Signé Fébus. Comte de Foix, Prince de Béarn (extrait)

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© Somogy éditions d’art, Paris, 2014 © Université de Pau, 2014 Logos partenaires : 3

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ISBN 978-2-7572-0864-9 Dépôt légal : septembre 2014 Imprimé en Italie (Union européenne)


Signé Fébus Comte de Foix, Prince de Béarn Marques personnelles, écrits et pouvoir autour de Gaston Fébus Sous la direction de Véronique Lamazou-Duplan


Auteurs Jean-Pierre Barraqué (†). Agrégé d’histoire, professeur en histoire médiévale à l’université de Pau jusqu’en 2013. Ses travaux ont porté sur le Béarn et la péninsule Ibérique du second Moyen Âge, en particulier sur le monde urbain, le discours politique, l’idéologie et les pratiques pactistes. Dominique Bidot-Germa. Maître de conférences en histoire du Moyen Âge à l’université de Pau (ITEM, EA 3002), il a consacré son doctorat au notariat en Béarn et s’est spécialisé dans l’histoire de la Gascogne pyrénéenne, des sociétés rurales et des usages de l’écriture. Maria Alessandra Bilotta. Docteur en histoire de l’art médiéval, actuellement chercheuse postdoctorante près de l’Institut d’études médiévales (IEM) de l’Université nouvelle de Lisbonne. Ses recherches portent sur l’enluminure languedocienne et toulousaine, sur la mobilité des manuscrits, la circulation des modèles et des enlumineurs en Méditerranée occidentale (midi de la France, péninsule Ibérique, Italie) entre le xiiie et le xiv e siècle.

Philippe Charon. Archiviste-paléographe et directeur des Archives de Loire-Atlantique, il a consacré son doctorat d’histoire à la principauté d’Évreux au xive siècle, et travaille actuellement à une biographie de Charles II de Navarre (1349-1387). Benoît Cursente. Directeur de recherche CNRS (honoraire). Historien des sociétés rurales médiévales, plus particulièrement en Gascogne : formes d’habitat, formes d’organisation de l’espace, formes de domination et d’asservissement… Gilles Dulong. Agrégé de musique, docteur en musicologie, directeur du conservatoire (CRD) de Saint-Germain-en-Laye, chargé de cours à l’université de Paris-Est. Ses publications portent principalement sur les relations entre texte et musique et sur la notation musicale dans les polyphonies du xive siècle.

Marc Bompaire. Directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’École pratique des hautes études (numismatique et économie monétaire de l’Occident médiéval et moderne).

Guilhem Ferrand. Docteur en histoire médiévale (Communautés et insécurité en Rouergue à la fin du Moyen Âge, 2009, université de Toulouse II), ses recherches portent aujourd’hui sur l’économie de subsistance à la fin du Moyen Âge, le quotidien des individus en période de crise. Il prépare l’édition de la comptabilité des comtes d’Armagnac et celle des plus anciens inventaires après décès de la ville de Dijon (1389-1588).

Ghislain Brunel. Archiviste-paléographe et conservateur en chef du patrimoine au département du Moyen Âge et de l’Ancien Régime des Archives nationales (Paris). Ses recherches portent sur les campagnes médiévales (seigneurie, paysannerie, servitude), sur l’essor de l’écrit au Moyen Âge central et sur les rapports entre image et texte.

Françoise Galés. Docteur en histoire de l’art (Des fortifications et des hommes, l’œuvre des Foix-Béarn au xive siècle, 2000, université de Toulouse II), ses recherches portent sur l’architecture médiévale militaire et civile, notamment dans le sud-Aveyron, et la formation de la ville médiévale, au travers de la lecture croisée des textes et des vestiges.


Anne Goulet. Archiviste-paléographe, directrice des Archives départementales des PyrénéesAtlantiques. Elle s’intéresse à la constitution du Trésor des chartes de Pau et aux différents fonds qui le composent, notamment le fonds Albret. Claude Jeay. Archiviste-paléographe, directeur des Archives départementales d’Ille-et-Vilaine. Il a soutenu une thèse de doctorat sur la signature au Moyen Âge (2003) et travaille sur les relations entre signature, gouvernement et politique dans la France médiévale. Il prépare actuellement un ouvrage sur le sujet. Véronique Lamazou-Duplan. Agrégée d’histoire, maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Pau (ITEM, EA 3002). Ses recherches portent sur le Moyen Âge tardif, le monde urbain (Toulouse et ses élites), les liens entre archives et historiographie médiévale tant pour Toulouse que pour la maison des Foix-Béarn.

Claudine Pailhès. Archiviste paléographe, directrice des Archives départementales de l’Ariège. Ses recherches portent sur l’histoire des Pyrénées ariégeoises et sur le comté de Foix médiéval en particulier. Elle a publié Gaston Fébus. Le prince et le diable (2007). Werner Paravicini. Professeur honoraire à l’université de Kiel, ancien directeur de l’Institut historique allemand de Paris (1993-2007). Ses travaux portent sur les aristocraties européennes et sur le Voyage de Prusse. Maurice Romieu. Ancien maître de conférences en langue et littérature occitanes à l’université de Pau.

Laurent Macé. Agrégé d’histoire, maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Toulouse II. Ses recherches portent sur le Moyen Âge central, les comtes de Toulouse, les aristocraties, la croisade contre les Albigeois, la sigillographie et l’héraldique.

Marie-Hélène Tesnière. Archiviste-paléographe, conservateur général au département des Manuscrits de la Bibliothèque nationale de France. Spécialiste des manuscrits des xiiie -xve siècles, elle travaille actuellement à une édition commentée des inventaires de la librairie de Charles V. Elle a été commissaire de plusieurs expositions : « Bestiaire médiéval » (2005) et « L’Art d’aimer au Moyen Âge : Le Roman de la rose » (2011) à la BnF ; et en collaboration, « Fébus (1331-1391), prince Soleil », au musée de Cluny et au Château de Pau (2011-2012).

Paul Mironneau. Archiviste paléographe, conservateur général du Patrimoine, directeur du musée national et domaine du Château de Pau. Il était l’un des commissaires de la double exposition sur Gaston Fébus (musée national du Moyen Âge, château de Pau, 2011-2012). Ses travaux portent en outre sur les œuvres latines de l’abbé de Moissac Aymeric de Peyrac.

Simone Ventura. Docteur en sciences du langage et philologie romane sur l’Elucidari de las proprietatz de totas res naturals (Paris 3 – Venise Ca’ Foscari, 2005). Ses publications se sont depuis poursuivies sur le sujet et ses recherches portent aussi à présent sur la traduction et la réception du Decameron de Boccace dans les littératures française et catalane (Marie Curie Fellow).

Abbreviations à ajouter



Sommaire Préfaces - Georges Labazée, Président du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques - Augustin Bonrepaux, Président du Conseil général de l’Ariège - Pierre Tucoo-Chala, Professeur honoraire de l’université de Pau - Véronique Lamazou-Duplan Gaston III, Comte de Foix, dit Fébus, prince du XIVe siècle

Contextes et pouvoirs - Gaston III Comte de Foix, vicomte de Béarn. Un Prince entre France, Angleterre et Péninsule Ibérique, Véronique Lamazou-Duplan - Gaston Fébus, comte de Foix d’abord, Claudine Pailhès - Assises et discours politiques en Béarn au temps de Fébus, à la mémoire de Jean-Pierre Barraqué, par Véronique Lamazou-Duplan, Dominique Bidot-Germa - Les Albret contre Gaston Fébus : des seconds couteaux des Armagnac ?, Anne Goulet Des chroniques à la légende - Le Comte de Foix dans les chroniques françaises de son temps, au révélateur du Drame d’Orthez, Véronique Lamazou-Duplan - Gaston Fébus, ou «le paradys terrestre» évanoui : brève enquête sur la légende, Paul Mironneau Febus, Febus avant, Febus comes, Febus me fe… Signatures et marques personnelles dans la pratique de l’écrit et du pouvoir Genèse et usages d’un surnom ? - Changer de nom et d’armes après l’adoubement au Voyage de Prusse. Sur l’origine du surnom Fébus, Werner Paravicini - Musique et poésie pour Fébus : des signatures en clair-obscur, Gilles Dulong Signatures

- Signer au Moyen Âge, Claude Jeay - Signer chez les princes d’Évreux-Navarre, contemporains et proches du roi de France, Philippe Charon - Signé Febus. Le surnom en signature, Ghislain Brunel et Véronique Lamazou-Duplan - Signatures béarnaises au temps de Fébus, Dominique Bidot-Germa et Véronique Lamazou-Duplan - Les comtes d’Armagnac ont-ils signé au XIVe siècle ? Guilhem Ferrand Héraldique, emblématique, monnaie, pierre : mise en signe du pouvoir du Prince - Or et gueules, Foix-Béarn. Les armes du prince soleil, Laurent Macé - Le florin d’or Febus comes, Marc Bompaire - Le nom et le pouvoir dans la pierre, Françoise Galés Pratiques personnelles de l’écrit au XIVe siècle, du Comte Soleil aux paysans Fébus et les livres, Fébus dans les livres - Gaston Fébus et les livres: marques d’appropriation et enjeux de pouvoir, Paul Mironneau - Fébus « Maistre des chasses », Marie-Hélène Tesnière - Traduire pour le noble Prince Gaston, comte de Foix. Le « Palaytz de Savieza », prologue en vers à l’Elucidari de las proprietatz de totas res naturals, Simone Ventura - Les enluminures de l’Elucidari et celles des manuscrits juridiques méridionaux. Circulation des modèles et contacts artistiques, Maria Alessandra Bilotta Appropriation personnelle de l’écrit : du Prince aux paysans - Le Livre des oraisons. Entre livre de prières pour le Prince et confessions autobiographiques, Véronique Lamazou-Duplan - Occitan, latin et français dans les actes fébusiens, Maurice Romieu - La fiscalité naissante dans le Béarn du XIVe siècle : la marque de Gaston III ? Dominique Bidot-Germa - Écriture et servage : le fait du prince et l’appropriation de l’écrit par les maisons paysannes, Benoît Cursente -Bibliographie finale -Crédits photographiques



Remerciements Cet ouvrage est l’aboutissement d’un programme de recherche de deux années, porté par l’université de Pau et des pays de l’Adour/ITEM (EA 3002). En amont de ce livre, les recherches ont été scandées par une journée d’étude et un colloque, tenus à Pau, entre université, Château de Pau, Parlement de Navarre, sans oublier l’accueil chaleureux qui nous a été réservé lors des visites d’Orthez et de Montaner. Ce projet et ce livre, dédié autant aux universitaires qu’au grand public, n’ont pu exister sans l’appui décisif du Conseil général des Pyrénées-Atlantiques, sans les soutiens du Conseil général de l’Ariège, de l’Agglomération de Pau-Pyrénées, sans l’étroite collaboration des Archives nationales, des archives départementales des Pyrénées-Atlantiques, de l’Ariège, du Musée national du Château de Pau. Outre les chercheurs qui ont directement contribué à ces travaux, nous souhaitons particulièrement remercier Jean-Marc Decompte (photographe, CG 64), Thierry Autier (photographe, service Patrimoine, CG 09), Céline Gaudon (photothèque, Archives nationales) et Pierre Grand (photographe, Archives nationales), Monique Moralès (cartographe, UPPA), Véronique Picard (UPPA/IRAA), Françoise Duplaa, Marie-Paule Lavergne, Philippe Chareyre (UPPA/ITEM), Isabelle Millet, Julie Charaire, Pascale Peyraga, Alice Moulène et Laurent Bordes (UPPA), pour les aides de toutes sortes qu’ils nous ont apportées. Merci également aux institutions qui nous ont gracieusement accordé le droit de reproduire les clichés aimablement fournis : les Conseils généraux des Pyrénées-Atlantiques et de l’Ariège, le Musée national du Château de Pau, l’Archivo Real y General de Navarra, la mairie de Mazères, la bibliothèque municipale de Besançon. Nos remerciements vont aussi aux membres du comité scientifique pour leur appui constant et chaleureux, aux auteurs des différentes contributions, dont certains avaient pu faire le Voyage de Béarn, d’autres non, mais qui tous ont mis leurs compétences au service de ce volume. Que toutes et tous trouvent ici l’expression de nos plus vifs remerciements. Ouvrage coédité par l’université de Pau et des Pays de l’Adour et Somogy éditions d’art

Direction du programme de recherche et de l’ouvrage Véronique Lamazou-Duplan Maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Pau et des pays de l’Adour

Comité scientifique

Somogy éditions d’art

Ghislain Brunel Conservateur en chef du patrimoine, Archives nationales

Sarah Houssin-Dreyfus Coordination éditoriala

Anne Goulet Directrice des Archives départementales des Pyrénées-Atlantiques Paul Mironneau Directeur du Musée national du Château de Pau

De l’ours et de toute sa nature. Gaston Fébus, Livre de la chasse, Paris, BnF, fr. 619, fol. 15v°

Claudine Pailhès Directrice des Archives départementales de l’Ariège

Nelly Riedel Conception graphique Nicole Mison et Sandra Pizzo Contribution éditoriale Michel Brousset, Béatrice Bourgerie et Mélanie Le Gros Fabrication



G

Gaston Fébus a laissé sa marque dans l’histoire de France. Au-delà de l’évidence et de la formule toute faite, c’est bien cependant à une véritable marque originale et à un signe de distinction très personnel que renvoie le nom de Fébus. Il est désormais connu de tous et tout particulièrement dans nos Pyrénées. De l’Ariège au Béarn, Fébus l’a gravé dans la pierre des châteaux où il vécut. Dans notre département, la tour Moncade d’Orthez, vestige d’une cour fastueuse, les châteaux résidentiels de Morlanne et de Montaner, où se jouent aujourd’hui des reconstitutions médiévales, le village de Morlaàs, où il frappa une monnaie à son effigie ou encore celui de L’Hôpital-d’Orion, où il mourut au soir d’une partie de chasse, lui sont irrémédiablement associés. Passé maître dans l’art de la guerre comme de la vénerie, il écrivit à la fin de sa vie le célèbre Livre de la chasse, longtemps considéré comme une référence du genre. Passé à la postérité, ce nom de Fébus, qui nous est si familier et que des enfants continuent de porter, était pourtant loin de devoir s’imposer de lui-même. Dans la mythologie grecque, Apollon Phoibos est le dieu de la musique et des lettres. Dieu-archer, il est aussi celui qui brille et éclaire. En décidant de prendre Phoebus pour surnom, mais dans une graphie occitane, Gaston III, comte de Foix et vicomte du Béarn, a donc mis de son vivant un nom sur sa propre légende. Du jamais vu à l’époque. Et c’est probablement tout le génie de Fébus qui se concentre là, dans ce geste fondateur et novateur, dont on mesure désormais toute la portée. De nos jours, on parlerait d’un coup d’éclat de communication politique, comme l’expriment Véronique Lamazou-Duplan dans sa préface et l’ensemble des travaux de ce volume, si ce n’est de parfaite stratégie de marketing. À ce titre, Signé Fébus, comte de Foix, prince de Béarn. Marques personnelles, écrit et pouvoir est un livre passionnant. Aboutissement d’un ambitieux programme de recherche coordonné par l’université de Pau et des pays de l’Adour, il réunit un ensemble remarquable de documents historiques et de contributions. Si le département des Pyrénées-Atlantiques est marqué par Fébus, il y est surtout très attaché. C’est donc un honneur et un plaisir pour nous que d’apporter notre soutien à ces travaux auxquels nous avons également pleinement contribué grâce à la conservation, à la valorisation et à la mise à disposition de nos archives départementales. Enfin, nous sommes heureux de voir que ce très bel ouvrage réussit le pari de se hisser à la hauteur d’une recherche universitaire exigeante tout en s’adressant au grand public curieux d’histoire et de patrimoine.

Le château de Morlanne, bâti pour le frère naturel de Fébus, aujourd’hui propriétés du Département des Pyrénées-Atlantiques.

Georges L aba zée sénateur des Pyrénées-Atlantiques président du Conseil général

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D

De Foix à Orthez, de Pau à Mazères, le nom de Gaston Fébus court sur toutes les Pyrénées. Ces terres de montagne et de frontière ont eu une histoire toujours originale, souvent intense, parfois dramatique, en aucun autre temps elles ne connurent un aussi grand prince, une si brillante cour, jamais elles ne furent mises ainsi au cœur des royaumes d’Occident. Aucun autre seigneur des Pyrénées ne fut ainsi célébré et chanté à travers les cours d’Europe. Fébus fut un grand politique, un grand diplomate, un grand administrateur, un prince mécène et un prince poète. Mais il n’aurait pas atteint le niveau de renommée qui est le sien si, avec un talent exceptionnel, il n’avait œuvré lui-même à sa gloire, s’il ne s’était donné le nom éblouissant du dieu du soleil et de la beauté et s’il n’avait su l’utiliser pour asseoir son pouvoir. Que l’université de Pau et des pays de l’Adour ait initié un programme de recherche sur « Signatures, écritures et pouvoirs autour de Gaston Fébus » qui a abouti au colloque « Signé Fébus ! » était donc une initiative heureuse à laquelle le Conseil général de l’Ariège s’est associé avec le plus grand intérêt. Car Gaston Fébus appartient à l’histoire des terres ariégeoises autant qu’à celle des terres béarnaises. Il a toujours porté le nom de Foix en premier et ses contemporains l’ont toujours appelé « le comte de Foix ». Les archives ariégeoises conservent en nombre les preuves d’une attention privilégiée pour ce qui était pour lui le pays des origines. Son nom est ancré dans le paysage, son souvenir plane sur les lieux où il a vécu. Le château de Foix, le château de ses pères, dressé sur son rocher en symbole de la domination comtale, où il séjourna jeune comte venu au-devant de son peuple. L’abbatiale Saint-Volusien où, encore enfant, il reçut l’hommage de tous les vassaux du comté et où, vingt ans plus tard, au sommet de sa puissance, il fit célébrer son orgueilleuse victoire sur le comte d’Armagnac. Pamiers, dont il sauva un jour les vendanges en arrivant à bride abattue depuis le Béarn parce que la ville était menacée par les Armagnacs. Les vestiges de l’abbaye des Salenques, où il ramena le corps de sa mère escorté d’une armée entière. Mazères, aux portes du Languedoc royal, où il fit construire un château qu’il habitera souvent, où il convoqua de grandes assemblées, où il reçut avec faste le duc de Berry et où il parvint à étonner par sa munificence le roi lui-même venu le visiter chez lui. Soutenu par les assemblées départementales des Pyrénées-Atlantiques et de l’Ariège, le colloque « Signé Fébus ! » a été l’occasion de renouer une fois encore les liens Foix-Béarn dont Gaston Fébus a porté fièrement les armoiries jointes. Il y en aura certainement d’autres : la fascination pour le « comte Soleil » n’est près de s’éteindre ni chez les Pyrénéens, ni chez ceux qui viennent à la rencontre de leurs paysages et de leur patrimoine.

Face aux Pyrénées et surplombant la vieille ville, l’imposant château de Foix

Augustin BONREPAUX Président du Conseil général de l’Ariège

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L

L’école primaire où je suis allé, au centre de Pau, s’appelait l’école Gaston Phébus, avenue Gaston-Phébus. Personne ne connaissait ni ne parlait de ce personnage. Maintenant, à l’extrême fin de ma vie, trois quarts de siècle plus tard, de plus en plus nombreux sont ceux qui s’y intéressent, même au plan national, et qui nous apprennent qui il est vraiment : je m’en réjouis. Le deuxième but de ma recherche est atteint. Je me plais aussi à noter le changement de mentalité chez les historiens. Lorsque j’ai soutenu ma thèse, il m’a été fortement reproché d’avoir travaillé sur une biographie, recherche mineure fort peu à la mode, pour ne pas dire méprisée. Mon patron de thèse m’a alors demandé de traiter en thèse secondaire les problèmes de la souveraineté de la vicomté de Béarn pour moins prêter le flanc à la critique ; mais, là encore, je faisais dans le régionalisme… Je suis donc heureux de voir qu’actuellement les thèmes secondaires (honteux ?!) de la recherche intéressent de plus en plus non seulement le grand public – cf. les grandes fêtes médiévales dans le cadre du château de Montaner, avec la présentation des luttes fébusiennes contre le Prince Noir ou contre les Armagnacs – mais aussi les chercheurs universitaires de grande qualité – votre équipe – et les conservateurs de châteaux nationaux avec les expositions au musée de Cluny à Paris et au musée du Château de Pau en 2013. Pierre Tucoo-Chal a Professeur honoraire en histoire médiévale à l’université de Pau Février 2014

Comment reconnaître un grand cerf par les fumées. Gaston Fébus, Livre de la chasse, Paris, BnF, fr. 616, fol. 57v°

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Gaston per la graci de Diu comte de Foys, vescomte de Bearn, de Marsan, de Gavardan, al nostre amat lo thesaurer de Marsan qui are es o sera per lo temps, salutz. Titulature de Gaston III, en langue d’oc, mandement adressé à son trésorier de Marsan, 1361, acte revêtu de la plus ancienne signature autographe febus connue à ce jour, Archives départementales des Landes, H 150/17

Gaston conte de Foix par la grace de Dieux, seigneur de Bearn, vesconte de Marsan et de Gavardan, a touz ceulx qui ces presentes lettres verront, faisons savoir que… Titulature de Gaston III, promesse au roi Charles VI, 1390, dernier acte connu portant sa signature autographe febus Archives nationales, J 332, no 28

Ci commence le prologue du livre de chasse que fist le comte febus de Foys seigneur de Béarn. En non et en honneur de Dieu, creatour et seigneur de toutes choses et du benoist son filz Jhesu Christ, et du Saint Esperit, de toute la sainte Trinité, et de la Vierge Marie, et de touz les sains et saintes qui sont en la grace de Dieu, Je, Gaston, par la grace de Dieu surnommé Fébus, comte de Foys, seigneur de Béarn, qui tout mon temps me suy delité par espicial en trois choses : l’une est en armes, l’autre est en amours, et l’autre si est en chasse. Et quar des deux offices il y a heu trop de meilleurs maistres que je ne suy, quar trop de meilleurs chevaliers ont esté que je ne suy, et aussi moult de meilleurs cheances d’amours ont heu trop de gens que je n’ay, pour ce seroit grant niceté se je en parloye, mes je remet es deux offices d’armes et d’amours, quar ceulz qui les voudront suyr à leur droit y aprendront mieulx de fet que je ne le porroye deviser pour parole, et pour ce m’en teray ; mes du tiers office, de qui je ne doubte que j’aye nul mestre, combien que ce soit ventance, de celuy voudray je parler, c’est de chasse »… Prologue du Livre de la chasse, d’après BnF, 616, fol. 1ro et 1vo, « et fut commencé ce présent livre le premier jour de may, l’an de grace mil trois cens quatre vins et sept ».

