Lu si... 9

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Lu si… Opiniâtrement, paisiblement, à la folie, tendrement... Édition juillet 2014 — n° 9 — Prix France 3,00 €

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ANKOUY CHIMOUY KHNYOM

A

sseyez-vous avec moi. Prenons un instant, une minute, une heure, une éternité. Autour d'un verre, dans un espace qui n'appartient qu'à vous et moi. Qu'à nous.

Faisons abstraction des autres, du reste. Partageons ce moment. Nous n'avons pas même besoin de parler. Profitons juste de l'instant, tel qu'il est, tel qu'il restera à jamais. Asseyez-vous avec moi. Attendons ensemble, patiemment, que les bruits furieux de la ville se soient calmés. Alors seulement, la nature parlera pour nous. Alors seulement, nous pourrons écouter la musique du vent entre les feuilles des arbres. Alors seulement, nous pourrons étudier les motifs que forment les ombres des branches au sol. Asseyez-vous avec moi. Profitons de cet élan, de cette impulsion, de ces bras tendus, de cette invitation à la danse. Partageons un banc, un repas, une cigarette, voire une histoire. Car c'est tout ce qui nous lie ici. Tout ce qui nous retient. Un moment à la fois éphémère et infini. Mais je vois que vous avez déjà amené votre chaise. Janeczka Dabrovski

Note de l’auteur : Ankouy chimouy Khniom ou « Asseyez-vous avec moi » en langue khmère.


LE MOT DE LA RÉDACTION

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Caro Mennesson

CARTE BLANCHE AUX PHOTOGRAPHES SOMMAIRE Ankouy chimouy Khnyom

Janeczka Dabrovski

p. 1

Mon cher ami

Anne Voyer

p. 3

Tulipes et corolle

Caro Mennesson

p. 4

Promenons-nous

Janeczka Dabrovski

p. 5

L’envers du décor

Armelle Mabondzo

p. 6

La bête

Sébastien Lecain

p. 7

Le paradoxe

Ghislaine Balland

p. 8

Radiola

Philippe Godet

p. 9

Sous tension

In Folio

p. 10-13

Geneviève

Michel Westrade

p. 14

Le départ

Armando Ribeiro

p. 15

Poupée

Nathalie Ventura

p. 16

Adagio

Michel Westrade

p. 17

Le vieux chêne prétentieux

Sabine Huchon

p. 18

Fibre d’enfance / Le voyage

Guy Blanchard

p. 19

Le rideau

Poupoune

p. 20

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Carte blanche à Armando Ribeiro

MON

J

CHER AMI

e te vois au loin et je me souviens… les jeux, les rires et les larmes que moi-même et tant d’autres t’ont confiés.

J’ai toujours aimé me blottir aux creux de tes bras et écouter ta mémoire. Tes histoires varient selon le temps, la saison, le sens du vent… ton humeur. Ma préférée est celle de Lisbeth et Louis qui ont su ancrer leur amour au fond de ton cœur. Tu conserves encore cette mélancolie quand tu racontes comment tu cachais Louis pour que la belle le rejoigne discrètement. Et comment ils le débusquèrent de tes bras, le violentèrent et enfermèrent la belle au couvent. Le lendemain, la foudre te brisa une branche, te laissant cette cicatrice boursouflée. Tu es le témoin d’un temps qui n’est plus. Lorsque le vent vient du sud, le sable qu’il transporte te fait briller de malice et tu chantes ce peintre qui te représenta en toutes saisons. Pour lui tu essayas mille parures, oiseaux, fleurs, abeilles… et même un ourson. Ton odeur le matin au printemps ou le soir en été me transporte dans un monde apaisé, serein où je suis satisfaite. Mais ce qui a primé c’est le contact physique de ta peau rugueuse, peuplée de sillons, contre la mienne. Je te ressemble maintenant… Je suis une très vieille dame que l’on porte de la chambre au salon, toujours devant la fenêtre, et je te regarde. Nous sommes de vieux amis, il n’est plus besoin de paroles entre nous. Et j’aimerais, si tu le permets, me jeter à tes pieds pour la toute dernière fois, pour ne plus te quitter et t’appartenir à jamais.

Anne Voyer 3


Carte blanche à Armando Ribeiro & à By Sangui

TULIPES ET COROLLES

A

vant Bobin, je n’aimais pas les tulipes, ne les voyais pas. Sans lui, elles seraient demeurées transparentes. « Samedi 6 avril 1996. Je les rencontre une fois par semaine dans une rue en pente. Je les ramène chez moi et je les regarde vivre. Apparemment, ce sont des fleurs. Apparemment. Les choses ne sont jamais seulement des choses. Celles-ci par exemple, des tulipes, font résonner dans l’appartement une note gaie, fraternelle. Les livres que je ne peux m’empêcher d’ouvrir ne sont pas aussi généreux… »*. Passage souligné trois fois dans une vieille édition de poche. Teinte jaune pâle, corolles lourdes ; elles contemplent à travers la fenêtre un bosquet. Je les ai disposées dans l’autre vase, celui que l’on m’a offert, puisque le préféré, si délicat avec ses roses peintes sur la porcelaine, est ébréché. Une fois, deux fois, trois fois par mois, j’en achète un bouquet. Je les glisse dans le vieux vase que je range entre les livres et la poussière de la ville. Parfois, dans une vitrine, j’ai une folle envie de changement, d’en choisir un plus moderne, aux lignes audacieuses, hors de prix. J’entre, me dirige vers la caisse et là, trois pas plus loin, je secoue la tête en pensant que c’est folie et prends la fuite telle une chapardeuse. Armando Ribeiro

