La Quinzaine littéraire

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LINGUISTIQUE

PHILOSOPHIE

En finir avec « l'asinité» André Regnier Les infortunes de la raison Le Seuil. éd. Les hommes ont appris à aimer les vérités bien rondes. Que le tissu de leur parole soit inachevé, ils le savent; mais peu leur import~. Quelque part, au delà de l'exprimé, vit, ils le croient, le monde rassurant de l'exprimable. Sages. et apprivoisées, les choses Jes attendent: un chat sera toujours un chat. Jadis Gn appela «asinité ~ cette adhérence animale au contenu d'une. vérité toute laite. C'était aux temps, aujourd'hui nommés héroïques, où naissait la science moderne. Un bon remède contre r « allinité ~ de notre temps: le livre d'André Regnier: Les infortunes de la raUon. André Regnier est un mathé. maticien, un fabricant de théorèmes, et on lui en doit quelquesuns. Mais, en homme d'humour, il sait prendre ses distances. Ré· sultat? La mathématique, toujours sévère, devient personnage de comédie. Convoquant sur scène les bonnes figures de la raison (la Causalité, la Logique), elle les force à s'expliquer et, quelle honte! - à avouer leur âge: elles ne sont plus tout à lait d'aujourd'hui. Elles, qui étaient venues gonflées de vérité, égales à l'inépuisable nature, les voici maintenant contraintes à s'effacer, réduites à leùr juste maigreur, pour qu'enfin soit nourrie une raison plus jeune. Le livre de Regnier est court, mais si riche et si précis que tout résumé serait trahison. Le lecteur y.apprendra ce qu'est un «modèle» et la distinction, classique depuis Duhem, entre «modèles nominaux» et «modèles réels ». Dans' les premiers, on construit, à partir des phénomènes, une représentation compatible' avec fiées, de l'expérience. Leur vtlrtu principale est leur cohérence,

obtenue à force d'hypothèses restrIctIves et souvent draconiennes. Quant au réel, on le déclare non concerné, évanoui en fumées algébriques. Dans les seconds, on prend au sérieux le poids des choses : on propose, des mêmes phénomènes, une représentation qui traduise la structure cachée des êtres, supposés réels, qui les manifestent. Réalisme ou nominalisme? On ne peut trancher d'un mot. L'existence et le succès relatif de chaque espèce de modèle, témoignent des insuffisances de l'autre. La physique n'offre pas de critère ultime, ni logique, ni d'expérience, qui nous permette d'écarter à jamais l'un· au profit de l'autre: première infortune d'une raillon vieillissante et qui., pour sun'ivre, ne peut renoncer à la cohérence de ses codes. ni à la richesse de ses objets. Et si cette apparente vieillesse n'était que la fin d'une longue enfance? Cette conclusion est suggérée par Regnier dans l'excellente analyse qu'il donne du concept de causalité classique. Il est toujours possible, sous certaines hypothèses, de construire un modèle causal rigoureux (Cf. le système théorique nommé «mécanique rationnelle») . L'usage d'un tel modèle peut permettre de coordonner des ensembles de phénomènes et de les dominer pratiquement (Cf. les applications de la mécanique). Mais il serait aventureux ct naïf de tirer de ces succès partiels l'idée qu'existe une nécessité naturelle - un règne absolu des lois dont la mécanique donnerait l'ultime mesure. Brel, de s'imaginer que la nature ne peut offrir qu'une seule espèce de connexions: celles que la structure et l'usage de nos modèles imposent aux phénomènes dont elle est le siège. Comme si elle-même avait déjà dit et explicité ce que nous découvrons d'elle. Comme si elle venait à notre rencontre avec un visage complice, pour lious chuchoter'