… ego indignus servus tuus Febus, tibi supplico et rogo humiliter quod tibi placeat parcere et miserecordiam habere mihi… « … moi ton indigne serviteur, Fébus, je te prie et te demande humblement qu’il te plaise de m’épargner et de me prendre enpitié… » Livre des oraisons, 1re oraison, la seule qui mentionne l’identité du pécheur par son seul surnom.

Et ego feci orationem tibi, omnipotens Deus, quod dares mihi honorem armorum, et dedisti mihi multipliciter grandem in tantum quod in Sarracenis, Judeis, Christianis in Yspania, Francia et Anglia, Alemania et Lombardia citra omne mare et ultra scitur nomen meum per tuam gratiam. « Alors je te fis ma prière, Dieu tout-puissant, pour que tu me donnes la gloire des armes, et tu m’as comblé si bien que chez les Sarrasins, les Juifs, les Chrétiens en Espagne, France, Angleterre, Allemagne et Lombardie, en deçà et au-delà des mers, mon nom est connu par ta grâce. » Livre des oraisons, 2e oraison


C

Ces citations, tirées d’écrits émanant directement de Gaston III, comte de Foix, vicomte de Béarn, dit Fébus, témoignent de l’emploi de son nom de baptême (Gaston), de sa titulature officielle (comte de Foix, vicomte, ou seigneur, de Béarn, vicomte de Marsan et de Gavardan…) et enfin de ce surnom étonnant, Fébus, qui évoque Apollon Phoibos, dieu antique lié à la musique, aux arts, mais aussi à la chasse, surnom que le comte de Foix s’était choisi (première originalité par rapport à ses contemporains), a lui-même utilisé mais a aussi fait résonner à travers tous les médias de son temps. Dans les actes qu’il dicte, de façon attendue, le nom de baptême et la titulature officielle sont d’abord employés, mais le comte Soleil signe de sa main avec son seul surnom, en l’adaptant à une graphie occitane, Febus. À notre connaissance, il s’agit d’un cas unique : aucun prince de ce temps ne signe de son surnom. Les chroniqueurs contemporains, qu’ils soient méridionaux ou liés à la cour de France, rodés aux pratiques et aux écrits politiques, ne désignent d’ailleurs jamais Gaston par son surnom, mais bel et bien par son titre le plus éminent, « le comte de Foix », « Gaston comte de Foix ». Au xive siècle, l’expression Gaston Fébus n’est donc jamais employée, ni dans les actes émanant de Fébus, ni dans ceux des puissants avec lesquels il correspond, ni dans les chroniques… En revanche, Yolande d’Aragon écrit à son car cosi Febus (1388), Bernard de Luntz, son secrétaire particulier, intitule ainsi un acte dans le registre qu’il tient pour Gaston III, Deu froment que le comte Phebus fe benir de Bretanhe (1375)… Dans d’autres types d’écrits, tels que le Livre de la chasse, qu’il a rédigé au soir de sa vie, dont certains manuscrits s’achèvent par le Livre des oraisons, recueil de prières rassemblées à sa demande, le surnom Fébus est en meilleure place encore, entrelacé à ses autres marques d’identité personnelles, voire même à l’invocation divine. Gaston III, comte de Foix, vicomte de Béarn, surnommé Fébus, a ainsi lui-même peu à peu lancé, fabriqué sa fama, c’est-à-dire sa renommée, et même déjà sa légende, et ce, de son vivant. Le comte de Foix fait usage de ce surnom solaire d’abord au combat, dans son cri de guerre (Febus avant), qui devient sa devise apposée sur ses plus beaux manuscrits, dans sa signature autographe, dont cinq exemplaires nous sont parvenus en original, sur les florins d’or frappés à Morlaàs (Febus comes), dans la pierre de ses forteresses (Febus me fe). La gloire fébusienne est relayée par les chroniqueurs mais aussi par les compositeurs et les poètes qui distillent le nom, le surnom, les symboles dans les pièces poétiques chantées dans les cours. Ce livre, en s’intéressant aux marques personnelles de ce prince, aux relations entre écrit, culture et pouvoir au xive siècle, invite à redécouvrir autrement et à remettre en perspective un personnage qui a d’abord fasciné ses contemporains. Ce volume, ouvert à toutes les disciplines, convie le lecteur à suivre l’invention même de « Gaston Fébus », à réfléchir à ce qui aujourd’hui est le maître mot de bien des conseillers des puissants de notre temps, la communication en politique, science à laquelle a excellé sans nul doute Gaston, comte de Foix, dit Fébus. Véronique L ama zou-Dupl an


Carte 1

Carte de Foix-Béarn entre France, Guyenne anglaise et péninsule Ibérique au milieu du xiv e siècle.

Territoire reconnu au roi d’Angleterre en 1360 Domaines de Gaston Fébus

Paris ROYAUME DE FRANCE

Lyon Bordeaux ROYAUME DE NAVARRE

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Rodez

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Toulouse

Pampelune Burgos ROYAUME

« COURONNE D’ARAGON » Saragosse

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DE CASTILLE

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ROYAUME DE GRENADE

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Carte 2

Construction de la puissance fébusienne.

d’après C. Pailhès, Gaston Fébus. Le Prince et le diable, Paris, 2007

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Possessions de Gaston III en 1370

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Territoires acquis en 1379

Bigorre placée sous la protection militaire de Fébus

Zone d’influence des seigneurs faisant partie de l’obédience de Fébus

Clients et alliés

d’après P. Tucoo-Chala, Gaston Fébus. Prince des Pyrénées, Pau-Biarritz, 1991


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VALLÉES D’ANDORRE

VICOMTÉ

Maison de Foix-Béarn Pays relevant de la couronne d’Aragon Maison d’Armagnac

Maison d’Albret

Castelbon DE CASTELBON

P Seigneurie de Pontonx A Terres d’Auribat

CAPCIR COMTÉ DE CERDAGNE

BARIDAN

VICOMTÉ DE CABOËT ET DE SAN JUAN

Vich

S Seignanx G Gosse CATALOGNE

Limites de la principauté du Prince-Noir N

Limites de la mouvance anglaise en 1350

Castelviell Martorell

d’après P. Tucoo-Chala, Gaston Fébus. Prince des Pyrénées, Pau-Biarritz, 1991 et J.-B. Marquette, Les Albret: l’ascension d’un lignage gascon, Bordeaux, 2010

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10 20 30 40 50km

Moncade Barcelone

Carte 3

Carte des domaines de Foix-Béarn, des Armagnac et des Albret (partie méridionaleau milieu du xiv e siècle.


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Gaston III Gaston III comte Foix, comtededeFoix, dit ditfébus fébus prince prince ee siècle duduXiv Xiv siècle


Gaston III comte de Foix, vicomte de Béarn :

un prince entre France, Angleterre et péninsule Ibérique

Véronique L ama zou-Dupl an

A

Au seuil d’un ouvrage qui approche différemment Gaston Fébus, à travers les relations entre marques personnelles, écrit, culture et pouvoir autour de ce prince, nous souhaitons seulement permettre de situer Gaston III (1331-1391) dans le contexte historique mouvementé du xive siècle, pour éclairer les grandes lignes de sa politique, tout en attirant l’attention sur certains points, parfois encore négligés 1. Des épisodes de la vie et des facettes de la personnalité de ce prince sont d’autre part abordés et approfondis dans les contributions qui suivent.

Lorsqu’il hérite du pouvoir, en 1343, à l’âge de douze ans, Gaston III est à la tête d’un vaste et puissant ensemble territorial, mais ses domaines sont éclatés d’une extrémité à l’autre des Pyrénées et meuvent des différents souverains de France, d’Angleterre et de péninsule Ibérique carte. 1, p. 19. Dans le contexte d’une guerre qui vient de s’ouvrir entre rois de France et d’Angleterre, nommée plus tard « guerre de Cent Ans », cette situation ne manquera pas de causer des conflits d’intérêts, autant de nœuds gordiens que Fébus devra trancher… ou laisser volontairement noués pour jouer sur tous les tableaux carte 3, p. 20.

Fig. 1

Les vicomtes de Béarn issus de la famille catalane des Moncade, en particulier Gaston VII à la fin du xiiie siècle, ont construit leur capitale à Orthez en la dotant d’un puissant château, dominé par la tour Moncade, et d’un pont fortifié.

Le noyau le plus prestigieux de ses États est le comté de Foix, à l’extrême sud du royaume de France et à l’est des Pyrénées. Le comté est puissant par l’ancienneté de sa dynastie, ses comtes furent parfois rebelles au roi français dans le passé mais prêtent régulièrement hommage depuis la fin du xiiie siècle. Ce territoire est riche, ses ressources sont abondées par les péages des voies commerciales qui basculent vers la péninsule Ibérique, la « marque » sur les produits, sans oublier l’exploitation du bois, des mines de fer, des forges (les moulines)… Il est solidement tenu et administré par de grandes familles nobles alliées aux comtes et par des officiers dévoués. De l’autre côté des cols, Foix regarde vers la couronne d’Aragon, vers la Catalogne : lui sont rattachées des possessions comme la coseigneurie d’Andorre (avec l’évêque d’Urgell), le Donezan, les diverses châtellenies de Cerdagne, dépendantes du roi d’Aragon et comte de Barcelone Fig. 2 et 3. En 1290 est venu s’ajouter un autre domaine, cantonné à l’ouest de la chaîne pyrénéenne : la vicomté de Béarn. Organisant sa succession, le vicomte Gaston VII (1229-1290) fait de l’une de ses filles, Marguerite, épouse du comte de Foix Roger Bernard III, son héritière et décrète

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G a s t o n III c o m t e d e F o i x , v i c o m t e d e B é a rn : u n p ri n c e e n t re F r a n c e , A n gl e t e rre e t p é n i n su l e I b é ri q u e

(page de droite)

Fig. 2

Lettres patentes accordées par Pierre, roi d’Aragon, confirmant les privilèges accordés aux habitants de Foix par Jacques, son prédécesseur, sur la dispense de payer le droit d’entrée exigé des marchands de France. Cela à la demande du comte de Foix qui lui a écrit « des lettres affectueuses » (ADA, 1 EDT/AA3, 1386).

Fig. 3

Lettres patentes de Jean, roi d’Aragon, par lesquelles il exempte les habitants de Foix du droit de marque des fers dans tout son royaume (ADA, 1EDT/AA3, 1389).

indissoluble l’union de Foix et de Béarn. La constitution de ce conglomérat modifia profondément l’échiquier politique de la région, érigeant FoixBéarn en un ensemble de premier plan tout en semant les germes des difficultés à venir. Cette décision fut tout d’abord une pomme de discorde entre les maisons de Foix-Béarn et d’Armagnac : une autre fille, Mathe, était l’épouse du comte d’Armagnac, qui se sentit lésé… Mais surtout, les mouvances et dépendances en Béarn n’étaient pas les mêmes qu’en Foix, ce qui pouvait être un atout en temps de paix (autant d’alliances supplémentaires) mais un danger en temps de guerre (quel camp choisir, qui servir ?). Le Béarn dépendait en effet originellement du duché de Gascogne passé sous l’autorité anglaise (la Guyenne anglaise). Il avait été aussi lié avec l’Aragon : la vicomtesse Marie avait épousé au xiie siècle Guilhem Moncade : Gaston VII était leur dernier descendant et les Moncade avaient aussi apporté des châteaux en Catalogne mais aussi leur pierre (c’est le cas de le dire !) à la construction d’une capitale en Béarn, Orthez, désormais dominée par la silhouette de la tour Moncade Fig. 1… La politique béarnaise avait donc déjà vu alterner des alliances et des vassalités tantôt aragonaises, tantôt anglaises. Au tournant des xiiie -xive siècles, sous Gaston Ier (1302-1314) et sous Gaston II (1314-1343), le père de Fébus, les vicomtes de Béarn jouèrent l’obédience anglaise, tout en se gardant de prêter l’hommage, ce qui leur permit de mettre la main sur le Marsan et le Gavardan. Mais en tant que comtes de Foix, ils servirent fidèlement le roi de France, en particulier Gaston II, et se virent concéder la vicomté de Lautrec et les Basses-Terres d’Albigeois, tout en commençant à accaparer le Nébouzan, utile relais stratégique. La politique ibérique était-elle pour autant oubliée ? Non : pour mémoire, par exemple, Gaston II projetait de marier son fils à la fille de Jacques II de Majorque, à la veille de son départ pour une opération de Reconquista contre Algésiras, et dont il ne revint pas vivant.

On a beaucoup écrit que Gaston Fébus eut toujours plusieurs fers au feu. Cela est vrai mais s’explique : le comte de Foix, le vicomte de Béarn, de Marsan, de Gavardan, de Lautrec, le seigneur des Basses-Terres d’Albigeois ou d’Andorre n’avaient pas tous les mêmes intérêts, bien qu’incarnés par une seule personne. De même, les traditions politiques n’étaient pas les mêmes en Foix et en Béarn, centralisées et « féodales » en Foix, fondées sur le pactisme en Béarn. Le prince n’eut donc pas la même attitude : il laissa ses représentants gouverner en Foix et accorda de nombreux privilèges aux communautés fuxéennes, mais tenta visiblement d’asseoir un pouvoir plus serré sur le Béarn, mettant en veilleuse le pactisme ambiant, ne serait-ce que par l’accès direct à sa personne et à ses propres jugements judiciaires. Il est en revanche admis qu’il sut partout rassembler autour de lui, en faisant participer les gens de Foix et de Béarn à son armée, de façon directe ou indirecte, en les assurant d’une vie en paix sur ses terres, alors que des bandes armées ravageaient les pays environnants. On se doute que la guerre de Cent Ans pimenta toutes les relations. D’emblée, Gaston III prit ses distances vis-à-vis du roi de France. Alors que son père avait répondu à toutes les levées de l’ost royal, Gaston III n’envoya que peu de contingents, et seulement fuxéens. De même, son absence fut remarquée aux sacres de Jean II, Charles V, Charles VI… sans oublier le coup d’éclat de 1347, quand il déclara au représentant du roi de France qu’« il ne tenait le Béarn de nul homme au monde »… Gaston III en voulut aussi au roi de ne pas le nommer lieutenant général des pays de langue d’oc : il le fut quelques mois, à quinze ans en 1346, mais chaperonné par le comte de l’Isle-Jourdain, puis on lui préféra rapidement Jean Ier, comte d’Armagnac, de 1346 à 1356, puis des fils et frères de rois de France (Jean, comte de Poitiers, de 1356 à 1361, le même devenu duc de Berry, à partir de 1380 ; Louis, duc d’Anjou, de 1364 à 1380) ou des militaires tels que le maréchal de France Arnoul d’Audrehem (1361-1364) ou brièvement, en 1380, Bertrand du Guesclin. Gaston III en prit ombrage, vécut la chose comme une ingérence dans les affaires méridionales qu’il entendait dominer, alors qu’il était populaire ; ainsi s’expliquent certaines de ses actions, en Toulousain notamment, ses affrontements ou la menace d’un conflit avec le duc d’Anjou, le duc de Berry et, bien entendu, contre Armagnac.

En 1343, Gaston III hérite donc d’une situation rendue encore plus délicate par son jeune âge et par des tensions au sein de ses États, en particulier en Béarn (endettement, opinion plutôt proanglogasconne, alors que Gaston II affichait une fidélité active au roi de France lors des premières opérations militaires de la guerre de Cent Ans) mais aussi en raison des intérêts divergents inhérents à la composition même de ses domaines.

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Fig. 4

La bataille d’Aljubarrota. Lors des guerres de Portugal entre 1382-1385, entre Castillans, Anglais et Portugais, Fébus, d’après Froissart, tenta de dissuader ses chevaliers béarnais de s’engager, en vain. Ils furent tous massacrés à la bataille d’Aljubarrota. Fébus l’aurait appris, de façon merveilleuse, bien avant tout le monde. Froissart, Chroniques, Livre III (Besançon, BM, ms. 865, fol. 239vo).

Dans ces équilibres délicats, Gaston III a fait preuve de réserve vis-à-vis du roi de France, pour ne pas s’attirer les foudres anglaises, celles d’un roi duc victorieux sur tous les champs de bataille, de Crécy à Poitiers (Édouard III) ou du redouté prince de Guyenne (le Prince Noir). Mais on comprend tout autant que le roi de France se soit appuyé sur la maison d’Armagnac contre la puissance anglaise, se soit méfié, voire défié, d’un comte de Foix qui visiblement ménageait autant le camp anglais que le parti français, ou pire, trempait dans tous les complots contre le roi de France Valois fomentés par Charles II de Navarre, un prince capétien. Ce dernier était devenu le beau-frère de Fébus en 1349, après son mariage avec Agnès de Navarre ; leurs relations furent excellentes jusqu’en 1362-1363, jusqu’au moment où, après sa grande victoire de Launac, Fébus chassa Agnès, réfugiée dès lors, jusqu’à la fin de sa vie, à la cour de Pampelune ; l’année suivante, en 1364, les armées navarraises étaient défaites à Cocherel, sonnant le glas du danger navarrais contre les Valois… et aussi l’utilité d’une telle alliance pour Fébus.

pays. En 1364, s’il fit hommage pour le Marsan et le Gavardan, il tint tête au Prince Noir pour le Béarn, invoquant la même raison que celle donnée en 1347. Les années qui suivirent furent pleines de périls, compliquées en outre par les guerres de Castille. Alors que le royaume de France était en paix (depuis la paix de Brétigny en 1360, très avantageuse pour le parti anglais vainqueur), la guerre civile déchirait la Castille. La guerre francoanglaise, ses chevaliers et routiers s’y exportèrent, y prolongeant le conflit de façon indirecte. Le roi d’Angleterre et son fils soutinrent le roi légitime, Pierre Ier, tandis que le roi de France confia à Du Guesclin le soin de conduire les routiers hors du royaume pour les mettre au service d’Henri de Trastamare, demi-frère naturel de Pierre Ier. Gaston III se garda bien d’intervenir directement mais vit alors passer les troupes, dans un sens puis dans un autre, par ses terres, ou au coin de ses terres… Il tomba tout de même le masque lorsqu’il accueillit un temps Henri de Trastamare, vaincu à Nájera, qui refit ses forces et finalement l’emporta à Montiel en 1369. Au retour des guerres de Castille, le Prince Noir, vaincu, ruiné et malade, renonça à faire rendre gorge au vassal béarnais récalcitrant, mais l’alerte avait été chaude. De son côté, Fébus, toujours prudent vis-à-vis des guêpiers ibériques, resta toute sa vie rétif à toute intervention directe Fig. 4.

Gaston III se maintint autant qu’il le put hors de trop prégnantes tutelles anglaises. En 1355, il fit escorte durant quelques jours au Prince Noir, de retour d’une chevauchée dévastatrice en Languedoc, mais, ainsi, préserva la paix pour ses

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Fig. 5

En 1376, Jean d’Armagnac et le sire d’Albret prennent Cazères. Fébus assiège aussitôt la ville, en fait condamner toutes les portes par des madriers, la fait ceindre d’une palissade. Faute de vivres, au bout de quinze jours, les assiégés entament des tractations, bien reçues par le comte de Foix qui autorise à faire un trou dans le mur, « pas trop grand » : les assiégés sortirent un à un par cette brèche, humiliés, devant Fébus et ses hommes. Dans cet exemplaire des Chroniques de Froissart, l’enlumineur met en valeur la magnanimité de Fébus mais aussi sa force (Besançon, BM, ms. 865, fol. 207vo).

La troisième grande ligne de la politique fébusienne, bien constante celle-ci, fut le conflit contre la maison rivale d’Armagnac, situation héritée de la décision de 1290, mais inévitable en raison de la configuration des domaines des deux lignages et amplifiée par le contexte du xiv e siècle. Les États de Foix-Béarn s’étendaient d’est en ouest de la chaîne et du piémont pyrénéens : toute la patiente et tenace stratégie de Fébus fut de les réunir, sous sa domination directe ou indirecte (vassaux, alliés, clients, routiers à sa solde…), par les armes ou par les accords les plus divers. Les terres de la maison d’Armagnac étaient disséminées du nord au sud, en un ensemble disparate, mais les Armagnac pouvaient compter sur nombre d’alliés, comme les Albret. Fébus remporta la victoire de sa vie à Launac, le 5 décembre 1362 : il fit prisonniers le comte d’Armagnac, ses parents et alliés, engrangea des rançons fabuleuses qui vinrent alimenter le Trésor d’Orthez. Mais la lutte ne s’arrêta pas. Les intérêts géostratégiques des deux maisons concurrentes ne pouvaient que se cristalliser pour des raisons à la fois familiales

et territoriales en Bigorre, en Comminges… d’autres passes d’armes eurent lieu Fig. 5, d’autres tractations et, finalement, la paix en 1379, garantie par l’union de l’héritier légitime de Foix-Béarn, Gaston, avec Béatrice d’Armagnac. Ce mariage, célébré en petit comité, sans aucune réjouissance et en l’absence des pères des époux, fut un véritable camouflet pour le jeune homme qui côtoyait les fils naturels de son père, Yvain et Gratien. Est-ce l’une des raisons du complot que déjoue Fébus l’année suivante, l’été 1380, connu sous le nom du « Drame d’Orthez », à l’issue duquel le comte aurait tué de sa main son fils ? Faut-il y voir la main navarraise, armagnaque, voire celle de grands Béarnais lassés du despotisme fébusien ? La disparition du jeune Gaston, unique héritier légitime, alors que Gaston III, toujours marié mais séparé de son épouse, ne pouvait obtenir d’autre enfant légitime, mettait désormais en péril la postérité de la construction de la puissance fébusienne, de ces États de Foix-Béarn agrandis et unifiés, l’œuvre de toute une vie carte 2, p. 19…

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La logique familiale voulait que tout revienne à la branche des Castelbon, détestés de Fébus. Ainsi faut-il comprendre l’ultime inflexion de sa politique, le rapprochement avec le roi de France, ligne aussi dictée par l’évolution du contexte militaire et politique entre France et Angleterre (Appels gascons et reprise de la guerre en 1369, période de reconquête pour Charles V, puis trêves franco-anglaises). Sous la lieutenance du duc d’Anjou, plusieurs accords sont conclus, touchant à la Bigorre, à la maison d’Armagnac, pour rétablir une paix que l’on espère durable. Survient le Drame d’Orthez, au cœur de l’été 1380. En septembre 1380, le roi Charles V meurt, Gaston III profite opportunément de cette période de flottement pour se dire, se faire reconnaître localement comme lieutenant général du Languedoc… ce qui est infirmé par la nomination à cette charge de Jean de Berry. Les relations se tendent, donnent lieu à des passes d’armes, un affrontement majeur et direct menace, mais, en 1381, Fébus conclut la paix avec le duc de Berry. En 1388-1389, il négocie, âprement comme toujours lorsque l’argent est en jeu, le mariage du duc de Berry, âgé alors de quarante-sept ans, veuf depuis 1387 de Jeanne d’Armagnac, avec sa nièce et pupille, Jeanne de Boulogne (environ douze ans) qu’il avait élevée au château Moncade depuis des années. C’est d’ailleurs dans l’escorte de la jeune fille que Froissart repart d’Orthez début mars 1389… Le duc de Berry et Gaston III étaient tous deux amoureux des arts, mécènes, certes à des échelles incomparables, mais leurs échanges furent sans doute autant politiques, diplomatiques que culturels ; des œuvres et des manuscrits ont probablement circulé entre les deux hommes, de même, lors du mariage du duc avec Jeanne, des pièces musicales chantent à la fois le marié et Fébus 2. Relations politiques et culturelles allaient de pair, a fortiori pour ces princes cultivés, Fébus entretenant par ailleurs des échanges épistolaires nourris avec Yolande d’Aragon ou avec la cour de Navarre de Charles II puis de Charles III : circulent les lettres et leurs messagers qui, outre l’échange des informations, convoient des chiens et des chevaux de prix, des manuscrits que l’on se prête, des ménestrels… Le comte de Foix rédige en 1387, d’après ses dires, le Livre de la chasse, en français, et non en oc, pour être diffusé et compris dans les cours du Nord. L’envoi, qui permet au livre d’être lancé, est adressé au duc de Bourgogne, Philippe le Hardi, grand chasseur renommé comme Fébus. Ce geste peut être

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(page de gauche)

Fig. 6

Par le traité de Toulouse conclu le 5 janvier 1390 avec Charles VI, Gaston III institue le roi son légataire universel contre l’octroi à titre viager de la Bigorre et 100 000 francs. Il revêt l’acte de son sceau mais ne le signe pas (AN, J 294, no 18). Cinq jours plus tard, recevant le roi dans son château de Mazères, il signe de sa main la promesse de respecter la paix avec Jean III d’Armagnac (voir Fig. 7, p. 104)

Fig. 7

Le 1er août 1391, frappé d’apoplexie au retour de la chasse, vraisemblablement à L’Hôpital-d’Orion, Fébus est transporté en hâte au château de Sauveterre par son entourage. D’après Froissart, ses proches ont d’abord réfléchi à la façon de rendre la nouvelle publique à Orthez et d’organiser la succession du comte. Le château vicomtal de Sauveterre-deBéarn est aujourd’hui une massive ruine.

interprété comme le partage d’une passion et de savoirs entre deux princes chasseurs mais aussi comme un élément d’une offensive diplomatique et d’une stratégie de séduction vis-à-vis de la famille royale.

