Artistes en Normandie. Delacroix, Monet, Bonnard, Doisneau... (extrait)

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Les paysages ruraux, portuaires et balnéaires normands sont à l’honneur et les analyses d’éminents spécialistes, Alain Tapié, Lynda Frenois, Lydia Harambourg, Tudor Davies, Philippe Piguet, Heinz Widauer, Françoise Paviot et Patrick Grainville, Membre de l’Académie française, mettent en lumière le travail de l’artiste paysagiste des XIXe, XXe et XXIe siècles.

978-2-7572-1475-6

19 €

Artistes en Normandie

À travers une sélection de peintures et de photographies, cet ouvrage présente 150 ans de chefs-d’œuvre issus de la collection du Musée des Franciscaines de Deauville et de la collection Peindre en Normandie, de Delacroix à Monet, de Daubigny à Renoir, de Vuillard à Bonnard, de Vlaminck à Dufy, de Malet à Hambourg, de Robert Doisneau à Massimo Vitali.

Artistes

en Normandie DELACROIX , MONET , BONNARD , DOISNEAU ...


Remerciements Exposition temporaire du 8 juillet au 16 septembre 2018 Point de vue, Deauville Philippe Augier, Maire de Deauville et Jacques Belin, Président de l’Association Peindre en Normandie, remercient la Région Normandie ainsi que les mécènes de l’exposition et de son catalogue. Ils remercient chaleureusement les deux commissaires et amis, Alain Tapié, conseiller artistique de la collection « Peindre en Normandie », et Lynda Frenois, directrice du Musée des Franciscaines de Deauville, ainsi que Isabelle Patry-Santos, Audrey Gadenne, Laurent Bellenger et Caroline Clémensat. Les commissaires remercient toutes les personnes ayant permis la concrétisation de cette exposition ambitieuse : Aénora Le Belleguic-Chassagne et Cécile Le Brenne, service conservation du Musée des Franciscaines de Deauville, dont le professionnalisme et la disponibilité ont été les moteurs de ce projet. Gwenaëlle Lancelot, responsable de la médiathèque de Deauville et son équipe, Charlotte Bicherel, Laetitia Gardin, Christine Hue-Van-Eecke, Sandy Lestienne, Hélène Crestel, Benedict Lecaché, Philippe Normand, responsable du service culturel de Deauville, Marine Francillon, Patrick Merret, Delphine Barré et l’équipe du service communication de la Ville de Deauville, ainsi que Romain Delaunay, Lionel Duhault, Cécile Schaeler, Sébastien Delanoë et toute son équipe. Enfin, ils remercient tout particulièrement Daniel Norbert et son équipe qui ont œuvré à la scénographie aux côtés de Camille Duchemin ainsi que Patrice Alabarbe, Florian Bussat, David Coisel et l’ensemble de l’équipe des services techniques de la Ville de Deauville. Que tous trouvent ici le témoignage de leur profonde gratitude.

PEINDRE EN NORMANDIE

Ouvrage réalisé sous la direction de Somogy éditions d’art Directeur éditorial Nicolas Neumann Responsable éditoriale Stéphanie Méséguer Coéditions Jean-Louis Fraud Conception graphique Larissa Roy Contribution éditoriale Laurence Cénédèse Fabrication Béatrice Bourgerie, Mélanie Le Gros

© Somogy éditions d’art, Paris, 2018 © Musée des Franciscaines, Deauville, 2018 © ADAGP, Paris, 2018 pour les œuvres de Raoul Dufy, Maurice Vlaminck, André Lhote, Émile Friesz, Albert Malet, Jacques Bouyssou, Jean Dries © Robert Doisneau / Gamma-Rapho © Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos © Elliott Erwitt / Magnum Photos © Sarah Moon, 2014 © Simon Procter, 2012 © Rinko Kawauchi, 2014 © Massimo Vitali, 2012 ISBN : 978-2-7572-1475-6 Dépôt légal : juillet 2018 Imprimé en Union européenne

En couverture Édouard Vuillard Le Jardin à Amfreville (détail) En 4e de couverture Raoul Dufy La Grille du haras du pin


Artistes

en Normandie delacroix , monet , bonnard , doisneau ...


Présentation des auteurs

Alain Tapié Alain Tapié commence sa carrière à l’Inspection générale des musées de la Direction des musées de France. Nommé en 1984 conservateur et directeur du musée des Beaux-Arts de Caen, poste qu’il occupera jusqu’en 2003 alors nommé Directeur du Palais des Beaux-Arts de Lille et de l’Hospice Comtesse. Depuis 1992, il est directeur scientifique de la collection « Peindre en Normandie » et commissaire d’expositions.

Lynda Frenois Après avoir débuté sa carrière à l’Institut Français de Rome et la Villa Médicis, Lynda Frenois est médiateur du patrimoine au musée Condé, château de Chantilly, en charge de l’inventaire des objets d’art et des arts graphiques. Elle est responsable scientifique et gestionnaire de musées publics et privés depuis 2006 ; musée Le Vergeur à Reims, musée Boucher-de-Perthes et château de Vaux-le-Vicomte. Historienne de l’art, Lynda Frenois s’est spécialisée dans deux périodes : la Renaissance italienne et l’Abstraction Lyrique. Elle est aujourd’hui directrice du Musée des Franciscaines de Deauville.

Heinz Widauer Heinz Widauer est conservateur au musée de l’Albertina à Vienne. Il est le commissaire de nombreuses expositions internationales parmi lesquelles Peter Paul Rubens (2004, musée de l’Albertina,Vienne), Van Gogh : Heartfelt lines (2008, musée de l’Albertina,Vienne), Matisse et les fauves (2013, musée de l’Albertina,Vienne), Ways of Pointillism: Seurat, Signac, Van Gogh (2016-2017, musée de l’Albertina,Vienne) et il a collaboré aux expositions Dürer. Masterpieces from the Albertina (2005, musée du Prado,j Madrid) et From Poussin to David : French drawings in the Albertina (2017, musée de l’Albertina,Vienne).

Philippe Piguet Historien, enseignant et critique d’art, commissaire d’expositions indépendant, Philippe Piguet est le commissaire général de Normandie Impressionniste 2020. Il est par ailleurs chargé de la programmation art contemporain de la Chapelle de la Visitation de Thonon-les-Bains (74) et collabore aux magazines /Art Absolument/, Art Press et L’Œil. Auteur et réalisateur de différents films, il mène par ailleurs une importante activité de conférences, son champ d’étude portant sur la période impressionniste – en particulier Claude Monet, dont il est le bel-arrière-petit-fils.


