HISTOIRE DE L'ART N° 81/2017 - ANIMAL-ANIMALITÉ (extrait)

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N° 81 2017/2

Revue de recherche et d’information publiée sous l’égide de l’Association des professeurs d’archéologie et d’histoire de l’art des universités (APAHAU), avec le soutien de la Direction générale des patrimoines, de l’École du Louvre, de l’Institut national d’histoire de l’art et du Centre allemand d’histoire de l’art



SOMMAIRE N°81 – 2017/2

Animal - animalité 5

Marion Duquerroy Les yeux des crustacés ne clignent pas

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Adélaïde Couillard Médium taxidermie : quand les artistes s’emparent des techniques de naturalisation

143

Lisa Toubas Monstres et curiosités dans l’art au XXIe siècle : réflexions et fantasmes sur le devenir de l’humanité

157

Marie-Laure Delaporte Transformation animale des corps : le devenir post-humain des personnages de Matthew Barney et David Altmejd

PERSPECTIVES 13

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Nathalie Le Luel Imiter les hommes pour mieux servir d’exemple : l’utilisation de fables animales dans le décor monumental des églises et cloîtres romans Paul-Louis Roubert Portrait du photographe en singe. Une histoire de la photographie à l’épreuve de la bête

ÉTUDES 47

Clara Granger Héraclès et la peau du lion de Némée d’après les vases attiques du VIe et du Ve siècle : l’usage contrôlé d’un signe d’animalité

57

Maï Le Gallic Aux frontières de l’Humanité : le Cynocéphale au Moyen Âge

69

Valérie Ruf-Fraissinet Figures de l’animal dans les manuscrits à peintures de La Cité de Dieu : une relecture visuelle ?

83

Clarisse Evrard Bestiaire d’argile : les figures de l’animalité dans la majolique du Cinquecento

95

Olivier Vayron « Ils rugissent donc ils sont », le combat animalier des statuaires Antoine-Louis Barye et Emmanuel Frémiet

109

Zoé Marty Des femmes et des lions. Imaginaire d’un rapport fabuleux dans l’art du XIXe siècle en France

119

Chloé Morille « Voir les animaux est rassurant, jamais décevant ». Miquel Barceló et la fascination animale

[ARTICLES PUBLIÉS SUR LE BLOG DE L’APAHAU]

Vincenzo Paudice Du bertuccione de Giorgio Vasari au gatto mammone de Giovanni Battista Passeri : l’évolution du topos du singe-peintre dans la littérature artistique italienne de la première modernité Eduardo Jorge de Oliveira Fictions de l’animalité I : L’invention d’une peau chez Nuno Ramos PORTFOLIO 169

Lê Kinh Tài

MÉTHODE 177

Julia Saviello Schildkröte – the Turtle’s Shield

VARIA

[PUBLIÉS EN LIGNE SUR LE BLOG DE L’APAHAU]

Thierry Reynard La chapelle des pénitents du Confalon de Lyon : genèse d’une construction (1614-1637) Pauline Mari Les Diagonales du fou. Dans L’Œil du labyrinthe de Mario Caiano Pascale Sicard Suaires mécaniques ? Quelques portraits Jacquard (2005-2013) de Chuck Close (né en 1940) INFORMATIONS 189

Résumés/Abstracts



INTRODUCTION

Marion DUQUERROY

Les yeux des crustacés ne clignent pas

Ce sont leurs pattes, raides et tendues vers nous, qui incitent au dialogue, constate Charles Foster, enseignant à Oxford et vétérinaire. Le poisson, lui sans bras ni jambes, être plat, le regard de biais, reste dans son monde aquatique et silencieux. L’œil, reflet de l’âme, et le manque de rondeur autant que d’enlacement comme présupposé de la fadeur et de l’insignifiance, voilà qu’en quelques caractéristiques malheureuses, soit trop éloignées de celles de l’homme, le poisson est rejeté aux bords même de son animalité. Il peut être dégusté sans scrupule, aucun besoin même de changer son étymologie – on rappellera que le cochon, entre autres, devient porc lorsqu’il passe dans l’assiette afin de favoriser notre digestion –, il est expulsé aux confins de ce qu’Aristote appelait dans le De Anima la « vie sensitive ». Cette question de la représentation de l’œil comme attache de l’humain à l’animal Magritte l’évoque sans détour dans Le portrait (1935). Sur une table, à côté d’un verre, d’une carafe de vin et des couverts, une assiette sert de réceptacle à une tranche de jambon sertie en son centre d’un unique œil. Celui de l’artiste, du spectateur, de l’animal ? Rien n’est certain mais ce regard nous ressemble autant qu’il nous juge. Il est alors malaisé d’accepter l’invitation faite par les couteau et fourchette afin de déguster la pièce de viande1. Robert Bresson filme dans Au hasard Balthazar (1966) ces échanges de regards entre le règne animal et l’humain, entre l’âne au nom de mage et Marie dont il traversera, jusqu’à la mort, la vie décevante. La caméra se fond alors avec l’œil de l’équidé et retourne, sans jugement mais avec beaucoup de cruauté, la contemplation des vices humains, la bestialité de notre existence. La forme de l’œil de Balthazar si proche de la nôtre, se confondant souvent avec celui de la jeune fille grâce aux va-et-vient de l’appareil, autorise le spectateur à observer la bêtise humaine par le prisme de l’animal. Dany Laferrière discutant de la finitude de la condition humaine et de sa propension à l’auto-destruction, imagine même la rébellion et l’ignorance des bêtes envers nous. Seul le chien, qui n’est pas le plus rusé du règne précise-t-il et souvent considéré comme le « collabo » en présence duquel aucun secret ne peut être révélé, nous serait fidèle : … il suffit de surprendre le regard rond et placide que pose une vache sur un humain pour comprendre que nous ne sommes pas toujours pris au sérieux dans le règne animal. […] La girafe regarde ailleurs. […] Nous voilà de nouveau seuls dans cette obsession de nous-mêmes. Le problème c’est la conscience de soi et le refus de la mort.2

Et le britannique John Berger d’ajouter dans Why Look at Animals ? … aucune autre espèce que l’homme ne reconnaîtra comme familier le regard de l’animal. Les autres animaux seront seulement tenus en respect, quand l’homme, lui, sera conscient de lui renvoyer exactement le même.3 HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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PERSPECTIVES

Nathalie LE LUEL

Imiter les hommes pour mieux servir d’exemple : l’utilisation de fables animales dans le décor monumental des églises et cloîtres romans