1. Pour retrouver toute la saveur et le détail d’une vie de stratégies, on pourra se reporter aux publications de Pierre Tucoo-Chala, à la biographie de Claudine Pailhès, ou aux chapitres introductifs du catalogue de l’exposition Gaston Fébus. Prince Soleil (2011). 2. Plumley, 2009.

le 10 janvier suivant (voir Fig. X, p. X), tandis qu’il reçoit magnifiquement et émerveille Charles VI dans cette résidence aimée… L’année suivante ne fut pas dénuée d’ultimes manœuvres, qui tendraient à prouver que Fébus ne comptait pas respecter le traité de Toulouse et la paix avec Jean III d’Armagnac. Il pensait probablement qu’il avait encore du temps pour trouver une issue plus favorable à ses États, à l’avenir de ses fils bâtards, qu’il avait encore du temps pour dicter un testament (ce qu’il n’a pas fait), qu’il avait encore le temps de chasser… La mort le surprend le 1er août 1391 ; un notaire béarnais enregistre sa mort à Sauveterre-de-Béarn Fig. 7, d’après Froissart au retour d’une chasse. Cette mort, à laquelle il s’est préparé en privé, dans le Livre des oraisons, l’a pris au dépourvu sur le plan politique. Au lendemain de sa disparition, la conception fébusienne du pouvoir fut mise à terre, par les États de Béarn qui retrouvèrent les accents d’un discours pactiste, par la succession du neveu honni, Mathieu de Castelbon. Mais l’intégrité et la puissance des États de Foix-Béarn ne furent pas discutées, demeurèrent une donnée incontournable entre les royaumes de France, d’Angleterre (la Guyenne reste anglaise pour un demi-siècle encore), d’Aragon et de Navarre.

Gaston III a alors choisi son camp. Lors du voyage de Charles VI au sud de son royaume, le comte de Foix rencontre le roi à Toulouse, lui offre un splendide banquet ; le 5 janvier 1390, il signe le traité de Toulouse qui semble en contradiction avec toute l’entreprise de sa vie, maintenir ses États dans la neutralité et le Béarn dans un statut de franc-alleu Fig. 6. Mais cette décision se conçoit en l’absence d’héritier légitime, pour éviter la partition de ses domaines, leur attribution à des héritiers qui n’en seraient pas dignes. Le comte institue le roi son légataire universel pour conserver sa principauté intacte mais en contrepartie obtient la jouissance viagère de la Bigorre, pomme de discorde avec les Armagnac, et 100 000 francs or, assouvissant ainsi peut-être un amour de l’argent de plus en plus prononcé avec l’âge. On remarquera que cet acte fort beau, solennel, est revêtu du sceau de Gaston III, mais n’est pas signé de sa main… contrairement à sa promesse au roi de respecter la paix avec le comte d’Armagnac, faite à Mazères

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Gaston Fébus, comte de Foix d’abord Cl audine Pailhès

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Gaston Fébus a toujours porté le nom de Foix en premier et les chroniqueurs l’ont toujours appelé « le comte de Foix ». L’explication qui semble évidente est que le titre de comte était son titre le plus élevé, mais il n’y a pas que cela. Le titre de comte de Foix correspond à une réalité – Fébus a bien gouverné le pays de Foix et il en a tiré des revenus importants – mais il est aussi un héritage mental et il va devenir un ancrage sacré.

Entre Foix et Béarn

À partir des années 1290 peut-être, de 1302 à coup sûr, les comtes de Foix devenus vicomtes de Béarn ont résidé principalement en Béarn ; dès les années 1280, ils ont donné à leur héritier le prénom de Gaston, traditionnel de la famille béarnaise. Gaston VII avait imposé que Foix et Béarn ne soient jamais séparés ; il avait imposé le prénom de tous les futurs héritiers 1. A-t-il aussi imposé cette résidence et donc une prééminence du Béarn sur Foix ? C’est possible. Si c’était le prix à payer pour être maître du Béarn, Roger-Bernard de Foix a dû s’incliner. À moins que cela ne vienne de la comtesse Marguerite : depuis 1290, elle gouvernait le Béarn, elle y résidait donc et elle y élevait son fils tandis que son mari guerroyait sur la frontière catalane ; à la mort de son père, Gaston Ier, encore sous tutelle, ne pouvait que rester auprès de sa mère, donc en Béarn. Les deux raisons ont pu s’ajouter, mais le prénom béarnais, lui, fut bien donné du temps de Gaston VII. Le transfert en Béarn ne se justifiait pas par la géopolitique : les comtes de Foix s’éloignaient de la Catalogne qui avait été leur champ d’expansion privilégié depuis plus d’un siècle et de Toulouse, la grande ville royale. Elle ne se justifiait pas non plus par des atouts économiques : si les marchands du Béarn valaient sans doute ceux du pays de Foix, l’exploitation minière, l’industrie du fer, la production textile, les tuileries et briqueteries fuxéennes généraient une activité et des revenus qui étaient sans commune mesure avec ceux du Béarn et les villes y étaient bien plus peuplées. Quoi qu’il en soit, les comtes de Foix s’installèrent en Béarn et ils ne remirent jamais cette résidence en question. Fig. 1

Le château de Foix surplombant Saint-Volusien évoque les liens très forts noués entre les comtes de Foix, la ville, le sacré.

La réalité : les terres de Foix 2 Fébus gouverna de façon très autoritaire avec un conseil privé qu’il composait à sa volonté. Mais, à l’échelon local, il y avait deux administrations bien différentes. En Béarn, toutes les communautés relevaient du vicomte, représenté par les bailes et les

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D’autre part, même s’il y fit de longs séjours, le pays de Foix n’était pas son lieu de résidence principal. Il ne pouvait donc y exercer l’emprise quotidienne qu’il exerçait en Béarn. On le voit dans les années 1380 tenir à Mazères une cour semblable à celle d’Orthez, mais ce ne fut que quelques mois dans sa vie. Une administration certainement mieux structurée lui inspirant sans doute plus de confiance et un éloignement qui le forçait à cette confiance firent que le comte Fébus, par sagesse, exerça sur le pays de Foix une pression moindre que sur ses terres occidentales. Sauf bien sûr dans les domaines fiscal et militaire dans lesquels il ne transigea avec personne : il s’occupa particulièrement, comme en Béarn, des fortifications de Pamiers et de Foix et il fit aménager le château de Mazères où il résida à la fin de sa vie Fig. 2 . Il était représenté localement par un sénéchal qui garda toujours ici son importance et tenait un véritable rôle de « vice-comte ». La fonction était exercée par les plus grands nobles, dont le plus célèbre fut son cousin Corbeyran de Foix-Rabat. Il avait aussi des conseillers dans le pays, tels Jean de Vic, de Pamiers, et Pierre Bayle, licencié en droit, « conseillers de notre seigneur comte ». Pour les communautés fuxéennes, le règne de Gaston Fébus fut une époque faste de confirmation de privilèges. À Ax, par exemple, le comte confirma les coutumes de la ville deux fois au moins, il exempta les habitants de la leude du pays puis de celle de la ville de Foix et il accepta de doubler le nombre des consuls. À Pamiers, il confirma les coutumes ainsi que l’interdiction d’entrée des vins étrangers qui protégeait la production locale. Foix, cœur historique du comté, fut particulièrement privilégié. Le comte confirma trois fois les coutumes et aussi la liberté de réglementation de la boucherie et l’exemption de leude en sanctionnant ses leudiers qui l’avaient mal appliquée. À deux reprises, il intervint en faveur des consuls contre ses propres officiers qui prétendaient sceller les actes de mise en jugement et donc contrôler l’action consulaire en justice. L’épisode le plus marquant est celui du château de l’Herm. En 1367, ce château était occupé par un seigneur qui terrorisait les habitants de Foix, mais sur lequel le juge du comté avait mis sa sauvegarde. Les consuls de Foix finirent par lever une armée municipale qui attaqua et pilla le château. Fébus, averti, envoya des enquêteurs qui citèrent tous les participants et emprisonnèrent les consuls et quelques notables. Les détenus

Fig. 2

Vue de Mazères. Le quadrilatère des maisons à l’extrême gauche de la photo marque l’emplacement du château disparu où aimait résider Fébus.

jurats. Les autres seigneurs n’avaient pour prérogatives que la perception des droits seigneuriaux et l’exercice d’une basse et moyenne justice. Gaston III ne réforma pas l’administration dont il avait hérité mais, tout en la rendant plus efficace, il la réduisit à n’être que l’instrument d’un pouvoir qu’il était seul à exercer 3. En pays de Foix, le régime seigneurial avait beaucoup plus de force. Les communautés relevaient entièrement des seigneurs hauts justiciers, le comte étant l’un d’entre eux sur son domaine propre, qui déléguaient l’administration aux consuls, élus ou désignés par eux, et même très souvent l’exercice de la haute justice. L’administration comtale se situait au niveau supérieur, au-dessus de l’administration seigneuriale, et ne touchait pas la gestion quotidienne. Auprès de la traditionnelle cour des vassaux, le sénéchal, le trésorier et le juge mage en constituaient des rouages centraux efficaces tandis qu’un réseau de châtellenies quadrillait tout le territoire. L’autorité comtale n’était pas limitée, comme en Béarn, par les libertés locales : ces libertés étaient aussi importantes, et souvent plus, mais elles avaient été concédées par les comtes et non imposées à eux et les habitants avaient conscience de les leur devoir. Tout cela fit sans doute que l’autorité comtale n’a pas connu l’amoindrissement qui fut constaté en Béarn à l’occasion des régences des comtesses Marguerite et Jeanne. Les structures fuxéennes ont bien tenu, et Gaston Fébus n’eut pas à opérer la reprise en main qu’il mena en Béarn.

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Fig. 3

L’ombre du château de Foix, berceau de la lignée comtale, plane sur la vieille ville de Foix.

en appelèrent au comte, lequel trancha : il fit libérer les prisonniers et prononça une amnistie générale en évoquant les souvenirs glorieux de la cité et les services rendus à lui-même et à ses ancêtres ; les habitants avaient déjà souffert dans leurs personnes et dans leurs biens, une procédure serait longue et coûteuse et il ne voulait pas que la ville soit ruinée par des frais inutiles. Pour éviter des problèmes ultérieurs, il octroya une charte dans laquelle il autorisait consuls et habitants de Foix à prendre les armes pour défendre leurs personnes, leurs biens ou leurs usages dans les limites de leur juridiction, avec ordre formel à ses officiers de ne pas les gêner et même de prêter main-forte 4. C’était là un privilège réellement hors du commun, surtout de la part d’un seigneur si peu enclin à partager son pouvoir.

personnelle dans la création littéraire, il faut ajouter le débat religieux. Les comtes de Foix du xiiie siècle vécurent entre hérésie et orthodoxie, et la discussion théologique leur était forcément familière. Le jeune comte dut grandir dans un milieu où la réflexion et le débat étaient une habitude. Il avait à ses côtés les Foix-Rabat, descendants à la fois de la famille comtale rebelle à l’Église et au roi et de la famille hérétique de Rabat, les Château-Verdun qui avaient donné plusieurs parfaits, les Péreille, descendants des châtelains du Montségur cathare. L’hérésie était morte mais la contestation du dogme de l’Église était-elle oubliée ? Le goût pour les choses de l’esprit devait survivre à travers quelques manuscrits. Deux siècles plus tard, un recueil de poésies de troubadours existait encore dans la bibliothèque comtale 5 ; on peut imaginer qu’il venait de Foix. Il y en avait peut-être eu d’autres.

Foix avant le Béarn : l’ancrage dynastique

Un héritage politique

Les Foix-Béarn résidaient en Béarn mais il est indéniable que, pour eux, c’est de Foix que venait le prestige de la lignée, et Fébus contribua grandement non seulement à conserver cette mémoire dynastique mais encore à la rehausser. La primauté de la ligne paternelle et la supériorité du titre de comte semblent être les raisons premières. Il n’y avait jamais eu de problème de succession et les comtes de Foix s’étaient perpétués de père en fils sans interruption ; la lignée de Béarn, elle, était éteinte pour les hommes ; de toute façon, elle n’avait pas connu cette remarquable continuité patrilinéaire, il y avait eu plusieurs de ces « bifurcations » qui nuisent à l’élaboration d’une généalogie quelque peu mythique Fig. 1. On notera que le nom de Foix restait attaché à la personne du comte ; les autres membres de sa famille, et notamment les bâtards, sont tous qualifiés « de Béarn », sauf les vicomtes de Castelbon, qui devaient perpétuer au-delà des Pyrénées le nom de la dynastie d’origine. Et que le comté de Foix ne fut jamais donné à un cadet, comme ce fut le cas des terres catalanes.

Gaston Fébus fut un génie politique, diplomatique, jouant un jeu dangereux mais efficace entre France et Angleterre. Cela, c’est aussi un héritage. Au xiie siècle déjà, les comtes de Foix étaient au cœur de la rivalité Toulouse-Barcelone, tantôt alliés de l’un, tantôt alliés de l’autre, toujours indispensables et toujours dangereux, obtenant beaucoup de chacun pour ne pas les voir rejoindre l’autre. Mais s’il y a un aïeul qui prime dans la généalogie de Gaston Fébus, c’est de toute évidence RogerBernard III de Foix, qui porta au plus haut point ce jeu diplomatique : sa vie est une série de défis téméraires envers les rois de France et d’Aragon qui lui ont valu de passer cinq ans de sa vie en prison, mais dont il est sorti chaque fois plus puissant. La famille de Foix est la seule famille languedocienne à avoir survécu à la période la plus difficile qu’ait connue le Midi. Elle a survécu au soupçon d’hérésie, elle a survécu à la résistance armée, elle a survécu à la rébellion, sans prendre le parti des vainqueurs de la croisade, sans jamais prendre le parti du roi. C’est un gène qui a bien dû être transmis…

Un héritage culturel

Un héritage féodal

Esquerrier dit que le « gouverneur » du jeune comte fut Corbeyran de Foix : c’était le représentant de la plus grande famille du pays de Foix et c’est l’héritage fuxéen qu’il dut transmettre. La culture et le débat intellectuel étaient choses anciennes dans la maison de Foix. Les ancêtres de Fébus ont connu et protégé les troubadours, RogerBernard III a été lui-même poète. À cette implication

En Béarn, le lien avait été rompu entre les vicomtes et les familles nobles par une succession de minorités (1131-1170) puis par le gouvernement de quatre vicomtes catalans qui ne résidaient pas (1170 et 1229). En pays de Foix, la famille comtale était une famille locale, stable, elle n’avait jamais eu à affronter de

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G a s t o n F é b u s, c o m t e d e F o i x d ’a b o rd

La chronique d’Honoré Bovet 7

crise de succession et elle était alliée par le sang à la plupart des familles nobles. Ce qui frappe, c’est le lien profond qui unissait cette noblesse à ses comtes qui surent envers et contre tout maintenir les hommes les plus puissants autour d’eux, même au temps des périls de la Croisade et de la conquête royale. On a vu que les descendants de ces familles fuxéennes étaient toujours aux côtés de Fébus. Avec le peuple fuxéen, le lien était tout aussi étroit. La protection comtale a été pour lui une réalité permanente au cours du terrible xiiie siècle. Les comtes, non hérétiques eux-mêmes, ont protégé les hérétiques, Roger-Bernard II a affirmé devant les évêques catalans qui l’avaient excommunié qu’il n’avait pas « à livrer les hommes de sa terre ». Roger IV s’est soumis au roi, mais c’est auprès de lui que se réfugièrent les vaincus de Montségur tandis que le haut pays de Foix devenait le refuge de l’hérésie. Roger-Bernard III garda les grandes familles hérétiques dans son entourage et racheta en sous-main les biens confisqués pour les redonner… Même Marguerite, la Béarnaise, a pris à son compte cet héritage. En 1319 encore, dix-sept ans après la mort de son mari, elle était solidaire de ses sujets persécutés : un curé avait dit à l’inquisiteur Jacques Fournier qu’il avait tort d’arrêter les gens du pays de Foix « et que ce qu’il faisait déplaisait à madame la comtesse de Foix… Monseigneur l’évêque avait répondu que la comtesse de Foix ne l’aimait pas… » 6. Les comtes de Foix ont protégé leurs sujets de l’Inquisition comme ils les ont protégés des dîmes épiscopales ou de la fiscalité royale. Ce n’est pas un hasard si l’Inquisition est entrée en pays de Foix en 1309, celui qui lui a ouvert ses terres, c’est un jeune comte élevé en Béarn qui n’avait plus le lien charnel entretenu par ses pères avec les familles du haut comté. C’est ce lien que Fébus a renoué et il l’a proclamé quand il amnistia les consuls de Foix qui avaient porté les armes contre le château de l’Herm « parce que les habitants de Foix ont toujours montré envers moi et mes prédécesseurs un amour cordial plus que tous les autres sujets de ma terre et je ne veux pas que soit ruinée la ville dont je porte le nom » ; puis, quand il les autorisa à prendre les armes pour faire respecter leurs droits : « Je veux que la ville, les consuls et les habitants de Foix dont moi-même, comme mes prédécesseurs, je tire mon nom et qui est chef du comté, jouisse de plus de libertés et de franchises que tous les autres lieux de ma terre. » Fig. 4

C’est la première chronique des comtes de Foix. Le texte original est perdu et nous ne la connaissons qu’à travers la chronique de Michel du Bernis dont elle fut certainement la source principale jusqu’au début du règne de Gaston III 8. On reconnaît très bien le style de Bovet, une alternance de prose et de parties rimées, connue dans ses autres œuvres. Cette influence se retrouve aussi, moins forte, dans la chronique d’Arnaud Esquerrier 9. Chez Bernis comme chez Esquerrier, la « plume » de Bovet disparaît après le récit de la bataille de Launac, ce qui prouve que Bovet a arrêté là son récit mais aussi, tant la différence de style est grande, que la première partie de la vie de Fébus que nous connaissons par les chroniqueurs du xve siècle est très largement tirée de l’œuvre de Bovet. Et cela est important parce que Bovet a connu Fébus, qui fut certainement son commanditaire. Le moine parle du comte à plusieurs reprises dans L’Arbre des batailles, et ils furent en relations épistolaires autour de la chronique : Michel du Bernis cite, dès les premières lignes de son propre texte, une lettre d’Honoré Bovet à Gaston Fébus expliquant à ce dernier qu’il a cherché et trouvé dans beaucoup de livres ce qui lui a permis d’établir la chronologie des comtes de Foix jusqu’au père du comte. Ce travail de recherche historique correspond de toute évidence à une commande. Si Bovet avait seulement voulu flatter un puissant, il aurait utilisé sans doute la forme classique d’une pièce poétique… On retrouve dans la chronique de Bovet-Bernis les influences littéraires du temps, celle des poèmes épiques, celle des vidas de troubadours, celle de la littérature religieuse. Mais si on écarte ces nombreux éléments convenus, il reste bien des choses qui lui sont propres et propres donc à l’histoire de Gaston Fébus. Il y a des éléments historiques qui doivent provenir des archives de Foix. Mais aussi des éléments légendaires ou plutôt fondateurs de légende, qui seront diffusés de chronique en chronique. Ce sont des « mots », des « petites histoires » : s’il l’avait fallu, la mère de Fébus aurait attendu que son futur mari naisse, la devise Febus avan fut l’arme de la délivrance de nobles dames assiégées et les figues que Fébus aurait fait envoyer au Prince Noir son signe de mépris… La mise en écriture par Bovet leur a donné la dimension de la légende mais, à la base, il y a des faits réels qu’il n’a pu trouver ni dans des livres, ni dans des archives 10. Il est vraisemblable que

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Fig. 4

Concession par Gaston Fébus aux consuls de Foix du droit de mener une troupe armée dans leur juridiction pour la défense de la ville à la suite de l’amnistie accordée aux mêmes consuls pour avoir pris les armes contre le château de l’Herm, véritable repaire de bandits. C’est dans ce document que Gaston Fébus déclare qu’il ne veut pas ruiner la ville dont il porte le nom (1357, 1 EDT/AA 3).

ces récits ont été soufflés par Fébus lui-même ou par son entourage, comme d’autres le seront plus tard à l’intention de Froissart. Cela nous paraît certain au moins pour le plus important d’entre eux, le plus « politique », celui de l’apparition de saint Volusien qui donnait une dimension divine à l’autorité du comte de Foix. La chronique de Bovet est à la base de toutes les chroniques de Foix. Elle a été voulue par Fébus, inspirée par lui et, à travers elle, il a confirmé l’ancrage dynastique à Foix. Cette chronique est la chronique des comtes de Foix, pas celle des vicomtes de Béarn ni même des deux. Tout enfant, Gaston déclare : « Je suis de très noble lignage, de Foix, l’antique maison », et plus tard, vainqueur éclatant de l’Armagnac, c’est dans la ville comtale de Foix que, par l’intermédiaire de

saint Volusien, il installe la face épique et lumineuse de la légende qu’il se construit.