Lydia Harambourg Lydia Harambourg est historienne, critique d’art et écrivain, spécialiste de la peinture des XIXe et XXe siècles, et plus particulièrement de la Seconde École de Paris. Ses dictionnaires sur L’École de Paris 1945-1965 et Les Peintres paysagistes français du XIXe siècle sont des références incontournables dans l’historiographie de l’art. Correspondante de l’Académie des Beaux-Arts de l’Institut dont elle est élue en 2006, elle est l’auteur de nombreuses monographies de peintres et sculpteurs modernes et contemporains (Mathieu, Debré, Buffet, Hambourg, Chu Teh Chun, Asse…).

Tudor Davies Originaire d’Edimbourg, Tudor Davies a rejoint Christie’s à Londres en tant que spécialiste dans le département de Gravures suite à des études de droit en Angleterre. D’abord à Londres, et puis à New York, Tudor a poursuit une spécialisation dans les œuvres modernes sur papier. Directeur du département d’Art Impressionniste et Moderne chez Christie’s à Paris depuis 2012, Tudor a créé la vente d’œuvres Modernes sur Papier en 2013, devenu une référence dans le marché pour les amateurs de belles feuilles.

Françoise Paviot Enseignante à l’IESA, Françoise Paviot a été rédactrice en chef de la revue Interphotothèque Actualités puis du journal interne du Centre Georges-Pompidou. Elle a animé, au sein de la Documentation Française, un comité interministériel de liaison et d’information qui a mis en place la politique de gestion des fonds photographiques en France. Elle a assuré plusieurs commissariats dont “Dieter Appelt:Cinéma Prisma” à la Maison Rouge et la direction artistique des Transphotographiques de Lille.


Préface Tant de mystère dans tant d’éclat

PHILIPPE AUGIER

Maire de Dauville

« Tout était à peindre et il y avait surtout les levers de soleil d’argent et ses couchers somptueux » nous dit André Hambourg en 1986 dans la revue de l’Association du Pays d’Auge. En Normandie, c’est ce souffle créateur porté par tant de peintres et de photographes qui nous offre aujourd’hui un merveilleux voyage parmi 150 ans de chefs d’œuvre. Chacun d’entre eux est une escale dans l’œuvre personnelle d’un artiste, dans son processus de création, dans sa perception sensible d’un moment. Dans chacune des œuvres présentées on ressent la passion, un mouvement de vie, la recherche de quelque chose de plus beau, de plus harmonieux, de plus saisissant, l’union d’une intimité et de l’apparence. Comment ne pas s’interroger sur ce besoin et ce pouvoir de créer, sur ce souffle intérieur qui conduit au cœur d’un accomplissement artistique. D’où vient l’inspiration, comment un artiste s’empare-t-il d’un paysage, d’une plage, d’un ciel, d’un village, d’une rivière ? Comment peut-il en faire un espace chargé de signification et d’émotion ? Entre-t-on dans ses rêves, dans ses émotions, dans ce dialogue unique entre son âme et celle de la nature ? Ou serait-ce comme le dit Jean Giono que « des paysages ont été des états d’âme et peuvent encore l’être pour nous-mêmes et ceux qui viendront après nous » ? La beauté des grands espaces, la mer qui s’étire dans un calme nacré ou s’élance en sculptant des rouleaux d’écume, la simplicité d’une rue de village, les eaux miroitantes d’une rivière, les ciels changeants, le souffle du vent dans les voiles, des panoramas saisissants de couleurs et d’harmonie, des personnages et des chevaux captés dans un élan de vie, tous ces chefs d’œuvre nous brossent un portrait de la Normandie éternelle réalisé par 33 peintres et photographes de 1834 jusqu’en 2014. Avant même son ouverture prévue en 2020, le musée des Franciscaines nous donne à voir un extrait de ses collections largement enrichies par des tableaux de la collection « Peindre en Normandie » constituée depuis 1992 par la Région Normandie. Une collection de 150 œuvres peintes de 1750 à 1950 sur le thème de la représentation de la Normandie qui sera déposée aux Franciscaines à son ouverture. Depuis le XIXe siècle la peinture a connu de grands mouvements, romantisme, impressionnisme, réalisme, naturalisme, pointillisme, nabis, fauvisme, expressionnisme… Et c’est aussi au XIXe siècle qu’est apparue la photographie. On a vu plusieurs artistes venant de la peinture ou d’un autre art s’approprier cette invention pour en faire une démarche artistique. L’amélioration constante des appareils et des techniques a accompagné son envol et vu la naissance de trois courants, la réalisation de documents qui contrarient ou subliment la réalité, le témoignage d’événements d’actualité et la tradition picturale qui nous propose de véritables tableaux. La photographie a désormais le statut d’art plastique. C’est pourquoi en 2010 la Ville de Deauville a tenu à ajouter à ses grands rendez-vous culturels le Festival « Planche(s) Contact ». Nous organisons des expositions prestigieuses, recevons des photographes en résidence et suscitons et associons les regards croisés de photographes reconnus, de photographes émergents et de jeunes talents de la photographie.