Cela m’est encore arrivé hier matin. Le fleuriste était en vacances et les bouquets du supermarché semblaient sous perfusion ; leurs têtes pendaient, prêtes à être décapitées. Je me suis sauvée comme une voleuse, car je venais de dérober les tulipes du voisin. Je crois qu’il m’a vue ; j’avais dans les bras un plein bouquet, éclatant comme du beurre frais. Mes joues sont devenues couleur coquelicot, ma jupe s’est soulevée alors que je me retournais pour filer. J’ai couru si vite que, lorsque la porte d’entrée s’est refermée sur moi, j’ai cru ne jamais pouvoir reprendre mon souffle. J’ai fini par mettre les fleurs dans ce vase transparent que l’on m’avait offert. Si banal que je ne l’avais jamais utilisé avant. Ce matin, je suis sortie acheter du pain et du lait. Mon visage était encore marbré de honte et je me suis cachée derrière mes lunettes de soleil. Quand je suis revenue, il y avait devant ma porte un bouquet de tulipes rouges, celles que je n’avais pas eu le temps de dérober. Accompagné d’une invitation à dîner le soir même. Je tremblais si fort que je n’ai pas réussi à en déchiffrer les dernières lignes. Je l’aurais jetée si je n’avais pas vu une coccinelle au bord de la corolle sang. Comme je crois aux tulipes et aux coccinelles, j’ai fait un vœu. La coccinelle s’est envolée par la fenêtre ouverte et s’est perdue dans le bosquet. J’ai piqué sur ma robe l’une des tulipes offertes. Puis j’ai parcouru les quelques mètres qui me séparaient de la maison de celui que j’avais remarqué sans jamais avoir osé lui parler, que j’avais volé, que j’allais rencontrer. *

By Sangui

Christian Bobin, Autoportrait au radiateur¸ Gallimard, Collection blanche, 1997

Caro Mennesson

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Carte blanche à gérard lemeunier et By Sangui

PROMENONS-NOUS

«P

erdons-nous dans les bois, pendant que le loup n'y est pas, si le loup y était, il nous trouverait... »

Tu aimais fredonner cette chanson lorsque nous jouions à nous perdre. Ce matin-là, nous étions partis avant l'aurore. La nuit mourante nous avait servi de camouflage. Nous étions passés par les champs embrumés, soucieux de mieux oublier notre chemin. Nous avions tourné à droite, bien après le tout dernier arbre que l'on pouvait apercevoir au loin. Et puis, nous avions continué pendant ce qui nous avait semblé des heures. Un lever de soleil voilé suivi par une neige silencieuse ne nous avait pas aidés. De toute façon, tu pestais lorsque les éléments étaient cléments. Cela gâchait le principe même de notre jeu. Nos pas ne faisaient aucun bruit, emmitouflés par l'édredon de neige qui tombait de plus en plus rapidement. Il devenait extrêmement difficile de voir quoi que ce soit. Nous ne pouvions que sentir la présence de l'autre, la deviner. Tu savais que je ne t'abandonnerais pas ; j'avais la même certitude. Tout ce qui nous restait était nous-mêmes. L'un et l'autre. Nous avons pris notre temps, mais au final, nous y sommes arrivés. Même le son des cloches matinales ne nous atteignait plus. La civilisation telle que nous la connaissions n'existait plus pour nous. Nous étions frigorifiés. Tu serras mes doigts congelés dans la paume de tes mains et m'annonças, triomphant : « Cette fois, je crois qu'on s'est bel et bien perdus. »

Janezcka Dabrovski

By Sangui 5


Carte blanche à gérard lemeunier

L’ENVERS DU DÉCOR

Y

aël contemple, à ses pieds, l’homme endormi. Ennemi qui a cru trouver chez elle la tranquillité et le repos, et dont elle a trompé la confiance en lui offrant l’hospitalité. Abandonné, les traits détendus, le visage apaisé. Sisera… on dirait un enfant. Elle se ressaisit : il a juré la désolation d’Israël, son peuple. Yaël sait ce qu’elle doit faire. C’est si simple et si démesuré à la fois. Face au défi, sur le seuil de l’épreuve, elle revit tous les échecs de son passé. Lâchetés, velléités qui l’ont réduite à l’inaction. Occasions manquées. Paroles tues quand elle aurait dû crier sa révolte. Visage fermé quand devait hurler sa colère. Choix du chemin facile, de la complaisance, quand il fallait gravir la voie étroite et escarpée du refus, du courroux. Douceur et soumission. Ne pas déranger, se plier, se soumettre, s’effacer derrière les autres et leurs exigences. Elle envie Débora, l’amie de toujours au caractère sincère et entier. Débora, elle ne dissimule pas, ne se dérobe pas devant la vérité. Vraie aux autres et à elle-même. Authentique dans ce qu’elle est, dans ce qu’elle fait. Débora qui sait vivre l’instant pleinement, savourer simplement le présent. Débora, qui ne craint pas de dire ses souffrances et ses peines, ses blessures et ses rages. Ses joies, ses ravissements et ses espoirs aussi. Assez forte, assez puissante pour être à la tête du peuple et mener Israël à la victoire contre Canaan. Débora, l’amie fidèle et honnête, qui sait parler sans détour et qui a su la convaincre, elle, Yaël, de monter à son tour au front. Yaël cessera-t-elle enfin de rester à l’arrière, hier, dans l’ombre de son père et de ses frères, aujourd’hui de son mari, dans la tiédeur et le confort trompeur de la sécurité ? Elle a osé pourtant ! Et franchi avec succès le premier obstacle, profitant de l’amitié détestable qui unissait son époux au roi ennemi pour attirer Sisera sous sa tente : il a bu le lait chaud, et parfumé de miel, il s’est allongé sur la couche et il s’est endormi. Ça a été si facile simple ! Elle s’en étonne encore. Il est si facile de l’amadouer. Elle ne peut reculer maintenant. Elle doit braver l’interdit, mépriser l’autorité de son mari, violer le droit de l’hospitalité, de l’amitié, de la vie. Elle doit tuer. Quelle ironie ! Vivre enfin en donnant la mort. Passer de l’ombre à la lumière, alors que lui s’enfoncera dans les ténèbres. Elle s’empare d’un piquet de la tente, et, d’un coup de marteau, l’enfonce dans la tempe. Le sang. Les yeux égarés et ternis. C’est fini. Elle recule, horrifiée. Son mari la rejoint. Interdit, il peine à comprendre le geste de sa femme. Il ne reconnaît pas cette nouvelle épouse, Yaël, presque effrayante Yaël. Il lui faudra du temps pour comprendre et accepter la métamorphose. Néanmoins le présent est à la fête : l’ennemi est tombé. Les époux s’étreignent. Yaël s’abandonne. Libérée d’elle-même et de ses chaînes, elle sent s’offrir à elle un horizon de lumière et de vie.