Le thème des fables mis en image dans les églises et cloîtres romans demeure un sujet peu étudié pour l’époque médiévale1. On le retrouve pourtant sur l’ensemble du territoire occidental, des îles britanniques à la péninsule Ibérique, de la France à l’Italie, en passant par l’espace germanique. Cependant, les exemples sont parfois difficiles à identifier et leur éparpillement géographique complique la mise en place d’un corpus exhaustif de travail. Ce thème témoigne de la diffusion d’une tradition littéraire venue de l’Antiquité qui donne aux animaux des mœurs humaines, tradition que recueille le Moyen Âge. Si la diffusion de ces histoires de bêtes s’est faite à la fois sous forme orale et écrite, il semblerait que cette anthropomorphisation animale ne devienne pleinement visuelle qu’à partir de l’époque romane. Cette invention iconographique se remarque particulièrement dans l’art monumental et les exemples conservés sont issus de la sphère ecclésiale. En effet, ces fables apparaissent tant dans la décoration extérieure qu’intérieure des églises, mais également dans les galeries des cloîtres, et aussi bien dans la sculpture que dans la mosaïque, les exemples peints étant plus rarement conservés. Quelles sont les histoires animales les plus fréquemment représentées dans les espaces ecclésiaux ? À quels emplacements observe-t-on ces motifs de fables ? L’objectif de l’article est également de s’interroger sur le sens de ces images qui dévoilent un autre aspect de cette animalité si présente au sein du décor de l’église et du cloître au cours de l’époque romane, et d’observer ce processus d’anthropomorphisation iconographique qui précède de peu l’utilisation de saynètes animales dans les exempla. Nous verrons comment, suivant les mêmes caractéristiques que celles observées dans la tradition littéraire, les animaux représentés en pleine imitation humaine deviennent à leur tour des miroirs exemplaires tendus aux hommes qui les contemplent.

Naissance d’une iconographie monumentale des fables Le défaut d’études sur le thème iconographique des fables rend difficile d’en connaître la genèse et d’en observer l’évolution, au contraire du genre littéraire lui-même qui a été et est encore très travaillé2. La tradition des fables est très ancienne et remonte à une époque bien antérieure à celle de la Grèce antique et donc du personnage emblématique qu’est Ésope3. Les parcours littéraires empruntés par le genre, de l’Antiquité jusqu’à la période médiévale, sont très bien connus et ont été largement commentés. Les deux grands héritiers des fables ésopiques sont, au ier siècle ap. J.C., Phèdre et Babrius, qui, pour le premier en latin, pour le second en grec, adaptent en vers le legs antique tout en le renouvelant profondément4. Ils fondent ainsi les deux grandes traditions littéraires qui vont parcourir l’ensemble du Moyen Âge, reprises HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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PERSPECTIVES

Paul-Louis ROUBERT

Portrait du photographe en singe Une histoire de la photographie à l’épreuve de la bête

Une affaire récente a profondément ému le monde de la photographie, toujours très susceptible sur les questions de propriété intellectuelle : en 2014 le site Wikipedia mettait à la disposition du public sous la licence « fair use » un autoportrait photographique « réalisé » en 2011 par un macaque à crête, plus tard dénommé Naruto, ayant appuyé sur le déclencheur d’un appareil photo se trouvant devant lui. Également connue sous le nom de « monkey selfie », cette photographie se trouvait ainsi exploitée par Wikipedia comme une œuvre du domaine publique sous le prétexte que, Naruto étant un animal, il ne pouvait de lui-même faire valoir son droit de copie. Le propriétaire de l’appareil photographique qui servit à réaliser l’image, s’en disant l’auteur, réclama devant la justice américaine le retrait de l’image de la plateforme Wikimedia. Pour David Slater, photographe animalier britannique, cette photographie, qui provenait d’un de ses séjours en Indonésie, n’aurait pu exister si lui-même n’avait disposé un appareil photographique préréglé sur un pied dans l’attente d’un opérateur animal qu’il était lui-même venu photographier. La question de propriété est longue et complexe mais peut se résumer alors en ces termes : dans le domaine de la photographie, l’auteur d’une image est-il l’entité (humaine, animale, machinique) qui seule appuie sur le bouton (que ce soit de manière consciente, inconsciente, aléatoire ou programmée), ou celle qui a les capacités intellectuelles et motrices pour prévoir, préparer, traiter et diffuser l’image elle-même ? Nous ne rentrerons pas ici dans des questions de droit, mais deux éléments essentiels semblent devoir être relevés. Le premier élément est le genre auquel cette image a été associée : le selfie. L’affaire du « monkey selfie » intervient au moment de l’explosion médiatique du terme ce qui aura pour effet d’agréger cette auto-représentation de Naruto à un usage associé aux camphones et à la photographie connectée1. En accréditant l’idée que nous aurions ici affaire au premier selfie simiesque, le réseau, qui fut le canal essentiel de diffusion de l’image, procède lui-même à une radicale appropriation de l’acte photographique par l’animal. Second élément, et sans doute le plus déterminant : le fait que Naruto soit un singe. On pourrait en effet être amené à se demander si la discussion aurait été aussi virulente si en son centre s’était trouvé un animal non anthropoïde. Car ce qui semble agiter réellement la discussion dans ce cas, ce n’est pas tant que ce singe soit un animal, mais bien plus que ce même animal s’approche, comme anthropoïde, des frontières de l’humain et qu’il interroge malgré lui la frontière anthropologique de l’acte photographique. Ce qu’interroge la photo du singe comme un miroir c’est le degré de connaissance, si ce n’est de conscience, nécessaire ou suffisante pour qu’une entité puisse être considérée comme l’auteur, à tout le moins pour « faire » une photographie. Or, le singe, traditionnellement regardé comme étant celui qui imite sans savoir, est tout à la fois le double trouble et sauvage de l’homme, mais toujours plus proche de son semblable. Si bien que, dans l’histoire de la photographie, la figure du singe-photographe est celle HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ÉTUDES

Clara GRANGER

Héraclès et la peau du lion de Némée d’après les vases attiques du vie et du ve siècle : l’usage contrôlé d’un signe d’animalité

Dans les représentations figurées, lorsque le héros n’est pas face au lion, il se couvre de sa peau. Plus qu’un simple rappel de l’historique légendaire, c’est là l’expression d’une ambiguïté fondamentale, au cœur du personnage : Héraklès qui combat le lion est lui-même un lion.1