D’autre part, chaque année, la Ville investit dans l’achat d’œuvres qui viennent enrichir les fonds du Musée des Franciscaines que nous destinons à être un lieu de vie intergénérationnelle pour les Deauvillais et les visiteurs, un espace de connaissance, d’échange, de partage et de transmission de la culture. C’est un de nos engagements forts en faveur du présent et de l’avenir de Deauville et de son territoire. Je regarde les œuvres exposées et je suis comblé d’y trouver « tant de mystère dans tant d’éclat » pour reprendre la formule de Stéphane Mallarmé.Toutes m’émeuvent et je les revois dans un grand inventaire à la Prévert : nous allons partager les couleurs changeantes de l’horizon peintes par Eugène Delacroix, Auguste Renoir et Gustave Courbet, les lumières mouvantes de Claude Monet, les paysages idylliques de Jean-Baptiste Corot, le goût des marines de Johan-Barthold Jongkind, le bonheur de peindre du formidable paysagiste Adolphe-Félix Cals, les harmonies puissantes de Charles Daubigny dont Zola disait « Regarder un paysage de Daubigny, c’est l’âme de la nature qui vous parle », Eugène Boudin et sa maîtrise passionnée du ciel et de l’eau, Pierre Bonnard, ce virtuose de la palette, ces peintres représentatifs de la magnifique École de Rouen, Charles Angrand, Robert Antoine Pinchon, Maurice Louvrier, Albert Malet, André Lhote amoureux de l’esthétisme du cubisme, Friesz Emile Othon, le plus lyrique des fauves, Edouard Vuillard qui engagea l’art vers des voies nouvelles, Boggs Franck Myers et son goût du pittoresque, la fascination de l’eau de Jacques Bouyssou qui nous dit : « Plus le choc émotionnel est fort, moins le contrôle arrête le geste… Je peins ce que je vois et ce que je suis », Henri de Saint-Delis, grand observateur et chroniqueur de la vie quotidienne normande, l’univers ouatée de Henri Le Sidaner, cette aura de poésie et de mystère aux frontières de l’abstraction que nous offre Raoul Dufy l’enchanteur, l’humour du grand Elliot Erwitt et de son teckel sur les planches de Deauville, Doisneau et son braconnage des instants inattendus photographiés à la sauvette, la vision élégante des cinq frères Seeberger, le sens de la couleur d’Emilio Grau Sala, celui de la lumière de Sarah Moon, le style poétique de Rinko Kawauchi, le travail autour de l’élégance et de l’architecture d’un Simon Procter, sans doute l’un des photographes de mode les plus renommés au monde, l’Italien Massimo Vitali et ses œuvres panoramiques et colorées en équilibre entre nature et récit, l’œil du siècle : Henri Cartier Bresson pour qui « la photographie est un couperet qui dans l’éternité saisit l’instant qui l’a éblouie ». La passion qui unit la Normandie aux les peintres et aux photographes ne faiblit pas. Il me semble au contraire qu’elle ne cesse de grandir. Peut-on y voir un effet du célèbre testament de Maurice de Vlaminck : « Je lègue aux jeunes peintres toutes les fleurs des champs, le bord des ruisseaux, les nuages blancs et noirs qui passent audessus des plaines, les rivières, les bois et les grands arbres, les coteaux, la route, les petits villages que l’hiver couvre de neige, toutes les prairies avec leur magnifique floraison et aussi les oiseaux et les papillons ». C’est parce qu’en Normandie la beauté et l’art sont toujours et partout présents, que l’harmonie règne entre le passé, le présent et la modernité ; l’inspiration des artistes peut se nourrir de la nature, des caprices du temps, des richesses de notre patrimoine, de douceur de vivre, de bien-être et de gourmandise mais aussi d’une époque stimulante d’innovation et de créativité. Berceau de l’impressionnisme, que nous réserve la Normandie du XXIe siècle ? Sans nul doute la poursuite d’une tradition de création artistique aux inspirations très diverses, une richesse qui nourrit l’identité des Normands et scelle leur appartenance à ce territoire que nous aimons.


Préface

JACQUES BELIN

Au sens littéral du terme, la collection « Peindre en Normandie » et une extraordinaire ambassadrice de la région. Par l’étude des continuités esthétiques, elle avait affirmé, dès sa création en 1992, l’unité de la Normandie. Elle associe dans sa vocation la puissance publique de l’institution régionale aux forces économiques des entreprises qui peuvent s’appuyer sur les images rayonnantes de son patrimoine. Elle renaît sous le regard des publics de l’Europe comme de l’Asie dans une itinérance qui la fait dialoguer avec des cultures artistiques aux fondements toujours régionaux. Elle renaît encore à Deauville dans cet écran qui lui assure une pose et une reconnaissance prestigieuses.


PATRICK GRAINVILLE

Avant-propos Nos maîtres intimes

Deauville si proche de mon cœur. Je fus élève au lycée de Deauville. En classe, toujours près de la fenêtre, je voyais le ciel et la mer, sans encore connaître les peintres qui allaient devenir mes intimes. Mes frères de la couleur. Eugène Boudin qui m’émeut tant. J’aurais aimé le connaître quand Baudelaire montait dans son atelier à Honfleur, ou le surprendre en train de peindre sur les plages de Villers, de Villerville, de Deauville : « Que demander de plus ? » disait-il, en respirant l’air marin. Boudin, c’est l’essence la plus fine de nous-mêmes. Ses beaux gris raturés, biffés, déchirés de bleu. Courbet le nommait le « séraphin des ciels ! » L’immense Courbet dont on connaît la puissance turbulente et sacrilège, et qui se révèle si pur quand il peint nos plages, si délicat. Comme envahi par le sens d’un absolu horizontal, calme, enfin. À Trouville, il jubile de manger des crevettes, de se baigner tandis que quatre cents femmes viennent se faire peindre ! Le culot de Courbet. Étretat de Monet, 1864, l’œil de la porte d’Amont nocturne, mystérieuse. Monet, Boudin, Courbet, en Normandie. Des dieux simples, passionnés, amis. Chacun intercesseur de l’autre. Une chaîne de génies pour nous hanter magnifiquement. La marée basse de Boudin à Deauville, à Trouville, le trait subtil sur les fonds moirés de traces marines, le ciel à la fois précieux et sauvage. Charles Daubigny dans mon village de Villerville, Les Graves, coup de soleil. Un ciel empanaché de bleu, blanc, des vagues rabotées, ourlées. C’est notre pays lancé dans la mer, dansé sur la vague. Plages et prairies s’enlacent. Les marées basses sont des épopées du regard et des appels à la chevauchée, à l’éclaircie divine. De l’infini mêlé à la mer. Cet Adolphe-Félix Cals, moins connu : Lever de soleil sur la plage d’Honfleur. Brouillard d’or et vert, façon Turner. Le merveilleux de la lumière normande.