les données, elles-mêmes codisur elle-même une vérité qu'elle saurait déjà. Faut-il désespérer? Renoncer à l'entreprise de la connaissance? Déclarer la raison dépase.ée et chercher refuge dans qUeltIue au-delà? Nullement. L'analyse des phénomènes que nous observons .dans la nature nous montre qu'elle possède un clangage~, si on appelle c langage » un système de signaux coordonnés. Ce langage comporte peut-être une infinité ouverte de c sous-Iangages ~ et renvoie par conséquent à une infinité de codes. Mais cela ne signifie pas (lue la nature ait connaissance de ces c langages» et de leurs connexions. Nous seuls, lei! hommes, pouvons parvenir à cette connaissance. Nous «décodons» Ja nature. Et dans ce travail nous sommes encore des apprentis. Nominalisme ou réalisme? Regnier conclut en optimiste au réalisme: un réalisme ouvert dans lequel jamais on ne substitue au réel le modèle toujours partiel et figé qui nous permet de déchiffrer ces signaux. Cette brève histoire des infortunes récentes de la Raison est un bilan de la science d'hier. Après avoir lu Regnier, on reste un peu sur sa faim. On voudrait "avoir avec plus de précision ce qu'il appelle «le langage de la nature»: cette langue que la nature parle et dont elle ne sait rien. Mais le bénéfice est déjà grand d'être débarrassé de quelques faux problèmes, nés du fétichisme qui a projeté dans la nature une forme aujourd'hui exténuée de la rationalité. S'en tenir à cette forme, la prendre pour la seule mesure des choses, remâcher à l'infini avec amertume le constat de ces insuffisances, et pour finir accueillir l'insolite comme le salut, en <'-cla consisterait «l'asinité» de notre temps. De ~ cela, le livre de Regnier contribue à nous délivrer. lean-Toussaint Desanti

Henri Lefebvre Le langage et la société Collection Idées Gallimard éd.

Quand noUS allons à la fontaine, quand nous traversons la forêt, nous traversons toujours déjà le nom fontaine, le nom forêt, même si nous n' éno~ons pas ces mots, même si nous ne pensons pas à la langue. Heidegger Le langage est à l'ordre de la pensée. En ce sens le livre important de Henri Lefebvre a le mérite de l'actualité et si le lecteur n'est pas toujours convaincu par ses analyses, il reste qu'il est confronté à des problèmes sérieux. Dépa8~ sant une lecture myope de l'ouvrage, réfléchissons donc pour notre compte sur les questions soulevées, quitte à conclure d'une façon parfois différente de celle de notre auteur. Le langage se donne à nous dam deux dimensions contradictoires et qui ne semblent pas devoir se prêter à une douce synthèse. Dans l'expérience quotidienne, il est vécu comme l'outil d'une pensée cachée, voire, pare. fois, comme le mur derrière lequel cette pensée frappe ses coups sans toujours se faire entendre. Mais, d'autre part, il cst ce par quoi naissent sujet humain et monde d'objets. C'est en entrant dans l'ordre du signi. fiant, en soumettant son Désir à la grande règle d'alliance et d'échange et en le faisant passer dans les défilés de la Demande que l'homme se constitue comme tel face à un monde, lui-même résultat du rangement des impressions sensibles dans les catégories du sens. Nous n'avons pas d'un côté l'être pensant, de l'autre, les choses organisées et, entr~ eux, les mots, moyens, dociles ou non, d'énoncer.

•••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••••• .ARTHUR M. SCHLESINGER' Jr.

les éditions du cerf':!?!' Maurice Blondel

CARNETS INTIMES Un très grand ouvrage ... Irremplaçable pour quiconque veut comprendre non seulement Kennedy, mals le fonctionnement des Institutions américaines.

S. Hoffmann LE MONDE 18

Tome II • • • • • • ••

''Ces notes brûlantes nous livrent au jour le jour le secret de ce qu'il y a de plu~ rare et de plus beau en ce monde: l'intelligence illuminée par la grâce." F. MAURIAC. Le Figaro Littéraire 400 pagea

27 F + t.1.


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