Cette citation d’Annie Schnapp-Gourbeillon semble répondre d’emblée à notre questionnement : la léontè d’Héraclès serait un symbole de son animalité. Toutefois son raisonnement se fonde sur « le corpus de la littérature en langue grecque2 », alors que nous nous intéresserons aux aspects iconographiques qui sous-tendent cette assertion. Héraclès, un des héros, sinon le héros le plus populaire de la civilisation grecque, affronte de très nombreux adversaires dans les images antiques. Parmi eux, les animaux occupent une place très privilégiée : Héraclès en affronte un – ou un monstre avec des caractéristiques bestiales – dans de multiples exploits. Le premier travail, la capture du lion de Némée3, est le symbole par excellence de sa geste ; ce lion représente l’animalité que le héros va affronter à maintes reprises et sous plusieurs formes. Monstre effroyable qui terrorisait la contrée de Némée au nord d’Argos, le lion était invulnérable grâce à sa peau à l’épreuve des flèches. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle Héraclès va s’en emparer et s’en servir comme armure et comme casque. La léontè, soit la peau du lion qu’a revêtue Héraclès après avoir dépouillé le fauve, est devenue son attribut le plus représentatif. Il la porte de plusieurs manières : par-dessus un chiton court, nouée comme une cape au niveau de sa poitrine, posée comme une draperie sur son avant-bras4… De ce fait, la léontè est à la fois le symbole de la victoire du héros sur la monstruosité et un reflet de sa propre puissance, voire de sa propre bestialité. L’animalité n’est pas tant liée aux caractéristiques intrinsèques et au comportement effectif des animaux qu’à l’opposition que l’on peut établir entre eux et l’Homme. Et il est remarquable qu’Héraclès, héros si complexe de la mythologie grecque, auquel on prête de multiples combats contre des animaux, « … ne puisse être imaginé sans la référence à l’animal5 » : par là-même il est un personnage anthropomorphe, de nature particulière. Le fait que dès 630 avant notre ère6 les artistes grecs aient employé le motif de la léontè pour représenter Héraclès est significatif. Un symbolisme fort est attaché à cette peau de bête, qui va finir par évoquer à elle seule la figure du héros. Quel est le lien entre la puissance bestiale d’Héraclès et la léontè qui lui sert de protection ? Comment s’opère sinon le renversement du moins le transfert de l’animalité du lion au héros ? Les exemples tirés de la céramique, support de scènes narratives et de développements iconographiques constants à la fin du vie siècle avant notre ère, révèlent un usage contrôlé du signe de l’animalité dans l’image d’Héraclès. Des études ont été menées HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ÉTUDES

Maï LE GALLIC

Aux frontières de l’Humanité : le Cynocéphale au Moyen Âge

Hybride à tête canine et corps humain, le Cynocéphale vit aux confins du monde, sur les terres inexplorées de l’Asie et de l’Afrique. Il appartient au vaste corpus des peuples merveilleux1, dont on trouve mention dès l’Antiquité et jusqu’au Moyen Âge. Au Moyen Âge, il compte parmi les plus célèbres de ce corpus et devient, à partir des viie-viiie siècles, le support d’une image nouvelle dans la pensée chrétienne : le païen idéal à convertir, entretenant une position ambivalente, entre animalité et humanité. Les modalités de construction de l’image du Cynocéphale depuis la littérature antique jusqu’au Moyen Âge central montrent que différents procédés textuels et visuels2 en ont enrichi le sens et transformé les enjeux.

L’Antiquité grecque et romaine : une tradition pérenne S’il ne nous reste aucune image antique du Cynocéphale, les sources textuelles sont fournies. Sans en faire l’étude exhaustive3, nous allons revenir sur les grands jalons de cette histoire, indispensables pour saisir la popularité du motif et l’origine des traditions médiévales. Le Cynocéphale apparaît dès les premiers récits grecs (Hésiode, viiie siècle av. J.-C.)4, puis régulièrement, dans des textes grecs et latins appartenant aux domaines savant et plus tardivement romanesque5. Cette régularité, autant que la nature savante de la majorité des sources – garante d’une certaine authenticité – constituent le premier facteur favorisant la bonne circulation du motif. Sa pérennité doit aussi à la stabilité des descriptions que les auteurs en livrent, tous se fondant sur un texte, l’Indika de Ctésias, écrite au ve siècle av. J.-C.6. Voici ce qu’il nous dit des montagnes de l’Inde : Dans ces montagnes on dit que vivent des hommes à tête de chien. Ils font leurs vêtements en peaux de bêtes. Ils ne parlent aucune langue mais jappent comme des chiens et se comprennent grâce à ce langage. Ils ont des dents plus longues que celles des chiens, des griffes comme les chiens mais plus grandes et plus crochues. Ils habitent dans les montagnes jusqu’à l’Indus. Ils sont noirs et très justes comme les autres Indiens avec qui ils sont en relation. Ils comprennent ce que les Indiens leurs disent, mais eux ne peuvent pas leur parler. C’est avec les cris, les gestes de la main et des doigts qu’ils montrent ce qu’ils veulent dire, comme des sourds-muets. Les Indiens les appellent ‘Calystriens’, ce qui veut dire en grec ‘Cynocéphale’. Cette race compte jusqu’à cent vingt mille individus.7

Ce récit est repris, souvent réduit, chez plusieurs auteurs, autant mineurs8 que très réputés, du monde grec et romain. Parmi ces derniers Mégasthène9 et Pline jouent un rôle de passeurs entre mondes profane et chrétien. Le propos de Pline permet à la fois de juger de la reprise et de la compression du récit : HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ÉTUDES

Valérie RUF-FRAISSINET

Figures de l’animal dans les manuscrits à peintures de La Cité de Dieu : une relecture visuelle ?

Il peut paraître étonnant d’associer la notion de figure animale au De civitate Dei contra paganos1, œuvre à dimension apologétique rédigée par saint Augustin2 après le pillage de Rome en 410. Rappelons que l’opus magnum, dont la large diffusion dans l’Occident médiéval n’est plus à prouver3, constitue la démonstration en vingt-deux livres du projet divin de la cité de Dieu dans l’histoire humaine, opposée à la cité terrestre des impies. C’est omettre que l’argumentation augustinienne est étayée de références littéraires qui jouèrent, au Moyen Âge, un rôle fondamental dans la connaissance de l’Antiquité. De fait, les nombreuses considérations animalières, insérées au long des chapitres par l’évêque d’Hippone, contribuèrent à propager, dans l’Occident médiéval des clercs, la vision du monde antique sur l’animal, à travers le prisme de l’interprétation augustinienne4. Il faut attendre le dernier tiers du xive siècle pour que l’opus magnum devienne accessible à un lectorat laïc et lettré, la première traduction5 étant initiée, en 1371, par Charles V et confiée au légiste Raoul de Presles6. Cette translation connaît un véritable succès littéraire7 tout au long du Moyen Âge tardif, comme l’attestent les soixante copies, majoritairement enluminées, qui nous sont parvenues. En effet, en l’absence de tradition dans la décoration de La Cité de Dieu en français, un programme iconographique complet fut conçu pour l’exemplaire de dédicace remis au souverain (BnF, fr. 22912-22913)8. Si la tradition manuscrite semble assez stable9, l’iconographie, couvrant près de cent-cinquante ans, présente des variantes et six groupes ont été dénombrés, outre quelques manuscrits indépendants10. De manière intéressante, la toute première traduction étoffe les réflexions patristiques concernant l’animal : les observations d’Augustin sont non seulement transposées du latin au français, mais émaillées de commentaires vulgarisant une « matière » animale constitutive d’un savoir laïc dont Raoul de Presles est le relais. Aussi, après l’examen du texte-source et des commentaires preslaniens relatifs à ce thème, souhaitons-nous nous intéresser à plusieurs manuscrits essentiels permettant d’en évaluer l’écho dans les cycles d’illustrations de La Cité de Dieu.