L’ancrage sacré à Foix Quand on se penche sur l’histoire des FoixBéarn, un élément important apparaît : les comtes avaient avec le pays de Foix des liens religieux qu’ils ne semblent pas avoir eus avec le Béarn. Les comtes de Foix, depuis le xiie siècle, étaient enterrés dans l’abbaye de Boulbonne, et les sépultures ont continué après leur départ pour le Béarn ; seul Fébus a été enterré à Orthez, faute sans doute d’avoir dit sa volonté. La seule grande fondation religieuse des Foix-Béarn, l’abbaye des Salenques, a été faite en pays de Foix : pourquoi Aliénor l’a-t-elle faite là, pourquoi

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G a s t o n F é b u s, c o m t e d e F o i x d ’a b o rd

pas en Béarn, où elle vivait, ou à la rigueur en Comminges, où elle était née ? Les cérémonies solennelles qui touchent l’essence même du pouvoir comtal se tinrent en des lieux qui donnaient un caractère sacré à l’acte passé. La première connue suivit la mort de Gaston Ier : en l’abbaye de Boulbonne, les nobles du pays de Foix désignèrent certains d’entre eux comme tuteurs du jeune héritier. Les suivantes furent les deux cérémonies d’hommages au jeune Gaston III : elles se déroulèrent en 1344 et 1345 en l’abbaye de Foix. L’ancrage symbolique qu’on voulut leur donner correspondait aux circonstances : la première, auprès des tombeaux du défunt comte et de ses ancêtres, marquait la passation héréditaire du pouvoir ; les secondes, au pied du château qui concrétisait la domination comtale, asseyaient ce pouvoir. L’église abbatiale Saint-Volusien était l’église de la capitale du comté. Avec la création de son évêché en 1295, Pamiers était devenu le siège du pouvoir de l’Église. C’est certainement en opposition que l’abbatiale de Foix devint le lieu où la puissance des comtes de Foix s’ancrait religieusement. En opposition à un évêque en conflit perpétuel avec le comte, en opposition sans doute aussi à une Église héritière de la Croisade et de l’Inquisition. La maison de Foix montrait ainsi que la dimension religieuse qui cautionnait sa puissance pouvait exister en dehors de l’Église du pape et du roi et que le comte, ajoutant cette dimension au pouvoir temporel, l’emportait sur l’évêque. Quand cela se fit-il ? Du temps déjà de Roger-Bernard III ? Ou entre la cérémonie de Boulbonne, en 1316, et l’hommage de 1344 ? C’était de toute façon en germe avant l’avènement de Gaston III puisque cet avènement déjà fut célébré en l’abbatiale. Mais il est certain que c’est le comte Fébus qui donna toute sa force aux liens qui unirent le comte de Foix et le saint patron de la ville comtale Fig. 5.

Gaston Fébus et saint Volusien C’est en l’église Saint-Volusien que se tissèrent les premiers liens entre le jeune comte et le pays de ses ancêtres. C’est presque vingt ans plus tard qu’il connut en ses murs sa plus grande heure de gloire avec la cérémonie de la paix avec l’Armagnac qui suivit la victoire de Launac. Quand Fébus lia-t-il la célébration de Launac et sa propre gloire au personnage de saint Volusien ? Tout de suite parce que l’abbatiale était déjà liée à la grandeur de sa famille ? Ou après réflexion sur la mise en scène de sa propre légende ?

Fig. 5

Vue intérieure de l’église de Saint-Volusien qui a vu se dérouler bon nombre de cérémonies grandioses du règne de Gaston III : enfant lorsqu’il y a reçu les hommages des gens de Foix, ou lors des célébrations de sa victoire de Launac…

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1. Chronique de Michel du Bernis, Hélène Biu (éd.), 2002, p. 385-473. 2. Pailhès, 1991, 2006 ; 2007, p. 97-101, 104-110. 3. Tucoo-Chala, 1959, 1991. 4. ADA, 1 EDT/AA 1 (cartulaire de Foix) et AA 3. 5. Pailhès, 2007, p. 185. 6. Registre d’Inquisition de Jacques Fournier, Jean Duvernoy (éd.), 1978, I, p. 296. 7. Moine provençal (vers 1345vers 1405), qui joua un rôle diplomatique à la cour des Angevins de Provence, du pape d’Avignon puis du roi Charles VI. Il fut l’auteur, vers 1386-1389, de l’Arbre des Batailles, traité didactique qui connut un très grand succès en son temps. 8. Voir la très précieuse étude d’Hélène Biu, op. cit. 9. Chroniques romanes des comtes de Foix, Félix Pasquier et Henri Courtault (éd.), 1895. 10. La mère de Fébus était bien plus âgée que son mari, la devise de Fébus apparaît bien juste après l’affaire de Meaux… 11. La légende de Pyrène est reprise par les chroniqueurs Bertrand Hélie et Pierre Olhagaray. La chasse à l’ours est rapportée par les biographes du roi et célébrée par Salluste du Bartas dans Les Neuf Muses Pyrénées. Mention de la visite de Lombrives dans les comptes consulaires de Tarascon en 1578-1579 (ADA, E 93).

« Le comte Fébus était en son logis […] la nuit avant la bataille. Il était endormi et il vit en songe un homme blanc qui lui faisait belle et riante figure et qui lui dit qu’il était saint Volusien de Foix […] Il parla à Fébus : “Fils, levez-vous, car il est temps que vous gagniez le grand honneur ; aucun homme vivant au monde ne pourrait en avoir plus grand, armez-vous, ne doutez de rien, portez-vous en avant à leur rencontre car d’Armagnac et de ses gens, aujourd’hui je vous ferai seigneur” […]. » D’où la victoire… C’est le récit de Michel du Bernis, largement emprunté à la chronique d’Honoré Bovet. Le chroniqueur ajoute que « en mémoire de ce songe et de cette vision, pour la dévotion du saint, il ordonna que chaque année, la nuit de sa fête, ses reliques fussent illuminées en l’église de Foix avec une torche de trois livres ; et ainsi fut fait et est observé tous les ans, comme le comte Fébus l’ordonna ». Le combat de Launac est l’apothéose de la chronique et l’intervention de saint Volusien la touche de génie. On peut imaginer que l’idée d’un songe divin vient de Bovet, habitué de la littérature religieuse, mais le nom de saint Volusien ne peut venir que de Fébus. Gaston Fébus a trouvé avec saint Volusien l’occasion de relier le pouvoir comtal au sacré. A-t-il inventé ce lien ? C’est probable, on n’en trouve aucune trace auparavant. Il a commandé l’histoire de ses ancêtres à Honoré Bovet et il a trouvé en lui celui qui pouvait mettre en image la dimension religieuse fondatrice de son pouvoir. C’est sous le règne de Fébus que la légende de saint Volusien fut mise par écrit et authentifiée par l’abbé Hugues en 1384. Après lui, les grandes cérémonies continuèrent à se tenir dans l’abbatiale, notamment la première tenue des « États » de Foix en 1391. Fébus hérita de l’attachement que les comtes de Foix avaient gardé pour leur terre d’origine, concrétisé par le nom qu’ils continuaient de porter. Il y trouva un ancrage religieux, dont témoignaient les sépultures de Boulbonne ou la fondation des Salenques. Il s’en servit, en le haussant au niveau du merveilleux, pour enrichir la légende qu’il était en train de se forger et qui consacrait la place de Foix dans l’histoire mythique de la dynastie.

Après la chronique de Bovet, toutes les chroniques de la famille de Foix-Béarn seront bien les chroniques des comtes de Foix. À peine parlet-on des origines de la famille de Béarn et de Gaston VII quand on en arrive à Roger-Bernard III. D’ailleurs, le numéro d’ordre donné aux comtes par les chroniqueurs ne prend pas en compte les vicomtes de Béarn. Le fils de Roger-Bernard III est Gaston Ier et non Gaston VIII. Le dernier historien de la dynastie, Pierre Olhagaray, pasteur de Mazères mais né en Béarn, a intitulé son ouvrage : Histoire de Foix, Béarn et Navarre, et il s’en explique : « on pourrait trouver étranger au titre de ce livre de ce que je fais aller le Foix devant le Béarn et la Navarre qui est un royaume. Ma raison est d’autant que la maison de Foix est la source d’où les souverains de Béarn sont descendus depuis l’an 1291 ». Il aurait pu dire que les souverains de Béarn descendaient de la maison de Béarn… Trois siècles après l’union, la primauté de Foix était toujours vivante et passait même avant le prestige de la Couronne de Navarre. Saint Volusien protecteur de la famille de Foix, cela aussi a survécu. Arnaud Esquerrier a commencé sa chronique par le récit de la vie du saint, « lequel saint glorieux est le patron de l’église et de la ville de Foix qui est cap et titre principal de la seigneurie de messeigneurs les comtes de Foix, passés, présents et à venir ». Après lui, tous les chroniqueurs de Foix en feront autant. C’est encore dans les montagnes de Foix que le dernier comte, Henri de Navarre, viendra chercher une origine mythique. La légende de Pyrène – séduite par Hercule allant conquérir les pommes d’or du jardin des Hespérides, morte tragiquement et pour qui le héros tailla un tombeau magnifique dans la grotte de Lombrives – est connue depuis le xvie siècle ; on ajoute qu’Hercule fit de son neveu Fuxée le premier « duc » de Foix : il est donc l’ancêtre des comtes de Foix. Et on fait le parallèle : comme son aïeul a vaincu les peuples d’Hispanie en s’emparant des pommes d’or, le roi Henri a vaincu les Espagnols ; comme son aïeul a dompté le lion de Némée, il a vaincu l’ours des montagnes de Foix. Cela n’est pas qu’invention de poète : Henri de Navarre est vraiment venu visiter la grotte de Lombrives, la grotte de Pyrène 11. L’ancrage « sacré » n’était plus chrétien mais mythologique, la Renaissance était passée par là, mais le mythe des origines était toujours du côté de Foix.

Et après… La primauté de Foix qui existait certes dès l’origine de l’alliance Foix-Béarn mais qui a été profondément ancrée par Gaston Fébus, a duré, malgré la résidence en Béarn.

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Assises et discours politique en Béarn au temps de Fébus Tex te proposé par Véronique L ama zou-Dupl an ET Dominique Bidot-Germa à l a memoire de Jean-Pierre Barraqué

À la mémoire de Jean-Pierre Barraqué Ce texte est dédié à Jean-Pierre Barraqué, professeur à l’université de Pau, trop tôt disparu. Il souhaitait livrer une contribution sur les assises et le discours politique du vicomte en Béarn, en diptyque avec celle de Claudine Pailhès sur le comte de Foix. Il ne l’a pas pu. D’après ses publications, des notes et nos nombreux échanges sur ce sujet, nous avons souhaité l’associer pleinement à ce volume, mieux faire connaître ses travaux et ce que nous lui devons… en espérant ne pas avoir trahi sa pensée. Les passages entre guillemets sont tirés de ses publications, citées en référence.

L’ Fig. 1

Le Pont-Vieux d’Orthez, témoignages de la capitale du Béarn et de la construction du pouvoir vicomtal sous Gaston VII.

« L’histoire béarnaise de la fin du Moyen Âge, est écrasée par l’imposante stature de Gaston III Fébus (1343-1391). Le bilan de son action paraît impressionnant : autonomie assurée de ses terres face au roi de France comme au roi d’Angleterre, victoire militaire sur ses voisins gascons et domination sourcilleuse dans ses domaines qui fait tout plier devant elle ; tout cela se conjugue pour esquisser le portrait d’une principauté solidement tenue et organisée reproduisant à une échelle modeste les constructions étatiques des grandes monarchies, en affirmant définitivement l’autorité du pouvoir vicomtal 1. » Pierre Tucoo-Chala en a exposé les épisodes, en a démonté les rouages, entre « despotisme administratif » et construction d’un « État pyrénéen » 2. Pourtant, en août 1391, dans les jours qui suivent la mort de Gaston III, la construction fébusienne ne résiste pas. La réunion des États de Béarn laisse ressurgir ce qui avait été mis un temps sous l’étouffoir du pouvoir vicomtal : le pactisme, concept que Jean-Pierre Barraqué a étudié de près en péninsule Ibérique et en Béarn, renouvelant la grille de lecture de la société politique béarnaise. Cette tradition pactiste, ici entre les Béarnais et leur prince, son discours politique adossé à la législation coutumière béarnaise (les Fors), à des échanges de serments mutuels, à des doléances, apparaît surtout dans la documentation du xve siècle ; mais des témoins textuels démontrent qu’elle était présente depuis longtemps en Béarn, et même sous Fébus qui avait pourtant cherché à la contourner. À ce contexte pactiste béarnais, à désormais prendre en compte, s’ajoutent les coups d’éclat bien connus d’un vicomte face au roi de France puis au Prince Noir, dans lesquels s’affirme un discours sur la neutralité, sur l’autonomie, pour ne pas dire sur l’indépendance ou sur la souveraineté du Béarn.

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A s si se s e t d i s c o u r s p o l i t i q u e e n BÉ a rn au t e m p s d e F É b u s

Fig. 2

Le château Moncade, témoignages de la capitale du Béarn et de la construction du pouvoir vicomtal sous Gaston VII.

Fig. 3

Un bourg bien défendu. Le château de Morlanne, construit pour le frère naturel de Fébus, Arnaud-Guilhem, le village-rue et l’église fortifiée.

Fig. 4

Sauveterre-de-Béarn : la tour Monréal, l’église, vus depuis le pont fortifié. Le puissant château vicomtal est aujourd’hui ruiné (à gauche dans la végétation).

Coexistent donc dans ce xive siècle fébusien, d’une part, la volonté du prince de construire un pouvoir plus personnel, et d’autre part, des discours et des pratiques politiques à plusieurs échelles, les uns au sein de la vicomté avec ses traditions, les autres vis-à-vis du royaume de France et de la Guyenne anglaise avec lesquels Fébus joue un constant jeu de bascule. Et ce, tandis que « le Béarn suit le même processus politique que les autres ensembles occidentaux, puisque la naissance de l’État moderne est datée des années 1280-1360 ».

pouvoirs accrus (notamment de police, de justice et fiscaux), sur les notaires publics qui, depuis la fin du xiiie siècle, sont aussi des agents administratifs et judiciaires du vicomte 3. L’institution d’un fouage permanent, l’augmentation de toutes les taxes lui donnent une aisance financière rare pour l’époque. Cette pression fiscale doublée d’un gros effort d’administration est bien visible dans le dénombrement de 1385 qui liste les chefs d’ostaus dans chaque lieu, en fait le rôle de feux fiscaux utilisé par des receveurs généraux récemment créés. « Enfin, il se dote d’un appareil militaire performant en bâtissant des forteresses (Pau, Montaner, Morlanne) ou en consolidant celles de Gaston VII (Bellocq, Orthez, Sauveterre) et en s’appuyant sur une armée soldée qui lui assure une masse de manœuvre de 6 000 hommes mobilisables en 48 heures ; parallèlement, il délaisse la Cort Major pour juger dans le cadre de son audience privée et forme un corps important d’officiers dévoués et efficaces 4. » Fig. 3, 4 et 5 Mais derrière l’image d’Épinal d’un pouvoir fébusien exponentiel, des héritages et d’autres pratiques sont décelables.

« L’histoire de la principauté béarnaise emprunte dans un premier temps un chemin connu. Les Fors, la législation locale, attestent de l’existence en Béarn du processus général aux xiiie et xive siècles : l’extension des prérogatives des pouvoirs politiques centraux leur permet de réduire les pouvoirs concurrents. C’est évidemment le pouvoir judiciaire qui est, ici comme ailleurs, le cheval de Troie de la construction étatique. Paysans, aristocrates, bourgeois, valléens, tous relèvent progressivement de la justice du vicomte. L’instrument en est l’introduction dans les Fors de la charte de Talh et Foec (1252). Elle a pour objectifs principaux d’introduire des juges vicomtaux dans de nouvelles circonscriptions territoriales et de développer la poursuite d’office. » Sont créés trois degrés de juridiction : les cours des bailes, juges de première instance qui entendent se substituer aux juges traditionnels, choisis dans les villages, la cour du sénéchal et la Cort Major, juridiction d’appel, dans laquelle siègent les barons de Béarn Fig. 1 et 2 . Gaston Fébus accentue la centralisation en s’appuyant sur la fiscalité, sur des bailes dotés de

Héritages : des Moncade aux Foix-Béarn, le terreau du pactisme Gaston III est d’abord l’héritier des domaines et des politiques reçus des Moncade puis des Foix-Béarn. Gaston VII marqua de façon décisive le destin du Béarn en le léguant à sa fille Marguerite, épouse du comte de Foix Roger-Bernard III, et en proclamant indissoluble l’union de Foix et de Béarn. Ce fut l’origine des conflits entre Foix-Béarn et Armagnac : une autre de ses filles, Mathe, avait épousé le comte d’Armagnac qui s’estima lésé

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Fig. 5

Le château de Bellocq, une enceinte fortifiée qui pouvait servir de refuge (reculhide).

par ce partage. Ce fut aussi la racine d’une situation délicate, dès les préliminaires de la guerre de Cent Ans, pour des Foix-Béarn vassaux des rois de France pour Foix, des rois d’Angleterre pour le Béarn. Roger-Bernard III et Gaston Ier résolurent le dilemme en ne prêtant pas l’hommage aux rois d’Angleterre et, tout en luttant contre les Armagnac, en participant aux opérations militaires dans le camp français. Mais cette alliance ne se traduisit pas non plus par un hommage pour le Béarn. Ces vicomtes disposèrent donc de fait d’une large autonomie. À plusieurs reprises, les Béarnais manifestèrent leur dissension vis-à-vis de cette politique favorable aux rois français : sans doute se sentaient-ils plus appartenir à la communauté gasconne qu’au lointain royaume de France ; des seigneurs béarnais tenaient des fiefs en Marsan, en Gavardan, sous tutelle anglaise ; Bayonne, port anglais, était le débouché maritime de la vicomté ; les troupeaux, ressource essentielle, transhumaient jusqu’en Bordelais, à travers les Landes ; pensions et soldes des rois anglais offraient à beaucoup des compléments de revenus… Un véritable malaise menaçait la cohésion de Foix-Béarn qui venait à peine de naître. À la mort de Roger-Bernard III (1302) qui avait marié son fils Gaston Ier à une princesse française, Jeanne d’Artois, sa veuve, Marguerite Moncade, dirigea la vicomté. Elle permit le rétablissement, partiel, de l’influence anglaise. À la mort de son fils, Marguerite écarta du pouvoir Jeanne d’Artois. Sa politique d’équilibre entre les rois de France et d’Angleterre contribua fortement à calmer les esprits. Mais après sa disparition, Gaston II (1314-1343) rompit définitivement avec les Anglais et aligna sa position sur celle des

rois de France. Le malaise devint opposition ouverte : alors que Gaston II commandait des troupes françaises, en Agenais, des chevaliers béarnais combattirent contre lui dans les rangs anglo-gascons. Gaston III accéda donc au pouvoir dans ces conditions difficiles, sous la tutelle de sa mère Aliénor de Comminges 5. On comprend ainsi mieux la portée des serments échangés entre les vicomtes de Béarn et les Béarnais dans la première moitié du xiv e siècle, éclairés à la fois par le pactisme et ce délicat contexte. Cette tradition pactiste béarnaise affleure fort bien dans le serment que Gaston II prête aux Orthéziens en 1323, texte transmis par le Martinet, ce cartulaire d’Orthez édité par Jean-Pierre Barraqué : … le comte jure sur les saints évangiles de Dieu et la Sainte Croix touchés corporellement de sa main droite qu’ il sera bon et loyal seigneur pour les jurats gardes et commun d’Orthez présents et à venir, qu’ il les tiendra et sauvegardera dans leurs fors, coutumes et franchises, qu’ il n’ ira pas à l’encontre de ce que ses prédécesseurs ont anciennement tenu, qu’ il les protégera de tout tort et de l’usage de la force, qu’ il les défendra dans la mesure de son pouvoir légal, qu’ il fera droit au pauvre comme au riche et au riche comme au pauvre 6 . Fig. 6 Le vicomte s’engage le premier pour entraîner la fidélité des Orthéziens puis suit le serment des représentants de la communauté. La légitimité du pouvoir est bien ici fondée sur le pacte. « Tout comme leurs voisins hispaniques, les Béarnais ont développé des conceptions politiques qui enrayent la construction d’un état centralisé et contestent ses principes. Ce long processus se matérialise dans les Fors, compilation

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Fig. 6

Serment de Gaston II aux Orthéziens, en 1323, dans le Martinet d’Orthez (ADPA, E Dépôt Orthez AA1, fol. 31vo-32).

