cette bete que tu as sur la peau

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Marie Chartres

Cette bĂŞte que tu as sur la peau Vu par

Gisèle Bonin


Tu connais l’amour de réputation oh, ta mère te l’a expliqué Sa première histoire oh, c’est douloureux et sa deuxième oh comme c’était beau oh début et ton père, et ton père oh, quel connard oh, oui, maman, raconte encore oh, c’est douloureux oh comme c’était beau oh début et ton père, et ton père oh, quel connard oh, oui, maman, raconte encore ah les belles histoires de l’enfance. Un frère et une sœur tentent d’échapper, chacun à leur manière, à l’emprise et à la folie de leur mère, à l’abandon du père. Dans ce roman d’une grâce et d’une poésie envoûtantes, Marie Chartres dresse le portrait inoubliable de deux personnages prêts à tout pour chasser les fantômes du passé et survivre au poids des souvenirs.

9 782916 130330

Gisèle Bonin s’attarde sur la matière, celle-là même dont sont faites les choses. Elle a, pour ce texte, porté son attention sur une couverture qui ponctue les pages d’une présence étrangement troublante.

ISBN : 978-2-916130-33-0

douze euros (12E)


Cette bĂŞte que tu as sur la peau


Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer, numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.

© Les éditions du Chemin de fer, 2011 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-33-0


Marie Chartres

Cette bĂŞte que tu as sur la peau

vu par

Gisèle Bonin

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Pour Fanny, ma sœur Merci à Anne-Sophie Lachambre



Lorsqu’il a demandé ta mère en mariage, ton père a allumé une bougie qu’il a placée à même le sol puis il a éteint la lumière. Il a pris la main droite de sa future femme pour l’emmener danser autour de la flamme. Ta mère, après avoir dit oui, pensait à la cire qui coulait doucement sur la moquette. Il faudra, le lendemain, gratter les taches au couteau. Une fois la flamme soufflée, ta mère est devenue femme au foyer.

Tu joues dans le petit couloir de la maison Ton père ne comprend jamais pourquoi Le jardin est immense, parfois même fleuri, il est si beau, il dit

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Et toujours tu l’entends répéter Moi quand j’étais petit Tu n’es pas très grande toi non plus Tu choisis les espaces à ta mesure C’est plus rassurant Tu ne crois pas ? Ton père s’énerve encore plus fort lorsqu’il t’entend parler à ton ami imaginaire Mais la vie c’est comme ça Tu ne crois pas ? Parler à des gens qui n’existent pas dans des lieux privés de lumière.

Une jupe, une robe ou un manteau accrochés aux cintres pour y déposer un souci, une larme ou un paradis. Ses yeux devant cet univers, cette terre de tissu et de couleur. Ses doigts touchant le coton, le velours ou parfois même la soie. Ses mains plongeant vers ces profondeurs, un abîme qu’elle souhaiterait sans fond. Sa voix aiguë, fendue : elle sera belle maman, hein, les enfants ? Mais vous, les petits, n’êtes pas là pour contempler, confirmer, vous jouez dans votre océan de plastique et de métal.

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La mère va vous chercher dans votre chambre, vous trouver, vous traquer pour vous ramener devant cette mer d’étoffes et de nuances, sa penderie. Elle se déshabille devant vous, chaque vêtement choisi puis jeté à terre comme une plume d’oiseau. Dehors, il y a le cri lointain d’une corneille. Et les heures d’après, vous, les enfants, toujours polis, agenouillés à terre. Robes, jupes, larmes et paradis, comme vomis sur le parquet. Et elle, roulée en boule dans son lit. Encore nue, couverture sur les pieds, épaules sanglotantes de n’avoir rien su choisir, revêtir ou mourir. Au pied de la penderie, l’oiseau tué, duvet de vêtements multicolores, plumes abandonnées et vous, les enfants, disant, murmurant : c’est bientôt fini, maman ?

Il y fait absolument noir sur cette route que le père emprunte certains soirs de sa vie. Elle est droite, longue, sans aucune imperfection alors qu’il la voudrait cahotante, bossue, vivante. Comme la vie.

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Lorsque la mère pleure et que vous, les petits, restez sidérés à la regarder, le père croupit, planté, sur le tapis avec sa mallette à la main. La figure, le sourire, les mains comme congelés. Un vulgaire pain de glace au milieu du salon. Parfois, il y a des efforts qui lui poussent dans le corps, comme des fragments d’espoir collés aux organes et à la cornée, alors il plonge son regard dans vos yeux de minuscules avec l’envie d’y voir une ruelle, une lumière, une promesse. Mais la plupart du temps, il n’y a absolument rien. Vous, les petits, êtes déjà contaminés, stupéfaits, pétrifiés par cette bête que vous porterez bientôt sur votre peau. Le père a tenté les quatre points cardinaux lors de ses petites fugues du temps passé. Comme le mois dernier, ce sud et cette odeur de lundi. Mais il faut toujours revenir, c’est sa peur qui le lui dit. Elle lui parle souvent, se vrille à ses nerfs et le laisse pantois, subitement froid. Alors, tête baissée, tel pain de glace au milieu du salon, il revient l’écouter pleurer, sanglotant dans le regard de ses enfants. Un jour, il y arrivera. Oui.