Armelle Mabondzo 6


Carte blanche à Gérard Lemeunier

LA BÊTE

D

octeur j’ai peur. L’alliance d’un énième cocktail psychotrope associé à ceux que vous m’avez déjà prescrit pour « contrôler mes pulsions », les garder latentes alors qu’elles ne demandent qu’à s’exprimer. Le simple fait de penser à elles démange le bout de mes doigts .J’ai des fourmis dans les jambes à l’idée de passer à l’acte. J’ai peur de moi, pas pour moi ; on ne sait jamais quand on ouvrira le gaz pour en finir, ou lorsque la lame glissera de la table pour se planter dans une paume. Pourtant avec le temps, le larsen est de plus en plus insistant, d’origine épisodique il se mue en bruit de fond strident, montant en puissance à mesure que la pendule avance. J’en ai les muscles qui se tendent, les os qui craquent et le visage qui se déforme. Cette sale manie de vouloir faire le bien, selon des standards inculqués, alors qu’il suffirait que le marteau rencontre l’enclume pour détendre tout ce peuple. Vous savez quoi ? Je suis pressé. Sur une ligne, comme une funambule, je me focalise sur l’arrivée, sans même regarder en bas. Mais il est dur de résister à ce qui se passe autour de moi et sous mes pieds. Tous ces bras tendus, toute cette haine dans leurs yeux. L’objectif me semble alors inaccessible, une énième tentative avortée par cette pression, je pensais pourtant être prêt. Ce qui me fait rire, c’est cette contrition, toute cette énergie que l’on gaspille dans un gigantesque élan de bonté. Au final, nous rêvons tous d’appuyer sur le bouton, mais un tout petit mensonge nommé conscience nous empêche d’accéder à la sainte absolution. Le plus agaçant dans ce monde, Doc, c’est se sentir constamment soumis au jugement des autres. Lorsque l’on regarde par la fenêtre on est un voyeur, lorsque l’on crie par la fenêtre on est un faible, lorsque l’on se tait on est un menteur, et lorsque l’on souhaite s’en sortir seul en ne pensant qu’à se réparer on est un égoïste. J’assume. Ma place plutôt que la vôtre, et je préfère ouvrir ma gueule avant de vous ouvrir de haut en bas. Le plus évident ce serait de prendre la fuite, de faire preuve d’un peu de couardise et de laisser aux autres un jour de plus Parce qu’au fond c’est pas de moi dont il s’agit ici. Mais de vous, de votre air supérieur, de votre compassion, de votre manque de compréhension. J’entends déjà les remous frénétiques de mon estomac. Je vous dégoûte autant que vous m’intriguez. Je reconnais un grand humanisme dans votre discours : « prendre son temps pour les autres c’est bien ; se soigner c’est mieux ». Je vous collerais bien une droite juste pour le plaisir d’entendre un grincement de dents et un froissement d’os, mais je suis trop bien, trop bon, trop standard pour ça. Pourtant ce n’est pas l’envie qui manque. Souffrir pour exister un peu plus fort, j’y ai déjà pensé il y a des années. Mes cicatrices, les divers alcools, le tabac, la drogue, les tatouages, tout ça pour revenir à nos débuts. Et qu’arrive-t-il si c’est moi qui décide de me taire ? De prendre un virage ? Pour ça il faudrait encore en être capable. L’inconvénient c’est que certains risqueraient de se retrouver avec quelques morceaux en moins, d’autres avec des questions en plus, mais personne n’aurait véritablement les réponses qu’il est venu chercher. Je suis atteint c’est un fait, sinon je ne serais pas ici avec vous, à perdre mon temps. La récompense d’une prescription contre une confession de ma part, histoire de tenir encore un peu.. Une camisole chimique pour éviter de relâcher la bête. C’est étrange vous savez, je peux presque sentir son souffle sur ma nuque et ses crocs sur ma gorge, tout comme je vois mes mains devenir griffes et votre tête rouler au sol. Merci d’avoir pris le temps de me recevoir une nouvelle fois, Doc. Merci pour l’ordonnance, l’animal dormira une nuit de plus grâce à vous, vous pouvez être fier. Quant à moi je vais pouvoir garder le contrôle un jour de plus. La bête vous souhaite une bonne nuit. N’ayez pas peur.