Pierre Bonnard Le Bassin des yachts à Deauvillee (détail)

La singularité de Bonnard, de Vuillard. Le Bassin des yachts à Deauville, incroyable, proche de Nicolas de Staël et de Rothko ! Et Le Jardin à Amfreville de Vuillard, tissé de bleu phosphorescent, de vieux rose effiloché, de vert irradiant. Ils possèdent tous leur regard, leur invention de notre paysage. Ils l’éternisent de leur empreinte novatrice. Retrouver les artistes de la Normandie me procure toujours une émotion nouvelle et profonde. Loin des vicissitudes de l’existence commune. C’est une contemplation du paysage qui élargit la vie intérieure et la rend plus heureuse. Une ressemblance et une métamorphose créatrices. C’est comme si on retrouvait le vrai visage de nos peintres. Les yeux bleus d’Eugène Boudin sous la brise de mer, les yeux noirs perçants de Monet, l’anxieux, ceux de Courbet éclatants de voracité. Le visage si beau, presque oriental du vieux Bonnard.Tous présents alentour. Là, devant ! Nous pouvons plonger avec bonheur dans le meilleur de nous-mêmes. Regarder les tableaux réunis, parcourir, revenir, nous promener au bord de la mer. Pour les revoir... C’est ainsi que la peinture devient nous-mêmes.


La collection « Peindre en Normandie »

ALAIN TAPIÉ

La collection « Peindre en Normandie » est née en 1992 sous l’égide du président du Conseil régional, d’un mécénat d’entreprises, du conservateur du musée des Beaux-Arts de Caen. Cette trilogie affirmait dès l’époque la nécessaire association d’une politique patrimoniale, d’un partenariat économique, d’une compétence scientifique. Elle est plus que jamais d’actualité. Dans la création artistique au XIXe siècle, plus particulièrement dans la réinvention permanente du paysage entre le motif et la mémoire, la production des esquisses, des études et des échanges sensibles entre amis peintres et amateurs forme un patrimoine resté longtemps confidentiel, en marge des œuvres destinées au Salon, commandées ou soutenues par les grands marchands d’art. Il révèle la puissante relation entre la physique de la nature et la physique de la peinture susceptible de bouleverser les catégories esthétiques traditionnelles : romantisme, naturalisme, réalisme, impressionnisme, montrant qu’elles peuvent s’associer dans une longue durée plutôt que de se succéder. La Normandie, ou la peinture réalisée en Normandie, est le territoire privilégié de cette relation fusionnelle, d’où le titre que porte cette collection : « Peindre en Normandie ». Le sens et la valeur ne proviennent pas de chaque œuvre individuellement, de sa place supposée dans les courants artistiques, de son pedigree en termes de collectionneurs, à la différence d’un musée traditionnel, mais de la logique interne que chaque tableau entretient avec les environnements esthétiques qui naissent dans les sections qui composent la collection : La ferme Saint-Siméon, Bords de mer, villégiatures et labeurs, Les bocages, Le long de la Seine. Dans sa cohérence propre, la collection, forte aujourd’hui de 170 tableaux, associe les noms les plus célèbres, Monet, Renoir, Courbet, Boudin, Vuillard, Bonnard, Corot, à ceux moins célèbres qui souvent les égalent en puissance émotionnelle, Huet, Isabey, Cals, Daubigny, Boggs, Jongkind. La collection est en soi une innovation, une thèse, une recherche rétrospective dans l’histoire de l’art.


LYNDA FRENOIS

La collection Musée des Franciscaines

Entre audace et modernité. Ainsi pourrait-on définir la collection du Musée des Franciscaines. Surprenantes, éclectiques, variées, les œuvres des Franciscaines sont synonymes de rêverie et de curiosité. Cette singularité tient à son histoire, intrinsèquement liée à celle de la ville de Deauville au gré des donations et acquisitions. Les arts graphiques, conservés par centaines, sont aujourd’hui en attente d’un visiteur qui se présentera à l’ouverture des Franciscaines en 2020. Une nouvelle histoire du lieu révélera ainsi 150 ans d’histoire de l’art. Suaves, les danseuses de la fin du XIXe siècle, sous le regard du dessinateur Guys étourdissant les personnages caricaturés de Sem et de Siss ; si séduisantes, les aquarelles de Dufy et d’André Lhote ; sans oublier les personnages énigmatiques de Campagnola, les eaux-fortes épurées de Jongking, les lithographies d’Alfred de Dreux et de Reeve magnifiant le cheval, et celles de Mozin louant les villas balnéaires normandes de style Napoléon III. Conditionnées dans leurs matériaux de conservation aux noms barbares (bulle kraft, polypropylène, polyéthylène...), les peintures sur toile ou sur panneau attendent également impatiemment leurs cimaises : les huiles rafraîchissantes d’Eugène Boudin, délicates de Seailles, vibrantes de réalisme de Desnoyer, les gouaches galantes de Sabatier, éclatantes de Grau Sala, géométriques de Kischka... sous le regard bienveillant du maître des lieux, André Hambourg, dont les œuvres veillent sur l’aube et l’aurore de l’Orient à la Normandie. La sculpture n’est pas en reste aux Franciscaines : les chevaux et cavaliers de bronze de Mène, nerveux et véloces seront également exposés. La modernité de la collection se révèle enfin par sa collection photographique, constituée d’acquisitions récentes et, depuis 2010, des œuvres créées lors du festival automnal Planche(s) Contact. Doisneau, Cartier-Bresson, les frères Séeberger côtoient John Batho, Lartigues, Capa, Gisèle Freund et les artistes honorant la photographie contemporaine, Massimo Vitali, Paolo Verzone, Sarah Moon, Kawauchi ou Kourtney Roy. L’exposition de l’été 2018 a donc pour vocation d’attirer le regard des visiteurs, amateurs, néophytes, curieux et spécialistes, sur une collection ambitieuse, riche d’une diversité stylistique et thématique honorant la Normandie, le cheval et l’art de vivre.


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Sommaire

Robert Doisneau Deauville, 27 juin 1963 (détail)

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Lydia Harambourg Genèse et fortune de la peinture en plein air. Une histoire du paysage.

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Tudor Davies Les prodigieuses magies de l’air et de l’eau.

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Alain Tapié Physique de la nature, physique de la peinture.

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Lynda Frenois L’artiste au quotidien. 1830-1930.

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Philippe Piguet Claude Monet, prendre possession d’un territoire.

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Heinz Widauer Les derniers impressionnistes. Pierre Bonnard et Édouard Vuillard en Normandie.

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Françoise Paviot Paysages fortuits, paysages construits, paysages pensés.