L’animal dans La Cité de Dieu L’héritage du De civitate Dei Selon Augustin, la nature est conditionnée à la hiérarchie du monde instituée par le Créateur. C’est pourquoi, au livre IX, 13 du De civitate Dei, il réaffirme le postulat chrétien selon lequel la créature animale, dépourvue de raison, mortelle et imparfaite11, est inférieure à l’homme qui, seul, est à l’image de Dieu. En conséquence, l’animal lui est nécessairement soumis. Cependant, opposer l’homme à l’animal conduit à faire de ce dernier « le lieu privilégié de toutes les métaphores et de toutes les comparaisons12 », et l’évêque d’Hippone ne se prive pas d’extraire des traditions bibliques, païennes ou HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ÉTUDES

Clarisse EVRARD

Bestiaire d’argile : les motifs animaliers dans la majolique du Cinquecento

Les recherches consacrées à la céramique italienne du Cinquecento se sont multipliées depuis les années 1990 sous l’égide d’éminents spécialistes tels John V. G. Mallet, Carmen Ravanelli-Guidotti, Timothy Wilson ou encore Carola Fiocco et Gabriella Gherardi1. Les dernières publications2 révèlent que ce sont bien souvent l’étude des collections et des centres de production et une approche muséographique qui ont été privilégiées, autant d’analyses précieuses pour envisager les réalisations et spécificités des différents ateliers et maiolicari et poser les enjeux de l’histoire des collections et du collectionnisme. Pour autant, il semble que cet art du feu pourrait être considéré suivant d’autres perspectives du fait de son caractère protéiforme. En effet, travailler sur la majolique amène à croiser différentes dimensions : tout à la fois objet du quotidien et d’apparat, décoratif et d’usage, elle véhicule les normes artistiques de son temps et reflète les valeurs, goûts et sensibilité de ceux qui l’achètent, du simple apothicaire aux prestigieuses familles italiennes. Ces différentes caractéristiques conduisent à associer des problématiques liées aux arts décoratifs, à l’histoire du goût, à la sémiologie de l’objet et de l’image ou encore à la culture visuelle et à aborder la majolique par le biais d’une approche iconographique et iconologique reposant sur l’analyse d’un motif ou d’un thème, de ses représentations, de sa diffusion et de sa réception. C’est dans le cadre de cette réflexion méthodologique que nous nous proposons d’ouvrir une enquête iconographique sur la représentation et le traitement de l’animal dans la céramique italienne, dont nous poserons ici quelques jalons. En effet, dès le Quattrocento qui marque les débuts de la majolique, essentiellement décorée de motifs ornementaux et imitant les céramiques hispano-moresques, quelques animaux stylisés et êtres hybrides commencent néanmoins à peupler les surfaces d’albarelli et de piatti 3, à l’exemple de cette cruche (fig. 1) sur laquelle est peint un chien de manière stylisée, proche des représentations héraldiques4, motif typique de cette période où lion, cerf, chien, loup, oiseau et poisson peuvent être figurés dans un décor ornemental de fleurs et de feuillages. Cette importance accordée aux sujets animaliers se confirme au xvie siècle puisque, sur un répertoire iconographique de plus de mille majoliques que nous avons inventoriées, plus d’un tiers contient un animal. Des pièces historiées représentant la métamorphose d’Actéon en cerf, Orphée charmant les animaux, une chasse au lion ou au sanglier à des majoliques avec des créatures mythologiques, des dragons ou encore des lions héraldiques, un véritable bestiaire d’argile semble se dessiner, ce qui ne laisse pas de susciter de nombreuses interrogations : quelles images de l’animal sont véhiculées par les maiolicari ? Quels en sont les modèles, les sources et les modalités de transposition ? Quelles fonctions et significations peut-on donner à cette iconographie ? Autant de questions que nous nous proposons d’aborder à partir d’une analyse des motifs animaliers dans la majolique du Cinquecento pour envisager ensuite leurs usages et traitements dans cet art à partir de quelques cas d’étude. HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ÉTUDES

Olivier VAYRON

« Ils rugissent donc ils sont1 », le combat animalier des statuaires Antoine-Louis Barye et Emmanuel Frémiet

L’étude comparative des combats animaliers sculptés par Antoine-Louis Barye (17951875) et Emmanuel Frémiet (1824-1910) peut de prime abord sembler incongrue, puisqu’un peu plus d’une génération sépare les deux artistes. Le rapport de l’art animalier au public et à la commandite a effectivement évolué au cours de ce laps de temps et, si Barye fut surtout cantonné aux petites éditions d’art destinées à décorer les appartements bourgeois, l’art animalier se libéra de l’univers clos des intérieurs particuliers pour conquérir, au cours du dernier tiers du xixe siècle, les espaces publics, les jardins, et les façades de bâtiments à usage d’habitation ou de bien public. Dans l’art statuaire, le genre gagna principalement ses lettres de noblesse par l’entremise de Barye, malgré le dédain ordinaire de la critique et du monde officiel des Beaux-arts ; à la mort de Barye, Frémiet examiné à l’aune de son aîné fut présenté comme son incontestable successeur. En témoigne ce commentaire du Journal officiel de la République française : « Si quelque compensation pouvait venir à notre école française de la perte d’un homme tel que Barye, ce serait assurément de posséder un homme tel que M. Frémiet2. » Le rapprochement se fonde essentiellement sur le lien que les deux statuaires entretiennent avec le Muséum de Paris où ils enseignèrent. À la fin du xixe siècle, seuls Barye et Frémiet qui établirent une connexion avec le monde scientifique semblent dignement s’extraire, aux yeux de la critique, de cette bourbe d’artistes, nombreux dès les années 1840, qu’« une sorte de fatalité […] a relégué[s] parmi les faiseurs d’animaux3 ». Reste que la vie et l’œuvre de Barye furent principalement écrites après sa mort en 1875, au moment où Frémiet était loué tout autant pour ses œuvres que pour « ses études scientifiques4 ». Il n’est dès lors pas anodin de croiser le contexte de la postérité historiographique de Barye avec les causes du succès de Frémiet, la construction biographique de l’un étant contemporaine de la critique des œuvres de l’autre. Cette rencontre posthume permet de reconsidérer l’image héritée d’un Barye éminemment scientifique, influencé par les théories savantes, d’un artiste féroce puisant son inspiration à la ménagerie et dans les laboratoires d’anatomie comparée5. La science ayant bousculé, notamment au cours de la seconde moitié du xixe siècle, la frontière entre l’humanité et l’animalité, l’étude particulière des combats sculptés de Barye et de Frémiet permet d’envisager de quelle manière les conceptions savantes furent véritablement transposées dans les formes conventionnelles et les motifs populaires du domaine de l’animalier.