Sébastien Lecain 7


Carte blanche à Patrick Cassagnes

LE PARADOXE

M

onsieur D. aimait à se fondre dans le paysage et il avait fait de cet exercice d’invisibilité un art. À vrai dire, Monsieur D. avait une autre caractéristique, moins avouable : il éprouvait le besoin de s’exhiber nu dans les lieux publics. Une semaine plus tôt, lors de sa trente-troisième séance, son psychothérapeute comportementaliste lui avait dit : « À ce stade de votre travail, on peut penser que le désir d’invisibilité souhaite prendre le dessus sur le désir d’exhibition. Et si vous essayiez de réduire vos exhibitions à une par mois ? » Monsieur D. n’avait rien répondu ; se contraindre n’avait jamais été son fort. Deux jours plus tard, pulsion oblige, Monsieur D. arpenta la principale rue piétonne de Rouen, nu comme un vers et le visage caché sous un masque grotesque. Si ce moment fut pour lui d’une jouissance extrême, celle-ci fut aussitôt gâchée par trois policiers dont les coups de sifflet ré-

sonnaient encore péniblement à ses oreilles. Monsieur D. ne trouva qu’une solution, la fuite, et il s’engouffra dans la fraîcheur des murs de la cathédrale. Son soulagement fut pourtant de courte durée. Les bouillonnantes créatures qui habitaient linteaux, tympans et bas-reliefs de l’édifice fustigèrent l’intrus. Un exhibitionniste n’a pas sa place au sein d’une cathédrale, assénèrent-elles, venimeuses. Aussitôt, une voix tonna : « Que celui d'entre vous qui est sans péché soit le premier à lui jeter une pierre ». Les statues se turent. Monsieur D. constata, stupéfait, que même les policiers rebroussaient chemin. Et, du haut du portail Saint-Étienne, dans sa mandorle, le Christ en majesté donna à Monsieur D. cet étrange conseil : Si tu penses que ce chemin est le tien, continue mon fils, et ne te laisse pas crucifier par les langues qui se croient vertueuses. Il ne se le fit pas dire deux fois. Monsieur D jaillit hors les murs, le sexe en érection, à la stupeur d’un groupe de touristes du troisième âge massés autour d’un guide-conférencier. Il leur adressa à tous un pied de nez accompagné de ces mots « Jouissez sans entrave ! » avant de disparaître aussitôt.

Ghislaine Balland 8


Carte blanche à Patrick Cassagnes

RADIOLA

D

emain j’irai pas à l’école. Je veux pas y aller, j’ai pas envie. D’abord je serai malade, j’aurai plein de fièvre, maman appellera le docteur, si ça se trouve j’aurai des boutons plein la figure, ça fera un drôle d’effet avec les étoiles de mon pyjama. Je resterai au lit, tiens. J’écouterai le poste. Je le poserai à plat sur l’oreiller, je poserai une oreille dessus, je mettrai le son au minimum, je tournerai les molettes pour trouver une station qui m’intéresse, qui parle de sport, de Roger Bambuck, par exemple. J’aime bien Roger Bambuck. Il est vachement fort, il gagne plein de courses, même contre des étrangers qui sont pas d’ici. Je tournerai les molettes et ça fera crouic crouic crouic, des bruits perçants qui font mal aux oreilles. C’est que c’est pas facile à trouver, les stations qui parlent de Roger Bambuck. D’abord y en a plein où on fait qu’entendre des chansons. J’aime pas les chansons, Antoine va te faire couper les cheveux et des trucs comme ça. C’est idiot et ça m’énerve. Et pis y a plein de radios où ils causent même pas français, on n’y comprend rien.

Demain j’irai pas à l’école. Des fois maman viendra me voir, pour savoir si tout va bien, je ferai semblant de dormir, je cacherai le poste sous mes draps et je fermerai les yeux. Maman veut pas que j’écoute la radio dans mon lit. Elle sait pas que j’ai encore piqué le vieux Radiola en plastique rouge et gris dans l’atelier de papa. Demain j’irai pas à l’école. Mais je suis pas malade pour de vrai. J’ai pas envie d’être vraiment malade, parce que quand on est malade on est tout mou, on tousse, on a froid et on transpire beaucoup. Et puis il y a la corvée du thermomètre. Et avaler des médicaments vachement mauvais. Et manger seulement de la soupe. J’aime pas la soupe. D’abord il fera sûrement beau, demain, comme aujourd’hui. Avec Martial on pourra encore faire des glissades sur la glace des caniveaux. On pourra faire un détour par le bois du mont Pipeau, pour repérer des coins à cabanes. Eh ! rigolez pas, ça s’appelle vraiment le mont Pipeau, c’est la butte qui commence en face de chez nous, les petites rues sont vachement raides, et tout en haut il y a le château d’eau avec un petit bois tout autour. Après on courra pour rattraper le temps perdu. Aussi vite que Roger Bambuck. Parce qu’il faudra pas arriver en retard, j’ai pas envie d’avoir des lignes. Finalement, je crois bien que demain j’irai quand même à l’école. Philippe Godet 9