(page de droite)

Fig. 7

comme monseigneur le comte se trouve en sa terre de Béarn, terre qu’il tient de Dieu et de nul homme au monde… Cet acte peu spectaculaire, dans le registre d’un notaire béarnais au service de Gaston III, enregistre la fameuse entrevue avec l’envoyé du roi de France et la fameuse réponse du jeune vicomte (25 septembre 1347, ADPA, IIIE 805, fol. 12vo).

de textes juridiques réalisée à la toute fin du xiv e siècle ou au début du xv e siècle, ensemble d’articles de nature variée qui remontent à des dates très différentes situées entre le xie et le xiv e siècle. Ainsi à la fin du Moyen Âge, les Fors sont déjà le fruit d’une longue élaboration, en même temps que l’objet, tout à fait vivant, de discussions et de révisions. En les étudiant, Paul Ourliac les assimile à une véritable convenentia, c’est-à-dire à un accord solennel conclu par le vicomte avec chaque communauté. L’autorité du vicomte est acceptée, mais avec des conditions et des limites précises. L’échange des serments est significatif : le vicomte jure le premier d’observer les Fors et d’être bon seigneur ; les habitants jurent ensuite d’être fidèles et bons hommes. Cette pratique se maintient inchangée jusqu’à la fin du Moyen Âge et au-delà 7. »

de respecter les fueros. La présence, dans le For général, de formes contractuelles, très apparentées, nous permet de reconstituer l’origine des articles les plus anciens des Fors. Le vicomte béarnais au xie siècle a conclu individuellement avec ses grands des convenientiae stipulant la reconnaissance du lignage des Centulle comme détenteur de l’autorité publique, en échange de la réglementation de ses pouvoirs. De contrats, ces accords sont ensuite devenus coutumes et ont fusionné dans des textes généraux, applicables à toute la vicomté. C’est donc le pacte qui est le premier fondement de l’autorité politique en Béarn. Malgré les efforts de centralisation et de modernisation des vicomtes, cette pratique ne s’oublie pas à la fin du Moyen Âge 9. »

Cette tradition est attestée pour Gaston II mais aussi dans la tournée dite d’« hommages » effectuée par Gaston III et Aliénor de Comminges, durant l’hiver 1343-1344 : délaissant les assemblées traditionnelles, le jeune vicomte et sa mère échangent le serment traditionnel avec les communautés et les vassaux. « Une cérémonie identique se répète partout en Béarn et en Marsan. Le serment se pratique selon les règles coutumières, c’est-à-dire que nous sommes donc très loin des rites de l’hommage. Même si Aliénor et Gaston tiennent entre leurs mains les livres sur lesquels sont prononcés les serments des Béarnais, ils n’obtiennent rien d’autre que le serment accoutumé 8. » « Cette façon de procéder se retrouve dans tous les royaumes ibériques, où l’essentiel des cérémonies de couronnement est le serment du roi

Dans ce contexte contrasté, Fébus a habilement su exploiter les circonstances, avec toute sa personnalité. Les faits sont connus, les textes fameux. Alors que s’ouvrent les opérations militaires de la guerre de Cent Ans entre Philippe VI et Édouard III, le jeune Gaston, conseillé par son entourage, met de la distance avec le roi de France tout en sauvant les apparences : il s’engage à le servir mais fait tarder son aide effective ou n’envoie que des contingents fuxéens. à Crécy (1346) puis lorsque le roi convoque ses vassaux en juin 1347, le comte de Foix brille par son absence, alors que son père s’était toujours rendu aux levées de l’ost royal. Le 25 septembre 1347, à l’émissaire du roi qui se présente au château Moncade pour lui réclamer son engagement (un ralliement ? un hommage ?

Les coups d’éclat de Fébus ou « l’art de l’esquive » 10

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Fig. 8

Le Prince Noir accorde un sauf-conduit à Fébus et à son escorte de deux cents hommes à cheval (28 juillet 1365, ADPA, E 409/1).

l’acte qui nous rapporte cet épisode ne précise pas ce qui est demandé), alors que le roi noue une alliance avec la Castille, Gaston per la gracie de Diu comte de Foys, vescomte de Bearn, de Marsan e de Gavardan, alors âgé de seize ans, répond que : … cum mossen lo comte sie en la terre soe de Bearn, laquoau tee de Diu e no de nulh homi deu mont, ne per aquere no est tengut de far sino so que a luy plagos… [« … comme monseigneur le comte se trouve en sa terre de Béarn, terre qu’il tient de Dieu et de nul homme au monde, d’où ne découle pour lui aucune obligation si ce n’est de faire ce que bon lui semble, la requête présentée à propos des conventions, alliances et accord conclus entre les rois de France et de Castille est une nouveauté. Ledit monseigneur le comte et les gens de son conseil n’ont jamais entendu parler et n’ont pas encore discuté d’une telle question, ils doivent délibérer… et qu’il le fera bien savoir dans son comté de Foix dans un délai de 8 jours après la prochaine fête de la Toussaint… et que le roi doive se considérer comme satisfait de cette réponse, et qu’il fera toutes choses qui sont au profit et à l’honneur du roi aussi bien qu’il le pourra 11… » fig. 7 Jeu politique très subtil, sans doute soufflé par les conseillers, vu comme « l’acte de naissance de la principauté de Béarn ». Fébus refuse tout engagement depuis et pour le Béarn, en

invoquant une autonomie pour cette terre, tenue de Dieu et non d’un autre seigneur… ce qui revient à invoquer la notion féodale de franc-alleu. En même temps, il clame sa volonté d’être traité en prince qui n’a pas de supérieur en Béarn, hormis Dieu, ce que nous appellerions un « prince souverain ». Ce discours rappelle (s’adosse à ?) celui de la réflexion politique ambiante au xive siècle, sur la nature du pouvoir, sur la souveraineté (auctoritas / potestas, superioritas). Fébus use ici d’une sorte de décalque de la maxime « Le roi est empereur en son royaume », transposée à l’échelle du Béarn. Mais en même temps, si le vicomte de Béarn se montre rétif, le comte de Foix affirme demeurer le fidèle vassal du roi et c’est à Foix qu’il répondra à sa requête, après avoir pris conseil. Le coup de bluff réussit. Le rapport de force est alors en faveur du vicomte récalcitrant, le roi ménage ses forces pour d’autres dossiers plus chauds encore et conserve l’essentiel : en décembre 1348 à Pamiers, Fébus prête l’hommage pour le comté de Foix, la vicomté de Lautrec, du Nébouzan, les Terres-Basses d’Albigeois. La vicomté de Béarn, tacitement et de fait, reste hors de l’hommage. Et dans ces mêmes années, le roi de France attire à lui le comte de Foix par un autre moyen : le mariage qu’il favorise entre Gaston III et Agnès de Navarre, union célébrée à Paris en août 1349 12.

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Fig. 9

Le Prince Noir, excédé par les manœuvres dilatoires de Fébus, le somme de comparaître à sa cour au plus tard en septembre. Il le sait désormais en état de voyager puisqu’il est remis de sa blessure à la jambe… (8 août 1365, ADPA, E 409/4).

Rituel et mots sont ceux de la féodalité. En présence du Prince Noir, le fameux John Chandos, sénéchal de Guyenne, requiert pour son maître que ledit seigneur le counte et vicounte qu’ il en devenisse home lige et fisse, prestasse à nostre dit très souverein seigneur le roi d’Engleterre en la personne de son lieutenant homage ou homages liges et sermentz de foialtéz. L’hommage lige, préférentiel, est donc exigé de Gaston, alors qu’avant 1290 seul l’hommage simple semble avoir été prêté. Les commissaires du roi de France délient Fébus et la cérémonie se poursuit dans la plus pure tradition : Gaston, agenouillé sur un coussin, sans ceinture ni chaperon, les mains jointes dans celles de son seigneur prête l’hommage lige pour les terres et tenements qu’ il tient clayme et doit tenir de lui deinz la principalté d’Aquitaigne, jure sur les saints évangiles et la croix. Et ce, par deux fois : à Édouard III, représenté par son fils, puis au Prince Noir, en tant que prince d’Aquitaine. Comme le veut la coutume, Édouard baise son vassal sur la bouche. Connaissant les positions de Fébus sur l’autonomie du Béarn (1347) et sans doute pour éviter toute contestation de sa part (Fébus retourné en Béarn pouvait avancer qu’il avait prêté hommage pour Marsan et Gavardan, pas pour le Béarn…), Chandos fait préciser à Gaston III s’il avoit fait lez homages susditz a cause de la terre et vicounté de Bearn :

L’autre passe d’armes célèbre oppose Fébus au Prince Noir, dans un contexte militaire et politique bien différent. Après le désastre de Poitiers (1356), le traité de Brétigny-Calais (1360) redessine une Aquitaine considérablement élargie au profit d’Édouard III. Des transferts d’hommage sont organisés en 1361-1362 pour que les vassaux du roi de France prêtent désormais hommage au roi anglais. Pour le comté de Foix, la question ne se pose pas mais le traité touche le Marsan, le Gavardan (anciennement rattachés au duché d’Aquitaine), la Bigorre (récupérée par les Anglais), le Béarn… D’autant que par le passé, avant 1290, des vicomtes béarnais avaient prêté hommage aux rois d’Angleterre, ducs de Guyenne… Des commissaires anglais installés à Tarbes à la mi-janvier 1362 convoquent donc Gaston III qui répond, seulement le 13 mars, qu’il ne fera hommage qu’au roi et en présence de représentants français pour le délier de ses obligations… Lorsque Édouard III nomme son fils, Édouard, Prince de Galles, le Prince Noir, à la tête de l’Aquitaine, l’étau se resserre. Gaston III est convoqué le 12 janvier 1364 à Agen, dans la grande salle du couvent des dominicains. La cérémonie et les paroles échangées ont été transcrites en langue d’oïl par un notaire au service des Anglais 13.

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« Le comte dit et répondit qu’il avait fait ledit hommage pour les vicomtés de Marsan et de Gavardan et qu’il n’avait nullement à tenir ledit comté et terre de Béarn dans et sous les hommages susdits, car il ne le tenait de personne ; et même si cette demande lui avait été présentée par des seigneurs de moindre importance que les très redoutés seigneurs le roi et le prince, il leur aurait fait ce qu’il était tenu de faire ; et en outre il promit de faire hommage et serment et tout ce qu’il serait de faire de raison chaque fois que le roi et le prince, ou l’un d’eux, le lui réclameraient à condition de lui prouver en forme suffisante qu’il devait tenir la terre et la vicomté de Béarn en hommage et serment du roi et du prince ses très redoutés seigneurs, ou l’un d’entre eux ». Fébus refuse l’hommage pour le Béarn, francalleu, comme en 1347, mais laisse prudemment la porte ouverte à la poursuite des négociations : qu’on lui prouve, par des documents, qu’il doit l’hommage pour le Béarn. Malgré l’affront, le Prince Noir ne perd pas la face et, fin stratège, sait qu’emprisonner Gaston déstabilisera la région, mettra à mal l’application du traité. Il est plus sage de faire chercher les preuves de la vassalité du Béarn. Fébus repart donc vers le Béarn tandis que les archivistes du Prince Noir recherchent les preuves anciennes d’hommage, qu’ils retrouvent bien entendu. S’engage alors une partie très serrée, de plus en plus dangereuse pour Fébus. Parce qu’il n’est pas de taille à affronter militairement le Prince Noir, sa stratégie est désormais l’art de l’esquive. Gaston n’est pas pour autant dépourvu d’atouts : durant ces mêmes années, il a remporté la victoire de Launac contre les Armagnac et leurs alliés (5 décembre 1362) ; la conclusion de la paix avec ses adversaires en 1363 a probablement été hâtée pour lui fournir d’importantes rentrées d’argent (les rançons) et le dégager d’un front, lui permettant de rassembler ses forces contre le Prince Noir. Il aligne les manœuvres dilatoires, parfois risibles. Ainsi, dans l’été 1365, il tarde dans ses réponses, demande des sauf-conduits, invoque une jambe blessée qui l’immobilise… fig. 8 et 9. Le Prince Noir n’est pas dupe, ses réponses sont de plus en plus menaçantes, sa politique pressante, mais la chance sert alors Fébus : en 1366-1367, Édouard est happé par les guerres de Castille, au côté de Pierre Ier (alors que Du Guesclin,

Fig. 10

Les États de Béarn nomment Yvain régent (8 août 1391, ADPA, E 312/1).

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Fig. 11

Les États de Béarn organisent la succession de Fébus et délibèrent sur les conditions à imposer au vicomte Mathieu avant de le recevoir comme seigneur et lui prêter serment (août 1391, ADPA, E 313).

écrits sur la souveraineté. Mais Fébus n’a jamais juxtaposé « seigneur souverain de Béarn ». En Béarn ou vis-à-vis de l’extérieur, Fébus est resté dans le cadre ancien du vocabulaire, n’est pas allé du côté d’une souveraineté trop moderne 16. En 1374, le testament de Ramon Bernat de Castelnau-Tursan, qui lui remet en gage sa terre contre un gros prêt et le désigne comme son exécuteur testamentaire, qualifie certes Gaston de sobiraa, mais ce type de mention paraît isolé. Il faut attendre 1399, après sa mort pour lire une autre mention de sobiraa, qui qualifie aussi la terre : lors d’un procès en Cort Major, entre les Palois et le vicomte à propos du bois de Pau, on mentionne « la souveraineté du seigneur de Béarn », la sobiranetat deu senhor de Bearn qualifié de sobiraa… de tot Bearn 17.

pour le roi de France, sert Henri de Trastamare). Fébus tremble à chaque mouvement de troupes et joue une double diplomatie, il se prépare au pire au retour de l’armée du Prince Noir, met en branle toutes les défenses du Béarn (printempsété 1367). Mais Édouard revient de Castille vaincu, ruiné, gravement malade, « tout brisé » écrit Froissart. Il n’est plus enclin à faire plier le vicomte de Béarn, d’autres affaires l’occupent bientôt, engendrées par la déconfiture militaire et financière de Castille, la reprise de la guerre avec le roi de France (les appels gascons)… Fébus est sorti sauf de cette confrontation, servi par une politique habile mais aussi sauvé par un coup de pouce du destin.

Senhor de Bearn et souveraineté : au temps de Fébus et postérités du xve siècle

1. Barraqué, 2008, p. 219 (cite TucooChala, 1959 ; Genet, 1987, 1990). 2. Tucoo-Chala, 1959 et 1991. 3. Bidot-Germa, 2008. 4. Barraqué, 2008, p. 219-221, avec quelques mises à jour (cite Gilles et Ourliac, 1990, Baulon, 1996, Tucoo-Chala, 1959). 5. Ces paragraphes proviennent de notes (Jean-Pierre Barraqué, séminaire de Philippe Sénac, 2007). 6. Barraqué, 1999, acte LII, texte en gascon p. 182. 7. Barraqué, 2000, p. 307-335, avec quelques coupes (Ourliac, 1993). 8. Barraqué, 2008, p. 226 (TucooChala, 1976 et 1959, p. 348-349). 9. Barraqué, 2000, p. 326, avec quelques coupes. 10. Expression de Pierre Tucoo-Chala, reprise par Jean-Pierre Barraqué dans « Le vocabulaire politique de la souveraineté à l’époque de Gaston Fébus », journée d’étude au Château de Pau (9 mai 2012), inédite, cf. notes de Véronique Lamazou-Duplan. 11. Texte édité et traduit par TucooChala, 1991, p. 49-48. 12. Lamazou-Duplan, 2013.

Les pratiques et les institutions pactistes n’ont pas probablement disparu sous la poigne de Gaston III, mais les documents n’en parlent pas, ou alors en creux. On pense, par exemple, à la révolte d’Orthez de 1354, en l’absence du vicomte mais tournée contre son très proche entourage, dont le Martinet se fait l’écho 18 ; ou aux graves tensions qui expliqueraient le complot, déjoué, contre Fébus (le Drame d’Orthez)… Gaston III réside surtout en Béarn, probablement parce qu’il y est né, mais l’argument n’est pas suffisant, vu les liens qui l’attachent à Foix. Peut-on penser que le seigneur réside là où son autorité est la moins stable ? En 1391, dans la semaine qui suit sa mort, les pratiques et discours pactistes ressurgissent en pleine lumière lors des « premiers États de Béarn », qui, fait surprenant, paraissent naître tout casqués en quelques jours 19. Le tout dans une situation incertaine : Gaston Fébus, mort brutalement à Sauveterre le 1er août, n’a pas laissé de testament, n’a plus d’héritier direct et légitime, d’où le traité de Toulouse qu’il avait signé en janvier 1390 avec Charles VI, faisant du roi son légataire universel contre 100 000 francs et la Bigorre à titre viager. Le 8 août 1391, les États organisent la succession selon la logique dynastique, les domaines et titres de FoixBéarn devant revenir à Mathieu de Castelbon ; en attendant, ils se montrent généreux vis-à-vis d’Yvain, fils naturel de Fébus, nommé « gouverneur, régent et défenseur » du Béarn 20. Quant à Mathieu de Castelbon, l’ereter qui sera de Bearn, des conditions lui sont imposées « avant de le recevoir comme seigneur » et de lui prêter

Vis-à-vis des rois français et anglais, Fébus puisait ses arguments dans le vocabulaire et les rites de la féodalité, tandis qu’en Béarn il construisait, comme ses prédécesseurs, les fondements d’un État dit moderne dans une atmosphère pactiste, vraisemblablement de plus en plus mise en veilleuse par son administration. À partir des années 1364-1365, la titulature de Gaston III évolue, la formule vesconte de Bearn ou vicecomes Bearni, utilisée systématiquement jusque-là, est remplacée par celle de senhor de Bearn ou de dominus Bearni que Fébus emploiera désormais sans pour autant délaisser le titre de vicomte et a fortiori celui de comte. Des actes le disent même senhor senhorant en Bearn, expression qui disparaît d’ailleurs du vocabulaire politique béarnais après lui, ou encore de Gratia Dei Dominus Bearni 14. Mais « Seigneur de Béarn » signifie-t-il « souverain » ? Pas au temps de Fébus. Dans les Fors de Béarn, le vicomte est le senhor, mais un seigneur qui doit respecter les usages anciens, les paix et accords… Dans les Fors, le senhor est aussi le senhor de l’ostau, c’est-à-dire le chef de famille et de maison, libre et propriétaire. Le senhor est donc maître de la terre, lien que l’on retrouve dans les serments échangés entre les vicomtes et les communautés et dans tous les articles et accords des Fors 15. En ce sens, en Béarn, Fébus s’inscrivait dans la continuité, le senhor de Bearn est celui qui exerce la fonction vicomtale ; mais senhor pouvait servir d’argument vis-à-vis du Prince Noir et être pris de façon flatteuse à l’extérieur du Béarn, a fortiori dans le contexte des

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font successivement appel à deux chevaliers ; mais ni l’un ni l’autre ne voulant respecter leurs Fors et les coutumes du pays, la cour se réunit et les fait tuer. De nouveaux émissaires partent alors pour la Catalogne où ils choisissent entre deux bébés celui qui deviendra leur vicomte. C’est parce que l’un d’entre eux avait les mains ouvertes, signe de générosité, qu’il a été choisi. Ce préambule affirme très insolemment que le vicomte est choisi par les Béarnais et que la communauté des habitants du pays comme les Fors lui préexistent et lui sont supérieurs. Le vicomte doit, en conséquence, maintenir les habitants en leurs Fors et coutumes, sous peine d’être condamné à mort par décision de la cour. Il s’agit là d’une revendication politique reflétant les convictions des États de Béarn, qui se sont constitués, dès la mort de Gaston Fébus en 1391, par la fusion de la cour des communautés et celle de la Cort Major. Le préambule du For général expose le programme qui sera le leur : les États, représentants de la société béarnaise face au prince, obligeront les vicomtes à gouverner avec eux et selon les Fors, faute de quoi leur exercice du pouvoir deviendra illégitime. Cela conduit à ce que Christian Desplat appelle “le mythe républicain des origines”. Par ce préambule des Fors, qui est une véritable invention, les États de Béarn s’attribuent une fonction constitutionnelle qui n’a jamais été remise en cause. Ni les princes de Béarn, ni les rois de Navarre et de France n’ont, par la suite, contesté ce caractère 22. » Dans le discours pactiste au xve siècle, en particulier sous Gaston IV 23, les doléances des Béarnais mettent alors en avant un Béarn franc-alleu (1443, pais franc) 24 alors même que Jean Ier, Gaston IV ou François Fébus sont dits « très haut, excellent et puissant seigneur… par la grâce de Dieu comte de Foix, vicomte de Béarn » 25. Il faut semble-t-il attendre 1484, et donc l’accession des seigneurs de Béarn à la couronne de Navarre, pour retrouver l’expression de la souveraineté : Catherine est alors reçue comme senhora sobereine 26 par les États qui font modifier la titulature dans les actes émis par la chancellerie béarnaise. Comme si la souveraineté royale navarraise avait déteint (l’avait emporté ?) sur la « seigneurie de Béarn ».

Fig. 12

Le château vicomtal de Sauveterre où, mourant ou déjà mort, Fébus a été conduit le 1er août 1391. C’est au lendemain de sa mort que les États de Béarn, réunis chez les prêcheurs d’Orthez, ont organisé sa succession, ravivant discours et pratiques pactistes probablement mis en veilleuse par la poigne du vicomte.

13. P.R.O. E. 36/189, fol. 14. Texte original : Tucoo-Chala, 1961, PJ LV ; 1976, p. 204-207. 14. ADPA, E 390 ; E 1593, fol. 47… ; E 302. 15. Sur ces liens entre Fors, terre et maisons, voir Barraqué, 2000, 2008, qui s’appuie sur les travaux fondamentaux de Cursente (1998). 16. Conclusion de Jean-Pierre Barraqué lors de la journée d’étude du 9 mai 2012, déjà citée. 17. E 302, fol. 69 ; E 365, fol. 7vo -8vo. 18. Barraqué, 1999, p. 65-71. 19. Cadier, 1888, p. 135-149, 404-414. 20. ADPA, E 312 et C 1224, publié par Cadier, 1888, p. 404-405. 21. ADPA, E 313, publié par Cadier, 1888, p. 405-414, en particulier p. 408-410, articles 2 et 6. 22. Barraqué, 2000, p. 327-328, avec quelques coupes (Tucoo-Chala, 1970, p. 197 ; Desplat, 1986, p. 33). Sur le mythe comme récit fondateur de l’ordre pactiste, Barraqué, 2004 (Mélanges Desplat). 23. Voir Barraqué, 2004 (Variantes du discours…). 24. ADPA, E 319, fol. 243-243vo. 25. Exemples dans ADPA, C 679 (fol. 12vo, 247vo), 1436, 1477. 26. ADPA, E 326 ; C 679, fol. 392vo ; Tucoo-Chala, 1961, p. 105.

serment. Il devra « jurer les franchises, privilèges et libertés », jurer « l’acte d’union avant d’être reçu comme seigneur », et s’il refusait de l’approuver et de ratifier l’accord au sujet d’Yvain et de Gratien, « qu’il donne alors pouvoir aux trois États d’élire un autre seigneur ou héritier pour les terres dessus dites » 21. On sait que Mathieu, ayant d’abord à régler la question de sa succession avec le roi de France, ne prête serment et ne reçoit le serment de fidélité qu’en juillet 1393 Fig 10, 11 et 12 . On a donc le sentiment que le temps du gouvernement fébusien, caractérisé par un autoritarisme et « despotisme administratif » certains, fut, plus qu’un élan durable, une parenthèse dans une société politique béarnaise organisée de façon ancienne et pérenne par les Fors, les communautés, les maisons, dans le pactisme. « [Toute l’évolution du xive siècle] aurait pu ou aurait dû conduire à l’effacement progressif du pacte et de son rôle dans la vie politique béarnaise. C’est pourtant après la mort de Gaston Fébus que les traits les plus caractéristiques de la vie politique s’accusent et deviennent franchement originaux. L’ajout d’un préambule au For général indique que la transformation du pouvoir vicomtal a suscité une vive contestation à la mort de Gaston Fébus. Les trois paragraphes introduisant le For général ont vraisemblablement été insérés au tournant du xive et du xve siècle. Ce texte légendaire est sous-tendu par une idéologie politique claire. Résumons brièvement ce récit : les Béarnais, à la recherche d’un seigneur,

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Les Albret contre Gaston Fébus : de simples seconds couteaux des Armagnac ?

