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CONSEIL DE DÉVELOPPEMENT DE LA LOIRE-ATLANTIQUE

TENDANCES n° 9  JANVIER 2011

Le temps, nouvel enjeu sociétal Le point de vue de Jean Viard

films à découvrir, des courses à faire, Une culture mobile, une société de vie complète, où un déjeuner à ne pas rater... Paradola longueur de nos vies a le temps pour soi tient une place prépondérante au xalement, augmenté de 40 %. De 1000 à 1900, même titre que le travail... Nous vivons actuellement la vie a augmenté de 40 %. De 1900 une rupture dans l’histoire de nos sociétés. Tous à 2000, la vie a réaugmenté de 40 %. ont été ces changements découlent des réussîtes des 25 années supplémentaires e siècle. En y regardant gagnées au 20 générations précédentes et représentent des plus près, ce n’est pas le manque ouvertures extraordinaires. Mais elles sont aussi de de temps qui est en cause, mais pluà l’origine de sujets qui nous préoccupent : tôt la multiplicité de choses à faire. le changement climatique, les impacts sur la En effet, la richesse de la société au biodiversité, l’augmentation de la population... à 20e siècle en Europe a été multipliée chaque époque correspondent de nouveaux enjeux. par 10 environ. Aujourd’hui, passer commandes en ligne, surfer sur Aujourd’hui il n’est plus question de conquêtes de des un site de rencontre ou de réseau sonouveaux espaces mais bien de réorganisation de cial est monnaie courante. Nous évonos sociétés, de modes de régulation, du temps. luons dans une civilisation du temps Jean Viard, sociologue et directeur de recherche au rare, dans une logique de pression, masque la réussite extraordiCevipof, explique sa vision du sujet. qui naire que représente l’allongement de la vie. Et cette augmentation de l’espérance de vie est vraie dans tous cédentes. C’est à cause des succès a société change. En les milieux, dans tous les pays, de l’oeuvre de nos pères que même si certains écarts quoi ces changements nous serons 9 milliards persistent. Finalement sont-ils difficiles à comet que la terre se rénous n’avons jamais 25 années prendre et pourquoi font-ils chauffe. Autrement dit, eu autant de temps de vie nous faisons face à de peur ? qu’aujourd’hui ! supplémentaires Le modèle social rêvé par les généra- nouveaux enjeux, car Les sociétés passées ont été tions précédentes est aujourd’hui au nous avons atteint les étaient des sociétés moins largement construit : l’allonge- précédents. Prenons gagnées de conquête, d’agranment de la vie, la solidarité, la santé, l’exemple suivant. Audissement. Ce qui n’est au 20e siècle la paix... Les problèmes qui se posent jourd’hui, le sentiment plus le cas. L’humaaujourd’hui découlent en grande par- de manque de temps est nité étant «réunifiée», un tie de la réussite des générations pré- permanent. De nouveaux autre enjeu se construit au-

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jourd’hui : celui des modes de régulation. Aujourd’hui l’organisation des sociétés doit prendre en compte, d’un côté ce que les anciens ont construit et qui est devenu une valeur, puisque nous avons sacralisé le patrimoine, de l’autre la nécessité de protéger la terre pour les générations futures et de promouvoir un développement durable.