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Catalogue


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LYDIA HARAMBOURG

Genèse et fortune de la peinture en plein air Une histoire du paysage

La nature n’a cessé d’enchanter les artistes. Sa représentation a toujours été une source d’évasion pour l’œil et pour l’esprit, et aussi pour nos rêves. Pendant près de deux siècles, le paysage est au centre d’un compromis esthétique et idéologique. Genre mineur, il est au service d’un sujet noble, historique ou mythologique, et occupe la dernière place dans la hiérarchie instituée en 1648 par l’Académie de peinture qui ne comporte pas de classe de paysage. Il faut attendre 1816 avec la création du Grand Prix de Rome du Paysage historique (décerné tous les quatre ans jusqu’en 1863) pour assister à une reconnaissance qui légitime le paysage, tout en maintenant un cloisonnement des genres que les artistes déverrouilleront au rythme d’une liberté acquise durant le XIXe siècle dans une réalité qui a fait tomber les barrières sociales et donné à l’artiste un statut d’indépendance au sein même de tendances esthétiques divergentes.

André Hambourg En septembre sur la plage à Trouville (détail)

Le paysage en peinture serait-il une idée révolutionnaire comme le bonheur ? Pourtant le travail sur le motif n’est pas inédit. Dès le XVIIe siècle, des peintures nous montrent des artistes travaillant en plein air, et de nombreuses études dessinées de Poussin et du Lorrain témoignent de leur pratique du pleinairisme dans la campagne romaine. Ils n’étaient pas isolés. Fragonard et Granet quittaient leur atelier, tout comme Hubert Robert qui peint à la fin du XVIIIe siècle des paysages dans lesquels s’identifient des morceaux de nature directement observés dans les parcs de Versailles, Méréville et Saint-Cloud. Dans la continuité de la philosophie des Lumières, le rôle joué par Jean-Jacques Rousseau,

Sénancour et Bernardin de Saint-Pierre sera décisif dans l’éloignement de l’idéalisation au profit d’une rêverie et d’une sensibilité subjective et lyrique. Dans sa Lettre sur l’art du dessin (1793), Chateaubriand pressent l’identité originelle du paysage et plus particulièrement le rapport intime qui unit la nature à l’âme. Le mouvement est lancé et la lutte sera âpre et se poursuivra contre les institutions symbolisées par le Salon, vitrine de l’Académie qui rejette toute initiative à l’encontre de son enseignement. La plus insolente est la liberté de peindre hors de l’atelier, en dehors des codes prescrits. Sa conquête a été précédée par une étape qui témoigne du clivage – classicisme réalisme – dont la peinture de paysage a été l’enjeu jusqu’à l’acceptation progressive des paysagistes bellifontains (Théodore Rousseau, Jules et Victor Dupré, Narcisse Diaz...) par le jury du Salon. Entre 1817 et 1863, les titulaires du Grand Prix du Paysage pratiquent l’étude d’après nature dès leur arrivée à Rome. C’est en Italie, véritable atelier à ciel ouvert sur la nature, que les artistes expérimentent le paysage, puis à leur retour en France en forêt de Fontainebleau, précédant la Normandie. Les nombreuses études sur le motif de Pierre-Henri Valenciennes (1750-1819), initiateur du Prix, font un pionnier de celui qui prescrit « de se lever avant l’aurore pour connaître tous ses effets »1, anticipant les recherches impressionnistes sur les bords de Seine. La multiplication des traités de paysage rend compte de la situation paradoxale vécue par cette première génération de paysagistes, nouvellement Prix de Rome, placés sous la férule de l’Académie dont l’enseignement institutionnalisé perdure avec les manuels 15


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TUDOR DAVIS

« Les prodigieuses magies de l’air et de l’eau »

Cette expression de Charles Baudelaire, qui lui vint après une visite de l’atelier de son contemporain Eugène Boudin, est manifeste du concept de l’artiste en quête de ce que la nature offre de plus remarquable. Comme en témoignent les œuvres choisies pour cette exposition, ce n’est pas un hasard si la côte normande, caractérisée par une large palette de phénomènes naturels, a été une source inépuisable d’inspiration pour des générations d’artistes. Tout le long de la côte, la mer offre en effet une variété infinie de lumière renforcée par le miroitement, le mouvement et l’immensité d’un ciel à travers lequel les nuages jouent éternellement. Si la puissance de la nature est omniprésente dans ces paysages, les artistes ont su immortaliser de façon remarquable sa beauté majestueuse.

Eugène Delacroix Falaises à Dieppe (détail)

L’expérience humaine est marquée par notre volonté de rechercher et surmonter des défis et nos souvenirs sont créés à partir de ces expériences. L’expression artistique pourrait être définie comme la tentative d’immortaliser émotionnellement, visuellement ou conceptuellement l’essence de ces moments. Cette expression devient particulièrement puissante lorsqu’il s’agit des thématiques relatives à la confrontation, immédiatement tangible dans le monde physique lorsque la terre rejoint la mer. Le fait de vivre au bord de la mer – et de capter la nature sauvage et majestueuse – est donc fondamentalement contemplatif. Le littoral unique de la Normandie a de ce fait contribué considérablement à la singularité de l’art qui a été créé dans cette région ; un art spontané, gestuel et changeant.

Il semble que l’artiste ait besoin d’un certain tempérament pour être à même de dépeindre le paysage tourmenté de la Normandie. Par-dessus tout, il doit être sensible au climat. Eugène Boudin, né à Honfleur, possède une telle disposition, comme Baudelaire le nota dans son article concernant le Salon de 1859 : «Ces études, si rapidement et si fidèlement croquées d’après ce qu’il y a de plus inconstant, de plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur, d’après des vagues et des nuages, portent toujours, écrits en marge, la date, l’heure et le vent ; par exemple : 8 octobre, midi, vent de nordouest. Si vous avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par mémoire l’exactitude des observations de M. Boudin. La légende cachée avec la main, vous devineriez la saison, l’heure et le vent. »1 C’est en effet la remarquable capacité de Boudin à saisir la nature – ses brises, les ombres et lumières changeantes et même la température – qui eut un impact profond sur les artistes qui ont suivi sa trace. Parmi les artistes inspirés par Eugène Boudin figure Gustave Courbet, passionné lui aussi par la nature. Courbet écrit à Victor Hugo en novembre 1864 : « La mer ! La mer ! Avec ses charmes m’attriste ! Elle me fait sans sa joie l’effet du tigre qui rit; dans sa tristesse, elle me rappelle les larmes du crocodile, et dans sa fureur qui gronde, le monstre en cage qui ne peut m’avaler… » Avec son tableau, La Plage à Trouville, inclus dans cette exposition, l’on reconnaît immédiatement les eaux peu profondes à marée basse de la côte majestueuse de Trouville, 19