L’accaparement de l’enseignement animalier – le combat des écoles L’une des fonctions du Muséum d’histoire naturelle de Paris depuis sa création en 1793 fut de servir « à l’avancement […] des arts6 », en fournissant des catalogues de motifs et de nouvelles sources d’inspiration. L’ouverture d’une chaire d’iconographie, prévue HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ÉTUDES

Zoé MARTY

Des femmes et des lions Imaginaire d’un rapport fabuleux dans l’art du xixe siècle en France*

Dans son Histoire Naturelle, Pline évoque « la clémence du lion à l’égard des suppliants » à travers l’histoire d’une captive de Gétulie dont les supplications auraient convaincu un lion de ne pas la dévorer1. Au xviiie siècle les différentes réinterprétations du récit plinien donnent assez vite aux femmes et aux enfants l’apanage du statut de « suppliants » et les raisons de la clémence de l’animal se voient, quant à elles, justifiées par une forme de dégoût ou de crainte que la femme inspirerait au lion. Le préjugé de cette défiance apparaît dans les images dès le début du xixe siècle à travers une peinture de Nicolas-André Monsiau, Le Lion de Florence (fig. 1). Clémence, peur, défiance, autant de visions des rapports entre les femmes et les lions qui touchent également aux illustrations de la réinterprétation par Jean de La Fontaine de la fable Le Lion et le laboureur d’Ésope : Le Lion amoureux. Si cette fable, tout comme le récit plinien, est fondée sur un phénomène d’anthropomorphisme de la figure animale, les représentations qui en découlent témoignent également d’un processus d’animalisation de la figure féminine. Le lion, humanisé au point de connaître le sentiment amoureux, se confronte alors à la femme animalisée, prédatrice et fatale. C’est de cette inversion des rapports normalement attendus entre les deux protagonistes dont nous proposons d’étudier les caractéristiques iconographiques dans la production picturale du xixe siècle. Fig. 1. Nicolas-André Monsiau, Le Lion de Florence, 1801, huile sur toile, 194 x 163 cm, Paris, musée du Louvre © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Gérard Blot.

HISTOIRE DE L’ART N°80 2017/1

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ÉTUDES

Chloé MORILLE

« Voir les animaux est rassurant, jamais décevant1 » Miquel Barceló et la fascination animale

Schiller avait un tiroir de sa table de travail rempli de pommes pourries. Moi j’ai des poissons du fleuve, séchés, fumés, des têtes de singe, mouton, vautour, etc., moitié sèches, moitié pourries. Ça fait du bien2. L’organique et la bestialité, ce sont quelques sujets parmi ceux que j’ai traités. Les animaux sont apparus très tôt dans ma peinture et n’ont cessé d’y revenir d’une façon naturelle3. Miquel Barceló

Depuis Animal amb tres pixerades (1982) et les animaux néo-expressionnistes pouvant laisser penser, lors de la Documenta 7 de Kassel en 1982, que leur auteur appartenait aux « nouveaux sauvages », en passant par Gran animal europeu (1991) et jusqu’à Profil (2014), « technique mixte sur oreille d’éléphant naturalisé », la part animale constitue un fil directeur dans l’œuvre du plasticien majorquin Miquel Barceló. De la peinture à la sculpture en passant par la performance, la présence animale fait au moins trois types d’apparition chez lui. Tout d’abord, la bête est présente dans l’œuvre, morte ou par le biais de ses attributs métonymiques intégrés à l’œuvre : les tableaux ramenés du Mali dans les années 1990 foisonnent de petits animaux pris à la glu de sa peinture4, ses sculptures hybrides détournent des crânes d’animaux (Mobili, 2001) ou des cornes de caprins. Deuxièmement, il arrive que l’animal collabore à l’œuvre et s’avère un partenaire, plus ou moins dirigé comme dans le Livre des trous (1993), au papier dévoré par les termites en Afrique. D’un probable accident, l’artiste a tiré une technique et une série, Les Xylophagies (1994), où le bois rongé par les insectes devient objet d’art en soi ou plaques d’impression pour une forme étonnante de gravure sur bois. Enfin, l’animal est un motif de représentation pour celui qui se peignait en 1993 en tant qu’Artiste animalier : les singes espiègles semblent ainsi bondir de sa peinture (Boubou Baby Foot, 1992) à sa sculpture (Mono, 1993), les poissons, nombreux dans ses céramiques (Cinc pexos, 2002-2003) et ses dessins (Fishball, 1987), circulent librement en cascade dans la terracotta de la cathédrale de Palma de Majorque. On n’en finirait pas d’énumérer les figures animales dont l’artiste s’empare. La beauté animale captive dès le plus jeune âge. Sa diversité foisonnante nous fait écarquiller les yeux. Barceló, en artiste, admire les atours animaux faits de plumes, de poils ou d’écailles. Son regard fasciné s’enchante de ces prolixes merveilles naturelles dans un monde où l’on sait leurs porteurs parfois menacés d’extinction. Nous nous focaliserons ici sur Le Grand Verre de Terre. Vidre de Meravelles (2016), une fresque éphémère installée à la Bibliothèque nationale de France et peuplée d’animaux tracés dans l’« argile sgraffiée sur verre ». Nous analyserons comment le titre de l’exposition dans lequel s’insérait l’ensemble : Sol y Sombra, peut s’avérer paradigmatique du rapport HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ÉTUDES

Adélaïde COUILLARD

Médium taxidermie : quand les artistes s’emparent des techniques de naturalisation

