Un alibi de reve de François Salvaing

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Un alibi de rĂŞve

Illustrations de MickaĂŤl Mohamed Schmitt


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© Cadex Éditions, 2007 ISBN 978-2-913388-62-8

Ouvrage publié avec le soutien de la Région Languedoc-Roussillon


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François Salvaing

Un alibi de rêve Inspiré par L’Affaire de la rue de Lourcine d’Eugène Labiche Préfacé par Jaume Melendres

Collection Texte au carré

Cadex Éditions


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DRÔLE DE TANDEM

On les a mis – les voies des gens de théâtre sont tortueusement surprenantes – sur une même bécane, Salvaing et Labiche. Ou, plutôt, Salvaing sur le vélo Labiche : prenez place, Monsieur Salvaing et allez hop, en route ! Et pourtant, Dieu sait que Salvaing est aux antipodes du vieux Labiche. Vraiment, aucun rapport entre l’un et l’autre, sauf peut-être que l’un est, et l’autre était, d’une allure imposante, que les deux comptent avec des ancêtres dévolus au commerce en

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gros – d’épices ou de fleurs, peu importe – et à la fabrication – en gros aussi – de glucose ou de parfums. Sauf, peut-être encore, un goût partagé pour Victor Hugo, et que Labiche, tout jeune, a assisté à Marseille à une représentation de l’opéra Robert le Diable, brigand qui fut le sujet d’une des premières épreuves dramatiques de Salvaing, faite – à la manière de Labiche – avec deux collaborateurs. Pour le reste, rien de commun. Labiche dessine – presque par cœur – ses figures avec une cruauté sans limites, en désincarnation totale. Salvaing bâtit – du cœur – des êtres en chair et os, au point qu’on peut même voir, chez la Nina de cet Alibi de rêve,

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« le fluide trapèze de son dos, le cascadant affleure ment de ses vertèbres ». Labiche donne l’impression d’avoir compris sans fissures le monde et défend l’ordre bourgeois et royaliste après quelques velléités républicaines de jeunesse. Salvaing, en bon homme de gauche, écrit pour comprendre le monde, cherchant justement ses failles et ses crevasses (la seule façon de le saisir) sans crainte de tituber, s’il le faut, « vers une lointaine lumière mauve », où il y a, bien sûr, du rouge. Avec ses histoires à bande dessinée, naïves, Labiche est à la portée des grands enfants malins aimant la farce cocasse. Salvaing, loin de là, réclame une interlocution adulte, aiguisée par l’expérience de vies et de lectures préalables.

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Les voilà donc, armés de ces similitudes plutôt formelles et de ces différences (de fond), prêts pour cette étrange équipée. Bien sûr, la première question que nous nous posons c’est de savoir qui occupe la place de proue, qui celle de poupe, mais l’affaire est vite résolue : au départ, au premier coup de pédale, c’est à Labiche de mener : un crime a été commis, peut-être en rêve, mais crime tout compte fait. Quelqu’un en est soupçonné, les flics sont sans doute sur la trace, « on ne va pas tarder – dit le narrateur de l’Alibi – à surgir et déchirer mes apparences ». « Je suis un homme perdu », s’écrie à plusieurs reprises le Lenglumé de la rue de Lourcine.

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Mais le coureur Salvaing n’est pas du genre à se laisser traîner, même pas (ou surtout) par un académicien auquel rendit visite au moment de ses funérailles Mr. Rothschild en personne. À la deuxième ligne, non seulement il a déjà pris la tête de la bécane mais il a donné un coup de guidon de cent quatrevingts degrés. Au lieu de chanter, comme Lenglumé, « Lavons nos mains / et soyons bien certains / d’en lever tout indice », le narrateur de l’Alibi nous offre tout de suite un propos surprenant : « Il est urgent que je commette un crime, voire deux, ou davantage. Sinon je serais humilié (…) de ne pas en savoir plus que ceux qui se tiendront sur le pas de ma porte ». On voit bien que Salvaing a traversé beaucoup de

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passages sans barrières et qu’il sait, comme la SCNF, qu’un train peut en cacher un autre. Un crime avec des témoins est le meilleur alibi pour un autre crime. À partir de là, presque plus de traces de sieur Labiche : Salvaing le sème avec ses brusques allers et retours entre le réel et le rêve (ici reproduit en italique), conçus tous les deux comme des formes parallèles (et en même temps convergentes) du désir. De temps en temps, quelques détails de circonstance, quelques clins d’œil, nous rappellent, ça oui, que le maître du vaudeville était de la partie : le restaurant Véfour apparaissant dans les deux ouvrages, l’Institution Labadens de l’Affaire convertie, dans