Carte blanche à Patrick Cassagnes

SOUS PRESSION

A

h, cette intro reconnaissable entre toutes ! Toum toum toum tou dou dou. Silence. Toum toum toum tou dou dou. À la basse. Avec ces claquements de doigts et ce piano qui vient par dessus. Je suis toujours heureux de reconnaitre un titre dès ses premières notes. L’intro d’Enola Day d’Orchestral Manoeuvre in the Dark réveille elle aussi, par son rhythm et ses instincts profonds. Dans un tout autre style, le coté lancinant de Child in Time de Deep Purple donne envie de se recueillir. Dans tous les cas, j’ai à chaque fois des chills à la perspective de l’écoute qui vient juste de démarrer. Listen to the music ! Et enfin la voix et cette étrange mélopée. Mm ba ba de / Um bum ba de / Um bu bu bum da de. Hard de ne pas chantonner. Pressure / pushing down on me / Pressing down on you, no man ask for. J’ai monté légèrement le sound. On ne capte pas much les fréquences officielles par ici. Heureusement, il reste ces stations en short-wave mod’amplitude. J’aime bien l’écouter celle-là, la 20th Century Folks : pas too much de discussions, juste une voix pour donner les titres et de la musique rétro du 20e siècle. Good ol’days… Elle me tient compagnie. C’est d’ailleurs ma seule distraction sur ces longs trajets de nuit au milieu de ces étendues désertiques. People on streets / Di da di da Quand on se retrouve avec les autres conducteurs, c’est devenu un jeu de discuter des titres qu’on a entendus, et de ce que dit la voix entre les morceaux. On apprend des mots, on se les échange et, petit à petit, ils entrent dans notre jargon. Je comprends mal ce concept de gens dans la street. Que font ces gens ? C’est quoi street ? Je sais bien que tout était très différent avant, mais là, il me 10


Texte long

manque un truc pour comprendre. C’est pas dans ma cabine climatisée que je pourrai avoir accès à ce genre d’information, de toute façon. Ni dans l’automat’country que je traverse actuellement aux commandes de cette volante. Il y reste si peu de surfaces exploitables que toutes les parcelles restantes sont sécurisées comme le most précieux des trésors.

Pray tomorrow / gets me higher / Pressure on people / people on streets Allez, little boy, encore quelques heures et je me poserai avec du ravitaillement en provenance du centre robotisé de food-collect. Le pilotage self-controlled estime l’heure d’arrivée à 08:15. Parfois, je regrette de ne plus pouvoir admirer les stars et sentir le windblowing. Mais ce n’est pas le moment de rêver, je dois rester vigilant pour surveiller les instruments du self’ et monter la garde pour protéger le chargement contre les hombres mercenaires. Di da di da / It's the terror of knowing / What this world is about / Watching some good friends / Screaming 'Let me out'

Ce n’est pas prudent de s’endormir. Il y a quelque temps de ça, les hombres ont réussi à introduire une microgrenade soufflante par la fente qui laissait encore filtrer un rayon de lune. Par simple effet magnétique, elle est allée se coller sur une cloison, et le pauvre conducteur a été dispersé sur les parois de la cabine. Je ne comprends pas leur besoin de continuer à recourir à des armes, après tout ce qu’il s’est déjà passé, I can’t. Engagez-vous, qu’ils disaient. Vous verrez du pays, un goût d’aventure… j’ai surtout vu des amis fauchés en plein vol. D’ailleurs, depuis, les Supervisors ont supprimé cette fente. Les stars me manquent.

…/… 11


Carte blanche à Patrick Cassagnes

On ne les voit pas dans le dôme de la volante. On ne les voyait déjà plus beaucoup quand ils ont remplacé la baie vitrée par un hublot grillagé, avant de ne laisser finalement que la fente. Le regard vivant, qu’ils disaient, ne pourrait jamais être remplacé par celui d’un appareil pour voir dans la nuit. Et maintenant, il ne reste sur le panneau de commandes rien que des lumières, des indicateurs de jauges, les écrans des sonars, des capteurs thermiques et autres radars à scruter. Les Sup’ craignent maintenant qu’ils attaquent la paroi blindée par toutes les techniques de perforation imaginables. Ils ont ajouté un dispositif notdead qui oblige à appuyer régulièrement sur un bouton pour prouver qu’on n’a pas été anesthésié, ou pire, tué. Turned away from it all like a blind man / Sat on a fence but it don't work Le dernier ajout en date est le heart-beat, qui monitore les battements du cœur. À croire qu’une attaque a hacké le notdead. Ça envoie un signal dès que nos cœurs s’affolent. Le système électrise alors la paroi du charter et enclenche je ne sais combien de sécurités (je ne suis qu’un Tech’, on ne m’explique pas tout). Can't we give ourselves one more chance / Why can't we give love that one more chance À y réfléchir, le cœur n’est pas si fiable qu’ils le pensent. Parfois il s’emballe alors qu’il n’y a pas de danger. Il faut donc rester zen, et la musique, pour ça, ça aide bien. 'Cause love's such an old fashioned word / And love dares you to care for / The people on the (People on streets) edge of the night J’ai entendu dire qu’ils envisagent de nous remplacer par des robots. Nous sommes faillibles, et eux le sont less maintenant. Pas de cœurs, pas d’émotion.

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Texte long

Ils auraient trouvé le moyen de nous remplacer dans la seule tache qui rendait notre présence encore utile dans ces transports. Le regard vivant, qu’ils disaient, ne pourrait jamais être remplacé par celui d’un robot pour juger quelles parcelles étaient prêtes à la récolte. Mais visiblement, ce n’est plus le cas, not any more. Finis les survols de contrôle, la stabilisation au ras du sol. Fini de frôler les épis dorés, les jeunes pousses d’un vert tendre, les crêtes des arbres croulants de fruits mûrs… Finis les prélèvements d’échantillons juteux et croquants par le bras mécanique et le sas. Tout le système d’armement sera alors automatique pour protéger les précieux convois contre les derniers hommes de cette planète. This is our last dance / This is ourselves / Under pressure / Under pressure / Pressure « À part ces parcelles, tout est vitrifié. Une fois qu’ils seront morts de faim, nous n’aurons plus rien à craindre », qu’ils disent. À mon humble avis, une fois les autochtones disparus, les émetteurs vont s’éteindre eux aussi.