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ALAIN TAPIÉ

Charles Daubigny Villerville les Graves, coup de soleil (détail)

Le lien étroit du paysage, genre dominant durant tout le XIXe siècle avec le marché de l’art, laisse présager que le centralisme parisien fera la loi sur les sujets comme sur les manières. Pourtant, il faut reconnaître que la peinture de paysage prend ses sources à des époques différentes dans trois milieux géographiques. Des années 1820 qui voient le romantisme émerger de sa gangue littéraire et académique, aux années 1885 lorsque les marchands ont définitivement retrouvé l’assise financière qui leur permet de s’assurer auprès des peintres la production de tableaux en série, la terre, le ciel et la mer de la Normandie l’emportent par des sujets où la physique de la nature répond à la physique de la peinture dans un mélange souvent brutal de labeurs et de villégiatures. De 1850 à 1900, en Îlede-France, à Paris et ses environs, il faut considérer au nord les bords de l’Oise et le groupe des peintres de L’Isle-Adam, à l’inspiration élégiaque et aux frilosités harmonieuses, et au sud dans la forêt de Fontainebleau ce que l’on appellera l’École de Barbizon. Cette dernière restera en marge de notre panorama. Elle naît plus tôt et porte encore d’innombrables traces d’un pittoresque esprit littéraire où sens de la mesure, perspective chromatique dans la tradition du réalisme hollandais, approche conceptuelle et idéologique en font un réservoir de liberté cependant tenu à l’écart de cette nouvelle culture de l’expression qui caractérise le paysage dans la nouvelle peinture. Les paysages de l’Île-deFrance sont source de nouveautés dans l’appréhension débridée du sujet. La touche et le chromatisme bénéficient souvent des audaces élaborées ailleurs et plus tôt dans les ferments d’une nature sauvage

Physique de la nature, physique de la peinture et profondément rurale. Au bord de la Seine, les jeux et les plaisirs se mêlent aux activités naissantes de l’industrie. Au cœur, Paris, ses boulevards, ses terrasses, ses foules pressées, ses figures singulières à la déambulation nonchalante, loin du miroir naturel des sentiments et des impressions, réalisent en des images rapides comme la vie moderne des tableaux dans lesquels figure le désir visuel de ceux qui s’en porteront acquéreurs. Comme la scène normande qui a transformé le romantisme en une substance physique héroïque, l’Île-de-France fut le terrain d’une nouvelle fonction politique et sociale de la peinture dans sa capacité à forger une identité typiquement française. Enfin, de 1870 à 1910, apparaissent les paysages de Provence, avec L’Estaque, La Ciotat puis la montagne Sainte-Victoire que domine magistralement Cézanne. Ici la touche ne vibre pas, c’est le rôle de la couleur ; et le sujet ne trouve sa place que dans le dépouillement. Trois milieux géographiques sont ainsi, à travers l’offrande de leur paysage, lieux de naissance différents et différés de la peinture moderne. Dans la représentation, les caractères topographiques sont certes imprégnés de faits de société. Toutefois leur présence tend à se dissoudre dans le traitement profondément naturaliste du paysage normand, à se multiplier dans l’espace réaliste de la voie parisienne et de ses banlieues champêtres, à disparaître dans l’espace formaliste de la Provence. Ces trois dynamiques relèvent de la perception esthétique, c’est-à-dire sensible, du monde. Elles agissent comme des teneurs, des dominantes, même si elles circulent et se contaminent d’un territoire à l’autre à travers l’activité de peintres qui dans leur relation 23


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LYNDA FRENOIS

Page de gauche

Pinchon La Seine à Rouen au crépuscule, détail Ci-contre

Tableau d’assemblage du cadastre, 1829

L’artiste au quotidien. 1830-1930

En ce début du XIXe siècle, être artiste n’est plus un métier. La vocation individuelle prend le pas sur le corporatisme, la révolution artistique des mœurs implique une nouvelle vision du Vrai, du Beau, de l’Académique. La liberté de création artistique se développe alors que les collectionneurs se tournent vers un passé nostalgique et des chefs-d’œuvre d’un autre temps, mais se creuse peu à peu le fossé entre les fidèles de l’académisme et les innovants. Un vent de sujets nouveaux souffle sur la peinture, une indépendance frémit puis s’impose. Eugène Delacroix (1798-1863) balaie les codes d’un revers de pinceau. Les artistes osent l’audace, l’allégorie de l’actualité, le rêve, le fantastique, mêlant les techniques, s’essayant à la gravure, à l’aquarelle et la gouache. Et soudain, le vent se transforme en tempête : Joseph Mallord William Turner (1775-1851) et John Constable (1776-1837) composent et sculptent la lumière, imposent une mise en scène de la composition héritière de Nicolas Poussin (1594-1665), où le Dieu caché se révèle dans la nature. Nous assistons donc au passage du Siècle des lumières, au siècle de la Lumière. Les regards se tournent vers ce qui n’était que synonyme de pittoresque et romantisme : le Paysage. 1834, Eugène Delacroix est en Normandie. Il réalise à 29 ans une petite aquarelle qui devient une œuvre prémonitoire du siècle à venir. Le format, le sujet, la lumière sont transcendés. L’équilibre de la composition se manifeste par une simplicité formelle. L’artiste ne crée pas pour flatter le Goût du public mais pour vivre son individualité. Il se révèle sincère, ses oeuvres choquent et bouleversent ses contemporains : des esquisses intimes et pleines

d’humilité aux huiles outrageusement démesurées. Au Maroc et en Algérie, Delacroix s’initie dès 1832 à l’art de l’esquisse, devant croquer sur le vif les couleurs, l’atmosphère, la suavité des habitants et des paysages. Il vient désormais se reposer en Normandie où il séjourne une quinzaine de fois entre 1813 et 1860 ; la physionomie du paysage et des villes qui l’entourent sont bien loin de celle qui nous est coutumière. Deauville n’est alors qu’un village marécageux composé de 103 habitants où les deux principales jetées ne seront achevées qu’en 1849. Delacroix, grand admirateur des paysages de Camille Corot (1796-1875), séjourne en Haute Normandie, au Nord de la Seine, et notamment à 27