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l’Alibi, en site imaginaire, les faux noms des personnages – l’un se dénommant Delarue, l’autre Lourcine. En fin de parcours, le tandem déjà transformé en machine monoplace, on ne se souviendra plus de l’inspiration première qui a lancé l’aventure. C’est un heureux dénouement car, restés coéquipiers jusqu’au bout, ils auraient fait une méchante boucle, seraient revenus au point même d’où ils étaient partis, sachant comme l’on sait que chez Labiche l’ordre social et familial, à la merci de chevaux friands de paille d’Italie, retombe toujours sur ses pattes, indemne, sauvé par le deus ex machina du dramatur-

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ge. Avec Salvaing au guidon, par contre, sachant comme l’on sait que chez lui l’ordre et le désordre évoluent ensemble – et le font par la force dialectique d’êtres contradictoires, épais, desquels l’auteur se fait un intime complice –, nous sommes toujours conduits sur des nouveaux, inquiétants paysages où les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. Voyager avec Salvaing c’est, donc, une invitation à l’optimisme même si – comme il dit, détournant Camus – « aujourd’hui maman n’est pas morte ». Jaume Melendres

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On est sur ma trace, on ne va pas tarder à surgir et déchirer mes apparences. Il est urgent que je commette un crime, voire deux, ou davantage. Sinon je serai humilié - j’en suis atrocement conscient - de ne pas en savoir plus que ceux qui se tiendront sur le pas de ma porte, en chemisette et gilet pare-balles, mâchonnant des phrases si bien construites qu’ils n’auront pas besoin de les habiter. Pour l’instant je suis hors d’atteinte, dans des arènes vides, caché sous un cheval d’arçon, et je me concentre au

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possible, les extrémités des doigts serrant les pariétaux. Je parviens à évoquer, entre des rideaux de troncs blanchâtres, des séquences d’étendues d’eau. C’est à la nage que je m’en sortirai, voilà l’évidence. Avec ses cochons noirs trottinant dans l’écume en quête de crabes, la côte me paraît familière, caraïbe. Quelle erreur ! La première indigène qui se penche sur moi, pluie de nattes blondes, me détrompe : j’ai abordé en Scandinavie. Heureusement que j’ai toujours des moufles dans mon paquetage, Maman y tenait énormément. Y tient. La Scandinavie, déjà il faut savoir ce qu’on entend par là. Si l’on y met la Finlande, l’Islande, le

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Groenland, l’Alaska, les États-Unis. Avis très partagés. L’Islande est bien loin, le Groenland n’en parlons pas, et la Finlande parle le finnois qui n’est pas de la famille. Mais il est vrai que les États-Unis font partie de tout, partout. Allez trancher ! Je ne m’en mêlerai pas. J’ai connu une Scandinave au tout début de mes années étudiantes, à Paris. À la cafeteria de l’Alliance Française, boulevard Raspail. Elle m’avait dit : Viens, et de temps en temps elle me l’écrivait. J’ai encore ses coordonnées, tous les deux ou trois ans je me les récite. Huoppaladent A 15 9, Munkkiniemi, Helsinki. Peutêtre suis-je trop généreux sur les p ou sur les k, mais dans l’ensemble, c’était ça. Leena Lounamaa. Une fille brune, longue, plate, avec des yeux immenses, quelque

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chose d’infiniment doux, d’inaccessible. Elle m’avait appris comment se disait je t’aime en finnois mais elle n’aimait pas embrasser, et, sans embrasser, je ne savais pas aller plus loin. Nous marchions côte à côte, quelquefois les doigts noués. Je ne l’ai pas épousée, et Maman ne l’a pas connue. Je suppose donc qu’elle est toujours en vie. Sur la plage, l’indigène d’où coulent vers moi tant de nattes les secoue. Non, elle ne connaît pas de Leena, ni l’adresse en question. Personnellement elle est danoise, d’Helsingør, et elle me désigne dans la brume un truc mastoc, hideux, hétéroclite, tarabiscoté, le château. To be or not to be, dit-elle, mon crâne entre ses mains brûlantes.