Paroles : Under Pressure, David Bowie, Queen (1981).

In Folio

Rédaction Auteurs : Ghislaine Balland - Guy Blanchard - Janeczka Dabrovski - Philippe Godet - Sabine Huchon - In Folio - Sébastien Lecain - Armelle Mabondzo - Caro Mennesson - Poupoune Armando Ribeiro - Nathalie Ventura - Anne Voyer - Michel Westrade Illustrateurs : Adrien Bougrat Photographes : Patrick Cassagnes - Gérard Lemeunier - Pastelle - Armando Ribeiro - By Sangui - Val Tilu Correcteurs : Isabelle Mennesson - Jean-Claude Wullaert Rédacteur en chef : Caro Mennesson / Rédactrice : Lucie Renaud / Coordinatrice : Nathalie Ventura / Comptabilité : Oscar Lacayo / Comptabilité - secrétariat : Anne Voyer Webmestre Oscar Lacayo Composition Caro Mennesson - Flora Mennesson - Lucie Renaud - 18 Mega d’RAM (Jean-Claude Laplanche - Tony Content)

Lu si…

Édité par Autour du court, association régie par la loi 1901. Le Pain Perdu 18340 Plaimpied Givaudins

courriel : lusi@nouvelles-courtes.com / site web : www.nouvelles-courtes.com

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Carte blanche à Pastelle

GENEVIÈVE

G

eneviève était grande et pâle, avec des yeux dont la tristesse était accentuée par de longs cils noirs. Elle avait une beauté à la fois rêveuse et souffrante. Chaque année, en juillet, toi, la meilleure amie de ma mère, m’emmenait rejoindre les côtes bretonnes. Nous habitions durant un mois, une villa trop grande pour nous. J’avais neuf ans et je dormais avec toi, niché tout contre toi comme un chiot. Jusqu’à ce soir… Fatigué et brûlant de soleil, je m’étais couché avant toi, et c’est dans la chambre que tu vins passer ta robe de nuit. Tu étais silencieuse, je vis ta poitrine. Tu avais les seins hauts, des baies violettes y pointaient. Je baissai les yeux sur ton ventre, doucement bombé. Alors, je n’ai plus connu que la fièvre à tes côtés. Le soir venu, tu t’asseyais sur un coussin, avec entre les genoux le même livre à la couverture grenat que tu ne m’invitais pas à partager. Je contemplais les flammes virevoltant de braises en braises. Il t’arrivait de te réveiller, de te glisser vers un meuble ancien dont chaque côté était tenu séparé par un haut miroir. Tu y déposais le livre et tu lisais, à la lueur des nuits d’été. J’ai atteint mes seize ans. Tu ne prenais plus aucune précaution devant moi, ta part réservée, tu me la livrais. Je ne me lassais pas de te regarder. Tu me hantais comme la mer. Ce furent, avec toi, comme mille « femmes au bain », « mille femmes à sa toilette ». Tu as été Salomé au ventre incandescent mais vierge. Nue dansant devant ton miroir. Et ce livre au rouge fiévreux recouvert de signes mystérieux qui ne te quittait plus. Les années passèrent. J’arrivais seul en voiture à la villa, pour t’y rencontrer et y demeurer avec toi. Un soir, notre union fut, et elle fut grave. Les heures de nos corps noués furent déferlance et engloutissement, mer qui s’allonge sur l’estran, y est bue goulûment, se retire en semblance d’apaisement pour ressurgir, rumeur de désir. À l’aube, tu te levas, te dirigeas, nue, vers le meuble au miroir, ouvrit le livre, lus un temps incertain, vins vers moi. Tu tenais le livre ouvert devant ta poitrine, sur laquelle tu avais gardé un collier noir. Ton regard était sombre, déterminé. Lors tu me dis « viens », puis, le livre refermé, d’une main tenue, tu m’indiquas le miroir. J’ai dit non de la tête. Tu as déposé le livre. Tu t’es plantée devant le miroir. Tu as esquissé le geste d’y entrer. J’ai fermé les yeux. Les années ont passé. Je suis revenu. Dans notre chambre, rien n’avait changé, mais une étrange lueur sourdait du miroir. J’y distinguai une flamme, pareille à celles qui folâtrent de bûche en bûche. Je pouvais y voir Geneviève qui dansait, désormais interdite, fontaine scellée. Le miroir, en même temps qu’il te révélait, semblait ouvrir sur des horizons où se torsadaient d’anciens bûchers. Il reflétait aussi nos draps défaits. Entre des plis reflétant trace de notre fièvre, gisait le livre. Sur sa couverture, était gravé un pentagramme.

