Les deux bossus

Page 1






ans mon village du Finistère, il y a bien longtemps, quand le père du père de mon père n’était qu’un petit enfant, vivaient deux bossus. Le premier s’appelait Titouan Penhoat. Il était tailleur et tout le monde l’appréciait. C’était un jeune homme d’un heureux tempérament, Il était souriant et amical avec tous, c’était un ami fidèle et un commerçant honnête. Il aimait rire et danser mais sa bosse pouvait le rendre introverti. Le deuxième bossu s’appelait Brieuc Nedellec. C’était le cordonnier du village. Cet homme là n’aimait que l’argent. Il était renfrogné et solitaire, il lui arrivait même de voler ses clients quand l’occasion se présentait. Les gens du village ne l’aimait guère et il leur rendait bien.



U

ne nuit qu’il rentrait tard d’une ferme voisine où il avait livré un costume, Titouan eut à traverser la lande bretonne. La pleine lune éclairait bien son chemin mais il n’était pas rassuré car tout breton sait qu’à la nuit tombée la lande est le territoire des fées, des lutins, des gnomes et autres petits êtres pas toujours bienveillants.



P

our se donner du courage il pensait à Soizig Kerivan, une fille du village dont il était amoureux. C’était la fille d’un marin et elle aimait monter sur le toit du clocher pour apercevoir les voiles des bateaux rentrant au port. Titouan rêvait de pouvoir grimper aussi haut pour la rejoindre mais sa difformité l’en empêchait. Ainsi quand il rencontrait Soizig il restait timide et silencieux, et maudissait sa bosse.



l se hâtait donc entre les ajoncs et les menhirs lorsqu’il entendit un bruit. Il dressa l’oreille : le vent portait un fin murmure de chants et de musique. Piqué par la curiosité, il oublia sa peur et chercha l’origine du bruit. Il tournait dans la lande depuis quelques minutes et allait abandonner sa recherche quand il aperçut derrière un menhir la lueur d’un feu de bois. Il s’approcha discrètement et découvrit une petite bande de Korrigans qui dansaient en ronde autour du feu en chantant. Titouan fut frappé par les paroles de leur chanson. Les créatures chantaient : « Lundi, Mardi, Mercredi, Lundi, Mardi, Mercredi...» et recommençaient, inlassablement. Titouan fit prudemment demi tour car il savait que les korrigans, bien qu’ils ne soient pas bien haut, étaient farceurs, et que s’ils le voyaient ils le forceraient à danser avec eux jusqu’à épuisement total. Malheureusement, aussi discrète que fut sa retraite, Titouan fut repéré. Les korrigans se ruèrent sur lui, l’entraînèrent dans leur folle danse et le chant reprit : « Lundi, Mardi, Mercredi, Lundi, Mardi, Mercredi...»



A

u bout d’un moment Titouan fut à bout de souffle. Ses jambes ne le portaient presque plus et pour gagner un peu de temps il lança aux

korrigans : «- Messieurs, s’il vous plait, ne pourrions nous pas chanter la suite de la chanson ? - La suite ? Quelle suite ? Nous ne connaissons pas de suite à cette chanson. - Et bien moi je peux vous l’apprendre ! - Ho oui, dis la nous ! Dis la nous !» s’écrièrent les korrigans. Titouan prit le temps de reprendre son souffle avant de chanter : « Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi ! » Les korrigans furent enthousiastes : «-Hourra ! Vive le tailleur ! Cette chanson est une merveille et la rime y est ! Reprenons la danse !» Et ils se remirent à danser en chantant :« Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi ! » Seulement cette fois-ci, ils furent pleins d’égards pour Titouan et lorsque celui-ci montra de nouveau des signes de fatigue ils arrêtèrent leur ronde.



e roi des korrigans s’avança alors vers lui : «- Nous te sommes reconnaissant de nous avoir appris la suite de notre chant et nous aimerions te récompenser. Je te laisse le choix : soit nous exauçons un voeux soit tu peux repartir avec tout ce que tu pourras prendre de notre trésor.» Titouan vit alors au pied du menhir un énorme coffre rempli d’or qu’il n’avait pas remarqué avant. Il fut tenté puis il pensa à Soizig et dit au roi : «- Et bien je ne cherchais pas à être récompensé... mais si vous aviez le pouvoir de m’enlever ma bosse je serais le plus heureux des hommes !»