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Je saisis l’indice, Helsingør=Elseneur, et Hamlet, son histoire, tout s’éclaire : glaner une dépression dans un décor pareil devait être à la portée de n’importe quel fils incestueux. Cependant, je dois tailler ma route. Tout ce qui était à tuer ici, l’a déjà été, de main de maître. Je donne du pied contre le carrelage et je surgis à la surface de l’eau du rêve. Mes rêves, d’aussi loin que je me souvienne, je les ai toujours racontés à Maman. Elle y tenait énormément. Y tient. Dès mon réveil je les note, avec le plus de détails possibles, et dès que j’ai un moment dans la journée, je les lui lis au téléphone. Des années après, elle me les rappelle, comme quoi dit-elle tu avais déjà ça en tête. Par exemple, rien qu’au récit de mes rêves,

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elle a vu venir de loin mes mariages et leur traîne d’inéluctables catastrophes. À propos, je l’appelle. Répondeur. C’est moi, ne me rappelle pas, je roule. D’après mes calculs, ce soir je devrais dormir à La Motte-Norine, ou pas loin. Battue policière. Des chiens par dizaines, ratissant les labours. J’ai une idée pour me cacher : devenir l’un de ces bergers allemands, halant à ma laisse un homme haletant. Mais j’ai perdu, j’ai beau me fouiller, ma recette des métamorphoses. A défaut je dévale un escalier étroit en bousculant des élégances. Des femmes aux épaules d’ivoire serties dans des fourrures misent à la roulette. L’endroit s’appelle le Café Opéra, je ne sais pas comment je le sais.

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Les hommes, derrière elles, sont d’altières asperges à col dur, infatuées et sonores. Ils parlent suédois, je reconnais la bande son d’un film de Bergman. Des victimes idéales, j’estime. Je tâte mon smoking, mais mon revolver aussi je l’ai perdu, Maman pourtant m’en fourrait toujours un dans la poche arrière, vivre d’après elle est de plus en plus risqué. M’en fourre. Aux toilettes, je tombe sur un type accroupi sous un lavabo. La tête enfouie entre les bras, il sanglote en français. Il ne se le pardonnera jamais, jamais. Je le secoue, allons, mon vieux, remontons plutôt boire. A un moment, il me dit son nom, moi le mien. Mais je triche. Lui aussi peut-être. Jean de Lourcine, dit-il. Enchanté ; Gilles Delarue. Nous faisons du foin, plus un bistrot n’a d’absinthe.

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Je rêverais de pouvoir, avant de m’endormir, passer commande de mes rêves. Dream service, un cauchemar s’il vous plaît et n’oubliez pas de le saupoudrer de connotations explicitement érotiques. Dream service, direction Scandinavie, d’urgence. Dream service, sortez-moi Maman de la tête. Il y a des moyens, je les ai pratiqués, d’aider les rêves à prendre certaines tonalités désirées. Les hallucinogènes, le cinéma. Tout de même, cela n’atteint pas la précision où, depuis quelque temps, j’aimerais parvenir. J’ai acheté des cartes, des guides, une monographie sur Munch, tout Strindberg, j’écoute du Grieg, du Sibelius, un jazzman nommé Vasala. J’essaie de m’imbiber de Scandinavie. De jour, je progresse. À preuve,

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hier, sur un marché où je passais, j’ai été littéralement aimanté, entre vingt étals, vers une vendeuse de cartes postales qui s’est avérée danoise. La nuit, je n’ai pas autant de réussite. Ainsi, rêve de la nuit dernière : je me présente au club. De pétanque ? De bridge ? D’aéromodélisme ? La chose reste dans le flou. J’ai oublié de payer ma cotisation. Arrachons-lui les molaires, décrète le trésorier. On lui tend une serpe, ma bouche devient un champ où je m’emploie à replanter, sitôt fauchés, dents et chiendent. Nulle Scandinavie à l’horizon, et s’il y a une victime, c’est moi.