Michel Westrade 14


Carte blanche à Pastelle

LE

DÉPART

D

ix-huit ans et quelques jours. Une petite valise. Deux vieux jeans. Quatre chemises. Quelques slips et une demi-douzaine de paires de chaussettes. La Conscience de Zeno d’Italo Svevo, Le monde s'effondre de Chinua Achebe et L'étranger de Camus. L’essentiel pour pouvoir tenir avant de trouver un lieu suffisamment serein. Là où je pourrais me perdre à regarder fleurir le printemps, fort de ce bonheur de l’insouciance que j’imaginais dans mes rêves. Je m’étais promis de tout oublier. L’odeur de l’alcool. Les cris haineux. Les punitions. Les reproches. Les nuits de discussions inutiles, imposées depuis l’enfance par un paternel qui n’avait pas supporté que sa femme le quitte après l’avoir trompé joyeusement avec la moitié des mâles du quartier. « Ta mère… une belle salope ! », qu’il me criait, puant le mauvais alcool acheté dans le bistrot de Manuel, un gars qui était descendu de sa Galice natale pour faire fortune sur le dos des malheureux ivrognes pour lesquels il n'éprouvait que du mépris. Une vraie misère. Dix-huit ans et quelques jours. Je claquais la porte avec la violence d'une gifle. Je faisais la peau à tout ce passé misérable, peuplé de gens aigris, miteux et sans fierté. J’emportais avec moi tous les secrets tristes de l’enfance, bien décidé à les étouffer jusqu’à oublier leurs noms et leurs visages. Cinquante ans après, il ne reste plus rien de mes souvenirs. Rien de rien. Il m’a fallu du temps, mais j’ai tout oublié. Absolument tout. Sauf la dame aux pigeons. Elle m’avait souhaité bon voyage en me suivant longtemps des yeux, le regard attendri.

Armando Ribeiro

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Carte blanche à Val Tilu

POUPÉE

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e pleurai dans les bras d’Anne et ensuite je ne me souviens plus vraiment.

Le reflet de mes yeux à jamais inondés dans le rétroviseur d'une camionnette de chantier blanche. La voix rauque et bienveillante du chauffeur, « Eh Poupée ». Poupée de chiffon. Poupée de rien. J'ai sûrement marché. Longtemps. Toute la nuit. Pluie battante. Cheveux saccagés par le vent. J'écoute le chuchotement des herbes hautes et j’entends comme un non qui s'étire, un non en écho...

— Gilles, voulez-vous prendre Magali pour épouse, pour l'aimer, la chérir ? — Non. Au loin, le doux ronronnement du train qui approche. J'aimerais croire qu'il berce ma peine... Nathalie Ventura 16


Carte blanche à Val Tilu

ADAGIO

J

e l’attendais peut-être depuis toujours. Parfois on y songe si fort, dans le délabrement de la vie aux matins douloureux tissés d’incertitudes, qu’on s’imagine la voir, celle qu’on attend, mais sans contours précis. Ce matin, je me dirigeais vers la voie ferrée ; j’avais les yeux au ciel, écoutant le chant rieur du pic vert, le ton flûté de la fauvette, l’appel désinvolte du pinson. Les herbes sauvages bordaient la sente.

L’adagio d’un printemps naissant flottait dans l’air. Pourquoi me suis-je senti à la fois guilleret et quelque peu nostalgique ? Je t’ai alors, aperçue, endormie, entre les rails. Fallait-il te réveiller, te mettre debout, si besoin appeler les secours ? Non. Tu es là , c’est tout. La tête sur tes bras repliés, la chevelure flottant sur un châle blanc. Blanche aussi ta robe au rythme de ses dentelles. Blanche-Neige, quelle reine t’a donc chassée à travers ses miroirs ? Qu’as-tu croqué la veille pour t’être sentie si lasse ? À l’immobile des traverses, rudes sont les rails qui te bordent, sur les cailloux pointus, entre les herbes rares. Ils s’évadent vers des lointains qui rejoindront les cieux, là-bas, tout là-bas, vers un improbable océan ou d’hypothétiques châteaux. Je m’allonge près de toi, te prends dans mes bras, doucement, tâchant de te garder, ainsi, ensommeillée. Tes jambes effilées, si douces, tes pieds écorchés. As-tu marché si longtemps avant d’arriver ici ? Quel fut ton chemin ? Je ne saurai jamais. Je caresse tes bras. Ton souffle m’effleure, à peine un soupir pour émouvoir les coquelicots glorieux ou les pensives pervenches. Il est onze heures moins le quart. Il est temps de t’embrasser, de coller mes lèvres aux tiennes. Le train arrive. Restons ensemble, toujours.

Michel Westrade

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Carte blanche à Val Tilu

LE VIEUX CHÊNE PRÉTENTIEUX

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n vieux chêne voulait être le plus grand de la forêt, les années passaient et ses forces s'épuisaient. Jusqu'au jour où un groupe de trolls s’approcha de lui.