Anne Goulet

D

Dans les récits de la bataille de Launac par les chroniqueurs du xve siècle, comme Esquerrier et Michel de Bernis, le sire d’Albret est toujours cité parmi les alliés de Jean Ier d’Armagnac. En réalité, il n’est pas question de lui seul, mais de toute une troupe ou de toute une parentèle. À voir la famille d’Albret faire bloc auprès des Armagnac, on peut se demander quelles raisons la poussaient à une telle unanimité contre Gaston Fébus. La question de leurs relations n’a guère attiré l’attention, peut-être en raison de la place prise par l’inimitié féroce entre les comtes de Foix et d’Armagnac. Pourtant, au milieu du xive siècle, les Albret constituaient dans le duché d’Aquitaine une puissante famille, et leur politique ne se restreignait pas à jouer les supplétifs des Armagnac, même en vertu d’anciens liens familiaux. Le passif était en fait assez lourd entre Albret et Foix-Béarn. Malgré cela, il semble qu’une relative tranquillité – émaillée probablement de violentes escarmouches – fut maintenue jusqu’en 1359-1360. Ensuite, l’engagement des Albret dans la coalition du comte d’Armagnac se solda par l’humiliation de Launac, lourde de conséquences sur les plans politique et financier. Les décennies suivantes furent marquées par une guérilla presque incessante, interrompue seulement par la mort de Gaston Fébus 1.

Les Albret au milieu du xive siècle

Fig. 1

En 1362, Jean Ier d’Armagnac et Arnaud Amanieu d’Albret renouvellent l’alliance de leurs deux familles contre le comte de Foix (ADPA, E 38/5).

L’une des caractéristiques essentielles de cette famille est d’être toujours parvenue à s’assurer une descendance masculine en ligne directe. Certains mariages furent prolifiques ; s’ils conduisirent à la constitution de branches cadettes, ces dernières finirent par s’éteindre assez rapidement, de sorte que leur héritage fut recueilli par la branche aînée. Le chef de la branche aînée était alors Bernard Ez V, qui mourut à la fin de l’année 1359. Il était le beau-frère de Jean Ier d’Armagnac, dont il avait épousé la sœur Mathe. Parmi sa douzaine d’enfants légitimes, Bernard Ez V pouvait compter sur ses fils Arnaud Amanieu, son futur héritier, Bérard de Sainte-Bazeille et Géraud. Il avait au moins un fils naturel, Bertucat, le fameux chef de compagnie de routiers. L’un de ses frères cadets, Bérard, était à l’origine de la branche de Vayres qui recueillit aussi la seigneurie de Gironde. La parentèle était donc nombreuse, les fils, frères et cousins capables de porter les armes ne manquaient pas. L’assise territoriale des Albret était située essentiellement dans le duché d’Aquitaine, s’étendant dans les actuels départements des Landes – berceau de la famille – et de la Gironde et,

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L e s Al b re t c o n t re G a s t o n F é b u s : d e si m pl e s se c o n d s c o u t e au x d e s A rm ag n ac ?

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Fig. 2

Au soir de la bataille de Launac, les frères et cousin d’Arnaud Amanieu d’Albret, faits prisonniers, s’engagent à ne pas chercher à s’évader, même si Gaston Fébus leur laisse toute liberté pour aller et venir dans les limites du comté de Foix du lever au coucher du soleil (ADPA, E 392, fol. 235vo).

dans une moindre mesure, en Lot-et-Garonne et en Dordogne. Dans la première moitié du xiv e siècle, les Albret avaient élargi leur assise vers le sud, dans les pays de l’Adour : vicomté de Tartas en 1312 ; seigneurie de Pontonx, terres d’Auribat, Gosse et Seignanx en 1340. Ils étaient pour la grande majorité de leurs fiefs vassaux du duc d’Aquitaine. Mais il fallait compter avec un autre suzerain laïc de poids : ils prêtaient hommage, depuis au moins le milieu du xiiie siècle 2, pour les deux châteaux de Bazas et Cazeneuve au vicomte de Gavardan, lequel était aussi vicomte de Béarn. Le service demandé en échange était modeste : une lance d’esporle. Le suzerain prenait en sa sauvegarde les deux châteaux qui devaient lui être remis dans le cas où lui-même était en guerre à la suite d’un déni de droit. L’intérêt pour le vicomte de Gavardan était évidemment moins financier que stratégique, cet hommage lui permettant d’assurer son emprise sur deux châteaux importants situés au nord de ses terres carte 3 p. 20.

étendirent leur influence vers le sud. Le vicomte de Béarn était désormais pris en tenaille entre, à l’est, les Armagnac et, à l’ouest, les Albret qui devenaient des voisins de plus en plus puissants et potentiellement dangereux. Sur le plan politique, alors qu’au début de la Guerre de Cent Ans, Bernard Ez V d’Albret et ses frères s’alliaient au roi d’Angleterre, Gaston II, père de Gaston Fébus, restait solidement campé dans le parti du roi de France. L’antagonisme territorial et familial déjà existant ne pouvait qu’être avivé par ces choix diamétralement opposés. Les Albret occupaient donc aussi leur place dans le jeu diplomatique et militaire serré qui se jouait alors en Aquitaine. Et ce n’est pas un hasard si en 1340 Bernard Ez V et Jean Ier d’Armagnac conclurent une alliance contre Gaston II de Foix, au titre des sujets de discorde qu’ils avaient l’un et l’autre avec lui, s’engageant à ne pas signer de paix séparée 3. Telle est la situation tendue dont héritèrent en 1343 Gaston III et sa mère Aliénor de Comminges. On ne trouve d’ailleurs aucune mention de l’hommage du seigneur d’Albret pour les châteaux de Bazas et Cazeneuve, lors des deux tournées faites par Aliénor avec son fils en 1343 puis par son fils seul, en 1345. Ce défaut d’hommage dut rester comme une épine dans le pied du jeune Gaston. Il semble malgré cela que Bernard Ez V ait joué la carte de l’apaisement vis-à-vis du comte de Foix. Preuve en est par exemple la trêve qu’il conclut, en tant que vicomte de Tartas, avec Aliénor de Comminges à la fin de l’été 1355 à la suite d’exactions commises de part et d’autre par les hommes des vicomtés de Tartas et de Marsan 4. Tous les Albret étaient occupés entre 1351 et 1355 à chevaucher pour le service de leur suzerain le roi d’Angleterre. Le seigneur d’Albret se devait donc d’avoir la paix sur ses terres et il avait aussi tout intérêt à montrer à son suzerain que le duché était en sécurité.

Sur le plan politique, le seigneur d’Albret était au début du xive siècle le premier baron du duc d’Aquitaine. En 1340, Bernard Ez V bascula dans le camp anglais, à l’exemple de ses deux frères, Guitard de Tartas et Bérard de Vayres, et il entraîna à sa suite de nombreux seigneurs gascons. Il joua alors un rôle de premier plan qu’illustrent ses relations étroites avec Édouard III et il faillit même marier son fils aîné, Bernard Ez, à la fille du roi d’Angleterre, en 1351. Quelles relations entretenaient alors les Albret avec les comtes de Foix-Béarn ? Ils avaient pris le parti des Armagnac à la fin du xiiie siècle, lorsque ceux-ci contestèrent la succession de Gaston VII de Béarn mort en 1290 et réclamèrent en particulier le Gavardan. L’adhésion des Albret à la cause des Armagnac ne tenait pas qu’à des liens matrimoniaux, elle relevait aussi du calcul de leurs propres intérêts. La constitution d’un puissant ensemble territorial FoixBéarn, au sud de leurs fiefs, était déjà un sujet d’inquiétude. Quant à la vicomté de Gavardan, elle divisait leurs terres entre la seigneurie de Casteljaloux à l’est et celle de Sore à l’ouest. La voir aux mains d’un parent Armagnac et non d’un puissant comte de Foix-Béarn leur était par conséquent bien plus profitable. La tension dut croître dans la première moitié du xive siècle en raison de deux autres facteurs. Sur le plan territorial, comme on l’a dit, les Albret

Arnaud Amanieu d’Albret et l’humiliante défaite de Launac La politique d’apaisement ne fut pas la voie suivie par Arnaud Amanieu, le fils aîné de Bernard Ez V. À peine plus âgé que Gaston Fébus, il avait guerroyé pour le compte du roi d’Angleterre duc d’Aquitaine, notamment à la bataille de Poitiers en 1356. À la mort de son père, c’était un homme accompli, dans la force de l’âge, entouré d’une

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nombreuse famille dont il était le meneur en tant qu’héritier de la branche aînée. Vis-à-vis de son suzerain, sa position était cependant plus fragile : les traités de Brétigny-Calais de 1360 ayant érigé la Guyenne en une principauté désormais confiée au Prince Noir, il ne pouvait plus en référer directement au roi d’Angleterre, comme le faisait son père. Il subit en même temps la pression du comte de Foix. Son oncle Jean Ier d’Armagnac devint alors son meilleur allié : faire cause commune avec lui était inévitable.

par la suite. Dès le 5 décembre, Gaston Fébus passa en effet avec plusieurs de ses prisonniers, dont ceux cités plus haut, des engagements de non-évasion 7. Arnaud Amanieu n’est pas mentionné. S’il fut fait prisonnier, il fut alors libéré le jour même, probablement pour réunir la rançon. On imagine en tout cas la satisfaction de Gaston Fébus à tenir en sa main toute la famille Fig. 2 . Gaston Fébus dissocia soigneusement la paix négociée avec ses adversaires de Launac et leur rançon ; il y ajouta pour Arnaud Amanieu d’Albret une autre exigence. Comme les membres les plus importants de la coalition constituée par Jean Ier d’Armagnac, Arnaud Amanieu dut se rendre en avril 1363 à l’église Saint-Volusien de Foix pour jurer de respecter la paix conclue entre les deux adversaires Foix et Armagnac. Après les modifications du traité de Foix, il jura de nouveau d’en respecter toutes les clauses, mais le fit alors depuis ses terres à Nérac, en avril 1365 8 Fig. 3. L’hommage des châteaux de Bazas et Cazeneuve constituait une pomme de discorde entre Foix et Albret. Mais le traité de Foix ayant reconnu à Gaston Fébus la possession du Gavardan, Arnaud Amanieu n’avait plus aucun prétexte pour se dérober. Alors que les hommages du xiiie siècle avaient été rendus en Gavardan ou à Bordeaux, il dut se déplacer au château d’Orthez, le 30 juin 1363 9. Cela prouve encore qu’il était libre de ses mouvements : on voit mal un prisonnier prêter hommage. La cérémonie eut lieu devant une grande assemblée qui ne comptait pas moins de deux évêques, ceux d’Oloron et Lescar. Furent présentés à cette occasion les hommages du xiiie siècle, recopiés dans l’acte de 1363. Gaston Fébus faisait ainsi la preuve de son bon droit, par l’ancienneté de sa suzeraineté. On peut s’étonner que l’hommage concerne aussi Bazas, qui semble avoir échappé aux Albret au xiv e siècle. Mais c’est ce que réclamait la tradition, et le symbole aux yeux du suzerain en était d’autant plus important. Il est aisé d’imaginer Arnaud Amanieu bouillant de colère face à Gaston Fébus rempli d’une intense jubilation. Celui-ci gagnait en effet sur plusieurs tableaux. Sur le plan féodal d’abord, il obtenait un hommage qui n’était plus rendu depuis près d’un siècle. Or l’on sait que Gaston Fébus était très sourcilleux sur les hommages qu’on lui devait (davantage que sur ceux qu’il devait). Sur le plan territorial ensuite, il mettait sous sa sauvegarde

Lorsque Arnaud Amanieu succéda à son père, Gaston Fébus lui réclama l’hommage de ses châteaux de Gavardan. On le déduit de deux actes de 1361 par lesquels Jean Ier d’Armagnac et Arnaud Amanieu d’Albret désignèrent leurs arbitres pour trouver avec Gaston III un terrain d’entente sur de nombreux sujets de dissension et, entre autres, sur l’épineuse question de l’hommage de Cazeneuve 5. Les négociations échouèrent puisqu’en janvier 1362, Arnaud Amanieu d’Albret et Jean Ier d’Armagnac renouvelèrent l’alliance de 1340 contre le comte de Foix 6. Parmi les témoins de l’acte figurent les deux frères d’Arnaud Amanieu, Bérard de Sainte-Bazeille et Géraud, et son cousin germain Bérard II de Vayres. Il s’agit bien d’une affaire de famille et de solidarité familiale, mais l’hommage de Cazeneuve ne motivait pas seul leur engagement dans la coalition du comte d’Armagnac. D’autres raisons ont pu intervenir, en dehors de la proximité objective et nécessaire des Albret et des Armagnac : le désir des Albret de redorer un blason légèrement terni depuis 1360 ; l’espoir de profits aussi juteux qu’à l’époque où ils chevauchaient aux côtés du Prince Noir ; la volonté d’en remontrer à ce comte de Foix remuant et ambitieux Fig. 1. Les Albret étaient capables d’aligner sur un champ de bataille une troupe d’au moins deux cents hommes. On ne sait s’ils furent aussi nombreux à Launac le 5 décembre 1362, mais il est certain que les hommes de la famille en âge de combattre étaient sur les rangs. À en croire les chroniqueurs du xve siècle, le sire d’Albret fut fait prisonnier avec tous ses hommes. Mais d’autres sources ne confirment cette détention que pour les deux frères d’Arnaud Amanieu, Bérard de Sainte-Bazeille et Géraud, son cousin Bérard II de Vayres et son frère bâtard Bertucat d’Albret. Il est aussi fait mention d’un certain Moni d’Albret dit Bazats, donzel, dont on n’entendra plus parler

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Fig. 3

Le château de Foix, prison des frères d’Arnaud Amanieu d’Albret, Bérard et Géraud en 1365

Les rançons des Albret

deux châteaux bénéficiant d’une position stratégique au cœur de la Guyenne et potentiellement menaçants pour le Prince Noir. Il n’en tira cependant jamais parti sur un plan militaire, probablement en raison de leur éloignement géographique du cœur de son pouvoir. Enfin et peutêtre surtout, sur le plan politique, il avait déjà entamé ses manœuvres dilatoires pour ne pas reconnaître formellement la suzeraineté du duc d’Aquitaine 10. Et au même moment, il s’offrait la primeur de l’hommage du premier baron du duché. En effet, peu de temps après, le 19 juillet, Arnaud Amanieu se rendit à Bordeaux pour prêter hommage au Prince Noir. Gaston Fébus faisait ainsi d’une pierre deux coups, rabattant l’orgueil de son ombrageux voisin Albret et adressant un pied de nez au duc d’Aquitaine.

Les rançons exigées des Albret, si elles n’atteignirent pas les sommets vertigineux de la rançon de Jean Ier d’Armagnac (300 000 florins), représentaient des sommes très importantes. Gaston Fébus distingua la rançon d’Arnaud Amanieu et de ses frères Bérard et Géraud, s’élevant à 100 000 florins, celle du frère bâtard Bertucat, s’élevant à 8 000 florins au moins, et celle du cousin Bérard de Vayres, s’élevant à 10 000 florins. Des deux premières, Arnaud Amanieu est mentionné comme responsable dans les actes relatifs à leur règlement, même si la rançon de Bertucat est clairement distincte de celle des trois frères légitimes. Ce n’est pas le cas pour Bérard de Vayres. Soit Gaston Fébus considéra cette distinction entre les deux branches plus profitable

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Les rançons des Albret : un rude coup financier et moral Pour Arnaud Amanieu et ses frères, on dispose de trois documents (ADPA, E 40/3C, E 41 et Doat, t. 196, fol. 20-30, E 301/1) : – En janvier 1364, la quittance donnée par Gaston Fébus pour le premier tiers, soit 33 333 florins et un tiers, à Orthez dans la chapelle du château. – En avril 1365, l’engagement pris par Gaston Fébus de libérer Bérard et Géraud d’Albret, emprisonnés à Foix, dans les trois jours suivant le paiement intégral du second terme de leur rançon et le paiement d’une partie de la rançon de Bertucat, soit 4 000 florins ; il met à cette libération une autre condition : l’obligation prise par Arnaud Amanieu, Bérard de Sainte-Bazeille et Géraud, et par des chevaliers retenus en otages à Orthez, de régler le dernier terme, soit 33 333 florins et un tiers pour les trois frères légitimes et encore 4 000 florins pour Bertucat ; cet acte est signé de la main de Fébus. – En juin 1365, l’engagement de Guilhem Sans de Pomiers et de Ramon de Pellegrue de se livrer comme otages à Orthez si Arnaud Amanieu n’a pas payé les 37 333 florins et un tiers restant dus pour sa rançon et celle de ses frères Bérard, Géraud et Bertucat avant la fin du mois de février 1366. Cet engagement prouve que le deuxième terme de la rançon avait bien été payé Fig. 4. Pour Bérard de Vayres, sont conservées trois quittances établies à Orthez (ADPA, E 40/3B, E 40/3A et E 42/19) : la première, pour 1 000 florins, en janvier 1364 (elle mentionne une remise antérieure de 1 000 florins) ; la suivante, pour 1 500 florins, en septembre 1364 ; la quittance finale en septembre 1366. Dans la quittance de septembre 1364, il est question d’une somme de 2 250 florins à payer dans l’année pour laquelle Gaston Fébus accorda un délai supplémentaire de deux mois Fig. 6.

Fig. 4

En juin 1365, deux proches d’Arnaud Amanieu d’Albret, Guilhem Sans de Pomiers et Ramon de Pellegrue, s’engagent à se livrer comme otages au cas où le dernier tiers de la rançon des Albret n’est pas payé (ADPA, E 301/1).

Fig. 5

Gaston Fébus donne quittance à Bérard II de Vayres des premiers versements de sa rançon, en janvier 1364 (ADPA, E 40/3B).

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à ses deniers, soit la branche aînée refusa de prendre la responsabilité de la branche cadette. Gaston Fébus conclut avec Arnaud Amanieu les modalités du règlement de la rançon par un acte maintenant perdu. Il fut convenu que la rançon – en tout cas pour les trois frères Albret légitimes – serait payée en trois termes, fixés au début des années 1364, 1365 et 1366. Le règlement de chaque terme devait avoir lieu au château d’Orthez et était accompagné d’otages pris dans le très proche entourage des Albret. De ces échéances annuelles serrées, il est sûr que les deux premières, celles de 1364 et 1365, furent honorées. On ne dispose en revanche d’aucun document sur le paiement du dernier tiers de 1366. Fut-il jamais réglé ? Il est possible que Gaston Fébus ait jugé inutile d’insister visà-vis d’un grand baron d’Aquitaine au moment où il jouait une partie extrêmement serrée avec le Prince Noir. Quant à Bérard de Vayres, il finit de régler sa rançon en septembre 1366, sans jamais avoir dû livrer d’otages. Ce point ne constitue pas la seule différence dans le traitement réservé par le comte de Foix aux différents membres de la famille. Bérard de Vayres et Bertucat d’Albret furent libérés en 1364 au plus tard, c’est-à-dire avant que leur rançon ne soit intégralement payée. En revanche, les frères d’Arnaud Amanieu, Bérard et Géraud, restèrent prisonniers jusqu’en avril 1365. Gaston Fébus infligeait ainsi à Arnaud Amanieu une humiliation supplémentaire, lui démontrant autant sa défiance que sa position de force. C’est bien la branche aînée des Albret qu’il voulait écraser, et son chef en premier lieu bien entendu.

Mixe et Ostabaret, dépendant de la vicomté de Tartas, et – surtout – il lui remettait 60 000 florins d’Aragon pour la rançon de ses frères. Trente mille florins lui étaient livrés immédiatement. Les 30 000 florins restants seraient pour partie remis ultérieurement et pour partie gagés sur des bijoux. On comprend mieux comment Arnaud Amanieu parvint à payer le second terme de la rançon, en avril 1365. Bien que Charles II se réconciliât dès le mois de mai avec Charles V par le traité de Mantes et rendît ainsi caduque son alliance avec Arnaud Amanieu, il continua de se montrer généreux avec lui, au moins pendant l’année 1365, sans que l’on sache si le sire d’Albret obtint la totalité du complément attendu. Ce traité d’alliance est en tout cas le seul document nous fournissant des informations sur la manière dont les Albret, toutes branches confondues, payèrent leur rançon. D’après Froissart, la rançon ne fut jamais payée. Charles II de Navarre se serait porté caution pour le sire d’Albret, toujours prisonnier à Orthez, à hauteur de 50 000 francs. Une fois libéré, Arnaud Amanieu se serait acquitté de sa dette auprès de Charles II. Ce dernier aurait refusé de transférer la somme à Gaston Fébus, sous prétexte qu’elle équivalait au douaire que sa sœur n’avait toujours pas perçu 11. Hormis le fait qu’un tel montage semble compliqué, le récit comporte autant de faux que de vrai, comme souvent chez Froissart : Arnaud Amanieu n’a pas été prisonnier, pas même à Orthez, et au moins les deux tiers de la rançon ont été payés. En revanche, l’aide pécuniaire apportée par Charles II n’est pas une invention.

Comment les Albret, frères et cousin, assumèrent-ils une telle charge financière ? Ils ne pouvaient guère se tourner vers leur suzerain anglais. Il ne fallait pas compter sur le roi de France. L’appui de Jean d’Armagnac s’était effondré. Pour Arnaud Amanieu, le salut lui vint de Charles II de Navarre qui avait tout intérêt à le maintenir hors de la sphère d’influence française. En février 1365, ils conclurent une alliance offensive contre le roi de France. Le sire d’Albret devait convaincre ses frères, une fois libérés, de s’engager dans la guerre avec lui. Mais si au cours du conflit, Arnaud Amanieu ou ses frères étaient faits prisonniers, la paix ou la trêve devait convenir aussi de leur délivrance. On appréciera la prudence de cette clause… En contrepartie, Charles II restituait à Arnaud Amanieu la terre de

La guérilla continue entre Arnaud Amanieu d’Albret et Gaston Fébus Il est nécessaire de rappeler ce qu’il advint par la suite d’Arnaud Amanieu. Il finit par basculer dans le camp du roi de France, à l’occasion de l’appel des seigneurs gascons en 1368. En épousant Marguerite de Bourbon, la sœur de l’épouse de Charles V, il devint le beau-frère du roi de France. Il bénéficia ainsi de dons d’argent et de terres. Dans quelle mesure les libéralités de Charles V ne lui permirent-elles pas de combler les trous creusés dans sa trésorerie par la rançon de Launac ? Sa trésorerie défaillante ne le poussa-telle pas dans les rangs du camp français ? Quoi qu’il en soit, c’était un membre du proche entourage du roi et il resta fidèle à l’alliance française jusqu’à sa mort en 1401 Fig. 6.