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Peut-être progresserais-je, la nuit aussi, vers mon objectif, si je revenais en arrière et convainquais la vendeuse de cartes postales de dormir à mes côtés - sans autre engagement. Elle s’appelle Nina, ses yeux sont améthyste. J’éviterais qu’elles ne se croisent, Maman et elle, qu’aucune ne se fasse des idées. Sous la tente, j’ouvre Mariés ! de Strindberg. Et je tombe sur ceci : « Qu’il existe des mariages heureux est une rare coïncidence de nombreuses circonstances favorables. » Le moins que je puisse dire à la décharge d’Agnès, de Barbara et même de Clotilde : Maman n’était pas une circonstance favorable. N’est pas. Aujourd’hui, je me suis un peu perdu dans le bocage. D’un côté les petites routes c’est moins dangereux

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que les grandes, peu de circulation. De l’autre, ça l’est bien plus : les seules voitures qu’on croise sont du coin, foncent ; en vélo, on est vite au fossé. Un jour je vais passer mon permis, et m’acheter un 4x4. J’ai mis ça sur le répondeur. Carrément. Le permis, le 4x4. Les deux décisions, d’un coup. La tête que va faire Maman. Les automobilistes pour elle : tous des tueurs. Toi aussi, mon fils ? Elle va hurler, ça, j’y aurai droit ! Ou alors c’est qu’elle a bien changé, en… combien ?... trentesept heures. Et si j’éteignais mon portable ? Ou, tiens, si je le jetais ? Puisqu’elle ne décroche même plus. Au cas où elle m’appellerait, elle se retrouverait à hurler dans les blés. Ou dans le seigle, la nature j’y connais rien. Je me suis pelotonné entre les tiges.

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Un guichetier au faux air de cinéaste suisse (chauve à touffes, mal rasé sous ses lunettes noires) détache pour moi, comme à une tombola, des billets à souche. Je suis aspiré par la spirale noire d’un escalier à l’éclairage de confessionnal. Photos de nudités aux murs. Puis chanson tropicale et ces nudités, ou de comparables, remuent mollement sur une estrade. Quelques tables. Pas un rat. Si ! Un type, la tête renversée en arrière, son verre en équilibre sur le front. Il prétend me reconnaître. Moi non, ni d’Eve ni d’Adam. De Lourcine ! dit-il. Un imposteur. L’autre était gros, celui-là maigre comme un clou. Demandons-leur pardon ! dit-il. Il pèse sur mes épaules pour que je m’agenouille devant l’estrade. Allez, demande pardon ! Il m’écrase.

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- Pardon de quoi ? - Ah ! Pas de ça avec moi ! siffle-t-il. Une voix à lacérer les tympans. Je débranche. À nuit tombée, j’arrive à Labadens. (En poussant ma bécane, parce que la côte finale, bonjour.) L’été, ça doit fourmiller de touristes. L’un des plus beaux villages d’Europe, c’est marqué à l’entrée. Là, désert. Volets clos. Même la gendarmerie. Pas besoin de raser les murs, je marche bien au centre des rues en chantant des airs dont je ne me souvenais pas que je m’en souvenais. Il était un petit homme. Pirouette, cacahuète. La biche brame au fond des bois. Maman les petits bateaux. Je suis plutôt exalté. La fatigue, l’oxygène, je

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suppose. En haut du village, sous l’église, lumières inattendues. Une maison respire. Je m’en approche prudemment. L’étage est dans l’obscurité mais sur les vitres du rez-de-chaussée dansent les reflets d’un âtre. J’ai un doute, est-ce que je ne serais pas en train d’avancer dans un de mes rêves, à travers un décor sans âge ni parfum. Mais la porte s’ouvre, quelqu’un m’a entendu venir, sans l’aide pourtant d’aucun chien. C’est un homme de haute taille, au crâne rasé. Il me fait signe. Nous mangeons ensemble, puis il me montre un divan près de la cheminée. Joop est néerlandais, les seuls mots de français qu’il connaisse sont pour s’excuser de ne pas en connaître davantage. De temps en temps, son dentier se déchausse et glisse vers son assiette, mais Joop s’y

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attend et la plupart du temps il le rattrape juste avant que l’appareil ne touche le plat et ne s’y souille. À son habileté, je comprends que j’ai affaire à quelque artisan, qui l’été vendra aux touristes de Labadens sa production de l’hiver, bracelets de cuir et bijoux de cuivre. Le feu brasille encore, j’entends le Néerlandais à l’étage, qui enlève ses chaussures, qui parle tout seul dans sa langue. Son lit grince deux ou trois fois. Au dessus de la cheminée, je remarque, comme s’il venait d’apparaître, un fusil de chasse. Mais je repousse la tentation. Je suis éveillé, or je ne veux plus tuer qu’en rêve. En outre les Pays-Bas, dans aucune définition, ne font partie de la Scandinavie, et je déteste changer mes plans en cours d’exécution.