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PHILIPPE PIGUET

Claude Monet, prendre possession d’un territoire

Quarante-trois années durant, Claude Monet a vécu à Giverny, de 1883 à sa mort en 1926. Exactement la moitié de sa vie. Si le choix qu’il fait du petit village normand est motivé par des raisons pratiques et personnelles, il l’est tout autant par les qualités naturelles du site et de l’environnement dans lesquelles s’inscrit le village de Giverny. La route dite « d’en bas » qui longe le jardin est parallèle à un petit cours d’eau, le Ru, un bras que l’Epte détache sur sa droite en amont de Giverny et qui va se jeter dans la Seine à quelques kilomètres en aval du bras principal de la rivière. La Seine, l’Epte et le Ru, le paysage d’eau qui borde Giverny ne pouvaient que convenir au peintre. Ils lui donneront au fil des ans ses lettres de noblesse, mais cela prendra du temps, le temps nécessaire à l’appropriation du site. Si le nom de Claude Monet est consubstantiellement lié à celui de Giverny, qui plus est à celui de son bassin aux nymphéas, il y va d’une aventure de longue haleine et d’un processus de lent marquage du territoire. Le déroulé de l’œuvre du peintre à l’époque de Giverny montre comment l’artiste va petit à petit resserrer le périmètre de la géographie des motifs qu’il retient, de la vallée de la Seine tout alentour jusqu’au lieu focal de son bassin.

Claude Monet Étretat (détail)

Installé à Giverny, Claude Monet y entame une nouvelle vie. L’époque n’est pas encore à l’aise financière et il n’est que locataire de la propriété où il a jeté l’ancre. Les premiers temps ne sont pas

faciles et il faut au peintre se familiariser avec le paysage environnant. Aussi, dès 1883, ne choisit-il pas d’aborder les motifs proches de son nouveau domicile, mais tout d’abord de circonscrire le paysage qui l’entoure. La Seine, c’est alors celle de PortVillez, un petit village situé en face de Giverny sur la rive gauche du fleuve, dont il décline le paysage sous différents angles et à différents moments de la journée. La Seine, ce sont encore toutes ces petites îles qui la ponctuent et qu’on trouve en aval de Port-Villez, puis le site du Grand Val que borde un chemin de halage, enfin l’église Notre-Dame de Vernon et quelques maisons sur le vieux pont. À suivre ainsi l’artiste planter son chevalet ici et là, c’est à un véritable arpentage du fleuve que Monet s’applique, comme si, peintre géomètre, il cherchait à en connaître le dessin dans ses moindres détails. Au printemps 1884, de retour d’un périple avec Renoir sur la côte ligure, ce n’est pas de la Seine qu’il brosse deux vues quasi identiques, mais de l’Epte à proximité de l’endroit où elle s’y jette. Ce sont là les premières vues de cette rivière qui serpente entre Seine et Giverny. Si, à l’été, Étretat le rappelle, il retourne, l’automne venant, aux bords du fleuve et choisit pour motif Jeufosse, sis au sud-est de Port-Villez. L’année suivante, il pose de nouveau son chevalet au bord de l’Epte et fixe sur sa toile l’image printanière de jeunes saules sur le fond d’un rideau de peupliers. Un peu plus tard dans la saison, c’est la vue d’un bras de la Seine qui le retient. Autant de motifs que Monet aborde 31


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HEINZ WIDAUER

Les derniers impressionnistes Pierre Bonnard et Édouard Vuillard en Normandie

Pierre Bonnard avait commencé sa carrière comme peintre de paysages. Il resta fidèle à ce genre pictural toute sa vie durant. L’artiste possédait une Renault que ce passionné d’automobiles avait achetée en 1911 et qui était devenue à côté de sa toile et de son matériel de peinture un instrument indispensable de son infatigable vie d’artiste. Bonnard passa la plus grande partie de sa vie en voyage. En 1911, il se rendit en Algérie et au Maroc, et fit la navette entre la Normandie et Paris où il conserva toujours, malgré ses nombreux voyages, soit un atelier soit un appartement. Bonnard se sentait constamment attiré par la mer. En hiver, il préférait séjourner dans le sud de la France, par exemple en 1911 à SaintTropez où il peignit le port ; en 1925, il acheta la Villa Du Bousquet au Cannet, près de Cannes. En 1938, Bonnard vendit sa maison de Vernonnet après avoir passé le plus clair de son temps à Deauville dans les années 1936 et 1937, puis décida de vivre la dernière étape de son existence au Cannet.

Édouard Vuillard Le Jardin à Amfreville (détail)

moitié du XIXe siècle en cité mondaine pour la société venant de Paris, du Havre et de Caen. Lassé du bruit et de l’agitation des grandes villes, on trouvait à Deauville tous les agréments d’un style de vie mêlant luxe et dépaysement ; une hôtellerie de luxe, un casino, le célèbre hippodrome, une longue plage de sable avec une magnifique promenade en front de mer et bien sûr un port de plaisance.

Bonnard a probablement peint le tableau Le port de plaisance de Deauville à l’époque où il travaillait sur le même sujet à Saint-Tropez. Les deux sites étaient d’anciens villages de pêcheurs. Saint-Tropez est devenu un village très prisé par les peintres Paul Signac et Henri-Edmond Cross s’installèrent tout près de là à partir des années 1890 et attirèrent de nombreux néo-impressionnistes dans le sud où ils pouvaient jeter un œil par-dessus l’épaule du doyen du pointillisme.

Pierre Bonnard peint le tableau Le Port de plaisance de Deauville aux environs de 19101. Aucune agitation et aucun personnage ne viennent troubler le silence du port qui s’étend devant l’observateur du tableau. Il est plongé dans une lumière diffuse qui fait glisser les divers plans les uns dans les autres et qui transforme sa surface en un motif décoratif abstrait et coloré. On distingue vaguement en arrière-plan le clocher de Notre-Dame des Victoires de l’autre côté de la Touques à Trouville et la silhouette des maisons qui entourent le port de Deauville. Au premier plan, des yachts ancrés dans le port reposent sur l’eau et se reflètent en filigrane sur sa surface. Ils confèrent au tableau des accents de couleurs vives. Au centre, on pourrait soupçonner le ferry du Havre, dont les canots de sauvetage blancs se démarquent du gris de la ville. Bonnard a structuré sa composition en trajets colorés et lumineux horizontaux qui coulent les uns dans les autres et qui permettent à l’œil de voir au-delà des bords latéraux du tableau, invitant le spectateur à imaginer ce qui n’est pas figuré.

