Antoine, enfant de 1860

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Antoine, enfant de 1860


Musée des Traditions Populaires Centre Culturel Marius Hudry de Moûtiers Journées européennes du Patrimoine 18 et 19 septembre 2010 Reproduction interdite


Je m’appelle Antoine. J’ai 12 ans. Je suis né le 19 septembre 1848. Mes parents ont eu 8 enfants. Mon frère aîné, Jean-Marie, n’habite plus avec nous dans la ferme. Depuis plusieurs mois il travaille à Paris dans une manufacture. Avant, l’on disait qu’il était parti à l’étranger, en France, mais depuis le mois de juin nous sommes devenus français. Nous sommes donc tous dans le même pays, mais Paris est toujours aussi loin. On ne sait pas lorsqu’il reviendra. Ma dernière petite sœur est née au mois de juillet de cette année. Mes parents l’ont appelée Eugénie. Il paraît que c’est le prénom de la femme de notre empereur. Avant nous avions le roi Victor Emmanuel. Maintenant nous avons l’empereur Napoléon et son épouse Eugénie. L’oncle Pierre, que l’on appelait autrefois « le Syndic » car il dirigeait le Conseil de la commune, et que l’on appelle maintenant « le Maire », a été invité à Chambéry à la fin du mois d’août. Il a vu le couple impérial qui faisait un grand voyage en Savoie. Il a dit que l’impératrice Eugénie était très belle. Ma petite sœur aussi.


Dans la ferme vivent également le grand-père Maurice et la grand-mère Françoise. Et puis il y a la tante Marie qui est restée car elle n’est pas mariée. Souvent mon grand-père me parle de son père. Lorsque cet ancêtre vivait, les savoyards avaient déjà été des français et il y avait déjà un empereur qui s’appelait Napoléon, mais ce n’était pas le même. Mon grand-père dit aussi que son père avait été obligé d’aller faire la guerre avec son Napoléon. Il espère que celui d’aujourd’hui ne fera pas la même chose. Au village, il y a le François, le fils à Amélie, qui était soldat à la Brigade de Savoie. Il est allé très loin, en Crimée, pour se battre. Il dit que la Crimée c’est en Orient, encore plus loin que Paris. Il a aussi participé aux batailles de Magenta et de Solferino. Il a d’ailleurs été blessé à Solferino et maintenant il dit que ce n’est pas une vie de faire soldat. Il préfère être redevenu un cultivateur comme tout le monde au village. On a tous quelques vaches, deux ou trois chèvres, un beau mulet. On élève un cochon que l’on tue quand vient l’hiver. On est content de vivre ici, mais il y en a, ceux qui ont l’âge de mon frère Jean-Marie, qui disent que c’est mieux d’habiter la ville. Là bas, il paraît que l’on peut manger sans être obligé de planter des pommes de terre. Maintenant que l’on est français, l’on n’a plus besoin de passeport pour aller à Paris.


Cultivateur, c’est vrai que ce n’est pas un métier facile. Il faut remonter la terre, fumer les champs, herser, labourer, planter. Attendre en espérant qu’il ne fasse pas trop froid, qu’il ne neige pas trop, qu’il pleuve mais pas trop souvent. Et puis il faut faucher, battre les blés. Et puis il faut s’occuper des bêtes, des arbres fruitiers, du jardin. Et puis il faut aller faire le bois et bien d’autres choses … Lorsque le père est fatigué, il dit que cultivateur c’est un métier où l’on ne finit jamais de recommencer les mêmes choses. Mais qu’est-ce que vous voulez que l’on fasse d’autres. Même le père du père du grand-père Maurice était déjà cultivateur et c’est la même chose dans toutes les familles ici. Peut-être que les choses vont changer maintenant que l’on est français. Lorsque, au mois d’avril, on a demandé aux hommes d’aller à la votation pour dire si ils approuvaient le Traité qui fait de nous des français, mon frère Jean-Marie avait écrit une lettre au père. Il lui disait que c’était important. Les savoyards qui travaillaient à Paris comme lui étaient mal vus des français. Les parisiens disaient que les savoyards venaient leur voler leur travail. On accusait les savoyards de venir manger le pain des français. Mais si on devenait français tout cela serait terminé. On pourrait travailler à Paris en étant bien accueilli.