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C’est une si belle journée prononce ta mère Ton père ne répond rien Sans doute le langage de l’animal Première leçon d’entomologie pour toi et ton frère. La deuxième arrivera bientôt et ta mère cache ses yeux derrière ses mains.

Parfois il a le cœur au bord de la bouche. Le père expire brusquement. Ce rouge morceau s’en va et part s’écraser dans la neige. Il ne le récupère pas souvent. Ainsi, se sent-il plus léger. Il aime éprouver ce grand vide dans sa poitrine. Tout est tellement plus facile : sa femme, ses enfants, il les voit mais rien ne l’émeut. Il se débarrasse de son écœurement. Bientôt le père espère faire la même chose avec ses poumons pour se séparer de l’étouffement qui le saisit à la gorge lorsqu’il se réveille le matin. Le soleil se lève, paupières presque closes, le père va bientôt cracher.

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Tout ce que tu touches, ça meurt Le père légèrement myope s’est tourné vers la plante verte en train de crever Le vert virant au noir Oui, c’est triste, je ne suis pas doué a-t-il avoué La voix grêle et la terre encore plus sèche La mère a frappé la table de ses poings Pas la plante, mais pas la plante Les humains que tu approches et que tu touches Ah oui, sans doute a-t-il répondu. Faire des boutures ? Peut-être. En voyant sa réaction, glacée, molle, blanche, les yeux de la mère se sont délivrés d’une goutte d’eau. Le père aurait réussi à arroser le monde entier rien qu’avec les larmes qu’elle avait versées cette année. Toujours ces larmes, ces pleurs, mais pour quoi faire ? lui a-t-il crié dessus. Tu ne peux pas t’en priver nom de dieu, t’es obligée de les montrer. Pratique pour arroser Il faudrait savoir.

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Il a dit, je pars, je m’en vais. Ton odeur, je ne la supporte plus. Pendant un instant, la mère aux mains déjà froides a cru qu’il s’adressait au chien. Pauvre bête. Mais le chien est déjà enterré au fond du jardin depuis trois ans. Donc elle a fermé les yeux Et a compris que le ton jeté par le mari était pour elle. Pauvre bête. C’est moi alors. Quand la mère aux yeux déjà gris a vu les valises dans le couloir de l’entrée, une nouvelle fois, elle a pensé C’est moi alors.

Bientôt ni mari ni père, il fera plusieurs voyages de la maison jusqu’à sa voiture pour emporter toutes ses affaires. A chacun de ses passages, le père pour quelques secondes encore père laissera de la neige fondue sur le carrelage de l’entrée.

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La femme, bientôt seulement mère, se souviendra surtout de ça et du son. De la boue et du flic-floc de ses pas dans la maison. Flic-floc. Une odeur d’eau de violettes fanées et croupies. Son parfum, le renfermé. Ce sont les raisons de son départ. Selon lui. Il fallait bien sortir quelque chose. Quand il a fermé la porte derrière lui, la mère sidérée s’est mise à dénouer la tresse de ses cheveux. Elle s’est peignée lentement. Elle avait besoin d’une nouvelle couleur, les racines de ses cheveux étaient visibles. Quelques filaments blancs. La mère, bague à l’annulaire inutile, pensait à la serpillière qu’elle allait passer dans l’entrée et aux taches de cire sur la moquette qu’elle n’avait jamais réussi à enlever depuis dix ans.

Dehors, c’était tout blanc. Tout blanc. Et dans la chambre, une fois la porte refermée, la lumière repliée, le père heureux,

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le père parti, la petite chambre si sombre, et à l’intérieur, toi. C’est ce soir-là.

Te revient. Le jour où tu as porté ta jupe courte rouge, un garçon t’a embrassée pour la première fois. Son corps ressemblait à un tronc d’arbre mort et pourri mais l’intérieur de sa bouche te faisait penser à un amandier. Après le baiser, tu as tremblé toute la soirée jusque dans ton lit. Te revient. Le chemisier en soie orange que portait ta mère tous les mercredis s’est défraîchi, la couleur est partie peu à peu, tu l’imaginais fuyant dans les égouts de ton quartier, un peu d’orangé s’en allant parmi les eaux usées. Ta mère t’expliquait que son habit avait “passé”. Te revient. Ton père, lors d’un jeudi blanc et froid, avait passé lui aussi, il avait fichu le camp. Il n’a pas conservé son trousseau de clés, il est parti comme on partirait en week-end, léger et heureux. Tu as gardé son porte-clés pour l’enterrer au fond du jardin entre les fleurs jaunes

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et blanches que ta mère avait plantées au printemps dernier. Te revient. Les trois couleurs de ton adolescence sont le rouge, l’orange et le blanc.