Taxidermie et détournement Au cours de l’année 2015, les visiteurs du Musée de la chasse et de la nature à Paris se trouvent confrontés à un étrange phénomène. Si les habitués des lieux sont coutumiers des animaux naturalisés, le cartel doté d’un nom d’artiste qui en accompagne certains a de quoi les surprendre. En effet, mêlés aux collections permanentes, trois artistes intégrant la taxidermie à leurs œuvres ou la pratiquant eux-mêmes répondent à une invitation du musée. Le premier, Julien Salaud, est artiste plasticien et montre à cette occasion des hybrides composés de différents animaux, comme Faisanglier, dont il sous-traite la réalisation1. La deuxième, Claire Morgan, pratique elle-même la taxidermie. Le dernier, Pierre Abensur, est photographe et expose des portraits de chasseurs portant leur trophée de chasse favori. Bien que l’histoire de la taxidermie puise principalement ses racines dans le milieu des sciences naturelles ou dans celui de la chasse, des exemples d’œuvres d’art intégrant de la taxidermie se rencontrent dès le xxe siècle2. Au sein des musées et galeries, des liens entre taxidermie et pratique artistique voient le jour, avec l’utilisation par des artistes d’animaux naturalisés réalisés par des taxidermistes professionnels à la manière de ready-made 3. Ce geste d’appropriation par le détournement s’observe notamment à travers l’œuvre de Robert Rauschenberg Monogram réalisée entre 1955 et 1959 et appartenant à la série Combines4. Pour cette œuvre, il utilise une chèvre naturalisée provenant d’un magasin d’occasion de New York. Le taxidermiste ayant réalisé le montage de la chèvre n’est cité nulle part, n’étant pas connu de Robert Rauschenberg, pas plus que les informations sur la provenance de la chèvre avant son association aux autres médiums de l’œuvre. La taxidermie en elle-même et sa réalisation ne sont pas ici centrales et la chèvre est simplement détournée. En 1988, Bruce Nauman réalise l’œuvre Carousel (fig. 1), constituée de différents morceaux de maquettes en polyuréthane couramment utilisés par les taxidermistes professionnels comme supports sur lesquels monter les peaux5. Ces mannequins sont ici utilisés bruts, sans peau. Sortis des ateliers de taxidermie, ils n’ont plus le sens d’étape dans la réalisation d’un animal naturalisé. Le terme de ready-made résonne de nouveau et une fois de plus, bien qu’il n’y ait pas la trace de la main de l’artiste sur le mannequin lui-même, l’intervention du taxidermiste n’est pas pour autant mise en avant. Le mannequin pourrait parfaitement avoir été réalisé dans une usine à la chaîne : il devient élément de sculpture et même d’installation mais n’en est pas une à part entière. Dans ces deux cas, la question de la taxidermie comme sculpture autonome ne se pose pas, l’artiste ne sculpte pas le matériau et l’action du taxidermiste n’est pas promue. Ce dernier est au mieux une sorte de sous-traitant, un fournisseur, parfois totalement anonyme. Cette tendance se renforce durant les années 1990 et parmi ses figures emblématiques on retrouve HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ÉTUDES

Lisa TOUBAS

Monstres et curiosités dans l’art au xxie siècle : réflexions et fantasmes sur le devenir de l’humanité

De nombreuses expositions se font, depuis quelques années, les témoins d’un regain d’intérêt pour l’Histoire naturelle dans le champ de la création contemporaine : Curios & Mirabilia au château d’Oiron, Dioramas au Palais de Tokyo, les nombreux hors-les-murs de la FIAC en collaboration avec le Muséum national d’histoire naturelle, l’exposition consacrée à Jan Fabre au musée de l’Ermitage à Saint-Pétersbourg (Knight of Despair, Warrior of Beauty), et tant d’autres. Une partie des artistes contemporains quant à eux (qu’il s’agisse de Michel Blazy, Damien Hirst, Kate Mccgwire, Hubert Duprat, Lia Giraud, ou bien encore de Laurence De Leersnyder) usent de plus en plus d’éléments empruntés aux mondes minéral, végétal ou animal, se plaisant parfois à imaginer et inventer une faune et une flore nouvelles à partir de ces divers matériaux. Ils rappellent à travers leurs œuvres cette fascination qui perdura du xvie au xixe siècle1 pour l’étrange et les curiosités du monde (naturalias et artificialias).

Fig. 1. Jean-Jacques Grandville, dans L. A. E. Achard, Cent proverbes, Paris, H. Fournier, 1845, p. 97, estampe, coll. part. HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ÉTUDES

Marie-Laure DELAPORTE

Transformation animale des corps : le devenir post-humain des personnages de Matthew Barney et David Altmejd

« L’artiste en animal est un des mythes qui ont fondé la notion même d’artiste, et ce dans plusieurs civilisations1. »

Le principe de transformation, qu’il soit celui de la métamorphose ou de l’hybridation, implique, à la fois dans sa forme intellectuelle et plastique, le passage d’un état vers un autre, un moment de transition renfermant une potentialité créatrice infinie. L’aspect troublant dans la transformation du corps humain, cet effet d’unheimlich, réside notamment dans la part d’animalité présente dans ces différents états. L’énergie renfermée et sous-jacente, la puissance induite évoquent tant la cristallisation que la fusion entre l’homme et l’animal. Cette fusion relève d’ailleurs plus de l’état d’hybridation que de celui de métamorphose. Ce type d’expérimentations visuelles et plastiques est au cœur des œuvres de deux artistes contemporains Matthew Barney et David Altmejd. Tous deux laissent apparaître la construction de corps irréels et imaginaires dans leurs œuvres sculpturales ou filmiques. Matthew Barney incarne littéralement la bête, l’animal, dans les films de l’œuvre polymorphe The Cremaster Cycle (1994-2002) ainsi que dans l’installation-vidéo Drawing Restraint 7 (1993). Il devient tour à tour satyre mythologique, « Giant » féérique, Dandy semi-agneau ; ou encore « Occidental » embrassant son devenir cétacé au cours d’un rituel érotico-cannibale dans la fable japonisante du long-métrage Drawing Restraint 9 (2005)2. L’artiste fait appel au travestissement par le biais de costumes, maquillages et prothèses pour emprunter l’identité animale, hybride appartenant au champ de bataille de toutes les expressions humaines détournées3 et des possibilités infinies de l’individu à se réinventer. Dans ce même registre de création David Altmejd convoque le spectre de la manipulation génétique et des questions d’altérité en sculptant des « transfigurations qui confrontent ou associent l’homme au monstre, le soi à l’autre, le vivant au mort, l’esthétique au psychologique ou encore l’étrange au merveilleux4 ». Il s’empare ainsi du motif du loup-garou pour insinuer des états transitoires d’un corps humain au seuil de l’animalité. Puis, dans son œuvre The Flux and The Puddle (2014), l’artiste joue des effets de miroir pour démultiplier les surfaces et les représentations d’un corps suspendu dans son état de métamorphose. Les deux artistes engagent la réalisation de corps dans lesquels se côtoient humain et animal jouant avec les craintes des expérimentations monstrueuses5. Ils deviennent ainsi les biologistes créateurs de ces êtres visionnaires qui viennent contrarier la signification du terme « nature » pour mieux nommer la pensée de la génération post-humaine6. L’animalité contenue dans les représentations d’un corps humain artistique modifié pourrait-elle donc être une nouvelle forme permettant de penser la représentation d’un être post-humain dans son rapport à autrui et dans un dépassement des limites sociales ? HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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PORTFOLIO