Repenser nos

modes de valeurs

rêvent de déménager. Chaque année, environ 50 000 retraités quittent Paris pour s’installer dans d’autres régions. 120 000 Français s’installent tous les ans entre Perpignan et Nice. D’une culture très sédenCe sont des centaines de milliers de taire, nous sommes passés gens qui déménagent chaque année à une culture totalement en France, soit 10 % de la population. mobile. C’est-à-dire ? Aujourd’hui, 2 millions de Français Aujourd’hui 61 % des électeurs actifs vivent à l’étranger et 30 000 entrene votent pas dans la commune où prises y ont investi. ils travaillent. Ainsi en y ajoutant les Ainsi, nos vies continueront d’être retraités, 75 % des électeurs au mo- marquées par l’étalement urbain, par ment de leur vote sont d’abord les migrations d’une région à préoccupés par la sécurité, l’autre selon nos âges et le silence, la bonne école Aujourd’hui, suivant l’attractivité du et l’homogénéité soterritoire. Aujourd’hui, 53 % des bébés ciale de leur commune un Français sur deux naissent avant sa production et vit à côté de la ville hors mariage et son développement. telle qu’elle existait Ce sont des processus les couples français en 1950. Ils ne sont ni de démocratie enracidurent en moyenne dans le rural, ni dans née dans le sommeil. l’urbain, mais dans un 8 ans Ce sont des processus espace intermédiaire au totalement différents d’une sein duquel l’organisation démocratie traditionnelle, dans sociale et territoriale n’est pas laquelle vivre et travailler sur un toujours très performante. La diffimême territoire étaient la norme et culté sera d’imaginer une politique donc les enjeux des élections bien qui réponde à l’ensemble des bouleplus larges. versements que vit notre société. Notre société baigne dans une logique d’ouverture, de circulation etc., Une telle culture qui bouleverse notre rapport à l’espace. Les déplacements vont cres- transforme aussi les modes cendo. 50 % des nouveaux retraités de valeurs.

Notamment la valeur des lieux. Au temps des rois les hauts lieux ont longtemps été les terres de riches agriculteurs, les châteaux des aristocrates etc. Aujourd’hui ce sont les grandes régions touristiques. Le tourisme est le marqueur territorial, de temps, de relations. Dans une société de mobilité, la situation d’une ville, sa position sur les toiles ferroviaire et aérienne, deviennent des éléments essentiels et conditionnent son développement. Ces caractéristiques déterminent la réalisation d’un désir de logement, une migration professionnelle etc. Mais la culture de la mobilité, ce n’est pas seulement des kilomètres parcourus, c’est aussi notre rapport aux bébés. 53 % des bébés naissent hors mariage. Pour faire un bébé, un homme et une femme ont en moyenne 3 000 relations. En 1914, le chiffre s’élevait seulement à 100. Par ailleurs, les couples français durent aujourd’hui en moyenne 8 ans. Ces changements sont gigantesques et impactent totalement notre intimité, notre vie privée et donc les modes de valeurs de notre société. Dans notre société, 75 % des gens se disent heureux. Nous sommes en effet dans une société du bonheur privé mais aussi du malheur public, dans le sens où nous n’avons pas de vision à partager

Quand longévité rime avec liberté 400 000 heures 100 000 heures Avant 1914, 100 000 heures dans la vie étaient consacrées aux temps sociaux. La vie durait 500 000 heures, dont 200 000 heures à dormir et 200 000 heures à travailler (dans les milieux populaires).

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Loire-Atlantique 2030 • Tendances N°9 • JANVIER 2011

Aujourd’hui nous avons 400 000 heures de temps libre. Nous vivons en moyenne 700 000 heures. Une petite fille née en 2010 vivra probablement 800 000 heures. Nous dormons 200 000 heures, autrement dit 2 à 3 heures de moins par jour qu’avant 1914, nous travaillons 63 000 heures, nous étudions 20 000 à 30 000 heures selon les formations.

25 %

Nous passons 100 000 heures de notre vie à regarder la télévision, soit le 1/4 de notre temps libre, autant que le travail et les études !


Répartition des emplois par secteur d’activités dans nos sociétés actuelles Source : Jean Viard - Réalisation : CDLA Nature des secteurs d’activités : 10 %