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C’est l’estrade maintenant qui est nue. Où sont passées les strip-teaseuses ? De Lourcine beugle : Remboursez ! Je n’en reviens pas d’avoir réussi à rallumer un rêve éteint, même décor, mêmes personnages. De Lourcine, un tonneau désormais, me pousse sur les planches. J’ai le nez dans un rideau cramoisi, j’essaie de déterminer l’odeur mêlée à la poudre de riz. Pas le temps, mon vieux, il me pousse dans un couloir dont les murs comme deux bretteurs avant le duel, s’inclinent, sinistres, l’un vers l’autre. Il y a des portes entrebâillées sur l’obscurité, on devine des pièces longues, des glaces, des penderies, mais nous titubons vers une lointaine lumière mauve. Puis nous sommes au fond de canapés entre des femmes en peignoir. Sur un téléviseur, un chanteur à crête verte secoue sa guitare en faisant

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saillir d’énormes biceps tatoués de pieuvres. Ma voisine a des omoplates qui saillent comme des couteaux. Je m’en empare. Passe m’en un ! s’impatiente de Lourcine. Nous crevons les biceps du rocker, leurs pieuvres s’éparpillent entre les hurlements des filles. Elles appellent leur mère. Mère en suédois se dit mor, je n’invente rien. Il fallait que j’appelle la mienne. Un rêve pareil ! J’ai tué quelqu’un, et même plusieurs. Jamais elle ne m’en aurait cru capable. Ne m’en croirait. Elle me voyait comme la perfection, l’innocence - l’impuissance en personne. Me voit. Quand je marchais un peu de travers, elle avait son excuse de prête, comme un mouchoir : c’était à cause du monde, autour. Elle a. C’est.

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S’il n’y avait pas tant de monde, à son idée, les gens tourneraient autrement. Tout le monde. Même les femmes. Sauf celles que j’ai épousées, celles-là avaient le vice en elles, Clotilde surtout. Décidément, j’avais le chic, disait Maman, pour attirer les garces. J’ai. Dit. Je voudrais vraiment lui raconter mon dernier rêve. Ce n’est pas le rêve de n’importe qui, elle serait obligée d’en convenir. Et la journée d’hier, tous ces kilomètres, elle qui se moquait (se moque) de mes mollets de coq. J’omettrai cette Nina, naturellement. Si seulement j’avais encore mon portable. Le jeter dans ce champ de… disons : céréales… était une sottise, elle aura bien raison de m’attraper. Pardon, Maman. Si seulement, on me laisse encore lui dire pardon. Maman, je rentre.

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Je suis à Labadens, je mets mon vélo dans le train et ce soir nous dînons, pourquoi pas, au Véfour. J’ai fait le tour de la pièce, pas de combiné. Le téléphone devait être à l’étage, je suis monté, et puis sur le palier j’ai entendu des voix dans la chambre de Joop. Dont celle d’une femme. D’où sortait-elle, celle-là ? Est-ce qu’elle dormait déjà, hier soir, quand nous mangions ? Est-ce qu’elle s’était glissée dans la maison pendant mon sommeil ? Alors, elle avait dû passer près de moi, contourner le canapé pour accéder à l’escalier. J’ai reconnu des mots, ils parlaient français, elle en tout cas. J’ai paniqué. J’ai cru que c’était Maman à ma recherche, alors que bien sûr c’était impossible. Mon cerveau m’expliquait que c’était impossible, pour x rai-

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sons, mais tout le reste, mon cœur, mes nerfs, mes jambes se persuadaient, absurdement, du contraire. Gamin, quand je fuguais et que Maman me retrouvait, elle m’enfermait dans le congélateur, le temps que tu te calmes, disait-elle. Maintenant je suis trop grand, je ne tiendrais pas dedans, n’empêche j’ai paniqué. Je suis redescendu quatre à quatre et j’ai décroché le fusil de chasse. Moi vivant, elle ne m’aurait pas. J’ai beau tirer, tirer, tirer encore, l’oiseau qui pique sur moi ne dévie pas. J’ai fait le rêve ci-dessus, et quelques autres aussi brefs, et parfois beaucoup moins nets, en dormant à