Lê Kinh Tài Né à Danang, Lê Kinh Tài sort diplômé de la Ho Chi Minh City University of Fine Arts en 1997 avec un apprentissage artistique classique. C’est alors qu’il travaille comme designer que le peintre, au contact de créateurs locaux et étrangers, s’ouvre aux discussions suscitées par la modernité et étoffe ses influences. Il gardera de ces années l’esprit d’une grande ouverture sur le monde et la volonté de montrer un art vietnamien ancré dans la période contemporaine ; l’utilisation de mots anglais inscrits sur la peinture participe de ce désir d’universalité. Il n’a depuis cessé de créer et d’exposer. L’empreinte de Picasso sur son œuvre est largement visible et assumée autant que l’appétence du Catalan, et conséquemment de Lê Kinh Tài, pour les pratiques multiples de l’art allant de la peinture à la faïence. Ce portfolio réunit certaines de

ses peintures tirées d’une série consacrée à l’égo du peintre. Se mettant quasi systématiquement en scène, prenant l’apparence de créatures ailées, à sabots, à poils ou plumes, il interroge la part animale de l’homme et les possibilités de la dompter. L’animal en lui est, pour l’artiste, profondément, une portion négative qu’il faut savoir distraire et minimiser. Composé de trois entités extraordinaires – fée, spectre et animal –, l’homme se doit de trouver un équilibre afin d’accéder au bonheur. Sans en faire un art revendicatif politiquement et sans que ce soit l’unique lecture possible de ce travail, nul n’ignore que la question de la mise à l’épreuve de l’homme, la résurgence de sa « bestialité », son imprévisibilité dans des actes salvateurs aussi bien que de barbarie hantent la société vietnamienne si récemment sortie de décennies de conflit.

1. Realization from the knowing and understanding, 2015, 300 x 480 cm, huile, oilsticks, acrylique sur toile.

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MÉTHODE

Julia SAVIELLO

Schildkröte – the Turtle’s Shield

“In attack, the legionaries employ the formidable military manoeuvre known as ‘the tortoise’”, a yellow box informs the reader of the famous comic Astérix et Cléopâtre, first published in 1965.1 The drawing below gives an idea of this “formidable” tactic: 35 Romans line up in seven rows, each holding his rectangular shield at his front and side or simply resting it on his helmet. The soldiers form a humanoid tank with lances protruding from the front and one legionary lifting his defensive weapon as if opening a hatch. As can be deduced from the series of images that follows, however, this form of attack fails to topple the Gauls’ strong defense. The Romans eventually switch to a tactic of retreat called “the hare”, leaving behind their shields on the battlefield. Unlike the hare manoeuvre, which is an ironic invention of René Goscinny and Albert Uderzo based on the Aesopian fable of the hare and the tortoise,2 the tortoise formation was common practice among Roman infantrymen during sieges and when attacking fortresses in particular. By adjoining their shields above their heads, the legionaries attempted to protect themselves from blows raining down on them from the ramparts. Many ancient writers such as Livy (59 BC-17 AD), Plutarch (45-120 AD) and Tacitus (56117 AD) make reference to this military tactic, named after the Latin term for tortoise, testudo,3 but only very few antique depictions of it have survived. The most popular representations are probably the ones on Trajan’s column in Rome, dating to 113 AD and showing the Roman storm on the Dacian capital,4 or those on the column of Marcus Aurelius, completed in 193 AD and dedicated to the emperor’s Marcomannic wars. The testudo is not the only way in which the tortoise is connected to the realm of military. While the formation was named after the reptile and, more specifically, after the structure of its carapace, the carapace itself is said to consist of 13 scutes – a term derived from the Latin word scutum, signifying the Roman legionary’s shield.5 These scutes are made of keratin, comparable to horn or nail, and are always distributed in the same way on the turtle’s back: five scutes run up the center of the back and are framed by four costal scutes on each side.6 Therefore, like in the military tactic called testudo, the carapace is composed of singular shields covering and protecting the turtle to such an extent that, according to the 16th-century Swiss naturalist Conrad Gessner (1516-1565), even a fully loaded coach might not harm it.7 In his 1607 translation of Gessner’s comprehensive history of animals, Edward Topsell (c. 1572-1625) points out the shell’s durability by paying special attention to its resemblance to a shield: It is not without great cause that this shell is called Scutum, and the Beast Scutellaria, for there is no buckler and shield so hard and strong as this is. And Palladius was not deceived when he wrote thereof, that upon the same might safely passe over a Cartwheel, the Cart being loaded.8

The unique junction of turtles and shields is likewise reflected in the German term Schildkröte, which brings together the early zoological classification of the turtle as HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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HISTOIRE DE L’ART 81/2017 Animal - animalité RÉSUMÉS

PERSPECTIVES

Nathalie Le Luel Imiter les hommes pour mieux servir d’exemple : l’utilisation de fables animales dans le décor monumental des églises et cloîtres romans Dès les premiers siècles, le Moyen Âge recueille une tradition littéraire venue de l’Antiquité donnant aux animaux des mœurs humaines, notamment à travers le genre des fables. Si la diffusion de ces histoires de bêtes se fait à la fois sous forme écrite et orale, il semblerait que cette anthropomorphisation animale ne devient visuelle qu’à partir de l’époque romane. Cette invention iconographique est en particulier visible dans l’art monumental occidental et les exemples sont essentiellement issus de la sphère ecclésiale. Contemporaine de l’essor des représentations du bestiaire, cette mise en image monumentale du thème des fables au sein des églises et des cloîtres précède de peu l’utilisation de saynètes animales dans les exempla. Suivant les mêmes caractéristiques que le genre, les animaux représentés en pleine imitation humaine deviennent à leur tour des miroirs exemplaires tendus aux hommes qui les contemplent. MOTS-CLÉS : art roman, art monumental, image médiévale,

iconographie médiévale, iconographie des animaux, fables, rire, exemplum, culture visuelle.

Paul-Louis Roubert Portrait du photographe en singe. Une histoire de la photographie à l’épreuve de la bête Cet article interroge les tenants et les aboutissants de l’analogie entre la figure du singe et l’idée de photographie. Basée notamment sur la fonction reproductrice de la photographie comme image dite « naturelle », cette analogie

bascule au xxe siècle, sous l’effet combiné de de la photographie amateur et d’un côtoiement accru des grands singes en Occident, vers un parallèle entre primate et photographe. Une association qui pousse nombre d’artistes utilisant la photographie à questionner la part naturelle de l’image photographique, sa valeur comme expression artistique, voire sa place dans la conscience esthétique de l’animal. De zoomorphisation en anthropomorphisation, la question du singe-photographe est un cas d’école des interrogations récurrentes sur la « nature » de l’image photographique. MOTS-CLÉS : photographie, photographe, singe, anthropoïde,

artiste, image naturelle, modernisme, zoomorphisme, anthropomorphisme, behaviourisme, évolutionnisme, primitivisme.