Outre le Sud, la Normandie lui servit également de terrain d’exercice pour sa peinture. Deauville s’était transformé durant la seconde

Bonnard avoua un jour à Henri Matisse être le dernier des impressionnistes. Dans ses paysages, les couleurs et la lumière dominent les motifs 35


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FRANÇOISE PAVIOT

Paysages fortuits, paysages construits, paysages pensés

« L’habitude est une seconde nature à moins que la nature ne soit qu’une première habitude » Blaise Pascal

Simon Procter Sulky sur la plage de Deauville (détail)

La première photographie au monde réalisée par Nicéphore Niépce en 1827 aurait pu s’appeler : « Paysage vu de ma fenêtre ». Or il en est tout autrement. Le titre, donné par son auteur, sera « Point de vue du Gras », Le Gras étant le nom de la propriété de la famille Niépce. Quant au « point de vue », il vient en écho à l’histoire de la peinture et de la perspective, mais résonne aussi, différemment, et comme de façon prémonitoire, à nos oreilles d’hommes modernes et contemporains. « Un paysage dont on aura vu toutes les parties l’une après l’autre n’a pourtant pas été vu ; il faut qu’il le soit d’un lieu assez élevé, où tous les objets auparavant dispersés se rassemblent sous un seul coup d’œil1. » En énonçant ainsi le rôle du regard dans la constitution d’un paysage, une partie des jeux sont faits. Évoquant traditionnellement un genre majeur de la peinture classique, le paysage sert aussi de référence pour les formats des toiles vierges proposées en vente aux artistes, Figure, Paysage, Marine. Ce sont des règles mathématiques propres à la composition picturale traditionnelle occidentale qui en ont défini les formes. Ces dénominations, et plus particulièrement celle du format paysage, nous invitent à introduire, après celui de « point de vue », un autre terme étroitement lié à la photographie, celui de « cadrage ». Point de vue, cadrage, la photographie va elle aussi investir le paysage pour en prendre une empreinte, l’observer, le penser, voire le créer de nouveau.

Le paysage et ses observateurs Niépce meurt en 1833, mais son associé Daguerre poursuit les recherches et met au point un procédé photographique, le daguerréotype, révélé au monde par Arago en 1839. Les premiers appareils sont lourds et encombrants et les plaques photographiques peu sensibles ne sont utilisées que pour des sujets parfaitement immobiles. « Ce qui bouge ne s’imprime pas ! » écrira Samuel Morse à son frère. Lorsque quelques années plus tard, l’État français décide de lancer une campagne photographique, « La Mission héliographique », en 1851, les progrès techniques ont déjà bien évolué. Cependant, et ce sont les objectifs fixés par l’État aux photographes de cette mission, il s’agit essentiellement d’établir le constat d’un certain nombre de monuments répartis sur le territoire français. À y regarder de plus près, les images qu’ils rapporteront vont bien souvent dépasser le simple compte rendu qui leur avait été demandé et bon nombre d’entre elles peuvent être également classées, comme il est d’usage dans les photothèques ou les fonds photographiques, dans la catégorie « paysage ». Est-ce à dire que ces premiers photographes ont fait des paysages sans le savoir, sans intention ? L’appareil était très présent, presque magique, mais ils devaient l’apprivoiser ou plutôt dompter ce nouvel outil qui venait s’interposer entre eux et ce qui les regardait. Très rapidement, d’autres pionniers de la photographie vont voyager au-delà des frontières de l’Europe pour rapporter des images de pays lointains : Égypte, Nubie, Palestine, Syrie et aussi d’Extrême-Orient. Dans ces photographies, qui 39


1830 -1870 De Delacroix à Monet

DELACROIX, Eugène (1798-1863) Falaises à Dieppe vers 1834 Aquarelle sur papier Collection « Peindre en Normandie » 42


1870 -1890 De Daubigny à Renoir

DAUBIGNY, Charles (1817-1878) Villerville, Les Graves, coup de soleil vers 1873 Huile sur toile Collection « Peindre en Normandie » 50


1890 -1910 De Vuillard à Bonnard

LE SIDANER, Henri (1862-1939) Voiliers sur la mer dans le lointain 1896 Huile sur toile Collection « Peindre en Normandie » 62


1910 -1940 De Vlaminck à Dufy

LHOTE, André (1885-1962) Honfleur

1931 Aquarelle sur papier Collection Musée des Franciscaines, Deauville 70


1940 -1990 De Malet à Hambourg

SAINT-DELIS, Henri de (1878-1949) Le Bateau du Havre vire dans le port de Honfleur vers 1945 Huile sur panneau Collection Musée des Franciscaines, Deauville 74


La photographie De 1930 à nos jours De Doisneau à Massimo Vitali

DOISNEAU, Robert (1912-1994) Deauville 27 juin 1963

1963 Tirage sur papier baryté Collection Musée des Franciscaines, Deauville 84



ERWITT, Elliott (nĂŠ en 1928) Teckel de profil arpentant les planches

Prise de vue : 1991 Tirage sur papier Collection MusĂŠe des Franciscaines, Deauville 86


Les paysages ruraux, portuaires et balnéaires normands sont à l’honneur et les analyses d’éminents spécialistes, Alain Tapié, Lynda Frenois, Lydia Harambourg, Tudor Davies, Philippe Piguet, Heinz Widauer, Françoise Paviot et Patrick Grainville, Membre de l’Académie française, mettent en lumière le travail de l’artiste paysagiste des XIXe, XXe et XXIe siècles.

978-2-7572-1475-6

19 €

Artistes en Normandie

À travers une sélection de peintures et de photographies, cet ouvrage présente 150 ans de chefs-d’œuvre issus de la collection du Musée des Franciscaines de Deauville et de la collection Peindre en Normandie, de Delacroix à Monet, de Daubigny à Renoir, de Vuillard à Bonnard, de Vlaminck à Dufy, de Malet à Hambourg, de Robert Doisneau à Massimo Vitali.

Artistes

en Normandie DELACROIX , MONET , BONNARD , DOISNEAU ...


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