18 %

relatif à la terre

relatif à la terre

relatifaux aux objets relatif objets 32 %

40 %

relatifà àlala relatif logistique sociale logistique sociale relatif au corps

relatif au corps

« Nous n’avons jamais eu autant de temps qu’aujourd’hui ! » Jean Viard

en commun. temps, mais bien plus encore... Il est Aujourd’hui, l’essentiel des liens so- la garantie de nos revenus, de notre ciaux s’est restructuré dans le cadre identité, de notre lieu de création et du temps libre. Plusieurs généra- d’engagement. N’oublions pas que tions d’une même famille peuvent jusque dans les années 60, le travail se côtoyer, puisque nous vivons plus dans les milieux populaires c’était longtemps. La plupart des retrai- la vie. Mais il doit être repensé dans tés ont encore leurs parents vivants. les logiques actuelles. Aujourd’hui la D’un côté, cela pose de nouvelles société se constitue toujours autour questions en termes de transmission du travail mais également autour du d’héritage. De l’autre, la transmis- non travail, qui a pris une importance sion culturelle s’allonge. Presque un symbolique aussi forte. En effet, siècle et demi de mémoire se lorsque la plupart des jeunes transmet dans les familles. entrent dans le monde Le logement est ainsi Le travail du travail, ils ont déjà le lieu de prédilection commencé leur vie. Ils représente 10 % de l’intégration de sont en couple, ont un de notre temps et l’individu, du dévelogement, etc. loppement des liens bien plus encore. Mais En termes de nature il doit être repensé des emplois, l’enjeu sociaux, affectifs et sexuels. Finalement la dans les logiques actuel est de maintenir masse du temps libre des formes d’équilibre actuelles. compte aussi en termes entre 4 secteurs d’activide production de normes, de tés : ceux relatifs au corps, à valeurs, en termes économiques la terre, à l’objet et au lien, et cela etc. En effet, ce temps libre n’est pas dans un contexte de forts changedu temps vide. Il est structuré d’un ments. (Cf.graphique ci-dessus). En côté par le monde de la télévision, de effet, l’innovation actuelle de nos sol’autre par le tourisme, les loisirs etc. ciétés est telle que 40 % des emplois Ce sont deux grands pôles d’innova- concernent le corps des autres (soins, tion sociale et culturelle, de modes de études…). En 1900, ces emplois rerelations. présentaient seulement 5 %.

Vous dites que l’essentiel des liens sociaux s’est restructuré dans le temps libre. Mais qu’en est-il du travail ?

Le travail représente 10 % de notre

Notre modèle social et territorial n’est donc plus viable, ni aujourd’hui, ni pour demain ?

Nous évoluons avec un vieux modèle

Construire un

récit commun territorial et spatial. C’est ça notre problème. Nous n’avons pas encore bien compris les enjeux du futur. Prenons deux exemples actuels. D’un côté, nous détruisons notre paysannerie. Une absurdité, puisque dans 20 ou 30 ans, nous aurons besoin de ceux qui savent travailler la nature, que ce soient des métiers en rapport avec le soleil, l’eau, la biomasse, la forêt etc. Nous ne pouvons plus transformer indéfiniment les terres agricoles. Des décisions doivent être prises en ce sens. La question de la sacralisation des terres agricoles est fondamentale. De l’autre, nous sommes capables d’inventer une ville confortable pour les couches moyennes et supérieures, par exemple Bordeaux, Nantes, Montpellier, Strasbourg… C’est le modèle vélo, tramway, lowcost et bientôt la voiture électrique. Mais nous avons un bémol : ce modèle ne marche pas pour la ville populaire, ni pour l’espace périurbain, autrement dit les deux tiers de la société ! La question de la généralisation de ce modèle est tout aussi cruciale, notamment en banlieue parisienne et même en périphérie de Nantes. Il faut repenser cet espace à démocratiser.

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Vision future de la Loire-Atlantique En 2030 ? • Un modèle social et spatial inscrit dans un récit commun ? • Tourisme : futur marqueur économique et identitaire du département ?

Pourtant le modèle social sur lequel nos sociétés se sont construites est en train de se mondialiser.

Il se développe au Japon, aux ÉtatsUnis, en Amérique latine et même en Chine. Conséquences ? Les questions de la prédation de l’homme sur la nature et de la difficile relation entre les identités se posent. Ce sont deux nouveaux champs de régulation. N’oublions pas que les cultures ont été construites par les hommes au fil de leurs conquêtes de territoire. Ces cultures se sont enracinées dans les territoires, puis ont changé au rythme de nouvelles conquêtes. Mais aujourd’hui les hommes n’ont plus rien à conquérir. Ils ont compris que leur avenir, dans les 5 ou 10 siècles qui viennent, n’est pas dans l’espace, mais bien sur Terre, qu’il leur faut protéger, ainsi que leurs cultures. La question des identités est particulièrement délicate. Comment faire humanité commune avec nos cultures différentes ? Regardons à nouveau la valeur des lieux. Aujourd’hui ce qui vaut cher, ce sont les quartiers historiques anciens, les cœurs de villages historiques : là où se trouve la mémoire. L’espace périurbain vaut