Moi aussi, j’aimerai bien aller à Paris. Dans une lettre, le frère disait qu’il y avait des rues qui étaient aussi grandes que le village ! Il exagère sans doute. Il dit aussi qu’il a pris le train. L’oncle Pierre a dit que tous les beaux messieurs, qui étaient à Chambéry lorsque l’empereur est venu, parlaient du train. Bientôt on aura aussi le train, peut-être pas dans le village, mais il a dit que le train viendrait jusqu’à Moûtiers. Je ne sais pas bien ce que c’est que le train. Mon frère a dit que ça allait très vite. Nous, quand on veut aller plus vite à Moûtiers, sans trop se fatiguer, on met la carriole derrière le mulet et l’on descend assis sur la carriole. On va à Moûtiers chaque année en septembre quand vient le moment de la Foire de la Croix. Le père y vend une vache. C’est comme cela que l’on a un peu d’argent à la maison. Le frère Jean-Marie, dans ses lettres, dit qu’à Paris l’on peut avoir beaucoup d’argent. Mais c’est difficile à comprendre car, à Paris, il paraît qu’il n’y a pas de vaches. Un jour il faudra que j’aille voir Paris mais on est tout de même bien ici au village.


Lorsque reviendra l’hiver, les enfants iront à l’école. Moi, maintenant que j’ai 12 ans, je suis trop grand pour aller à l’école. Maintenant il faut que je travaille avec le père et les autres à la ferme. Je suis allé à l’école pendant 5 hivers. Je sais lire, écrire et compter. On avait un bon maître qui portait trois plumes à son chapeau comme tous les meilleurs maîtres. Les trois plumes veulent dire qu’il sait bien nous apprendre à lire, à écrire et à compter. Le maître nous a dit que maintenant que nous sommes français, l’on va pouvoir construire une maison qui ne servira que pour l’école. Cela fait longtemps que les enfants du village peuvent aller à l’école mais on allait dans la maison de l’un des parents, généralement dans l’écurie parce que l’hiver il y fait plus chaud grâce au souffle des bêtes. Il dit aussi que dans cette nouvelle école, il y aura une classe pour les garçons et une autre pour les filles. Il paraît que lorsque les garçons et les filles ne sont pas dans la même classe, l’on travaille mieux. C’est bizarre cette idée. Quand on travaille dans les champs, il y a bien des hommes et des femmes ! Ils ne doivent pas avoir les mêmes idées que nous ces français. Mais c’est vrai que Monsieur le Curé a dit que


Dans le village, on a une belle église avec des sculptures et des peintures très colorées qui représentent des personnages de la Bible et des saints. Je suis allé au catéchisme avec Monsieur le Curé. Lorsque l’évêque est venu, j’ai fait ma confirmation. On va à l’église tous les dimanches, le matin, et puis l’on y retourne encore l’après-midi pour les vêpres, et puis tous les jours de fêtes. Le curé, avant la votation, avait dit aux hommes que c’était bien que l’on devienne français parce que l’empereur Napoléon était un bon catholique et qu’il défendrait le pape. Il n’était pas comme ce Cavour, le Président du Conseil de l’ancien roi Victor Emmanuel, qui empêchait les évêques d’écrire des livres, qui avait privé les religieux de leurs biens et qui était prêt à voler au Pape son territoire. Les hommes ont presque tous voté « oui ». Il y en a un seul qui a marqué « non » sur un papier. C’est le Jacques qui habite dans la maison en bas du village. Il dit qu’il ne veut pas devenir italien avec ceux qui habitent de l’autre côté des Alpes, mais qu’il ne veut pas non plus devenir français. Il aurait voulu que les savoyards restent entre eux. Il a peut-être raison, mais si les savoyards restent entre eux, on n’aura peut-être jamais le train ...


