes unis 12 juin Turquie 3 juillet États-Unis 15 juillet Gabon 12 août Tunisie 21 août Égypte et Maroc 22 août Nigeria 23 août Burkina, Éthiopie et Tchad 24 août Niger, Togo 27 août

avocats, publicistes, écrivaillons, universitaires, pétroliers qui défilèrent sous sa khaïma bédouine, après parfois des semaines d’attente, pour lui baiser les babouches, s’extasier de ses folies et de ses propos incohérents, subir l’arrogance de son menton levé et de ses leçons de maître d’école, lui rebaiser les babouches, puis passer à la caisse auprès de l’un de ses affidés. Peut-être se remémore-t-il ses visites à Paris, Rome, Vienne ou ailleurs, reçu avec les honneurs que les vieilles démocraties réservent aux dictateurs solvables, donc fréquentables. Tous lui ont tourné le dos, à moins qu’ils ne l’aient poignardé. Seules quelques consciences africaines en plein désarroi, mais actives sur internet, s’apprêtent à faire de lui un martyr de l’impérialisme prédateur, amnésiques de ce qu’il fut : un Idi Amin Dada des sables, les pétrodinars en sus. Qui ne s’aperçoit pourtant que l’Afrique, et singulièrement l’Union africaine, enfin débarrassée d’une telle pollution, se portera mieux sans lui ? En ce 1er septembre 2011, où qu’il se cachât encore, entre fuite et fin, Mouammar Kaddafi n’avait pour unique consolation que le souvenir fielleux d’une phrase qu’il prononça d’une voix ferme, au petit matin du 1er septembre 1969, sur les ondes de Radio Benghazi quand le potentat empâté qu’il est devenu était un officier putschiste jeune, beau, mince et populaire. « Nous avons renversé un régime corrompu et rétrograde. Nous avons détruit l’idole… » Quarante-deux ans plus tard, ceux qui l’ont abattu pourraient la reprendre mot pour mot. ●

LIONEL BONAVENTURE/AFP

Æ UNE SOIXANTAINE DE DÉLÉGATIONS étaient présentes à la conférence de Paris sur la Libye, le 1er septembre.

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JEUNE AFRIQUE

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