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côté de Nina. En rebroussant chemin je n’avais pas retrouvé mon portable, mais j’avais retrouvé le marché, Nina, ses cartes postales et ses yeux améthyste. - Vous allez à la chasse ? m’avait-elle demandé. Je n’avais plus conscience du fusil à mon épaule. J’avais dû rougir. Plus tard elle m’avouerait adorer chez les hommes que si aisément leur vienne l’air coupable. Elle habitait une ruine où elle avait aménagé, au dessus de sanitaires, une mezzanine. Elle ne mangeait que des fruits, de mer et de vergers. Elle lançait les phrases comme si elle se déchaussait de ballerines et les lançait au petit bonheur à travers une pièce. - Tu as fait des rêves ?

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Dès le réveil, elle cherchait cigarette et briquet, ses cheveux d’or ployaient vers le plancher, précédant le fluide trapèze de son dos, le cascadant affleurement de ses vertèbres. J’ai menti, lui ai raconté pour ceux de la nuit mes rêves scandinaves, les filles sur l’estrade, le rocker dans le téléviseur, les coups de couteau. Elle témoignerait de mes crimes, si besoin. - Promets-moi. Elle se marrait, j’étais un drôle de zigue, dit-elle. Promis si tu me donnes ton fusil de chasse, dit-elle. Elle s’ouvrit de projets purificateurs, trop de mecs vous manquaient de respect. Nous fumions de son herbe, doux ravage.

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De Maman, je ne rêve jamais, suis-je en train de rêver. Pourquoi ? me demande-t-elle. Nous sommes dans un autobus. Elle me prend sur ses genoux. Je vais avoir le vertige, les gens s’enfuient par les fenêtres, dégringolent le long des flancs du bus. Je t’ai posé une question, me rappelle Maman. Et je sens la réponse qui me brûle la langue, les lèvres, les joues. Alors, comme un incendie, j’embrasse Maman, et tout de suite elle fond, pue le plastique et la litière. J’ai prévenu Nina, je ne voulais pas que ça lui tombe dessus par la télé ou les journaux. On était sur mes traces, on allait prétendre que j’avais tué Maman. Avec son témoignage, je serais en mesure de leur rire au nez,

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personne ne peut être au four et au moulin et je ne pouvais avoir commis l’horreur qu’on voulait me coller sur le dos, puisque j’étais affairé à d’autres. Trois meurtres en Scandinavie, excusez du peu, les crimes Delarue-de Lourcine. Un alibi de rêve. Seulement j’ai vu aussitôt l’inconvénient : impossible de faire de Nina ma quatrième épouse, son témoignage n’aurait plus aucune valeur. J’ai eu une autre idée et pendant qu’elle vendait ses cartes postales (photos de péniches et autres embarcations fluviales, prises sur tous les continents), je me suis installé au cybercafé et j’ai cherché sur la toile les coordonnées de Lourcine, qu’il confirme mon histoire. Comme ça, Nina n’aurait plus à faire de déposition et

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moi je pourrais lui faire ma demande. Mais à Lourcine, personne, sauf une caserne. Je me suis rappelé que dès le début je l’avais flairé : le type n’était pas plus de Lourcine que moi Delarue. Autre oiseau. Celui-ci planant au dessus de moi, le ventre blanc, les ailes bleutées. D’humeur farce, je fais un saut de côté. D’un battement d’aile, il se remet à mon aplomb. Ça peut durer longtemps, je crie. Il n’en disconvient pas. J’agite les mains, il se met à pleuvoir. Pour l’oiseau, quelle déroute. Il déteint, du coup détale. Hier soir, je me suis décidé à regarder le calendrier. Nina en a un de son pays, à chaque mois correspond

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un animal différent. Pour februar, le cheval, Hest ; pour marts, la poule, Høne. Deux semaines que j’ai quitté Maman et que je suis sans nouvelles. D’un seul coup, j’ai l’impression qu’un grand trou s’ouvre dans mon ventre, et que j’y tombe. Il faut que j’y aille, dis-je à Nina, d’un baiser de lézard sur la soie de son épaule. - En pleine nuit ? - Maman a besoin de moi. - Et toi de moi. Nous roulons sous le crachin, d’une paire de phares à la suivante. Flaques de lumière, flaques d’eau. Je vais d’un sentiment l’autre. Tantôt très fier : je n’avais encore jamais ramené de fiancée à vélo. Tantôt désespéré : arriver sera tout perdre. Maman. Nina. La liberté.