Maintenant que je suis grand, le père a demandé au Joseph de me fabriquer une paire de galoches. Il faut être bien chaussé lorsque l’on va travailler aux champs. Le Joseph, il est agriculteur comme tout le monde, mais c’est lui qui, au village, fabrique les galoches. C’est la première fois que j’ai une paire de galoches neuves. Jusqu’à maintenant j’avais les galoches de Jean-Marie qui, lorsqu’elles étaient trop petites pour lui, étaient données à mon autre frère, Eugène, avant qu’elles ne me soient données. On n’est pas pauvre mais on ne dépense pas beaucoup. La mère travaille souvent à la maison pour que nos vêtements soient propres. Je ne sais pas comment elle fait pour s’occuper de nous et des bêtes, faire le jardin, aller aider le père dans les champs. Il vaut encore mieux être cultivateur que mère d’une famille nombreuse. La semaine dernière, nous sommes descendus à Moûtiers pour la Foire de la Croix, sauf les petits qui sont restés à la maison avec la mère. A Moûtiers, il y avait peut-être bien autant de monde qu’à Paris. Le père m’a acheté un chapeau comme en portent les hommes. Je m’en souviendrai de cette année 1860 : mon premier chapeau d’homme, l’année où nous sommes devenus français. Mais quelque chose m’a déçu : j’ai cherché le train à Moûtiers. Il n’y était pas. J’ai demandé à l’oncle Pierre. Il m’a dit qu’il fallait patienter. Il a parlé des « subventions ». Je ne sais pas ce que cela veut dire ...


Au village on mange ce que l’on produit. Il y a les légumes du jardin, les pommes de terre que l’on fait pousser dans les champs, les céréales avec lesquelles l’on fait la farine pour le pain. En hiver, on tue le cochon ; pour Pâques, un chevreau, lorsqu’il y en a un. On a aussi les poules qui pondent leurs œufs. Et puis on a le lait que l’on boit ou avec lequel l’on fabrique la tomme. L’été, lorsque les vaches montent à l’alpage, le fruitier fabrique les gruyères de chez nous. Les jours de fête, la mère prépare le farçon. C’est sacrément bon. Ce sont des pommes de terre écrasées que l’on mélange avec des prunes que l’on a fait sécher et des tranches de lard. C’est à la fois salé et sucré. La mère fait aussi les crozets, des petites pâtes fabriquées avec de la farine de blé noir. Et puis la mère, avec ma grande sœur Jeanne et la tante Marie, elle nous fait des rezules avec beaucoup de compote de poire à l’intérieur. Le frère Jean-Marie, dans ses lettres, nous dit qu’à Paris l’on ne mange pas comme chez nous. Il est un peu pénible à toujours dire qu’à Paris c’est différent. Dans une lettre il a même dit qu’il avait mangé une orange. Personne n’a su me dire ce que c’est qu’une orange. Chez nous on a des violettes ou des roses dans le jardin du curé, mais pas des oranges. Et puis chez nous on ne mange pas les fleurs. J’ai peur qu’il devienne comme le Firmin mon frère Jean-Marie. Le Firmin, c’est un vieux qui parle toujours tout seul et qui se raconte plein d’histoires inventées. Peut-être qu’il a aussi mangé une orange le Firmin !


Ma petite sœur Eugénie, qui a deux mois, est dans son berceau. Chez nous on parle français, mais on a aussi notre langage à nous, ça s’appelle le patois. Alors quand on parle entre nous, on ne dit pas le berceau mais « le bri ». C’est la même chose. Le Jacques, qui n’aime pas les français, il dit que bientôt on n’aura plus le droit de parler notre patois parce que les français ne vont pas le comprendre. Si on ne le parle qu’entre nous ce n’est pas grave. D’ailleurs à Moûtiers, lors de la Foire de la Croix, tout le monde parlait patois. Bon, je vous laisse. Il faut que j’aille aider le père. On va descendre de la forêt le bois que l’on a coupé … Antoine n’est jamais allé à Paris. Mais, en 1893, il est descendu à Moûtiers pour voir l’arrivée du premier train qui est sorti du tunnel dans un grand nuage de fumée. L’aîné de ses petitspetits-fils, qui se prénommait lui aussi Antoine, est mort à Verdun en 1916 ; il avait 20 ans. Sur le monument aux morts du village, son nom est marqué avec l’inscription « mort pour la France ». Aujourd’hui, Élodie, arrière arrièrearrière-petitepetite-fille d’Antoine, travaille dans une grande firme internationale. Elle est ingénieur des mines et elle construit, dans de nombreux pays, des lignes pour les trains à grande vitesse ...



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