ÉTUDES

Clara Granger Héraclès et la peau du lion de Némée d’après les vases attiques du VIe et du Ve siècle : l’usage contrôlé d’un signe d’animalité Le premier travail d’Héraclès, la lutte contre le lion de Némée, est le plus populaire dans l’art grec. Cet épisode est le point de départ des exploits qui vont être effectués par le héros. Les imagiers ont adapté le motif de la léontè, ou même dévêtu Héraclès de cette tenue animale, selon les adversaires qui lui sont opposés. La peau de bête est à la fois un attribut qui sert à revêtir et protéger Héraclès, et l’emblème de sa victoire sur la monstruosité. Ainsi portée, elle reflète également sa propre puissance, voire sa propre bestialité. L’étude des céramiques attiques montre bien que la figure si particulière d’Héraclès passe de celle d’un héros pourfendeur des monstres à celle d’un personnage adoptant un type de HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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HISTOIRE DE L’ART 81/2017 Animal - animalité ABSTRACTS

is an association that pushes many artists who use photography to question the natural part of the photographic image, its value as artistic expression, and even its place in the aesthetic consciousness of the animal. From zoomorphization to anthropomorphization, the question of the monkey-photographer is a case study for recurring questions about the “nature” of the photographic image. KEYWORDS: photography, photographer, monkey,

anthropoid, artist, natural-image, modernism, zoomorphism, anthropomorphism, behaviorism, evolutionism, primitivism.

ÉTUDES PERSPECTIVES

Nathalie Le Luel Imitating man to be better exemplar: the use of animal fables in the monumental decoration of Romanesque churches and cloisters The Middle Ages, from its origins, built on an ancient literary tradition that applied human habits to animals, particularly through the genre of fables. While these animal stories were primarily disseminated in written and oral form, during the Romanesque period animal anthropomorphisation became visual. This iconographic invention is particularly visible in western monumental art, examples arising chiefly from the ecclesial sphere. In parallel to the development of bestiary representations, the figuring of fables in churches and cloisters just precedes the use of animal stories in exempla. Following the same characteristics of the genre, the animals represented in full human imitation become exemplary mirrors offered to the people who contemplate them. KEYWORDS: Romanesque art, monumental art, medieval

image, medieval iconography, animal iconography, fables, laugh, exemplum, visual culture.

Paul-Louis Roubert Portrait of the photographer as a monkey. A history of photography at the proof of the beast This article questions the characteristics of the analogy between the monkey figure and the idea of photography. Based on the reproductive function of photography as a so-called “natural” image, this analogy changed in the 20th century under the combined effect of amateur photography and increased contact with great apes in the West, moving towards a parallel between the primate and the photographer. It

Clara Granger Herakles and the skin of the Nemean lion on Attic vases of the sixth and the fifth centuries: the controlled use of animality The first labor of Herakles, his fight against the Nemean lion, was the most popular in Greek Art. The beginning of the feats executed by the hero, this scene was adapted by artists through the iconographic pattern of the lion skin. While the animal’s flesh was Herakles’ most representative attribute, which served to protect and cover him, it was also the emblem of his victory over monstrosity. As it reflects his power, it also conveys his own bestiality. The study of this iconographic pattern in Attic ceramics demonstrates the shift in the figure of Herakles, from the monster slaying hero into a character that takes on a type of behavioral animality, locating him at the limits of nature and culture. KEYWORDS: Herakles, Nemean lion, animality, Greek art,

Attic ceramic, bestiary, iconography, inversion, lion skin, attribute.

Maï Le Gallic At the frontier of humanity: the Cynocephalus during the Middle Ages The Cynocephalus is a fantastical creature whose features -- a dog’s head on a human body -- can be found described in sources from Antiquity to the end of the Middle Ages. These accounts sometimes portray the beast as Human, sometimes as animal. In this distinction, the mastery of language plays a decisive role. In addition to literary representations, the Middle Ages also innovated an iconography of the Cynocephalus. The study of these images highlights three iconographic types, each attached to a specific context. The examination of the images in a religious context, specifically in the Central Middle HISTOIRE DE L’ART N°81 2017/2

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ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO

Adélaïde COUILLARD Étudiante du master professionnel « L’art contemporain et son exposition », université Paris-Sorbonne Courriel : adelaide.couillard.bach@gmail.com

Chloé MORILLE Ancienne élève de l’ENS Lyon, agrégée de lettres modernes, doctorante à l’université Bordeaux Montaigne Courriel : chloe.morille@u-bordeaux-montaigne.fr

Marie-Laure DELAPORTE Docteur en histoire de l’art de l’université Paris X Courriel : marie-laure.delaporte@hotmail.fr

Vincenzo PAUDICE Doctorant en histoire de l’art à l’université catholique de Louvain Courriel : vincenzo.paudice@uclouvain.be

Eduardo Jorge DE OLIVEIRA Professeur assistant au département de Langues romanes (Romanisches Seminar) de l’Université de Zurich Courriel : posedu@gmail.com Marion DUQUERROY Docteur en histoire de l’art de l’université Paris I Courriel : marionduquerroy@yahoo.fr Clarisse EVRARD Agrégée de lettres classiques, doctorante à l’université Lille III Courriel : clarisse.evrard@wanadoo.fr Clara GRANGER Doctorante en histoire de l’art à l’université Lyon II Courriel : claragrangermanier@gmail.com Maï LE GALLIC Docteur en histoire de l’art de l’université Rennes 2 Courriel : mai.legallic@gmail.com Nathalie LE LUEL Maître de conférences en histoire de l’art à l’université catholique de l’Ouest (Angers) Courriel : nleluel@uco.fr Zoé MARTY Doctorante à l’École du Louvre Courriel : m.zoemarty@gmail.com

Natacha PERNAC Maître de conférences en histoire de l’art moderne Directrice des études de l’École du Louvre Courriel : natacha.pernac@ecoledulouvre.fr Paul-Louis ROUBERT Maître de conférences en histoire de la photographie à l’université Paris 8 Courriel : plroubert@gmail.com Valérie RUF-FRAISSINET Docteur en histoire de l’art médiéval Courriel : vruf.fraissinet@wanadoo.fr Julia SAVIELLO Maître de conférences en histoire de l’art à l’université Goethe de Francfort Courriel : saviello@kunst.uni-frankfurt.de Lisa TOUBAS Doctorante en histoire de l’art à l’université Lyon II Courriel : toubas.lisa@gmail.com Olivier VAYRON Doctorant en histoire de l’art à l’université Paris-Sorbonne Courriel : olivier.vayron@gmail.com

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