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L e s Al b re t c o n t re G a s t o n F é b u s : d e si m pl e s se c o n d s c o u t e au x d e s A rm ag n ac ?

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Fig. 6

Sceau d’Arnaud Amanieu d’Albret appendu à un acte de 1368 (AN, J 477/4).

1. Outre nos propres investigations dans le fonds des Archives départementales des PyrénéesAtlantiques, ces réflexions s’adossent à l’étude fondamentale de JeanBernard Marquette, aux articles de Gabriel Loirette et à la thèse de Dominique Barrois. 2. Les hommages les plus anciens qui soient conservés datent de 1250 et 1268 (ADPA, E 507). 3. ADPA, E 31/12. Engagement de Jean Ier d’Armagnac daté du 20 mars 1340 à Bordeaux. On peut supposer que Bernard Ez V prit le même engagement mais l’acte a disparu. 4. ADPA, E 301/1 et E 407/2. 5. ADPA, E 281 : procuration donnée par Jean d’Armagnac, le 23 février 1361. ADPA, E 510 : procuration donnée par Arnaud Amanieu d’Albret, le 15 avril 1361 datée de Cazeneuve (hasard des pérégrinations du sire d’Albret ou intention malicieuse ?). 6. ADPA, E 38/5. 7. Actes disparus, mais analysés dans ADPA, E 392, fol. 235vo -236vo et copiés intégralement dans Doat, t. 195, fol. 26 et suiv. 8. Doat, t. 196, fol 1-10. 9. ADPA, E 300, fol. 95-97. 10. Voir le texte in memoriam JeanPierre Barraqué dans ce volume. 11. Jean Froissart, Chroniques, Peter F. Ainsworth et Alberto Varvaro (éd.), 2004, p. 178-179. 12. ADPA, E 46 et E 49/2.

D’après l’Histoire générale du Languedoc, Jean Ier d’Armagnac et Arnaud Amanieu d’Albret conclurent de nouveau un traité d’alliance en 1372, dans des termes équivalents à celui de 1362. En façade, Gaston Fébus jouait l’apaisement mais, malgré les trêves ou la paix de Tarbes signées avec Jean d’Armagnac, il continua de porter le fer contre Arnaud Amanieu, dont il devait difficilement supporter l’ascension et le soutien qu’il apportait au roi de France dans sa politique de reconquête. Il fit régulièrement attaquer ses terres à partir du Marsan et surtout du Gavardan. On le sait grâce à deux informations conduites l’une en 1374 et l’autre en 1384 sur les dommages causés par les compagnies du comte de Foix aux terres d’Arnaud Amanieu d’Albret : rançonnements, vols de bétail, etc. 12. Elles nous renseignent précisément sur la tactique de harcèlement permanent utilisée par les compagnies du comte de Foix contre les terres d’Arnaud Amanieu. De telles opérations absorbèrent certainement les forces des Albret en de nombreuses occasions. Par exemple à la fin de l’année 1382, Arnaud Amanieu dut envoyer une troupe de plus de cent hommes avec à sa tête son frère Bérard de Sainte-Bazeille afin de déloger les routiers de leur repaire de Boulgon à partir duquel ils ravageaient les environs de Casteljaloux. Ces enquêtes furent effectuées soit pour la négociation de trêves, soit pour prouver au roi de France les dommages infligés par Gaston Fébus… et obtenir ainsi un peu plus de secours financier. Les relations entre Gaston Fébus et les Albret s’achevèrent sur une dernière mauvaise note. Le comte de Foix, dans une de ces surprenantes volte-face dont il avait le secret, conclut en 1390 avec Jean de Lancastre, lieutenant du roi d’Angleterre dans le duché d’Aquitaine, une alliance militaire contre le comte d’Armagnac et Arnaud Amanieu d’Albret. Elle cherchait à isoler les deux hommes, défendant à leurs sujets respectifs de venir en aide à leurs deux adversaires. Mais Gaston III mourut avant de pouvoir mettre sa menace à exécution.

enjeux territoriaux d’un côté comme de l’autre et le contexte de la guerre de Cent Ans ne pouvaient que les conduire à s’opposer. Les Albret et les Armagnac étaient des alliés objectifs, ce qu’illustrait leur proximité familiale. Gaston Fébus ne s’y est d’ailleurs pas trompé : les Albret étaient des adversaires à ne pas négliger, à travers lesquels il pouvait atteindre le comte d’Armagnac mais qu’il avait aussi intérêt à atteindre directement. Ses exigences après Launac vis-à-vis de la branche aînée montrent la place qu’elle occupait dans son jeu stratégique compliqué. Pour autant, la défaite de Launac ne signa pas la fin des Albret, bien au contraire. Ils avaient assez de ressources pour s’en remettre ou parvinrent à les trouver. Si Arnaud Amanieu d’Albret n’a pas l’aura d’un Gaston Fébus ou d’un Jean d’Armagnac, il sut néanmoins continuer d’assurer l’ascension de sa famille, pour qu’elle recueille, au début du xvie siècle, l’héritage des Foix-Béarn.

Gaston Fébus et la famille Albret, et en particulier Arnaud Amanieu, entretinrent toujours des rapports très conflictuels. Leur inimitié réciproque n’avait cependant pas un caractère aussi viscéral qu’entre le comte de Foix et le comte d’Armagnac : il n’était pas question de captation d’héritage et les Albret ne se souciaient pas de contrôler le nord de la chaîne des Pyrénées. Mais les

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Le comte de Foix dans les chroniques françaises de son temps,

au révélateur du Drame d’Orthez Véronique L ama zou-Dupl an

L

Les chroniqueurs du xive siècle rapportent certains faits et gestes de Gaston III, qu’ils présentent toujours par son titre comtal, le plus éminent, ou par son nom de baptême. La plupart de ces contemporains louent le comte de Foix mais l’évoquent en passant, dans le cours d’un récit sur les royaumes de France ou d’Angleterre, sur la guerre de Cent Ans. Seuls deux auteurs, Jean Froissart et Honoré Bovet, se sont davantage étendus sur la geste, voire la personnalité, de Fébus… mais malheureusement la chronique des comtes de Foix d’Honoré Bovet, rédigée au temps de (pour ?) Fébus, est perdue 1.

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Fig. 1

Feuillet frontispice du Livre III des Chroniques de Jean Froissart, ou « Voyage en Béarn ». Cette scène a longtemps été comprise comme suit : Froissart prend congé de son protecteur, Guy de Blois (au centre), se présente au comte de Foix qui l’accueille (à gauche). Fébus et ses proches regardent les jeux de dagues de deux jeunes hommes. Marie-Hélène Tesnière a proposé la relecture suivante : Froissart interroge l’escuier ancien et moult notable qui lui confesse la tragédie du Drame d’Orthez (au centre), récit copié dans ce manuscrit qui aurait été offert à Louis de Guyenne, alors dauphin de France, représenté ici, par son manteau doublé d’hermine avec une triple bande d’hermine à l’épaule, coiffé d’un chapel d’or. Quant à la scène du combat, nous pensons qu’elle est aussi équivoque : allusion aux jeux aigres-doux de Gaston et d’Yvain, demi-frères et enfants du comte ? Ou duel à mort entre les demi-frères Pierre Ier dit le Cruel, roi de Castille, et Henri de Trastamare, qui le devient en tuant au couteau Pierre Ier à l’issue des guerres de Castille, aussi évoquées au Livre III ? Autant d’épisodes à méditer pour un jeune prince (Besançon, BM, ms. 865, fol 201, vers 1412-1414).

Il convient d’être attentif à l’origine, au contexte de rédaction et aux enjeux de ces textes : qu’elles soient en latin ou en français, les chroniques septentrionales et méridionales ne se ressemblent pas et les faits choisis comme dignes d’être racontés ne sont jamais neutres. Dans les chroniques du nord du royaume, seuls sont rapportés quelques épisodes fébusiens, d’une manière ou d’une autre liés aux intérêts royaux, en général de façon brève ou allusive, comme l’écrasement des Jacques à Meaux (1358), le Drame d’Orthez (1380), l’entrevue avec le roi de France (1390), la mort de Fébus et le devenir de ses domaines (1391)… En témoignent la Chronique du Religieux de Saint-Denis, écrite en latin du vivant du comte de Foix, par Michel Pintoin, chantre de l’histoire royale officielle mise en mots à l’abbaye de Saint-Denis, ou celle, en français, dite de Jean Juvénal des Ursins (Chronique de Charles VI : une prolongation de la précédente ou sa traduction ?). Toutes deux adoptent un point de vue favorable au roi de France et donc taisent certaines facettes de la politique fébusienne comme le refus d’hommage pour le Béarn en 1347, les revendications et les stratégies de Fébus dans le Midi, lorsqu’il cherche à obtenir la charge de lieutenant général du Languedoc, qu’il rivalise avec d’autres puissants ou manœuvre sur l’échiquier de la guerre de Cent Ans. D’autre part, ces chroniques, favorables aux premiers Valois, forgent en contrepoint la légende noire de Charles II de Navarre qui a représenté une si grande menace pour eux, de Philippe VI à Charles V. Ainsi comprend-on mieux la présentation du Drame d’Orthez. La chronique de Juvénal des Ursins donne une version lointaine mais cohérente : le roi de Navarre convainc son neveu, le prince héritier Gaston, d’empoisonner son père, lui fournit ce poison que le jeune homme fait tomber à terre. La poudre fut expertisée par des médecins, essayée

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L e c o m t e d e F o i x d a n s l e s c h ro n i q u e s f r a n ç a i se s d e s o n t e m p s, au ré v é l at e u r d u D r a m e d ’O r t h e z

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Fig. 2

Ce manuscrit des Chroniques de Froissart, dont il ne reste que quelques feuillets, est le seul connu qui représente le Drame d’Orthez. À gauche, Fébus vient de faire l’essai sur son chien, aussitôt foudroyé, du contenu de la boursete de pouldre arrachée au cou de son fils qui le servait à table ; à droite, le comte et son entourage délibèrent sur le sort de Gaston emprisonné dans la tour Moncade à Orthez (Bruxelles, Bibliothèque royale, ms. II 88, fol. 16).

sur un condamné à mort, à la suite de quoi « Le comte fit interroger son fils et examiner, lequel confessa la chose ainsi que dessus est escrite. Et pour ceste cause il luy fit coupper la teste. » Le Religieux de Saint-Denis, qui compile les versions de Juvénal des Ursins et de Jean Froissart, démontre la malfaisance du roi de Navarre mais aussi la naïveté du jeune Gaston, décrit l’essai du poison par Gaston III sur l’un de ses chiens et conclut Filium adjudicavit morte dignum, le fils est donc mis à mort. Malgré des invraisemblances (une procédure, une exécution auraient dû laisser des traces documentaires), on retient la culpabilité de Charles II, éventuellement celle de l’héritier de Foix, mais un silence quasi justificateur enveloppe le geste de Gaston III, qui tue ou fait exécuter son seul héritier légitime. Ces textes nous en apprennent donc peu sur ce qui s’est passé à Orthez mais davantage sur la façon d’étouffer l’affaire ou de noircir Charles II. La Chronique des Quatre premiers Valois apporte un éclairage intermédiaire intéressant. Plutôt favorable au roi de France, anonyme mais probablement écrite au début des années 1390 par un clerc normand, donc de terre navarraise, elle livre un jugement moins affirmatif sur Charles II : en cel an les enfans au conte de Foix vouldrent faire mourir leur père et l’empoisonner. Leur père le sçut, il fit prendre ses fils et leur fit cognoistre tout le fait et puis les fit mettre en chartre [prison]. Aucuns disrent que ce fut par la promocion dur roy de Navarre leur oncle.

fiable. Le chroniqueur est en effet à la fois témoin mais aussi personnage d’un récit entre chronique et roman. L’historien d’aujourd’hui affronte le talent d’un écrivain si finement analysé, entre autres, par Michel Zink et Peter Ainsworth : à travers la création littéraire, les mécanismes du récit, l’ajout d’épisodes et de matières qui plaisaient au public du temps, il faut savoir déceler et démonter des éléments dits historiques… Sachant en outre que Froissart, poète et romancier, livre ailleurs que dans ses Chroniques des témoignages historiques ou autobiographiques sur son séjour à Orthez : par exemple, dans le Dit du Florin, dans des poésies, ou dans Méliador, interminable roman en vers, lu chaque nuit à Fébus, dans lequel les héros offrent bien des similitudes avec le comte et son entourage. Froissart a légué à la postérité un célèbre portrait du comte de Foix et une version fameuse, très ciselée, du Drame d’Orthez. On sait que le chroniqueur recueillait les informations, puis forgeait et reforgeait (l’image est de lui) ses textes, parfois durant des années. Dans le récit du Drame d’Orthez, il prépare le lecteur-auditeur en semant des indices, tisse un récit haletant, plein de suspens, mais aussi échevelé et romanesque : première histoire inquiétante, Fébus, dans une folle colère, a tué au couteau son cousin Pierre Arnaud de Béarn (ce qui est faux historiquement) ; Agnès de Navarre, visiblement terrifiée par son mari, est réfugiée chez son frère en Navarre ; le jeune Gaston, en visite à Pampelune, reçoit de son oncle une poudre, prétendument un philtre d’amour pour réconcilier ses parents ; les deux demi-frères, Gaston et Yvain (le légitime et le bâtard) se livrent à des jeux aigres-doux qui expriment leur rivalité ; Yvain, qui connaît l’existence de la boursette de poudre, s’en épanche à son père ; lors d’un repas, Fébus démasque Gaston en se saisissant de la poudre, en l’essayant sur un chien, aussitôt foudroyé ; le jeune prince, emprisonné, se laisse mourir de faim, ce qui déclenche, la boucle est bouclée, la fatale colère du comte : hors de lui, il applique un petit couteau contre le cou de son fils, sans voir qu’il le saigne ; la tragédie le laisse ensuite dévasté…

Parmi ces chroniqueurs du Nord, Jean Froissart se distingue par sa prolixité et aussi, et surtout, parce qu’il a côtoyé le comte de Foix. Le Livre III de ses Chroniques, le « Voyage en Béarn », raconte qu’il est venu jusqu’en Béarn se documenter sur les affaires méridionales et ibériques : à ses yeux, la cour d’Orthez était une plaque tournante entre ces pays et Gaston III, une source incontournable. Froissart a rencontré chaque jour ou presque le comte de Foix durant plus de trois mois, de novembre 1388 à mars 1389, un Fébus vieillissant donc. Quant à Fébus, il a fort bien reçu ce chroniqueur reconnu par les cours du temps : sans doute a-t-il saisi que le portrait et les récits qui seraient ainsi diffusés participeraient à forger sa renommée auprès des plus grands. Froissart livre un document précieux, de première main, mais difficile à exploiter, voire jugé peu

Faire la part de l’information historique n’est pas aisé mais reste possible, en particulier si l’on comprend la portée politique et morale de ce récit. Le chroniqueur, tout en divertissant son

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L e c o m t e d e F o i x d a n s l e s c h ro n i q u e s f r a n ç a i se s d e s o n t e m p s, au ré v é l at e u r d u D r a m e d ’O r t h e z

public aristocratique, livre une réflexion et des valeurs transmises par les savants traités politiques du temps. Ses Chroniques offrent une galerie de princes et de faits sur lesquels il faut prendre exemple ou dont il faut, au contraire, se démarquer. Fébus est doté de nombreuses vertus : il a la beauté physique qui, à l’époque, reflète celle de l’âme, il est vaillant chevalier, il est un homme d’honneur, sage, c’est-à-dire cultivé, prudent… etc. Mais il n’est pas exempt de défauts (par exemple, il est moult imaginatif, c’est-à-dire calculateur et dissimulateur), voire même de vices, en particulier un, la colère : sous son emprise, il ne sait plus ce qu’il fait, tue son unique fils légitime, ruinant le devenir politique de ses domaines et le salut de son âme. Mais cette colère a été manipulée, tout comme le jeune Gaston, par le vil roi de Navarre : le vrai coupable est Charles de Navarre, tandis que Fébus et Gaston sont dans une double innocence (pourtant intenable de fait). Fébus est finalement à ranger du côté des bons princes, les vertus l’emportant sur les vices, tandis que, dans le contexte ambiant antinavarrais, Froissart classe Charles II de Navarre dans la galerie des tyrans.

dans les années 1360), au Portugal (accession d’un bâtard au trône en 1385), en Angleterre (coup d’État Lancastre et mort de Richard II, en 1399-1400), autant d’épisodes abordés dans le Livre III. De façon plus immédiate, de telles discussions tournoyaient probablement dans l’air de la galerie de château d’Orthez lors du séjour du chroniqueur en 1388-1389 : alors privé d’héritier légitime, tandis qu’il négociait un beau mariage pour sa pupille avec le duc de Berry, un an avant de signer le traité de Toulouse avec Charles VI, Fébus devait intensément réfléchir à l’avenir de ses terres et de son fils naturel, Yvain… Froissart est peut-être un nostalgique d’un âge d’or de la chevalerie (on l’a beaucoup affirmé) mais il débusque surtout les ressorts et les enjeux d’un nouvel art de gouverner en cette fin du xive siècle. Il mesure l’écart entre le prince idéal et les puissants de son temps, s’interroge sur le destin des constructions politiques et sur les hommes qui les ont façonnées. Fébus, prince Soleil, est l’un de ces gouvernants à la nouvelle manière, non plus un héros chevaleresque mais un « héros pragmatique » (Michael Schwarze), et Froissart est l’un des premiers à avoir eu la nette conscience que ce prince était plus « un soleil noir » qu’un astre éclatant (Jacqueline Cerquiglini-Toulet) 2.

Son portrait du comte de Foix n’est pourtant pas béatement admiratif. Dans le détail, Froissart a cerné Fébus, en particulier cette ambivalence qui l’a probablement fasciné et qui fonde la légende, noire et dorée, de ce prince. Le comte, grâce à ses qualités, administre remarquablement ses États, les maintient en paix, se montre fin stratège en ces temps chaotiques, réunit une cour cultivée et brillante où se retrouvent des partis politiques pourtant opposés… Mais le chroniqueur ne cache pas la dureté du prince, y compris avec son entourage, son goût pour l’argent, ses travers inquiétants (il vit la nuit, sait tout avant tout le monde…) et surtout, le fait qu’il se laisse dominer par une colère qui l’entraîne aux pires extrémités. Autant de traits que Froissart condamne, certes de façon discrète mais présente. De même, dans les fresques historiques et chevaleresques, Froissart propose, en creux, toute une réflexion sur la succession au pouvoir, celle des enfants légitimes ou celle des bâtards, à une époque où, lorsqu’il écrit puis réécrit, la question se pose avec acuité en France (Charles VI a été frappé de folie en 1392), en Castille (les guerres de Castille entre deux demi-frères

Au sud du royaume, les chroniques ne soufflent mot de Charles de Navarre… Outre le Provençal Honoré Bovet, dont la chronique est perdue, se distingue une chronique contemporaine de Gaston III, restée longtemps méconnue. D’un grand intérêt car totalement dissonante, elle dresse un portrait corrosif de Fébus. Cette chronique universelle en latin, achevée en 13991400, est l’œuvre d’Aymeric de Peyrac, abbé de Moissac à partir de 1377. Cet auteur, né et vivant dans le Sud-Ouest, entre Anglais et Français, est particulièrement bien informé et fait de Fébus un bien « triste sire » (Paul ). Mais encore faut-il souligner son parti pris, Aymeric de Peyrac est tout à fait hostile à Fébus et appartient aux réseaux armagnacs. Ainsi pour lui, Fébus n’est qu’orgueil et avarice, ne pense qu’au pouvoir pour le pouvoir, qu’à l’argent ; on raconte qu’il se livre à des pratiques divinatoires et surtout qu’« il tua son fils de sa propre main, son seul fils légitime » 3. Les autres chroniques méridionales sont toutes postérieures, d’une ou de plusieurs générations, en particulier celles des chroniqueurs fuxéens du xve siècle, Michel de Bernis, Miegeville, Arnaud Esquerrier.

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Fig. 3

Feuillet de la chronique de Michel de Bernis (milieu xv e siècle), inséré dans l’inventaire des titres conservés à Foix. Ce passage relate la conclusion de la paix entre le comte de Foix et le duc de Berry, en août 1381. On notera que le notaire-archiviste des comtes de Foix, au milieu du xv e siècle, intitule ce paragraphe La patz et l’acord del comte Febus am lo duc de Berri et, plus loin, cite lo comte de Foix Febus. Dans cette chronique fuxéenne, le surnom est désormais couramment utilisé pour désigner Gaston III (ADPA, E 392, fol. 12).

1. Voir Pailhès, 2007. 2. Voir Schwarze, Cerquiglini-Toulet, 2009 ; Lamazou-Duplan, 2006, 2009. 3. Voir Mironneau, 1992, 1993, 2009. 4. Voir Lamazou-Duplan, 2004 ; Biu, 2002 ; Pailhès, 2007.

La plus ancienne, celle du notaire-archiviste des comtes de Foix Michel de Bernis, telle une préface historique et dynastique, ouvre un inventaire des titres conservés à Foix. Ce texte doit probablement beaucoup à Honoré Bovet mais fait aussi œuvre originale. Comme les suivantes, qui l’imiteront, cette chronique forge la geste et la mémoire des comtes de Foix, retrace la vie de Fébus entre histoire et légende, en privilégiant les hauts faits, en gommant les côtés obscurs du comte, sans toutefois complètement les occulter. Michel de Bernis évoque ainsi un Fébus qui, en sa jeunesse, était « lascif et instable » (en sa joventut, com dit es desus, fos lassieu e movible), au grand désespoir de sa mère, puis qui se couvre de gloire ; le Drame d’Orthez et sa triste conséquence, l’absence de succession légitime, sont expédiés en une phrase elliptique : Lan mil CCCXCI, lo primier jorn d’aost, trespassec de la vida lodit present comte de Foix Febus, ses dengun heret de son cos que fos

leyal quar Gaston son filh ja era mort. Et succesit al comtat de Foix, et a las otras terras, mossen Mathieu, vescomte de Castel Bon… (« … sans héritier légitime car Gaston son fils était déjà mort… »). Comment ? Comme dans toutes les sources émanant des Foix-Béarn, l’historien se heurte à un silence assourdissant 4.