Le plus âgé d’entre eux lui demanda : — Tu as besoin d’aide, vieux chêne ? L’arbre pensa : « Malheur ! Ces vilaines petites bêtes s’adressent à moi ! Vite, vite, où est mon guide des trolls ? Ah, le voilà. Conseils quand un troll s’adresse à vous, page 14 : "Si un troll vous adresse la parole, ne le regardez pas dans les yeux, il pourrait le prendre comme une provocation. Écoutez-le et faites semblant de croire tout ce qu’il dit, même s’il est très bête, sinon il se fâcherait." » Il referma son guide sans même lire la suite et répondit aimablement aux trolls : — Bonjour gentils trolls. Je vous remercie, je n’ai besoin de rien. Vous pouvez passer votre chemin. — Tu mens ! s’écria le chef des trolls. Nous savons tout, puisque chaque année, quand nous passons dans ta région, nous logeons dans le terrier creusé dans tes racines. Le vieux chêne frissonna. Ces affreuses créatures dormaient donc à ses pieds ? Il n’en revenait pas. — J’ignorais que vous viviez ici. — Pas toujours, répondit le plus laid. Seulement quand nous passons dans ta forêt. — Pourquoi ne vous ai-je jamais vus ? — Quand on ne nous dérange pas, nous restons tranquilles. Et toi, tu es un vieux chêne bien sage. Comme tu es toujours accueillant, nous avons décidé de t’aider. Il suffit que tu formules ton vœu, nous le réaliserons. — Je suis bien vieux, maintenant. Cependant j’ai toujours rêvé d’être le plus grand de la forêt. — Que ton vœu soit exhaussé ! Que ton vœu soit exhaussé ! Que ton vœu soit exaucé ! Aussitôt les trolls se mirent au travail. Celui qui mesurait deux mètres – cela arrive chez les trolls – entoura le vieux chêne de ses bras très longs et le souleva jusqu’au-dessus de sa tête. — Encore, encore ! criait le chêne. Que la forêt est belle de là-haut ! Tous les trolls firent la courte échelle. Le chêne devint le plus grand arbre de la terre. — Encore, encore ! criait-il toujours. Tous les trolls du monde vinrent alors les rejoindre. Mais l’arbre monta si haut qui s’enflamma au soleil. Dans un vacarme assourdissant, tous les trolls se mirent à rire, à rire, à rire… C’est comme ça chez les trolls. Si le vieux chêne n’avait pas refermé son guide aussi rapidement, il aurait pu lire : « Ne faites jamais confiance aux trolls. Ils sont menteurs, méchants, facétieux et très malicieux. » Mais le vieux chêne était prétentieux, il voulait être le plus grand. Sabine Huchon 18


Carte blanche à ValTilu

FIBRE D’ENFANCE

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ibre d’enfance, vibrant au fond de nous tout au long de notre existence.

Tendresse d’adulte et son ballon d’amour ; cœur si léger. Grande – ou petite – fille osera-t-elle marcher, descendre la marche sans de tomber ? Le regard neuf posé sur le monde implique de réapprendre les chansons et la ronde, l’équilibre en soi pour redécouvrir les êtres dans l’amour, au-delà de leurs frondes. Après de grandes souffrances, le remède est souvent… renaissance !

LE VOYAGE

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elle a opté pour un grand voyage, sans retour. Elle choisit le mode, l’heure et le lieu, dans la fidélité sincère et éternelle qu’elle a vouée au train. En toute connaissance des horaires, elle s’est couchée sur la voie, mue par cette voix intérieure l’enjoignant de panser ses blessures profondes avec le baume de l’oubli. Fantasme du refuge extrême, elle ressent un bien-être monter en elle au fur et à mesure que les secondes s’égrènent. L’instant arrive… passe… s’enfuit ! Ne serait-ce pas l’heure ? Guy Blanchard Bulletin d’abonnement 

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Carte blanche à Val Tilu

LE

RIDEAU

C

e rideau en lanières de plastique de toutes les couleurs fait partie intégrante de mes souvenirs d’enfance. Il ornait l’entrée de la maison de campagne de ma grandmère, chez qui je passais toutes mes vacances d’été. Officiellement, il faisait barrage aux hordes de mouches sauvages prêtes à nous envahir. En vérité, je me demande si cela ne les empêchait pas plutôt de sortir. Je me souviens de ma grand-mère, armée de sa tapette à mouches, menant une bataille acharnée, bien que perdue d’avance, contre l’armée toujours grandissante de l’envahisseur zézayant. Elle y mettait tant d’ardeur que je commence à croire, avec le recul, que le rideau n’était qu’un leurre lui évitant d’avoir à nous avouer qu’elle adorait dézinguer de la mouche à tour de bras. Mais à l’époque, je croyais dur comme fer qu’elle était investie d’une mission d’une importance capitale et je voulais l’aider. À la campagne, parfois, au-dessus de la table – et donc, oui, au-dessus de l’assiette dans laquelle on sert la nourriture – on trouve du papier tue-mouche. Passé le trouble mifasciné, mi-écœuré qui accompagne immanquablement une telle découverte, ce fut pour moi une révélation : je savais comment contribuer efficacement à l’éradication de la mouche dans la maison de ma grand-mère. Je suis allée fouiller dans le cheni de mon grand-père pour y dégoter de la colle et j’en ai soigneusement badigeonné chaque lanière de plastique du rideau, une par une, des deux côtés. Je venais tout juste de terminer quand mon grand-père s’est aperçu que j’utilisais sa colle. Il faut préciser que mon grand-père était un bricoleur. Un vrai, équipé en conséquence. La colle qui se trouvait dans ses affaires n’était donc pas un tube d’écolier, mais plutôt le genre de produit qui permet de fixer une enclume au plafond en étant sûr qu’elle sera toujours là dans cinq générations… C’est sans doute pour cela qu’il n’était pas content que je l’aie utilisée sans lui demander et qu’il ne m’a pas laissé le temps de lui expliquer ce que j’en avais fait. Il a foncé sur moi, manifestement furieux, et a tenté de traverser mon rideau tue-mouche pour me le faire savoir.

Je le revois se débattre dans les bandelettes multicolores comme si c’était hier. Plus il essayait de s’en dépêtrer, plus il s’entortillait. Une mouche dans une toile d’araignée. Il a fini par tomber, arrachant le rideau dans sa chute et c’est rouge de colère et suffoquant dans son cocon de glu et de plastique qu’on l’a tant bien que mal transporté jusqu’aux urgences. Le plus drôle, c’est qu’en se débattant il s’était recouvert de la tête aux pieds de gravier, d’herbes, de feuilles mortes et de tout un tas de choses qui s’étaient collées à lui, mais pas la moindre petite mouche.

Poupoune 20


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