Conseil de Développement de la Loire-Atlantique

moins cher : c’est là où se trouvent les derniers arrivés, souvent les plus pauvres. Ce sont souvent des lieux de repli dans les identités héritées, car le territoire lui-même n’a pas de mémoire. Aujourd’hui, une 3e génération d’immigrés est souvent plus en opposition à la société que ses parents ou ses grands-parents. Pourquoi ? Ils ne participent pas à notre culture de la mémoire. Nous n’avons pas retravaillé notre mémoire pour eux. Les raisons sont très nombreuses, mais celle-là n’est pas des moindres. Il faut donc pouvoir protéger l’identité des territoires, sans pour autant empêcher les migrations. L’homme peut être mobile, mais les cultures doivent être enracinées. Ainsi lorsque je vais en Bretagne, je ne suis pas en Provence. Plus nous chargerons nos territoires en identité, en mémoire, en patrimonialisation, plus nous pourrons l’appréhender. Plus les lieux portent les identités, plus l’homme peut être mobile et revenir dans son lieu d’origine lorsqu’il en a le besoin ou le désir.

La mobilité ne fait donc qu’accroître notre liberté individuelle...

Nous n’avons jamais été aussi libres qu’aujourd’hui. Elle développe aussi nos identités. Aujourd’hui nous pouvons nous définir par notre mode de vie, nos différents métiers, nos lieux de vie etc. Nous pouvons jouer avec notre identité, chose impossible il y a 30 ou 40 ans. La mobilité, la liberté sont bien le coeur de notre système. En effet, la connexion internet et le passeport sont aujourd’hui des enjeux forts. Cependant il faut tenir compte

et comprendre ce qu’impliquent ces changements, comme la question de l’empreinte écologique qui est liée au fait qu’on se déplace 9 fois plus qu’il y a 30 ans et au fait que la population mondiale augmente. Il faut diviser par quatre l’empreinte écologique. C’est aux scientifiques de définir les objectifs, mais aux politiques de savoir les mettre en route...

Comment alors faire face à ces nouveaux enjeux ?

Si nous sommes capables de construire un récit commun, de reconnaître que nous vivons une époque de réunification de l’humanité, avec des problèmes d’identité, de rapport avec la nature, mais qui pourtant est le résultat grandiose du travail des générations précédentes, d’une certaine façon nous pourrons avoir un horizon, avec de nouvelles questions. à chaque époque se posent de nouveaux sujets. S’ils ne sont pas inscrits dans des récits, nous ne pouvons avancer. Comment faire ? Le monde change, la grande difficulté est de le regarder avec l’œil du présent. Il s’agit de la prospective du présent. Nettoyons nos yeux. Regardons la société telle qu’elle est. Chaque culture nationale a des piliers d’identité. En France, les quatre fondamentaux sont la langue, la laïcité, la valorisation de la Révolution française et la valeur de la liberté. Dans la période actuelle, chaque société doit s’interroger sur ce qui fonde son identité commune. Autrement dit, comment appréhender ces quatre valeurs françaises au présent et les projeter dans le futur, pour recréer des bases de confiance dans notre nouvelle société ?

Conseil de Développement de la Loire-Atlantique Co-Directeurs de la publication : Marcel Verger, Alain Sauvourel Rédaction : Julie Le Mestre, Jean-Luc Tijou, suite à l’audition de Jean Viard  Mise en page et illustration : Julie Le Mestre  Crédits photos : Fotolia  Impression : CODELA CODELA - 21 Bd Gaston Doumergue - 44200 Nantes  Tel : 02 40 48 48 00  Fax : 02 40 48 14 24  Courriel : cdla@codela.fr  Site web : www.codela.fr/cdla/presentation


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