Le frère n’a plus jamais dit mon père. Le matin en se levant ou le soir en se couchant. Jamais. Parfois, la nuit, il s’entraîne. Sa bouche se tord, ses lèvres remuent mais il n’y a rien. Simplement le e muet qui s’enfuit en hurlant. La mère en se réveillant un matin, celui qui était blanc et éclatant, s’était accroupie devant lui en disant ton père est mort en souriant. Le frère était encore en pyjama. Il avait simplement pensé que ce n’était pas une tenue pour accueillir une telle nouvelle. C’était trop tôt, trop tôt, même pour un mensonge. Un jour magnifique, c’est décidé. Elle répétait, elle répétait. Votre père est mort. Oh oui maintenant on dira qu’il est mort. Elle te regardait aussi, tu t’étais assise sur le lit en pleurant.

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D’habitude, le sommier grinçait mais ce jour-là il n’a absolument rien dit. Tes larmes perlaient sur tes manches, les couvertures et la moquette. Tes gouttes d’eau brillaient comme du cristal. C’était tout ce que les yeux du frère sidéré arrivaient à fixer. Il a enfoui ses mains dans les poches de son pyjama. La matinée commençait à peine. Et dans la pièce, déjà, il n’y avait plus que ce e muet qui hurlait.

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Tu connais l’amour de réputation oh, ta mère te l’a expliqué Sa première histoire oh, c’est douloureux et sa deuxième oh comme c’était beau oh début et ton père, et ton père oh, quel connard oh, oui, maman, raconte encore oh, c’est douloureux oh comme c’était beau oh début et ton père, et ton père oh, quel connard oh, oui, maman, raconte encore ah les belles histoires de l’enfance.

Toute la vie, dans son sommeil La mère a tenté de la repousser. Cette voix qui disait Où est-il ? En ricanant, où est-il ? Sa bouche muette, en réponse, s’ouvrait et un filet

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gris, opaque s’en échappait Mais rien d’autre ne sortait, pas même un mensonge. Rien qui n’existait. Alors la voix reprenait et répondait à sa place Ailleurs, mais pas avec toi. Jamais. Puis elle s’enfuyait par les couloirs de la maison. Tout le monde l’a entendue partir Tout le monde l’a entendue dire Jamais Sauf cette femme ignorée une nouvelle fois. Demain, elle ouvrira les portes de son armoire, cherchera son habit de mendiante entre tissus et chiffons et lui réclamera une parole, une promesse. En l’air, peu importe. Elle demandera à cet amour qui n’existe pas : Un jour, tu seras là ?

Le frère regarde le jardin, c’est ce qui est dans son possible. Il peut le faire. Il imagine les racines, la terre gelée et son père. Pour lui, l’horizon est limité à un seul arbre. Cette terre gelée au-dedans de lui lorsque il ne le

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Marie Chartres

Bleu de Rose, L’école des loisirs, 2009. Les anglaises, L’école des loisirs, 2010. Ismaël, L’école des loisirs, à paraître en septembre 2011.

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Gisèle Bonin

Née en 1975 à Clermont-Ferrand. Vit et travaille à Angers. Expositions personnelles Cécile Benoiton / Gisèle Bonin, Tour Saint-Aubin – Angers, 2006. Découpes, Galerie Le Fauteuil d’Alphonse, Bruxelles, 2007. Topeaugraphies, Le Qargo, D.E.C., Nantes, 2008. Maison des Chercheurs Etrangers, Nantes, 2008. Sursis, L’Enceinte, Angers, 2009. Gisèle Bonin / Isabelle Lévénez, Galerie 5 – B-U, Angers, 2011. Expositions collectives Temps de dessins, Espace Daviers, Angers, 2004. Tous des bêtes, Chapelle du Refuge de l’Arche, Château-Gontier, 2004. Bestiaire, Espace Daviers, Angers, 2005. Le Chant des Sirènes, Ecole des Beaux Arts, Angers, 2005. Portraits d’aujourd’hui, Grand Théâtre d’Angers, Angers 2006. Acquisitions, Artothèque / Galerie Deux Angles, Flers, 2006. Petits dess(e)ins entre nous, Le Qargo / FRAC Pays de la Loire – D.E.C, Nantes, 2008. Rouge, Abbaye de Bouchemaine, 2009. Acquisitions, Artothèque, Angers, 2009. 24 au 19, Galerie 19, Angers, 2010. Brillante, Le petit Jaunais, Nantes, 2010. Cécile Benoiton, Gisèle Bonin, François Brunet, Centre d’art de Montrelais, 2011.

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Achevé d’imprimer pour le compte des éditions du Chemin de fer, Rigny, 58700 Nolay, par l’imprimerie Lussaud à Fontenay-le-Comte, en février deux mille onze.

Dépôt légal : mars deux mille onze ( 28 )


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