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Nous atteignons la ville avec les camions frigorifiques, le pavillon familial avec la benne à ordures. Tu vois bien, dit Nina, tu te faisais des idées, aucun barrage, et il y a de la lumière dans le salon. - C’est à cette heure-ci que tu rentres ? dit Maman. Compliments, Mademoiselle, vous avez tiré le numéro 4. Parfois je crois avoir déjà rêvé ce que je rêve, dis-je au psychiatre de mon rêve. Il me tourne le dos, est-ce qu’il m’écoute ? Encore un qui n’aime pas son métier. Je pourrais le faire rayer de l’ordre. Je préfère l’assommer, lui piquer son badge et son nœud papillon. Je cogne à l’huis. Terminé. Les gardiens me raccompagnent en écorchant mon nom, c’est insupportable. Docteur Lahoucine par ci, docteur

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Deloursin par là. Je leur fourre mon badge sous le nez : de-Lour-ci-ne ! Comme la caserne ! C’est pourtant simple ! Chaque fois, je la crois. Tu me feras mourir avec tes fugues, gémit Maman. Tu parles. Increvable. C’est à beugler. J’ai beau partir des heures entières, et ce coupci plusieurs jours. La voilà, une fois de plus, qui m’attendait dans le salon. La voilà qui, dès le lendemain midi, sans même nous laisser le temps d’une noce, entreprend Nina. Quel fils merveilleux je fais, quel déplorable époux. Bientôt elle s’enquerra de sa famille, parents, fratrie, et ça m’exaspérera. Elle ne pourrait pas me faire

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confiance, une fois ? Est-ce que je ne lui ai pas toujours ramené des êtres sans attaches, sans personne qui leur cherche après ! Je ne vais pas en écouter davantage, j’ai compris l’heure venue de descendre à la cave creuser. Quand je remonterai, elles auront bu le champagne « entre filles », et la dose dans le verre de ma fiancée aura fait son effet. Maman dira : « C’est mieux comme ça, crois-moi ; les histoires d’amour, en général… » Elle m’aidera à déplacer le corps, comme pour Agnès et Barbara, comme pour Clotilde surtout, si lourde. Et j’aurai plus qu’à noter dans mon journal, comme tous les jours, qu’aujourd’hui Maman n’est pas morte.

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DU MÊME AUTEUR FICTIONS

Jourdain, Fayard, 2006 Les Cœurs troubles, Fayard, 2005 Rouge gorge rue du Faubourg du Temple, Autrement, 2005 Casa, Stock, 2003 (et Le Livre de poche) Parti, Stock, 2000 (et Le Livre de poche) Grand Prix du roman de la Société des Gens de Lettres La Boîte, Fayard, 1998 (et Le Livre de poche) La Marée du siècle, Fayard, 1997 La Nuda, Julliard, 1994 (et Pocket) Une vie de rechange, François Bourin, 1991 (et Folio) De purs désastres, Balland, 1990 (et Folio) Misayre! Misayre!, Balland, 1988 (et Folio) Prix du Livre Inter Rapport à la Générale, Balland, 1980 Pays conquis, Robert Laffont, 1977 Mon poing sur la gueule, Balland, 1974


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CHRONIQUES

La Phrase, Mille et une nuits, 2006 Raoul, Stock, 2004 Vendredi treizième chambre, Fayard 1996, Stock, 1999 Un romancier au Palais, Messidor, 1992 Le Tour du Tour par 36 détours, Messidor, 1990 Fontenay-sous-bois, histoire(s), Messidor, 1988 THÉÂTRE

El Gran Claus i el Petit Claus Salvador, Serres, 1976 EN COLLABORATION

La Politique, La Découverte, 2003 Acteurs du siècle, Le Cercle d'art, 2000 Six personnages en quête d'images, Hachette Jeunesse, 1995 La Provocation, Éditions Sociales, 1979


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Les maquettes de ce livre ont été réalisées à Russan, sur la commune de Sainte-Anastasie, lors d’un hiver très doux. Loin de la ville où les candidats font campagne, on fait du vélo à travers les vignes et l’on espère, comme dit G.W.B., que l’avenir sera meilleur demain.

Achevé d’imprimer en février deux mille sept sur les presses de In-Octo à Brignac, Un alibi de rêve de François Salvaing comprend mille exemplaires sur vergé.


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