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Gaston Fébus ou le « paradys terrestre » évanoui.

Brève enquête sur la légende

Paul Mironneau

S’

S’adressant à son créateur dans son Livre des oraisons, le comte Fébus ne lui épargne aucun de ses propres titres à la célébrité : « chez les Sarrasins, les juifs, les chrétiens en Espagne, en France, en Angleterre, en Allemagne et en Lombardie, de ce côté des mers et sur l’autre rive, mon nom est connu ». Illustre devant Dieu, le comte Soleil pouvait bien l’être aux yeux de son roi ; Charles VI, venu à Toulouse, se tient au Château Narbonnais, impatient de le rencontrer : « Le roy de France estoit yssus de ses chambres et venus en la salle et là attendoit le conte, que moult desiroit à veoir pour les grans vaillances de luy et pour la bonne renommee », note Jean Froissart, à qui la figure de Gaston reste irréversiblement redevable 1. L’histoire sérieuse, l’histoire critique, au xxe siècle, est longtemps restée sous ces impressions : « brillant, bizarre et populaire » pour Alfred Coville, « extravagant » même selon Michel Mollat 2. De la « bonne renommée » à l’écume des rumeurs, les historiens découvrent le poids d’un appareil de propagande, un terrain propice à l’enracinement des légendes. Mais, Pierre Tucoo-Chala le faisait remarquer, le nom fait briller le mythe : « les Pyrénées ont eu leur Comte Soleil, Febus comes, dénomination qui […] entoure sa personnalité d’un nimbe de gloire et d’un parfum de mythologie » 3. Ce nom s’associe à la levée de l’astre, à ses succès. Dans l’art de gouverner comme dans ses goûts esthétiques, Gaston se montre subtil, son réalisme pratique met en opposition une face obscure et des gestes voyants, un langage politique que semblent brouiller les fantasmagories. Le prince et le diable, comme le marque Claudine Pailhès 4, ou le Prince Soleil de la première grande exposition qui, en 2011-2012, lui a été (enfin !) consacrée 5, l’historiographie récente, qui n’est pas rebutée par les sous-entendus, décrit une personnalité paradoxale. Le temps est peut-être venu d’esquisser un rapide état des lieux et de ces contrastes.

Au commencement était le livre III

Fig. 1

Henri de Triqueti, Gaston Fébus, statue de marbre, 1864.

Offrant au lendemain de la mort de Gaston un véritable tableau d’opéra, Froissart prend pour point de mire la tour Moncade, où conflue le peuple d’Orthez. D’une fenêtre, face au pont, Yvain de Béarn prononce cette harangue : « O vous, bonnes gens d’Orthais, je sçay bien pourquoy vous estes icy assemblés : il y a cause [...]. » Réponse du chœur des habitants : « Messire Yewain, vous avés bien parlé 6. » Suit la grande lamentation chorale de « tous, hommes, femmes et enffans ». Le chagrin gagne le pape Clément en Avignon, le roi Charles VI et son frère le duc

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G a s t o n F é b u s o u l e « pa r a d y s t e rre s t re » é va n o u i . B rè v e e n q u ê t e su r l a l é g e n d e

Fig. 2

Gustave Doré, vignette pour le Voyage aux Pyrénées d’Hippolyte Taine. Gaston Fébus, qui tente d’assassiner son fils, est arrêté par ses chevaliers et ses écuyers, Pau, musée national du Château.

1. Gaston Fébus, Livre des oraisons, Tilander et Tucoo-Chala (éd.), 1974, p. 36-37 (2e oraison). Jean Froissart, Chroniques, Ainsworth et Varvaro (éd.), 2004, livre IV, § 8, p. 414. 2. Coville, 1911, p. 276 ; Mollat du Jourdain, 1977, p. 163-165. 3. Tucoo-Chala, 1991, p. 10. 4. Pailhès, 2007, p. 309. 5. « Gaston Fébus (1331-1391) Prince Soleil » (Paris, musée national du Moyen Âge, 30 novembre 2011 – 5 mars 2012) et « Gaston Fébus (1331-1391) Prince Soleil, Armas, amors e cassa » (Pau, musée national du Château, 17 mars-17 juin 2012), catalogue de ces expositions, Paris, 2011. 6. Livre IV, Kervyn de Lettenhove (éd.), 1967, t. XIV, p. 333. 7. Diller, 2006, p. 200-211 ; Chareyron, 2006, p. 63-79. 8. Buchon, 1835. Diller 2006, p. 207 ; réédition de cette nouvelle par Pierre Tucoo-Chala, Biarritz, 2000.

rappelle l’illustration des œuvres de Rabelais sous le même crayon. La même source croise le style « néoflorentin » du sculpteur Henri de Triqueti avec la statue commandée par Napoléon III, sur l’initiative d’Achille Fould, pour la décoration du parc du château de Pau Fig. 1 livrée en 1864 11. Sur place, la fierté locale intervient pour faire substituer au bronze un marbre des Pyrénées « mieux harmonisé avec la belle nature environnante », elle inspire le drame inédit de Jean-François Samazeuilh Gaston de Foix 12, et le pyrénéisme se reconnaît dans la très populaire chanson Aquelas montanhas (aquerres mountines), pieusement retranscrite par des érudits convaincus de « faire acte de patriotisme ».

de Touraine. L’imagination d’Alexandre Dumas 7 n’aurait pas mieux fait que le glissement des Chroniques de Froissart vers « le roman de l’histoire » (Michel Zink). Dans Monseigneur GastonPhœbus, chronique dans laquelle est racontée l’ histoire du démon familier du sire de Corase, paru en 1839 à la suite d’Acté, puis en 1863 à la suite d’une édition de Salvator, le Drame d’Orthez (le meurtre du fils par le père en 1380) est au cœur de l’intrigue tracée par Alexandre Dumas ; c’est la lecture de la récente édition par Buchon des Chroniques de Froissart qui guide la plume et règle « assez fidèlement […] ce qui concerne les faits et les dates » 8. En peinture, le tableau de Claude dit Claudius Jacquand (1803-1878) 9 repose sur les mêmes fondations. Le Voyage aux Pyrénées d’Hippolyte Taine, qui compare les récits de Froissart « à une tapisserie du temps, éclatante, variée, pleine de chasses, de tournois, de batailles et de processions », y puise un tableau truffé de citations 10, et les vignettes de Gustave Doré pour l’édition de 1860 Fig. 2 s’accordent docilement à ce ton gargantuesque qui

Le nom du prince Fébus : le surnom teinté de réminiscence ovidienne 13 invite l’historien à tirer les fils d’une stratégie de propagande mythographique. Au retour d’un Voyage en Prusse et jusqu’en Scandinavie mêlant esprit de croisade et mondanités, c’est donc au cri de Fébus avant ! que Gaston et ses compagnons, faisant massacre des vilains

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tout arthurienne » (Peter Ainsworth) 19. Elles instaurent « un prince merveilleux » 20, non sans quelques accents de nostalgie 21. Elles suspendent le cours commun du temps, que Froissart retrouve quand, son livre refermé, le « paradys terrestre » 22 évanoui, il s’en repart au printemps 1389.

(ci-contre)

Fig. 3

La grue, dans l’Elucidari de la proprietatz de totas res naturals, Toulouse, milieu du xiv e siècle, Paris, Bibliothèque Sainte-Geneviève, ms. 1029, fol. 145vo. (ci-dessous)

Pieux et inhumain ?

Fig. 4

Revelationes Constantiae de Rabastens, traduction catalane du texte de Raymond de Sabanac, fin du xiv e siècle, Paris, BnF, ms. latin 5055, fol. 35 ou 37vo.

9. Gaston de Foix, dit l’Ange de Foix, quitte sa mère pour retourner au château de Foix (huile sur toile, 1861, H. 1,62 ; L. 2,08 m), Autun, musée Rollin, inv. 983.10.1 ; copie d’auteur à la mairie d’Orthez ; copie au château de Mauvezin. Une première version fut présentée au Salon de 1838 (no 957). 10. Taine, 1860, p. 67-83 ; G. Vicaire, Manuel de l’amateur de livres du xix e siècle 1801-1893, Paris, 1894-1920, t. VII, col. 727, BnF, Inventaire du fonds français, xix e siècle, t. VII (Adhémar et Lethève, 1954), p. 28-29. 11. Mémoire du 5 septembre 1860, Archives nationales (Paris), F21, 110 ; H. Barthéty, La Statue deGaston-Phœbus au château de Pau, Pau, Vignancour, 1902. 12. Jean-François Samazeuilh, Gaston de Foix, drame (Bordeaux, bibliothèque municipale, ms. 1008), J. Staes (éd.), Pau, 1992. 13. Grlic, 1991. 14. Historia Fuxiensium comitum, Toulouse, Nicolas Vieillard, 1540, fol. 53vo. 15. Ponsich, 2009, p. 277-278. 16. Pour W. Askin, « The Historical Setting of The Mansciple’s Tale », Studies in the Age of Chaucer, t. 7 (1985), p. 87-105, Chaucer connaissait le Voyage en Béarn de Froissart. 17. J. C. Laidlaw (éd.), The Poetical Works of Alain Chartier, Cambridge, 1994, p. 155-195. 18. Voir la contribution de Gilles Dulong dans ce volume. 19. Jean Froissart, Chroniques. Livre III. Le manuscrit Saint-Vincent de Besançon, Peter F. Ainsworth (éd.) avec une étude codicologique par Godfried Croenen, t. I, Genève, Droz, 2007, p. 65-66. 20. Bouchet, 2009, p. 184. 21. J. H. Taylor (éd.), P. Ainsworth, N. J. Lacy, E.D. Kennedy, W. Kibler, « Late Medieval Arthurian Literature », The Arthur of the French, The Arthurian legend in medieval French and Occitan Literature, Cardiff, 2006, p. 488-489. 22. Dit dou Florin, v. 359-365 (Jean Froissart, Dits et débats, Anthime Fourrier (éd.), Genève, 1979, p. 186). 23. Schwarze, 2009, p. 79.

Solaire de nom, mais de mœurs nocturnes, Gaston suscite autant d’admiration que de trouble, redessinant les ombres de la légende. De là diverses hypothèses : l’âge sans doute, et sa représentation dans l’œuvre de Froissart ; l’époque aussi, les désillusions de l’éthique chevaleresque, l’évolution des mœurs curiales et, pour citer Michael Schwarze 23, l’émergence d’un « nouveau type de héros », « le héros pragmatique ». À la mort du comte, l’énorme trésor d’Orthez s’élève à 737 550 florins, sans compter meubles et créances. Cette accumulation de richesses pourrait avoir pour objectif la réalisation d’un grand projet de croisade, comme le croyait la pieuse Constance de Rabastens, dont les visions désignaient Fébus comme « la grue à la tête vermeille » Fig. 3 et 4, symbole de sagesse 24 : encore était-ce seulement, au demiaveu de Froissart, « en partie ce pour quoy il assemble et garde tant d’argent ».

jacques, délivrent la dauphine Jeanne de Bourbon, la duchesse d’Orléans et leurs dames d’honneur menacées à Meaux (juin 1358). La légende chevaleresque est née, elle ne s’éteindra plus. « Comme de son flambeau et de ses rayons éclatants, le soleil (que les poètes nomment Phébus) illumine le monde, l’exceptionnelle grandeur et la renommée de ses hauts faits ont élevé de beaucoup la gloire et la célébrité de la maison de Foix », proclame encore le juriste Bertrand Hélie en 1540 14, dans l’emphase de sa prose latine. Fébus, Gaston l’est dans la sphère littéraire. La reine d’Aragon Violant de Bar correspond avec son « car cosi Fébus » 15 ; Eustache Deschamps consacre une bonne tirade de vers à l’épisode de Meaux dans son Miroir de mariage, Chaucer peut avoir eu connaissance de ses exploits 16 ; Alain Chartier dans le Débat des deux Fortunés d’amour, pour Jean de Grailly, prendra pour référence « Phebus […] / Qui tant fut preux 17. » Dans les sept motets à sa gloire réunis dans le manuscrit dit de Chantilly, Fébus flamboie de tous ses feux : « Voici qu’apparaît un prince illustre, la tête couronnée d’une chevelure de flamme, son manteau parsemé habilement d’or et de gemmes qui le rebrodent de façon variée. […] Cherchant le nom de cet homme magnifique et si illustre, j’appris sur-le-champ que ce prince était le puissant Fébus 18! » Un autre nom est prononcé, plus souvent suggéré. Trebor (sans doute Jehan Robert), Cuvelier (sans doute Jacquemart le Cuvelier) qui, dans leurs ballades, proclament le nom de Fébus, invoquent aussi Arthur et les chevaliers de la Table ronde. Dans cette veine s’inscrit le Melyador, dont Froissart lit spécialement à Fébus sept feuillets chaque nuit, durant l’hiver 1388-1389. Les longues veillées littéraires d’Orthez éclairent la tour Moncade à la lueur des torches, « dans une lumière

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G a s t o n F é b u s o u l e « pa r a d y s t e rre s t re » é va n o u i . B rè v e e n q u ê t e su r l a l é g e n d e

(ci-contre)

Fig. 5

La tour Moncade à Orthez et repas à la cour de Gaston Fébus (Jean Froissart, Chroniques, livre III, Bruxelles, Bibliothèque royale, ms. II 88, fol. 16ro). (page de droite)

Fig. 6

Gaston Fébus en prière (Gaston Fébus, Livre des oraisons, Paris, BnF, ms. français 616, fol. 122).

24. Hiver-Bérenguier, 1984, p. 184 ; Cabié, 1993, p. 44-45. 25. Pour les citations de ces paragraphes, voir les chroniques de Froissart, Peter F. Ainsworth et Alberto Varvaro (éd.), 2004, p. 158 et 188-195 ; sur le Drame d’Orthez, nous renvoyons au texte de Véronique Lamazou-Duplan dans ce volume et à ses publications. 26. Gunnar Tilander (éd.), 1971, p. 107-109. 27. Sur les différentes interprétations des oraisons, voir Tucoo-Chala, 1991, p. 215 ; Nabert, 1996 (le meurtre du fils en août 1380) ; Hasenohr, 2009, p. 239 et 2011, p. 118 (« un péché abominable » dont le comp arse est toujours bien vivant) ; Pailhès, 2007, p. 256 (« un péché de chair, mais un péché peu banal »). Lamazou-Duplan, 2009, p. 103, insiste par ailleurs sur les vices connus pour Gaston Fébus, dénoncés par Froissart, en particulier la colère. Sur le Livre des oraisons, voir la rapide synthèse de Véronique Lamazou-Duplan dans ce volume. 28. R. Brun, « Annales avignonnaises de 1382 à 1410, extrait des archives de Datini », Mémoires de l’Institut historique de Provence, t. 11 (1935), p. 140.

de Gaston comprise, résume la ligne de défense officielle : « son pere l’occist voirement, mais le roy de Navarre lui donna le coup de la mort » 25. Dans le Livre de chasse, l’éloge de la fidélité du chien associé à l’évocation du roi Clovis qui, pour son honneur et quoique sans autre héritier, fit brûler son fils 26, sonne comme une forme de plaidoyer s’appliquant à l’assassinat de Gaston le jeune.

Toujours d’après Froissart, grâce au génie familier du sire de Coarraze, le comte sait tout ce qui se passe et va se passer. Le doute plane aussi sur un contexte violent, mais d’une violence étrange. Le « somnambulisme » de Pierre, frère bâtard de Gaston, résume bien ce climat. Il résulte d’une chasse à l’ours en Biscaye : terrible rendez-vous avec le destin, car l’ours, énorme et finalement vaincu, est là pour assouvir une implacable vengeance. Du conte au mythe, l’inhumanité de Fébus prend place dans un jeu d’enlacements et d’affrontements. Elle frappe Agnès de Navarre et reste inflexible, comme relevant d’un autre ordre, aux tentatives de médiation. « En son courroux, il n’a nul pardon » ; du traitement prétendument infligé à son cousin Pierre-Arnaud, il se repent, mais à sa façon : « d’amendes n’a il nulles faictes, se ce n’est par penances secretes, par messes ou par oroisons ». Le meurtre du fils et l’absence d’héritier légitime scellent l’isolement de Fébus. Les récits de Juvénal des Ursins et celui du Religieux de SaintDenis restent brefs ; quant à celui de Froissart, il est très détaillé mais garde de nombreuses zones d’ombre ou de confusions volontaires. On y apprend en revanche qu’un lévrier fit les frais du poison préparé pour tuer Fébus, comme pour mieux argumenter la suite tragique des événements Fig. 5. L’épilogue bien enlevé, lamentation

Pour obtenir miséricorde L’espoir d’obtenir miséricorde n’a pas laissé le comte sans voix. Reconnaissant en son Livre des oraisons avoir gravement péché (3e oraison), à sa faute il ne fait cependant que de pudiques allusions ne valant pas tout à fait confession. Plus que le meurtre d’un fils, on estime aujourd’hui qu’elles viseraient un péché « que le contexte n’autorise pas à interpréter autrement que comme un manquement à la chasteté », et dont le caractère innommable ne laisse pas d’intriguer. Mais c’est directement à son créateur que s’adresse Gaston, comme l’ont bien relevé tous les lecteurs du Livre des oraisons, de Pierre Tucoo-Chala à Geneviève Hasenohr 27. Et tout concourt, dans le repentir même, à la réédification du personnage et de sa légende sous le signe de la dévotion, dans l’effusion de la miséricorde et de la faveur divine à l’égard de Fébus. Considérant avoir obtenu le

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G a s t o n F é b u s o u l e « pa r a d y s t e rre s t re » é va n o u i . B rè v e e n q u ê t e su r l a l é g e n d e

solitude, égoïsme, relations avec la magie, et cette culpabilité avérée dans le meurtre du fils, écrite en toutes lettres… C’est bien Gaston, cependant, qui s’impose comme le meilleur sujet d’attraction du triptyque construit par Peyrac à ce point de sa chronique autour du jeune roi venu à Toulouse et des comtes de Foix et d’Armagnac : une parfaite scène « à miniature ». Beaucoup plus tard, en 1470-1472, le Maître du Froissart de Commynes sélectionne cet événement, avec la mort du comte, comme l’un des deux sujets d’illustration relatifs à ce prince pour le Livre IV Fig. 7.

(page de droite)

Fig. 8

Maître du Froissart de Commynes (Bruges, vers 1470-1472), L’Ours et la mort de Gaston Fébus (Jean Froissart, Chroniques, livre IV, Londres, British Library, Harley 4379, fol. 126).

La mort subite de Gaston se lavant les mains à l’eau fraîche avant de dîner, le 1er août 1391, sonne pour beaucoup comme une vengeance divine. Froissart, qui la situe à l’Hôpital-d’Orion, laisse entrevoir un véritable rendez-vous héroïque présumant un versant transgressif : « et avoit, le jour que il dévia, toute la matinée chacié jusques à haulte nonne apres ung ours, lequel ours fut prins ». Michel Pastoureau est revenu sur « l’ours gibier combatif et redoutable » 30. « Nous trouvons en l’escripture que anciennement les dieux et les deesses a leur plaisance muoient les hommes en bestes et en oyseaux, et autant bien les femmes », prévient Froissart, passant de l’ours au cerf et invoquant la métamorphose d’Actéon, lui aussi partagé entre la tentation charnelle et le défi sacrilège. Évanouis, du même coup, tous les efforts pour tracer une voie de piété et sauver des caprices de la fable païenne le beau nom de Fébus ignoré précisément de Froissart, mais revendiqué en toute dévotion chrétienne par Gaston en tête du Livre des oraisons : « moi, ton indigne serviteur Fébus, je te prie humblement » Fig. 6. Justi fulgebunt sicut sol in regno patris eorum (Mathieu 13, 43) : et si Fébus contemplait une autre lumière que celle d’Apollon ? Poètes, historiens, chasseurs, tous ont pourtant préféré un héros téméraire, subtil, et son contact avec des forces obscures, ne laissant nulle place au prince repentant, réconcilié avec son créateur. Quant au plantigrade d’inquiétante réputation, il emportera les secrets de Gaston. Un dénouement fantasmagorique, comme inspiré par les silences du chroniqueur, bourgeonne dans l’enluminure du Maître du Froissart de Commynes (vers 14701472) : tandis que le comte défaille, voici que, dans la marge, là où un langage traditionnel campait un lièvre en fait de chasse inversée, revient la « felonnesse beste » (ainsi la désigne le Livre de la chasse), fanfaronnant muselé Fig. 8, soufflant du cor, armé d’une hallebarde.

Fig. 7

Maître du Froissart de Commynes (Bruges, vers 1470-1472), Gaston Fébus rencontre Charles VI à Toulouse (Jean Froissart, Chroniques, livre IV, Londres, British Library, Harley 4379, fol. 29vo).

29. Voir Mironneau, 1993, 2009. 30. Michel Pastoureau, L’Ours. Histoire d’un roi déchu, Paris, 2007, p. 246-251.

pardon qu’il implore, et avec lui les bienfaits du Tout-Puissant qui se manifestent dans le succès de ses entreprises, Gaston le proclame haut et fort et le fait parvenir à l’oreille des princes (l’ouvrage est adressé au duc de Bourgogne). Réagissant davantage au ressort de la singularité qu’à celui de l’exemplarité, Froissart trace une figure accomplie (« il amoit ce qu’il devoit amer et haioit ce qu’il devoit haïr »), mais la contre-enquête s’impose, en termes d’opinion. C’est au cœur d’un Midi travaillé par les luttes de clans qu’ont prospéré les rancunes contre Fébus, sans effacer cependant une trouble fascination. « Ainsi que je vous l’ai dit, le comte de Foix a été tué par ses vassaux, ce qui est un grand événement pour ce pays » : l’information transmise au marchand Francesco di Marco Datini à Prato par son correspondant d’Avignon le 24 novembre 1392 28 paraît bien déformée, elle n’en signale pas moins les vives inimitiés et, tout à la fois, l’indéniable notoriété que s’était attirées le comte. L’abbé de Moissac Aymeric de Peyrac, vers 1400, est beaucoup mieux renseigné ; le portraitcharge qu’il dresse, dans les dernières pages de sa chronique universelle latine, n’en est que plus incisif 29. Des années sont passées depuis la mort de Gaston, mais les passions ne sont pas retombées : « Fort astucieusement, il sut s’attirer la gloire et se montrer large, il construisit de somptueuses bâtisses, mais il viola les droits des prélats et des églises, chargea son peuple d’impôts et tua son fils de sa propre main, son seul fils légitime ! » Le bilan moral prend un tour accablant :

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