peine eut-il terminé sa phrase que les korrigans se jetèrent sur lui, le firent pirouetter et le lancèrent en l’air. Quand il retomba dans l’herbe ils avaient tous disparu. Il ne restait aucune trace ni des korrigans, ni de leur feu de joie, ni de leur formidable trésor. Et la bosse de Titouan avait disparu avec eux ! Il avait le dos droit comme le mât du drapeau breton.



ou de joie Titouan courut au village. Le soleil se levait. Il raconta son aventure à qui voulait bien l’entendre, montrant son dos droit, riant de sa bonne aventure. Et bientôt tout les villageois s’attroupèrent sur la place pour écouter son histoire et constater le miracle. Seul Brieuc le cordonnier bossu resta à l’écart. Il bougonnait à la porte de son magasin, pestant contre ce remue ménage matinal. Un peu plus tard il se renseigna tout de même auprès de Philomène, la plus grande commère du village, qui passait justement devant chez lui. Celle ci ne se fit pas prier pour expliquer dans les détails tout ce qu’elle savait. Elle raconta la rencontre de Titouan avec les korrigans des landes, la danse forcée, l’étrange chanson, le choix de la récompense et enfin le miracle du bossu qui n’en était plus un ! Brieuc maugréa : «- Quel pauvre sot que ce Titouan ! Quelle importance d’être bossu si on peut être riche ?» Puis il prit une décision : «- Dès ce soir j’irai moi aussi trouver les korrigans pour leur apprendre la fin de leur stupide chanson. Et je ne serai pas aussi idiot, ma récompense sera faite de belles pièces d’or !»



e soir même Brieuc partit dans la lande avec deux grands sacs de toile dans l’espoir de les ramener pleins d’or. Mais il eut beau chercher jusqu’au matin il ne trouva pas les korrigans, qui ne sont pas si aisés à surprendre ! Cependant Brieuc ne se découragea pas et continua a errer entre les menhirs nuit après nuit. Finalement, un mois plus tard, alors que la lune était de nouveau pleine, il lui sembla entendre une musique lointaine et des toutes petites voix chanter : « Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi ! » Il finit comme Titouan par tomber sur le feu de bois autour duquel dansait en ronde des petits êtres presque nus. Sans aucune forme de politesse Brieuc interrompit la danse des korrigans. «- Ne savez vous chanter que cela ? C’est ridicule ! Votre chanson est incomplète, il manque la fin. - Vraiment ? Tu la connais cette fin ? Apprends la nous alors !» demandèrent les korrigans passablement irrités par les manières de Brieuc. «-Avec plaisir !» dit Brieuc et il reprit la chanson : « Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi ! » avant d’ajouter : « Samedi et Dimanche »



es korrigans protestèrent, déçus. «- Ce n’est pas joli ! Ca ne rime même pas ! - Ce n’est pas mon problème, tel sont les paroles, et maintenant que je vous les ai apprises vous devez me récompenser ! Comme vous l’avez fait pour Titouan !» Les korrigans firent la moue et se concertèrent à voix basse. Finalement leur roi s’avança vers Brieuc et dit : «- Tu as raison, nous allons toi aussi te récompenser. Tu peux choisir entre ...» Poussé par son avidité Brieuc ne laissa pas finir le roi. «- Je sais déjà ce que vous avez à proposer et moi je veux ce que Titouan a laissé !» Tout les korrigans se ruèrent alors sur Brieuc, le firent pirouetter, le lancèrent en l’air et le laissèrent retomber dans l’herbe. Lorsqu’il se releva, tout étourdi, ils avaient tous disparu... et il avait deux bosses : la sienne et celle que Titouan avait laissé. Honteux, Brieuc ne revint jamais au village et personne ne s’en est plaint.



T

itouan épousa la belle Soizig et le soir de leurs noces on dansa jusqu’au matin. Certains racontent même que cette nuit là dans la lande, si on prêtait l’oreille attentivement, on entendait au loin de drôles de petites voix qui chantaient : Lundi, Mardi, Mercredi, Jeudi, Vendredi ...




Réalisé et imprimé à Bruxelles en 2011 par Charlotte Fillonneau La fille au Nô éditions





Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.